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Les Hommes salmonelle sur la planète Porno, de Yasutaka Tsutsui

Publié le par Nébal

Les Hommes salmonelle sur la planète Porno, de Yasutaka Tsutsui

TSUTSUI Yasutaka, Les Hommes salmonelle sur la planète Porno, [Poruno wakusei no sarumonera ningen], traduit du japonais par Miyako Slocombe, [s.l.], Wombat, coll. Iwazaru, [1977, 1979] 2017, 91 p.

 

Ma chronique figure dans le n° 86 de Bifrost, pp. 93-94.

 

Elle sera mise en ligne le moment venu sur le blog de la revue, et j’en publierai alors également une version plus longue ici même.

 

EDIT : la chronique a été mise en ligne sur le blog de Bifrost, ici.

 

Suit une version plus longue.

UNE ŒUVRE DIVERSE – ET PAS QU’UN PEU

 

Pour le lecteur francophone, la science-fiction littéraire japonaise est largement terra incognita, même si quelques très rares exceptions peuvent être relevées çà et là. Dans ce registre, Tsutsui Yasutaka n’est pas le plus mal loti, le présent petit ouvrage étant le cinquième livre à son nom publié en français, et le second chez Wombat, après le très déconcertant et tout à fait fascinant Hell en 2013.

 

Des publications qui illustrent la diversité de l’œuvre de l’auteur : pas grand-chose de commun entre ce dernier roman, celui qui nous intéresse ici, et, par exemple, le classique de la littérature jeunesse (voire enfantine) La Traversée du temps – probablement son plus gros succès, avec le roman Paprika, jamais traduit de par chez nous en dépit de sa célèbre adaptation par Kon Satoshi.

 

En même temps, en l’espèce, titre et couverture sont éloquents : Les Hommes salmonelle sur la planète Porno ! « WTF », comme disent les jeunes… Oui, mais pas seulement – et, finalement, il s’agit d’un livre (disons une novella…) bien plus subtil qu’on ne le croirait tout d’abord.

 

Et, par ailleurs, ce texte de 1977 est bien un récit de science-fiction, avec tout ce que la science-fiction peut apporter de meilleur, et jusque dans sa dimension de parodie érotico-comique ; aussi encouragera-t-on le lecteur à dépasser ses éventuelles préventions en l’espèce… et la relative lourdeur éventuellement un brin machiste qui s’exprime çà et là, regrettable sans doute, peut-être inhérente au genre érotico-comique, et tout particulièrement sensible ici dans une série de jeux de mots, mots-valises, etc., qui sont autant de casse-têtes de traduction, même s’ils ont leur raison d’être.

 

LES JAPONAIS SUR LA PLANÈTE PORNO

 

Nous sommes sur la planète Nakamura – nom qui lui fut conféré par l’équipe japonaise qui l’avait découverte et explorée initialement. Mais, pour tous ceux qui en ont entendu parler, c’est le nom de « planète Porno » qui est employé pour la désigner… Parce que, sur cette planète, c’est l’orgie permanente : toutes les espèces vivantes, animales ou végétales, semblent passer leur temps à copuler – et, surtout, elles ne copulent pas qu’entre elles, mais avant tout entre espèces différentes ! Il y a là tout un complexe écosystème reposant intégralement sur le sexe, et inter-espèces…

 

Tableau qui ne manque pas de déconcerter les scientifiques japonais qui y conduisent leurs recherches. Cela va en fait plus loin : chez plusieurs d’entre eux, cette « obscénité » de Nakamura suscite une haine profonde... La planète est « vicieuse » ! Ses espèces sont « vicieuses » ! Le mot revient sans cesse dans les premières pages de la novella (et toujours par la suite, simplement moins souvent). Un jugement d’ordre « moral » a priori pas très scientifique en tant que tel, mais dont ne démordent pas nos savants nippons – tous un peu coincés du cul, disons-le.

 

Ou presque… Notre narrateur, le professeur Sona, n’est sans doute pas aussi obtus – mais avec ses raisons particulières, sur lesquelles nous reviendrons. Et, bien sûr, il y a Yohachi ; mais Yohachi n’est pas un scientifique, plutôt une sorte d’homme à tout faire, et d’ailleurs il baise tout le temps… Aussi est-il l’objet du mépris des savants, et doublement encore : il ne peut qu’être leur inférieur, à tous points de vue !

 

À LA RESCOUSSE DU DR SHIMAZAKI

 

Le problème, bien sûr, est que cet écosystème « vicieux » peut s’en prendre aux humains – entendre par-là aux scientifiques japonais, précisons-le ; car on trouve aussi sur la planète des Nunudiens, autochtones d’allure étonnamment humaine, pas hostiles, pas du tout, mais qui ont formellement interdit aux explorateurs de pénétrer dans leurs terres…

 

Cela devait arriver : la seule femme de l’expédition – ou plutôt non, la seule femme scientifique… –, le Dr Shimazaki, est enceinte. Non d’un membre de l’expédition (après tout…), mais de quelque spore issue d’une plante locale, dite engrosse-veuves (qu’importe si la scientifique n’est pas veuve : elle n’est pas vierge, et c’est bien suffisant)… Car c’est bien d’un écosystème qu’il s’agit : la copulation inter-espèces endémique sur la planète Porno n’est pas un simple passe-temps, aussi « vicieux » soit-il, mais contribue bel et bien à la perpétuation des espèces locales ! Ceci à un point dont les chercheurs japonais n’ont pas conscience…

 

Le Dr Shimazaki ne doit pas accoucher – au fond, on ne sait guère ce qu’elle en pense, ce sont les hommes qui en débattent, figurez-vous… Mais que faire ? Dans ces circonstances, avortement ou césarienne semblent hors de portée du médecin de l’expédition, un « charlatan » ; et le rythme de vie de la planète est tel qu’il ne reste plus beaucoup de temps pour empêcher l’accouchement…

 

L’idée se fait jour : les Nunudiens doivent savoir que faire. Mais ils interdisent leur territoire à ceux qui ne pensent pas comme eux… Bah ! Yohachi est assez pervers pour leur convenir ! Mais il faut qu’il soit accompagné par des hommes ayant, quant à eux, un cerveau, et pas seulement un pénis très actif – des hommes qui seront ainsi à même d’aiguiller les recherches du queutard, lesquelles doivent porter uniquement sur le cas dramatique du Dr Shimazaki… L’accompagnent donc le professeur Sona, et le Dr Mogamigawa, homme têtu et borné, qui n’a que le mot « vicieux ! » à la bouche…

 

UNE ODYSSÉE BURLESQUE – ET PLUS QUE ÇA

 

Nos trois aventuriers quittent alors la base pour rejoindre au plus tôt l’État nunudien qui leur est interdit. Leur odyssée miniature est pour tous l’occasion de se frotter à l’écosystème pervers de la planète Porno – avec toutes ces espèces aux noms étranges, faisant référence à des espèces terriennes souvent bien différentes : alligators-pilleurs et crocopile-à-l’heure, tatami-popotames et myosotristes, touche-pipettes et engrosse-veuves… Des dénominations qui sont autant d’échos de l’humour quelque peu navrant d’un des premiers explorateurs (et présentées comme telles).

 

La randonnée, sur un mode craintif qui n’est pas sans sel, est forcément riche de rencontres incongrues, aux conséquences burlesques… Mais il y a plus : en fait, au premier rang, ce n’est pas l’action qui l’emporte, mais le débat scientifique. Et c’est ainsi que Les Hommes salmonelle sur la planète Porno adopte une voie médiane entre parodie de SF et SF parodique : Tsutsui Yasutaka a en effet bel et bien élaboré un écosystème extraterrestre complexe, qui n’a sans doute rien à envier aux plus grandes réussites du genre ; or c’est vrai aussi bien sous l’angle des images (avec cette faune et cette flore si spécifiques) que sous celui des idées.

 

UN ÉCOSYSTÈME DÉCONCERTANT

 

Les deux scientifiques de l’expédition nunudienne ne cessent en effet de débattre – et assez violemment. La nature profondément dérangeante de l’écosystème de Nakamura, et tout particulièrement dans sa dimension sexuelle (avec des corollaires aussi variés que la perpétuation des espèces ou la part de l’agressivité dans le comportement vivant), amène Sona et Mogamigawa à lutter intellectuellement. La science y a forcément sa part – mais peut-être tout autant son instrumentalisation, philosophique du moins, peut-être même politique… et non exempte d’une certaine dimension religieuse, disons. La théorie de l’évolution contre celle de la dégénérescence, Darwin et Lorenz, Freud et Jung – autant d’icônes auxquelles les savants militants font appel pour tenter de comprendre ce qui se passe autour d’eux, selon une grille de lecture relevant peu ou prou de la foi ; or la planète semble portée à nier les points de vue, quelque peu prosélytes et finalement pas si scientifiques que cela, de l’un comme de l’autre.

 

Et derrière tout ça ? La raillerie, oui – mais peut-être aussi autre chose : une éthique sexuelle dérivant plus ou moins de délires hippies gentiment moqués, mais en fait repris et transcendés dans une optique libertaire. Les préjugés les plus conservateurs sont impitoyablement moqués – et si le « progressisme » en la matière n’est pas non plus exempt de tous reproches, demeure tout de même, à la fin, cette idée d’un amour admirable, dans la chair comme dans l’esprit (pourquoi opposer les deux ?), construisant un modèle utopique où l’agressivité n’a plus lieu d’être : c’est l’orgie, si « vicieuse », qui devient parfaitement morale – en témoignant même d’une moralité d’un ordre supérieur. « Make love, not war », oui – mais avec absolument tout le monde, et autant que vous le voulez, quand vous le voulez, où vous le voulez ; qu’ils sont bêtes, ces Terriens qui se cachent pour aimer comme si c’était quelque chose de honteux, et qui s’imposent tant de règles au nom d’une prétendue décence parfaitement irrationnelle et qui n’a absolument pas lieu d’être…

 

Une novella à la croisée des chemins, donc. Parfois un peu lourdingue dans sa dimension érotico-comique, elle n’en contient pas moins de belles images et de belles idées – le ton un peu moqueur y participe, d’ailleurs. Le résultat n’est certes pas inoubliable, mais il est aussi bien plus qu’une mauvaise blague lubrique ; et, jusque dans sa façade de parodie, c’est une belle création SF, tout à fait digne qu’on s’y arrête.

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Thermae Romae, t. 3 (édition intégrale cartonnée), de Mari Yamazaki

Publié le par Nébal

Thermae Romae, t. 3 (édition intégrale cartonnée), de Mari Yamazaki

YAMAZAKI Mari, Thermæ Romæ, t. 3 (édition intégrale cartonnée), [テルマエ・ロマエ, Terumae Romae], traduit du japonais par Ryôko Sekiguchi et Wladimir Labaere, adaptation graphique et lettrage [par] Jean-Luc Ruault, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2012-2013] 2014, 370 p.

 

ALL YOU NEED IS ROME

 

Troisième – et dernier – tome de la série plébiscitée de Mari Yamazaki Thermæ Romæ, dans cette édition intégrale cartonnée ; il reprend donc les tomes 5 et 6 de l’édition originale.

 

En concluant sa série probablement imprévue à la base, l’auteure en souligne d’une certaine manière les paradoxes – souvent en pleine conscience, je suppose, mais peut-être pas tout le temps ? Toujours est-il qu’à ce stade du récit, Thermæ Romæ a bien changé par rapport à ses premiers épisodes : l’idée aussi géniale qu’improbable (voire débile) qui avait suscité le premier épisode avait d’abord été déclinée sur un mode sans doute bien trop répétitif, à perpétuer le même schéma sur chacun des dix premiers épisodes, mais le tome 2 de l’intégrale avait (très heureusement en ce qui me concerne) changé assez radicalement la donne, d’abord en mettant en scène des « arcs » un peu plus étendus, ensuite en laissant tout bonnement tomber la formule : à partir de ce moment, notre héros Lucius Modestus ne faisait plus la navette entre Rome et le Japon à chaque épisode, et pour traiter de la seule question des bains, mais demeurait – bien malgré lui, d’ailleurs – au Japon, ce sur plusieurs chapitres.

 

Cet ultime tome reprend immédiatement là où le précédent s’était arrêté – à vrai dire en plein milieu d’une scène, sans que la qualification de cliffhanger me paraisse pertinente. Cette suite s’inscrit bien évidemment dans la lignée de ce qui s’était produit, donc, dans le tome 4 de l’édition originale (deuxième moitié du tome 2 de l’intégrale), avec un Lucius toujours coincé dans les sources thermales d’Itô au XXIe siècle… et une Satsuki follement amoureuse du Romain, et qui, le voyant monter à cru après bien d’autres bizarreries, en vient à envisager, émerveillée et peut-être un peu craintive, qu’il pourrait bien être ce qu’il prétendait, aussi incompréhensible cette éventualité soit-elle…

 

Ce qui va plus loin – car Mari Yamazaki avait longuement exposé comment la jeune fille qui rougit perpétuellement (et qui a peut-être un peu d’elle-même ?) ne pouvait au fond tomber amoureuse que d’un Romain… L’histoire vire ainsi de plus en plus à la romance dans ces ultimes chapitres – ce qui était plus que prévisible, et peut paraître vaguement navrant… Et, en dernier recours, à mon sens, cela n’est pas sans poser problème : en effet, arrivé à la fin de la série, qui m’a paru vraiment trop précipitée, d’autant plus qu’elle laissait bien des choses intéressantes en plan, j’ai eu l’impression d’une auteure dépassée par son bébé (ou son monstre, comme vous préférez ; mais je reviendrai en temps utile sur le bébé), et qui a décidé d’imposer le point final pour ne plus s’y perdre…

 

J’avoue que, la romance et moi, bon… Cependant, qu’on se rassure, ce qui faisait le charme de la BD demeure au milieu des amours contrariées puis bénies ; et si l’essentiel de l’action, de loin, se déroule au Japon, ce qui diminue la part « documentaire » de la série au moins concernant Rome, on y trouve encore nombre de bonnes idées, et de scènes très drôles – car la dimension humoristique de Thermæ Romæ continue à s’exprimer ici, même si c’est de manière sans doute moins unilatérale, et bien davantage entrecoupée de moments plus graves ou « romantiques » (avec tous les guillemets qui s’imposent).

 

TETSU – L’HOMME DE FER

 

L’idée de coincer Lucius au Japon avait eu une conséquence non négligeable : avec Satsuki, Mari Yamazaki avait introduit un personnage important, là où Lucius, jusqu’alors, était finalement le seul à capter l’attention de... la caméra, disons, et ce d’autant plus que les premiers épisodes étaient compacts et relativement déliés.

 

Certes, il y avait une exception, et de taille : l’empereur Hadrien himself. Mais le statut très particulier du personnage – figure semi-divine, à la majesté impénétrable – prohibait de le mettre sur le même plan que Lucius, et notamment dans la dimension éventuellement prosaïque qui devait d’une manière ou d’une autre s’attacher au héros de la BD (et ce alors même que le goût commun des deux personnages pour les bains impliquait son lot de considérations prosaïques).

 

Satsuki apportait donc un changement notable à la narration, que seul ce séjour prolongé au Japon pouvait autoriser. Dans cet ultime volume, Mari Yamazaki renforce cette dimension, avec un autre personnage essentiel : Tetsu, le grand-père de Satsuki (on mettra de côté la jument Hanako, même si elle a son importance dans le tome 5 originel – cruciale, en fait).

 

Et Tetsu est un chouette personnage – jusque dans sa dimension éminemment caricaturale. Le vieux bonhomme, masseur hors-pair (avec une technique rude sur le moment, mais ô combien efficace, et qui suscite son lot de scènes amusantes – au premier chef celle où Lucius, incapable de communiquer avec Tetsu, essaye de le « copier » au grand dam de ses victimes...), est d’une dignité froide et austère qui ne manque pas d’évoquer quelque anachronique samouraï archétypal, vivant pour la Voie, et constituant peu ou prou une incarnation de la Justice.

 

Mais Tetsu n’est pas qu’un digne vigilante à la nippone : aussi sévère paraisse-t-il, il n’est pas dénué d’empathie, et comprend bien vite que sa charmante petite-fille est désespérément amoureuse… et « d’un étranger ». Allons bon ! Mais Tetsu n’est en fait pas victime des préjugés qu’on aurait instinctivement envie de lui accoler. Si cet Occidental bizarre (même pour un Occidental) doit rendre sa petite-fille heureuse, il fera tout pour faciliter leur idylle ! Vraiment tout… Ainsi que nous le verrons dans la deuxième moitié de cet ultime tome, soit le volume 6 de l’édition originale.

 

BARBARES ET YAKUZAS

 

Mais, pour l’heure, si cette dimension du personnage est introduite, il importe avant tout d’asseoir la figure du justicier en lui. Qui trouve une occasion idéale pour s’exprimer : forcément (eh), des yakuzas ou pseudo-yakuzas sèment la zone dans les sources thermales d’Itô (et, idée intéressante mais qui hélas ne débouche finalement pas sur grand-chose, ils sont associés au patron grotesque et vulgaire qui, dans le volume 2 de l’intégrale, avait commandé des bains « à la romaine », projet sur lequel Lucius avait d’une certaine manière travaillé…).

 

Ce sera en fait l’occasion pour Tetsu d’apprendre à connaître le personnage de Lucius – même sans pouvoir échanger avec lui, puisqu’il ne comprend pas plus le latin que Lucius ne comprend le japonais : tous deux s’associent en effet pour lutter contre les malandrins (Lucius est scandalisé par ce qu’il devine des « projets immobiliers » de la clique, imposant de tout raser dans cette bourgade si charmante, pour mettre du neuf insipide à la place du pittoresque vieux, et il l’est tout autant par la brutalité des voyous promettant l’abattoir à la vieille jument Hanako, avec laquelle il a développé une relation assez cocasse…).

 

En tant que telle, oui, l’idée est parfaitement convenue – et plus encore l’enlèvement de Satsuki qui en résulte : les princesses sont faites pour être enlevées par les méchants, hein ? Mais Mari Yamazaki n’est pas naïve, et joue de ce caractère convenu avec autant de subtilité d’un côté… que d’outrance de l’autre : c’est enfin l’occasion pour elle de parodier la course de chars dans Ben-Hur ! Et, avouons-le, c’est très drôle.

 

Mais j’avance maintenant dans le volume et, si ce que j’ai écrit jusqu’à présent ne croulait pas sous le poids des révélations, je suppose qu’il vaut mieux placer ici l’habituelle balise SPOILERS – au cas où...

 

APERÇUS D’HADRIEN

 

Car un drame se produit entre-temps (au milieu de la trame impliquant les yakuzas) : Lucius, qui voulait tant retourner à Rome sans y parvenir (ou bien est-ce ce qu’il se prétendait ?), quitte brutalement les sources thermales d’Itô au moment même où il prenait conscience des sentiments de Satsuki à son égard… et de ses sentiments réciproques, auxquels il se montrait jusqu’alors parfaitement aveugle.

 

L’idée est au fond la même que celle qui avait décidé de son dernier voyage au Japon au pire moment – quand il s’entretenait avec l’empereur Hadrien lui-même de sa santé déclinante, de sa mort prochaine, et de l’avenir de Rome…

 

Aussi, passé le dégoût bien naturel de Lucius pour ce qu’est devenu Baïes – très vite ! – en son absence, soit ce qu’il redoutait pour l’avenir d’Itô si l’on laissait faire les voyous, le récit romain se focalise sur la personne d’Hadrien, dont l’auteure nous livre un tableau déchirant : oui, sa mort est plus que jamais imminente, et il a développé des pulsions suicidaires terriblement embarrassantes pour son entourage… Manière, au passage, de questionner la thématique du suicide dans un cadre occidental pré-chrétien – ce qui peut renvoyer à La Mort volontaire au Japon de Maurice Pinguet, et à son ouverture sur le seppuku de Caton d’Utique…

 

Mais c’est aussi l’occasion de développer un personnage à peine entraperçu jusqu’alors, mais dont on sentait déjà le potentiel autant charismatique qu’intellectuel : non pas le successeur désigné d’Hadrien, le futur Antonin le Pieux (entraperçu ceci dit, et d’un œil favorable), mais celui qui suivrait encore, le futur Marc-Aurèle – et l’empereur-philosophe en puissance apprend de la bouche même de Lucius les étranges péripéties de l’architecte au pays des « visages plats »… avant d’y assister de ses yeux.

 

TETSU – ÉPISODE 2

 

Car le séjour romain de Lucius, à ce stade, demeure bref : il retourne à Itô pour jouer à Ben-Hur, et, tout juste, approcher une nouvelle fois Satsuki… et disparaître devant ses yeux, au moment même où il lui avoue ses sentiments. J’ai mis la balise SPOILERS, hein ? Je peux donc le dire : ce bref retour est le dernier voyage de Lucius au pays des « visages plats »...

 

Mais le principe du voyage temporel n’est pas pour autant remisé de côté – car, fait inédit dans la série, mais nécessaire d’une certaine manière, il va maintenant affecter d’autres personnages : au Romain allant de Rome au Japon vont succéder des Japonais quittant le Japon pour Rome.

 

Mais Mari Yamazaki se montre peut-être surprenante, ici ? Tout laissait croire, depuis l’introduction du personnage de Satsuki, que, si un personnage japonais devait effectuer ce saut dans le temps, ce serait elle.

 

Mais l’auteure a développé entre-temps le personnage de Tetsu… qui, au fond, est peut-être bien davantage approprié pour pareille tâche, car ne disposant pas du bagage historique de sa petite-fille, et ne sachant pas un mot de latin ; la dignité austère caractéristique du personnage renforce encore le trait : il est le véritable alter-ego japonais de Lucius – du coup, en voyageant à son tour, il opère comme un véritable reflet dans un miroir.

 

D’où la reprise, mais inversée, des mêmes thèmes – et la mise en avant des bains, une fois de plus, mais aussi de certains gimmicks associés aux premières excursions temporelles de Lucius, comme par exemple la dégustation enthousiaste de mets exotiques…

 

Enfin, la dignité et la compétence de Tetsu, dont les massages violents font des miracles, lui valent d’aller rendre visite à Hadrien, et ainsi de croiser Lucius – le temps d’un adieu...

 

DÉTERRER LUCIUS

 

Satsuki, en comparaison, a finalement quelque chose de fade. Son obsession pour les bains, qui est obsession pour Lucius, a peut-être là encore quelque chose de l’auteure, mais tombe un peu à plat, ai-je l'impression – même quand celle que Lucius prenait pour Diane prie Minerve de lui ramener le Romain… ou de l’emmener à lui.

 

Une idée plus intéressante : Satsuki, l’archéologue, entreprend d’une certaine manière de « déterrer » Lucius – en confiant des recherches sur cet inconnu à ses étudiants, puis en opérant elle-même des fouilles archéologiques à Baïes, la ville où est bel et bien mort Hadrien… et où Tetsu a donc croisé Lucius – Tetsu qui, par ailleurs, finance les travaux de sa petite-fille : il est décidément prêt à tout pour elle, et, sans doute, éprouve un profond respect pour Lucius, aussi « bizarre » soit cet « étranger ». À vrai dire, c’est peut-être la seule chose qu’il a véritablement ramenée de Rome ? Tetsu n’est visiblement guère étonné par tout ce qu’il y a vécu, cette expérience hors du commun… qu’il appréhende avec la sérénité et la sévérité d’un vieux bonze.

 

Les fouilles produisent une scène à la fois intéressante et pas totalement satisfaisante – quand Satsuki déterre, sans doute un peu trop facilement, mille et un témoignages des voyages nippons de Lucius, dont elle comprend enfin l'objet, sous les quolibets de ses collègues chercheurs, qui la prennent peu ou prou pour une folle…

 

Mais peut-être l’idée d’une Satsuki folle doit-elle justement être privilégiée ? Car elle apporterait une coloration différente à l’ultime épisode de la série – autrement guère satisfaisant...

 

EXPÉDIER…

 

C’est un paradoxe, peut-être – ou pas : la série si longtemps bancale à mes yeux, et qui aurait peut-être gagné à être écourtée de quelques épisodes parmi les premiers, s’achève bien trop brutalement ici. D’autant que c’est alors la dimension « romance » qui est privilégiée, même avec le biais science-fictif que l’on sait, et pour aboutir à un « happy end » que je n’ai vraiment pas trouvé convaincant… Les ellipses s’accumulent, avec une densité déconcertante, jusqu’à ce que « FINIS » apparaisse à l’écr… pardon, sur la page – en donnant l’impression d’une auteure soulagée de mettre un point final à son bébé, et justement en en dessinant un autre.

 

Le plus fâcheux est cependant ailleurs – et c’est que Mari Yamazaki a laissé beaucoup de choses en plan, au Japon comme à Rome ; l’histoire s’achève en faisant l’impasse sur nombre de sous-intrigues, et cela ne fait que renforcer cette impression de précipitation.

 

Peut-être est-ce pour cela que Satsuki est la tête d’affiche de cet ultime épisode ? Elle voyage bien sûr à son tour dans le temps, comme un moyen, peut-être autant que de concrétiser la romance, de mettre fin aux lazzis des archéologues ; par ailleurs, sur place, son bagage ne lui est finalement pas si utile que cela, car, d’une certaine manière, il ne la rend que plus sensible à tout ce que cette expérience hors-normes peut avoir de troublant – Tetsu, finalement, s’en sortait bien mieux, parce qu’il ne s’embarrassait pas de ce genre de considérations, homme pragmatique avant tout… La « princesse », à la différence de son grand-père, a besoin d’une aide extérieure – qui débouchera sur le « happy end » romantique, lui-même une conclusion à la fastueuse cérémonie voyant Antonin le Pieux succéder à feu Hadrien, dans la liesse.

 

Et c’est assez frustrant, oui.

 

Mari Yamazaki, dans ses commentaires accompagnant les épisodes (souvent très intéressants), avance qu’elle n’en a pas fini avec tout cela – et qu’elle y reviendra le moment venu ; car elle est parfaitement consciente d'avoir laissé bien des choses en plan. Je ne sais pas ce qu’il faut en penser… Mais, officiellement, la série s’arrête là, et Mari Yamazaki est depuis passée à autre chose – dont une autre série dans la Rome antique (bon sang qu'accoler ces deux mots est douloureux !), consacrée à Pline, et dont je vous parlerai sans doute prochainement.

 

BILAN DE LA SÉRIE

 

Tirer un bilan de la série dans son ensemble n’est pas si évident que cela. Thermæ Romæ est très certainement une œuvre originale – au point de l’improbabilité. Je suppose que cela lui confère un bon point d’office. L’auteure se montre assez subtile sur la durée, questionnant même une vague tentation réactionnaire inhérente à la BD de manière très lucide, elle fait un bon usage de sa documentation abondante, et elle sait par ailleurs concocter régulièrement des scènes très drôles, inattendues et ô combien efficaces.

 

Est-ce suffisant pour justifier le succès colossal de cette série qui ne devait probablement pas en être une à l’origine ? J’en doute un peu. Thermæ Romæ est indubitablement une bande dessinée de qualité, mais à ce point ?

 

Au milieu de tous ses atouts, elle souffre en effet occasionnellement de quelques défaillances – dont, non des moindres, la répétitivité de la formule dans les premiers épisodes, et, à l’autre bout, cette fin expédiée, guère satisfaisante, et qui laisse bien trop de choses en plan, sacrifiées à une romance hélas convenue et qui me laisse parfaitement… de marbre, disons.

 

La série mérite assurément qu’on y jette un œil, et sans doute les autres œuvres de Mari Yamazaki de même – et je vous causerai donc sans doute prochainement de Pline… en redoutant peut-être à nouveau la formule ? Un préjugé – n’en tenez pas compte.

 

On verra bien ce que ça donnera.

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Les Vacances de Jésus et Bouddha, vol. 1, de Hikaru Nakamura

Publié le par Nébal

Les Vacances de Jésus et Bouddha, vol. 1, de Hikaru Nakamura

NAKAMURA Hikaru, Les Vacances de Jésus et Bouddha (Saint Young Men), vol. 1, [Saint Oniisan, vol. 1], traduction [du japonais par] Étienne Robert, Paris, Kurokawa, [2008, 2011] 2015, 144 p.

 

J’AURAIS PAS DÛ

 

Les achats impulsifs, des fois, c’est le mal – et prendre le temps se renseigner avant d’acquérir une BD (ou tout autre chose) peut sans doute s’avérer salutaire… Encore que, là, les bons échos dominant globalement les mauvais, j’aurais pu me faire avoir quand même.

 

Or, pas de mystère, concernant ce premier tome des Vacances de Jésus et Bouddha, série de la mangaka Hikaru Nakamura bénéficiant d’un succès plus que confortable au Japon (dans les dix millions d'exemplaires écoulés ; je ne sais pas ce qu’il en est chez nous, mais douze volumes parus, je suppose que ça doit se vendre), je me situe clairement dans le camp des hostiles. Mais vraiment – au point d’avoir envie de faire péter les superlatifs et les invectives !

 

Pour dire les choses comme elles sont, j’ai peiné à la lecture de ce premier tome pourtant court, j’ai plus d’une fois grincé des dents ce faisant, ou simplement constaté, sur un mode plus navré, que ce manga censément humoristique ne m’a pas fait rire une seule fois, et peut-être tout juste sourire, allez, une ou deux fois ? Mais l’agacement l’emportait largement en définitive – associé à l’incompréhension de ce qui a pu faire le succès de cette chose : j’ai trouvé ça horriblement mauvais ; en fait, j’ai le sentiment que cela faisait très longtemps que je n’avais pas lu quelque chose d’aussi mauvais ; au point même où je me suis demandé si ce n’était pas la pire BD que j'avais lue depuis, oh, allez : quinze ans ?

 

Vous allez dire que j’exagère. Objectivement, c’est très possible. Mais je ne me sens pas de retenir une telle réaction de rejet. Péremptoire, je dirai donc que ce premier tome est une purge, qui m’a d’emblée vacciné de la curiosité de lire la suite ; et je suis d’autant plus peiné/énervé par ce désastre que le pitch de la série était très enthousiasmant…

 

UN PITCH SYMPA, MAIS…

 

Oui, tout ça partait plutôt bien…

 

Nous avons donc Jésus et Bouddha, qui ont eu beaucoup de boulot aux environs du tournant du millénaire. Les deux « entités » décident alors de prendre un peu de repos après cette période d’hyperactivité – or les deux se connaissent, forcément, et décident de prendre ensemble des vacances au Japon ; ils louent un appartement au nom de MM. Saint, et c’est pour eux l’occasion de découvrir le monde (ou plus exactement le Japon) « à hauteur d’homme ». D’apparence plutôt jeune en dépit de leurs milliers d’années, Jésus et Siddhârta jouent donc aux touristes en t-shirts, dans un pays qui les fascine autant qu’il les surprend.

 

Au fond, ça n’est sans doute pas si original, comme pitch… Juste une version (théoriquement...) un peu plus blasphématoire (mais très, très gentiment…) de De bons présages de Neil Gaiman et Terry Pratchett (ou, d’ailleurs, d’American Gods de Neil Gaiman tout seul), ou du jeu de rôle In Nomine Satanis/Magna Veritas (euh, époque « classique… »), mais s’en tenant au camp « céleste ».

 

Pas si original, mais plutôt alléchant, oui ! En tout cas, dans l’idée, ça me parlait pas mal… Et la couverture, avec Jésus et Bouddha « casual », t-shirts débiles (attention : « Doux moi-même » est peut-être le gag le plus drôle de tout ce ratage, et je le connaissais déjà…), sac en bandoulière, guide touristique ou appareil photo en main… OK, plutôt amusant !

 

Sauf que non.

 

PAUVRETÉ DES GAGS – S’IL S’AGIT BIEN DE GAGS

 

Les Vacances de Jésus et Bouddha se présente comme une BD comique. Le problème est qu’elle n’est pas du tout drôle – pas… du… tout. Ce qui est un peu ennuyeux, tout de même.

 

En effet, l’auteure ne fait absolument rien de son pitch croquignolet. En tant que tel, il est une mine, promettant bien des gags absurdes, du comique de situation et/ou de répétition, des anachronismes et compagnie à foison, et une toute petite touche d’irrévérence peut-être…

 

Mais non. Le pitch est là, mais rien n’en découle – rien de drôle. Hikaru Nakamura – et ses lecteurs, faut croire – semble considérer qu’il suffit de mettre, ici Bouddha, là Jésus, pour susciter automatiquement le rire. C’est sans doute l’idée de base… mais il n’y a donc en fait pas de gags, ou très peu ; car rien n'est développé au-delà.

 

Jésus tient un blog, uh uh uh. Oui, c’est là qu’il faut rire – le contenu du blog n’a pas d’importance.

 

Bouddha va dans le métro, oh oh oh. C’est là qu’il faut rire, parce qu’il ne s’y passe à peu près rien.

 

Jésus et Bouddha mangent une pizza warf warf warf.

 

Ah et puis y vont aux bains aussi ROFL XD PTDR.

 

 

Vous avez là l’essentiel de ce premier tome : nos héros qui se trouvent en décalage dans des situations incongrues pour eux, mais ça s’arrête 95 % du temps là. Il n’y a pas de gags à proprement parler – il n’y en a que des amorces, visiblement jugées autosuffisantes, pourtant bien fainéantes.

 

Et ça n’est absolument pas drôle. Au mieux, quelques très, très vagues sourires çà et là – Jésus constate qu’un certain Judas le lurke sur Internet, ah ah ah. Ne prenez pas la peine de fouiller dans le détail, il n’y a rien de plus drôle que ça dans tout ce premier tome.

 

À ce stade, j’ai même trouvé sidérant qu’on puisse livrer une BD pareille, avec un tel sujet, sans rien produire de plus amusant – c’est comme si l’auteure avait délibérément gommé tout ce qui aurait pu être drôle pour s’en tenir à une épure… de rien du tout. Et ce d’autant plus que les quelques gags « théologiques » qui surnagent malgré tout sont au moins aussi navrants (et parfaitement innocents).

 

Et ça ne marche vraiment pas. D’autant que le comique de répétition n’arrange rien : ah ah ah Bouddha il a un truc au milieu du front, alors les gens ils appuient dessus comme si c’était un bouton alors ça lui fait mal à la tête ah ah ah ; oh oh oh Jésus les lycéennes elles disent qu’il ressemble à Johnny Depp oh oh oh.

 

Produire quelque chose d’aussi fade avec un sujet pareil relève de la performance artistique.

 

Et le résultat n’est pas seulement pas drôle, il est aussi invraisemblablement gamin – c’est d’autant plus invraisemblable que le propos ne devrait pas avoir grand-chose de puéril, à la base. Au final, Les Vacances de Jésus et Bouddha, c’est à peu près aussi inoffensif, moche et niais que Placid et Muzo, mais en moins drôle.

 

(Oui, je sais.)

 

(Non, je n’exagère pas.)

 

LEÇONS D’HUMOUR PAS DRÔLE

 

Une chose me dépasse tout particulièrement, ici – et c’est que cette BD fondamentalement pas drôle du tout… semble se piquer de leçons d’humour ?

 

Et à deux reprises. Une seule, j’aurais pu vaguement comprendre – et interpréter la chose comme une sorte de gentille humiliation des protagonistes par une auteure désireuse pour le coup de ne pas être drôle, mais la deuxième occurrence, outre qu’elle relève d’un certain « comique de répétition » propre à la BD (assurément répétitive, mais tout aussi assurément pas comique pour un sou), m’a conduit à envisager, la goutte au front… que Hikaru Nakamura pensait véritablement livrer quelque chose de drôle. Et qu'il n'était pas pertinent de se poser la question du premier ou du second degré, etc.

 

La première fois, nous avons Jésus et Bouddha naviguant dans un festival, et qui se retrouvent embringués dans un spectacle comique amateur. Le terme n’apparaît pas dans la BD en français, mais je suppose qu’il s’agit de manzai, certes pas la forme d’humour japonaise la plus facile à exporter. Toujours est-il que cette scène n’est absolument pas drôle, le spectacle improvisé par « Perma et Chevelu », ainsi que, ah ah ah, ils appellent leur duo, ah ah ah (c’est le gag le plus « drôle » de toute la séquence, une fois de plus), est parfaitement affligeant.

 

Délibérément ? J’ai donc voulu le croire… L’idée était alors que Jésus et Bouddha, tout divins qu’ils soient, étaient parfaitement ridicules dans ces situations si peu en accord avec leurs personnages. OK, c'est l'idée de base, après tout.

 

Mais, plus loin, nous voyons Bouddha, fanatique de la BD que lui a consacré le grand Osamu Tezuka, envisager encore qu’à reculons (ou timidement) de devenir lui-même mangaka, et de livrer des histoires drôles. Dans un registre théologique marqué. Sauf que c’est tout aussi navrant – mais sans l’ambiguïté du spectacle de manzai, cette fois. Et la scène s’accompagne, d’une certaine manière, de commentaires de l’auteure quant aux moyens de provoquer le rire en bande dessinée ?!

 

Je n’osais pas me l’avouer jusqu’alors, mais je crois que c’est ici que j’ai définitivement dû faire avec : Hikaru Nakamura se foutait de ma gueule, et ce depuis le début. C'est pas possible autrement.

 

DESSIN SANS INTÉRÊT ET MISE EN PAGE PÉNIBLE

 

Bon. Un truc pas drôle, donc. Un truc puéril et qui ne tient pas les promesses de son pitch. Mais c’est une BD : le graphisme rattrape peut-être la chose ?

 

 

Vous voulez rire ?

 

Si j’ose dire.

 

Non, donc – le graphisme ne rattrape absolument rien du tout. Le dessin est tristement fade et moche – il n’a pas de personnalité, et, même dans son classicisme ultra-simpliste, il ne convainc pas. Rien n’en ressort, personnages et décors sont tout aussi ternes et sans intérêt.

 

La mise en page n’arrange rien – globalement classique là encore, mais aussi régulièrement confuse, elle participe en outre de l’effet « pas drôle pour un sou » de la BD, notamment en glissant çà et là des « gags » purement textuels totalement affligeants, au moins un par chapitre. Exemple : « Bouddha a acheté le DVD d’entraînement sportif Billy’s Bootcamp », suivi la page d’après de : « Jésus doute de l’efficacité des méthodes pour maigrir comme Billy’s Bootcamp car cela demande trop d’efforts pour y arriver. » Oui, c’est le gag – double, aha. Méga fun, non ? Et pas le moindre rapport avec le contenu des deux planches, au cas où… Et les phylactères narratifs sont globalement du même tonneau. Sans même parler des paroles hors-phylactères, d'un prosaïsme pénible.

 

J’y étais au début indifférent ; à force de répétition, ça a fini par carrément m’énerver…

 

PLUS JAMAIS ÇA

 

Bilan sans appel : ce premier tome est une purge absolue, et je ne veux rien savoir de la suite. Une BD absolument pas drôle, alors qu’elle prétend sans cesse l’être ; une BD moche et mal foutue par ailleurs ; au mieux aucun intérêt, au pire de quoi montrer les crocs.

 

Je ne comprends tout simplement pas comment une merde pareille a pu avoir un tel succès – et pas seulement au Japon, faut croire (là, le décalage culturel aurait pu l’expliquer, j’imagine ?).

 

Plus.

 

Jamais

 

Ça.

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Gunnm, t. 3 : L'Ange de la mort (édition originale), de Yukito Kishiro

Publié le par Nébal

Gunnm, t. 3 : L'Ange de la mort (édition originale), de Yukito Kishiro

KISHIRO Yukito, Gunnm, t. 3 : L’Ange de la mort (édition originale), [銃夢, Gannmu], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Manga Seinen, [1990-1995, 2014] 2017, 206 p.

 

OH GALLY GALLY

 

Glénat poursuit sa réédition du célèbre manga de Yukito Kishiro Gunnm, dans un format dit « édition originale » en principe plus respectueux de l’œuvre que celui sous lequel je l’avais découvert dans les années 1990.

 

Relire les deux premiers tomes avait globalement été un vrai plaisir, même si non exempt sans doute d’une forme de nostalgie à même de fausser la donne. Cependant, avec ce troisième tome, le regard que je porte sur la série change radicalement. En effet, les deux premiers volumes, je les ai longtemps lus et relus… mais sans aller forcément beaucoup plus loin. Et notamment, sans doute, à cause de ce rutilant troisième tome, à l’esthétique assurément travaillée et efficace, mais aux thématiques qui me laissaient au mieux froid… J'étais surpris, par ailleurs, que cela arrive aussi tôt dans le déroulement de la série, ma mémoire me jouait donc des tours.

 

Car Gally, ici, n’est plus la charmante jeune fille et l’impitoyable chasseuse de primes des deux premiers volumes, d’une fraîcheur touchante au milieu de la violence de la Décharge, et ce alors même qu'elle incarnait ironiquement partie de cette violence ; ici, elle n’est même plus tout à fait un mystère, si ça se trouve ! Car elle consacre l’essentiel des pages de ce troisième tome, en attendant la suite, à un arc stéréotypé et de nature à me navrer, en y devenant… une sportive.

 

Allons bon.

 

BYE BYE YUGO

 

Mais, tout d’abord, il nous faut comme d’habitude « finir » le tome précédent… Et les raisons de ce découpage me laissent toujours aussi perplexe. La fin du tome 1 se trouvait dans le tome 2, la fin du tome 2 se trouve « logiquement » dans ce tome 3 – mais la distance entre les volumes en atténue sensiblement l’effet, ai-je l’impression ; et j’ai du mal à croire qu’on puisse justifier ce procédé au nom du cliffhanger et de la surprise – car le sort de Yugo, ici, n’a décidément rien de surprenant.

 

Nous l'avions laissé en plein milieu d'une petite explication avec le truand Vector, qui lui extorquait des sommes folles, impliquant des activités criminelles, en prétendant pouvoir arranger son départ pour Zalem – le rêve, l’unique rêve, du jeune homme. Aidé par une Gally amoureuse, il avait compris seulement alors qu’on l’escroquait – et bien sûr qu’il se faisait avoir ! C’est Kuzutetsu ! On ne peut pas quitter la Décharge pour la cité flottante de Zalem ! Quel imbécile…

 

Une révélation tenant de l’évidence – mais qui n’en est pas moins un rude choc pour Yugo. C’est une chose qui arrive, hein – voyez les militants reli… politiques, par exemple. Bon, bref : Yugo pète un câble.

 

Et, à propos de câble, il décide d’en grimper un – un de ces énormes conduits qui relient Zalem aux Usines de Kuzutetsu… Il ne peut pas voler jusqu’à Zalem ? Il marchera ! Ce qui est bien évidemment impossible, et l’utopie des nuages a naturellement prévu quelques mesures pour se préserver des intrus qui auraient cette idée saugrenue… Un bon moment sur le plan graphique, qui joue de ce thème fondamental de Gunnm, série où les corps cybernétiques sont réduits en charpie mais où la vie demeure malgré tout.

 

Mais, vous savez quoi ? L’amour de Gally ne sera pas suffisant pour sauver Yugo de sa folie. Surprenant, hein ?

 

Échec sur toute la ligne, ma petite – ou tout le câble, avec des morceaux qui collent un peu.

 

Elle a donc de quoi péter un câble elle aussi…

 

MOTORBALL

 

Le tome 3 « véritable » commence alors, avec un Ido quelque peu négligé, qui part à la recherche de Gally, laquelle ne s’est plus manifestée depuis la fin tragique de Yugo ; ses pérégrinations vaguement aléatoires le conduisent à l’autre bout de la Décharge, presque un autre monde, et il y découvre enfin le pot aux roses : Gally… est devenue… une sportive ?!

 

Pas n’importe quel sport, hein ! Du motorball – un ersatz adapté de tant de sports violents de la science-fiction littéraire, cinématographique ou vidéoludique : rollerball et speedball, notamment… Dans le motorball, des candidats dotés de corps adaptés mais aussi réglementés (pour éviter une trop grande inégalité de départ entre les concurrents, qui serait due à un plus grand talent cybernétique, ou, bien sûr et surtout, aux capacités financières supérieures autorisant des achats impensables pour les autres…), des sportifs, donc, se livrent à un mélange de course, de match de rugby et de sport de combat. Ils sont sur un circuit, et doivent toujours aller en avant ; ils ont une balle à attraper et conserver pour « marquer » ; et ils ont des concurrents tout aussi portés qu’eux-mêmes à l’ultraviolence, et prêts à tout pour empêcher un autre de remporter la manche en conservant la balle : la baston est de la partie, elle est même l'essentiel pour bon nombre d'amateurs…

 

Côté spectateurs, il y a plusieurs manières de révérer connement ses idoles sportives. Les plus pauvres se contentent sans doute d’assister aux matchs depuis des gradins surpeuplés et bourrés d’angles morts ; mais d’autres peuvent bénéficier d’une forme d’immersion virtuelle, qui les plonge dans la course en leur faisant littéralement prendre la place d’un joueur (OK, classique, mais intéressant).

 

Et c’est comme ça qu’Ido « retrouve » Gally – avec des guillemets, parce que la sportive ne semble pas désireuse de s’entretenir avec Ido ou, pire encore, de retourner à son ancienne vie, même si elle gardde toujours un profond respect pour celui qui l'a ressuscitée ; tandis que ce dernier, sous le coup d’une impulsion… étonnante, suppose qu’il pourrait être bienvenu de filer un bon coup de pied au cul à sa protégée partie en roue libre.

 

LE SPORT, C’EST TROP LA MORT

 

Mais le motorball occupe donc une place très importante dans ce troisième tome – hélas ? Je sais que le procédé a ses fans, mais je n’en fais pas partie – d’autant que ces idées de sport, de compétition, de « you can get it if you really want » (mais ta gueule !), non, ce n’est vraiment pas ma came… Surtout quand Gally est aussi évidemment supérieure à tous les autres, mais aussi d’une arrogance dont elle n’était guère coutumière jusqu’alors ; d’une certaine manière, on est plus dans Rocky 3 que dans Rocky, disons. Beuh...

 

Techniquement ? C’est bien fait, je suppose que je ne peux pas prétendre le contraire… Ou du moins graphiquement, en tout cas : le trait de Yukito Kishiro est toujours pertinent, et parvient tant à susciter une esthétique cohérente et finalement inventive qu’une sensation de vitesse nécessaire au rendu de l’action (même si, du coup, la lisibilité des combats est plus ou moins assurée).

 

Sur le plan du récit… C’est déjà moins convaincant – parce que terriblement convenu, surtout. Gally fait ses débuts en troisième division, fascine tout le monde, grimpe en deuxième, la première en ligne de mire… Et d’ici-là ? Baston, baston, baston, Gally gagne, et ses concurrents survivants sont tous sidérés par son talent, ce dont leurs yeux forcément exorbités témoignent, etc.

 

D’un ennui mortel – pour moi ; et ce n’est certes pas la « description » des « coups spéciaux » (arts martiaux coréens, technique germanique entrant en résonance avec le Panzerkunst de Gally, qui fait forcément des ravages) qui y change quoi que ce soit, ça ne me fatigue que davantage.

 

GALLY, IDO ET LES AUTRES

 

Heureusement, les choses sont un peu moins navrantes en dehors du circuit. Voire réussies. Même s'il y a là aussi quelques pains occasionnels…

 

C'est que les personnages peuvent encore poser souci, à cet égard. Et les changements dans le comportement d’Ido et de Gally ne sont peut-être pas les moindres de ces difficultés ? J’avoue avoir du mal à comprendre… surtout Ido, disons. Gally « justifie » après tout sa nouvelle carrière au nom de la nécessité du combat, pour affiner son Panzerkunst et peut-être en apprendre davantage sur elle – pour moi, ça sonne faux, mais j’imagine qu’un drame tel que la mort de Yugo peut sans doute plonger quelqu’un dans ce genre de délire obsessif, le sport comme la drogue, mouais…

 

Mais Ido ? Ido qui était parti à la recherche de Gally, mais qui, une fois qu’il l’a retrouvée, ne semble plus désireux que d’une chose, lui donner une leçon, et sans rien savoir au juste de ce dans quoi il s’engage ? Je suppose qu’on pourrait tenir le même argumentaire que pour Gally, en le pimentant de jalousie, oui ; mais je demeure quand même un brin sceptique… Bon, admettons. Et relevons qu’un bref élément, ici, semble s’inscrire davantage dans une trame générale : la conviction chez certains habitants de Kuzutetsu que la marque au front d’Ido fait de lui un « docteur », ce qui suppose donc qu’ils ont déjà vu ce signe, hérité de Zalem…

 

Le motorball pourrait autoriser des personnages intéressants, dans l’absolu, mais l’auteur, ici, multiplie plus que jamais les caricatures, et les concurrents de Gally comme les gens autrement plus sympathiques qui gèrent son « écurie » sont finalement bien ternes – admettons cependant que le « patron » toxicomane au masque de cuir s’en sort un peu mieux que les autres.

 

Mais deux nouveaux personnages sont sans doute plus marquants. Tout d’abord, Shmila, une (charmante, voire über-fantasmatique) jeune fille que sauve Ido d’une bande de violeurs. La jeunette, un peu écervelée peut-être, hyper-expansive assurément, et du genre à crier tout le temps, n’est pas sans attraits, même si elle n’est certainement pas d’une profondeur sidérante ; elle permet tout de même de mettre en scène quelques gags, dont celui, récurrent, qui l’oppose à Gally – laquelle est toujours suivie dans ce volume par une petite bestiole kawaii, sorte de mini-cyclope sans membres et volant grâce à une hélice sur sa tête… Or Shmila fond pour le petit machin, et aimerait bien le récupérer ; mais Gally n'est pas d'accord.

 

Enfin, il faut aussi compter avec le frère de Shmila, Jasugun – ou l’Empereur… du motorball. Le n° 1 de la première ligue, autant dire l’objectif de Gally – auquel Ido s’est donc lié, via Shmila. Le champion n’est pas un bonhomme détestable et arrogant ; tel qu’il est dépeint ici, il est plutôt cool, en fait… et, en tout cas, Yukito Kishiro, parvient bien à exprimer son charisme hors-normes.

 

EN EXTÉRIEUR

 

Tout ce petit monde, cela dit, ne peut donc véritablement briller qu’en dehors de l’arène du motorball. Les meilleures pages de ce troisième tome, et de loin, se déroulent « en extérieur », dans des rues bondées où se marchent littéralement dessus des milliers d’habitants de la Décharge, dans une atmosphère de souk très bien rendue. Il y a de la vie dans ces cases – des bruits, des odeurs, une ambiance… Ça fonctionne très bien, et c’est un bon moyen de « sauver » les personnages.

 

Même s’il y a quelques ratés, hélas… Et notamment cette scène parfaitement ridicule où Jasugun, rencontrant pour la première fois Gally, lui fait un speech mystico-martialo-mes-couilles sur le chi, avant de l’affronter dans un bras de fer… où la cyborg, d’elle-même et sans vraie raison (à moins d’y voir une pulsion suicidaire, j’imagine ?) met sa vie en jeu – en posant littéralement son cœur sur la table. Ce qui aurait pu faire sens, ou, dans une tout autre optique, aurait pu être drôle, mais n’est ici que navrant…

 

C'est une manière, en effet, de revenir au principe du « tournoi » dans un environnement qui bénéficiait grandement de s’en être émancipé. Saleté de « tournoi »…

 

NEKKETSU ?

 

Oui, j’ai vraiment l’impression que c’est ce « tournoi » qui fout la zone – avec sa gratuité, qui est tout autant la répercussion un peu fainéante d’un code sur une série qui valait mieux que ça…

 

En fait, ça m’a ramené à une époque antérieure à ma découverte de Gunnm­ – quand j’étais un gamin et que je cramais des journées entières à zyeuter sans vraie passion le Club Dorothée, où les séries animées japonaises usaient souvent de ce « principe », ainsi Dragon Ball (mais c’était sauf erreur avant que je décroche du fait de Dragon Ball Z, dont je n’ai jamais compris le succès auprès de mes petits camarades et de tant d’autres), ou, d’une certaine manière, Les Chevaliers du Zodiaque (que j'ai vite détestés)...

 

À l’époque, bien sûr, je ne savais absolument rien des codes des animes comme des mangas. En fait, jusqu’à une époque très récente, je n’avais pas la moindre idée de ce que pouvait bien être un shônen, et je ne n’ai découvert le concept de nekketsu que plus récemment encore – sur ce blog, en fait, il y a quelque mois à peine, quand un aimable lecteur me l’a mentionné à propos de mon retour sur le premier tome de One-Punch Man. Ce qui m'a donc ramené à cette enfance presque bénie... et à mes goûts dès cette époque ? Peut-être pas quand même... Mais cela a de quoi m'inciter à envisager les choses d'un œil différent, là maintenant. À l’évidence, tout cela reste encore bien abstrait à mes yeux, et sans doute ne suis-je pas très bien placé pour faire à mon tour usage de ce concept, semble-t-il développé par Osamu Tezuka himself, puis sempiternellement repris par la suite…

 

Mais, quand je regarde Gunnm avec un minimum de recul (mais à m’en tenir à ces trois premiers tomes, hein, ça peut fausser la donne), je suppose que cette série relève largement de ce registre, et ce en dépit de sa « classification » seinen. En fait, c’était un point que j’avais déjà timidement abordé dans mon compte rendu du premier tome, mais je ressens le besoin d’y revenir… Cela dit, c’est peut-être justement parce que je suis obnubilé par ce principe du tournoi qui me paraît si décevant – et, pour le coup, un peu paresseux… J’ai l’impression d’un « passage obligé », qui en tant que tel n’apporte pas grand-chose et ne fait véritablement sens que dans une perspective où la reprise des codes l’emporte sur l’inventivité, jusqu’à constituer une valeur en soi, et peut-être même la seule qui mérite qu'on s'y attarde.

 

Gunnm n’était sans doute pas exempte de tels codes dès le départ – et de codes pouvant donc figurer sur la feuille de route du nekketsu : si le héros typique du registre est un jeune garçon orphelin, je ne suis pas certain que le seul sexe de Gally suffise vraiment à en faire quelque chose de totalement différent ; la quête, l’innocence voire la naïveté, le combat contre le mal, le rôle des amis dans ce combat, le héros qui se relève plus fort que jamais en puisant dans sa force intérieure… Tout cela, à vrai dire, dépasse allègrement le nekketsu – mais justement : le principe du tournoi, lui, parce qu’il est autrement spécifique, ne laisse plus guère de place à l’ambiguïté, et j’ai l’impression, un peu navrante, qu’il n’en devient que davantage une forme d’étendard ou de signe de ralliement – comme une manière de dire au lecteur : « Tu veux des codes ? T’en auras ! »

 

DOMMAGE…

 

Je me fourvoie peut-être totalement. Ce que je sais, c’est que ce parti-pris du motorball, dans ce troisième tome, me déçoit dans les grandes largeurs – il ne correspond pas à ce que je recherche moi, et que je trouvais dans les deux premiers tomes, lus et relus à l'époque, encore relus plus récemment avec satisfaction.

 

Est-ce mauvais pour autant ? Ce troisième tome est-il à jeter ? Non... Le dessin est irréprochable, et, comme dit plus haut, la plupart des scènes « en extérieur » sont intéressantes, parfois même très réussies, car bénéficiant d’une ambiance remarquable ; les amateurs d’action trouveront par ailleurs de quoi se satisfaire, tant sur le circuit de motorball qu’ailleurs – avec éventuellement en avant la scène étonnante où Ido sauve Shmila de ses agresseurs. Et, côté personnages, avec des hauts et des bas, il y a tout de même de quoi faire, j’imagine...

 

Mais ce motorball m’ennuie quand même – il m'ennuie vraiment ; et je n’y reconnais plus tout à fait Gally.

 

Et la suite ? Un souci : je ne sais plus du tout ce qu’il en est – comme dit en introduction, je n’avais pas vraiment lu les épisodes ultérieurs à l’époque, et ne me souviens absolument pas de leur contenu… Mais si ça continue sur cette lancée de la compétition sportive, ma foi, je suppose qu’il vaudra mieux pour moi lire autre chose – qui ne m’évoquera pas autant un triste gâchis ? En espérant que le niveau remonte... On verra.

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Le Lézard noir, d'Edogawa Ranpo

Publié le par Nébal

Le Lézard noir, d'Edogawa Ranpo

EDOGAWA Ranpo, Le Lézard noir, [黒蜥蜴, Kuro-tokage], traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier poche – Policier, [1929, 1993, 2000] 2002, 156 p.

 

ÉLÉMENTAIRE, MON CHER NÉBAL

 

Nouvelle tentative auprès de l’œuvre étonnante d’Edogawa Ranpo – soit la figure emblématique du roman policier japonais naissant dans les années 1920, prisant les récits macabres, voire horrifiques, à la lisière du fantastique le cas échéant, ou d’autre chose encore : son goût pour la perversion, le sordide et l’outrance en a fait une figure essentielle et probablement séminale du registre « ero guro nansensu », fréquemment abrégé en « ero guro » tout court, soit ce mélange typique d’érotique et de grotesque où se sont exercés par la suite bien des auteurs japonais, dans bien des supports (on notera sans doute tout particulièrement le mangaka Maruo Suehiro, qui a d’ailleurs adapté Edogawa Ranpo à plusieurs reprises, je vous renvoie à ma chronique de son adaptation de L’Île panorama).

 

J’en avais donc déjà lu L’Île panorama – le roman, cette fois ; une « chose » absolument inclassable et passablement fascinante – et La Bête aveugle, roman qui m’avait séduit par son outrance macabre, tout en me laissant bien davantage perplexe quant à sa relative « légèreté » perçant entre les tableaux les plus sordides. Le Lézard noir est donc ma troisième lecture de cet auteur – et ça n’a pas grand-chose à voir.

 

En effet, cette fois, l’étiquette « roman policier » est parfaitement appropriée – là où elle pouvait paraître un brin forcée pour les deux titres précédents. Le Lézard noir est peut-être le plus célèbre récit d’Edogawa Ranpo à faire figurer son personnage récurrent d’Akechi Kogorô, soit « le » détective privé japonais, personnage qui empruntait beaucoup à Auguste Dupin (rappelons qu’Edogawa Ranpo est un pseudonyme, une forme de « japonisation » du nom d’Edgar Allan Poe) comme à Sherlock Holmes, et peut-être à quelques autres (Rouletabille ? Son antagoniste, ici, pourrait d’une certaine manière renvoyer à Arsène Lupin, par ailleurs…).

 

Au-delà, ce court roman (très court – en fait d’un format comparable à celui de L’Île panorama et de La Bête aveugle) a semble-t-il marqué, au Japon, au point d’avoir une postérité éventuellement inattendue. Que Fukasaku Kinji en ait livré une adaptation cinématographique est peut-être dans l’ordre des choses (même si je ne l'ai pour l'heure connu que dans un registre autrement violent, de ses fameux films de yakuzas à Battle Royale) ; mais, parmi les seconds rôles, on y trouvait ni plus ni moins que Mishima Yukio… lequel, par la suite, adapterait à son tour Le Lézard noir, sous la forme d’une pièce de théâtre ! Au-delà, j’imagine que la bestiole emblématique constituait une sorte de signe de ralliement ne laissant aucune place au doute – ainsi pour l’éditeur français de mangas Le Lézard Noir, qui a donc publié notamment Maruo (et Maruo adaptant Edogawa Ranpo, donc), mais aussi d’autres choses très recommandables et peut-être d’une certaine manière dans cette même filiation du macabre japonais – lisez Umezu Kazuo, c’est un ordre !

 

Mais Le Lézard noir est donc un pur roman policier. En cela, même si ce n’était peut-être pas le cas au Japon au moment de sa parution (1929), il nous fait l’effet, ici et maintenant, d’un court roman très daté, et peut-être même convenu… Pas grand-chose, en tout cas, de la folie oppressante de L’Île panorama et de la perversion morbide de La Bête aveugle. Globalement, le présent roman est autrement « sage », et propre... Hélas.

 

Mais il existe bien quelques passerelles, oui : Edogawa Ranpo prisait semble-t-il énormément les repaires souterrains à la démesure utopique, que l’on trouve dans les trois romans, et les jeux dangereux auxquels ils sont toujours propices… impliquant souvent des mannequins, ou des hommes et des femmes réduits à la condition d’objets !

 

Et, de manière plus édifiante peut-être, on est frappé à la lecture de ces trois romans autrement bien différents de ce que la sympathie de l’auteur va assez clairement à ses criminels… Toutefois, ici, Akechi Kogorô oblige, cette passion sordide ne s’exprime pas autant que dans L’Île panorama, avec son criminel génial jusque dans les replis les plus obscurs de ses obsessions les plus insanes, ou dans La Bête aveugle, avec son serial killer pervers et sophistiqué – même si son humour, bon… Le Lézard noir, ici, bénéficie donc du titre, ce n'est pas rien, et suscite bien davantage l’intérêt du lecteur que son antagoniste censément héroïque : les meilleures pages du roman sont celles qui lui sont consacrées, Akechi Kogorô séduit bien moins, si leur compétition fait tout le sel du roman – mais il faut donc cette fois que la loi et l’ordre triomphent ? Et... la décence ? Dommage…

 

VICIEUSE !

 

Le Lézard noir… est une femme. Une moga, pour modern girl, comme je crois qu’on disait alors ? Dans les fortes premières pages du roman, ladite fascine en tout cas par son charisme hors du commun autant que par sa liberté dans un Japon guère porté alors et à vrai dire encore aujourd’hui à laisser la moindre marge d’expression à ces dames. Bien vite, Edogawa Ranpo nous la dépeint comme une alliance détonante de ruse et de sensualité, avec quelque chose d’une Salomé, et qui, la vicieuse, ne se délecte véritablement de ses si nombreux crimes qu’à la condition de les rendre perversement ludiques.

 

Car elle est une criminelle, oui – mais peut-être était-ce alors la seule vocation envisageable, pour une femme japonaise entendant affirmer sa liberté essentielle ? Il y a cependant un flou dans sa biographie, que l’auteur entretient non sans l’épicer d’ambiguïtés. Nous la savons très tôt cambrioleuse, pickpocket, maître-chanteuse le cas échéant… et, à l’évidence, les cadavres ne l’effraient en rien : très tôt, nous la voyons faire usage de sa ruse diabolique pour dissimuler les corps des victimes d’un jeune homme de sa connaissance – et, tout autant, nous la voyons alors tirer profit de ces méfaits pour s’attacher à elle ce genre de seconds couteaux, naïfs sans doute mais parfois bien utiles à qui se lance dans de telles entreprises…

 

Car la dame a de l’ambition – et, surtout, elle en a les moyens ; pas seulement intellectuels ! Mais c'est là une chose qui ne sera rendue évidente qu’au fur et à mesure, au fil des très brefs chapitres du roman : le Lézard noir des premières pages, que nous percevions presque solitaire et, d'une certaine manière, anarchisant, s’avère la maîtresse d’un empire criminel aux ramifications démesurées – il y a en elle de l’Arsène Lupin, mais tout autant du Moriarty…

 

JOUONS !

 

Sa dernière lubie ? Mettre la main sur l’Étoile égyptienne, un diamant d’une valeur incroyable, propriété d’un fameux joailler d’Osaka, M. Iwase Shôei. Elle a sur le vieux bonhomme un moyen de pression tout trouvé, en la personne de sa fille Sanae… L’idée est toute simple : enlever la fille, et exiger la pierre en rançon. C’est d’un banal…

 

Mais le Lézard noir – ou Mme Midorikawa, son identité d’emprunt au début de cette affaire – déteste la banalité. Il faut rendre l’entreprise amusante – pour cela, elle a besoin d’un adversaire à la hauteur de ses capacités ! Aussi prévient-elle ses victimes de ce qu’elle compte faire, afin de les inciter à prendre des mesures radicales pour assurer leur sécurité – et quelle meilleure garantie, pour cela, que l’implication dans l’affaire du fameux détective privé Akechi Kogorô ? C'était bien lui qu'elle visait...

 

Voilà un homme qu’elle peut admirer ! Presque aussi futé qu’elle – presque ! De quoi pimenter l’enlèvement de la jeune Sanae, en le rendant plus difficile, plus périlleux… plus amusant ! Et Mme Midorikawa ne se cachant guère, tous deux ont bientôt pleinement conscience de ce dans quoi ils se sont embarqués : ils se rencontrent, même ! Et ils vont se livrer une farouche compétition d’astuce ; c’est un sport, ou peut-être plus exactement un jeu… et sans doute non exempt d’une certaine dimension amoureuse, voire « érotisante », que l’auteur associe immanquablement à son brillant personnage féminin (même si le roman est donc très « sage », hélas, sans les excès de La Bête aveugle, notamment).

 

TAMBOUR BATTANT

 

En tout cas, tout va très vite, dans ce roman pour le coup aux antipodes des deux précédemment cités, et ce quand bien même ils sont tous à peu près du même format. L’Île panorama était à maints égards bâti autour d’une longue, très longue et très méticuleuse randonnée hallucinée au milieu de l’utopie « poesque » du héros/criminel ; La Bête aveugle s’attardait avec délices et perversion (n’est-ce pas la même chose ?) sur les crimes sordides et les mises en scène macabres du héros/criminel. Et ici ? Nous avons quelques aperçus de cette posture dans les pages les plus réussies du roman, tout à la gloire de son héroïne/criminelle… Mais l’effet est pourtant tout autre.

 

Car le roman va tambour battant. Impossible de s’y attarder sur quoi que ce soit : à chaque page, il doit se produire quelque chose. Les chapitres sont très brefs, et l’on y trouve toujours trois, quatre rebondissements peut-être ? Le roman file à toute allure et use de tous les expédients pour susciter et maintenir l’intérêt du lecteur… mais au point de l’overdose, ai-je trouvé. Mais cela participe, je suppose, d’une certaine dimension « populaire » du récit, ici bien plus évidente que dans les deux autres courts romans évoqués.

 

La joliesse n’est pas de mise, les descriptions sont hors-sujet : il faut que ça avance, toujours, à chaque page. Les dialogues doivent être vifs, les retournements de situation fréquents, les ruses de part et d’autre toujours plus outrées et fantasques.

 

Je ne sais pas ce qu’il en était de l’édition populaire japonaise à l’époque, mais, de l’autre côté du Pacifique, Le Lézard noir aurait assurément trouvé sa place parmi les pulps – et j’imagine qu’en Europe nombre de fascicules l’auraient tout aussi bien accueilli entre leurs pages.

 

TOUTES CES CHAMBRES SONT JAUNES

 

De la ruse, donc ! Toujours plus ! Mais dans un registre, peut-être alors inédit encore au Japon, mais qui, en Occident, avait déjà quelque chose d’un peu daté ? Le Lézard noir n’est certes pas un polar à la Dashiell Hammett ou à la Raymond Chandler (pour le peu que je crois en savoir, moi l'ignare en la matière) ; il ne relève pas non plus du whodunit posé à la Agatha Christie, même s’il emprunte probablement à des sources communes – mais ce sont donc bien ces dernières qui importent le plus.

 

Les noms ont déjà été cités : Edgar Allan Poe, forcément, Arthur Conan Doyle aussi, probablement, peut-être donc un Maurice Leblanc (très certainement, en fait) ou un Gaston Leroux (je suppose). Le registre policier du Lézard noir, c’est celui des neurones actifs et jamais pris en défaut – dimension accentuée par la rivalité consciente du détective et de la criminelle. Aussi tous ces maîtres de l’art déductif sont-ils immanquablement convoqués par l’auteur dans l’élaboration de son crime – pardon, de son roman… C'est un policier cérébral, pas social ou que sais-je ; c'est un policier très classique.

 

L’approche peut varier, car, au fil des chapitres, ce sont des dispositifs différents qui sont mis en place par l’auteur : tantôt nous sommes du côté du Lézard noir, tantôt d’Akechi ; l’astuce est parfois délibérément exposée dès la planification de ses forfaits par notre criminelle, ou retardée jusqu’à sa compréhension par le détective ; régulièrement, l’un semble pris de vitesse par l’autre, mais ce n’est le plus souvent qu’une illusion : la partie d’échecs est serrée. Et, bien sûr, une partie du plaisir consiste pour le lecteur à deviner ce qui se produit hors de toute explication, par Mme Midorikawa ou par Akechi Kogorô…

 

L’autre partie du plaisir ? Elle emprunte directement au principe de la « chambre jaune » : Edogawa Ranpo s’ingénie à inventer les situations les plus bloquées et les ruses les plus fantasques pour les circonvenir (s’amusant même à glisser une allusion parlante à un de ses propres récits, présenté comme une source d'inspiration !). Tout est parfaitement tordu, excessif, outré, dans ces plans méticuleux forcément dénoncés, mais toujours riche de suffisamment de sorties de secours pour que le jeu se poursuive un chapitre de plus. La cruelle criminelle voit loin, et son adversaire tout autant – les portes closes ne sont dès lors guère un souci, car il est mille et une manières de perpétrer un crime en apparence impossible pour peu qu’on s’y livre avec suffisamment d’attention… et d’audace.

 

JUSQU’AU DÉLIRE

 

Mais cela va très loin. Edogawa Ranpo, consciemment, a bâti son roman populaire sur la surenchère : chaque astuce improbable suscite une autre astuce plus improbable encore, dans ce jeu du chat et de la souris – mais qui est le chat et qui est la souris ? Le genre de ces animaux en français pourrait nous tromper… Il est sauf erreur inconnu du japonais, et cela joue son rôle dans la perception du roman. Car, finalement, l’histoire n’est pas, ou plutôt pas seulement, celle de la traque de la criminelle par le détective ; il s’agit au moins autant pour ce dernier d’échapper aux pièges de la dame…

 

Quoi qu’il en soit, les développements sont toujours plus outrés – et l’atmosphère du roman s’en ressent. Le policier vaguement feutré du début du roman, plus ou moins cantonné à de luxueuses chambres d’hôtel, cède alors la place aux excès les plus marqués d’une traque indéniablement périlleuse : Akechi Kogorô, à ce stade, n’a plus simplement à craindre d’être humilié par Mme Midorikawa – la menace essentielle planant sur lui dans les premiers chapitres : cette fois, c’est clairement sa vie qui est en jeu – et celle de Sanae… et celle du Lézard noir.

 

D’où cette utopie chtonienne semble-t-il typique de l’auteur, avec ses installations démesurées n’ayant rien à envier à L’Île panorama, pas même ses mannequins ou ses otages spoliés de leur humanité pour ne plus être que des objets décoratifs voués à l’amusement sadique de leurs « propriétaires »…

 

Pourquoi pas ? À ceci près que la manière dont Akechi Kogorô parvient (inévitablement, je ne vous révèle rien…) à déjouer en dernier recours les plans odieux du Lézard noir… est peu ou prou incompréhensible (d’autant qu’Edogawa Ranpo s’y attarde encore moins que dans les chapitres précédents, il faut aller vite, très vite). En fait, ces ultimes séquences donnent presque l’impression que nous avons changé de roman – on est à la lisière du fantastique, et, en définitive, on retrouve en fait quelque chose de L’Île panorama comme de La Bête aveugle (ou, plus exactement concernant ce dernier, on anticipe sur son contenu), mais sur un mode tellement laconique qu'il évoque presque une sorte de synopsis...

 

Hélas. Car, oui, j’ai trouvé que c’était avec bien moins d’habileté et, disons, de conviction… C’est comme si l’auteur cherchait en fin de compte à démontrer à son lecteur que la compétition dans laquelle il s’était de lui-même engagé ne pouvait, à force d’excès, que sombrer dans le grotesque et l’incroyable. On est peut-être à deux doigts de la violation du pacte associant le romancier et sa vict… son admirateur.

 

TROP

 

Et, du coup… je n’ai pas été convaincu. À vrai dire, j’ai du mal à comprendre comment ce roman (pas désagréable, hein) a pu acquérir une telle réputation et susciter autant d’admiration – tout en prenant en compte les distances culturelle autant que temporelle suffisant sans doute amplement à justifier cette étrangeté qui n’en est peut-être pas tout à fait une.

 

Le problème a plusieurs facettes : je pourrais insister sur le côté daté de la chose (indéniable, mais au point où la vague nostalgie du lecteur et son goût de la poussière ne suffisent pas à lui rendre la lecture véritablement jouissive), sur son style pauvre et drastiquement utilitaire, sur son rythme tellement frénétique qu’il en devient épuisant… Sur le falot Akechi Kogorô, tellement moins charismatique que le Lézard noir… Comme s’il y avait une injustice, d’ailleurs : c’est elle, la meilleure, c’est elle qui suscite tous les meilleurs moments du livre… Elle doit l’emporter car elle seule brille ! Autant dire, alors, que j’aurais souhaité lire un autre roman ? Problème qui se pose souvent, j’imagine… et qui ne rend la critique que plus difficile.

 

Mais c’est d’autant plus troublant que la démarche suivie par Edogawa Ranpo dans la construction de son récit, « objectivement », aurait sans doute dû bien davantage me convaincre : moi qui suis bien plus adepte du fantastique et du grotesque que du policier, quel qu’il soit et c’est peu dire, n’aurais-je pas dû adhérer d’autant plus au virage amorcé par l’auteur dans les ultimes chapitres de son roman ? Mais non – ça n’est pas passé… Rigidité de ma part, peut-être, mais la bascule m’a fait soupirer : je n’y croyais plus, et ne me sentais même plus de faire l’effort d’y croire – ou même d’en donner simplement l’illusion, quitte à ne tromper que moi-même, l’auteur n’étant certes plus là pour que je lui fasse cette « faveur »…

 

Et, en définitive, je n’ai pas retenu grand-chose de ce roman – je l'ai lu sans vrai déplaisir, mais sans vraie passion non plus. Aussi, à l'heure du bilan, je suis tenté d'y voir une incitation, peut-être malvenue, à me détourner du Edogawa Ranpo « strictement policier ». Car, si j’ai pu apprécier pour leurs bizarreries et leurs excès L’Île panorama (surtout) et dans une moindre mesure La Bête aveugle, Le Lézard noir, par contre, m’a laissé au mieux froid – et son mélange des genres m’a nettement moins parlé (en même temps, je relève que mon souci concernant La Bête aveugle tenait un peu à ça – si cette dimension m’avait par contre enthousiasmé dans L’Île panorama). Ça ne signifie pas que j’en ai fini avec Edogawa Ranpo, certainement pas, mais cela m’incite à me montrer plus prudent – et, peut-être, à me méfier des prestations fort classiques d’Akechi Kogorô ? Nous verrons bien…

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Thermae Romae, t. 2 (édition intégrale cartonnée), de Mari Yamazaki

Publié le par Nébal

Thermae Romae, t. 2 (édition intégrale cartonnée), de Mari Yamazaki

YAMAZAKI Mari, Thermæ Romæ, t. 2 (édition intégrale cartonnée), [テルマエ・ロマエ, Terumae Romae], traduit du japonais par Ryôko Sekiguchi et Wladimir Labaere, adaptation graphique et lettrage [par] Jean-Luc Ruault, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2010-2012] 2014, 373 p.

 

DANS LE BAIN

 

Il y a peu, somme toute, je vous avais fait part de ma lecture du premier tome de la série de Mari Yamazaki Thermæ Romæ (dans son édition intégrale cartonnée, hélas en sens de lecture occidental – l’éditeur y voit un atout, mgnf…) ; un gros succès tant commercial que critique, partant d’une idée… totalement improbable.

 

Rappelons-la au cas où : Lucius Modestus, un architecte romain du temps de l’empereur Hadrien, se retrouve régulièrement projeté dans le Japon contemporain, sans qu’il comprenne bien ce qui se passe au juste – mais il en tire de précieux enseignements en comparant (pas très consciemment) la culture du bain dans les deux civilisations… ce qui lui permet, de retour à Rome et au IIe siècle de notre ère, d’élaborer des thermes hors du commun, qui lui valent l’admiration de tous, et jusqu’à l’empereur lui-même !

 

Le problème – car à mon sens il y en avait un – était que cette idée, parfaite dans le cadre d’une histoire isolée, tendait à se perdre sur la durée ; une durée qui n’était sans doute guère envisagée à l’origine ? Mais voilà : le succès étant là, Mari Yamazaki a prolongé l'aventure, pour ne pas dire rallongé la sauce, avec la bénédiction de son éditeur – et, bizarrement, elle a remporté le pari, puisque le succès ne s’est pas démenti. Cependant, cette réjouissante idée de départ n’était sans doute pas susceptible de mille et une variations, et si l’auteure est incroyablement parvenue à maintenir l’intérêt du lecteur au fil des dix chapitres constituant le premier tome, il n’en restait pas moins que l’idée tournait à la formule… Sans totalement lasser, ce gros premier tome mettait toujours un peu plus en avant un schéma répétitif, au point où la blague risquait de ne plus demeurer drôle très longtemps.

 

Du coup, en concluant mon précédent compte rendu, j’avançais que je ne savais pas si j’avais vraiment envie de lire la suite. Bah, je me mentais sans doute à moi-même, hein… Après tout, même en prenant en compte cette grosse réserve, je m’étais bien amusé avec le premier tome. Et, surtout peut-être ? j’ai eu des échos très favorables de la suite des événements – de la part de gens de goût m’assurant que le schéma répétitif du premier tome ne devait pas tromper, et que, dès le tome suivant, la série parvenait à s’en dissocier sans pour autant perdre sa personnalité.

 

Alors fallait bien que je tente l’expérience, hein ?

 

DÉPASSER/SUBLIMER LA FORMULE

 

Et, pour le coup, on ne m’avait pas menti : ce gros tome 2 de l’édition intégrale cartonnée parvient à dépasser la formule du tome 1, mais sans brusquerie par ailleurs, et sans… compromission, disons, de ce qui faisait l’intérêt de la BD, et, tout autant, de ses thèmes.

 

La base demeure, de cet aller-retour perpétuel de Lucius Modestus entre la Rome d’Hadrien, son monde, et le Japon contemporain – ce pays des « Visages Plats » que l’architecte serait bien en peine de situer sur une carte, et il en est tout excusé… de même, sans doute, qu’il doit être excusé de ne pas vraiment appréhender que son voyage a également une dimension temporelle ? Quoi qu’il en soit, les deux passions de l’auteure, qui sont Rome et les bains, y sont bien toujours associées – mais, pourtant, les choses changent, assez subtilement ; peut-être parce que, à mesure que les voyages de Lucius deviennent moins « utilitaristes », notre héros est davantage amené à s’interroger sur ce monde qu’il ne comprend pas ? Et peut-être pas au seul prisme des bains – même si les bains sont toujours là…

 

À cette fin, l’auteure fait enfin ce qu’à mon sens elle aurait peut-être dû faire plutôt : elle change de formule narrative, pour adopter un format plus long, qui permet de diluer le schéma répétitif et d’approfondir thèmes et personnages au fil de récits moins unilatéralement tournés vers la formule, laquelle a ses artifices propres – et notamment, outre la réitération des mêmes scènes comme autant de passages obligés (rappelez-vous qu'il y a deux sortes de comique : le comique de répétition, et le comique de répétition), notamment donc une tentation de la chute qui pouvait être fatale à l’intérêt du lecteur…

 

Dans le premier tome, nous avions dix chapitres qui étaient autant d’histoires à part entière, mais reproduisant donc une même formule : dans chacun, Lucius avait des soucis à Rome, il plongeait sans le vouloir dans telle ou telle étendue d’eau, ce qui le faisait voyager jusqu’au Japon contemporain, où il s’extasiait devant les bains et leurs à-côtés (nourriture et boisson surtout, presque systématiquement), et y trouvait inévitablement la solution à ses ennuis ; après quoi il rentrait à Rome, mettait en application ce qu’il avait vu chez les Visages Plats, et rencontrait un succès fou…

 

Ce n’est plus vraiment le cas ici : en fait, sur les quatorze chapitres compris dans ce tome 2, un seul, le XIV (soit le quatrième dans ce volume), procède vraiment de la sorte (une histoire de baignoire transportable...) ; et l’effet est sans doute un peu différent, pour plusieurs raisons, dont cette position en forme d’interlude entre deux récits plus longs et complexes, et le rappel à notre bon souvenir, même sur un mode très comique qui aura bien vite sa compensation, terrible, du personnage d’Aelius, successeur désigné d’Hadrien, un coureur de jupons que l’on n’est guère porté à prendre au sérieux…

 

Quoi qu’il en soit, cet interlude opère une transition entre deux récits (deux arcs ?) plus longs, s’étendant sur trois chapitres chacun. Et la suite change encore la donne… puisque les sept épisodes restant de ce deuxième tome constituent eux-mêmes un récit plus long – ou plus exactement une partie d’un récit plus long, puisqu’il n’y a aucune conclusion ici ! En fait, de ces sept épisodes, le premier se passe à peu près intégralement à Rome… et les six suivants au Japon, sans la moindre interruption : on est bien loin du format du premier tome, où chaque chapitre impliquait son aller-retour qui lui était propre !

 

TOUT LE MONDE AIME LES BAINS

 

Quelques mots de ces trois récits ? Sur cette base, ils changent forcément la donne…

 

Mais, à vrai dire, concernant le premier d’entre eux, c’est relativement « en douceur » : le format est différent, mais, somme toute, le principe reste le même – simplement distendu.

 

Lucius Modestus y est la victime d’un duo de sénateurs crapoteux, vouant une haine mortelle à Hadrien, et prêts à tout pour lui nuire – ce qui peut donc inclure de s’en prendre à ses hommes, ainsi cet arrogant Modestus… Sur la base d’une fausse convocation de l’empereur en personne, l’architecte est baladé en Campanie – une région très mal fréquentée, au brigandage endémique… Mais un endroit rêvé pour construire des thermes ! Lucius tombe certes sur des brigands, mais son charisme et sa maniaquerie excentrique lui permettent d’enrôler ceux qui devaient l’abattre afin de construire la « station thermale » qu’il croit lui avoir été commandée par Hadrien…

 

Bien sûr, PLOUF ! Lucius quitte la Campanie pour ce pays des Visages Plats qui, en dépit des nombreux voyages qu’il y effectue, parvient toujours à le surprendre, tant il regorge de merveilles qui le stupéfient, l’enchantent, le terrifient… Mais, du coup, son séjour est plus long que d’habitude, ce qui permet à notre architecte d’envisager quelques à-côtés des bains nippons – un festival de jeux, de peluches, de plats inquiétants mais savoureux… Rien que de très classique cependant eu égard aux procédés du premier tome.

 

Ou pas tout à fait ? On a l’impression, en effet, que Lucius, tout incapable qu’il soit de communiquer avec les Visages Plats, n’en décide pas moins de se livrer à des explorations plus méthodiques – il essaye bien des choses, et croule plus ou moins sous les étrangetés qu’il aimerait rapporter à Rome…

 

Mais ce n’est là qu’un avant-goût de ce qui se produira ensuite.

 

BAINS ROMAINS AU JAPON

 

Passé l’interlude mentionné plus haut, un deuxième récit en trois chapitres, bien plus intéressant à mon sens (même si le premier ne manque pas de moments drôles), permet plus subtilement de faire progresser une sorte de principe général, sinon de trame, que la BD impliquait sans doute dès le départ, mais qui n’avait pourtant guère été mis en avant jusqu’alors : la question de la communication. Et Mari Yamazaki se montre très habile pour aborder ce moment périlleux de sa série…

 

La base reste pourtant classique : Lucius a un problème, que son voyage au Japon lui permettra de résoudre. OK. Mais un problème un peu différent ? Notre architecte n’a a priori guère à se plaindre, lui qui se voit confier un travail très rémunérateur… Mais, d’une certaine manière, c’est bien ce qui l’ennuie, et c'est bien pourquoi il chipote : il est censé travailler pour une organisation d’affranchis – des parvenus d’un mauvais goût stupéfiant, qui ont la charité démonstrative, et qui aiment par-dessus tout faire étalage de leur immense richesse ! Et ils veulent du clinquant… Somme toute l’antithèse des projets personnels de Lucius – ou d’Hadrien, d’ailleurs. Rien d'étonnant à ce qu'il fasse sa princesse, hein ?

 

Bien sûr, PLOUF ! Lucius fait un saut au Japon – comme chaque fois qu’il a un problème, et il tombe chaque fois sur l’élément nécessaire à la résolution de l’équation. Mais voilà : au pays des Visages Plats, il est amené à faire la rencontre… d’un jeune architecte japonais ; et d’un architecte qui doit lui aussi s’accommoder du mauvais goût de son commanditaire : un parvenu qui vaut bien l’affranchi de Lucius (les personnages ont les mêmes traits, comme souvent dans la série ; dans le présent tome, on recroisera notamment Aelius en Japonais...), et qui a eu une idée « géniale » pour attirer les clients : faire des bains « à la romaine » ! Ou plus exactement selon sa propre représentation de Rome : du clinquant, des baignoires en or, des statues de Vénus avec des gros nichons… et des carpes koï. Quoi, il n’y en avait pas à Rome ? C’est clinquant ! Ça coûte cher ! C’est forcément romain dans l’esprit !

 

Bien sûr, Lucius ne parle pas le japonais, et son alter ego ne parle pas davantage le latin. Mais ils ont leur art pour se comprendre ! C’est une forme de partage – de même qu’ils partagent leur talent et leur goût, jusque dans cette commande des plus vulgaire qui les horripile tous deux. Collaboration fructueuse pour tous deux – et aux conséquences quelque peu paradoxales, car la série affiche ici un thème dont elle n’usait éventuellement jusqu’alors qu’avec une certaine ambiguïté : plus que jamais, ici, les bains rapprochent ces deux cultures qui n’ont autrement rien en commun, par-delà les kilomètres et les siècles. Ce qui est amusant, c’est que ceci ne se vérifie enfin qu’en raison des imprécisions, malentendus et préjugés du quidam sur ce qu’étaient les bains à Rome, et ce qu’ils doivent être au Japon… Certes, depuis le départ, Lucius « japonise » toujours un peu plus ses bains romains – mais, cette fois, l’architecte japonais l’autorisant, nous assistons donc enfin à une forme de « romanisation » des bains nippons. Sauf que, bien sûr, on n’y parvient pas en respectant les exigences idiotes et laides du proprio répugnant d’inculture, mais en les subvertissant, pour atteindre à une autre forme d’authenticité, dans l’esprit (pas le même que celui des carpes koï !), qui, paradoxalement ou pas, semble alors se vêtir au moins a minima d’atours universels…

 

La manière dont les deux architectes s’accommodent de la lamentable baignoire en or massif que leurs employeurs, de part et d’autre, leur imposent, en est peut-être l’illustration la plus saisissante (en même temps que fourbement ironique) : l’association de ce clinquant absurde à la divinité permet d’outrepasser sa vulgarité essentielle…

 

COINCÉ CHEZ LES VISAGES PLATS

 

Mais la suite se montre plus radicale à tous les niveaux : aux sept chapitres que nous venons de voir, sept autres répondent, qui forment cette fois une seule histoire… et incomplète, donc. Avec pour l’heure uniquement un voyage « aller », de Rome au Japon – pour le « retour », voir plus tard ; à moins que… ?

 

Le premier de ces sept chapitres se passe toutefois presque intégralement à Rome (et ça non plus, bien sûr, nous n’y étions pas habitués), et joue de la trame « haute politique » qui épiçait régulièrement la narration jusqu’alors – mais peut-être encore jamais à ce point ? C’est qu’il y a une tournure dramatique : Aelius, le successeur désigné d’Hadrien, est mourant. Lors de ses quelques apparitions jusqu’à présent, le bellâtre et coureur de jupons n’inspirait guère le respect – et, même dans ce moment difficile, le personnage conserve une dimension comique essentielle. Pourtant, l’heure est grave : Hadrien sait qu’il ne vivra pas lui-même éternellement… Il avait déjà envisagé sans doute de confier le trône au futur Marc-Aurèle, mais il est bien trop jeune pour cela ; se profile alors l’idée d’une succession par Antonin (dit plus tard « le Pieux »)… Mais, pour l’heure, l’empereur est dévasté. Peut-être a-t-il dès lors plus que jamais besoin de son fidèle Lucius Modestus ? L’empereur et l’architecte, comme de juste, partagent un bain… et, comme de juste, Lucius disparaît alors du palais d’Hadrien pour réapparaître chez les Visages Plats.

 

Mauvais timing : il ne voulait pas partir ! Il devait rester auprès de l’empereur, c’était cela qui comptait vraiment ! Lucius est alors obsédé par l’idée du retour à Rome – qui ne l’avait jamais possédé ainsi. Ironie du sort : maintenant que notre architecte souhaite rentrer « chez lui », il n’en trouve pas le moyen – malgré bien des tentatives, il est coincé chez les Visages Plats…

 

Et, du coup, pour un séjour bien plus long que tous les autres. Les six derniers chapitres de ce tome 2 se passent donc intégralement au Japon – et si les bains sont bien au cœur de cet énième voyage dans le temps et dans l’espace, la situation très particulière dans laquelle se trouve Lucius justifie une approche différente – qui, d’une certaine manière, prolonge quelque peu les deux petits arcs ouvrant le recueil : du premier, il conserve cette idée d’une exploration plus méthodique de ce monde qui le déstabilise tant ; du second, il hérite d’une possibilité incongrue de communication.

 

Mais c’est surtout ce deuxième aspect qui retient l’attention. En effet, quand les brumes du voyage se dissipent, Lucius se retrouve aux bains avec une très jolie jeune Japonaise… mais elle n’est pas qu’une beauté des thermes – toute fille de geisha qu’elle soit, nous l’apprendrons par la suite. Cette Satsuki a peut-être quelque chose de Mari Yamazaki elle-même ? En tout cas, elle est passionnée par Rome (et les Romains…) ; historienne et archéologue douée, elle est à même de discuter en latin – pour Lucius, c’est une grande première : il est donc parmi ces barbares des gens qui connaissent la langue de Rome !

 

Ce qui n’est pas forcément un soulagement – car la situation de Lucius défie bien sûr la raison : Satsuki n’ose croire que cet homme est bien le Romain de ses fantasmes – un fou, sans doute ? Et pourtant… Un homme étrange, en tout cas. Et s’esquisse enfin la possibilité que Lucius soit bel et bien ce qu’il prétend être, même sans bien en peser les implications ; tandis que, pour notre Romain, s’esquisse parallèlement la possibilité que son voyage l’ait projeté dans l’avenir ? Rien de très franc dans un sens ou dans l’autre, pour l’heure – mais de bien étranges expériences, ainsi de cet apprentissage quelque peu brutal de la domestication de l’électricité, via la télévision notamment…

 

Avec ce nouvel arc, inédit dans sa durée, Thermæ Romæ adopte en effet une tout autre ampleur, et une tout autre portée. Les personnages y gagnent, et le rythme plus posé de la narration permet de la rendre plus subtile – de la sublimer, d’une certaine manière. Et ce sans pour autant y perdre en personnalité : les thèmes demeurent, mais leur traitement, moins répétitif, n’en est que plus juste – et plus drôle : c’est une série comique, après tout, et nombre de tableaux ici s’avèrent tout à fait hilarants.

 

JE SUIS VENU, J’AI VU, J’AI ÉTÉ CONVAINCU

 

J’ajouterai enfin que j’ai été davantage convaincu par le dessin dans ce deuxième tome – même si je suppose qu’il faudrait plutôt en déduire que mon appréciation mitigée du premier, sous cet angle, n’avait en fait pas lieu d’être…

 

Quoi qu’il en soit, Thermæ Romæ, conformément à ce qu’on m’en avait dit, a su, au fil de ce gros deuxième tome, s’émanciper de sa formule initiale, amusante mais par trop étouffante à force de répétition, et mieux s’accommoder de son caractère éventuellement imprévu de série, sans pour autant perdre ce qui en faisait le charme.

 

Je n’irais certainement pas pour autant crier au chef-d’œuvre – et le succès colossal, commercial comme critique, de la série, me laisse toujours un peu perplexe. Mais c’est à n’en pas douter une œuvre de qualité, inventive, documentée, drôle, plus profonde qu’elle n’en a l’air – une lecture plus que recommandable, donc.

 

Sauf erreur, cette édition intégrale cartonnée compte trois tomes ; suite et fin un de ces jours, donc…

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Le Cirque des horreurs, de Junji Itô

Publié le par Nébal

Le Cirque des horreurs, de Junji Itô

ITÔ Junji, Le Cirque des horreurs, [Itoh Junji Kyofu Manga Collection, vol. 13], traduction [du japonais par] Jacques Lalloz, Paris, Tonkam, coll. Frissons – Intégrale Junji Itô, [1991, 1994-1995, 1998] 2012, 200 p.

 

REMONTER LA SPIRALE

 

Si l’on excepte la plus ou moins relecture d’Akira de Katsuhiro Otomo, j’ai entamé ma récente et encore timide « vraie » découverte des mangas avec Spirale, sans doute la plus célèbre bande dessinée de Junji Itô – et ça a été une baffe colossale. Je n’avais jamais rien lu de pareil – le traitement, le malaise, l’outrance m’ont fasciné, et j’en suis aussitôt arrivé à la conclusion (qui demeure pour l’heure) qu’il s’agissait là de la meilleure BD d’horreur que j’avais jamais lue.

 

Dès lors, je ne comptais pas en rester là, et il me fallait tout naturellement lire d’autres œuvres de l’auteur… en supposant toutefois que pareil coup de maître était difficile à reproduire, et en ne m’attendant donc guère à retrouver quelque chose du même niveau chez l’auteur, avant ou après Spirale. Impression confirmée à la lecture ultérieure de l’autre « gros machin » de Junji Itô en français, à savoir l’intégrale de Tomié, qui m’avait globalement convaincu, et qui constitue assurément encore un beau morceau de manga d’horreur, mais qui n’atteignait pas, ou rarement, à l’excellence de Spirale.

 

Parallèlement, j’ai certes commencé à envisager d’autres auteurs du registre – et ai régulièrement été bluffé par Kazuo Umezu, surtout ; d’ailleurs le « maître », d’une certaine manière, de Junji Itô (qui cite souvent deux influences majeures sur son œuvre : Umezu, donc… et un certain H.P. Lovecraft cher à mon cœur). Umezu a livré depuis la fin des années 1960 des monuments d’horreur en bande dessinée – à vrai dire, si Spirale demeure à mes yeux au sommet du genre, j’ai été saisi par l’inventivité virtuose d’Umezu, dans ses mangas séminaux figurant dans les recueils La Maison aux insectes et La Femme-serpent (surtout), et dans une moindre mesure dans Le Vœu maudit (j’en attends avec impatience l’édition prochaine, toujours chez le Lézard Noir, de Je suis Shingô, et, ailleurs, il me faudra bien mettre la main sur les volumes de L’École emportée). J’imagine que, sur le plan de l’histoire du genre, c’est là un auteur plus important encore que Junji Itô – même si je conserve donc la première place à Spirale.

 

Mais j’avais donc envie de poursuivre avec ce maître moderne – et la matière ne manque pas, d’autant que Tonkam, parallèlement aux éditions intégrales sus-mentionnées de Spirale et Tomié, avait publié bien des volumes plus brefs constituant une « intégrale des mangas d’horreur de Junji Itô » (directement reprise, sauf erreur, d’une édition japonaise équivalente) : pas mal de bouquins, donc (quelque chose comme une vingtaine ?), reprenant des œuvres diverses de l’auteur, même si l’horreur en est probablement toujours le maître mot – des bouquins aussi, j’ai l’impression, qu’il ne sera probablement pas facile de me procurer tous ? Pour l’heure, en tout cas, j’ai réussi à mettre la main sur trois d’entre eux – qui se suivent dans l’ordre de publication, d’ailleurs : Le Cirque des horreurs, Le Tunnel et Le Mort amoureux ; et c’est donc dans cet ordre que j’ai décidé de les lire, ne sachant rien de leur contenu exact.

 

VUE D’ENSEMBLE

 

Le Cirque des horreurs correspond au treizième tome de l’intégrale de Junji Itô ; l’auteur a surtout été actif dans les années 1980 et 1990, pour ce que j’en sais – livrant Spirale et achevant Tomié vers le tournant du millénaire –, et le présent volume rassemble cinq histoires courtes, publiées en 1991 (pour la plus « vieille », qui donne son titre au recueil), 1994 (pour la deuxième, qui est aussi et de très loin la meilleure) et 1995 (les trois autres… à mon sens un bon cran en dessous). Quatre de ces histoires (à l’exception donc de la troisième, de loin la plus courte) ont été publiées dans le mensuel Halloween, bien nommé faut-il croire.

 

Au travers de ces cinq « nouvelles », relevant certes toutes du genre horrifique, mais à des degrés divers, nous voyons l’auteur s’exercer dans des registres subtilement (ou moins subtilement) différents. Ce qui marque sans doute dans ce petit volume – et qui le distingue notamment de Spirale et Tomié, à l’évidence –, c’est la part importante, voire prépondérante, accordée à l’humour. Les deux séries citées ne manquaient pas forcément de moments « drôles » (d’un humour noir ou jaune, certes), mais le malaise et la peur dominaient largement ; là c’est quand même autre chose… Même si cette association de l’humour et de l’horreur peut donc prendre des formes très diverses : « Le Cirque des horreurs » joue d’un burlesque extrémiste, façon Grand-Guignol, et ne fait ainsi pas mentir son titre. Si « La Ville aux pierres tombales » préfigure allègrement Spirale, « La Fenêtre d’à côté » est un bref récit outrancier, où le malaise, la peur et le rire s’associent étrangement. Quant aux deux dernières histoires, faisant intervenir les mêmes personnages, « les mystérieux enfants Hikizuri », elles évacuent presque totalement la peur, en jouant à nouveau de la carte burlesque mais dans un contexte global unissant d’une certaine manière La Famille Addams à une « horreur » plus moderne et bisseuse, dont le seul propos est bien de susciter le rire.

 

En fait, un peu gratuitement peut-être, je supposais avant la lecture qu’il en serait probablement ainsi, pour je ne sais quelle raison – aussi n’ai-je pas été véritablement surpris. Autre conviction qui s’est vérifiée : je ne m’attendais certes pas à retrouver dans Le Cirque des horreurs la qualité exceptionnelle de Spirale – et même pas forcément celle, remarquable mais déjà bien inférieure à mes yeux, de Tomié Et ça s’est bien entendu vérifié : le présent volume ne joue clairement pas dans la même catégorie… Mais il contient ses bons moments, voire très bons – cependant, il est sans doute avant toute chose inégal.

 

Tentons de disséquer un peu la chose, histoire par histoire.

 

LE CIRQUE DES HORREURS

 

« Le Cirque des horreurs », datant de 1991, est donc très, très relativement la plus « vieille » des nouvelles ici rassemblées – bizarrement, le temps très limité entre cet épisode et le suivant (1994) a peut-être suffi pour que le trait de Junji Itô évolue vers une plus grande précision, et son traitement de l’horreur vers davantage d’audace, narrative autant que graphique. Pour autant, cette histoire courte excessive de bout en bout est à mes yeux une réussite : bonne entrée en matière, donc, si le meilleur est encore à venir – cette histoire courte, avec la suivante, constitue de très loin le meilleur moment de ce volume disparate.

 

Nous y suivons un jeune garçon du nom de Yoshiyuki tellement pressé de se rendre au cirque qu’il laisse en plan sa petite-sœur en larmes… Mais c’est que ce cirque produit un spectacle exceptionnel, sous ses dehors un peu pouilleux ! En fait, Yoshiyuki – comme tous les garçons de son patelin – s’y rend avant tout pour zyeuter la belle Mlle Lélia, si charmante… au plein sens du terme.

 

Il a bien tort – car le spectacle sur la piste ne manque pas de sel ! Dès l’apparition de ces connards abjects de clowns (je HAIS viscéralement les clowns – ce n’est pas spécialement qu’ils me font peur, même si le Ça de Stephen King m’a bien sûr fait de l’effet, ado ; c’est vraiment que je les DÉTESTE – plus encore que tout autre ersatz de « spectacle vivant » : les clowns sont des connards pas drôles – ce que Terry Pratchett a assurément démontré d’une manière hilarante), des clowns « pas très doués » par ailleurs, le spectacle foire et dégénère – un mort ? Nan, ça fait partie du spectacle ! Sauf que ça se répète… Et chaque numéro ne se contente pas d’être pathétique : il est aussi fatal.

 

Figurez-vous que ça m’a fait beaucoup rire ! L’horreur (légère) n’est pas vraiment graphique, ici, mais ça s’accorde bien au propos global, totalement absurde, et burlesque – comme une manière de retourner les codes tant du cirque que du Grand-Guignol. C’est totalement débile, forcément répétitif une fois que le canevas est mis en place, mais qu’importe : ça m’a fait mourir de rire ! La vague gravité qui intervient autour de la belle Mlle Lélia, et le sens profond de tout ça, n’y changent globalement rien : c’est une nouvelle drôle avant tout, caractérisée par l’outrance… et peut-être un certain mauvais goût. Mais c’est vraiment une réussite dans ce registre, sur le mode d’une bisserie excessive – voire d’une zèderie à deux doigts du nanar volontaire, exercice si souvent dangereux, mais qui pour le coup fonctionne parfaitement en faisant appel à la jubilation sadique du lecteur complice.

 

La BD a certes un point faible : sa fin n’est pas à la hauteur. Sans doute l'épisode, avec un canevas pareil, ne pouvait-il pas s’étirer outre-mesure, il fallait donc conclure à un moment ou à un autre – mais la fin est tout de même précipitée, bizarrement ; prévisible, par ailleurs, j’imagine… mais aussi nettement moins drôle que ce qui précède.

 

LA VILLE AUX PIERRES TOMBALES

 

« La Ville aux pierres tombales » (1994) constitue très clairement le sommet du recueil. Et ce qui m’a surpris, ici… c’est d’y trouver en fait quelque chose de Spirale, encore à venir à l’époque, mais guère, quatre ans seulement plus tard. Je suppose qu’il y a quelque chose de révélateur, me concernant sinon concernant l’auteur, dans ce jugement : ce récit tranche sur ses voisins de volume par son absence d’humour (enfin, pas tout à fait non plus…), mais développe en même temps une horreur très personnelle et inventive. En fait, « La Ville aux pierres tombales », sur une base assez proche (une ville perdue succombe à une malédiction qui lui est propre, et dont la bizarrerie se mue insidieusement en horreur pure et cauchemardesque – oui, il y a sans doute un peu de Lovecraft là-dedans, même si moins que dans Spirale), a étonnamment réussi… à me surprendre. Comme Spirale, en fait – et même si j’avais déjà lu ladite série monumentale, donc. Pas le moindre des paradoxes, hein ? Mais c’est en même temps une des choses qui me fascinent au premier chef dans les quelques mangas d’horreur que j’ai pu lire, dus certes aux plus grands maîtres du genre, tel Kazuo Umezu donc : ils parviennent souvent à me surprendre...

 

Une jeune fille du nom de Kaoru répond à l’invitation de son amie Izumi, qui a déménagé l’année précédente dans un trou perdu du Japon, et s’y rend donc, en compagnie de son frère Tsuyoshi, qui, par chance, vient d’avoir son permis de conduire et offre de la convoyer… car il n’est sans doute pas indifférent à l’idée de retrouver la mignonne copine de sa petite-sœur.

 

Mais c’est un long trajet… Et, l’inattention aidant, un drame se produit : Tsuyoshi percute avec son véhicule une jeune fille qui se trouvait sur la route ! Et rien à faire, inutile de se leurrer : elle est morte. Mais la ville où réside Izumi n’est plus très loin – et les deux visiteurs la gagnent bientôt, un cadavre encore chaud dans le coffre de leur voiture...

 

Situation déjà assez horrible comme ça ? Sans doute… mais le bizarre est bientôt de la partie, qui change radicalement la donne. En effet, arrivé dans le patelin paumé, Tsuyoshi manque percuter encore autre chose – une pierre dressée au milieu de la route ! Et… mais oui, c’est une pierre tombale ! Que fait-elle là ? Et d’avancer dans la ville – et de découvrir partout de semblables monticules ; absolument partout. Descendant de voiture, et retrouvant bientôt Izumi, les étrangers apprennent qu’il s’agit bien de pierres tombales : elles sont dressées à l’endroit exact où des gens sont morts… Aussi en trouve-t-on partout : dehors, en pleine rue ou sur les trottoirs, mais aussi, très nombreuses, à l’intérieur même des maisons ! Et cela produit des scènes qui ont quelque chose de cocasse – ainsi, à l’hôpital, de l’évacuation de ce vieil homme qui ne doit surtout pas mourir dans sa chambre, qui deviendrait dès lors inutilisable ! Qu’il meure dehors – pour son bien, et celui des vivants !

 

Étrange coutume, tout de même, que d’enterrer ainsi n’importe où n’importe qui, simplement parce qu’ils sont morts à cet endroit précis, et de dresser au-dessus de leurs cadavres ces pierres tombales envahissantes…

 

...

 

Mais attendez : qui a dit que c’était une coutume, et que l’on dressait ces pierres ?

 

J’ai adoré ce récit – qui m’a donc bel et bien renvoyé à Spirale. Bien sûr, il s’agit là d’une histoire tenant en une soixantaine de pages – quelque chose comme un onzième de Spirale ! Le traitement est forcément différent. Mais, sur ce format court, Junji Itô parvient à produire, déjà, ce merveilleux sentiment de bizarrerie et d’étrangeté confinant toujours un peu plus au malaise. L’histoire est inventive, bien construite, et produit bel et bien ce délicieux effet d’angoisse et d’horreur, où l’étonnement le dispute à l’outrance. L’humour n’en est peut-être pas totalement absent, mais « Le Village aux pierres tombales » demeure et de loin l’histoire la plus « horrible » du Cirque des horreurs. C’est vraiment très fort.

 

LA FENÊTRE D’À CÔTÉ

 

Tout autre chose avec « La Fenêtre d’à côté », le seul de ces récits à avoir été publié en dehors du mensuel Halloween, et surtout de très loin le plus court, puisqu’il tient en une quinzaine de pages seulement. Et c’est bien le problème : c’est beaucoup trop court… et particulièrement frustrant, parce que très bon autrement.

 

Le canevas est somme toute assez simple : une famille s’installe dans une maison au prix étrangement bas – au point où la mère se demande si elle ne serait pas hantée… Elle ne l’est pas, non : c’est celle d’en face qui l’est ! Cette étrange bâtisse dotée d’une unique fenêtre – laquelle donne sur celle de la chambre du jeune homme qui vient d’emménager. S’y terre en effet une petite vieille que personne ne voit plus depuis bien longtemps – mais notre héros, pour son plus grand malheur, va la voir, et l’entendre… car la monstrueuse vieille femme semble entichée de lui !

 

L’effet de la bande dessinée atteint son pic d’intensité avec la représentation, presque en pleine page, de la vieille bique : un visage.. insaisissable, dont on ne sait trop s’il doit faire peur ou faire rire – et il fait probablement les deux tout à la fois ! C’est très étonnant : Junji Itô use ici de son talent pour les représentations monstrueuses hors-normes suintant le malaise – nombreuses dans Spirale, quelques années plus tard à peine – mais pour un effet peut-être plus ambigu encore. On est vraiment… Ou du moins j’ai vraiment été partagé par le rire devant une créature aussi grotesque, et la peur pour la menace inéluctable qu’elle représente – le malaise faisant bizarrement la jonction entre ces deux émotions qui devraient être parfaitement incompatibles. La BD est sans doute drôle avant tout ; et la passion dévorante de la vieille bique a quelque chose d’absurde, qui trouve bien sûr à se réaliser graphiquement dans les dernières pages « réifiant » la dimension surnaturelle du récit. Mais c’est un bel exercice d’équilibriste.

 

Hélas, cette « nouvelle » n’en est que plus frustrante… Une quinzaine de pages, c’est bien trop peu : à peine s’est-on immergé dans cette succulente ambiance entre rire et peur, teintée par ailleurs de terreurs enfantines et sans doute d’inavouables fantasmes adolescents, que la fin nous tombe sur le coin de la figure ! C’est vraiment regrettable – parce qu’il y a bien quelque chose dans ces quelques pages. Frustrant, oui…

 

LES MYSTÉRIEUX ENFANTS HIKIZURI

 

Les deux dernières histoires, qui occupent la moitié du volume, sont autrement moins intéressantes à mon sens. Sans doute jouent-elles des codes de l’horreur, avec éventuellement quelques insanités graphiques typiques de l’auteur, mais il s’agit avant tout, et sans ambiguïté, de récits humoristiques, pouvant faire penser à une sorte de Famille Addams débarrassée des clichés gothiques-bouffons pour lorgner sur une « horreur » plus moderne dans ses connotations – mais pouvant emprunter aussi à d’autres familles dégénérées du cinéma horrifique contemporain, comme celles de Massacre à la tronçonneuse ou La Colline a des yeux, orientées cependant vers un divertissement autrement inoffensif. Côté manga, même s’il s’agit de deux œuvres on ne peut plus différentes en définitive, je suppose qu’on pourrait envisager, un peu plus tard, le Panorama de l’enfer de Hideshi Hino, éventuellement… ou pas. Car c’est bien d’une famille de psychopathes dégénérés qu’il s’agit ici… Ou, en fait de famille, il s’agit plus exactement d’une fratrie : les six « mystérieux enfants Hikizuri », dont les parents sont morts semble-t-il récemment (mais dans quelles circonstances?), et qui survivent tant bien que mal dans un Japon porté à les envisager comme des monstres… ce qu’ils sont bel et bien. Quoi qu’il en soit, ces deux dernières histoires se focalisent donc sur cette bande de malades – je ne crois pas que Junji Itô en ait fait usage dans d’autres de ses récits, mais au fond je n’en sais rien.

 

Mais ce sont donc clairement des récits humoristiques, sans la moindre ambiguïté cette fois. Bien sûr, ils usent des codes de l’horreur, et la mort et les sévices sont au programme – mais l’intention n’est clairement pas de faire frissonner ou encore moins terroriser. Et, même en mettant en scène des thématiques éventuellement graves, ainsi le suicide (ou le chantage au suicide) dans « L’Amoureux de la cadette », ce qui peut faire « bizarre », l’intention comique demeure au premier plan.

 

Ce qui fonctionne plus ou moins – mais à mon sens plutôt moins que plus. La sauce ne prend jamais tout à fait, les artifices de la narration peinent à convaincre, et, en définitive, on ne retient pas grand-chose de cette histoire, et guère plus de la fratrie sociopathe qui en fournit le prétexte – peut-être, allez, la petite dernière de la famille, écolière à couettes complètement frappée et ultraviolente, ce qui produit quelques scènes rigolotes…

 

J’imagine qu’on pourrait chercher au-delà – notamment concernant la « responsabilité » de l’aîné des six frères et sœurs, qui prend sur lui, en bon sarariman, de subvenir aux besoins de la famille (dit-il) : je suppose qu’il y a un peu de satire là-dedans… En fait, c’est probablement plus sensible encore dans la deuxième de ces « nouvelles », intitulée « La Séance de spiritisme », d’ailleurs bien plus amusante que la première – et où ladite séance, basée comme la première histoire sur une vague amourette (mais cette fois l’amoureux fait partie de la famille, quand, dans « L’Amoureux de la cadette », le désir venait de l’extérieur, et portait sur celle des filles Hikizuri qui avait l’air la plus « normale »), produit bien quelques moments rigolos, sur la base d’une imposture témoignant de la rivalité pouvant exister entre les frères Hikizuri.

 

Mais c’est globalement pas terrible, donc. Un peu amusant, oui, mais sans vrai intérêt sur la durée : aussi ces deux histoires sont-elles à mes yeux bien inférieures aux trois qui précèdent.

 

CONCLUSION

 

C’est problématique, en définitive – car c’est du coup une moitié de ce volume qui patauge dans la médiocrité, sur un mode ouvertement humoristique qui ne me paraît pas vraiment réussir à l’auteur, du moins dans ce cas précis. C’est dommage, parce que les deux premiers récits du recueil sont plus que recommandables (même en mettant de côté le troisième, bien trop frustrant pour que l’on puisse le louer).

 

Un recueil inégal, donc, où le mauvais n’est peut-être pas de la partie à proprement parler, mais où la médiocrité des histoires portant sur « les mystérieux enfants Hikizuri » dévalue bien trop l’ensemble, alors qu’il partait sur de très bonnes bases.

 

Mais je ne tarderai guère à vous reparler de Junji Itô, j’imagine – parce que, quand cet auteur est en forme et s’applique, il est peut-être bien le meilleur dans son registre.

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La Princesse qui aimait les chenilles

Publié le par Nébal

La Princesse qui aimait les chenilles

La Princesse qui aimait les chenilles, contes japonais réunis et racontés par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, Arles, Hatier – Philippe Picquier, [1987, 1999] 2017, 138 p.

 

CONTES JAPONAIS

 

Sous le titre La Princesse qui aimait les chenilles, René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, à qui l’on devait notamment l’excellente anthologie Mille Ans de littérature japonaise, ont constitué un petit volume de contes japonais des plus goûtu. L’ouvrage, dans sa forme initiale, a trente ans : il était originellement paru en 1987 dans la collection « Fées et gestes » chez Hatier, agrémenté d’illustrations signées Claude Lochu qui n’ont hélas pas subsisté dans cette réédition toute récente chez Picquier poche.

 

On s’en accommodera tant bien que mal – car demeure un très charmant petit livre, à même de séduire un large public, d’amoureux des contes ou du Japon ou a fortiori des deux ; un livre par ailleurs éminemment « accessible », qui se passe de notes scientifiques et autres commentaires érudits sans que cela ne lui soit nuisible, bien au contraire, mais qui n’a pour autant rien d’infantilisant – aussi peut-il constituer une porte d’entrée idéale vers tel ou tel domaine qu’il peut incarner, sans jamais rabaisser le lecteur, mais en faisant appel à sa curiosité.

 

Ces contes sont tous empruntés au folklore japonais, et puisés dans des ouvrages « classiques » ou « académiques » qui, pour la plupart, n’ont pas eu l’heur d’être traduits en français – ainsi le Nihon minzoku jiten (« Dictionnaire du folklore japonais »), le Nihon mukashibanashi jiten (« Dictionnaire des légendes anciennes japonaises »), le recueil Nihon no densetsu (« Légendes du Japon ») de Miyoko Matsutani, le Tsutsumi chûnagon monogatari (« Contes du conseiller Tsutsumi »), et, accessoirement, Le Dit des Heiké. Les anthologistes ont également pu puiser dans les ouvrages de Lafcadio Hearn, Kwaidan et Esquisses japonaises. On peut, j’imagine, envisager d’autres « sources » encore – un des récits, notamment, est évocateur de Ryûnosuke Akutagawa… Mais ces références diverses sont lapidairement énumérées dans une brève note en fin de volume : les six contes ne renvoient pas spécifiquement à telle ou telle source.

 

RÉUNIS ET RACONTÉS

 

Mais j’ai dit « les anthologistes », et « six contes »… Expressions en fait des plus contestables.

 

René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, ici, à la différence de ce qui s’était produit pour Mille Ans de littérature japonaise, ne sont à proprement parler, ni des anthologistes, ni même des traducteurs. Les contes figurant dans La Princesse qui aimait les chenilles sont réarrangés, adaptés (« librement », disent-ils, l’assumant parfaitement), réécrits par les deux auteurs – qui méritent bien ce qualificatif. Ils le font, d’ailleurs, dans une langue assez belle, très appropriée à l’essence même de ces contes, avec quelque chose de léger et de frais à même d’enchanter tout lecteur.

 

Par ailleurs, si la table des matières singularise six textes, le fait est qu’il y a bien plus de six contes dans ce petit recueil : la plupart, sinon tous, de ces « textes » renvoient en fait à plusieurs contes, assemblés avec habileté pour produire un ensemble cohérent – même si, au cœur même de ces textes, le passage d’un conte à l’autre est le plus souvent flagrant : pas un problème, cela fait partie de la relation de complicité entre les conteurs et leurs lecteurs/auditeurs… Et, d’autres fois, les enchaînements, les retours, les rappels, peuvent surprendre – mais la cohérence essentielle demeure, aussi ces procédés relèvent-ils eux aussi d’une forme de complicité.

 

C’est tant mieux ! Et c’est aussi la raison pour laquelle il ne faut pas, en fait, s’attarder sur le sommaire – ou pas tant que ça… Car les titres « génériques » de ces six ensembles ne dévoilent parfois qu’une partie infime de leur contenu. À feuilleter l’ouvrage, à me focaliser sur ces titres, j’ai en effet vaguement craint une certaine redite – car plusieurs de ces titres ne m’étaient pas inconnus… « Hôichi sans oreilles » ? J’avais lu ça dans Kwaidan – et l’avais également vu dans son extraordinaire adaptation cinématographique par Masaki Kobayashi… Même chose, un peu plus loin, pour « La Femme des neiges ». « Les Kappas » ? Dans Rashômon et autres contes de Ryûnosuke Akutagawa, bien sûr ! Quant à « La Princesse qui aimait les chenilles »… eh bien, j’avais déjà lu ça dans Mille Ans de littérature japonaise – anthologie due aux mêmes René de Ceccatty et Ryôji Nakamura.

 

Ne me restaient donc, d’inédits, que « Le Village des vieillards sans enfants » (le plus long de ces six textes, certes…) et « Le Spectre sans visage » (le plus court, cette fois…) ? Erreur ! Certes, « Hôichi sans oreilles » demeure pour autant que je m’en souvienne relativement proche du récit de Kwaidan – même si j’ai l’impression que les auteurs se montrent peut-être un peu plus amples sur le contexte historique et culturel du conte (en l’espèce, la défaite du clan Taïra à la bataille de Dan-no-Ura, dans Le Dit des Heiké) ; de même sans doute pour « La Princesse qui aimait les chenilles »… à ceci près que la manière de raconter me paraît cette fois très clairement différente (et ça se tient : on ne lit pas Mille Ans de littérature japonaise de la même manière et pour les mêmes raisons que le présent recueil de contes) ; les histoires sont donc peut-être connues, mais l’art narratif est inédit. Mais ce sont là des cas particuliers, et les autres récits sont bien différents de ceux auxquels je croyais pouvoir les rapporter : « Les Kappas », titre et thème mis à part, n’ont finalement pas grand-chose à voir (pour autant que je m’en souvienne, en tout cas) avec la fameuse nouvelle d’Akutagawa, qui use d’un dispositif narratif tout autre ; quant à « La Femme des neiges », ici, elle désigne un récit bien plus long et complexe que chez Lafcadio Hearn – comme une sorte d’anthologie de mariages maudits… On ne peut plus loin de la « sècheresse anecdotique » d’un certain nombre de contes rapportés dans Kwaidan.

 

Ce recueil a donc été en maintes occasions une véritable redécouverte. Loin d’être une simple compilation, La Princesse qui aimait les chenilles a quelque chose d’une œuvre dérivée – elle a ses sources, indéniablement, mais aussi sa singularité essentielle, passant par l’adaptation, la réunion et la réécriture. Pour un résultat que j’ai trouvé très convaincant.

 

Je vais maintenant tâcher de dire quelques mots, un peu plus en détail, de ces six « contes » qui sont donc en fait des assemblages de contes.

 

HÔICHI SANS OREILLES

 

« Hôichi sans oreilles », qui sauf erreur ouvre le fameux recueil de Lafcadio Hearn Kwaidan, en est aussi un des moments les plus forts – sans même parler de l’adaptation cinématographique, extraordinaire, qu’en a tiré Masaki Kobayashi : le présent conte, à l’instar de « La Femme des neiges » un peu plus loin, fait partie des « sketchs » retenus dans ce film composite.

 

Mais, dans le cas présent, la « réécriture » demeure globalement « sage » : entendre par-là qu’elle s’en tient à une unique trame, qu’elle dévide de bout en bout. Je ne vais pas revenir sur l’histoire à proprement parler, aussi belle qu'inquiétante – notons cependant qu’il s’agit d’un récit assez clairement horrifique, avec des fantômes et un peu de sang…

 

Le recueil, à ce propos, envisage les « contes » d’une manière assez large : globalement, la dimension fantastique/horrifique est la plus marquée ici, quitte à emprunter les tortueuses voies de l’humour, mais d’autres contes tirent davantage du côté du merveilleux (même un merveilleux triste, le cas échéant) ; à vrai dire, le surnaturel n’est même pas forcément toujours de mise, si c’est le cas le plus fréquent…

 

Maintenant, mais c’est sans doute un effet de mes lectures récentes, cette « révision » d’une vieille légende m’a peut-être d’autant plus saisi que j’appréhendais mieux le contexte culturel qui la fonde : la lecture, bien sûr, du Dit des Heiké, ne pouvait que changer mon regard sur cette histoire. Et je n’ai pas manqué, aussi, de repenser à un passage particulièrement édifiant de l’essai de Maurice Pinguet La Mort volontaire au Japon

 

À maints égards, même « sage » par rapport à ce qui va suivre, cette relecture m’a donc été tout à fait profitable.

 

LES KAPPAS

 

Avec « Les Kappas », on change radicalement de registre : les fantômes cèdent la place à ces étranges bestioles du folklore japonais, caractérisées notamment par leur « creux » sur la tête où se trouve un liquide dont dépend leur force vitale. Ces créatures, par ailleurs, sont aussi fantasques dans leur comportement, très variable – aussi les récits portant sur elles peuvent-ils osciller entre une sorte de merveilleux loufoque, et, comme dans le cas présent, la fable teintée d’horreur mais bien plus fondamentalement humoristique.

 

La nouvelle du même titre signée Ryûnosuke Akutagawa (en français, elle clôt le splendide recueil Rashômon et autres contes) a mis en avant ces thématiques, et d’autres encore sans doute : j’ai le souvenir d’un texte plutôt « léger »… mais c’était il y a longtemps de cela, et, sauf erreur, il s’agit d’une des dernières nouvelles de l’auteur, achevée somme toute peu de temps avant son suicide... Je suppose dès lors que son traitement de la folie chez son personnage humain peut avoir d’autres connotations. Par ailleurs, Akutagawa présente l’idée d’une véritable « civilisation des kappas » dans son texte, c'est peut-être moins sensible ici. Mais, passé l’introduction destinée à nous décrire ces étranges créatures sans véritable équivalent en Europe (ou alors il faudrait adopter une conception très large des fées ou du Petit Peuple), le récit bifurque radicalement, en adoptant donc une posture censément horrifique, mais avant tout humoristique.

 

Car nos kappas, ici, ne sont pas forcément très sympathiques… Le folklore les concernant ne manque pas de récits colportant leurs mauvaises blagues, parfois guère nuisibles (voler de la nourriture ou lâcher des pets…), mais qui peuvent aller jusqu’à l’enlèvement d’enfants ou le viol de femmes ! Or nous avons ici cinq vilains kappas qui se mettent au défi d’embobiner des humains des environs – et cruellement, encore ! Le meurtre est à l’ordre du jour…

 

Mais, heureusement pour nos semblables, il n’est pas si difficile de leurrer les kappas – pas toujours bien futés… Comme en témoigne la célèbre anecdote du salut à la japonaise : on incline la tête devant le kappa, et celui-ci, poli, fait de même en retour… mais le liquide dans son crâne déborde alors de son creux pour se répandre par terre, rendant la bestiole inoffensive ! Et les rusés paysans des environs connaissent bien d’autres astuces pour se prémunir des mauvaises blagues des kappas…

 

L’enchaînement de ces cinq tableaux produit un ensemble convaincant, piochant sans doute dans plusieurs sources, mais avec une belle cohérence dans le résultat. Délicieux – comme la nouvelle d’Akutagawa, peut-être, mais d’une manière tout autre : nulle redondance dès lors entre les deux lectures, mais plutôt une appréciable complémentarité.

 

LA FEMME DES NEIGES

 

Avec « La Femme des neiges », nous retournons au Kwaidan de Lafcadio Hearn – et, car là encore ce récit a débouché sur un « sketch », tout autant au Kwaidan de Masaki Kobayashi.

 

Ou du moins nous y retournons en apparence… En fait, seuls quelques brefs passages du début et, plus fondamentalement, les dernières pages du récit correspondent vraiment au conte rapporté par Lafcadio Hearn. De manière très bien vue, René de Ceccatty et Ryôji Nakamura ont concocté sur cette base comme une anthologie de « mariages maudits », où le surnaturel a toujours sa part. En font les frais deux pauvres bucherons, qui décidément n’ont vraiment pas de chance en amours…

 

« Les Kappas », juste avant, empruntait probablement à plusieurs sources, mais cette dimension est nettement plus marquée dans ce récit plus long et complexe – car il ne s’agit pas que de faire se succéder les contes, ils sont plutôt sempiternellement mêlés, intriqués, dans une architecture étonnante mais pertinente ; aussi le récit est-il joliment construit, et l’acharnement du sort sur les deux pauvres bucherons en vient à détourner le ressenti produit par la seule anecdote de « la femme des neiges » au sens le plus restreint – mais qu’on ne s’y trompe pas : cette dimension qui aurait pu déboucher sur du grotesque, ici, produit plutôt l’effet d’une amère mélancolie… C’est bien vu, et très beau.

 

LE VILLAGE DES VIEILLARDS SANS ENFANTS

 

« Le Village des vieillards sans enfants » est le plus long récit ici compilé – c’est aussi le plus complexe et varié ; au point, en fait, où l’assemblage est peut-être moins cohérent, et donc réussi, que dans « La Femme des neiges » ? C’est à discuter… Mais le récit demeure tout à fait savoureux.

 

Le village du titre constitue pour l’essentiel un décor, un arrière-plan – et, bien sûr, un motif d’introduction. Ces vieillards, comme de juste, se languissent de ne pas avoir d’enfants – curieuse malédiction pesant sur leur hameau, et dont nous ne connaitrons jamais véritablement les raisons, à supposer qu’il y en ait. Sur cette base, le texte nous décline en fait toute une théorie d’enfants à la naissance improbable, et proprement surnaturelle. Plusieurs récits découlent donc de cette situation de base, qui, comme dans « La Femme des neiges » juste avant, s’emmêlent plutôt qu’ils ne se suivent – au moyen en tout cas de rappels bienvenus, de temps à autre, qui permettent de tisser un complexe récit d’ensemble.

 

On trouve bien des enfants différents – sur la base de ce village qui ne connaît en principe pas d’enfants… Mais au fil d’une narration étendue, sur plusieurs années, qui permet donc de conserver ce caractère d’ultime étrangeté au hameau. Ici, un enfant est trouvé vivant dans la tombe de sa mère, décédée avant que d'accoucher – mais elle a quitté un temps le monde des morts pour acheter à son petit du sucre d’orge auprès du vieux confiseur du village, dont on suppose que le commerce ne doit guère être florissant… Là, un enfant nait d’une coquille. Là encore, un homoncule s’éveille d’un noyau de pêche ; et là, plus loin, nous avons la femme des neiges qui ressurgit, avec un enfant participant de son essence ; tandis que là-bas, ce sont des fantômes qui, la nuit, rendent difficile le sommeil d’un marchant…

 

Sur cette base, se construisent des récits finalement bien différents : tel enfant sera propice à des développements passablement tristes, tel autre sera un véhicule d’une forme d’humour tordu…

 

Mais, mon préféré dans tout ça, c’est clairement le petit Momotarô, né donc d’un noyau de pêche. C’est un tout petit bonhomme, bien sûr – à peine un mulot… Par ailleurs, quand il sort de son noyau, il sait déjà parfaitement parler le japonais, et les jérémiades de la vieille qui l’a découvert le chagrinent, voire l’agacent : même s'il est petit, il n’en est pas moins un homme ! Il en fera la démonstration… en se lançant dans une quête : lui, si minuscule, saura affronter le cruel et gigantesque oni qui terrorise le village, et qui a enlevé il y a si longtemps de cela une petite fille (une princesse ?) dont on est depuis sans nouvelles ! Le courageux petit bonhomme se trouve des alliés en chemin – des animaux plein de ressources… Qui, chose, amusante, l’interpellent tous en japonais, en usant exactement de la même phrase – qui, pour le coup, figure donc à chaque fois d’abord en japonais, ensuite en français, procédé déconcertant, mais assurément musical ! « Momotarôsan, Momotarôsan, okoshi ni tsuketa kibidango hitotsu watashi ni kudasai na » (« Monsieur Fils-de-pêche, Monsieur Fils-de-pêche, donne-moi une des brochettes qui pendent sur ta hanche… »). J’aime beaucoup cette histoire dans l’histoire, où le merveilleux enfantin et animalier se teinte de quête, évocatrice de Tom Pouce (mentionné, d’ailleurs) ou de haricots géants… C’est très drôle, et très... charmant ! Pourquoi pas ? Si d’autres enfants suscitent bien plutôt la compassion voire les pleurs, Momotarô émerveille et fait sourire. Merci à lui !

 

LE SPECTRE SANS VISAGE

 

Tout autre chose, encore une fois, avec « Le Spectre sans visage » – récit qui se singularise très vite à deux titres : d’une part, il est bien plus court que tous les autres récits du recueil – adoptant plus frontalement une dimension « anecdotique » que l’on pouvait ressentir, par exemple, dans le Kwaidan de Lafcadio Hearn, mais dont ici « Hoîchi sans oreilles » et « La Femme des neiges » s’éloignaient en développant le contexte de l’histoire. D’autre part (et surtout ?), si le conte a des bases fort anciennes, il délaisse cependant le Japon ancien pour adopter un cadre contemporain (ou qui s’en rapproche pas mal).

 

Ça a son impact sur l’ambiance du conte, bien sûr… En fait, ce texte, empreint d’une certaine critique sociale par ailleurs, aurait très bien pu fournir une scène emblématique d’un film de la vague « J-horror » qui n’atteindrait toutefois l’Europe qu’à la fin des années 1990, et donc bien après la constitution de ce petit recueil. Mais, oui, nous avons ici une sorte de Sadako, disons… Très convaincante par ailleurs. La nouvelle (pour le coup, le qualificatif de « conte » sonne un peu bizarrement) est d’ailleurs passablement cinématographique. Et quand la nuance de critique sociale s’associe au grotesque, sur un mode à la lisière de l’humour, l’impression d’être confronté à un texte d’horreur « moderne », louchant sur le septième art, n’en est que plus saisissante. Même si, pour le coup, le procédé employé renvoie peut-être, quitte à jouer de ces références cinématographiques ultérieures, à quelque chose de bien différent – une scène marquante de l’excellent Pompoko d’Isao Takahata… Manière de boucler la boucle ? Le merveilleux et l'horrible se mêlent dans le Japon contemporain comme dans l'ancien...

 

LA PRINCESSE QUI AIMAIT LES CHENILLES

 

Reste un ultime texte, qui tient à cœur aux auteurs sans doute, puisqu’ils en avaient déjà livré une version (assez différente dans mon souvenir, sur le plan narratif du moins) dans l’anthologie Mille Ans de littérature japonaise : nous retournons donc au Japon médiéval, avec le récit qui donne son titre au recueil (décidément) « La Princesse qui aimait les chenilles »…

 

Ici aussi, la qualification de « conte » peut à nouveau être problématique – en français s’entend : en japonais, on rend parfois ainsi monogatari, mais cela peut désigner des œuvres extrêmement diverses… Mais, pour le coup, il s’agit bien d’un extrait du Tsutsumi chûnagon monogatari (« Contes du conseiller de second rang de la rive de la rivière »), recueil dont la forme originelle remonterait à l’ère Heian (mais, dans Mille Ans de littérature japonaise, on parlait plutôt d’un texte de la fin du XIIIe ou du début du XIVe siècle – une histoire d’achèvement, peut-être ?). Seulement, en fait de conte, nous avons ici un récit absolument dépourvu de merveilleux ou de fantastique. Sans doute joue-t-il sur « l’étrangeté », c’en est même tout le propos, mais on serait plutôt tenté d’y voir avant tout une nouvelle au contenu essentiellement satirique.

 

Cela dit, ce qui est peut-être le plus intéressant dans ce texte, c’est justement la difficulté qu’il pose au regard de ses intentions moqueuses : qui l’auteur anonyme raille-t-il au juste ? On peut en effet supposer que la réponse diffère éventuellement selon le contexte historique et culturel du lecteur… mais peut-être aussi « l’adaptation » de René de Ceccatty et Ryôji Nakamura change-t-elle à son tour la donne ? C’est assez probable, en fait.

 

Peut-être le texte original, émanant d’un certain conservatisme sarcastique, visait-il, au travers de ce personnage de jeune fille refusant, par goût, affectation ou les deux, d’adopter le comportement attendu d’une princesse de son rang pour se consacrer, jusqu’à la dévotion, à ses passions bizarres, peut-être donc le texte original visait-il à railler les excentricités des personnages prétendant ne pas tenir compte des comportements normés que leur extraction et leur sexe devraient leur imposer ? Lu en 2017, et/ou dans cette version, le propos peut être perçu tout différemment : n’est-ce pas plutôt l’excentricité de la princesse qu’il faudrait louer, justement ? Car la jeune femme n’a pas que des goûts étranges – elle est aussi intelligente, érudite, habile à tourner des réponses cinglantes aussi bien que de délicieux poèmes, et se moque éperdument du qu’en-dira-t-on, jusqu’à – horreur glauque ! – ne pas tenir compte de ce qu’un homme pourrait la voir ! Et de s’engager avec lui dans un jeu de séduction où la galanterie compassée de l’ère Heian, même au travers des échanges de poèmes de rigueur, a quelque chose de brut de décoffrage, assez savoureux pour le coup…

 

Faut-il se moquer d’elle, ou l’admirer ? Si un texte, au-delà de ses intentions, doit aussi être apprécié en fonction de sa réception, alors peut-être peut-on, en refermant cet agréable petit ouvrage, conclure sur une note rebelle et excentrique : la princesse aux goûts inconvenants aurait alors conservé son potentiel de subversion parfaitement intact – au travers des siècles, et par-delà les océans et les continents…

 

Il n’est certes pas dit qu’on ait à s’en féliciter – le corollaire étant que notre monde est parfois tout aussi porté que l’ancien à railler les comportements soi-disant « déplacés » au seul motif du sexe ou de l’ascendance. Travaillons...

 

UNE BELLE INTRODUCTION

 

Au travers de ces textes variés, mais tous joliment rendus, La Princesse qui aimait les chenilles atteint parfaitement son objectif : introduire les amateurs de contes ou les amateurs du Japon (a fortiori les amateurs des deux) à un folklore fort de sa singularité comme de sa diversité, et qui, pourtant, à quelques adaptations près, peut aussi toucher à l’universel – en véhiculant les plus forts des sentiments, la peur et l’émerveillement. Vraiment un très agréable petit volume.

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Traité des Cinq Roues, de Miyamoto Musashi

Publié le par Nébal

Traité des Cinq Roues, de Miyamoto Musashi

MIYAMOTO Musashi, Traité des Cinq Roues, [Gorin no sho 五輪書], introduction, traduction intégrale [du japonais] et épilogue par Maryse et Masumi Shibata, Paris, G.-P. Maisonneuve et Larose – Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes, [c. 1645, 1977] 1983, 188 p.

Miyamoto Musashi est une légende – ou pas ; entendons par-là qu’il s’agit bel et bien d’un personnage historique, mais dont la vie a tellement fasciné qu’elle a suscité bien des mythes, au sein desquels il n’est pas toujours aisé de trier le vrai du faux ; c’est au point où il est devenu lui-même un personnage de fiction, suscitant quantité de livres (par exemple le Musashi de Yoshikawa Eiji, en deux tomes chez nous, La Pierre et le Sabre et La Parfaite Lumière, faudra que je lise ça un jour ; mais dans un autre registre, on peut noter qu’il figure dans La Voie du Sabre de Thomas Day, par exemple), de films (dont la série d’Uchida Tomu – faudra que je voie ça –, mais il y en a bien d’autres), et la liste pourrait être prolongée indéfiniment. Il faut dire qu’il a peut-être lui-même contribué à sa légende – je suppose que pour un personnage pareil l’humilité n’est pas davantage envisageable que la vantardise. Quoi qu’il en soit, il est le plus grand sabreur de son temps (en gros le début de l’époque d’Edo, ou juste avant – il est né en 1584 et mort en 1645), et on dit de lui qu’il n’a jamais été vaincu en duel (on lui attribue 60 affrontements du genre, qu’il a donc tous remportés – certains ont été abondamment commentés, constituant sa légende ; l’introduction du présent ouvrage revient volontiers sur ces récits « biographiques », et c’est tout à fait enthousiasmant). Ce qui est assurément suffisant pour en faire une figure à part…

 

Mais il y a plus. Car la Voie de la Tactique qui fait l’objet du présent ouvrage implique, d’une certaine manière, une curiosité globale et une incitation à connaître bien des arts, et à s’y exprimer dans une égale mesure. Miyamoto Musashi n’était donc pas qu’un immense sabreur – et qu’il compare dans le présent ouvrage le samouraï au charpentier n’a rien d’un hasard. Il s’est donc exercé dans plusieurs domaines, notamment artistiques – la peinture, la calligraphie, l’écriture enfin, surtout avec cet essai fondamental rédigé dans ses vieux jours, alors qu’il s’était retiré dans une caverne afin de méditer sur le monde : le Traité des Cinq Roues (Gorin no sho – c’est une traduction possible, on trouve aussi Livre des cinq anneaux, ce qui devrait tout particulièrement parler aux rôlistes).

 

À s’en tenir à une vision simpliste, forcément réductrice, le Traité des Cinq Roues est un essai sur l’escrime, et une méthode de l’escrimeur. En fait, cela va très vite bien plus loin : Miyamoto dénonce ceux qui prétendent suivre la Voie en se focalisant sur la seule escrime – ce n’est pas la Voie. Car il s’agit de la Voie de la Tactique, et cela va bien au-delà du seul maniement du sabre, des gardes et des gestes destinés à pourfendre. La Voie de la Tactique est plus englobante – et notamment, si elle enseigne comment un sabreur peut triompher dans un duel, elle vaut tout autant pour la « tactique de masse », c’est-à-dire les batailles : ici, Miyamoto Musashi inscrit son Traité des Cinq Roues dans la filiation, disons, de L’Art de la guerre de Sun Tzu. Mais cela va encore au-delà – car la Voie de la Tactique est riche d’enseignements pour quiconque, et dans un cadre quotidien. D’où la portée inattendue de l’ouvrage – qui, bien loin de ne rester qu’un manuel d’escrime passablement pointu et à même de séduire les seuls samouraïs, dans leurs seules activités martiales ou éventuellement militaires, s’est hissé au statut d’ouvrage fondateur, mêlant philosophie et « spiritualité » (d’où la collection…), peut-être un des plus essentiels à la compréhension de la mentalité japonaise : les traducteurs l’inscrivent dans une filiation directe avec le Kojiki, moment shintoïste, et les Dialogues dans le Rêve, moment bouddhiste (zen), le Traité des Cinq Roues étant alors le moment du bushido (je dois avouer toutefois ne pas être plus convaincu que ça par ces développements hermétiques et tenant régulièrement de la paraphrase… ou de l’incantation) ; par ailleurs, l’anecdote est connue, le Traité des Cinq Roues a connu au XXe siècle des applications inattendues dans le monde économique, les finances et la gestion – des écoles dans ces matières, au Japon, inscrivaient l’étude du traité de Miyamoto Musashi dans leurs programmes, et, de l’autre côté du Pacifique, on disait aux traders et compagnie affolés par la concurrence nippone que c’était là l’ouvrage à lire pour comprendre comment pensait l’Ennemi…

 

Si ces applications ultimes sont parfois étonnantes, il n’en demeure pas moins que le Traité des Cinq Roues est effectivement englobant dans son propos, et susceptible de bien des lectures dans bien des domaines. Il est une méthode – et une méthode critique, rationaliste d’ailleurs (ce qui le distingue par exemple du Hagakure) –, résultant de l’expérience et de l’étude, deux aspects de la Voie de la Tactique auxquels l’auteur revient sans cesse ; les très brefs « chapitres » des cinq « livres » le répètent systématiquement, exhortant le lecteur à réfléchir, à méditer sur ce qu’il vient de lire (cela participe énormément du caractère incantatoire du manuel) – mais en lui rappelant toujours qu’il faut avant tout pratiquer.

 

Les « cinq roues », ou « cercles », ou « anneaux », sont issus de la tradition extrême-orientale, sensible notamment dans les cimetières japonais imprégnés de symbolique shintoïste. Entendus au sens le plus strict, ils représentent les cinq éléments (successivement, Terre, Eau, Feu, Vent et Vide), et je suppose qu’ils peuvent tout autant renvoyer au cinq directions, etc. Cette symbolique – riche par essence d’un contenu latent qui ne demande qu’à s’exprimer – fournit la trame de l’essai de Miyamoto Musashi (par ailleurs assez bref : dans la présente édition, le paratexte occupe en gros le même volume que le texte), ou plus concrètement son plan. La succession de ces « cinq roues » permettra d’exposer au mieux la Voie de la Tactique – qui est celle de « l’école » martiale de Miyamoto Musashi, qu’il a fondée lui-même, celle des « deux sabres »

 

Le premier livre est celui de la Terre. L’auteur s’y présente rapidement, et développe surtout ses intentions dans l’essai – ce qui passe par l’explication de ce plan. D’autres points sont sans doute plus saillants et d’emblée constructifs – ce qui inclut les exhortations à étudier et expérimenter, mais aussi l’attention essentielle apportée à la question du « rythme », fondamentale, et mettant au premier plan des préoccupations du sabreur l’adaptation, seule à même d’assurer sa victoire ; or il faut que cette victoire soit assurée. La bonne compréhension de la méthode, assortie de sa pratique quotidienne, devrait en être la garantie. Pour autant, la Voie de la Tactique n’est donc pas que la voie de l’escrime – cette focalisation excessive reviendrait à se fourvoyer, et c’est une chose que l’auteur dénonce dans les autres « écoles » (qu’il critiquera concrètement dans le quatrième livre, celui du Vent). Enfin, le sabreur sur la Voie de la Tactique ne doit pas être isolé des autres activités, artistiques comme laborieuses ; sa spécificité a sans doute quelque chose d’une illusion, d’où la comparaison éloquente avec le charpentier – c’est aussi manière d’appuyer sur la nécessité pour l’escrimeur de bien connaître son art, sur un plan théorique mais tout autant pratique, ce qui passe par exemple par la bonne connaissance de ses « outils » (là encore, cela vaut pour les outils « théoriques », mais aussi plus concrètement pour les armes – et pas seulement les siennes, d’ailleurs, mais tout autant celles de ses ennemis ; à noter d’ailleurs que si le Gorin no sho traite avant tout de l’usage du sabre, il consacre pourtant des développements aux autres armes, telles que lances, hallebardes… et fusils, d’introduction relativement récente alors au Japon, et qui changent tout).

 

Deuxième livre, celui de l’Eau – qui est probablement celui qui attire le plus directement l’attention de l’escrimeur, dans la mesure où c’est ici que Miyamoto Musashi décrit le plus concrètement une méthode martiale, les principes essentiels de son école des « deux sabres ». Ce qui inclut notamment les gardes, les assauts, interruptions, parades, mais aussi le regard, la position des mains, celle des pieds… On y retrouve toutefois l’importance supérieure de l’adaptation. Mais le plus important est peut-être ailleurs – et, paradoxalement, dans ce qui éloigne le livre de la seule escrime : Miyamoto Musashi inscrit ici dans la pratique concrète du duel la nécessité d’un regard plus étendu, englobant notamment la spiritualité (qui est avant tout vision du monde, dans l’optique « rationaliste » du traité, et surtout pas fausse dévotion d’essence superstitieuse – cela renvoie à la fameuse anecdote de Musashi se rendant à un duel, trouvant heureusement un sanctuaire sur sa route, et s’y arrêtant pour prier les dieux et les bouddhas de lui accorder la victoire ; mais Musashi réalise qu’il n’a jamais prié auparavant, et qu’il serait sans doute malvenu d’en appeler aux puissances supérieures pour ce seul motif utilitaire, et motivé par la peur – aussi le jeune sabreur s’en va-t-il sans prier… et gagne son duel, bien sûr).

 

Troisième livre, celui du Feu – qui porte sur le combat. Ce qui n’est donc pas la même chose que l’escrime, du livre de l’Eau… Le combat va bien au-delà, impliquant mille et une choses que celui qui se concentrerait sur la seule escrime serait bien en peine de comprendre – ce qui, immanquablement, le conduira à sa perte. C’est du coup, des cinq livres, celui qui établit le plus le parallèle entre le duel et la bataille, ou « tactique de masse » : ce qui vaut pour un contre dix, vaut pour dix contre cent, etc. Chaque point traité, chaque méthode, est ainsi envisagé sous les angles complémentaires du duel et de la bataille. Il y a cependant plus : des exhortations à repérer les failles et à en tirer profit, à tirer avantage de tout pour se placer d’emblée dans la meilleure des positions et pourfendre sans coup férir son adversaire. Cela concerne notamment la bonne connaissance de l’environnement – afin de piéger l’ennemi dans une position difficilement défendable ; mais cela va encore au-delà de ce passage obligé de la stratégie ou tactique. Ce qui m’a le plus séduit dans ce livre (qui est à mon sens et de loin le plus intéressant et stimulant du Traité des Cinq Roues), c’est sa propension à l’opportunisme et à la ruse – qui tranche peut-être sur les représentations instinctives du guerrier « honorable » (peut-être d’autant plus pour nous autres Occidentaux abreuvés de mythes chevaleresques, arthuriens et compagnie ?) ; non que Miyamoto Musashi manque d’ « honneur » – mais il sait qu’il s’agit avant tout de tirer parti de la situation, afin de l’emporter ; car l’emporter est tout ce qui compte au regard de la Voie de la Tactique. Par exemple, c’est pourquoi il faut se battre dos au soleil, et faire tourner l’adversaire le cas échéant pour s’assurer la meilleure position. Les cris relèvent également de cette approche : il s’agit d’effrayer et déstabiliser l’adversaire ; mais il est bien des moyens de le déstabiliser, qui vont au-delà de la seule peur, s’ils relèvent bien de la psychologie – l’adaptation, comme toujours, y a une part essentielle… mais sans doute des anecdotes concernant les plus fameux duels de Miyamoto Musashi éclairent-ils tout particulièrement cet aspect, en mettant en avant la ruse du sabreur – ainsi arrivait-il souvent en retard sur l’horaire convenu, laissant son adversaire bouillir pour lui faire perdre son calme et en profiter le moment venu ; bien sûr, cette réputation étant connue, arriver à l’heure ou même en avance était alors une tactique préférable… et pas moins déstabilisante. Cela pouvait même concerner les moyens de se rendre sur place – tout étant propice à susciter l’incertitude chez l’adversaire, opportunité supplémentaire de le vaincre. Même l’usage (récurrent) par Musashi de sabres de bois plutôt que de vrais sabres peut éventuellement éclairer cet aspect sous un jour particulier – la part d’humiliation dans cette pratique n’est probablement pas innocente… Je le suppose, du moins – mais je dis peut-être des bêtises. En tout cas, l’initiative demeure essentielle ; on pense au dicton « la meilleure défense, c’est l’attaque », et il y a sans doute un peu de ça ici, mais, une fois de plus, cela va au-delà – d’autant que l’on y retrouve l’idée essentielle du rythme : il ne faut jamais le perdre, mais tout faire pour que l’adversaire s’en éloigne – en le livrant à l’improvisation (j’emploie ce terme avec une connotation négative, par opposition à l’adaptation), et en le poussant à réagir au coup par coup, afin de l’empêcher de garder en tête la seule chose qui compte : pourfendre l’ennemi. Du coup, ce livre consacré au combat est probablement celui qui est le plus riche d’enseignements au-delà des seules disciplines martiales et militaires…

 

Quatrième livre, celui du Vent – il s’agit cette fois pour l’auteur de décrire les autres écoles que la sienne : il y a celle qui privilégie le sabre long, celle qui privilégie le sabre court… Certaines décortiquent tout particulièrement les gardes, en rajoutant de nouvelles à celles que Musashi avait décrites dans le livre de l’Eau, d’autres encore qui insistent sur la position et le mouvement des pieds… Sans surprise, cette description a un but essentiellement critique : Miyamoto Musashi entend bien démontrer, après tout, que son école des « deux sabres » est la meilleure, qu’elle est pleinement la Voie de la Tactique. Outre cette dimension « promotionnelle », deux aspects doivent sans doute être retenus de ce livre : d’une part, on y retrouve cette idée essentielle que la focalisation sur la seule escrime est une erreur, un dévoiement de la Voie – la Voie de la Tactique véritable est autrement englobante, et guide le sabreur en dehors des seuls duels ; d’autre part (et surtout, puisque c’est là une idée qui n’avait pas été développée avant, cette fois ?), même si ces autres écoles se fourvoient, il est important, capital même, de les connaître : la Voie de la Tactique impose de savoir comment agissent et réfléchissent les autres – c’est là une condition essentielle et peut-être même nécessaire de la tactique, dans l’optique sans cesse répétée de pourfendre l’ennemi, but à ne jamais perdre de vue.

 

Et reste enfin un cinquième livre, celui du Vide – qui tient en deux pages… C’est le plus déconcertant, à n’en pas douter, car il relève d’une mystique passablement ésotérique – et empruntant sans doute à des traditions philosophiques et religieuses de l’Extrême-Orient avec lesquelles nous ne sommes que trop rarement familiers (votre serviteur ignare parmi tant d’autres). L’hermétisme du texte ne me facilite pas la tâche, tant celle de la compréhension que celle de la communication… Miyamoto Musashi semble y revenir sur son idéal de connaissance – celle-ci est essentielle sur la Voie de la Tactique. Pour autant, je crois y comprendre qu’elle ne doit surtout pas paralyser le sabreur – qui doit savoir, mais ne doit pas se laisser intimider ou circonvenir par ce savoir au point de perdre l’initiative. Ce « Vide » en lui a donc des aspects paradoxaux et pourtant essentiels. Il a aussi – dimension absente jusqu’alors – des implications éthiques, éventuellement : la Voie de la Tactique n’est pas seulement méthode pour l’emporter – dans cette perspective mais aussi dans bien d’autres, elle est intrinsèquement « bonne ». Je n’ose pas m’avancer davantage sur ce terrain intimidant et qui me dépasse à n’en pas douter. Notons seulement que c’est sans doute, dans le Traité des Cinq Roues, le moment le plus « spirituel », expliquant sa portée inattendue sous cet angle (même si je tends donc à croire que, toutes choses égales par ailleurs, c’est le livre du Feu qui est le plus riche d’enseignements au-delà de la seule pratique du sabre) ; en tout cas, on voit ici plus particulièrement sa « sagesse quotidienne », valable pour tous.

 

Ceci étant dit, que penser de ce texte ? Il est d’un abord relativement malaisé, tout d’abord. Miyamoto Musashi, s’il n’était sans doute pas dénué d’intentions littéraires – et je suppose que ses répétitions incantatoires ont quelque chose de délibéré et peut-être même d’essentiellement littéraire –, n’était probablement pas le plus habile et élégant des essayistes. Ce n’est pas seulement une question de distance culturelle : à comparer par exemple le Traité des Cinq Roues avec un autre essai majeur de la tradition japonaise, disons les Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chômei, antérieures, il en ressort une certaine sécheresse de l’essai de Miyamoto Musashi, bien éloignée de tout raffinement poétique ; et sans doute ai-je choisi mon camp… Pourtant, il y a probablement de la beauté dans l’art du sabreur bien compris – sous cet angle, le traité n’est donc pas exempt d’aspects esthétiques. On avouera que la traduction de Maryse et Masumi Shibata (relativement ancienne, et qui aurait bien bénéficié d’une mise à jour – d’autant qu’elle passe par des procédés étranges, ainsi des notes de traduction insérées dans le texte même plutôt qu’en bas de page ou en fin de volume, ce qui est régulièrement pénible… sans même parler de choix de traduction « douteux » : Musashi qui explique comment il faut « shooter » dans la balle, ça m’a quand même fait tout drôle… Je vous épargne les bizarreries typographiques) n’arrange peut-être pas les choses, ne brillant pas exactement par l’élégance ; en fait, ce style pénible et lourd ressort tout autant du paratexte, ce qui est probablement révélateur… Quoi qu’il en soit, le Traité des Cinq Roues, en l’état, ne brille pas par le raffinement stylistique, ou la beauté, plus humblement. Par ailleurs, j’avoue (mais ça c’est moi) être passablement rétif à la spiritualité, sinon hostile : le mysticisme me fatigue vite… et m’irrite bientôt. Ici, on ne va sans doute pas jusque-là, mais cela explique sans doute que je n’ai pas trouvé plus instructives que cela nombre des prescriptions du livre. Même à l’égard de la littérature de stratégie et tactique, le Traité des Cinq Roues est à mes yeux écrasé par la superbe et la majesté de L’Art de la guerre. Pourtant, on y trouve des choses tout à fait intéressantes (j’insiste : surtout dans le livre du Feu en ce qui me concerne), et parfois à la limite de la fascination…

 

Dimension importante du livre sans doute, incluant cette fois le paratexte : une longue préface et un long épilogue (ce dernier mentionné comme étant du seul fait de Masumi Shibata, je ne sais pas ce qu’il en est du reste), qui, malgré la lourdeur stylistique mentionnée à l’instant, et certains développements abscons et guère convaincants, mais pas moins récurrents, sur la spiritualité nippone, focalisés sur les œuvres antérieures que sont le Kojiki et les Dialogues dans le Rêve, se révèlent globalement bienvenus voire passionnants.

 

De la préface, on retiendra surtout les éléments de biographie de Musashi – essentiellement les plus célèbres duels de sa jeunesse (où sa ruse me paraît donc essentielle – tranchant sur les clichés de courtoisie chevaleresque), mais aussi, si ses errances de vagabond plus ou moins rônin sont mal connues, d’autres anecdotes ultérieures pas moins intéressantes (j’ai tout particulièrement retenu celles concernant son fils adoptif, qui ont quelque chose d’aussi romanesque que les récits mythifiés des duels ; de même pour les conditions de rédaction du Gorin no sho).

 

L’épilogue s’éloigne davantage de la matière du texte… au point de ne pas avoir toujours de véritable rapport, ni avec le Traité des Cinq Roues, ni avec Miyamoto Musashi. Toutefois, l’article consacré aux relations entre Japonais et Européens de 1543 (premier contact, avec des Portugais) à la fermeture des frontières (avec le bémol des Hollandais au large de Nagasaki) est tout à fait intéressant, et détaille quelque peu un sujet que j’aurais bien envie d’approfondir (parmi les anecdotes qui y sont narrées, j’aime beaucoup celle du marin espagnol un peu niais expliquant comment l’Espagne a bâti son empire colonial à partir des missionnaires chrétiens… et le confiant tout naturellement à un représentant des autorités nippones : bien ouéj… Mentionnons aussi les développements témoignant de ce que les fusils n’ont pas forcément été introduits par les Européens, même si leur rôle a bien été déterminant en la matière). L’article suivant, portant censément sur le choix du soleil pour emblème du drapeau nippon, est d’un intérêt autrement limité – d’autant qu’il s’éparpille beaucoup, avec une énième reprise de la rengaine du Kojiki et des Dialogues dans le Rêve complétés par le Traité des Cinq Roues, etc. Reste peut-être le jugement, mais sans doute trop lapidaire, sur la vie intellectuelle durant la période de fermeture… Bof ; en l’état du moins.

 

Au final un livre séduisant sans doute au premier abord, déconcertant peut-être ensuite, plus ou moins convaincant dans le fond comme dans la forme, au-delà de son statut de classique suffisant à en faire une lecture plus que recommandable. Et un paratexte globalement bienvenu, en dépit de sa forme lourde au possible. Et derrière tout ça, la figure du sabreur invaincu, Miyamoto Musashi, sage autant que guerrier…

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