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Vivre, d'Akira Kurosawa

Publié le par Nébal

Vivre, d'Akira Kurosawa

Titre : Vivre

Titre alternatif : Vivre enfin un seul jour

Titre original : Ikiru 生きる

Réalisateur : Kurosawa Akira

Année : 1952

Pays : Japon

Durée : 143 min.

Acteurs principaux : Shimura Takashi (Watanabe Kanji), Kaneko Nobuo (Watanabe Mitsuo), Itô Yûnosuke (l'écrivain), Odagiri Miki (Odagiri Toyo), Nakamura Nobuo (l'adjoint au maire), Himori Shin'ichi (Kimura), Tanaka Haruo (Sakai), Chiaki Minoru (Noguchi)…

KUROSAWA CONTEMPORAIN

 

J’imagine que ça peut avoir quelque chose de (tristement ?) révélateur, mais je n’ai vu que très peu de films « contemporains » de Kurosawa Akira. En fait, jusqu’alors, celui qui collait le plus était probablement Mâdadayo, l’excellent et poignant testament du réalisateur, avec quelques saynètes de Rêves en sus, et deux cas-limites : La Légende du grand judo, premier film du réalisateur et film de Meiji, et Dersou Ouzala, film soviétique qui se déroule pour l’essentiel au début du XXe siècle. Le réalisateur a pourtant tourné nombre de gendaigeki, notamment dans la première partie de sa carrière, mais c’est un pan de son œuvre que j’ignorais totalement ; sans doute avait-on tendance en Occident, comme souvent, à privilégier le plus exotique jidaigeki ?

 

Le visionnage de Vivre, unanimement considéré comme un des plus grands chefs-d’œuvre du réalisateur, a donc quelque chose d’une première en ce qui me concerne – et quelle première !

 

Le propos a quelque chose de faussement simple, comme une forme d’épure – sur la base d’un scénario original, coécrit par le réalisateur, et pour partie inspiré par Tolstoï. Rappelons que Kurosawa prisait beaucoup la littérature russe ; son précédent film, L’Idiot, était une adaptation de Dostoïevski – hélas un échec commercial terrible, et critique également, même si le réalisateur était fier de ce film...

 

Dans ce contexte, c’est la popularité un brin tardive de Rashômon en Occident, avec son Lion d’or à Venise (obtenu en 1951, le film était sorti un an plus tôt au Japon), qui a permis à Kurosawa de poursuivre sa carrière, à l’époque même où il revenait à la Tôhô pour tourner Vivre, qui sort en 1952. Il faut noter combien le réalisateur était alors prolifique : Vivre  est son quatorzième film, en moins de dix ans !

 

WATANABE, MORT-VIVANT

 

Watanabe Kanji, brillamment interprété par l’excellent Shimura Takashi, acteur « à gueule » régulièrement croisé dans les meilleurs films japonais, chez Kurosawa (Rashômon, Les Sept Samouraïs...) et ailleurs (les amateurs de science-fiction se souviennent peut-être plus particulièrement de son rôle dans Godzilla, aux antipodes...), Watanabe Kanji donc est un employé de mairie d’un rang relativement élevé – sans excès non plus, une sorte de chef de bureau. L’administration japonaise, « maison qui rend fou » comme la française, oppose un rempart hermétique aux meilleures intentions, et Watanabe, au fond, a passé sa vie à ne rien faire – à simplement tuer le temps.

 

Mais il apprend (ou plus exactement devine) qu’un mal le ronge : l’ulcère à l’estomac dont lui parle son médecin est à l’évidence un cancer, même si personne ne prononce le mot tabou, si ce n’est un bien envahissant patient qui « prépare » Watanabe à ce diagnostic frauduleux – c’est ainsi qu’il sait qu’il n’en a plus que pour quelques mois à vivre.

 

Et il lui apparaît enfin combien sa vie a été lamentable – surtout depuis le décès précoce de son épouse, et son choix, très critiqué, de ne pas se remarier pour élever son fils Mitsuo (Kaneko Nobuo) ; lequel s’avère une déception supplémentaire – un ingrat, sans cœur et sans objet. Le film, ici, s’attarde sur un thème classique du cinéma japonais, la dissolution de la famille, qui a notamment été traité par Ozu Yasujirô et Naruse Mikio. Cependant, il va au-delà – car son thème est avant tout la prise de conscience par Watanabe de ce qu’il n’a rien fait de sa vie.

 

Cette révélation l’éloigne de son travail – dont il ne s’était jamais absenté jusqu’alors, quand bien même ce travail ne rimait donc à rien. Désespéré, incapable même de véritablement noyer son chagrin dans l’alcool, Watanabe fait un soir la rencontre d’un écrivain hédoniste (Itô Yûnosuke) qui le prend en pitié, et qui entend lui redonner goût à la vie – le faire vivre, enfin, dans les derniers mois qui lui restent. Leur virée nocturne, en forme d’illustration burlesque d’une éthique du carpe diem, confirme Watanabe dans la révélation qu’il n’a jamais vécu – mais sa mort à brève échéance l’empêche de véritablement s’impliquer dans ce tourbillon hédoniste : le chagrin, les regrets, sont trop forts – illustrés dans la chanson dite « de la Gondole » (Gondola no uta), un vieux succès que Watanabe marmonne, déchirant, dans un bar où le pianiste a pour habitude d’interpréter des airs autrement enlevés pour une clientèle jeune et pleine de vie. Tout cela est, littéralement, sans lendemain.

 

Pas totalement cependant ? Watanabe ivre, en quête de plaisir avec l’écrivain, a égaré son iconique chapeau ; qu’à cela ne tienne, il peut le remplacer ! Avec quelque chose de plus voyant, qui ne correspond guère à son comportement habituel, plus qu’effacé ? Car Watanabe reçoit un jour la visite d’une de ses employées, qui a besoin de son tampon pour démissionner et trouver du travail ailleurs ; la jeune femme est très joliment interprétée par une Odagiri Miki d’une fraîcheur et d’un enthousiasme stimulants, et un semblant d’aventure se noue entre les deux personnages, de deux générations différentes – c’est à l’évidence sans lendemain là encore, et même pas une romance à proprement parler, mais cette rencontre, l’aveu tout naturel, de la part de la jeune femme, de ce qu’elle avait surnommé son supérieur « la Momie », et ce bonheur partagé sur quelques délicieux premiers jours de complète innocence, participent peut-être davantage encore que la virée avec l’écrivain à cette douloureuse prise de conscience de ce que Watanabe est passé à côté de sa vie.

 

WATANABE, VIVANT

 

L’échéance approche – et Watanabe comprend qu’il lui faut enfin vivre. Pour cela, il fera quelque chose d’utile – enfin ! Manière de racheter son inexistence jusqu’alors, manière aussi de laisser une trace, une image plus flatteuse… Les motifs de l’ego ne sont sans doute pas totalement absents de cette ambition dernière de « faire le bien », plus que de simplement « faire ».

 

Watanabe fouille dans ses encombrants dossiers, et en extrait un projet qui n’avait jamais dépassé le stade de la pétition – retournant au début du film, quand nous avions vu les habitants d’un quartier populaire se faire balader d’un service à l’autre dans la vaine quête d’un fonctionnaire qui pourrait seulement écouter leurs doléances, sans même parler de chercher à y remédier. Il s’agit d’aménager un terrain insalubre – pour y construire un terrain de jeu pour les enfants. Sans le moins du monde s’expliquer sur ses motifs, Watanabe prend l’affaire en main et bouleverse le train-train de la mairie, en se déplaçant sur place, en harcelant (courtoisement, mais avec persévérance) les décideurs, etc.

 

Mais le film connaît alors une brusque ellipse – assez déconcertante. Nous avons à peine le temps de voir Watanabe se lancer dans son grand projet... que l’image se fige sur sa photographie mortuaire. « Le héros de ce film », comme il est régulièrement appelé par une voix off commentant l’action sur le mode d’un narrateur impersonnel (procédé qui ne m’a pas exactement séduit – dans l’introduction du film, tout particulièrement, j’ai trouvé ça un peu lourd, mais bon, c’est sans doute très personnel : ça m’a quasi-pourri bien des bons films, en fait, comme L’Ultime Razzia de Kubrick, par exemple), le héros donc a été terrassé par son cancer – dont il n'avait parlé à personne ; et nous assistons à sa veillée funèbre.

 

Tableau navrant : sur place pour la forme, sans le moindre sentiment, l’adjoint au maire (Nakamura Nobuo) s’attribue sans vergogne les mérites de l’action du défunt, qu’il rabaisse devant son propre fils, lequel laisse faire sans un mot. Les collègues de Watanabe sont tous plus veules les uns que les autres, qui multiplient les courbettes devant le pouvoir, n’honorant guère le disparu – il n’y a guère qu’une seule exception, et tardive, après le départ du politicien, un jeune homme du nom de Kimura (interprété par Himori Shin'ichi)…

 

La cérémonie permet cependant de revenir sur l’action de Watanabe – et sur le fait, qui laisse d'abord perplexe les convives, qu'il savait qu'il allait mourir, même s'il n'en avait parlé à personne, pas même à son propre fils, Mitsuo. Au fil du temps, cette conscience de son décès à venir, comme le caractère déterminant de son action en faveur du jardin d'enfants, ne font plus guère de doute.

 

Trois « visites » à la veillée funèbre sont déterminantes à cet égard : des journalistes qui savent très bien que c’est Watanabe qui a créé le jardin d’enfants, et non l’adjoint au maire, qu'ils interpellent – et lui s’en offusque... Mais, pour lui, la création de ce parc n’est jamais qu’un argument électoral. Succède aux journalistes (je ne suis pas très sûr de l'ordre d'apparition, à vrai dire, mais je crois que c'est celui-ci) un policier, celui qui a trouvé le cadavre de Watanabe dans le parc, et qui ramène son chapeau si farfelu à son fils. Enfin interviennent les habitants du quartier, reconnaissants envers le défunt, et qui sont les seuls à véritablement pleurer pour lui... ce qui met terriblement mal à l'aise toute l'assistance.

 

Plus tard, l’alcool déliant les langues, et il n’a jamais eu d’autres fonctions, les collègues de Watanabe, d’abord portés à propager le mythe attribuant le succès de cette entreprise à l’adjoint au maire, multiplient enfin les promesses et les protestations d’honorer la mémoire du défunt en suivant son exemple… mais il ne fait aucun doute que l’inertie de la mairie se poursuivra, comme avant, comme toujours. Le collègue le plus volontaire et le plus passionné, Kimura, le constate, mais conclut le film en se promenant sur un pont surplombant le petit parc créé par Watanabe – que fera-t-il lui-même ? Nous ne le savons pas.

 

Mais ce que gardera en tête le spectateur, à n’en pas douter, ce sont ces ultimes images de Watanabe, accompagnant le récit du policier qui l’a trouvé mort : le fonctionnaire, comme retombé en enfance, fait de la balançoire sous la neige, dans ce jardin d’enfants qui n’aurait jamais existé sans lui ; il fredonne la même chanson qui avait terrassé tout le monde, au terme de sa virée nocturne en compagnie de l’écrivain hédoniste – mais cette petite mélodie, doucement accompagnée par une musique de Hayasaka Fumio toute en cordes délicates (en contraste avec le début du film, où la musique était délibérément irritante dans la séquence voyant les habitants du quartier se faire sempiternellement renvoyer à un autre bureau pour soumettre leur pétition), cette naïve chanson de Taishô donc, sonne alors de manière bien plus positive. Et la neige se dépose sur le manteau et le chapeau si voyant de Watanabe qui se balance – nous savons que nous assistons à son trépas, où le froid a peut-être autant sa part que le cancer (qu’en est-il alors de la volonté de Watanabe ?) ; un départ poignant, qui émeut aux larmes, et qui n’est pourtant pas véritablement macabre : en dernier recours, Watanabe a vécu – pour lui, et pour les autres. Sa vie n’a pas été si vaine – elle peut s’achever, dans une certaine douceur ouatée…

PESSIMISME ET HUMANISME, EN MIROIR DE RASHÔMON

 

Deux termes sont souvent employés pour qualifier (moralement) le cinéma de Kurosawa Akira, et qui, d’une certaine manière, se contredisent : le pessimisme, parfois, et, surtout, l’humanisme. Le second est probablement le plus palpable – et Rashômon, un film tout récent encore quand le réalisateur tourne Vivre (deux années seulement séparent les deux films, avec L'Idiot entre les deux), en livre une illustration bien singulière : tranchant sur le désespoir que les nouvelles originales d’Akutagawa Ryûnosuke étaient portées à appuyer, le film se conclut sur une scène davantage tournée vers l’espoir, et dite « humaniste », quand le bûcheron, aussi perplexe que ses compères devant l’impossibilité absolue de décrire une réalité objective, trouve un bébé sous la porte Rashômon où ils s’abritaient de la pluie en discutant, et décide de l’adopter et de le protéger. Or ce bûcheron était déjà interprété… par Shimura Takashi, notre Watanabe Kanji.

 

En fait, Vivre résonne avec Rashômon à d’autres niveaux : à maints égards, la longue séquence de la veillée funèbre, avec ses flashbacks revenant sur l’action de Watanabe, fait preuve d’un sens de la construction tout aussi habile, en écho, et qui n’est pas pour rien dans la réussite du film ; cependant, cette fois, si bien des mensonges sont prononcés, verbalement, par l’adjoint au maire et les fonctionnaires serviles, les trois interruptions venues de l’extérieur – les journalistes, le policier, les habitants du quartier – justifient les seuls flashbacks filmés, et, comme telles, en contredisant cette fois Rashômon, ces interventions asseyent une réalité que l’on sait « objective ».

 

La question qui se pose alors, et qui teinte davantage ce film autrement très humaniste d’une certaine noirceur, est de savoir si l’exemple de Watanabe, en définitive, saura inspirer ses collègues qui lui survivent… Et c’est assez douteux : les professions de foi avinées n’inspirent guère confiance – et la fin du film est ouverte, avec Kimura qui, après avoir constaté que la vie à la mairie avait repris son cours normal et donc improductif, se promène sur un pont au-dessus du jardin d’enfants, séquence filmée d’abord en plongée puis en contre-plongée, et qui n’apporte pas véritablement de réponse définitive.

 

WATANABE, CHAIR ET ÂME

 

Ce sont autant d’aspects caractéristiques de la réussite de Vivre. À s’en tenir au seul pitch, on pourrait s’attendre à un mélodrame larmoyant, lourd de pathos, et en même temps positif – une leçon façon « sens de la vie », et il n’est pas beaucoup de choses que je trouve plus agaçantes.

 

Ce n’est pourtant pas le cas : le film est bien plus subtil que cela, et ceci du fait de deux atouts majeurs et pourtant presque contradictoires – la construction très habile et subtile du scénario, donc, et le jeu incroyable de Shimura Takashi, qui compose un Watanabe timide et quelque peu monolithique, et en même temps expressif au possible ; son visage est un masque, ses paroles un murmure à peine distinct, à la diction très hachée, mais ils n’en sont pas moins également bouleversants – les deux scènes de la « chanson » en sont de très parlantes illustrations, mais témoignent en même temps de cette construction très habile qui caractérise le film au plan plus technique.

 

Il semblerait que Kurosawa n’était pas totalement satisfait par l’interprétation de Shimura Takashi : quand il avait coécrit le scénario, il avait une image plus « naturelle » du personnage de Watanabe. Difficile aujourd’hui de dire si cette approche aurait été meilleure que celle qui a imprégné la pellicule ; ce qui est certain, c’est que le jeu de Shimura marque et touche considérablement, et sa prestation est inoubliable.

 

FILMER LA VIE

 

Mais, pour en revenir au plan technique, il faut aussi relever combien la réalisation de Kurosawa Akira est virtuose – encore que ce ne soit peut-être pas le bon terme, car le talent incroyable dont elle fait preuve ne s’affiche pas ouvertement ; Vivre n’est pas un film du brio, il est bien davantage dans la retenue sous cet angle. Mais il est très adroitement composé et filmé, avec un grand soin.

 

Le travail sur le cadre ne saute pas forcément aux yeux, du moins à première vue, mais un second visionnage plus attentif permet d’en prendre davantage conscience. La composition des plans est parfaite, mais elle est aussi d’une extrême richesse, pourtant pas démonstrative – notamment en ce qu’il se passe toujours quelque chose à l’arrière-plan, parfois également au premier plan, devant Watanabe ; quelque chose de discret, pas « fondamental », mais qui pourtant insuffle, l’air de rien, de la vie aux séquences, et les justifie narrativement avec la même discrétion. C’est peut-être plus particulièrement le cas lors de deux moments majeurs du film : quand les pauvres gens se font balader en vain d’un service à l’autre de la mairie, au tout début du film, et lors de la virée nocturne avec l’écrivain – qui donne l’image d’un Watanabe se noyant dans la foule en quête de plaisir ; il y a des images saisissantes du vieux bonhomme perdu dans la promiscuité des jeunes gens dansant et riant. Sa libération souhaitée, pourtant, a alors quelque chose d’une autre facette de son emprisonnement, car le premier plan est régulièrement envahi par des rideaux, des trombones, etc., qui barrent l'écran et cloisonnent le personnage, et illustrent éventuellement l’inadéquation personnelle de l’éveil charitable à la vie qu’entend mener le sympathique écrivain.

 

La structure du film et sa technique visuelle s’associent avec particulièrement de finesse dans les scènes de flashback, qui en disent beaucoup sans jamais s’étendre, sans jamais en faire trop. Ainsi, vers le début du film, des séquences déprimantes au cours desquelles Watanabe repense à sa famille – sa femme disparue bien trop tôt, son fils qui l’a tant déçu.

 

Mais, en contrepoint, les séquences contemporaines de ce moment du film sont appuyées par un jeu très savant de l’ombre et de la lumière, dans une esthétique très travaillée, parfois expressionniste, sans doute très imprégnée également des codes du film noir américain. Il faut dire que, même s’il demeure tout du long d’une remarquable cohérence, le film de Kurosawa témoigne en même temps de la richesse de son esthétique, au prisme de traditions éventuellement contradictoires, et qui pourtant fusionnent avec grâce : à l’expressionnisme (forcément allemand ?), au film noir (nécessairement américain, donc – mais cette influence américaine est probablement bien plus vaste, on a pu parler de Capra, etc.), on peut ainsi ajouter le cinéma néo-réaliste italien, tout particulièrement dans les séquences associant Watanabe et sa tonique jeune employée – une manière très juste de souligner l’exubérance de cette tentative de ramener « la Momie » à la vie, qui en même temps bénéficie d’un naturel rafraîchissant.

 

SUR UNE BALANÇOIRE, SOUS LA NEIGE

 

Vivre est bien un très beau film, très poignant, et même le chef-d’œuvre que l’on dit – ceci quand bien même je n’en ferais certes pas mon Kurosawa préféré : c’est le problème avec les génies, ils font tant de chefs-d’œuvre ! En ce qui me concerne, Rashômon et Ran, tout spécialement, trônent encore au sommet.

 

Pour autant, Vivre constitue sans doute une introduction de choix aux gendaigeki du réalisateur – et je suis tout naturellement porté à l’associer au seul autre film de Kurosawa pleinement dans ce registre que j’avais vu jusqu’alors : Mâdadayo, le tout dernier métrage ; dans cette ultime célébration de la vie, autour du professeur Uchida Hyakken (voyez Au-delà – Entrée triomphale dans Port Arthur) et de ses étudiants, il y a peut-être quelque chose d’un ultime écho de Vivre ; comme un miroir, à nouveau ? Watanabe, dès le début de son film, est condamné à mourir ; le professeur Uchida l’est également dans le sien, mais comme l’est tout homme – et, à la question rituelle : « Es-tu prêt (à mourir) ? », il peut se permettre de répondre : « Pas encore ! »

 

On s’enivre à l’anniversaire du professeur, avec bien plus de naturel, de joie mais aussi d’empathie que lors de la veillée funèbre de Watanabe. Mais l’image de ce dernier demeure – une silhouette apaisée, fredonnant sous la neige, au rythme de la balançoire, une chanson naïve incitant une hypothétique jeune fille à cueillir le jour ; parce qu’il a bel et bien vécu, en dernier ressort, il en restera quelque chose – pour nous, un film magistral.

 

(PS : une mention au passage de cette collection que je découvre, des « années Tôhô » de Kurosawa, distribuée par Wild Side, éditeur toujours aussi indispensable – du très bon travail, avec un joli livret très complet. Il me faudra en acquérir quelques autres, tiens…)

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Le Journal de mon père, de Jirô Taniguchi

Publié le par Nébal

Le Journal de mon père, de Jirô Taniguchi

TANIGUCHI Jirô, Le Journal de mon père, [Chichi no koyomi 父の暦], traduction [du japonais par] Marie-Françoise Monthiers, [s.l.], Casterman, coll. Écritures, [1995] 2016, 274 p.

Le Journal de mon père est antérieur de quatre ans à Quartier lointain, dont j’avais déjà parlé ici, mais les deux BD ont clairement nombre de thématiques et de procédés en commun – au point où mieux vaut, je suppose, ne pas en enchaîner la lecture. Toutefois, là où Quartier lointain s’autorisera un prétexte (et guère plus) « fantastique » ou « SF », Le Journal de mon père s’en tient à un réalisme très épuré.

 

Il y a bien quelque chose de cinématographique ici, mais qui renvoie assez probablement à Ozu Yasujirô – d’autant que le thème traité par Taniguchi dans cette BD (qui a quelques légers accents autobiographiques) est tout de même très proche de celui sur lequel le réalisateur n’a cessé de revenir : la dissolution de la famille traditionnelle japonaise. Ce qui tend à m’effrayer un peu, dois-je dire… Mais Taniguchi, ici, et Ozu ailleurs je suppose (je ne l'ai pas pratiqué au-delà du Voyage à Tôkyô, je le confesse...), ont ce talent qui leur permet de rendre ces histoires a priori bien lointaines pour moi, et idéologiquement trop chargées dans une perspective généralement conservatrice qui me répugne (il n’y a guère que le travail et la patrie qui m’inspirent autant de méfiance voire de dégoût que la famille, et d'ailleurs le travail a sa part ici également, même si peut-être de manière plus ambiguë), de rendre ces histoires donc incroyablement poignantes, à la limite des larmes ou même au-delà, et en même temps sans jamais faire dans le pathos presse-bouton – en fait, l’épure dont je parlais plus haut joue sans doute un rôle essentiel ici.

 

Il y faut cependant un angle d’approche – et ce sera la relation père-fils, ou plutôt les regrets d’un fils ne réalisant que bien trop tard qu’il ne savait rien de son père et s’était mal comporté avec lui. Car le père vient de mourir, et notre héros, Yamashita Yoichi, ne peut plus à ce stade servir les excuses habituelles pour reporter le voyage retour à la ville natale, Tottori (semble-t-il celle de Taniguchi lui-même – en tout cas, l’auteur en profite pour glisser des événements historiques locaux dans son récit, en l’espèce un terrible incendie) ; même s’il faut que son épouse lui force un peu la main… Là-bas, les lieux, les personnes, oubliés depuis si longtemps, des années d'absence sous de faux prétextes, éveillent des souvenirs – des images à interpréter. Lors de la veillée funèbre, comme de juste, on échange les anecdotes sur le défunt ; l’admirable personnage de l’oncle fait progressivement dérailler la nostalgie paisible vers quelque chose de plus douloureux : il adore son neveu, mais, tout de même, Yoichi s’est comporté comme un petit con avec son pauvre père…

 

C’est que Yoichi avait élaboré inconsciemment une image de son père qui biaisait ses représentations de la réalité. Coiffeur de son état, le père est présenté comme un bourreau de travail qui n’était jamais là pour ses enfants ; par opposition, Yoichi a idéalisé sa mère… qu’il n’a pourtant pas revue depuis qu’il était un petit garçon ! Car ses parents se sont alors séparés – la mère reprochant entre autres au père de ne vivre que pour son travail ; elle est partie, et n’a plus revu ses enfants… Ce qui n’a pas empêché Yoichi de la magnifier dans ses souvenirs, et l’image du père n’en a été que davantage affectée : tous les torts lui revenaient. En fait, là aussi, dans la répartition des rôles sociaux, et cette image (souvent parfaitement juste) du père qui ne fait que travailler, il y a quelque chose d’un tableau moral du Japon qui sous-tend l’ensemble de la BD.

 

Mais, outre que la perception faussée d'un enfant est un principe clef de l'exposition, Taniguchi est trop subtil pour dire les choses de but en blanc. Il procède avec une extrême délicatesse, une grande douceur – qui s’avère parfois être une fausse douceur, car, à peine sous la surface, demeurent des choses très douloureuses. Ce qui est merveilleux, dans cette grande sobriété dans l’exposition, c’est comment l’auteur dissèque, mais sans appuyer donc, les mécanismes si complexes de l’anamnèse, de la nostalgie, du remords – au point où le lecteur ne peut se retenir d’opérer semblable travail de redoutable remémoration ; je ne saurais le cacher, les images de mon propre père m’ont assailli, je crois que c’est le mot, tout au long de ma lecture – me révélant des sentiments sous-jacents dont je n’avais pas bien conscience… Cette même subtilité vaut pour d’autres aspects de la bande dessinée : les relations entre les hommes et les femmes, et entre les parents et les enfants, notamment. Mais le processus de remémoration entamé silencieusement par Yoichi, dans une perspective presque auto-analytique, est vraiment ce qui m’a le plus marqué.

 

Épure, sobriété, subtilité, délicatesse, sont autant de mots d’ordre du dessin en même temps que du scénario. Des BD de Taniguchi que j’ai lues (encore assez peu : Quartier lointain, donc, Le Sommet des Dieux, Le Gourmet solitaire), je crois bien que Le Journal de mon père est celle qui m’a le plus parlé au plan graphique, justement pour cette raison – la confrontation permanente de la démesure et de l’intime dans Le Sommet des Dieux produit assurément des merveilles, dûment récompensées, mais le registre est ici tout autre, faussement « simple », avec des traits doucement appuyés qui renforcent l’impression, récurrente dans ce registre, et comme toujours à plus ou moins bon droit, de ce que nous appellerions de par chez nous la « ligne claire ». La composition des planches est admirable d’équilibre, mais toujours dans cette perspective première d’épure et de sobriété – en s’autorisant cependant des jeux peut-être plus complexes avec le principe de la photographie, qui joue un certain rôle dans l’histoire, au-delà des seules têtes de chapitre, et constitue un véhicule très approprié de l’émotion et de la remémoration, d’une extrême finesse.

 

Il est regrettable que Casterman, ici comme ailleurs, ait joué de la carte « le plus français des mangakas ». Commercialement, c’était sans aucun doute pertinent (tandis que, dans l’absolu, on est en droit de se demander ce que cela peut bien vouloir dire et en quoi ce serait un compliment), mais cela a eu les vilaines conséquences graphiques habituelles : sens de lecture occidental, donc adaptation des planches en principe en miroir, et, problème qui d’habitude ne m’affecte pas même dans ces tristes conditions, mais là oui, des soucis récurrents de phylactères dont la lecture n’est guère intuitive. Il y a peut-être une autre édition en sens de lecture japonais, je ne sais pas…

 

Mais, au-delà de ce traitement éditorial, Le Journal de mon père demeure une vraie réussite – une BD incroyablement juste, extraordinairement poignante. Même sur la base d’un thème qui devrait me laisser indifférent au mieux, hostile au pire, à en juger par ce que sont mes principes, ou ce que je prétends qu’ils sont, le fait est que j’ai complètement joué le jeu, au fil d’une lecture en même temps douloureuse et lumineuse, qui a suscité en moi des images équivalentes à celles que Yamashita Yoichi se remémore, dans le silence intimidant de la nostalgie empreinte de culpabilité.

 

C’est parfaitement admirable.

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Les Évaporés du Japon, de Léna Mauger et Stéphane Remael

Publié le par Nébal

Les Évaporés du Japon, de Léna Mauger et Stéphane Remael

MAUGER (Léna) et REMAEL (Stéphane), Les Évaporés du Japon : enquête sur le phénomène des disparitions volontaires, Paris, Les Arènes, 2014, 253 p.

Le phénomène n’est peut-être pas spécifique au Japon, mais il y est particulièrement marqué – et en même temps presque insaisissable car largement tabou : chaque année, dans l’ensemble de l’archipel, 86 000 personnes en moyenne disparaissent, d’elles-mêmes ; il y a eu un pic dans les années 1990, où l’on a atteint voire dépassé les 100 000 disparitions par an. Du jour au lendemain, ils ne sont plus là. Beaucoup disparaissent sans vraie préparation – des hommes (les cas illustrant ce phénomène sont très majoritairement des hommes) qui se rendent au travail le matin, mais n’y arrivent jamais, et que l’on ne revoit plus ; ils n’ont rien dit à leur épouse, à leurs enfants, à qui que ce soit – ils n’ont pas davantage laissé de lettre expliquant leur geste. D’autres, mais plus rares, se préparent davantage – et fuient la nuit, éventuellement avec l’assistance d’un « déménageur » ; parfois, dans ce cas, ce sont des familles entières qui disparaissent.

 

Ce phénomène est appelé là-bas « évaporation », jôhatsu 蒸発, un mot qui renverrait, selon la légende, au comportement de ces Japonais, ces « évaporés », qui se rendraient alors dans les stations thermales, onsen, pour y prendre un ultime bain chaud purificateur, avant de disparaître… parfois radicalement : un tiers d’entre eux se suicideraient, et généralement dans les deux ou trois jours suivant leur disparition. Mais d’autres, donc, et a priori une majorité, sans forcément s’embarrasser de ce genre de symboles (sans forcément quitter la ville non plus : les évaporés tokyoïtes restent le plus souvent à Tôkyô, ils se noient dans la mégalopole, qui favorise leur oubli), d’autres, donc, « refont leur vie ». Mais halte aux fantasmes souvent associés à cette expression, à Hollywood ou ailleurs : leur sort n’a rien d’idéal… Dans la très grande majorité des cas (les exceptions sont bien rares, et de toute façon jamais mirobolantes), les évaporés se retrouvent à la rue ou dans ces quartiers tel San.ya, à Tôkyô, ou Kamagasaki, à Ôsaka, qui ne figurent même pas sur les cartes – ce sont les marchés des travailleurs journaliers, où personne d’autre ne se rend, sinon les yakuzas. C’est une vie de misère, très rude – absolument rien d’un rêve.

 

Pourquoi font-ils une chose pareille ? Les explications varient selon le cas ; il y a des causes économiques, des causes sociales, bien sûr non exclusives… Liées le cas échéant à l'idée de perdre la face. L’endettement, et l’impossibilité d’y faire face, sont des raisons très fréquentes, et c’était tout particulièrement le cas lors du pic des années 1990, en pleine crise – or le petit crédit à la consommation, au Japon, est largement dans les mains de la pègre, qui peut se montrer « intimidante »… Mais l’aliénation due au travail peut produire des effets similaires – ou un mariage désastreux, etc. Dans le cas des femmes évaporées (très minoritaires), cette dernière cause est fréquente – mais aussi les violences conjugales.

 

On peut a priori s’étonner que, dans un pays ultra-moderne, ultra-technologique et ultra-connecté, et saturé de caméras de vidéosurveillance, etc., tel que le Japon, il soit simplement possible de disparaître de la sorte, et d’autant plus en masse. Mais il y a des explications à cela : la honte associée à l’évaporation (alors même que, pour l’évaporé lui-même, le geste peut avoir quelque chose d’une ultime protestation de son honneur et de son sens des responsabilités ; ici les conceptions japonaises et occidentales demeurent sans doute mutuellement hermétiques), le fait aussi que l'administration japonaise ne centralise pas ses données, et enfin l’inaction de la police. Celle-ci n’enquête pas en l’absence de suspicion de crime ; par ailleurs, quand elle enquête malgré tout, et qu’elle met la main sur l’évaporé, dès l’instant qu’il est majeur et que son geste est volontaire, elle le laisse en paix s'il ne veut pas revenir : on a le droit de disparaître. Cela pose bien sûr des problèmes, notamment en matière de successions ou de situation matrimoniale, mais certaines législations visent à y remédier.

 

La police ne faisant rien, les familles, du moins celles qui entendent retrouver le disparu (le tabou fait que certaines ne veulent plus en entendre parler), n’ont d’autre choix que de se tourner vers les détectives privés, qui ont mis en place un véritable business autour des évaporés – et leurs tarifs sont très élevés. Certains cependant offrent leurs services à titre bénévole, dans un contexte associatif – généralement parce qu’ils ont eux-mêmes été confrontés à des cas d’évaporation, et notamment dans leur famille (ce qui a de quoi susciter des vocations).

 

Certains évaporés sont retrouvés, oui. Ils n’ont pas pour autant l’envie de renouer des liens avec ceux qu’ils ont abandonné parfois plusieurs décennies auparavant… Il y en a qui le font – mais c’est rare, et une expérience souvent douloureuse, pour tout le monde.

 

Avec 86 000 cas par an en moyenne, le phénomène de l’évaporation n’a rien d’anecdotique. Il n’a pourtant été qu’assez peu traité – notamment par les autorités japonaises, ou, à vrai dire, par les sociologues. Certaines œuvres moins « scientifiques » ont pu mettre ce thème en scène, comme par exemple le film d’Imamura Shôhei L’Évaporation de l’homme, en 1967 (tout de même), dont je vais probablement vous parler un de ces jours. Mais, oui, le tabou demeure, ce qui renforce l’intérêt de ce livre français qu’est Les Évaporés du Japon (qui a d’ailleurs été traduit en anglais, ce qui n’arrive pas forcément tous les jours pour un ouvrage de ce type), résultant d’une longue enquête journalistique, menée sur plusieurs années par la reporter Léna Mauger et le photographe Stéphane Remael. Partis au Japon, à l’origine, pour un reportage sur un tout autre sujet, ils ont été confrontés au phénomène jôhatsu et se sont mis à enquêter ; il en est résulté d’abord un premier « récit » pour la revue XXI, en 2009, puis ce livre en 2014.

 

Il contient des témoignages précieux – et même inédits, car les deux auteurs font intervenir aussi bien les familles des disparus… que certains disparus eux-mêmes, qu’ils ont pu retrouver, interviewer, photographier ; il n’y a sans doute pas beaucoup de précédents. Le travail d’enquête illustre aussi bien la variété des cas (par exemple en introduisant le propos avec un évaporé qui s’est fait « déménageur » pour aider d’autres personnes en souffrance à s’évaporer – parce qu’il sait à quoi elles sont confrontées et désire les secourir) que ce qui les unit malgré tout (la pauvreté, les logements insalubres, le travail journalier mal payé et dangereux – exemple ultime avec les travaux de déblaiement à Fukushima ! –, les pressions de la pègre, etc.), et contient nombre de récits poignants (certains évaporés racontent leur histoire dans des chapitres dédiés, à la première personne – procédé un peu « littéraire » dont j’avoue qu’il me laisse un peu sceptique). On indique toujours ou presque depuis combien de temps l’évaporation a eu lieu ; dans maints cas, cela se chiffre en décennies. Les parcours sont rudes, les réponses diverses ; la plupart ont tiré un trait sur leur précédente vie – certains, après tout ce temps, se sentent cependant prêts à revoir ceux qui furent les leurs, mais ils sont assez peu nombreux, et cela n'engage à rien pour l'avenir.

 

Et les familles, justement ? Là aussi, divers tableaux, souvent poignants, parfois édifiants : ceux qui souffrent de l’évaporation d’un proche, et sans doute le tabou joue-t-il en la matière, tendent à s’égarer, à refuser le fait, à refuser d’en rechercher les raisons. Ainsi de cette famille qui en est convaincue : leur fils a été enlevé par la Corée du Nord – une association la confirme dans cette interprétation des choses, qui dénonce des dizaines, des centaines de milliers d’enlèvements par le régime de Pyongyang (il y en a bel et bien eu quelques cas par le passé, mais qui se chiffrent au plus en dizaines d'individus : ici, on est clairement dans le domaine du fantasme).

 

Il y a aussi les détectives – comment ils enquêtent, quel rapport ils entretiennent avec ces affaires, avec les familles, avec les évaporés… surtout quand ils ont eux-mêmes souffert de cas d’évaporation parmi leurs proches.

 

Mais il y a aussi, derrière, le Japon global, en lui-même, en tant que société. Car quelques aperçus nous en sont livrés, qui dépassent les seuls cas d’évaporation, mais peuvent, directement ou indirectement, contribuer à les expliquer – ainsi de ce « camp de l’enfer » où les salarymen « déficients » se voient « rééduqués » à la Full Metal Jacket, mais avec un R. Lee Ermey (RIP) relevant davantage du gourou d’une secte confite dans l’adoration des divinités Travail, Performance, Argent et Sacrifice. Ce qui est proprement terrifiant.

 

Pourtant, j’avouerais que le récit, ici, m’a parfois fait le sentiment de s’égarer un peu – et notamment dans certains clichés ? Nécessités du reportage peut-être, il a parfois recours, avec plus ou moins de pertinence, aux figures et références universelles d’un Japon idéal – que ce soit celui des samouraïs ou de Murakami Haruki.

 

Ces bémols s’imposent, mais le récit journalistique demeure d’une qualité plus qu’appréciable, témoignant d’une longue et difficile enquête, menée avec sérieux et implication. Mais à la plume de Léna Mauger répondent les photographies de Stéphane Remael – et, en matière d’implication, son prologue évoquant des pulsions suicidaires, car le lien est d’emblée établi entre le suicide et l’évaporation, ce prologue donc noue d’emblée les tripes.

 

Mais parlons donc de son travail de photographe – qui est beau et impressionnant. Bien sûr, là aussi, le caractère précieux des témoignages doit être souligné – car certains évaporés (pas tous, loin de là) ont accepté d’être photographiés, ce qui n’avait rien de gagné et a probablement quelque chose d’inédit là encore. Mais les familles, les détectives, etc., passent également sous l’objectif de Stéphane Remael – et, aussi importants, les lieux où errent les évaporés. Un très beau travail, dont vous pouvez avoir quelques aperçus ici.

 

Un ouvrage assez unique, au final – intéressant, riche, poignant parfois, beau aussi, déprimant régulièrement. Un reportage fascinant sur un phénomène qui ne l’est pas moins, et qui appellerait bien davantage d’études.

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Journaux des dames de cour du Japon ancien

Publié le par Nébal

Journaux des dames de cour du Japon ancien

Journaux des dames de cour du Japon ancien : Journal de Sarashina – Journal de Murasaki Shikibu – Journal d’Izumi Shikibu, [Sarashina nikki 更級日記 ; Murasaki Shikibu nikki 紫式部日記 ; Izumi Shikibu nikki 和泉式部日記], introduction d’Amy Lowell, [traduit de l’anglais par Marc Logé], Arles, Plon – Éditions Philippe Picquier, coll. Picquier poche, [1925] 1998, 210 p.

LES NIKKI, LITTÉRATURE FÉMININE

 

À l’apogée de l’époque de Heian, vers l’an mil, tandis que le clan des Fujiwara est au sommet de sa gloire et de sa puissance, la littérature japonaise est plus qu’à son tour l’affaire de femmes – et leur condition, dans les rangs de l’aristocratie du moins (on ne sait rien de ce qu’il en était dans la paysannerie, sans surprise), était sans doute plus enviable que celle que subiraient les Japonaises dans certaines époques ultérieures, même s’il ne faut pas non plus se leurrer quant à leur liberté dans la période qui nous intéresse ; le fait que l’on ne sache presque rien de la vie de ces différentes autrices est peut-être significatif, d’ailleurs.

 

Mais oui : la poésie, l’essence de la littérature de ce temps, voit briller des hommes, mais aussi des femmes, jugées en matière de sensibilité et de subtilité leurs égales ; et certaines de ces dames de cour trouvent également à s’illustrer dans d’autres formats, produisant des chefs-d’œuvre qui ont été transmis jusqu’à nous en raison de leur immense valeur littéraire. Les deux titres les plus célèbres, ici, sont probablement le roman fleuve de Murasaki Shikibu qu’est Le Dit du Genji, et les Notes de chevet de Sei Shônagon, dont je vous ai parlé il y a peu.

 

Ce dernier ouvrage, sans y correspondre pleinement, peut évoquer un genre littéraire alors très en vogue auprès des dames de cour : le journal intime, ou nikki. Durant cette période, on en compte bien des exemples, mais les trois les plus célèbres figurent dans le présent petit ouvrage (dont on regrettera qu’il s’agisse d’une vieille traduction de l’anglais, par Marc Logé en l’espèce, traductrice historique de Lafcadio Hearn ; depuis, des traductions du japonais, et autrement plus précises, de ces divers textes, ont été livrées, par René Sieffert tout particulièrement, qui ont pour certaines d’entre elles été reprises chez Verdier, tout récemment encore le Journal de Sarashina ; il faudra sans doute que j’y jette un œil…).

 

Le nikki est un genre réservé aux femmes – mais, étrangement, il a été initié par un homme, le fameux poète Ki no Tsurayuki. Un personnage assez fascinant : principal compilateur du Kokinshû, la première des grandes anthologies poétiques impériales, il avait livré à cette occasion une préface en japonais, fait peu ou prou inédit (le développement des kana a constitué une étape cruciale), dans laquelle il défendait la valeur de la poésie japonaise, qui égalait bien la poésie chinoise, mais aussi, sur le même registre, de la langue japonaise. Par ailleurs, et c’est ce qui nous intéresse ici, il était l’auteur d’un petit ouvrage appelé Journal de Tosa (Tosa nikki), très singulier. À l’époque, on employait le mot nikki pour désigner des « journaux » tenus par des hommes, et qui avaient un caractère « public » : les fonctionnaires y notaient les affaires du jour, avec un côté « livre de raison » en sus. Mais le Journal de Tosa, c’est tout autre chose – le récit du retour de Ki no Tsurayuki de la province de Tosa, où il avait été envoyé en tant que gouverneur, vers la capitale, Heian (la future Kyôto) ; le voyage dure une cinquantaine de jours, et l’ambiance est pesante du fait du décès de la fille de l’auteur quelque temps auparavant. Mais Ki no Tsurayuki voulait narrer tout cela en japonais : pour ce faire, il a rédigé son texte en kana – or les hommes se devaient d’écrire en caractères chinois, en kanji, lesquels étaient interdits aux femmes… Il s’est donc fait passer pour une femme, afin de pouvoir écrire ce texte comme il l’entendait : dans les premières lignes de ce journal, il se présente comme étant une servante de Ki no Tsurayuki, lequel est donc désigné à la troisième personne – ce qui a un effet marqué sur l’expression de son deuil. La servante en question concède d’abord que les journaux sont l’affaire des hommes, mais entend cependant raconter le voyage de son point de vue de femme, et avec la langue d’une femme. Maintenant, la véritable identité de l’auteur ne trompe guère – car ce journal est l’occasion, pour tous les personnages mentionnés, inclus les enfants ou les marins, de composer de très nombreux poèmes courts, des tanka, souvent d’un extrême raffinement. Je relève aussi cette ultime remarque de la servante, prétendant qu’il vaudrait mieux sans doute détruire ce qu’elle a écrit…

 

Reste que, de la sorte, Ki no Tsurayuki a inventé le modèle du nikki, qui serait abondamment repris par la suite – et bel et bien par des femmes, cette fois ! Cependant, ce modèle est en fait relativement informel, et les nikki ultérieurs pourront prendre des formes très diverses, ce dont témoignent les trois fameux exemples ici compilés (les Notes de chevet de Sei Shônagon étant probablement hors concours de toute façon).

 

JOURNAL DE SARASHINA

 

Envisageons-les dans l’ordre du recueil – qui n’est pas celui de leur composition, puisque le premier, le Journal de Sarashina, est en fait le plus tardif (courant du XIe siècle) ; mais c’est aussi, en ce qui me concerne, le plus fort, et le plus beau…

 

On ne sait donc quasiment rien de l’autrice – pas même son nom (Sarashina désigne une région – accessoirement celle du mont Obasute, ce qui nous renvoie à La Ballade de Narayama). On connaît cependant celui de son père, Sugawara no Takasue, ce qui en fait une descendante du célèbre conseiller Sugawara no Michizane, déifié à titre posthume pour apaiser sa colère à l’encontre des Fujiwara (mais elle semble avoir épousé un Fujiwara, ils étaient partout...).

 

Ce journal est très différent des deux autres figurant dans ce livre. En fait de journal, il s’agit d’ailleurs plutôt de mémoires, écrites la cinquantaine passée par une femme qui se replonge dans l’ensemble de sa vie (au début du texte, elle a douze ans à peine), en ménageant de longues ellipses entre les diverses séquences. Un autre point distinctif à relever réside dans le récit que fait l’autrice de divers voyages – pour suivre son époux en province, pour faire un pèlerinage, etc. Là où les deux autres journaux de ce recueil restent essentiellement centrés sur la capitale, Heian, celui de Sarashina s’attarde sur ces déplacements, et décrit un Japon plus divers, avec une grande attention à la beauté des sites naturels, qui révèle toute la sensibilité poétique de l’autrice – qu’elle s’exprime effectivement en poèmes, ils sont forcément nombreux, ou bien en prose. Ce qui participe beaucoup à la beauté singulière de ce nikki hors-normes.

 

Mais il y a d’autres aspects à mettre en avant – notamment le goût de l’autrice pour les livres, et au premier chef pour Le Dit du Genji de Murasaki Shikibu, dont on lira le journal juste après. Au fil de ma lecture, ponctuée de bêtises sur les réseaux sociaux, j’en avais parlé, aha, comme d’une blogueuse littéraire dépressive du XIe siècle. Et je maintiens (bêtement) qu’il y a de ça, oui. Mais on peut, je suppose, trouver des moyens un chouia plus élégants de le signifier : l’autrice du Journal de Sarashina constitue en effet un beau cas de bovarysme, huit siècles avant notre Emma adorée. Elle lit beaucoup, les livres sont sa passion – elle se plaint originellement de ne pouvoir lire le Genji monogatari que dans le désordre, avec les chapitres qu’elle trouve, et explique que son plus grand désir serait de lire ce roman en entier et dans l’ordre (elle lit beaucoup d’autres choses aussi, bien sûr, et s'en fait ici l'écho). Mais elle en dérive un fantasme : vivre des amours aussi fortes et belles que celles du Prince Radieux !

 

Ce qui ne devait bien sûr pas être… La vie de l’autrice s’avère terne, triste, morne – déprimante. Elle s’ennuie à la cour (elle n’est certes pas la seule, cela revient régulièrement dans les nikki, dont les deux autres de ce recueil), elle s’ennuie en province ; son époux n’est pas un mauvais bougre, mais il n’est certainement pas le Genji… Oui, il y a comme une profonde dépression dans ces pages – qui ne les rend que plus touchantes, poignantes même ; d’autant que la sensibilité poétique de l’autrice, et notamment donc sa sensibilité à l’égard des beautés de la nature, accompagne avec grâce ce propos, pour en exprimer une beauté propre, d'un autre ordre. L’autrice du Journal de Sarashina n’a certes pas vécu les amours décrites par Murasaki Shikibu dans son fameux roman, mais elle a extrait de sa vie bien morne des pages d’une impressionnante beauté.

 

Oui, de ces trois nikki, c’est de très loin celui que j’ai préféré – et il me faudra sans doute le relire dans une traduction plus rigoureuse…

JOURNAL DE MURASAKI SHIKIBU

 

Mais suit justement le Journal de Murasaki Shikibu – où l’autrice du Dit du Genji (dont on ne sait guère plus, son véritable nom inclus) se livre à l’exercice du nikki, à sa manière ; mais la structure étrange de ce journal, datant probablement de 1008-1010, ou rapportant en tout cas des événements de cette époque (mais, encore une fois, ces « journaux » sont régulièrement écrits a posteriori), a pu laisser supposer qu’il ne nous était pas parvenu dans son intégralité.

 

En l’état, le journal est composé de trois parties distinctes. La première, et de très loin la plus longue, rapporte avec un grand luxe de détails la naissance du fils aîné de Shôshi, l’impératrice dont Murasaki Shikibu était dame de compagnie. Le tableau très précis et coloré peut sans doute rappeler certains passages du Genji monogatari, mais, en l’espèce, cela m’a surtout évoqué certains passages similaires chez Sei Shônagon, dans ses Notes de chevet.

 

Sei Shônagon… La Rivale ! Or la deuxième partie de ce journal, qui arrive assez brusquement mais en constitue à mon sens le passage le plus intéressant, consiste en impressions sur la vie à la cour, et tout particulièrement sur les autres dames de compagnie – si Murasaki Shikibu ne ménage pas exactement les courtisans sans manières et qui se croient tout permis. Mais l’autrice ne mâche donc pas ses mots à l’encontre des autres dames – et tout particulièrement celles qui se piquent d'écrire, telles Sei Shônagon (au service de la précédente impératrice, qui, comme Shôshi, tenait à s’entourer des plus beaux esprits) ou Izumi Shikibu ! Peut-être s’agit-il de sa part de répondre à des torts causés par ces dames ? Mais laissons-la s’exprimer (pp. 140-141) :

 

La dame Izumi Shikibu correspond d’une façon charmante, mais sa conduite est en vérité inconvenante. Elle écrit avec grâce, facilité et un esprit scintillant. Il y a de la saveur dans ses plus petits mots. Les poèmes sont attrayants, mais ce ne sont que des improvisations qui tombent spontanément de ses lèvres. Chacun possède un point intéressant ; elle est également au courant de la littérature ancienne, mais elle n’est pas une artiste remplie du véritable esprit de la poésie. Je crois que même elle ne peut se permettre de porter un jugement sur les poèmes des autres !

[…]

La dame Sei Shonagon est une personne très orgueilleuse. Elle a une haute opinion de sa valeur et répand partout ses écrits chinois. Pourtant, si nous l’étudiions de près, nous trouverions qu’elle est encore imparfaite. Elle s’efforce d’être exceptionnelle, mais, naturellement, les personnes de ce genre vous offensent et finissent par s’attirer des déboires. Celle qui est trop richement douée, qui s’abandonne trop à l’émotion, alors même qu’elle devrait faire preuve de réserve, perdra, malgré elle, le contrôle d’elle-même. Comment une personne aussi vaniteuse et aussi insouciante pourra-t-elle finir ses jours dans le bonheur ?

 

J’avouerais que, en ce qui concerne Sei Shônagon, qu’elle eût été orgueilleuse me paraît assez crédible au regard de certains passages de ses Notes de chevet – si brillantes par ailleurs…

 

Alors, ça bitche dans le gynécée ? Peut-être bien… mais sans doute y avait-il de très bonnes raisons à cela. Car le faste, les couleurs, le raffinement, le protocole, n’y changent rien : Murasaki Shikibu, comme après elle sa fan l’autrice du Journal de Sarashina, s’ennuie profondément. Et cela ressort tout particulièrement de cette partie du nikki, qui a même parfois quelque chose de désespéré – que la proximité des puissants et la grâce des jeux littéraires ne parviennent pas à contrebalancer. C’est dans ces pages, tout particulièrement, que la personnalité de l’autrice s’exprime ; laissons-lui à nouveau la parole :

 

Je sympathise avec ceux qui, en apparence, n'ont d'autre pensée que de se divertir, mais qui, en vérité, cherchent leur subsistance dans une grande inquiétude.

 

On ne saurait mieux dire – et je crois que la rivale Sei Shônagon aurait pu, elle aussi, coucher ces mots sur le papier ; ils n’auraient finalement pas dépareillé dans les Notes de chevet.

 

Après quoi, dans une troisième partie bien plus brève et assez chaotique, Murasaki Shikibu livre des anecdotes de cour, qui reviennent à la manière et au sujet de la première partie. Cependant, je crois que c’est davantage à fleur de peau, la méticulosité des descriptions relevant cette fois bien davantage, dans la continuité de la deuxième partie peut-être, de l’acuité des portraits psychologiques – un des principaux atouts du grand-œuvre de Murasaki Shikibu qu’est Le Dit du Genji.

 

Il y a de très belles pages dans ce nikki – mais j’y ai bien davantage préféré le Journal de Sarashina, où la dimension intime court tout du long.

 

JOURNAL D’IZUMI SHIKIBU

 

Reste un troisième et dernier fameux nikki : celui d’Izumi Shikibu (là encore un nom de plume à défaut du vrai nom de l’autrice, inconnu), poète appréciée à la cour, et exacte contemporaine de Murasaki Shikibu – qui, on l’a vu, ne la prisait pas forcément…

 

Mais ce journal, en est-elle bien l’autrice ? Cela a pu être contesté – de même à vrai dire que la qualification de nikki pour ce texte, qui, formellement, détonne notamment par son emploi de la troisième personne ; sans doute nous narre-t-il un moment de la vie d’Izumi Shikibu, mais sans jamais la nommer : elle est « une femme », sans autre précision. La forte unité de registre de ce « journal » tranche aussi avec les autres exemples de ce genre littéraire ; à vrai dire, on serait parfois tenté d’y voir un (court) roman plutôt qu’un journal « à proprement parler » (ce qui, nous l’avons dit, était de toute façon, parfois, une notion toute relative, ces « journaux » étant en fait souvent des « mémoires ») ; d’ailleurs, le texte a également été cité, dans de très vieux ouvrages, sous le titre peut-être plus juste d’Izumi Shikibu monogatari. Cependant, il abonde en poèmes (bien plus que les deux autres figurant dans ce recueil), qui, eux, seraient bien les œuvres d’Izumi Shikibu ; peut-être de la même manière qu’en ce qui concerne Ariwara no Narihira dans les Contes d’Ise ? Je serais bien en peine d’en dire plus, sans même parler d’exprimer une opinion dans ce débat…

 

Si le Journal de Sarashina couvrait quarante années de la vie de son autrice, à grands renforts d’ellipses, et si le Journal de Murasaki Shikibu, sans doute incomplet, se dispersait dans la forme comme dans le fond, le Journal d’Izumi Shikibu, quant à lui, narre une seule histoire, sur une période assez courte, entre l’été de 1003 et le printemps de 1004 (ce qui, chronologiquement, en fait le plus « ancien » de ces trois nikki, en tout cas au regard des événements qu’il rapporte ; mais il aurait été composé vers 1004, justement, ce qui en ferait donc également le plus ancien nikki de ce volume, en termes de composition cette fois).

 

Et il s’agit, comme de juste, d’une histoire d’amour… Izumi Shikibu avait vécu une relation marquante avec le prince Tametaka, fils de l’empereur Reizei ; mais, après la mort de cet amant en 1002, elle est courtisée par un autre prince, Atsumichi, fils du même empereur – et c’est cette relation que décrit le Journal d’Izumi Shikibu, des premières lettres à l’installation de l’autrice dans le palais d’Atsumichi, suscitant le scandale et le départ de son épouse légitime. Inconvenante, hein ?

 

Cette romance exprime la sève même de la galanterie de Heian – toutefois sur un mode plutôt douloureux qui, je dois l’avouer, m’a bien moins parlé que les Contes d’Ise autrement frivoles et badins… Mais les deux amants, ici, vivent essentiellement leur amour au travers d’innombrables lettres, construites autour d’innombrables poèmes – il y a en des dizaines de compilés ici, tantôt dus à Izumi Shikibu, tantôt à Atsumichi (en théorie du moins). C’est l’époque de Heian : tout est propice à la composition de poèmes, et si possible sur le pouce, des valets s’épuisant à faire l’aller-retour entre les demeures des amants pour y livrer des tanka de circonstance, exigeant réponse. Mais cet amour se veut triste – selon les usages du temps, où on ne célèbre pas tant l’être aimé que l’on déplore son absence. Autant dire qu’ « elles étaient trempées, les manches de ce bras ployé ». Par les pleurs des amants, veux-je dire.

 

Et je dois confesser que j’ai vite perdu le goût à ce déploiement très contraint, codifié et répétitif de verve poétique amoureuse. Encore une fois, le ton plus léger des Contes d’Ise, bien antérieurs, dans le registre de la galanterie, m’avait bien davantage séduit. Ici, la répétition des situations et des images poétiques m’a assez rapidement plongé dans un ennui qui, sans égaler celui de l’autrice du Journal de Sarashina ou de Murasaki Shikibu dans son propre nikki, m’a tout de même gâché la lecture. Tout juste si la cruauté ou la mesquinerie dont peuvent parfois faire preuve les amants a ranimé ponctuellement mon intérêt – ce que le thème classique et pourtant touchant de « l’impermanence » des choses de ce monde, et du caractère éphémère de la beauté, n’est cette fois pas parvenu à faire

 

Maintenant, je suppose que la traduction, ici, a pu jouer un rôle néfaste – même en relevant que j’avais déjà lu ce texte, ou partie de ce texte, dans une traduction du japonais par Ryôji Nakamura et René de Ceccatty, figurant dans leur très bonne anthologie Mille ans de littérature japonaise, pour un effet assez similaire cela dit. Cela tient au rôle central de la poésie dans ce « journal » par ailleurs très romanesque ; or Marc Logé, ou ses sources anglaises, manquent de précision et de méthode dans la traduction de ces tanka – ce qui ressort notamment, je suppose, de cette variation dans le nombre de vers, souvent deux, parfois trois, exceptionnellement quatre ou même cinq (pourtant le format « canonique » pour la traduction de ces poèmes japonais de rythme 5-7-5, 7-7, mais nous parlons ici d’une double traduction dans les années 1920, où ces règles n’étaient peut-être pas encore de mise ; par ailleurs, ces règles sont toutes relatives, puisque, dans l’anthologie citée, les traducteurs ont sauf erreur fait le choix du distique d’alexandrins… Du moins s’en sont-ils tenus à ce format). C’est sans doute là que réside la subtilité du texte – ce qui ne passe pas très bien en français, du moins sous cette forme. Mais la poésie est certes ce qu’il y a de plus difficile à traduire…

 

Cependant, je ne peux que songer à la critique formulée par Murasaki Shikibu, citée plus haut, et, du haut de ma pathétique ignorance, elle me paraît assez juste ; j'entends, la critique poétique, pas celle portant sur « l'inconvenance » de la rivale, qui s'explique mieux après la lecture de ce récit... Mais oui : que ce soit dans l’improvisation en mode automatique, ou dans la pratique érudite de la référence à la poésie ancienne, ces poèmes, qui se veulent très subtils, m’ont souvent paru faux – ce qui tient évidemment à mon ignorance, donc, de cette histoire poétique ; au fond, je « reproche » ici à Izumi Shikibu ce que j’ai pu « reprocher » à Fujiwara no Teika et plus encore à ses admirations dans De cent poètes un poème (en relevant d’ailleurs qu’Izumi Shikibu fait partie de ces cent poètes choisis).

 

HONNEUR AUX DAMES

 

De ces trois « journaux », donc, celui d’Izumi Shikibu est de très loin celui qui m’a le moins parlé, et celui de Sarashina de très loin celui que j’ai trouvé le plus touchant ; le Journal de Murasaki Shikibu est diversement situé entre ces deux termes, plutôt du côté positif cela dit.

 

Cela dit, re, de manière générale, le voyage en vaut la peine. Ces trois textes, finalement très différents au-delà de leur étiquette commune, nous plongent dans le lointain Japon de Heian, nous immergent même dans ce monde si différent du nôtre – et probablement tout autant du Japon contemporain, à vrai dire. L’élégance de la plume, ou du pinceau, y fait des merveilles – les sentiments à vif, dans cette écriture de l’intime, de même, le plus souvent. Finalement, je suis tenté d’y retrouver l’effet que j’avais signalé en chroniquant les Notes de chevet de Sei Shônagon : ces autrices, si subtiles, nous paraissent étonnamment proches, par-delà les siècles, par-delà les kilomètres ; sans doute est-ce qu’elles brillent par leur humanité autant que par leur raffinement. La tristesse, la douleur, l’ennui sont palpables, notamment – et, finalement, c’est peut-être surtout cela que j’en retiens avant tout : avant le faste, avant le protocole.

 

Une belle lecture, donc – mais il me faudra peut-être y revenir au travers de traductions plus précises, plus rigoureuses ; auquel cas la relecture du Journal de Sarashina sera sans doute une priorité.

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Mon effroyable histoire du cinéma, de Kiyoshi Kurosawa

Publié le par Nébal

Mon effroyable histoire du cinéma, de Kiyoshi Kurosawa

KUROSAWA Kiyoshi, Mon effroyable histoire du cinéma : entretiens avec Makoto Shinozaki, traduit du japonais par Mayumi Matsuo et David Matarasso, Pertuis, Rouge Profond, coll. Raccords, [2003] 2008, 157 p.

Je ne me poserais pas forcément en fan du cinéma de Kurosawa Kiyoshi – je crois que je suis trop souvent passé à côté : le cas de Kairo était particulièrement flagrant, mais le regarder bourré n’était vraiment pas une bonne idée ; même chose ou presque pour Charisma, sans aucun doute très joli, sauf qu’à un moment, pour une raison ou une autre, j’ai cliqué sur « pause » et n’ai jamais repris – ça fait bien dix ans de cela... J’en ai vu quelques films pas mauvais mais pas non plus transcendants, dont j’avais pu parler ici (Séance, ou le bien plus récent Creepy) ; d’autres m’ont certes davantage parlé, comme le très plébiscité Cure ou plus récemment Shokuzai… Il faudrait sans doute que je m’y (re)mette avec davantage d’application.

 

Ceci étant, je ne doute pas que le bonhomme a des choses intéressantes à raconter. Certains aspects, liés à son propre cinéma, avaient déjà pu être mis en exergue – la double casquette, pionnier de la J-Horror et amateur de cinéma fantastique d’un côté, accepté par la critique d’art et d’essai de l’autre. Mais le présent petit ouvrage ne parle qu’assez peu du cinéma de Kurosawa Kiyoshi lui-même ; il s’agit bien plutôt de parler des films qu’il aime – et des films d’horreur essentiellement. Pour évoquer tout cela, il discute avec son ancien étudiant, accessoirement critique, et lui-même réalisateur, Shinozaki Makoto.

 

Et les deux sont à fond sur le cinéma bis qui les a formés : un cinéma fantastique japonais qui demeure largement méconnu de par chez nous (et qui est assez peu traité ici, ce que j’ai trouvé un chouia décevant – mais ce n’était pas l’objet du livre ; si je le signale, c’est parce qu’il vaut mieux savoir à quoi s’attendre à cet égard), et (surtout) un cinéma fantastique occidental qu’il n’était pas toujours facile de voir au Japon durant les années d’apprentissage de nos réalisateurs – avant les cassettes vidéo pour partie, avant en tout cas les DVD et Internet. Ce qui introduit un biais intéressant : ce qui les marque le plus n’est pas forcément ce qui a marqué le plus en Occident, même dans les « catégories » les plus pratiquées (incluant le cinéma gothique de la Hammer, etc.)

 

À vrai dire, les deux hommes, en bon geeks échangeant sur un mode décontracté leurs émois filmiques comme autant d’anecdotes de fans, sont volontiers critiques des Grands Maîtres et des Gros Succès, eux qui privilégient un cinéma d’exploitation assumé comme tel ; même dans le cas italien, par exemple, Mario Bava, Lucio Fulci ou Dario Argento ne sont qu’assez peu mentionnés et admirés, au profit de réalisateurs généralement plus obscurs. Et concernant le cinéma anglais ou américain ? De très bonnes choses chez Larry Cohen ou Bob Clark – surtout dans les paroles de Shinozaki Makoto, car Kurosawa Kiyoshi n’a pas forcément vu ces films précisément ; il en a certes vu beaucoup d’autres, parfois bien ésotériques. Mais les patrons du registre ? Hitchcock est peu ou prou détesté – trop artiste, trop abstrait, et la scène de la douche dans Psychose c’est vraiment n’importe quoi. Logiquement, dans ces conditions, DePalma est méprisé – y fait rien qu’à copier. L’Exorciste ? Non, vraiment, non… Et les grands noms de l’horreur américaine des années 1970 ou 1980 ? Faut voir… Carpenter est inégal (sans aucun doute) – et Halloween mauvais, en tout cas ; Craven, à peu près la même chose, en pire (OK) ; Romero ? Zombie est un bon film d’action, mais guère plus (tsk !), etc.

 

Il y en a cependant un qui est épargné – et plus qu’épargné : Tobe Hooper. Kurosawa Kiyoshi est un fan, à donf dans la drepou. Il adule certes par-dessus tout Massacre à la tronçonneuse, mais est aussi très… généreux, disons, avec la carrière ultérieure du réalisateur, qui me fait globalement l’effet d’être bien moins enthousiasmante, tout de même.

 

Les deux cinéastes parlent essentiellement de leurs passions – assez peu de leurs propres films. Cela arrive, cependant – côté Kurosawa comme côté Shinozaki. Et ce dernier, au fil de ces entretiens, a usé d’une technique intéressante : l’étude (un bien grand mot, c’est généralement assez bref) comparée de scènes issues de films de Kurosawa Kiyoshi et de leurs possibles influences, ou du moins parentes, dans le cinéma d'horreur occidental. À mon sens, un des passages les plus intéressants dans ce goût-là est celui qui porte sur Les Dents de la mer – ceci alors que les deux interlocuteurs ne prisent guère Spielberg dans l’ensemble (mais, Hooper oblige, Kurosawa aime Poltergeist, et suppose que le rôle de Spielberg dans ce film a été positif, en incitant Hooper à se lâcher bien plus qu’on ne l’aurait cru).

 

Tout ceci se lit assez agréablement – mais comme une conversation entre potes cinéphiles, d’une érudition bisseuse prononcée. Si le biais mentionné plus haut, sur la diffusion au Japon des films occidentaux évoqués, produit quelques résultats intéressants, on pourra regretter que le cinéma de genre japonais soit ainsi relégué à une position assez mineure. Par ailleurs, le principe même de cette conversation n’est peut-être pas sans inconvénients : on aurait tort, sans doute, pour la seule raison de la relative notoriété de Kurosawa Kiyoshi sous nos latitudes, de voir en lui un « interviewé » et en Shinozaki Makoto un « intervieweur » ; il y a certes, de la part de ce dernier, une certaine déférence, dans la relation de l’élève au maître, mais le ton est assez détendu, informel, au point en fait de l’égalité des interlocuteurs, régulièrement. Ce qui est plutôt sympathique, c'est certain ; cependant, on est tenté, de temps à autre, de trouver que Shinozaki en fait un peu trop, et, notamment, fait un peu trop le malin… Bah, c’est secondaire.

 

Oui, c’est une lecture agréable – mais relativement médiocre, et on n’y trouvera rien de renversant. Même si un enseignement peut sans doute en être tiré : pour apprécier le cinéma de Kurosawa Kiyoshi, se faire une culture dans le cinéma bis européen et américain serait sans doute une bonne idée – et je suis très, très incompétent à cet égard…

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Gunnm, t. 9 : La Conquête de Zalem (édition originale), de Yukito Kishiro

Publié le par Nébal

Gunnm, t. 9 : La Conquête de Zalem (édition originale), de Yukito Kishiro

KISHIRO Yukito, Gunnm, t. 9 : La Conquête de Zalem (édition originale), [Gannmu 銃夢], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Manga Seinen, [1990-1995, 2013] 2018, 252 p.

Eh bien, nous y arrivons… La fin de Gunnm ! Ou du moins de la série originelle, car il y a eu depuis des prolongements, d’abord Gunnm Last Order, à la réputation pas top semble-t-il, ensuite Gunnm Mars Chronicle, dont je ne sais absolument rien, si ce n’est que la publication française en avait été entreprise parallèlement à cette reprise de Gunnm-tout-court en « édition originale » (et dont la traduction, notamment, me laisse parfois sceptique, ç’a été vrai tout du long). Mais Gunnm-tout-court s’arrête donc là – et il y a une vraie fin, même si avec suffisamment de portes ouvertes pour broder séquelles et préquelles.

 

À vrai dire, c’est un peu la ruée, dans ce neuvième tome très dense, qui doit rassembler pas mal de ficelles pour aboutir à une conclusion. Et, du coup, cela peut être un tantinet indigeste, je suppose… En fait, j’avais lu cet ultime tome il y a quelque chose comme deux semaines de cela, sans avoir le temps de le chroniquer dans la foulée ou disons dans les jours qui suivaient – pour faire mariner un peu. Mon ressenti… était un peu perplexe, disons. Mais, histoire d’en livrer une chronique pas trop totalement à l’ouest (dans l’idée, mais je suppose qu’elle le sera quand même), j’ai préféré relire ce neuvième tome avant de vous en causer – et bien m’en a pris, je crois, parce que c’est beaucoup mieux passé ; il y a des choses qui ne fonctionnent pas très bien à mes yeux, toujours, mais globalement ça se tient, et, oui, c’est une vraie fin, et probablement une bonne fin ; ce qui n’était vraiment pas gagné.

 

Nous avions laissé Gally seule contre tous ou presque, et quasiment en morceaux, atteindre enfin sa némésis Desty Nova, avec l’assistance du fiston chelou dudit savant dingue et flanophile, Kaos. Gally, qui s’est endurcie avec toutes ces années passées dans les Badlands, n’a pas exactement envie de faire dans la demi-mesure, et compte bien massacrer Desty Nova sans faire de manières, et tant pis pour ses connards d'employeurs sur Zalem. Mais une chose la ronge : quel est donc le secret des Zalémiens, justement ? Ce qui a rendu fou Ido, au point où il s’est réfugié dans une autre vie bienheureusement amnésique ? Je mets la balise SPOILER au cas où, mais cette « révélation » apparaît à la page 14, hein… Adonc, ni une, ni deux, Desty Nova découpe son crâne et exhibe la micropuce qui a remplacé son cerveau – car tel est le sort de tous les citoyens de Zalem quand ils atteignent l’âge de 19 ans, et c’est la condition de leur citoyenneté…

 

Bon. La découverte de ce secret, systématiquement, rend tous les Zalémiens dingues, et je suppose que, dans leur position, cela peut se comprendre, aussi les scènes illustrant leur folie, qu’elle tienne de la catatonie ou de l’automutilation précédant le geste authentiquement suicidaire, fonctionnent ma foi plutôt bien. Le rapport de Lou à cette révélation s’avère d’ailleurs plus subtil et convaincant que ce à quoi nous avait habitué le personnage, et c’est tant mieux – elle y gagne enfin de la chair et de l’âme, même stockée dans une micropuce. Reste que, de mon point de vue de lecteur bien éloigné de tout ça, ce terrible secret est de suite beaucoup moins terrifiant et scandaleux… On avance d’ailleurs (Desty Nova sauf erreur) que, cerveau cybernétique et corps organique, ou l’inverse comme pour Gally, ça n’est jamais qu’une question d’assemblage… C’est l’approche du savant fou, elle n’est donc probablement pas canonique, mais, après tout, la perspective transhumaniste de la série depuis ses tout premiers épisodes constituait à mes yeux un de ses atouts majeurs, et je tends donc à lui donner raison. Mais bon. D’une certaine manière, je conçois bien que ce « secret » soit constitutif d’une fin correcte pour la série, qui tient ses promesses ; c’est vraiment à titre très personnel que cet aspect de l’histoire me laisse passablement froid – de même à vrai dire pour les autres institutions de Zalem ici décrites, quand on y met enfin les pieds, et qui orientent absolument sans surprise la techno-utopie vers quelque chose qui tient bien davantage de la dystopie (chambres de suicide et expérience grandeur nature sur un mode typique de la thématique des arches stellaires, et, donc, disons auto-mutilation volontaire, qui est en même temps un auto-aveuglement) ; sans parler de la « justification » du nom même de la cité des nuages, mf…

 

Cela fonctionne donc, sans être forcément très enthousiasmant en ce qui me concerne. Mais, à mon sens, ce tome de conclusion contient suffisamment de bons moments ailleurs pour que l’ensemble en bénéficie, dont ces moments en rapport avec Zalem et ses secrets – notamment dans la manière de l’affrontement entre Gally et Desty Nova. Notez, il n’est pas dénué de trucs un peu lourds, le retour d’Eli au premier chef, dont on se serait très bien passé – tandis que le grand finale de Den vaut essentiellement pour le rôle ambigu de la petite Koyomi dans tout ça ; les errances plus ou moins psychiques de Kaos y sont forcément liées, et parlent plus ou moins. Non, ce qui est vraiment bon à mes yeux, et en même temps pas vraiment surprenant dans l’absolu, c’est que le combat se déroule dans le crâne même de Gally – que Desty Nova soumet à des rêves et cauchemars, tour à tour poignants et terribles, teintés de regrets aussi ; une ou des vies alternatives, parfois heureuses – insupportablement heureuses ; moyen de questionner la prédestination martiale de Gally. Dans ces scènes tantôt horribles, tantôt plus calmes et sereines que d’usage, le dessin toujours très bon de Kishiro Yukito brille tout particulièrement, sur un mode parfois sensible qui renvoie aux premiers tomes de la BD – les époques d’Ido et de Yugo… Un autre aspect intéressant de ces passages réside dans l’amorce d’une réévaluation du personnage de Desty Nova – dingue et dangereux sans doute, mais bien plus que cela en même temps ; s’il a commis suffisamment d’horreurs pour que l’on souhaite y mettre un terme, et si ce trifouillage de la mémoire et des sensations de Gally/Alita en fait d’ailleurs partie, il est quelques moments pourtant où, dans le rôle du tonton excentrique, il se révèle étrangement humain – et pas si éloigné d’un Ido, jusque dans leur désir partagé et un peu perturbant de « jouer à la poupée » avec Gally/Alita ; peut-être était-ce aussi le désir secret de Kishiro Yukito – voire, horreur glauque, des lecteurs de Gunnm ? Gally parviendra certes à fuir ce rêve – mais pour réaliser qu’elle n’en a absolument aucun, ce qui est plutôt douloureux…

 

Mais je disais donc que cet ultime tome était très dense – et il reste encore deux aspects à mentionner, plus rapidement, mais liés. Le plus intéressant à mon sens est ce flashback dans lequel Gally découvre enfin la Yôko qu’elle était – une militaire martienne impitoyable, à l’époque d’un conflit entre Mars et la Terre, pardon, Röte et Blau ; Gally est horrifié par ce dont elle se souvient enfin, mais l’épisode a aussi pour fonction de justifier… eh bien, le point de départ même de la BD : comment ce cerveau organique dans un corps hétéroclite en lambeaux a pu finir dans la Décharge, où Ido le trouvera, toujours en état de marche, quelques siècles plus tard… Noter que la BD prend soin de ménager un grand flou sur une durée de 200 ans au moins, laissant de la marge pour des épisodes ultérieurs – en tant que tel, le procédé, bien employé, n’est pas frustrant, mais vraiment intrigant.

 

Enfin, les destins de Gally et de Zalem doivent s’unir. Les fantasmes de Den et de la Décharge s’associent également aux illusions aveugles des Zalémiens – tandis que Desty Nova s’engage plus avant, même follement, sur la voie d’un semblant de rédemption. Sans vraie surprise, Gally nous offre donc un finale christique, non sans une certaine grâce cela dit – une manière de boucler la boucle, ou, plus exactement, de relier les mondes. La forme même de ce sacrifice donne tout d’abord une vague impression d’improvisation (notamment les rôles de Desty Nova et aussi de Lou dans tout ça, avec des équivalents gadgétoïdes de deus ex machina), mais, là encore, en définitive, cela fonctionne ; et, comme de juste, un épilogue ouvre à nouveau quelques portes pour raconter d’autres histoires…

 

Arrivé au terme de cette BD, quel est mon ressenti global ? Positif – largement, je crois. En commençant par une évidence : le dessin de Kishiro Yukito est vraiment très bon, et progresse même de tome en tome. Le personnage de Gally est très réussi. Quelques autres personnages de même – Ido dès le départ, plus tard Kaos même s’il a ses moments pénibles, et finalement Desty Nova ; d’autres noms pourraient sans doute être avancés. Il y a eu des hauts et des bas, sans doute ; comme je l’ai dit dans tous mes comptes rendus depuis le troisième volume, le principal bas de la série est clairement, en ce qui me concerne, le pénible arc du motorball. Le tournant madmaxien à partir du tome 6 m’a bien plu, par contre. Il y a des choses qui fonctionnent très bien du début à la fin, cela dit – et notamment cette veine plus ou moins transhumaniste, sur un socle cyberpunk, qui autorise une sorte de gore très improbable mais d’autant plus enthousiasmant. Et des choses qui fonctionnent beaucoup moins bien dès les premières occurrences, pour compenser – le catalogue de coups spéciaux et d’armes de destruction massive, avec des notes de bas de case régulièrement crétines à la manière d’un Shirow Masamune dans The Beurk in the Shell… Mais les qualités l’emportent clairement sur les défauts : Gunnm est un bon manga de SF, et un bon manga d’action ; peut-être pas tout à fait à la hauteur de son culte, même si j’y ai participé non sans une certaine nostalgie adolescente – néanmoins bien au-dessus du lot, pas l'ombre d'un doute à ce sujet.

 

Ce que confirme en définitive cet ultime tome, très dense : tout ne se montre pas totalement convaincant, mais les bons moments rachètent sans peine les moins bons, et c’est une conclusion appréciable à une série de qualité.

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Le Cinéma japonais, de Tadao Satô

Publié le par Nébal

Le Cinéma japonais, de Tadao Satô

SATÔ Tadao, Le Cinéma japonais, [Nihon eiga shi 日本映画史], traduction [du japonais] de Karine Chesneau, Rose-Marie Makino-Fayolle et Chiharu Tanaka, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, coll. Cinéma/pluriel, [1995] 1997, 2 vol., 264 et 324 p.

Encore un ouvrage portant sur le cinéma japonais envisagé de manière globale – mais un plus gros morceau que les précédents envisagés sur ce blog, dus à Donald Richie et, bien plus bref, à Max Tessier. C’est aussi, à titre personnel, une relecture – je m’étais fait ces deux beaux volumes lors de ma Première Phase Nippone, il y a de cela presque quinze ans… Mon souvenir était plutôt favorable – ce qu’a globalement confirmé cette relecture, même s’il me faudra apporter quelques nuances.

 

Il a de toute façon un atout indéniable : ces deux volumes au format « beaux livres », et d’un beau papier, sont très abondamment et joliment illustrés (même si seulement en noir et blanc) – les autres ouvrages consultés ne peuvent tout simplement pas rivaliser avec celui-ci à cet égard. Parcourir ces beaux objets n’en est que plus agréable, et cette illustration éclaire éventuellement des choses qui demeureraient sans doute bien trop abstraites à se voir simplement consacrer quelques lignes sans véritable référent visuel.

 

L’autre grand atout de ce Cinéma japonais du célèbre critique nippon Satô Tadao (adapté plutôt que simplement traduit de son Nihon eiga shi originel, en quatre volumes) réside à mon sens dans le premier des deux tomes : après une introduction qui a un peu tendance à partir en vrille du fait d’un plan contestable (un travers qui resurgit çà et là par la suite), nous avons droit à quelque chose comme 200 pages de développements sur le cinéma japonais de 1896 à 1945. C’est bien, bien plus que dans le bouquin de Richie, sans même parler de celui de Max Tessier – et c’est passionnant. Vous me direz : « Ouais, mais la plupart de ces films ont disparu, et/ou n’ont jamais été diffusés en dehors du Japon… » Ce qui est parfaitement exact. Seulement, l’étude de Satô Tadao est très serrée et passionnante de bout en bout, avec des focales de temps à autre sur tel ou tel sujet particulier, très appréciables – par exemple sur ces acteurs japonais partis à Hollywood et qui tournaient dans des films très « péril jaune », le plus célèbre étant Hayakawa Sesshû ; mais ce ne n’est qu’un exemple parmi tant d’autres – on pourrait parler aussi des rapports entretenus avec le kabuki, notamment via les acteurs de rôles féminins, onnagata, ou encore des effets spéciaux dans le cinéma de propagande, ou comment certains cinéastes ont trouvé à ne pas se mouiller pendant la guerre ou bien au contraire en ont fait les frais…Plein de choses passionnantes. Tout ceci étant largement inédit pour le lecteur occidental, il y a vraiment de quoi faire dans ce premier tome.

 

Cependant, le format employé jusqu’alors trouve probablement ses limites dans le tome 2 – non qu’il soit à proprement parler mauvais, il ne l’est pas… Mais il est épuisant, disons, et lacunaire. En effet, le livre de Satô Tadao, pris dans sa globalité, a un côté encyclopédique qui, tout d’abord, le sert, mais le dessert en définitive à force d’accumulation. L’analyse transversale cède éventuellement le pas à la multiplication des notices consacrées à tel film, puis tel autre, puis tel autre… C'est sans fin. À n’en pas douter, Satô Tadao évoque beaucoup, beaucoup plus de films que Donald Richie et compagnie, et par ailleurs de manière plus approfondie. Cependant, ce format, qui me paraissait approprié dans le premier tome, perd en pertinence dans le second, où l’ouverture internationale du cinéma japonais et tout autant la litanie des grands noms et des grands films connus rendent le tableau à la fois plus fatiguant à la lecture (on enchaîne les notices, et l’écueil de la paraphrase est toujours à craindre) et frustrant de par son caractère lacunaire – car, avec les centaines d’œuvres évoquées ici, on ne peut que s’étonner de certaines absences…

 

« S’étonner » ? Ce n’est peut-être pas le mot – car c’est souvent le cinéma de genre qui trinque, comme toujours. Non que Satô Tadao néglige globalement le cinéma populaire, certainement pas – et il ne se pince pas forcément le nez devant les succès commerciaux, le cas échéant ; mais voilà, s’il est très volubile concernant quantité de mélodrames ou de comédies légères, il ne dit qu’assez peu de choses, au mieux, concernant les films de yakuzas ou certains pinku eiga (la surprise, s’il doit y en avoir une, c’est qu’il loue volontiers quelques roman porno, notamment), encore moins (et là ça coince, quand même) concernant le chanbara, quasiment rien du tout à propos du cinéma fantastique ou de science-fiction… Comme d’hab’, certes. Mais c’est toujours un peu dommage, tout de même.

 

Et la multiplication des notices peut aussi, par défaut, souligner quelques absences dans un cinéma davantage tourné vers le « prestige ». En même temps, il y a comme un regrettable effet d’ « aplatissement », disons, au sens où films majeurs et curiosités très oubliables et éventuellement déjà oubliées sont traités exactement sur le même plan, fond et forme… Autant de limites de l’encyclopédisme, qui promet éventuellement l’exhaustivité, une promesse impossible à tenir, a fortiori de manière juste et satisfaisante…

 

Ajoutons un ultime défaut, qui vaut pour les deux tomes : la traduction n’est pas toujours au top. Trois traductrices ont travaillé sur cet ouvrage, en se répartissant les chapitres, et le niveau global est un peu inégal, avec un certain nombre d’imprécisions sinon de pains à proprement parler, et, régulièrement, des termes techniques plus ou moins bien compris, et des références plus ou moins bien relevées. Rien de dramatique je suppose, mais j’ai tout de même eu l’impression d’un travail pas vraiment à la hauteur de la plastique de l’ouvrage.

 

Laquelle demeure son principal atout – et, je crois, un atout suffisant, même dans ce deuxième tome qui m’a moins satisfait que le premier, lequel était davantage inédit et fouillé et enrichissant. Mais, oui, globalement, ça vaut le coup – probablement plus que les autres ouvrages consacrés au cinéma japonais dans son ensemble que j’ai pu lire, et ils n'étaient pas tous mauvais loin de là.

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La Tradition secrète du nô, suivi de Une journée de nô, de Zeami

Publié le par Nébal

La Tradition secrète du nô, suivi de Une journée de nô, de Zeami

ZEAMI, La Tradition secrète du nô, suivi de Une journée de nô, traduction [du japonais] et commentaires de René Sieffert, Paris, Éditions Gallimard, coll. Connaissance de l’Orient – UNESCO, coll. UNESCO d’œuvres représentatives, série Japonaise, [1960, 1985] 2010, 378 p.

Le nô est un art spécifique au Japon – et qui, en tant que tel, a suscité aussi bien la fascination que l’incompréhension de la part des Occidentaux. À vrai dire, les commentaires de René Sieffert dans le présent ouvrage, d’un ton quelque peu irrité, ont aussi pour fonction de combattre des idées reçues en la matière – tout spécialement en ce qui concerne le caractère « ésotérique » de ce spectacle, parfois pris un peu trop au pied de la lettre… Il s’agissait donc de remettre les pendules à l’heure ; le livre est construit dans cette optique, et, avouons-le, c’est tout à la fois pertinent… et un peu rude – car, guidés par René Sieffert, nous devons, sur plus de la moitié de l’ouvrage, affronter au préalable des textes théoriques passablement arides qui seuls garantissent, si l’on en croît le traducteur et commentateur, une appréhension pas trop faussée des pièces de nô à proprement parler en fin de volume – en l’espèce, une journée de nô, soit cinq pièces de nô entrecoupées par quatre pièces de kyôgen ; mais je reviendrai sur tout ça le moment venu.

 

J’ai parlé de pièces, et on range généralement le nô dans le théâtre – à l’instar d’autres genres plus tardifs comme le kabuki, à maints égards l’antithèse du nô, ou le jôruri/bunraku, théâtre de marionnettes. Mais le nô fait appel à bien des arts : s’il relève pour partie du théâtre, la danse, la musique et le chant y ont également un rôle crucial, tandis que le texte relève souvent de la poésie ; il faut y ajouter les masques, fameux, les costumes sobres et dignes, etc. Tout cela n’en rend l’accès que plus difficile aux non-initiés, sans doute…

 

Mais, si Chikamatsu Monzaemon est le grand dramaturge associé au théâtre de marionnettes notamment (je vous renvoie au premier tome des Tragédies bourgeoises), le grand nom du nô, trois siècles plus tôt (notre XIVe siècle), est celui de Zeami – qui a non seulement livré quantité de pièces constituant aujourd’hui une bonne part du répertoire classique du nô, mais a aussi livré les fruits de sa réflexion théorique dans plusieurs essais majeurs, quand bien même « secrets ».

 

Toutefois, il ne serait pas très juste de mentionner Zeami seul – car il y avait eu avant lui son père, Kan.ami : la plume de Zeami situe par principe tous ses apports personnels dans l’ombre du travail de son père, censément le vrai génie de l’histoire, dont il aurait systématisé le travail en le couchant sur le papier. C’est peut-être bien la vérité – mais divers indices laissent aussi croire que, d’une certaine manière, même avec une humilité non feinte, Zeami a fait de Kan.ami ce que Platon avait fait de Socrate : un personnage certes réel, mais qui se voit attribuer des œuvres peut-être indûment, car il constitue une justification bienvenue sous la forme d’une référence au passé toujours utile.

 

Dans un sens, ce livre en est la démonstration. Il est donc composé de deux parties : La Tradition secrète du nô, et Une journée de nô ; la première est entièrement le fait de Zeami, même s’il y revient presque systématiquement sur les apports de Kan.ami, tandis que la seconde comprend neuf pièces en tout, dont certaines sont sans l’ombre d’un doute signées par Zeami, mais pas d’autres, éventuellement bien plus tardives… et souvent bien moins bonnes, de l’aveu même du compilateur, traducteur et commentateur René Sieffert, qui justifie ses choix au nom de la représentativité – un argument qui, je l’avoue, m’a laissé un peu sceptique…

 

Mais d’abord La Tradition secrète du nô. Tout au long de sa carrière, des plus riche, Zeami est sans cesse revenu sur la réflexion théorique concernant son art. Cette réflexion est dite « secrète », ou « ésotérique », ce qui a suscité quelques fâcheux fantasmes… d’autant que le nô est régulièrement imprégné de religion, outre qu’il fait appel, en masse, à des fantômes, des divinités et des démons. Mais ces qualificatifs doivent être entendus de manière très prosaïque : à chaque génération, on transmet ces réflexions à un nouveau « maître » et à lui seul, non pour quelque raison « occulte », mais tout simplement… parce qu’il s’agit de « trucs » du métier – des ficelles davantage que des secrets, issues de la longue expérience de Kan.ami et Zeami, et destinées à demeurer dans leur lignée en guise d’héritage. Rien de plus !

 

Mais Zeami a donc consacré de nombreux essais à l’art du nô, certains trop « techniques » pour figurer ici, mais ce livre en compile six autres, dont, surtout, en tête, Fûshi-kaden, ou « De la transmission de la fleur de l’interprétation ». Cette « fleur », c’est une notion clef, riche de nuances voire tout bonnement polysémique, qui reviendra dans tous les autres essais : elle désigne, en simplifiant, ce qui est « intéressant » chez un acteur ou dans une pièce ; or ce qui est « intéressant » varie au fil du temps et des conditions (Zeami y revient sans cesse : le nô gagne à l’adaptation à l’audience, il ne doit certainement pas être figé – une leçon que l’on a sans doute bien vite oubliée, et jusqu’à aujourd’hui, le répertoire du nô ayant eu tendance à se « figer », et les « règles » de l’art par la même occasion…) ; ainsi, il y a la fleur de l’acteur débutant, une sorte de charme naturel – mais de peu de poids face à la fleur du vieux comédien accompli, qui enrichit sa pratique de l’art de la profonde compréhension qu’il en a acquis au fil des représentations et des réflexions. Mais l’adaptation et la nuance sont donc des notions primordiales.

 

Disons-le, ces essais, qui courent sur plus de cent pages après une introduction déjà copieuse (mais nécessaire) d’une soixantaine de pages, ont de quoi perturber le quidam simplement curieux de lire des pièces de nô ; l’ouvrage composé par René Sieffert développe une approche académique, qui ressort de notes de fin de volume abondantes et pointilleuses – mais c’est une chose que j’ai appréciée : à vrai dire, dans d’autres traductions signées René Sieffert, incluant Le Dit du Genji ou Le Dit des Heiké, les notes m’ont parfois cruellement manqué… Mais, à cette époque, l’éminent japonologue poursuivait donc l’approche entreprise, dans des conditions assez proches, au moment de sa traduction encore récente des Contes de pluie et de lune d’Ueda Akinari – et je ne m’en plains pas, bien au contraire.

 

Reste que ces essais sont austères, pointilleux, souvent trop abstraits par ailleurs pour qui ne saurait rien du nô ou peu s’en faut (heureusement, il y a donc cette longue introduction). Ceci étant, leur lecture n’est certainement pas inintéressante – et si la redondance peut fatiguer, et certaines notions demeurer obscures, c’est aussi une manière particulière d’appréhender le génie de Zeami, au travers de cette puissante réflexion théorique sur l’art qu’il avait fait sien. Et, après quelques premières pages assurément rudes, on commence à entrevoir ce dont parle au juste l’auteur – qui, tout « ésotériques » que soient ces essais, s’avère un pédagogue étonnamment doué, en sus d’un observateur et créateur d’une extrême finesse. Finalement, cette réflexion théorique est parfaitement à sa place ici – René Sieffert avait indubitablement raison à cet égard. Mais il faut s’avoir dans quoi on s’engage : si vous voulez « seulement » lire des pièces de Zeami, ce n’est peut-être pas la lecture la plus appropriée.

 

Les pièces – nous y arrivons. Passé la réflexion théorique de La Tradition secrète du nô, place à Une journée de nô. Car le nô, traditionnellement, ne consiste pas en pièces individualisées dans l’absolu, mais est organisé en journées – au sens propre : la représentation prend... une journée (concrètement, dix à douze heures, sauf erreur), et elle comprend en principe neuf pièces – cinq pièces de nô, à la succession prédéfinie, et quatre intermèdes comiques, les kyôgen, qui sont des sortes de farces destinées à relâcher la tension entre deux pièces de nô souvent pesantes.

 

Ces kyôgen sont tout sauf raffinés, à l’encontre des nôs ; ils évoquent, de notre côté du globe, la commedia dell’arte, ou les molièreries à la Scapin (dont le collège et le lycée m’ont définitivement écœuré), avec un classique personnage de valet, Tarôkaja, tantôt rusé, tantôt idiot, au cœur en tout cas de saynètes burlesques où de vains seigneurs font les frais de ses entourloupes. Le rythme est nerveux, les répliques plus « naturelles » ; oui, je suppose que c’est amusant…

 

Le nô, c’est autre chose. Outre que les nôs au programme des journées théâtrales changent en fonction des saisons (il y a des nôs de printemps, des nôs d’été, etc.), ils obéissent dans le cadre de la journée théâtrale à un ordre immuable : nôs « de divinités », « de fantômes de guerriers », « de fantômes de femmes » (jouées par des hommes, comme d’habitude et de manière générale), « de la vie réelle » (exceptionnellement sans masque et sans traitement surnaturel, à la différence des quatre autres pièces), et enfin « de démons » – les plus spectaculaires, bienvenues au terme d’une longue journée de spectacle.

 

L’enchaînement de ces pièces correspond à la progression « jo-ha-kyû » (ouverture, développement, finale), sur laquelle revient souvent Zeami dans sa réflexion théorique ; mais ce principe influe également sur la composition des pièces : la progression « jo-ha-kyû » se retrouve dans la pièce même. D’autant que, d’une certaine manière, le nô raconte souvent la même histoire, et de la même manière ? René Sieffert a pu dire que, dans le nô, il n’y avait qu’un seul personnage : c’est celui que l’on appelle le shite, soit l’actant, « celui qui fait » ; mais un autre personnage, le waki, a pour fonction de l’introduire. Dès lors, chaque pièce ou peu s’en faut obéit au schéma suivant : le waki, un voyageur, souvent un moine itinérant, arrive dans un lieu où il s’est produit quelque chose ; il s’entretient avec un habitant de ce lieu, qui est en fait le shite, mais qui n’a pas encore revêtu son masque – ils échangent sur le drame qui s’est noué en ce lieu, le shite dissimulant sa véritable identité ou ne l'avançant qu'à demi-mots ; puis il s’en va, en fait pour se préparer dans la « pièce au miroir », où il revêt le masque du shite sous sa véritable forme. Entre-temps, le waki discute des événements de la région avec un kyôgen (entendre par-là un acteur de la farce qui suivra), qui est un paysan des environs, et qui lui narre le drame en question sur un ton plus naturel. Puis revient le shite, avec son masque, qui emprunte la passerelle symbolique du passage entre les deux mondes ; c’est alors qu’il danse et chante, avec l’assistance des musiciens et du chœur. Éventuellement, l’esprit ainsi évoqué, qui raconte de la sorte une dernière fois son drame, sur un mode bien plus poétique, constituant le point culminant de la pièce, l'esprit, donc, trouve enfin le repos grâce aux prières du waki. Ce schéma est très répandu.

 

Le miracle, à cet égard, c’est peut-être que les pièces ne soient pas lassantes, à reprendre sans cesse ce même dispositif. Bien sûr, la qualité poétique du texte y est pour beaucoup – et les meilleures pièces sont aussi celles qui se montrent les plus subtiles, renvoyant à la notion de yûgen, déjà travaillée du temps de la poésie de Kamakura (voyez ma note sur De cent poètes un poème), mais qui connaît des développements cruciaux à l’époque de Zeami – lequel, dans ses essais, se montre pourtant réservé quant à ce que d’aucuns qualifient de yûgen et prisent avant tout dans ce registre : encore une fois, le génie de Zeami résidait notamment dans l’adaptation, l’évolution permanente… Il était un créateur, qui ne pouvait rester indéfiniment dans le cadre étroit des codes. Ses successeurs, en revanche... Par excès de révérence, peut-être ?

 

Mais du coup, dans cette journée de nô, il y a un contraste marqué entre les première et dernière pièces (Iwafune, « pièce à divinité » qui s’en tient à la multiplication des formules votives, et Sesshôseki, « pièce à démon » dont l’intérêt réside peut-être dans la forme prise par le démon, soit « une pierre qui tue » dans une région volcanique), deux pièces qui sont postérieures à Zeami et toutes dédiées à l’efficacité, tandis que les trois pièces centrales (le moment ha de la progression jo-ha-kyû) sont signées par Zeami lui-même, et bien plus subtiles, bien plus riches : Sanemori, « pièce à fantôme de guerrier », empruntant comme souvent au Dit des Heiké ; Yûgao, « pièce à fantôme de femme », brodant sur un épisode du Dit du Genji ; et enfin Semimaru, « pièce de la vie réelle » d’une grande perfection formelle. Ces trois pièces sont largement au-dessus des autres, toutes trois très belles, et bénéficiant de la traduction élégante de René Sieffert (qui prise souvent l’archaïsme, parfois un peu trop à mon goût, mais là ça m’a paru parfait de bout en bout).

 

Mais le nô ne devrait pas seulement se lire ; cependant, il demeure un spectacle déconcertant – sa lenteur, notamment, ou encore les interjections des musiciens et du chœur, les kakegoe, sur un fond musical qui a de quoi perturber tout Occidental… Tout cela n’en rend pas l’approche aisée. Je suppose que cela demande une forme d’ « éducation » : la maîtrise de certains codes est nécessaire à l’appréhension du spectacle. Le choix d’abord étonnant de faire précéder le texte de ces pièces de longs morceaux quelque peu obscurs de réflexion théorique, s’avère donc tout à fait pertinent – et le livre est beau et fascinant, comme peut l’être le nô, même pour qui n’y connaît rien. Reste quand même à voir et entendre du nô, ce qui s'annonce plus ardu...

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A Dream of Resistance: The Cinema of Kobayashi Masaki, de Stephen Prince

Publié le par Nébal

A Dream of Resistance: The Cinema of Kobayashi Masaki, de Stephen Prince

PRINCE (Stephen), A Dream of Resistance: The Cinema of Kobayashi Masaki, New Brunswick, Rutgers University Press, [2017] 2018, VII + 323 p.

Mes connaissances en matière de cinéma japonais sont encore bien trop lacunaires, mais, parmi les quelques réalisateurs que j’ai pu aborder ces dernières années, Kobayashi Masaki occupe une place particulière : j’ai été bluffé, tout d’abord, par Harakiri et Kwaidan, puis par le monumental La Condition de l’homme ; et, sans les mettre au même niveau, Rébellion et Rivière noire m’ont beaucoup plu également. C’est un cinéaste dans lequel je me reconnais totalement, et qui éveille en moi quelques souvenirs, par exemple du temps où je découvrais (vraiment) le cinéma de Stanley Kubrick, ou plus tard celui d’Alfred Hitchcock…

 

Kobayashi Masaki, pour les films cités et quelques autres, a en son temps reçu bien des récompenses, au Japon ou à l’étranger, mais j’ai l’impression, pourtant, d’un réalisateur un peu dénigré, de nos jours – on lui reproche éventuellement sa stylisation poussée, ses angles insolites que l’on dit « vieillis », ce genre de choses… Je suis totalement hermétique à ce discours. La suprême beauté d’un Kwaidan me fascine et me captive – je ne peux tout simplement pas, dès lors, bouder mon plaisir esthétique au nom de quelque réserve un brin puritaine, je crois que cela pourrait être le mot, à l’encontre de ce qui est brillant. Quoi qu’il en soit, dans les quelques livres consacrés au cinéma japonais que j’ai pu lire, la place accordée à Kobayashi Masaki est relativement limitée – si même il y en a une ; et chaque mention s’accompagne de réserves, ou presque. Le réalisateur est donc situé loin derrière ses plus illustres confrères, et en tête l’inévitable trio Kurosawa-Mizoguchi-Ozu. Et les études qui lui sont malgré tout consacrées sont finalement bien rares – à vrai dire, le présent ouvrage de Stephen Prince est une première en langue anglaise, et il vient tout juste de paraître !

 

Ce qui est peut-être l’occasion de dissiper quelques malentendus, ou peut-être plus exactement d’éclairer sous un jour un tantinet différent certaines lectures éventuellement trop hâtives. Car il y a des biais : ainsi, en Occident, Kobayashi Masaki est avant tout connu pour trois films successifs datant des années 1960, Harakiri, Kwaidan, et, un bon cran en dessous, Rébellion – comme ce sont trois « films d’époque », trois jidai-geki, on a pu avoir l’impression d’un réalisateur très inscrit dans ce registre ; rien de plus faux pourtant, car, sur les 21 titres que compte la filmographie de Kobayashi (ce qui n'est pas forcément énorme, on verra pourquoi ; en considérant par ailleurs que La Condition de l’homme ne compte que pour un film et non trois), quatre seulement sont des jidai-geki – il était bien davantage un cinéaste du contemporain, c’est peu dire !

 

Par ailleurs, il faut se poser la question de la portée politique de ces films – elle ne fait guère de doute, et est essentiellement pacifiste ou antimilitariste, résultat direct de la triste expérience du réalisateur mobilisé en Mandchourie pendant la guerre, expérience éclairée par un précieux journal intime (il faut y ajouter, après la capitulation du Japon, quelque temps passé comme prisonnier de guerre à Okinawa). Cependant, si ces dimensions sont essentielles (sans étiquetage politique au-delà de la question du pacifisme et de l’anti-autoritarisme, cela dit), Stephen Prince entend montrer que les films de Kobayashi Masaki ont peut-être d’abord une dimension spirituelle, qui emprunterait tant au bouddhisme qu’au christianisme (au moins pour la symbolique), ceci sans que le cinéaste ne soit à proprement parler « religieux ».

 

Cette dimension spirituelle est par ailleurs concrétisée sur le plan matériel par une passion de l’art sous toutes ses formes. On insiste en effet sur le très fort lien développé par Kobayashi Masaki, tandis qu’il était étudiant à Waseda, avant la conscription, avec son (véritable) mentor, Aizu Yaichi, historien de l’art et poète, qui lui a donné notamment le goût de la statuaire bouddhique de Nara (à laquelle Kobayashi avait consacré une thèse… disparue dans les bombardements du Japon) ; au fil de sa carrière, Kobayashi rendra plusieurs fois hommage à son mentor, de manière plus ou moins allusive, et le dernier film qui lui est attribué (même s’il ne l’a techniquement pas réalisé) est un documentaire à sa gloire.

 

Si Kobayashi avait commencé à travailler pour le cinéma avant d’être appelé sur le front, c’était déjà un brin tardivement, du fait de ses études ; la guerre puis la détention font qu’il doit attendre plusieurs années pour s’y remettre – il débute donc véritablement à un âge relativement avancé, là où des gens de sa génération sont déjà des réalisateurs installés, comme par exemple Kinoshita Keisuke, dont il devient l’assistant, et qui est alors très populaire. Cependant, Kobayashi suit le cursus classique, et, après avoir acquis les connaissances nécessaires en tant qu’assistant, il passe au rang de réalisateur. Ses premiers films ont de quoi surprendre, au regard de l’image ultérieure du cinéaste, car il s’agit de films « familiaux », mélodrames sinon comédies légères, bien dans le style de son studio, la Shôchiku ; pourtant, Stephen Prince montre que, çà et là, apparaissent déjà des traits plus personnels – et notamment, donc, au regard des questions spirituelles, avec régulièrement une symbolique chrétienne qu’il paraît difficile de contester.

 

Cependant, Kobayashi a d’autres ambitions – et une certaine colère à exprimer, héritée de son expérience contrainte (et traumatique) dans l'armée. Parmi ses premiers films, La Pièce aux murs épais tranche sur le registre familial de la Shôchiku – c’est un film plus rude, consacré aux Japonais accusés de crimes de guerre et détenus par les Américains dans l’attente de leur procès ou de leur exécution ; même si le film n’est tourné qu’après la fin de l’Occupation, le sujet demeure très sensible, et la sortie du film est retardée par le studio. D’autres métrages, même moins « problématiques » à court terme, font le bilan du militarisme comme de l’après-guerre aux prismes de la misère, de l'hypocrisie et de la corruption généralisées – par exemple, Rivière noire, film qui inaugure la longue et fructueuse collaboration entre Kobayashi Masaki et son acteur fétiche, le grand Nakadai Tatsuya. Ce sont des films sévères et rudes, impitoyables même – et ils dessinent la direction empruntée par le réalisateur.

 

Une nouvelle étape est franchie avec La Condition de l’homme, projet pharaonique, un film de 9h30 – découpé cependant pour son exploitation en trois métrages d’un peu plus de trois heures chacun. Stephen Prince consacre un très long chapitre à ce seul monument, l’adaptation d’un roman fleuve de Gomikawa Jumpei, basé sur son expérience en Mandchourie durant la guerre, expérience dans laquelle Kobayashi Masaki ne pouvait que se reconnaître, en tous points. Pour lui, ce film hors-normes a constitué une forme de catharsis, et il s’est totalement identifié au personnage de Kaji – mais peut-être d’abord en raison de son impuissance ; chose que son interprète, Nakadai Tatsuya, avait très bien comprise, qui a joué le jeu, incarnant finalement aussi bien le réalisateur que le personnage central du roman. L’ensemble épique rencontre le succès, ce qui n’avait rien d’évident – d’autant que le cinéma japonais, jusqu’alors, éprouvait encore certaines difficultés à traiter des horreurs dont avait pu se montrer responsable l’armée impériale ; mais sans doute était-ce enfin la bonne période pour cela : le film est contemporain, par exemple, de Feux dans la plaine, d’Ichikawa Kon…

 

Mais l’évolution de Kobayashi Masaki se poursuit au-delà. Il entend toujours réaliser des films critiques, mais se tourne vers le jidai-geki, qu’il entend d’une certaine manière subvertir, au regard de ses traits « féodaux », et en même temps imprégner de ses passions artistiques. Son goût pour la stylisation s’affiche plus que jamais dans ces films des années 1960, et bénéficie d’une nouvelle association cruciale dans sa carrière de réalisateur, avec cette fois le compositeur Takemitsu Tôru, dont les bandes originales dénuées de mélodie et tenant davantage d’une forme d’illustration sonore, prenant cependant soin de ne jamais être redondante avec ce qui se passe à l’écran, mêlent musique savante occidentale et instrumentations japonaises classiques (l'usage du biwa, notamment), éventuellement transfigurées par l’électronique, à la façon de la musique concrète (exemple marquant dans Kwaidan) – Stephen Prince consacre à bon droit de précieux paragraphes à cette association très fructueuse, et qui, comme celle avec Nakadai Tatsuya, se poursuivra, toujours changeante, toujours pertinente, jusqu’à la mort du réalisateur.

 

Mais le jidai-geki, donc – avec tout d’abord Harakiri, ce très sévère réquisitoire contre les hypocrisies du bushido ; souvent considéré comme le chef-d’œuvre de Kobayashi Masaki, ce film lui permet aussi de commencer à s’exporter. Suivra donc Kwaidan, probablement, de ses films, celui où la stylisation est la plus poussée (notons au passage qu’il s’agit du premier film de Kobayashi Masaki en couleurs – et quelles couleurs !), constituant un ensemble sciemment irréaliste, ou présentationnel, dans lequel les histoires de fantômes rapportées par Lafcadio Hearn (qui fut le professeur d’Aizu Yaichi, tout se tient) deviennent l’occasion d’une célébration de tous les arts japonais. Le film fascine par sa beauté, en Occident tout particulièrement, mais s’avère très coûteux pour le réalisateur – dans tous les sens du terme, car il n’a jamais été suffisamment financé, et, en cette époque où la crise du cinéma japonais devient toujours plus palpable, les grands studios ne font plus confiance à Kobayashi Masaki pour gérer un budget – qu’importe s’il reçoit de bons retours critiques au Japon comme à l’international, il ne rapporte pas assez.

 

La carrière de Kobayashi Masaki en est irrémédiablement affectée : il devient un cinéaste « indépendant », au sens où il erre de projet en projet, travaillant ici pour telle compagnie, là pour telle autre – il lui faut souvent attendre plusieurs années entre chaque film, et amorcer un repli sur la télévision, comme un certain nombre de ses collègues (les difficultés de financement le rapprochent à vrai dire d'un Kurosawa Akira, les deux réalisateurs s'associant même brièvement, avec Ichikawa Kon et Kinoshita Keisuke, dans le « Club des Quatre Cavaliers », Yonki no kai, supposé permettre le financement de leurs divers projets ; mais le fiasco de Dodes'kaden met prématurément fin à l'entreprise, et Kurosawa à terme ne pourra plus réaliser de films qu'à l'aide de financements étrangers).

 

Rébellion, ainsi, qui fait partie pourtant de films de Kobayashi Masaki les plus connus en Occident, est pour lui un calvaire ; même si le fond du scénario, dû à Hashimoto Shinobu, le scénariste de Harakiri (entre autres – il a par exemple beaucoup travaillé pour Kurosawa Akira, on lui doit des films aussi fondamentaux que Rashômon ou Les Sept Samouraïs), semble convenir à ses envies d’un cinéma stylisé en même temps que critique (sur un mode nettement atténué cela dit), Kobayashi a maille à partir avec le producteur du film… qui est aussi sa star : Mifune Toshirô – lequel entend bien exercer un contrôle absolu sur le film, et sur son image. Le réalisateur regrette sa liberté passée. Le film rencontre pourtant le succès, critique et commercial, au Japon et à l’étranger, mais cela ne suffira pas pour relancer une carrière en difficulté (outre que le réalisateur n’en revient pas de ce que ce film, largement « de commande » donc, rencontre plus d’écho et soit même jugé meilleur que des films dans lesquels il s’était bien davantage investi, dont Harakiri !).

 

La suite de la carrière de Kobayashi Masaki est donc plus discrète, et davantage de temps s’écoule entre chaque film. Cela ne l’empêche pas, semble-t-il, de réaliser d’autres métrages de valeur, et Stephen Prince vante notamment le très long Kaseki, d’après un roman d’Inoue Yasushi. Cependant, le dernier grand film de Kobayashi Masaki, très long là encore, et là encore lié à la télévision, est probablement son documentaire consacré au Procès de Tôkyô – qui lui offre l’occasion de revenir sur son engagement pacifiste et anti-autoritaire, éveillant des souvenirs notamment de La Pièce aux murs épais et de La Condition de l’homme, vingt-cinq à trente ans plus tard.

 

La carrière de Kobayashi Masaki s’achèvera sur un autre documentaire, même si, donc, il ne l’a pas techniquement réalisé – un ultime hommage à son mentor Aizu Yaichi, et à la statutaire bouddhique de Nara qu’il aimait tant. À en croire Stephen Prince, l’existence même du film doit beaucoup aux efforts des amis de Kobayashi Masaki, notamment Nakadai Tatsuya, pour lui permettre, avant la fin, d’exprimer toute sa reconnaissance envers son vieux maître (qu’il n’avait cependant jamais revu après la guerre, ce qu'il a beaucoup regretté par la suite, avec un fort sentiment de culpabilité), dans une dernière synthèse de ses passions artistiques et spirituelles. Un beau cadeau.

 

L’analyse de Stephen Prince est très riche – et ce n’est pas le moindre atout de cette étude que de se pencher avec beaucoup d’attention sur le début et la fin de la carrière de Kobayashi Masaki, autant de films largement inconnus en dehors du Japon, pour l’essentiel. Il est intéressant, notamment, de voir comment, dans les films du début de sa carrière, moulés dans un « style Shôchiku » et encore marqués de l’influence du mentor cinématographique, icône de ce registre, qu'était Kinoshita Keisuke, Kobayashi Masaki parvient cependant à traiter de thèmes ou à user d’une symbolique (notamment spirituelle) qui ne sont pas autant en porte-à-faux avec le reste de sa carrière qu’on pourrait le croire. La carrière du réalisateur après Rébellion bénéficie globalement d’une même attention, même si j’ai l’impression, cette fois, que l’auteur a tout de même mis en avant certains films (essentiellement Kaseki et Le Procès de Tôkyô), en opposition à d’autres réalisations pas nécessairement inintéressantes, mais tout de même davantage mineures.

 

Quoi qu’il en soit, Stephen Prince consacre beaucoup de temps aux films qui en valent le plus la peine. Son analyse est très précise, mais, par miracle, elle parvient le plus souvent à éviter l’écueil de la paraphrase, même en étudiant des séquences peu ou prou image par image. Ce qui est tout à fait intéressant, mais aussi parfois un peu frustrant, quand ces commentaires se font, pour le lecteur, un peu « dans le vide », faute d’avoir vu les films – cela donne en même temps envie de les dénicher pour en juger par soi-même (à titre personnel, je n’ai vu, dans l’ordre chronologique, que les films suivants, tous disponibles en DVD en France : Rivière noire ; La Condition de l’homme ; Harakiri ; Kwaidan ; et Rébellion ; je ne crois pas qu'il en existe d'autres DVD français).

 

Le bilan est assurément très positif, et l’ouvrage de Stephen Prince vaut le détour – il intéressera sans peine quiconque a aimé des films de Kobayashi Masaki et souhaiterait en savoir davantage. Ceci étant, il a peut-être certaines limites, très discutables cela dit. Notamment, je trouve, mais peut-être est-ce un problème de concentration de ma part, que le texte anglais a pu aggraver, je trouve donc que l’analyse des figures de style les plus techniques, tenant par exemple au positionnement de la caméra, à ses rotations, aux travellings, etc., est parfois un peu confuse. Des procédés clefs sont identifiés : la caméra souvent placée en hauteur, qui effectue une plongée pouvant éventuellement donner une impression de « deux dimensions » ; les angles obliques ; les mouvements de pivot introduisant ces angles obliques, etc. Les figures de style sont bien identifiées, à cet égard, mais leur sens, leur objet, n’est souvent guère assuré, ai-je l’impression – voire contradictoire, d’un film à l’autre ? Outre que certaines « explications » me paraissent un peu faibles : la caméra en hauteur parce que Kobayashi Masaki a passé son enfance dans une région montagneuse, bon… Peut-être, hein, mais… Bon.

 

Il y a enfin une question centrale dans le livre, car elle constitue d’une certaine manière son armature : l’insistance sur la dimension « spirituelle » des films de Kobayashi Masaki. Là, ce sont sans doute mes préjugés qui parlent… Peut-être aussi parce que cette dimension m’avait souvent (toujours ?) échappé jusqu’à présent ? Je n’ai pu m’empêcher de me demander si Stephen Prince n’était pas un peu grenouille de bénitier, à mettre ainsi en avant ce thème… Au-delà, disons, de la relation marquée avec l’art japonais, éventuellement très ancien (le rapport à Aizu Yaichi est très pertinemment disséqué – et, disons-le, très émouvant ; même à la limite du romanesque, à vrai dire, et pourtant cela sonne juste). Mais, dans l’ensemble, je dois sans doute donner raison à l’auteur à cet égard – y compris pour ces films que j’avais vus et adorés, sans forcément percevoir cette dimension (au-delà, éventuellement, d’une certaine symbolique qui pouvait effectivement emprunter au christianisme). Son étude est argumentée, avec nombre d’exemples qui tombent sous le sens, au point de devenir incontestables – que leur inspiration soit bouddhique, chrétienne (au moins au plan de la symbolique), ou les deux tout à la fois, dans une forme de syncrétisme certes pas étrangère à la pensée japonaise. Au-delà, l’étude est sourcée, et notamment à travers le renvoi à des déclarations de Kobayashi Masaki lui-même (dont une très longue interview de « fin de carrière » par une revue de Hokkaidô – un document essentiel de cette analyse, avec le journal intime du réalisateur quand il était soldat en Mandchourie) : le réalisateur explique sans ambiguïté, par exemple, la dimension spirituelle, et qu’il juge positive, du calvaire de Kaji à la fin de La Condition de l’homme – et je dois avouer que je ne l’avais certainement pas vu sous cet angle… En fait, de ce que j’avais vu, et avec les biais mentionnés plus haut, qui sont ceux de la plupart des spectateurs occidentaux, pour de pures et navrantes raisons de distribution et d’exploitation commerciale, j’avais tendance à repérer avant tout, et à mettre en avant, la dimension politique des films de Kobayashi Masaki – pas un réalisateur nécessairement « engagé » à proprement parler, plutôt pas d’ailleurs, mais un auteur dont le discours est essentiellement critique, sur un mode généralement très rude, qui noue le ventre. Cela fait indéniablement partie du réalisateur, en tout cas pour ses films les plus célèbres, mais aussi quelques autres – mais Stephen Prince associe donc à cet aspect des préoccupations d’ordre spirituel (même si, là encore, Kobayashi Masaki n'est probablement pas plus « religieux » qu'il n'est « engagé », au sens le plus strict), et, à mesure que l’on avance dans le livre, l’image est de plus en plus celle d’un iceberg, avec la critique politique et sociale en guise de partie émergée. C’est étonnant – ou cela m’a étonné, en tout cas. Mais, au sortir de ce livre, eh bien, c’est sans doute assez juste… Il me faudra revoir ces films en prenant cet aspect en considération – comme une sorte de mise à l’épreuve expérimentale.

 

Et, si possible, voir aussi les autres films ! Ce qui s’annonce plus compliqué. Mais cela m’intéresse vraiment – car Kobayashi Masaki, quelle que soit la dimension à mettre en avant dans son cinéma, est un réalisateur qui m’intéresse énormément, responsable d’immenses chefs-d’œuvre du septième art, au-delà du seul cinéma japonais.

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Creepy, de Yutaka Maekawa / Creepy, de Kiyoshi Kurosawa

Publié le par Nébal

Creepy, de Yutaka Maekawa / Creepy, de Kiyoshi Kurosawa

MAEKAWA Yutaka, Creepy, [Creepy クリーピー], roman traduit du japonais par Sylvain Cardonnel, [s.l.], Les Éditions d’Est en Ouest, coll. Polar, [2012] 2017, 315 p.

Creepy, de Yutaka Maekawa / Creepy, de Kiyoshi Kurosawa

Titre : Creepy

Titre original : Creepy クリーピー ; Kurîpî : Itsuwari no rinjin クリーピー偽りの隣人

Réalisateur : Kurosawa Kiyoshi

Année : 2016

Pays : Japon

Durée : 130 min.

Acteurs principaux : Nishijima Hidetoshi (Takakura), Takeuchi Yûko (Yasuko), Kagawa Teruyuki (Nishino), Higashide Masahiro (Nogami), Kawaguchi Haruna (Saki), Fujino Ryôko (Mio)…

UN CAS (D’ÉCOLE ?) D’ADAPTATION

 

Double chronique : un livre, et son adaptation cinématographique. Le roman est le fait d’un inconnu (à l’époque du moins, 2011-2012), Maekawa Yutaka, dont c’était la première publication (en fiction en tout cas), et qui lui a valu d’être récompensé en tant que « jeune auteur de littérature policière japonaise » (on est toujours jeune à 60 ans, je suppose que c'est une bonne nouvelle) ; le film n’est pas exactement le fait d’un inconnu, lui, puisqu’il a été réalisé par Kurosawa Kiyoshi, très actif en ce moment faut-il croire.

 

Et, d’emblée, qu’en dire pour les adeptes du TLDR ? Le roman est mauvais – au point où j’ai préféré l’abandonner en cours de route, beuh… Ce qui ne m’arrive vraiment pas tous les jours. Le film est meilleur, et au moins honorable disons, mais pas renversant non plus (l’enthousiasme des critiques presse me laisse un peu perplexe) ; mais, oui – meilleur, bien meilleur.

 

Sur une base forcément similaire… Mais l’association du livre et du film illustre à sa manière, je suppose, qu’une bonne histoire ne suffit pas à faire un bon livre, ou un bon film, à ce compte-là. Le roman de Maekawa Yutaka patine dans la lourdeur et les effets mal gérés ; mais Kurosawa Kiyoshi, lui, sait filmer – ceci, on ne le lui enlèvera pas ; et ça change pas mal de choses.

 

UN ROMAN RATÉ

 

L’histoire – version roman tout d’abord. Takakura est un criminologue, plus précisément un spécialiste de psychologie criminelle, qu’il enseigne à l’université (et bien sûr en fricotant avec ses étudiantes, tout naturellement). Il s’installe avec son épouse Yasuko, femme au foyer jusqu’au bout des casseroles, dans un nouveau quartier – une banlieue résidentielle morne au possible. Là, il fait la rencontre de Nishino, son voisin – un bonhomme un peu bizarre, mais sympathique, au fond. Mais, oui : un peu bizarre. Puis un policier du nom de Nogami rend visite à Takakura – il y a trente ans de cela, ils étaient dans le même lycée ; mais, depuis, Takakura a acquis une certaine renommée, comme étant le spécialiste de psychologie criminelle que l’on interroge à la télé dans les affaires criminelles bizarres… Il se trouve que Nogami apprécierait d’avoir ses lumières sur une vieille affaire jamais résolue : la disparition, du jour au lendemain, de toute une famille. Des « évaporés » ? Je reviendrai sur ce thème un de ces jours, mais, pour le coup, non – Nogami est persuadé de ce qu’il y a eu un crime, là-bas… Tiens, la configuration des maisons est assez similaire, non ? Mais Nogami disparaît à son tour. Et il y a un incendie dans le voisinage, tiens. Oh, et vous a-t-on dit que le voisin Nishino était vraiment bizarre ? Pas qu’un peu : un soir, la fille dudit voisin, Mio, désespérée, sonne à la porte de Takakura – et fait au terne couple cet aveu improbable : Nishino n’est pas son père ; c’est un parfait inconnu… Un monstre qui s’est déguisé en voisin affable, et qui exerce son contrôle mental sur ses proies.

 

Le sujet est plutôt intéressant – ce que confirmera, je suppose, le film de Kurosawa Kiyoshi. Il y a matière à un bon thriller psychologique, qui détourne quelques codes pour proposer une variation un minimum inattendue sur le tueur en série (l'expression est sans doute contestable), en l’insérant dans un contexte tellement « japonais contemporain » qu’il en a quelque chose de plus encore oppressant. L’idée derrière le personnage de Nishino, avatar du vampire sans les fausses canines en plastique (puisque c’est de « contrôle mental » qu’il s’agit, on pourrait penser à L’Échiquier du mal, de Dan Simmons, même si le surnaturel n'est en principe pas de la partie ici), est bonne, oui – il y a derrière tout un potentiel de flippe, quelque chose qui devrait être effectivement creepy

 

Et pourtant ça ne marche pas – au point où j’ai lâché l’affaire au bout de 150 pages, soit la moitié du roman environ. Il y a plusieurs raisons à cela – deux, surtout. La première : c’est abominablement mal écrit, la traduction n’arrange certainement rien à l’affaire, et l’édition bâclée non plus – c’est d’une lourdeur invraisemblable, et saturé de coquilles, voire de fautes pures et simples, sans même parler de quelques oublis fâcheux ; au point où ça en devient franchement pénible, et même illisible.

 

La seconde raison est sans doute liée, dans le cadre de la version originale : tout cela est d’une puérilité déconcertante… Les personnages sont mauvais, navrants même, leurs réactions caricaturales, et souvent enfantines, oui ; la « science » de Takakura n’est même pas au niveau d’un digest de Wikipédia sur la psychologie criminelle et les tueurs en série, exécuté par un ado enthousiaste mais pas hyper compétent – il est d’autant plus fâcheux qu’il soit notre personnage point de vue, qui ressasse sans cesse les mêmes banalités et explique tout, absolument tout, et d’abord ce qui n’a pas besoin de l’être. Il n’est pas très sympathique, par ailleurs – non seulement arrogant, mais aussi passablement machiste, et… ben… un vrai (petit) con ? Ce qui aurait pu être un atout, en fait (et Kurosawa Kiyoshi, sans trop insister non plus, en tirera bien quelque chose dans son film), mais pas en l’état : c’est juste atrocement lourd, et je ne suis pas bien certain que ce côté vaguement sombre était délibéré de la part de l'auteur… J'en doute un peu.

 

Oui, il y avait un bon sujet ; mais son traitement est tellement calamiteux que cela ne suffit pas à persuader le lecteur de faire l’impasse sur les faiblesses pour s’en tenir à ce qui vaut le coup. Une bonne histoire ne suffit pas.

 

UN FILM PLUS SATISFAISANT

 

Dans le film, c’est déjà un peu mieux. Kurosawa Kiyoshi s’autorise quelques libertés avec le matériau de base – plutôt bien vues : la scène d’ouverture fonctionne très bien. Takakura est à la base un policier – un épisode passablement traumatique (non seulement parce qu’il se solde par deux décès, mais aussi parce que notre héros est d’une certaine manière humilié pour avoir trop cru en ses capacités) l’incite à rendre son étoile de sous-shérif pour devenir enseignant-chercheur en psychologie criminelle ; on sent assez vite le vague connard en lui – il est « intéressé » par les crimes sordides, et c'est bien naturel, mais il est en même temps incapable de la moindre empathie (dans son couple ou à l'extérieur), ce qui en fait classiquement un type presque aussi psychopathe que ceux qu’il étudie ; bon, le film nous épargne les séquences avec la thésarde… Nogami est très différent du personnage du roman : absolument pas un copain d’enfance de Takakura, mais un (bien plus) jeune collègue, un peu con-con, mais pas toujours non plus, et d’une empathie assez limitée lui aussi. Son « remplacement », Tanimoto, diffère là aussi beaucoup dans le roman et dans le film ; au bénéfice de ce dernier, comme de juste : en faire un vieux bonhomme un peu indécis et mystérieux lui confère un minimum de chair, là où il n'est guère que l'incarnation d'une fonction dans le livre (son temps de présence à l'écran est pourtant limité, là où le personnage est très important dans ce que j'ai lu du roman).

 

Mais les changements essentiels concernent l’atmosphère : la banlieue résidentielle du film est bien plus oppressante que celle du livre – ce qui tient, outre la réalisation et la photographie soignées, au caractère détestable du voisinage (et pas seulement de Nishino) ; à maints égards, le film prend davantage son temps que le roman (à bon droit), mais il se montre plus direct sur un point essentiel : Nishino est vraiment, vraiment, vraiment bizarre, et ceci dès le début. Et inquiétant avec ça, bien sûr.

 

Il y a dans le film tout un jeu sur la politesse, j’ai l’impression – comme expression supposée du bon voisinage, mais aussi des bonnes relations en général, dans le couple, dans le travail, etc. On met en avant ce caractère comme étant essentiel à la langue japonaise, mais, dans le contexte du film, tous les personnages ou peu s’en faut se montrent d’une incorrection pas croyable, qui ferait hurler (même) un Français : les personnages s’ignorent ostensiblement, les interlocuteurs s’éloignent sans un mot, ils critiquent les autres pour un rien, ou leurs minables cadeaux, etc. Pas seulement Nishino : ce qui rend inquiétant ce dernier (au-delà de la gueule impayable de Kagawa Teruyuki, parfait dans le rôle et un atout majeur du film, peut-être bien le tout premier en fait), c’est plutôt son caractère instable – tantôt sympathique, tantôt grossier, toujours bizarre. Mais, au fond, Takakura ne bénéficie même pas de moments sympathiques, lui…

 

Puis le film bascule – d'un seul coup. L’enquête relativement pépère, mais riche d’allusions autant que de non-dits, cède brutalement (très brutalement, peut-être trop) la place à l’horreur, alors que nous pénétrons, entraînés par Yasuko sans doute, la femme au foyer qui n’en peut plus, dans l’intimité du foyer déviant de Nishino. Car c’est bien d’horreur qu’il s’agit – un vrai cauchemar, où la séquestration, la drogue, le viol peut-être, aussi horribles soient-ils, passent presque au second plan, tant le sadisme (façon « pervers narcissique », cette nouvelle icône de la psycho facile) de Nishino bouffe le récit, en jouant cruellement sur les sentiments de honte et de culpabilité de ses victimes, sur le dos desquelles il rejette toutes ses abominations. Le caractère sec de ce changement de focalisation est sans doute délibéré, mais j’ai du mal à me prononcer quant à sa pertinence… Il y a certes des choses très fortes, dans la maison – et d’abord dans sa cave. L’absurdité de tout ce qui s’y produit pourrait avoir un côté guignolesque, en écho de l’interprétation (très à propos) de Kagawa Teruyuki, mais on n’a somme toute guère envie de rire ; le spectateur, comme les victimes de Nishino, a été formaté au point de ne plus avoir le moindre contrôle sur ses réactions – c’est le voisin bizarre qui est aux manettes.

 

Pour un temps, du moins… Car la fin m’a déçu. Vraiment. Ici quelques SPOILERS : j’ai beaucoup aimé la très improbable séquence de la « nouvelle famille » qui part en quête d’un nouvel antre en voiture – avec ces nuées qui défilent et qui ont un rendu surnaturel, autant dire infernal. J’ai beaucoup moins aimé Takakura vainquant en définitive Nishino, ce que rien ne vient vraiment justifier… sinon les choix de narration, car, dans le film, cela établit clairement un parallèle, ou plutôt un miroir, de la brillante scène d’ouverture – ce qui serait plutôt malin pour le coup ? Ou bien cela devrait l’être ; en l’état, ça m’a paru plus forcé qu’autre chose, et décevant tant narrativement que… « moralement », d’une certaine manière ? L’ultime crise hystérique de Yasuko n’arrange pas exactement les choses…

 

Le fait est qu’il y a des pains dans le film comme dans le roman – simplement, là où leur accumulation dans le livre a fini par me convaincre qu’il valait mieux lâcher l’affaire en cours de route, le film de Kurosawa présente suffisamment de qualités par ailleurs pour rehausser le niveau et inciter le spectateur à une forme de mansuétude un tantinet blasée, devant le métier du réalisateur. Mais, oui, il y a des scènes qui ne fonctionnent pas, bien avant la conclusion du film – ainsi de cette discussion entre Takakura et Nogami noyée dans une musique ultra-démonstrative et qui sonne horriblement faux (maintenant, Kurosawa Kiyoshi est éventuellement coutumier du fait, il y avait des trucs de ce genre dans Séance, sauf erreur, et ce n'est qu'un exemple).

 

Alors, là encore, il y a peut-être un jeu du réalisateur ? Certaines scènes peuvent le laisser supposer. Dans le roman, très puéril donc, nous assistons à un cours de Takakura, où notre criminologue médiatique rapporte classiquement les crimes de la « famille » de Charles Manson, et, de manière passablement forcée, en extrait le terme « creepy » qui donne son titre au roman ; c’est tellement lourd que l’effet souhaité, soit l’association de Nishino à une forme de reptation menaçante, tombe complètement à plat. Dans le film, la scène du cours est plus futée : Takakura décrit un tout autre crime (peut-être fictif, je n’ai pas cherché à me renseigner), qui a eu lieu aux États-Unis là encore, mais qui avait quelque chose de totalement grotesque dans sa démesure ; et le professeur de conclure : « En Amérique, tout est plus spectaculaire. » Je suppose que cette pique n’a rien d’innocent, dans un film qui joue sur les codes du thriller – tout en payant régulièrement ses hommages à Hitchcock et compagnie. Mais il ne faut pas s’en tenir là, prendre cette saillie au pied de la lettre – car, une fois introduits dans la cave de Nishino, à l’improbable décoration arty, presque « vaisseau spatial rétrofuturiste », c’est le film japonais qui joue la carte de la guignolade excessive – non sans effet cela dit. Pour le coup, un Norman Bates est autrement plus sobre…

 

Le film est bien plus malin que le roman. Et Kurosawa Kiyoshi, je suppose, s’amuse un tantinet, dans ce qui aurait pu être un bête thriller de yes-man, à subvertir son propos çà et là. Son Creepy bénéficie cependant avant tout de deux atouts marqués : le très inquiétant Kagawa Teruyuki, un parfait Nishino, et une réalisation soignée et somme toute fine, rendant à merveille la terne froideur d’une banlieue résidentielle japonaise (la très belle photographie y est donc pour beaucoup).

 

Mais on ne criera certainement pas au chef-d’œuvre : on a beaucoup comparé les deux films, sur le ouèbe, mais, de toute évidence, Creepy n’est pas Cure. Loin de là. Cela reste un thriller plus qu’honnête, et dont les qualités certaines l’emportent sans peine sur quelques failles çà et là. C'est déjà ça.

 

Mais il gagne sans doute à être comparé au roman qui l’a inspiré… Vous connaissez tous cette réplique classique du bouquinovore : « Le livre est forcément meilleur que le film ! » Allez, vous l'avez vous-mêmes prononcée, et moi aussi... Ben, là, non : le livre est mauvais – le film bien plus satisfaisant. Et j’y reviens : la comparaison des deux confirme qu’une bonne histoire, ça ne suffit pas.

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