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La Vie de Bouddha – Intégrale, vol. 1, d’Osamu Tezuka

Publié le par Nébal

La Vie de Bouddha – Intégrale, vol. 1, d’Osamu Tezuka

TEZUKA Osamu, La Vie de Bouddha – intégrale, vol. 1, [Budda ブッダ], traduction [du japonais par] Jacques Lalloz, préface de Patrick Honnoré, Paris, Delcourt/Tonkam, coll. Tezuka, [1972] 2018, 809 p.

Delcourt/Tonkam poursuit ses très luxueuses rééditions « intégrales » des œuvres de Tezuka Osamu : après une première salve constituée par Ayako et les deux volumes de L’Histoire des 3 Adolf, en voici une deuxième, avec Barbara (en un seul tome) et les deux premiers volumes de l’intégrale de La Vie de Bouddha, qui devrait en comprendre quatre – on est donc, dans ce dernier cas, sur une œuvre d’une tout autre ampleur, sur laquelle l’auteur a travaillé une dizaine d’années, et ce fort premier tome dont je vais vous entretenir aujourd’hui pèse déjà ses 800 pages…

 

La Vie de Bouddha est souvent comptée parmi les plus grands chefs-d’œuvre de l’auteur, qui en a commis quelques-uns – c’est aussi une BD importante dans sa carrière, car elle a quelque chose, de plus ou moins défini, qui s’inscrit dans la « transition » opérée par Tezuka dans les années 1970, vers des récits plus adultes et/ou plus sombres ; Ayako en est peut-être une illustration plus franche, tandis que L’Histoire des 3 Adolf est une œuvre tardive, datant d’après cette transition, mais la masse colossale de La Vie de Bouddha y a probablement sa part. Le dessin demeure très rond et dynamique, à la façon des réalisations antérieures de l’auteur plus enfantines, mais le propos est autrement sombre, ou peut-être surtout ambigu, avec des personnages qu’il n’est pas toujours aisé de faire rentrer sans y revenir à deux fois dans les cases du « bien » et du « mal » ; par ailleurs, la violence de cette BD, et son caractère très cru à l’occasion (dans des registres sexuels ou même scatologiques), en dépit du trait plutôt naïf, ont de quoi surprendre un lecteur occidental qui s’attend à lire une sorte d’hagiographie…

 

Mais s’agit-il seulement de cela ? La question est compliquée, et, honnêtement, je ne dispose pas des éléments me permettant d’y répondre de manière assurée. Cette question, pourtant, je me la posais avant même de faire l’acquisition de ce premier volume – je me demandais si moi, occidental et non-bouddhiste, j’allais y panner quoi que ce soit, ou même être seulement touché par le propos. Je me demandais si un certain exotisme malvenu, même de nature spirituelle, ne risquait pas de fausser mes perceptions, moi qui étais visiblement prêt à me pencher sur une BD rapportant La Vie de Bouddha, là où je n’aurais peut-être (probablement…) pas été le moins du monde attiré par une BD traitant de La Vie de Jésus, et peut-être à tort d'ailleurs. Et, à cet égard, je me demandais quelle était au juste la position de Tezuka lui-même au regard de son sujet : s’agissait-il de l’œuvre d’un croyant ? Voire d’un dévot ? Auxquels cas, quels seraient les biais que le bouddhisme japonais impliquerait dans cette narration ? Ou n’était-ce de toute façon qu’un prétexte ? Ce qui me paraissait relativement probable, mais… Je me doutais, en revanche, que cette Vie de Bouddha ne s’inscrirait probablement pas dans un registre historique à proprement parler, mais jouerait de tout ce que la tradition religieuse a très tôt rapporté de fantastique dans la vie du prince Siddartha peu ou prou divinisé (Siddartha, oui, c'est ainsi qu'apparaît ce nom dans la BD, là où on rencontre plus souvent « Siddharta » ou « Siddhartha », ai-je l'impression, mais je vais me plier à ce choix dans cette chronique). Maintenant, qu’allais-je faire de tout ça ? Cette BD était à mes yeux aussi attirante qu’intimidante – et pas seulement en raison de sa masse impressionnante…

 

Et certaines de ces interrogations demeurent au sortir de ce premier volume, si d’autres ont peut-être d’ores et déjà trouvé leurs réponses. Ce qui apparaît certain, en tout cas, c’est que cette Vie de Bouddha n’est pas l’œuvre de ce que l’on qualifierait, dans le monde catholique, d’une « grenouille de bénitier » : si Tezuka respecte sans l’ombre d’un doute la figure de Bouddha, auréolée par ailleurs de tous ses traits semi-divins (ou divins tout court), c’est dans un contexte où elle se fait régulièrement voler la vedette par d’autres personnages, à vue de nez des créations personnelles de l’auteur le plus souvent. Par ailleurs, la dignité globale du propos s’accommode de traitements qu’un bigot jugerait irrévérencieux – l’aventure est frénétique, quand Bouddha lui-même n’est pas au cœur du propos, et l’humour est très présent, qui joue par exemple des anachronismes, très nombreux, en même temps que le dessin de l’auteur lorgne plus qu’à son tour sur la caricature, y compris, bien sûr, quand il s’agit d’apparaître lui-même dans sa BD, dans un traditionnel caméo. Enfin, dans un registre probablement un peu différent, il faut relever combien Tezuka « profite » de son sujet pour développer des thèmes qui, sans être annexes, certainement pas, ne coulaient peut-être pas de source à ce point : ici, tout spécialement, il insiste sur l’horreur que lui inspire le système des castes, c’est vraiment un thème central de ce premier tome – et, à ses côtés, l’idée que la séparation entre les hommes et les animaux n’a pas non plus lieu d’être. Sauf erreur, le bouddhisme a pu s’opposer historiquement aux castes, et ce rapport aux animaux y a souvent été associé dès les origines (débouchant éventuellement sur le végétarisme) ; mais peut-être n’était-ce pas de manière aussi franche ? Je ne suis pas sûr de moi – mes connaissances en la matière sont limitées, euphémisme, même si, avant de lire cette BD, j’ai jugé bon d’éclairer un chouia ma lanterne en lisant Le Bouddhisme d’Henri Arvon… Ce qui s’est avéré assez utile, cela dit, au plan notamment de la contextualisation, historique mais aussi spirituelle.

 

Mais Bouddha, dans cette BD rapportant sa vie, n’est pas toujours au cœur du propos. À vrai dire, sa naissance n’a lieu que vers la fin du premier tome compilé dans cette intégrale, soit un peu avant la moitié de ce premier volume. Et il s’en est passé, des choses, avant cela ! Des choses qui peuvent paraître tout d’abord bien éloignées de la vie de Bouddha, même si tout y est lié d’une manière ou d’une autre…

 

Après un bref préambule remontant aux origines de la civilisation aryenne et de sa spiritualité, avec le système des castes donc et la primauté accordée aux brahmanes, nous passons aux environs du Ve siècle av. J.-C., dans le nord de l’Inde, quand un brahmane particulièrement respecté du nom d’Asita (un personnage historique, même si Tezuka ne reprend pas dans le détail la légende bouddhique le concernant), quand Asita, donc, après avoir rapporté un vieux mythe énigmatique qui introduit d’emblée le thème de la non-discrimination entre les hommes et les animaux, émet une prophétie : viendra bientôt un homme sortant de l’ordinaire, et qui sera « le roi du monde ». Il dépêche un de ses disciples, le jeune Naradatta (qui semble là encore avoir un modèle historique), pour trouver cet homme. Le brahmane part sans plus attendre et, très sûr de lui, suppose que l’homme qu’il cherche appartient à sa propre caste – comment pourrait-il en aller autrement ? Toutefois, il doit bientôt se confronter à la charlatanerie de certains des siens, et la piste du « roi du monde » l’amène à s’intéresser tout particulièrement à un enfant… qui n’est pas le prince Siddartha, alors même pas né.

 

Pire, cet enfant, du nom de Tatta… est un intouchable ! Un paria – hors-castes, plus bas encore que les esclaves… Et nous faisons bientôt sa rencontre : il s’avère qu’il s’agit d’un petit voleur, à la tête de sa bande de gosses aussi intouchables que lui… Ses traits évoquent un Astro, le petit robot, avec quelque chose de rusé et malicieux en sus – et il se balade tout le temps à poil, il n’est certes pas le seul dans cette BD. Mais il s’agit bien d’un être hors du commun : il bénéficie d’un don unique, la capacité à faire passer son esprit dans celui des animaux – pour sonder leurs pensées ou prendre temporairement le contrôle de leurs corps ; mais avec le plus grand respect ! Au fond, c’est Tatta, en sage incongru, qui tentera tout d’abord d’enseigner au sympathique mais obtus Naradatta le principe de non-discrimination du vivant – même si le brahmane, tout bien disposé qu’il soit, devra connaître bien des épreuves avant d'intégrer pleinement ce précepte, que son maître le sage Asita avait pourtant tenté de lui inculquer dès les premières pages de la BD…

 

Mais Naradatta est un personnage relativement secondaire, bien vite, et ce premier volume, en tout cas sa première moitié, se focalise surtout sur deux autres figures, deux enfants (et des créations de Tezuka, cette fois), Tatta donc, mais aussi Chaprah – qui appartient quant à lui à la caste des esclaves (la plus basse à l’intérieur du système, les parias étant à proprement parler en dehors). La première rencontre entre les deux se déroule très mal, avec Tatta et les siens qui volent à Chaprah des tissus qu’il convoyait pour son maître – lequel le menace en représailles de vendre sa mère ! Pourtant, les deux enfants deviendront bientôt des amis : ils sont aussi courageux l’un que l’autre, mais Tatta a également pour lui sa ruse, son don peu ou prou magique, et, dérivant des deux, une certaine sagesse hors-normes qui le singularise plus encore ; Chaprah, lui, fait preuve d'une détermination presque inhumaine, et a de l’ambition – car il serait prêt à tout pour échapper à sa condition d’esclave ; or une opportunité lui est bientôt offerte, qui lui permet de devenir le fils adoptif du général Boudhaï, le chef des armées du Kosala, puissant royaume voisin de celui de Kapilavastu (tilt !) où vivent nos héros… Boudhaï, à la dégaine hirsute impayable, est un excellent personnage – capable des pires atrocités comme de comportements autrement louables, c’est le type même de ces figures que l’on n’ose trop ranger dans les cases du « bien » et du « mal ». Mais il a certes sa contrepartie dans les rangs des guerriers : l’odieux Bandaka, archer hors-pair et arriviste plein de morgue – le personnage véritablement maléfique de cette histoire, dont les yeux vides traduisent le caractère menaçant et détestable.

 

Mais ce dernier ne prend véritablement de l’importance que plus tard. Or nous y sommes : Kapilavastu est le lieu de l’enfance du Bouddha historique. Les aventures frénétiques de Tatta et Chaprah, riches en rebondissements (et en épisodes typiques du nekketsu, ce registre mythique plus ou moins « créé » par Tezuka – scènes d’entraînement et même de tournoi incluses), des aventures qu’il serait vain de vouloir résumer, sont dès lors entrecoupées de séquences au palais de Kapilavastu, où le couple royal attend la naissance d’un enfant, et tous les signes indiquent qu’il s’agira d’un être exceptionnel : sa mère fait toujours ce rêve impliquant un éléphant qui entre dans son flanc droit, les animaux se montrent si dociles à l’égard du roi qu’il en vient à être dégoûté de la chasse, une nuée de criquets anéantit l’armée du Kosala en même temps qu’elle sauve nos héros en bien fâcheuse posture… Oui, l’enfant à naître est bien le prince Siddartha, qui vient donc au monde (sous cette incarnation ?) un peu avant la moitié de ce premier volume.

 

Le récit procède ensuite par ellipses, et en alternant toujours, quoique avec moins d’ampleur et bien des zones d’ombre, avec les aventures de Chaprah et Tatta qui vieillissent à mesure ; nous avons ainsi des aperçus de l’enfance de Siddartha… lequel ne répond pas tout à fait aux attentes de son roi de père – un personnage plutôt sympathique par ailleurs, mais qui entend élever un prince à même de lui succéder à la tête de Kapilavastu. Caste oblige, ce prince se doit d’être un guerrier ; par ailleurs, devenu adolescent, Siddartha doit se marier, et assurer d’ores et déjà sa succession en concevant un héritier : c’est sa place dans le monde. Mais, c’est peu dire, Siddartha déçoit les attentes de son père : enfant indolent, qui dort beaucoup et s’ennuie quand il ne dort pas, il n’a aucun goût pour le métier des armes, pour la politique ou pour la bagatelle. Ses centres d’intérêt sont ailleurs, et les signes entourant sa naissance trouvent leurs prolongements dans d’autres, plus ou moins explicites, ainsi que dans l’intérêt que lui manifestent divers brahmanes, qu’ils lui soient favorables ou hostiles. À plusieurs reprises, le futur Bouddha est ainsi amené à quitter le palais de Kapilavastu pour découvrir le monde – et, si ce tableau commence d’ores et déjà à l’édifier, il lui répugne plus qu’à son tour : le prince Siddartha, sans le savoir, prend le relais des interrogations de Chaprah sur le sort qui est le sien, et celui des esclaves, mais en fait au-delà celui de tous les hommes, sans discrimination (de castes ou autre) ; il entrevoit la vérité première, qui est que la vie n’est que souffrance. Il lui faudra encore approfondir son expérience pour dériver de cette vérité les trois autres qui forment le substrat du bouddhisme – dans la continuité des préceptes des brahmanes parfois (le principe de causalité est envisagé d’emblée comme essentiel, et associé à la transmigration des âmes), en s’y opposant le plus souvent.

 

Quand ce premier volume s’achève, Siddartha a enfin pris sa décision : il ne succédera pas à son père, il ne sera pas un guerrier, il ne cherchera pas l’amour (ou plus exactement il le rejettera, car, d’une certaine manière, il l’avait trouvé sans qu’il le désire) ; il partira sur les routes en quête de sagesse, pour comprendre ce monde si hostile qui l’entoure – et, d’une certaine manière, trouver comment y vivre.

 

On imagine mal le prince Siddartha, moine errant, et futur « roi du monde », vivre des aventures aussi rocambolesques que celles de Tatta et Chaprah – il y a donc un contraste entre les deux moitiés de ce premier volume, qui suscite des interrogations quant à la suite, laissant supposer un ton tout différent. Ceci étant, jouant de la carte mythologique, Tezuka peut dans ces deux approches faire usage du merveilleux – de ce que l’on qualifierait, dans un registre non spirituel, de fantasy, au fond, sur les bases du monomythe redéfini en nekketsu. J’avoue être assez curieux de voir comment les choses évolueront…

 

Car ce premier tome m’a amplement convaincu, oui. Il m’a tout d’abord surpris, comme décidément nombre de BD japonaises – mais il m’a assurément emballé. L’art du récit de Tezuka, mais aussi son dessin, même rond et enfantin, remarquablement dynamique par ailleurs (et bénéficiant à cet égard d’un découpage complexe, souvent « éclaté »), emportent l’adhésion.

 

La Vie de Bouddha, comme il se devait, n’implique pas, de la part du lecteur, une adhésion spirituelle particulière – si ce n’est celle à des valeurs somme toute universelles, ou ce qui s’en rapproche le plus dans un monde par essence complexe et contrasté :  celles de l’humanisme. C’est au fond de cela que traite Tezuka, au prétexte du bouddhisme. Ce qui en fait une lecture universelle, autant qu'il est possible du moins.

 

Admirable, et à suivre.

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Japon ! Panorama de l'imaginaire japonais, de Julie Proust Tanguy

Publié le par Nébal

Japon ! Panorama de l'imaginaire japonais, de Julie Proust Tanguy
Japon ! Panorama de l'imaginaire japonais, de Julie Proust Tanguy

PROUST TANGUY (Julie), Japon ! Panorama de l’imaginaire japonais, Bordeaux, Les Moutons Électriques, 2018, 464 p.

(Et qui c’est c’est qui qui a égaré ses notes ? C’eeeest Nééébaaaaaaaaaaaal ! Putain…)

 

Japon ! Panorama de l’imaginaire japonais est un gros « beau livre » (j’y reviendrai...) publié par les Moutons Électriques au travers d’un financement participatif – soit une méthode devenue tellement courante chez cet éditeur qu’elle en est presque systématique, ce qui m’ennuie quand même un chouia.

 

Le sujet m’intéressait, forcément, et j’ai craqué – à ceci près que le sujet… eh bien, s’avère ne pas correspondre tout à fait, voire du tout, à ce à quoi je m’attendais. Disons que j’ai été leurré par le titre : le mot « imaginaire », chez un éditeur de littératures de l’imaginaire (SFFF si vous prisez les acronymes), disons qu’il avait ses connotations qui me parlaient tout particulièrement. Seulement voilà : cet « imaginaire » doit être entendu au sens large – beaucoup plus large : c’est au fond la culture japonaise qui est ici envisagée (ou qui est censée l'être, car il y a des biais conséquents, j'y reviendrai), avec plein de développements qui n’ont absolument rien à voir avec la SFFF – sur la gastronomie, par exemple, ou l’érotisme, mais aussi bien le vieillissement de la population, les arts martiaux, la figure de la lycéenne, celle du yakuza, « le Japon entre traditions et modernité », ce genre de choses. Je suppose toutefois que je ne peux pas vraiment blâmer l’éditeur ou l’autrice, ici : si je m’étais renseigné un peu plus avant de souscrire, peut-être aurais-je alors perçu ce que le mot « imaginaire », ici, signifiait au juste. Il n’en reste pas moins que ç’a été d’emblée une petite déconvenue.

 

D’autant que ce prisme assez large, en apparence tout du moins, a un côté « Le Japon pour les nuls » un peu ennuyeux, parfois. De fait, les bouquins sur la culture japonaise « en général » ne manquent pas, les meilleurs comme les pires, et celui-ci, sans je crois faire partie des pires, ne fait certainement pas partie des meilleurs. L’analyse est régulièrement assez approximative, et emprunte un certain nombre de clichés, en prétendant justement les dépasser. Et l’enthousiasme de l’autrice, tout en qualificatifs extatiques et parfois points d’exclamation, vient contrebalancer une objectivité de façade qui ne trompe pas bien longtemps. Selon les sujets traités, cela fonctionne plus ou moins…

 

À vrai dire, parfois, le volume pâtit d’un côté un peu « touristique » à cet égard – pas certes au même plan que dans Le Guide géographique des otaku, petite, euh, « brochure » bonus issue du financement participatif, et qui proposait des itinéraires touristiques, avec indications de trajet, d’horaires, de coûts, etc., qui auraient pu figurer dans un Lonely Planet, mettons ; mais bon, pourquoi pas… Après tout, je n’ai moi-même jamais mis les pieds au Japon, ça ne fait pas exactement de moi quelqu’un de particulièrement qualifié pour trouver à y redire de quelque manière que ce soit. Reste que, dans certains chapitres de ce Panorama, le côté « touriste » ressort à fond, et se montre assez pénible : les pages consacrées à la bouffe, tout spécialement, sont édifiantes à cet égard.

 

Et elles souffrent d’un travers assez récurrent dans cet ouvrage : le lexique japonais abondant, et pas toujours bien employé, et parfois même erroné (les coquilles ne manquent pas), balancé façon bombardement dans une énumération par le menu (aha) de plats, comme plus loin de termes techniques liés aux voies du samouraï ou du ninja, etc. Ce qui généralement ne sert pas à grand-chose, et donne plus qu'à son tour l’impression d’un remplissage tenant pas mal du cache-misère – ces paragraphes saturés d’italiques ne vous apprendront absolument rien d’utile.

 

Mais justement : le caractère assez « généraliste » de l’approche est en même temps contrebalancé par une approche « otaku » assez franche, et qui biaise plus qu’à son tour l’analyse, tout particulièrement – eh – quand c’est « l’imaginaire », au sens où je l’entendais à première vue, qui est enfin traité (mais pas que, loin de là). De fait, passé le long chapitre « Monogatari » qui introduit l’ouvrage, plus ou moins un fourre-tout de tout ce qui a fait la culture littéraire et artistique du Japon, disons jusqu’à la Seconde Guerre mondiale,  même si ça dépasse régulièrement, « l’imaginaire » devient le domaine réservé des mangas, des animes, et même des goodies et du merchandising en général, avant les jeux vidéo. Le reste ? La littérature et le cinéma, tout spécialement, ne sont alors plus guère traités, et, quand ils le sont, c’est le plus souvent de manière assez superficielle. Je suppose, dès lors, qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que le chapitre consacré à « l’imaginaire scientifique », par exemple (encore qu'ici les mangas et les animes ont certes leur mot à dire), soit aussi lapidaire, et lacunaire, tandis que le fantastique et l’horreur n’ont droit qu’à quelques paragraphes égarés dans des ensembles plus vastes, et plus lacunaires encore. Ceci étant, cette dimension « otaku » dépasse assurément le seul « imaginaire » au sens SFFF – prenez le chapitre sur la musique contemporaine (oui) : passé la J-Pop, point de salut !

 

(Dit-il en allant nettoyer ses oreilles dégoulinantes de sucre à coup de Merzbow.)

 

(Après avoir lu dans cet ouvrage que Kraftwerk était connu pour leurs tubes des années 1980, et que The Prodigy étaient des pionniers de la musique électronique. Oh...)

 

Tout ceci n’est donc guère convaincant. Oh, j’y ai appris plein de trucs, hein, je ne prétendrai pas le contraire ! Et c’était bien pour cela que j’avais participé au financement de cet ouvrage. Seulement… Eh bien, dans les quelques domaines où mon ignorance n’est pas totale, j’ai quand même eu le sentiment d’une analyse plus superficielle qu’elle n’en a l’air, et plus qu’à son tour approximative. Certaines interprétations me paraissent simplistes, mais je suppose que c’est à débattre – encore une fois, je ne suis pas le plus qualifié pour contester telle assertion ou telle autre. Mais j’ai régulièrement eu l’impression d’une analyse « à distance », empruntant à des ouvrages de seconde main (ce que commet votre serviteur, hein).

 

Plus ennuyeux, en un nombre non négligeable d’occasions, je suis tombé sur des erreurs pures et simples – j’entends par-là des erreurs factuelles, pas des interprétations contestables. Comme un con, j’ai égaré mes notes, et n’ai plus forcément tant d’exemples en tête, mais je peux tout de même avancer que, dans l’immense majorité des cas, l’autrice n’a pas lu, vu, etc., les œuvres dont elle parle ; c’est bien évidemment inévitable au regard de la masse énorme des œuvres traitées, et pas toujours problématique dans l’absolu, mais quand les erreurs à leur propos se multiplient, eh bien, ça se voit. Par exemple quand l'autrice fait du Dit de Heichû un récit épique comme les dits de Hôgende Heiji ou des Heiké. Ou, dans un autre registre, quand elle attribue aux moines au biwa (qu'on n'appelle pas ainsi pour rien !) interprétant lesdits récits épiques, un bien plus encombrant koto. Ou encore quand elle cite, et à plusieurs reprises, Umezu Kazuo, non pour ses mangas, mais pour leurs adaptations cinématographiques, en en faisant le réalisateur (et en faisant l'impasse sur les BD). Même en mettant de côté des erreurs qui sont peut-être avant tout des maladresses dans l'expression (par exemple, du fait d'une apposition peut-être, Le Tombeau des lucioles est d'abord présenté comme traitant du « traumatisme d'Hiroshima », si, ultérieurement, l'autrice rapporte bien que son point de départ est le bombardement de Kôbe), dans bien des cas les références avancées sont tout simplement erronées.

 

(Et ces erreurs ne concernent donc pas que le Japon, voyez les exemples musicaux européens précédemment cités.)

 

Tout cela n’est donc guère satisfaisant – et clairement pas à la hauteur du projet. Hélas, il y a une dernière dimension à mettre en avant, et pas moins navrante : ce « beau livre »… n’est pas très beau. Les photographies sont très inégales, le meilleur côtoie le pire, ce qui inclut des clichés baveux (ici l’impression est peut-être en cause – le papier glacé est agréable au toucher, mais ce côté baveux est tout de même très récurrent) ou d’un flou qu’on n’osera certainement pas qualifier d’artistique. Régulièrement, le bouquin a recours à la très mauvaise idée de glisser des photographies à l’arrière-plan du texte – ce qui rend, et les photographies, et le texte, peu ou prou illisibles. Les légendes de ces photographies se contentent d’avancer un titre en italiques, et parfois hermétique, et le nom du photographe (généralement l’autrice ou Morgan Thomas) ; aussi ne comprend-on pas toujours ce qui est photographié au juste… D’autant que ces photographies, de manière générale, ne renvoient pas toujours, et même pas le moins du monde, pour certains sujets traités, au texte en regard ! Bon, je suppose que ces critiques concernant les photographies sont parfois subjectives…

 

Mais j’ajouterai que la maquette est franchement dégueulasse ! Pour un « beau livre », c’est quand même ennuyeux… Et, comme dit plus haut, les coquilles ne manquent pas, dans un texte français insuffisamment relu (et la plume de l’autrice est globalement assez lourde, par ailleurs, qui sature son propos d’adjectifs parfois incongrus, tout spécialement quand c’est l’enthousiasme qui parle), parfois dans le lexique japonais ou les noms des œuvres originales (aussi bien que des artistes, en fait : « Akira Kurozawa », « Ozamu Tezuka »…), qui n’ont probablement pas été relus.

 

Japon ! Panorama de l’imaginaire japonais, même en prenant en compte que la méprise quant au sujet traité ne tient qu'à moi et ne saurait légitimer un reproche pertinent, s’avère hélas un ouvrage très décevant bien au-delà. Pas inintéressant dans l’absolu, mais mal branlé et trop souvent approximatif ; pas outrancièrement mauvais, mais au mieux médiocre. Clairement pas à la hauteur du projet. Que ça me serve d’avertissement…

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Moi, d'un Japon ambigu, de Kenzaburô Ôé

Publié le par Nébal

Moi, d'un Japon ambigu, de Kenzaburô Ôé

ÔÉ Kenzaburô, Moi, d’un Japon ambigu, [Aimaina Nihon no watashi あいまいな日本の私 ], traduit du japonais par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, Paris, Gallimard, [1986, 1988, 1990, 1992, 1994-1995] 2001, 96 p.

Ce très bref ouvrage qu’est Moi, d’un Japon ambigu, rassemble quatre essais d’Ôé Kenzaburô – plus précisément, quatre discours ou conférences. La première de ces communications, qui donne son titre à l’ensemble, est la plus significative en même temps que la plus « récente » : il s’agit du discours prononcé par l’auteur à Stockholm à l’occasion de la remise de son Prix Nobel de Littérature, le 7 décembre 1994 ; les autres communications ici rassemblées, bien qu’antérieures et, en ce qui me concerne, d’un intérêt moindre, développent des thématiques synthétisées dans le discours du Nobel, et l’ensemble forme ainsi un tout cohérent.

 

Ces diverses communications ont leur dimension protocolaire, forcément, et comprennent quelques « passages obligés », relatifs notamment à la vie de l’auteur – cela dit, c’est d’autant moins surprenant en l’espèce qu’Ôé Kenzaburô est un écrivain qui a beaucoup puisé dans son expérience personnelle pour écrire ses romans et nouvelles : qu’il parle de son enfance dans la forêt de Shikoku, ou surtout de son rapport avec son fils handicapé Hikari, tout cela est dans l’ordre des choses, et moins gratuit qu’il n’y parait peut-être – pas le moins du monde, en fait. Il en va d’ailleurs de même quand l’écrivain, au cours d’un voyage, ressent le besoin d’expliquer la littérature et plus largement la culture japonaises à son auditoire européen ou américain (avec trois jalons : Le Dit du Genji de Murasaki Shikibu, l’œuvre de Sôseki… et la sienne, d’une certaine manière, même s’il prétend aussitôt ne pas avoir l’arrogance de se hisser au niveau des deux jalons précédents ; mais il faut aussi mentionner, et ça le concerne là encore, son enthousiasme pour la « littérature d’après-guerre », il faudra y revenir), ou, dans une égale mesure, quand il témoigne de son goût pour la littérature occidentale : parcourant la Scandinavie deux ans avant de recevoir le Nobel, il évoque la littérature suédoise, notamment, et tout spécialement Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, comme un livre qui l’a beaucoup marqué dans sa jeunesse (et il y reviendra lors de son discours à Stockholm, dans les mêmes termes), mais aussi d’autres œuvres peut-être moins « cliché » des lettres scandinaves ; son goût pour la littérature française (et tout autant les philosophes français, à vrai dire) est connu, et régulièrement illustré ici, via par exemple aussi bien Rabelais que Céline ou Sartre, et, dans le discours du Nobel, d’une certaine manière, il joue des cartes de William Butler Yeats et de W.H. Auden contre Kawabata Yasunari.

 

Et c’est probablement là que réside l’essentiel. Le titre Moi, d’un Japon ambigu, qui est donc celui du discours du Nobel, renvoie directement et ouvertement au discours prononcé dans les mêmes circonstances par Kawabata Yasunari en 1968 – ils demeurent à ce jour les seuls écrivains en langue japonaise à avoir été récompensés par le Prix Nobel de Littérature. L’auteur des Belles endormies, entre autres, avait livré une communication intitulée « Moi, d’un beau Japon », et Ôé le dépeint avec force, lisant en japonais, à un auditoire qui n’y comprenait rien, des poèmes de Heian. Kawabata, dans son discours, avait choisi de mettre en avant son pays et sa culture, pour mieux les faire connaître et apprécier tous deux de par le monde, et le Nobel était sans doute une occasion idéale pour cela – même si cette anecdote sur les poèmes non traduits constitue en même temps comme une métaphore éloquente. Quoi qu’il en soit, Kawabata parlant de son pays ne pouvait l’envisager que comme étant « beau ». Ôé ne nie pas cette beauté, pas plus d’ailleurs qu’il ne dénigre de la sorte son prédécesseur au Nobel ou son œuvre, loin de là ; cependant, le discours de Stockholm lui paraît l’occasion d’envisager la question d’un œil différent – et, faisant appel donc à Yeats, Ôé choisit de mettre en avant l’ambiguïté de son pays, et les sentiments contrastés qu'il suscite en lui.

 

Et, au-delà de la diversité du Japon ainsi constatée (notamment quand l'auteur oppose un Japon périphérique, dont il serait, lui, l'homme de la forêt, et un japon urbain et surtout tokyoïte visant à l'hégémonie), c’est une question politique : à l’époque comme aujourd’hui, Ôé Kenzaburô est au Japon une figure emblématique de l’écrivain engagé. Le « beau Japon » de Kawabata a produit des merveilles, et Ôé ne le nie certainement pas, louant donc Murasaki Shikibu ou Sôseki, mais l’envisager uniquement de la sorte revient trop souvent à cacher sous le tapis ce qui n’est pas aussi beau – ce qui est à vrai dire atroce : Ôé parle d’un pays qui n’assume toujours pas le rôle qu’il a joué un demi-siècle plus tôt – responsable de guerres d’agression émaillées d’horreurs comme le massacre de Nankin ou la prostitution forcée des « femmes de réconfort » coréennes ; et, pour l’auteur des Notes de Hiroshima, il est particulièrement détestable que ce pays, parfois, ose se draper dans son rôle de seule victime au monde de bombardements atomiques pour faire l’économie d’une véritable réflexion sur ses torts (tout en développant très cyniquement des programmes nucléaires). Et ce « Japon ambigu » inquiète tout spécialement l’auteur, qui se retrouve confronté aux tentatives révisionnistes du PLD, notamment aux manœuvres visant à « éditer » les manuels scolaires pour les expurger des pourtant très vagues aveux qu’ils contiennent de la responsabilité du Japon dans la guerre, mais aussi aux votes récurrents dans le but d’amender la constitution « imposée par les Américains » pour en ôter l’article 9 stipulant la renonciation perpétuelle à la guerre. Le Japon dont parle Ôé Kenzaburô n’a pas accompli son devoir de mémoire, il s’y refuse toujours, et cela pourrait se montrer nuisible à terme ; il serait en tout cas sur une mauvaise pente.

 

(À noter : à l’occasion de son Nobel, Ôé Kenzaburô a été nommé pour l’Ordre du Mérite Culturel Japonais, distinction dépendant de la maison impériale, et, cohérent avec lui-même, il l’a refusée. À noter toujours, très peu de temps après son Nobel, Ôé a polémiqué sur la reprise des essais nucléaires français, après quoi il s’est beaucoup investi dans divers combats au Japon, dans la lignée de ceux précédemment évoqués, mais aussi, tout particulièrement, concernant Okinawa, et la catastrophe de Fukushima l’a amené à reprendre la plume, avec un écho non négligeable.)

 

Mais ce discours doit être envisagé dans une perspective historique aussi bien que culturelle. Dans ces diverses communications, de manière plus marquée à vrai dire dans les trois antérieures au Nobel, Ôé Kenzaburô loue plus qu’à son tour la « littérature d’après-guerre » japonaise – une littérature bénéficiant tout à la fois d’une liberté inouïe et d’un degré de conscience que seul le traumatisme de la guerre et de la défaite (outre celui plus spécifique de Hiroshima et Nagasaki) était en mesure de susciter. Et ceci rassemblait les auteurs d’alors, en dépassant les divergences de façade : l’obsession impériale de Mishima Yukio n’y changeait rien, dans sa formation comme dans sa vie et dans son œuvre, il était pleinement un écrivain de ce temps, au même titre que ceux qui se situaient à l’extrême gauche… ou que Ôé lui-même. Sans que l’auteur ne le dise de manière aussi brutale, c’est au fond ici que réside le troisième jalon de la littérature japonaise dont il parle – en même temps qu’il semble hésiter à s’inscrire totalement lui-même dans ce courant, ce que l’on ne déduit véritablement que de la chronologie qu’il expose, notamment quand il fait se poursuivre ce moment littéraire jusque dans les années 1970 ; à cet égard, il demeurerait donc au mieux un exemple tardif de ce mouvement.

 

Et c’est ici qu’il se montre tout particulièrement inquiet : qu’en est-il de la relève ? Il ne la voit pas vraiment. À l’énergie militante et audacieuse de l’après-guerre a succédé un Japon au mieux je-m’en-foutiste, typique des mœurs du temps de la bulle spéculative et héritier de la croissance économique forcenée, au pire arrogant à nouveau – cette arrogance pouvant rappeler celle qui se trouvait à la source des atrocités de la guerre. La littérature japonaise contemporaine lui paraît en témoigner, qui verserait dans ces deux travers. On est d’ailleurs tenté de relever combien il se montre au mieux sceptique à l’égard de l’œuvre à succès d’un Murakami Haruki, déjà, ce même auteur que l’on pronostique chaque année pour le Nobel ces derniers temps. Cependant, cette critique pourra laisser un goût amer en bouche, notamment au lecteur de SFFF comme votre serviteur, un peu chatouilleux quand l’expression de « littérature d’évasion » se pare de connotations un tantinet méprisantes (l'auteur n'épargne pas non plus les mangas, à ce titre)… Et cela va sans doute au-delà : Ôé Kenzaburô, tout brillant écrivain qu’il soit, et nobélisé, donne régulièrement ici l’image bien naturelle au fond d’un homme qui vieillit, et qui, inévitablement, ne saurait envisager « la relève » comme digne de succéder aux auteurs majeurs de son temps. C’est particulièrement sensible, et parfois un brin agaçant, dans la dernière communication du recueil, « Sur la littérature japonaise moderne et contemporaine », prononcée en 1990 (et rédigée directement en anglais). Les bons auteurs ne manquaient pourtant pas dans les années 1980 et depuis… Et la figure de l’écrivain militant n’est certes pas la seule à mériter d’être louée.

 

D’autres passages de ces quatre discours et conférences peuvent également laisser sceptique – éventuellement pour des raisons très différentes. Je me dois d’avouer mon inculture : quand Ôé Kenzaburô verse davantage dans la philosophie, surtout contemporaine (et régulièrement française), j’ai du mal à le suivre. En comparaison, mais cela tient peut-être (probablement…) à l’auditoire de ces communications, occidental et plus ou moins familiarisé avec la culture japonaise, Ôé Kenzaburô tend à présenter cette dernière de manière assez convenue et somme toute assez peu enrichissante.

 

Non, décidément, c’est quand il traite de ce « Japon ambigu » qu’il se montre le plus convaincant. Cependant, même si le discours du Nobel me l’a parfois laissé croire, ce petit ouvrage n’a certainement pas à mes yeux la force d’évocation, la pertinence et l’étrange beauté des Notes de Hiroshima, pour en rester dans le registre de la non-fiction. Et, à cet égard, cette lecture a été globalement une déception : si le discours du Nobel n’est pas sans intérêt, l’ensemble me paraît cependant un peu mineur, et somme toute très dispensable. J’ai plusieurs romans et nouvelles de l’auteur à lire, et j’en attends bien davantage.

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Je suis Shingo, vol. 4, de Kazuo Umezu

Publié le par Nébal

Je suis Shingo, vol. 4, de Kazuo Umezu

UMEZU Kazuo, Je suis Shingo, vol. 4, [Watashi wa Shingo わたしは真悟], traduit du japonais par Miyako Slocombe, Poitiers, Le Lézard Noir, [1984-1985, 1996] 2018, 414 p.

Avec pour le coup un peu de retard sur la parution, je reviens sur la série Je suis Shingo d’Umezu Kazuo, avec un tome 4 (sur six)… aussi déconcertant que ses prédécesseurs, mais que je ne suis pas bien certain d’avoir autant aimé, pour le coup – en tout cas, l’auteur y a pété un câble, ou, disons, plus exactement, un de plus. Comme d’hab’, le risque de SPOILERS est non négligeable, alors méfiance…

 

Le tome 3 (en fait avec un petit prologue tout à la fin du tome 2) avait fait basculer la série dans l’horreur – le genre de prédilection de l’auteur – en même temps que la dimension proprement science-fictive devenait toujours plus frontale. La relative naïveté du premier tome, où la SF perçait à l’horizon mais guère plus, et le poignant quasi-shinjû du tome 2, paraissent désormais bien loin.

 

Impression renforcée par le changement des protagonistes principaux : depuis, Marine et Satoru n’ont guère été qu’entraperçus ici ou là, davantage d’ailleurs la petite fille, « exilée » en Angleterre, que son amoureux. L’essentiel de ce tome 4 poursuit dans cette voie, en introduisant de nouveaux personnages qui, dans leur confrontation au robot Shingo, ne lui volent certes pas la vedette, mais n’en occupent pas moins le premier plan, comme antagonistes le cas échéant, tout au long du volume. Cependant, Marine se voit accorder un certain nombre de pages, bien plus que dans le tome 3… et à vrai dire probablement les plus problématiques de ce tome 4.

 

On peut en gros scinder ce volume en trois arcs. Le premier, qui se tient relativement tout seul, reprend les choses là où le tome 3 s’était (brutalement et douloureusement) arrêté, quand les enfants entendaient protéger le robot Shingo contre ses concepteurs qui le traquaient, entreprise généreuse qui débouchait pourtant sur l’horreur pure – avec un robot qui ne comprenait pas bien ce qui se passait autour de lui, et commettait dès lors le pire sans s’en rendre compte. Shingo, quoi qu’il en soit, a trouvé refuge dans un immeuble en cours de démolition – mais il est toujours obsédé par le désir de retrouver ses parents Marine et Satoru. Pour ce faire, une prise électrique de bon aloi lui permet de communiquer avec l’extérieur, même sans bien comprendre à qui il s’adresse et ce qu’il peut en attendre : par chance (?), il éveille ainsi la curiosité d’un nouveau petit génie de l’informatique, après Satoru – un autre petit garçon, passionné par les possibilités ouvertes par le hacking aussi bien que par les jeux vidéo, et qui, dans son rapport avec le robot, croit en fait jouer à un jeu d’un nouveau type, en même temps qu’il comprend que des tiers (les concepteurs de Shingo, mais lui n’en sait rien) surveillent ses actions et pourraient prendre le contrôle de son ordinateur en cas de boulette… Si le tome 3, dans ses derniers chapitres, me faisait immanquablement penser à une version gore d’E.T., l’extraterrestre de Steven Spielberg, ici nous louchons clairement sur le Wargames de John Badham, là encore tout récent (le film est sorti en 1983, et ces épisodes datent de 1984-1985). Cependant, quand il s’agira pour le petit garçon de se rendre dans l’immeuble, au secours de Shingo, l’ambiance changera du tout au tout, et reviendra à l’horreur – mais une horreur qui a désormais quelque chose de charnel en même temps que d’hallucinatoire, pas seulement froid et/ou technologique ; Shingo semble (?) susciter des images folles issues des pires cauchemars… Sans que je comprenne très bien ce qui se produit au juste. Ceci étant, tout cela fonctionne bien, dans la lignée des tomes précédents.

 

C’est ensuite que ça se corse… La seconde moitié du volume est en effet occupée par deux arcs plus ou moins parallèles, et qui nous éloignent cette fois du Japon. Nous avons tout d’abord plusieurs chapitres qui se déroulent dans un bateau à destination de l’Angleterre, où la présence de Shingo suscite des scènes cauchemardesques qui renchérissent sur l’horreur hallucinée du début du tome, avec moult atrocités éventuellement très visuelles, accompagnées d’ailleurs d'images proprement psychédéliques à la manière du pire bad trip de votre existence. Parce qu’Umezu est un maître de l’horreur, cela fonctionne plutôt bien, mais je n’ai pas été totalement convaincu, cette fois : on a quand même vraiment le sentiment d’un arc de transition avec scènes et personnages jetables, dans un récit qui pourrait éventuellement être lu indépendamment et se montrer assez satisfaisant de la sorte, comme une nouvelle en forme de condensé d’horreur en huis-clos (à la The Thing, ou peut-être plus encore Alien, en même temps – le film de Carpenter date de 1982, celui de Ridley Scott de 1979), mais qui m’a paru ici un peu trop redondant, même avec des apports relatifs hallucinatoires voire « body horror », et à vrai dire bien trop dilatoire par ailleurs.

 

Mais, surtout, il y a le problème de l’arc « parallèle »… Nous sommes cette fois en Angleterre, plus ou moins autour de Marine, et Umezu Kazuo se lance dans une sorte de délire paranoïaque sur le sentiment anti-japonais, dont je n’ose déterminer s’il doit être pris au premier degré, au second degré, ou au trente-septième post-post-méta-degré. Et pour le coup on est là aussi tenté de faire péter les références filmiques, du genre cette fois Les Guerriers de la Nuit (1979), voire tout bonnement, avec une carte post-apo plus franche, le premier Mad Max (1979 aussi) et peut-être même le second (1981), sans même parler de tous les nanars, italiens notamment, qui ont voulu surfer sur cette vague à la même époque. Quoi qu’il en soit, les Anglais n’aiment vraiment pas les Japonais, un thème qui avait été vaguement introduit dès le tome 3, mais qui prend ici des proportions tout autres ; des furies à moto sèment le chaos dans les rues, et traquent, agressent, torturent et tuent les Japonais qui leur tombent sous la main gantée de cuir clouté ! Au fil de scènes un tantinet nauséabondes qui évoquent plus qu’à leur tour la nuit de cristal… Difficile de prendre tout ça au sérieux – d’autant qu’Umezu en rajoute une couche sur le rapport des Japonais à la technologie et aux machines. Forcément. Ce connard de Robin, qui compte bien se farcir la petite Marine (…), répète le même gag un peu navrant à plusieurs reprises, où il s’étonne de ce que tel ou tel objet de la technologie de pointe japonaise (une télévision, par exemple) connaisse des ratés : si c’est japonais, ça ne peut pas ne pas marcher ! Ce qui est vaguement drôle une ou deux fois devient pénible à la cinquième ou sixième itération… Mais, en même temps, les Japonais entretiennent des liens bizarres et contre-nature avec les machines, c’est notoire – et une des raisons majeures à la furie post-apocalyptique anti-japonaise qui s’empare des rues anglaises… Marine en fait bientôt la démonstration, qui « parle aux machines », frigo comme poupée qui dit forcément « Maman », sans bien appréhender que c’est son « enfant » Shingo, dont elle ne se souvient plus, pas plus que de Satoru, qui se trouve à l’autre bout du fil. Quoi qu’il en soit, Marine veut par-dessus tout retourner au Japon, et le chaos urbain xénophobe qui l’environne prend de plus en plus des atours de grand complot contre le Pays du Soleil Levant et ses ressortissants persécutés… Et, franchement, tous ces passages… c’est un peu rude. Régulièrement ridicule, en fait. Parfois, je suppose que cela tient à une démonstration de l’humour pas qu’un peu tordu de l’auteur, et l’idée de la poupée est plutôt bonne par ailleurs, et le cauchemar vécu par Marine est palpable, mais l’accumulation produit un effet un peu nauséeux qui a fini par m’assommer. Alors, premier degré, second degré, trente-septième post-post-méta-degré ? Je ne me sens pas capable de trancher – ou je n’ose pas, plus exactement. Peut-être la suite nous éclairera-t-elle davantage…

 

Reste que ces chapitres ont pesé dans la balance, et mon sentiment est donc bien plus mitigé qu’au sortir des trois tomes qui précèdent. Peut-être est-ce par ailleurs ce qui a renforcé un sentiment du même ordre concernant cette fois le dessin – de manière sans doute injuste, car on est dans la continuité des tomes précédents et de bon nombre d’autres œuvres d’Umezu Kazuo ; mais, si les planches les plus « expérimentales » sont toujours aussi fortes, qu’elles jouent à nouveau des visuels informatiques ou technologiques, ou s’aventurent sur des terres hallucinées davantage fantastiques, et si quelques scènes d’horreur, çà et là, sont parfaitement horribles (et font mal aux yeux, ce n’est qu’un exemple), le dessin plus « lambda » de la narration « normale » convainc moins, avec notamment ces personnages qui ont toujours la bouche ouverte en forme de rond noir et qui hurlent la moindre de leurs répliques (cette BD fait littéralement mal aux oreilles – et ce qui se justifiait pour le Satoru puéril du début du tome 1 passe moins bien ici).

 

Peut-être faut-il que je mûrisse un peu ce tome 4 – peut-être faudrait-il, par exemple, que je le relise au calme avant de me lancer dans le tome 5, qui ne devrait plus trop tarder en principe. Mais, en l’état, bilan plutôt mitigé, donc – bien inférieur à celui des tomes précédents. Mais on verra ce qu’il en sera de la suite.

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Blame! Deluxe, t. 1, de Tsutomu Nihei

Publié le par Nébal

Blame! Deluxe, t. 1, de Tsutomu Nihei

NIHEI Tsutomu, Blame! Deluxe, t. 1, [Buramu! ブラム!], traduction [du japonais par] Yohan Leclerc, Grenoble, Glénat, coll. Seinen Manga, [1998-2003, 2015] 2018, 402 p.

Glénat poursuit son entreprise de rééditions « Deluxe » et/ou « édition originale » portant sur les plus fameux titres de son catalogue – des choses comme Akira, Gunnm et tout récemment Gunnm Last Order, ou, et là je suis donc beaucoup moins fan, The Ghost in the Shell… Cette fois, c’est avec Blame!, manga culte de Nihei Tsutomu, que ça se passe – une BD que je n’avais jamais lue jusqu’alors, et dont je ne connaissais que de vagues échos (certes très laudatifs) ; de l’auteur, je n’avais lu que son Wolverine : Snikt!, et ce n’était pas exactement une lecture inoubliable, sans surprise. Blame!, en revanche, parue entre 1998 et 2003 au Japon, est une série culte qui a semble-t-il profondément marqué tous ses lecteurs… et, au sortir de ce premier tome « Deluxe » (il devrait y en avoir six en tout, et le deuxième sort dans une semaine), on comprend pourquoi.

 

 

Ou pas, car « comprendre » est un mot qui sonne faux dans cet univers délibérément cryptique – et tenter de « résumer l’histoire » de ce premier volume est au-dessus de mes forces. Nous ne savons pas où nous sommes, ni quand nous sommes (les chroniques consultées faisaient mention d’une déclaration liminaire « Peut-être sur Terre… Peut-être dans le futur… » dont je n’ai pas trouvé trace ici, a-t-elle été abandonnée ?). Une immense structure artificielle de béton, de métal et de plastique, des escaliers sans fin, des passerelles dont on ne voit pas le bout, des milliers de niveaux vers le haut comme vers le bas ou sur les côtés, et la conviction très vite ancrée que tout cela, quoi que ce soit, n’a absolument aucun sens.

 

Si l’on ose dire, puisqu’il s’agit d’un périple. Nous y suivons en effet un bonhomme du nom de Killee, mais nous ne savons rien de lui – ni d’où il vient, ni ce qu’il veut vraiment (il parle de « gènes d’accès réseau », et plus tard on nous parle vaguement d’une sorte de contamination génétique et d’un état antérieur qui suscite la convoitise – tiens, ça me rappelle le bien plus récent Kedamame) ; on ne sait pas davantage quelle est cette arme qu’il possède, un petit machin d’allure anodine mais d’un grand pouvoir de destruction ; on croise des gens, parfois, sans toujours bien savoir si ce sont bien des gens – oui, il y a des toutes petites communautés éparses ; et des affrontements, fréquents... Mais pas de scènes d’exposition de quelque ordre que ce soit.

 

De toute façon, Killee comme un certain nombre de ses rencontres occasionnelles sont plutôt du genre taciturnes, aussi ne nous apprendront-ils pas grand-chose : la BD est peu ou prou mutique, ou, plus exactement, l’essentiel du texte réside dans des onomatopées – mais les planches totalement silencieuses ne manquent pas ; et, côté dialogues, ou phylactères, c’est la disette : honnêtement, j’ai la flemme de faire l’expérience de compter, mais si, dans ce premier tome, il y a une page sur vingt comprenant des phylactères, ne serait-ce que pour un seul mot (en très gros caractères, à chaque fois, c'est dû au grand format je suppose), c’est bien le maximum. À cet égard, on pourrait supposer qu’il y a donc comme un point commun avec une lecture manga récente, L’Île errante de Tsuruta Kenji, ou en tout cas son deuxième tome – et pourtant non, car Blame! se montre plus extrême dans ce registre, et produit un effet tout autre : là où L’Île errante invitait à la promenade et à la contemplation, la série de Nihei Tsutomu, tout en déployant un même axe narratif du périple passablement philosophique, joue sur le malaise, l’angoisse, et plus qu’à son tour l’agression, dans tous les sens du terme – les créatures étranges qui s’en prennent à Killee, la BD qui s’en prend au lecteur.

 

Mais, oui, autre différence plus explicite encore, cela se traduit par des scènes de combat très fréquentes, et qui, disons-le, participent de l’hermétisme de la BD – on ne parle pas quand on se bat, d’une part, et, d’autre part, le dynamisme de ces séquences les rend parfois un peu difficiles à suivre… Chaque case prise indépendamment est parfaite, et très cinématographique, mais surtout au sens du cadrage – côté montage, l’enchaînement des cases, je suis moins convaincu, et s’il me fallait adresser un bémol à ce premier tome « Deluxe » de Blame!, ce serait celui-ci. Toutefois, cela ne vaut que pour les combats : la narration mutique dans les séquences moins frénétiques fonctionne quant à elle très bien.

 

Mais, oui : le malaise, l’agression. Ce sont deux sentiments qui ne m’ont pas quitté de la première à la dernière page – bien vite accompagnés d’un autre qui leur est en fait lié, qui les sublime d’une certaine manière : la fascination. Et tout cela dérive à la fois du dessin et de la manière de raconter, qui sont à certains égards la même chose dans le cas de Blame!.

 

Nihei Tsutomu, passionné d’architecture, crée un univers certes abstrait, indéfini, mais en même temps très matériel, et foncièrement intimidant de par sa folle démesure : l’univers de Blame! s’inscrit dans une mégastructure SF tenant du Big Dumb Object le plus invraisemblable, aux dimensions au moins d’une sphère de Dyson, si c’est seulement pertinent de parler de dimensions – quand on cherche à exprimer les distances, on parle de 5000 niveaux plus bas, ou 3000 niveaux plus haut, ce genre de choses… Et on n’espère pas voir le ciel un jour – le voyage, pris en cours (Killee sur une passerelle, dans la première planche), sans la moindre scène d’exposition, ne s’achèvera probablement jamais.

 

Et cette architecture, si elle est par nature propice au sense of wonder (mais on fait en même temps dans la rouille, la crasse, le post-quelque chose qui n’a pas tenu la moindre promesse ou en a perverti quelques-unes, transhumanistes surtout : c’est vers le cyberpunk que l’on lorgne, bien sûr, ou ce qu’il en demeure, après quelque cataclysme qui a tout chamboulé), cette architecture donc évoque avant toute chose un labyrinthe absurde, qui n’a pas de sortie, au point de se muer en cauchemar claustrophobe – que ce soit quand les murs se rapprochent, étouffant les personnages, ou quand l’horizon noie la structure, dans des passages ouverts qui jouent volontiers des effets d’échelle, et réduisent les personnages au rang de fourmis insignifiantes.

 

Le mot « cauchemar » n’est pas trop fort : si Blame! se catégorise avant tout comme une série de science-fiction, elle relève pourtant presque autant de l’horreur – et éventuellement assez extrême, notamment dans ces figures biomécaniques croisées çà et là, quelque part entre Clive Barker et des explosions « body horror » à la Itô Junji, en même temps que certaines créatures démesurées et incompréhensibles, machines laissées sans maîtres, pourraient évoquer, mettons, les shoggoths des Montagnes Hallucinées.

 

Mais le cauchemar est donc éventuellement et peut-être surtout d’un autre ordre : le plan distordu et incompréhensible de la structure fait que, graphiquement, on pense forcément à M.C. Escher, mais, en outre, à suivre Killee à travers quelques niveaux le long de ces 400 pages, j’ai ressenti exactement le même malaise, mais prolongé au-delà de toute mesure, que lors de ma première lecture du Procès de Kafka, et tout particulièrement de cette scène terrible où Joseph K. s’effondre dans les couloirs du greffe sous les combles – c’est un compliment, au passage. Établir un lien avec Kafka, de manière générale (mais peut-être surtout avec Le Château), est de toute façon très tentant – même avec toute cette baston.

 

Mais le dessin de Nihei Tsutomu assure donc l’essentiel de la narration, et se montre à la hauteur de la folie ambiante, de la démesure angoissante de la structure. Escher est de la partie, donc, mais aussi d’autres artistes : au Japon, au premier chef, il faut sans doute citer Ôtomo Katsuhiro, aussi bien Dômu – Rêves d’enfants qu’Akira, même si le caractère monolithique de la structure de Blame! implique sa persistance même au travers des combats sans cesse répétés, nous n’avons donc pas le même rapport avec la frénésie de destruction caractéristique d’Ôtomo. Peut-être aussi faudrait-il mentionner Gunnm de Kishiro Yukito, en restant dans les classiques de Glénat ? Mais le style de Nihei Tsutomu évoque aussi immanquablement d’autres modèles, à chercher plutôt en Europe : dans son interview dans le n° 7 d’Atom, l’auteur évoque de lui-même Mœbius, et c’est effectivement très sensible – mais la dimension biomécanique de certains décors et de nombre de « personnages » rencontrés et/ou affrontés renvoie immanquablement à Hans Ruedi Giger. Cela dit, chose remarquable, cette synthèse d’emprunts divers se mue en fait en un style très personnel : Nihei Tsutomu ne copie pas, il déploie son propre style, en intégrant de manière sereine ses influences. Quoi qu’il en soit, le résultat est de toute beauté – dans un registre oppressant et… assez fondamentalement déprimant, en fait.

 

Blame!, à en juger par ce seul premier tome, est une BD qui se mérite ; son caractère cryptique, poussé à l’extrême, pourrait très légitimement susciter une forme de blocage, voire de rejet – et, en ce qui me concerne, j’aurais apprécié moins de combats, et des combats davantage lisibles. Ceci étant, la lecture de ce premier tome équivaut à… une expérience, disons : si je n’étais pas bien certain, en cours de lecture, d’aimer ce que je lisais, j’avais par contre la conviction qu’il s’agissait de quelque chose de résolument autre, d’unique en son genre, d’ambitieux et de puissant. J’ai… oui, j’aimé le malaise ressenti en tournant les pages. Et, avec le bémol du combat, le dessin m’a bluffé, et a en définitive suffi à m’accrocher, et, plus encore, à m’investir dans cette lecture.

 

Je ne manquerai pas de lire sous peu le tome 2.

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La Magicienne, d'Akutagawa Ryûnosuke

Publié le par Nébal

La Magicienne, d'Akutagawa Ryûnosuke

AKUTAGAWA Ryûnosuke, La Magicienne, [Hina  ; Kaika no satsujin 開花の殺人 ; Kaika no otto 開花の夫 ; Yôba 妖婆 ; Aki ], nouvelles traduites du japonais par Elisabeth Suetsugu, avant-propos d’Elisabeth Suetsugu, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier poche, [1918-1920, 1923, 1999] 2003, 205 p.

J’ai très classiquement abordé l’œuvre d’Akutagawa Ryûnosuke avec son plus célèbre recueil en français, Rashômon et autres contes – puis j’ai poursuivi l’expérience avec La Vie d’un idiot et autres nouvelles : si ces deux recueils témoignaient chacun de ce que l’auteur était avant tout un maître du récit court, ils illustraient en même temps combien son œuvre sur ce format était variée – alternant vieux contes issus de la tradition japonaise, par exemple des Histoires qui sont maintenant du passé, et récits contemporains intimistes, davantage tournés vers la psychologie des personnages, et tout particulièrement le ressenti intime d’un narrateur au bout du rouleau qui se fait le porte-parole de l’auteur, à la façon des « romans du moi » dont un Dazai Osamu, notamment, était emblématique (voyez par exemple La Déchéance d’un homme) ; en même temps, quelle que soit l’époque choisie, le ton pouvait osciller entre un plus ou moins naturalisme un peu amer, et des expériences à la lisière du fantastique ou au-delà, éventuellement plus colorées – ce en quoi je suppose qu’il s’associe définitivement à son ami, moins connu de par chez nous, Uchida Hyakken (voyez Au-delà – Entrée triomphale dans Port-Arthur).

 

La Magicienne, troisième recueil de l’auteur que je lis, témoigne de cette diversité, mais, en même temps, met particulièrement l’accent sur une déchirure déjà sensible dans les deux précédents volumes, et à vrai dire emblématique des écrivains de Taishô : l’opposition parfois douloureuse entre un Japon traditionnel regretté et un déconcertant Japon engagé à marche forcée dans la voie de la modernisation à l’occidentale. En fait, trois des cinq nouvelles ici rassemblées, les trois premières, relèvent d’une sorte de « cycle thématique » qualifié de kaika (ki) mono, ou « histoires du temps de la modernisation » (le cycle comprend deux autres nouvelles figurant dans les recueils antérieurs : « Chasteté d’Otomi » dans Rashômon, et « Le Bal » dans La Vie d’un idiot) ; ce sont des récits assez divers, mais qui ont en commun d’illustrer cette thématique sans véritablement y apporter de solution – ce serait trop simple. Maintenant, on aurait probablement tort, à trop se focaliser sur cette question, de voir en Akutagawa un écrivain « passéiste », ou « réactionnaire » ; sans doute ne commet-il pas l’erreur de trop idéaliser le passé, comme celle de rejeter violemment et l’Occident, et la modernité (il y a trouvé son bonheur plus qu’à son tour, et au premier chef en littérature). Son propos n’est pas essentiellement politique, par ailleurs. Seulement, il fait part d’une vague nostalgie, pas forcément très rationnelle, pas moins poignante… Une vague nostalgie qui ferait alors écho à la « vague inquiétude », lacunaire explication par Akutagawa de son suicide en 1927, à l’âge de 35 ans – je relève au passage que les cinq nouvelles ici rassemblées ont été composées entre 1918 et 1920 pour quatre d’entre elles, et 1923 pour la dernière, toutes en tout cas avant le grand tremblement de terre du Kantô, qui serait un tel traumatisme pour les Japonais d’alors.

 

Si les trois nouvelles de kaika (ki) mono figurant dans La Magicienne ont une parenté thématique marquée, elles se montrent cependant assez différentes les unes des autres. La première, « Les Poupées » (Hina ), qui est la plus tardive (1923), est aussi la plus touchante. Elle est narrée par une petite fille (ou, plus exactement, Akutagawa rapporte les propos d'une vieille dame se remémorant quand elle était une petite fille, durant l'ère Meiji), issue d’une bonne famille toujours plus désargentée – au point où le père décide de vendre une collection de poupées traditionnelles (dont l’histoire remonte à l’époque de Heian) à un collectionneur américain (…) tout disposé à lui payer un gros chèque. La narratrice est horrifiée par ce choix, elle qui accorde une importance sentimentale énorme à ces poupées – y attache-t-elle aussi une valeur symbolique ? Indirectement, c’est probable – d’autant que l’affaire incite à voir en chacun des autres membres de la famille des archétypes au regard de cette question : la mère est enfermée dans le passé, mais pas moins dans l’impuissance, le frère est un jeune homme fort en gueule et qui brûle volontiers les bateaux, tous les bateaux, pour ne surtout pas repartir en arrière, et le père, enfin, prétend naviguer dans un entre-deux nébuleux et comme tel probablement intenable. En définitive, nous verrons bien ce qu’il en est de l’attachement à ces poupées, symbole faussement frivole d’une culture en proie au doute quant à son identité même… C’est une nouvelle très forte, riche d’images puissantes à vrai dire – et si les membres de la famille ont quelque chose d’archétypes, dans un récit au symbolisme marqué, Akutagawa Ryûnosuke parvient pourtant à ne pas trop charger la barque, et surtout à faire que les émotions de ses personnages ressortent avec le plus grand et le plus douloureux naturel ; la voix de la petite narratrice y a sa part, indéniablement.

 

« Un crime moderne » (Kaika no satsujin 開花の殺人, 1918) aborde la question d’une manière bien différente, dans le fond comme dans la forme. Comme le titre le laisse entendre, cette nouvelle tient du récit policier, au travers de la confession, dans une ultime lettre, d’un crime et de son mobile – avec quelque chose d’un peu pervers, qui me renvoie, peut-être à tort, à certaines œuvres à peine un peu postérieures d’Edogawa Ranpo, les deux écrivains étant des contemporains. En revanche, le qualificatif « moderne » du titre est probablement plus ambigu que dans la nouvelle qui précède et celle qui suit (« Un mari moderne ») ; je tends à croire qu’il renvoie, au moins pour partie, à ce genre policier, avec ses figures occidentales classiques chez Edgar Allan Poe, Arthur Conan Doyle ou encore Gaston Leroux, qui s’exportait bien, même si depuis tout récemment, dans le Japon de Taishô ? Bon, je ne sais pas… Cette « modernité » est probablement avant tout d’essence psychologique, en tout cas – éventuellement importée en même temps que le récit policier : dans cette confession, le crime compte peut-être moins que sa justification, ou plus exactement le fait que la justification initiale s’avère à terme, aux yeux mêmes du criminel, comme une imposture aux soubassements obscurs et d’essence égoïste, quand le geste fatidique avait été commis au nom de l’altruisme – et s’il faut encore chercher des équivalents parmi les écrivains japonais du temps, je suppose que c’est ici le nom de Tanizaki Junichirô qu’il faudrait avancer, un auteur qui s’était lui aussi, à l’époque, essayé et à plusieurs reprises au genre policier, avec une ambiguïté morale plus généralement caractéristique de son œuvre ; en tout cas, j’en ai l’impression… Quoi qu’il en soit, dans son registre, c’est une nouvelle sympathique, qui fonctionne bien – sans renverser pour autant.

 

La troisième nouvelle – et la dernière de ce « cycle » de kaika (ki) mono dans le présent recueil – s’intitule « Un mari moderne » (Kaika no otto 開花の夫, 1919) ; le titre renvoie à la précédente, et nous y croisons là encore un « vicomte Honda », le nom du destinataire (ou plus exactement d’un des destinataires) de la lettre d’aveu du « crime moderne », même si je ne suis pas certain qu’il faille à tout crin y voir un même personnage. Le ton, de toute façon, est très différent : nul aspect policier ici, mais un discours sur la modernité plus ouvert, plus explicite, au travers de ce personnage qui entend conclure un mariage d’amour (à la française, dit-on), et vit dans un univers où le Japon traditionnel n’a tout simplement plus sa place – ce qui ressort notamment de la décoration de sa résidence. Citons le texte (p. 68) : « Tout avait un parfum de nouveauté surannée, la décoration vous plongeait presque dans l’angoisse à force de faste, et si je voulais la qualifier encore, je dirais que l’ensemble faisait songer au son d’un instrument de musique désaccordé, oui, ce cabinet de travail était un reflet fidèle de l’époque. » Mais, au fond, sous couvert d’une discordance, donc, entre la tradition et la modernité, la nouvelle fait probablement autant sinon plus état de ce que le désir d’idéal ne peut conduire qu’à la déception – ceci, pour le coup, n’est peut-être pas propre à ces Japonais d’alors, avides de s’occidentaliser... La peinture (si j’ose dire…) des mœurs est remarquable, dans cette nouvelle, qui trouve donc à s’illustrer dans le mobilier et les œuvres d’art, même si la thématique prétexte du mariage d’amour ne m’a pas parlé plus que cela.

 

Avec la quatrième nouvelle, qui est de loin la plus longue du recueil (dans les 80 pages, contre une trentaine pour les quatre autres récits – en fait, il semblerait que ce soit une des plus longues nouvelles dans toute l’œuvre d’Akutagawa), on change assez radicalement de registre : « La Magicienne » (Yôba 妖婆, 1919) est en effet, même contemporain, un long récit fantastique qui pioche dans le folklore nippon, mais en se mettant sous le patronage explicite de Poe et de Hoffmann ; à vrai dire, le caractère contemporain de cette aventure est probablement de la première importance, et, en cela, pourrait malgré tout renvoyer au cycle kaika (ki) mono, car, tout aussi expressément, le narrateur insiste sur le fait que son étrange histoire s’est bien produite dans le Japon de Taishô, consacrant beaucoup de pages à assurer son lecteur que le surnaturel et l’inexplicable sont toujours aussi prégnants en cette époque par essence « moderne ». En ce sens, « La Magicienne » explore bien la même tension caractéristique entre Japon ancien et Japon moderne, et le fait de citer expressément des auteurs occidentaux, comme les modèles d’un récit pourtant parfaitement japonais, joue de cette même ambiguïté – et, je suppose, non sans un certain humour. Car si le récit, sur une base classique d’amours contrariées, abonde en séquences cauchemardesques, et si la magicienne du titre est un personnage effrayant, au service d’une divinité à son tour ambiguë, l’histoire cependant se montre avant tout grotesque, délibérément : on ne fait pas du tout dans le fantastique subtil, ici ! À vrai dire, et d’autant plus que, passé donc un assez long préambule, le récit se montre assez frénétique dans ce registre, il m’a à nouveau fait penser à Edogawa Ranpo – mais, bizarrement ou pas, davantage celui du récit policier Le Lézard Noir que celui d’histoires lorgnant plus ouvertement sur le fantastique. Hélas, cela a eu sur moi la même conséquence – un profond ennui… renforcé par une tendance du récit à se montrer bien trop bavard. Amateur de fantastique, et ayant particulièrement prisé certains récits d’Akutagawa dans ce registre qui lui plaisait bien, notamment dans Rashômon et autres contes, j’attendais beaucoup de cette longue nouvelle, mais, en définitive, c’est celle qui m’a le moins parlé – et même, autant le dire, celle qui m’a déçu, celle que je n’ai pas aimé… Le folklore nippon, qui a forcément quelque chose d’original pour un lecteur occidental (ou qui l’avait – mais je dois dire que certaines scènes m’ont évoqué les yôkai de Mizuki Shigeru, par exemple dans NonNonBâ), et de manière concomitante la tournure grotesque du récit, pouvaient jouer en sa faveur, mais son rythme et son débit ont pesé davantage dans la balance, hélas, et je me suis… ennuyé, oui.

 

Reste une dernière nouvelle, et c’est le jour et la nuit : « Automne » (Aki , 1920) est un récit très délicat, très subtil, tout en notes discrètes, qui tranche on ne peut plus avec la frénésie grotesque de « La Magicienne ». Le thème central du mariage rapproche peut-être « Automne » d’ « Un mari moderne », mais en inversant les rôles, puisque c’est cette fois une femme qui sera notre personnage point de vue, si elle est elle aussi, à sa manière, éprise d’idéal – seulement, ce récit est beaucoup plus poignant, ce qui le rapproche davantage à mes yeux des « Poupées » ; et je me demande, naïvement peut-être, si ce sentiment ne tient pas à ce que ces deux nouvelles mettent au premier plan, et dans le rôle de narratrice dans la première, des femmes ? Non que je sache bien ce qu’il faudrait en déduire, concernant aussi bien l’auteur, son pays, son époque… ou mon ressenti de lecteur. Quoi qu’il en soit, nous y voyons une femme brillante, et qui avait tout notamment pour devenir un grand écrivain, se sacrifier, en n’épousant pas l’homme qu’elle aime, un écrivain lui aussi, afin de laisser sa propre sœur, follement amoureuse, l’épouser à sa place, et en épousant quant à elle un ennuyeux banquier – cette décision fatidique ayant aussi (et peut-être même surtout ?) pour conséquence de mettre un terme à ses ambitions littéraires. L’archétype de la femme qui se sacrifie est très commun dans la culture japonaise, mais cette illustration particulière touche énormément, avec cette décision peut-être imposée par cette culture, ou tout autant par le désir d’idéal, et qui en définitive ne satisfait personne. Notons aussi que cette nouvelle dépeint par moments les milieux intellectuels de Taishô, un tableau qui vaut le détour. « Automne » est une très belle nouvelle, très émouvante.

 

À vrai dire, c’est probablement celle que j’ai préférée dans ce recueil, avec, à l’autre bout, « Les Poupées », donc. J’ai apprécié, aussi, « Un crime moderne », dans un registre très différent. « Un mari moderne » m’a laissé davantage froid, si j’ai apprécié ses descriptions, y compris morales. « La Magicienne », je suis passé totalement à côté. Le recueil, en prenant en compte ce bémol non négligeable (avec ses 80 pages, la novella occupe presque la moitié du volume auquel elle a donné son titre), m’a plu, toutefois bien moins que La Vie d’un idiot, et incomparablement moins que Rashômon. Mais je poursuivrai certainement l’expérience, probablement avec le quatrième recueil de nouvelles d’Akutagawa qu’est Jambes de cheval. À suivre, donc…

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Gunnm Last Order, vol. 1 (édition originale), de Yukito Kishiro

Publié le par Nébal

Gunnm Last Order, vol. 1 (édition originale), de Yukito Kishiro

KISHIRO Yukito, Gunnm Last Order, vol. 1 (édition originale), [Ganmu Rasuto Ôdâ 銃夢 Last Order], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Seinen manga, [2000, 2011] 2018, 334 p.

La réédition en version dite « originale » de la fameuse série Gunnm, de Kishiro Yukito, ayant été achevée, Glénat s’est lancée dans celle de sa suite controversée, Gunnm Last Order – parallèlement à la publication continue de la troisième phase de la série, Gunnm Mars Chronicles.

 

Gunnm Last Order répond à un regret de l’auteur : vers le milieu des années 1990, quelque chose qui ressemble fort à une dépression, à vue de nez, a abattu l’auteur, qui n’était plus en mesure de continuer à livrer les épisodes de sa série phare – aussi a-t-il décidé d’en précipiter la fin, bien plus tôt qu’il ne le pensait initialement : la série devait emmener Gally dans l’espace, mais cela n’était tout simplement plus envisageable dans ces conditions – Gunnm s’est donc achevée sur Terre, et les divers personnages ont connu leurs ultimes moments de manière parfois bien précoce. On a vu tout cela dans le dernier tome de la série originelle, soit le neuvième. Mais Kishiro Yukito n’était vraiment pas satisfait de cette fin improvisée et précipitée… Quelques années plus tard, au tournant du millénaire, après une expérience vidéoludique qui l’a confirmé dans cette voie, l’auteur propose de livrer la « vraie fin » de la série, projet qui tourne bientôt à la série à part entière, et finalement plus longue que la série originelle. La « fin » dans le tome 9 est invalidée : Gunnm Last Order n’en constitue pas une alternative sur le mode de l’uchronie fictionnelle, elle est, même invraisemblablement dilatée, la « vraie fin », ainsi que l’auteur le martèle sans cesse – celle qui permettra enfin à Gally d’aller dans l’espace, en quête d’elle-même.

 

Disons-le : Gunnm Last Order se paye une assez sale réputation… Les camarades qui m’en parlaient, tandis que je relisais la série initiale, étaient unanimes sur ce point – ce qui avait de quoi décourager toute tentative de lecture, hein ! Je me suis quand même lancé dans la lecture de ce premier tome, par curiosité un peu perverse sans doute, mais aussi parce que le dossier consacré à Kishiro Yukito dans le n° 8 d’Atom avançait que les premiers tomes, dans la continuité de la série originelle, étaient tout à fait honnêtes – à en croire ce dossier, les choses dégénéreraient progressivement… surtout à partir du moment où des vampires se mettraient de la partie, et j’en frémis d’avance. Je doute donc de poursuivre l’expérience bien loin, hein…

 

Tenons-nous-en donc à ce premier tome – qui « annule » donc la fin du tome 9 de Gunnm : les dernières séquences « validées » sont celles où Desty Nova, le savant fou amateur de flans qui a plus ou moins joué le rôle de Némésis pour Gally, ramasse les morceaux de la cyborg après une explosion. Les premières séquences de Gunnm Last Order alternent deux narrations : l’une voit Desty Nova, associé à un jeune scientifique prometteur autant qu’ambitieux, du nom de Jim Roscoe, reconstituer le corps de Gally – ou, plus exactement, lui en créer un autre, l’Imaginos, reposant sur des découvertes nanotechnologiques ; les motivations du savant fou sont forcément un peu nébuleuses, mais semble dominer l’idée qu’il est curieux de voir comment Gally ressuscitée changera le monde autour d’elle – ce qui s’inscrit dans ses considérations un peu fumeuses sur une science du karma… L’autre narration consiste en un flash-back, qui voit Gally, ou plus exactement Yoko, revivre une scène particulièrement traumatisante de son enfance sur Mars – car il s’agira aussi pour elle, tâche qui avait dû être abandonnée dans la série originelle, en dépit de quelques développements tardifs d’essence militaire, de découvrir véritablement qui elle est : c’est, après tout, sa principale raison de quitter la Terre.

 

Mais nous n’en sommes pas encore là : la suite voit Gally se réveiller, avec son nouveau corps, dans une Zalem en proie au chaos et à la destruction – à vrai dire, une des premières choses sur lesquelles elle tombe… n’est autre que le cadavre horriblement mutilé de Desty Nova. Maintenant, nous sommes dans un univers baignant dans le transhumanisme, hein – vous savez déjà que la mort n’a pas forcément la même signification dans ce contexte…

 

Quoi qu’il en soit, Gally découvre bientôt qu’elle se trouve sur Zalem, la cité flottante inaccessible. Et Desty Nova y a foutu le bordel, en révélant aux habitants de Zalem qu’ils n’étaient « pas totalement humains », dans la mesure où les adultes, au travers d’un rite d’initiation dont les véritables tenants et aboutissants sont tenus secrets, se voyaient remplacer le cerveau par une sorte de puce électronique. Et cette révélation, pour des raisons que je ne perçois pas très bien à titre personnel, les a rendus complètement dingues : l’utopie céleste a bientôt tourné au bain de sang… Quand Gally s’éveille, elle se retrouve bien malgré elle impliquée dans la guerre qui oppose les adultes désireux semble-t-il d’accomplir une sorte de grand suicide collectif, et les enfants et adolescents, qui ont toujours leurs cerveaux, et qui, même terrifiés par ce qui se passe autour d’eux, s’envisagent néanmoins comme « davantage humains » que les adultes. Or les enfants ont un allié de poids… en la personne de Jim Roscoe, devenu fou lui aussi et prêt à tuer tout le monde autour de lui – « juste pour voir » ; oh, tiens, un robot géant !

 

Par la force des circonstances, Gally, qui ne brille pas exactement par l’empathie, et est surtout obsédée ici par la découverte de son nouveau corps, qu'elle ne connaît pas, littéralement, Gally donc se retrouve dans le camp des enfants, mais « c’est pas sa guerre ». Ce qu’elle aimerait faire, c’est retrouver Lou – son amie (et/ou collègue/associée du temps où elle était tuned). Elle n’a plus la moindre trace de la jeune femme : l’ordinateur central de Zalem pourrait lui en apprendre davantage, encore faut-il parvenir jusque-là… et la guerre des adultes et des enfants n’est pas la seule chose à lui barrer la route : certains de ses clones, datant là encore de son passé tuned, sont parvenus sur Zalem – la plus dangereuse, qui s’est rebaptisée Sechs, est obsédée par le désir de tuer « l’originale » ; mais Desty Nova forcément ressuscité a également son mot à dire, avec deux autres clones à son service, Elf et Zwölf, en gardes du corps improbables… encore qu’il s’agisse surtout pour lui d’observer ce qui se passe plutôt que d’y participer.

 

Que penser de ce premier tome ? Le bilan est assez mitigé – ce n’est pas une purge, ça se lit plutôt bien en fait, mais il y a un certain nombre de défauts, clairement. J’évacue d’emblée ma bête noire dans les mangas de ce type : les notes de bas de page/case bourrées de pseudo-science-techno-mes-couilles teinté de mystique-mes-couilles-aussi-probablement-plus-grosses-et-qui-plus-est-velues – il y en avait un peu dans Gunnm, mais beaucoup plus ici, et aussi inutiles/pénibles/creuses/rayez-la-mention-inutile-ah-mais-y-en-a-pas que dans les horreurs type The Ghost in the Shell.

 

Les autres défauts sont probablement moins criants, mais un peu déstabilisants quand même. Parmi lesquels un dessin, qui, en l’espace de quelques années à peine après la « fausse » conclusion de Gunnm, me paraît avoir perdu en personnalité, en âme, en précision aussi parfois. On reconnaît grosso merdo la patte de Kishiro Yukito, ça reste globalement d’un bon niveau, mais… il y manque quelque chose. Notamment dans la représentation de Gally, plus fade, et le dynamisme mollasson des (nombreux) combats. Ceci étant, les autres personnages (Roscoe excepté en ce qui me concerne) bénéficient dans l’ensemble d’un character design assez soigné, tout particulièrement les trois ados qui restent tout le temps dans les pattes de Gally. J’avoue avoir un faible pour le gros connard de prof de sport moustachu, aussi… (Bon sang que cette phrase était bizarre à écrire.) Les clones sont…corrects, allez – y compris dans le fan service kawaii des jumelles girly-petits-cœurs Elf et Zwölf, qu’on avouera rigolo si un peu navrant (côté kawaii improbable, il faut d’ailleurs accorder une place particulière au flash-back martien, avec une petite Gally chibi invraisemblablement craquante dans un contexte parfaitement cauchemardesque…).

 

Et le scénario ? Du bon et du moins bon. Si la folie des Zalémites me paraît toujours aussi difficile à comprendre (ça doit être que j’ai une puce à la place du cerveau et que, comme Gally ici et plus que jamais, je ne carbure pas à l’empathie), j’ai apprécié l’atmosphère de chaos urbain de ce premier tome, oppressante, et qui rapatrie du Mad Max (déjà très présent dans Gunnm) dans un environnement artificiel cauchemardesque, qui doit aussi sans doute pas mal de choses au Néo-Tôkyô chaotique d’Akira. L’idée de cette utopie qui n’a eu besoin que de quelques heures pour se muer en un théâtre de guerre ruisselant de sang me parle pas mal. Les gags fonctionnent assez mal, par contre – et les combats cannibalisent un peu trop le récit. Mais il y a de bons moments, oui : des petites touches qui, ponctuellement, rappellent que Gunnm, même Last Order, n’est pas un manga lambda.

 

Bilan mitigé, donc – mais pas déshonorant. La qualité a un peu diminué par rapport aux derniers tomes de Gunnm, ça me paraît clair, mais à ce stade Gunnm Last Order demeure au-dessus du lot, et j’ai globalement lu ce premier tome avec un certain plaisir – je lirai donc probablement le deuxième, et on verra bien quand viendra le moment d’arrêter les frais.

 

Oh, PS important : ce premier tome se conclut sur un bonus tout ce qu’il y a de sympathique, à savoir « Hito (Le Peuple Volant) », une histoire courte réalisée par Kishiro Yukito en début de carrière. Ça ne fait pas partie de Gunnm, c’est bien antérieur à la création de Gally, et pourtant, même si le ton est autrement plus léger et même régulièrement humoristique (avec une certaine poésie par ailleurs), ça y fait beaucoup penser ! Tout spécialement, en fait, au tome 2, avec le personnage de Yugo, qui a clairement ici son premier modèle – un jeune homme obsédé par le désir de voler… Mais il y a aussi cet ange blond, aux traits remarquablement définis, qui ne veut pas voler, tiens, et un univers urbain à part, qui préfigure tantôt Zalem, tantôt Kuzutetsu, et probablement bien d’autres choses. C’est un peu brouillon parfois, probablement pas tout à fait abouti, et le dessin est clairement plus simpliste que ce que l’auteur a accompli ultérieurement, mais c’est une chouette lecture – un bonus tout à fait bienvenu !

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Kedamame, l'homme venu du chaos, t. 4, de Yukio Tamai

Publié le par Nébal

Kedamame, l'homme venu du chaos, t. 4, de Yukio Tamai

TAMAI Yukio, Kedamame, l’homme venu du chaos, t. 4, [Kedamame ケダマメ], traduction depuis le japonais [par] Thomas Lameth, Grenoble, Glénat, coll. Seinen manga, [2014] 2018, 192 p.

Kedamame, l’homme venu du chaos, suite et fin, puisque nous savions d’emblée que ce quatrième tome serait le dernier. Et il est au moins aussi surprenant que ses trois prédécesseurs : en effet, sur ce format relativement bref, Tamai Yukio a maintes fois eu l’occasion de démontrer qu’il savait jouer avec les attentes du lecteur, visant aussi bien, selon les circonstances et l’effet recherché, à les satisfaire ou bien au contraire à les déjouer. La mécanique du twist et celle du cliffhanger, régulièrement, me laissent un peu partagé, quand l’impression d’artifice est trop grande – au point parfois de l’agacement ; mais, dans le cas de Kedamame, je dois dire que je me suis montré assez client, parce que j’ai souvent été vraiment surpris : Tamai Yukio s’est montré assez malin à cet égard tout au long de son récit, par ailleurs très dense.

 

Ce qui nous amène cependant tout naturellement à nous poser cette question : quatre tomes, était-ce bien l’idéal, pour pareille histoire ? Le gros twist du tome 3 m’avait déjà amené à me poser cette question qui, à vrai dire, était lancinante, en bruit de fond, dès le premier – je me demandais si, dans le cas de cette BD, il n’y avait pas eu comme une tentative de prolonger un récit initial plus ou moins one-shot en une série, tentative qui, pour une raison ou une autre, n’aurait pas pris. Et ce questionnement demeure, arrivé au bout de ce quatrième et dernier tome… En même temps, il n’a pas forcément lieu d’être – il serait peut-être même particulièrement malvenu, à vrai dire, dans la mesure où il ne ferait guère de cas de ce que l’auteur voulait raconter aussi bien que de comment il s’y prenait…

 

Quoi qu’il en soit, ce tome 4 n’est pas avare de retournements et de surprises, comme ses prédécesseurs. Aussi, au cas où, et même si je vais essayer de demeurer un peu « abstrait », disons, ne pas raconter à proprement parler l’histoire, mettons quand même la traditionnelle balise SPOILERS

 

C’est que ce tome 4 rompt une fois de plus la structure temporelle de la série, mais d’une manière particulièrement extrême – vous me direz (encore une fois) : c’est une histoire de voyage dans le temps. Et vous aurez raison. Pourtant, l’impact de cette méthode sur la narration est d’un tout autre registre. Si l’essentiel des trois premiers tomes se passait à l’époque de Kamakura, malgré un intermède dans le futur, avec cependant une rupture brutale à la fin du tome 3 qui nous propulsait d’un seul coup en 1931, ce quatrième volume multiplie les époques, au fil de séquences assez brèves : nous concluons l’arc des années 1930, après quoi nous passons en 1945, puis en 2011 (très, très brièvement), puis en 2089 (un futur sobre, au passage, sans rien du côté apocalyptique et démesuré du « pays de l’Andemain ») – le « cycle troisième » de la série associant les épisodes de 2011 et 2089.

 

La multiplication des époques en bout de course produit l’impression d’une spirale folle, comme annonciatrice d’une certaine manière du chaos dont est issu Kedama ? On serait tenté de le lire ainsi si l’on s’en tenait au sentiment de précipitation, pouvant donner l’impression que Kedamame aurait durer plus longtemps, et ne l’a pas fait pour quelque raison que ce soit. Et… oui, c’est là que je tends à penser que ce serait une erreur, en fin de compte : cette spirale n’est au fond pas chaotique, et, même en jouant le jeu du voyage temporel, elle ne produit en fait pas de ces situations plus ou moins paradoxales où les époques s’enchâssent. Cependant, elle joue bien de l’idée de cycle (pertinente au regard du découpage de la série en trois arcs majeurs ainsi dénommés), et, là où le thème aurait pu laisser supposer que l’accent serait mis sur une narration non linéaire, l’effet final a pourtant quelque chose de linéaire, ou éventuellement (?) de circulaire – avec peut-être des considérations mystiques à la clef ; mais nous progressons bien, de Kamakura à 2089, dans une certaine continuité qui n’est interrompue que par le bref retour dans le futur chaotique, dans le tome 2.

 

L’idée serait peut-être alors plutôt celle d’une histoire qui se répète ? Oui, plus ou moins : à chacune de ces époques, Kedama est chargé de « protéger » (?) une jeune Mayu, destinée (?) à mourir bien vite, et il doit affronter d’autres « genome hackers », Sawada le poursuivant d’époque en époque – pour une raison ici explicitée… et qui me laisse un peu partagé ? De fait, je n’ai pas accroché au caractère « intime » de l’opposition entre les deux personnages, et sa résolution sous cet angle, dans l’arc de 1931, ne me convainc pas le moins du monde. En même temps, elle s’associe à un thème un tantinet complotiste qui… m’a paru bien plus intéressant, en fait : narrativement, il est certes un tantinet forcé, mais c’est… « philosophiquement » ? que je le trouve juste – dans ce qu’il révèle du « chaos » du futur : l’idée que le « mal » consistait à avoir rendu le génome humain « impur » en le mêlant à celui d’animaux, telle qu’elle avait été révélée dans le tome 2, m’avait d’emblée laissé perplexe – ici, le chaos l’emporte en définitive, mais en s’avérant étrangement positif, ou potentiellement positif en tout cas ; « Big Pharma » a fait de la merde, c'est certain et c'est peu dire, mais c’est au fond relativement secondaire sous cet angle ? Pas certes pour les « genome hackers », qui se révèlent enfin pour l’imposture qu’ils ont toujours été – vanité des vanités, je suppose...

 

Mais, dès lors, que signifient ces cycles ? Pourquoi Kedama continue-t-il, au fil des générations, d’accompagner et peut-être de protéger Mayu, ou ses divers avatars – ou sa descendance ? En définitive, Kedamame, après avoir remis en cause les jugements de valeur intempestifs motivés par les sentiments réflexes de « chaos » et d’ « impureté », s’en prend à une autre notion pénible, et qui imprégnait de manière ambiguë la série dès le premier tome : celle de destin. Là où, depuis Kamakura, Mayu, et le monde autour d’elle (en 1945, nous sommes en plein bombardement de Tôkyô… et la date du 11 mars 2011 renvoie au terrible tsunami qui a frappé le Tôhoku et abouti entres autres drames à la catastrophe de Fukushima), étaient en position d’infériorité, créatures fragiles et condamnées, vouées à subir une menace extérieure démesurée, le don de Kedama aux avatars ultérieurs de Mayu consiste en la possibilité du choix – ce qui implique aussi pour lui, pour notre héros… de demeurer en retrait, en fait. Certes, il lui faut parfois flanquer une torgnole à un monstre tel que lui à tel ou tel moment, mais au fond la question a été réglée en 1931 – Kedama est pourtant toujours là, mais, quand il apparaît, ça n’est que pour prononcer quelques mots, rien de plus ; il ne force pas, il laisse un choix – au plus fait-il prendre conscience que le choix existe, ce qui n’est pas rien, certes. C’est assez surprenant, et assez bien vu.

 

Même si je dois avouer qu’à titre personnel certains à-côtés de ce discours m’ont moins plu – la mort et notamment le suicide sont de la partie, ce sont toujours des sujets chatouilleux pour moi, aussi le ton lumineux qui accompagne leur rejet m’est-il un peu désagréable, et mieux vaut sans doute ne pas en dire davantage…

 

Étrange, ce tome 4. En définitive convaincant, je suppose, mais ce ressenti n’est probablement pas aussi instinctif et résolu, sans l’ombre d'un doute, que pour les volumes précédents. Cela dit, mes volumes préférés sont clairement le premier et le troisième – celui-ci, comme le deuxième, m’a paru un peu plus inégal. En fait, comme dit plus haut, la conclusion de l’arc de 1931, du moins en ce qui concerne directement Kedama et Sawada, m’a déçu – une baston lourde et bavarde, sans grand intérêt (y compris au plan graphique, d'ailleurs) ; le rapport de Mayu à cet affrontement est plus intéressant, mais cela a ses limites. Par contre, la suite des opérations, où l’action est bien plus en retrait, m’a paru autrement satisfaisante et bien pensée – j’en ai aimé par ailleurs l’ambiance : sobre, pas de délire futuriste, 2089 pourrait être 2019, et au fond c’est ça qui est déprimant – avec un côté un peu sordide et cru, aussi, qui déstabilise mais n’est probablement pas vain.

 

Bilan de la série dans son ensemble ? Positif. Nous ne parlons pas là d’un chef-d’œuvre impérissable, d’une merveille à lire à tout prix, certainement pas. Reste que ce seinen est bien au-dessus du lot en ce qui me concerne. Tamai Yukio, dont c’est la première BD traduite en français, y fait preuve d'un talent certain de conteur, et convainc le plus souvent dans ce style très dense et saturé de twists, mais de twists qui, c’est incroyable, fonctionnent et généralement ont un sens ; c’est un dessinateur doué, aussi, avec un style sans doute assez académique, mais plus que compétent, et bien au-dessus du minimum syndical. Kedamame n’est pas sans défauts, et peut laisser perplexe, assez régulièrement, mais j’ai bien aimé le voyage.

 

Ce que je suis incapable de dire, maintenant, c’est s’il aurait fallu d’autres volumes ? Non, « fallu » n’est pas le bon mot – avec certains doutes quant à la part de volonté dans tout ça, qui demeurent, je crois en définitive que la série se tient en quatre tomes ; mais, oui, j’ai bien aimé le voyage, et c’est à cet égard que j’aurais probablement apprécié qu’il se prolonge un peu... En même temps, cela nous a peut-être prémuni contre cette fâcheuse tendance, et si commune, des séries qui se prolongent trop, jusqu’à se perdre… Et j’en ai chroniqué quelques-unes. Bilan positif, donc – et, si d’autres œuvres de Tamai Yukio devaient être traduites, j’y jetterais au moins un œil curieux (et probablement deux tant qu’à faire).

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La Pierre et le sabre, d'Eiji Yoshikawa

Publié le par Nébal

La Pierre et le sabre, d'Eiji Yoshikawa

YOSHIKAWA Eiji, La Pierre et le sabre, [Musashi 武蔵], avant-propos par Edwin O. Reischauer, traduction du japonais par Léo Dilé, Paris, Balland – J’ai lu, [1935-1939, 1971, 1981, 1983, 1999] 2015, 856 p.

Hasards du calendrier : pour ma dernière chronique de 2018, il n’est pas exclu que je vous cause du roman que j’ai le plus adoré cette année – un livre dont je repoussais depuis bien trop longtemps la lecture en raison de son volume intimidant, et qui s’est avéré, comme on me le disait de toutes parts, un sommet dans son genre, le roman-feuilleton historique avec des samouraïs dedans.

 

Il me faut pourtant préciser d’emblée que La Pierre et le sabre est en fait quelque chose comme un « demi-roman » : le roman originel, sobrement titré Musashi, est extrêmement long, et a été scindé en français dans une édition en deux tomes (qui énervera sans doute un peu moins que les découpages, au hasard, du « Trône de Fer » par Pygmalion, tant le volume est effectivement conséquent) – le premier est donc La Pierre et le sabre, qui pèse dans les 860 pages, et le second La Parfaite Lumière, dans les 700 pages avec une police un peu moins riquiqui : Musashi, c’est l’ensemble (il existe au moins une édition en un seul volume, mais manier le pavé revient probablement à faire un exercice de musculation à chaque séance de lecture). Au début, j’envisageais du coup de faire une chronique commune des deux volumes français, mais, de crainte de trop repousser, j’ai finalement choisi de chroniquer chaque tome séparément.

 

Adonc, un roman-feuilleton, publié dans le fameux journal Asahi Shinbun entre 1935 et 1939 – et un feuilleton au succès colossal, d’abord au Japon comme de juste, puis dans le reste du monde, le roman s'étant vendu à des dizaines de millions d'exemplaires. L’auteur, Yoshikawa Eiji (1892-1962), à la carrière prolifique, prisait par-dessus tout les récits anciens et notamment épiques, de la tradition japonaise (il a livré « sa » version du Dit des Heiké), mais aussi chinoise, avec pour modèle, qui ressort particulièrement ici, les grands romans-fleuves du type Au bord de l’eau.

 

Avec Musashi, il livre une biographie romancée (très romancée…) d’un fameux personnage de l’histoire japonaise, à savoir Miyamoto Musashi (1584-1645), présenté comme le plus grand sabreur de tous les temps, celui qui n’a jamais perdu un duel, et par ailleurs l'auteur du fameux Traité des Cinq Roues, que j’avais chroniqué sur ce blog il y a quelque temps de cela (parce que s’y référer peut se montrer utile, j’ai complété cette vieille chronique par une vidéo, au cas où). Un sujet épique pour un livre épique, mais qui a bien d’autres choses à offrir également…

 

Résumer une histoire aussi colossale s’annonce compliqué, sinon vain : Musashi est un roman-feuilleton, avec de très nombreux personnages, de très nombreux décors (on navigue dans tout Honshû, à la campagne comme dans les grandes villes, Kyôto, Ôsaka dont la fortune est encore assez récente, Edo qui commence tout juste à émerger des marécages), au fil d’un récit qui s’étend sur des années (au début du XVIe siècle, et donc de l’ère Edo) ; les personnages, tous autant qu’ils sont, sont emportés dans une ronde infernale, ils se poursuivent, ils se fuient, ils se croisent par hasard, ils parviennent à se manquer quand tout les incitait à se trouver… Le destin et le hasard alternent leur domination sur les événements, et les quiproquos sont de la partie, de même que les rumeurs qui, très souvent, les fondent. Dans ces conditions, résumer La Pierre et le sabre n’aurait en fait pas de sens.

 

Donnons seulement quelques grandes lignes. Le livre s’ouvre sur une scène qui a tout du traumatisme : au lendemain de la bataille de Sekigahara (20-21 octobre 1600), qui a vu l’armée de l’est emmenée par Tokugawa Ieyasu triompher de ses ennemis et lui assurer le shogunat, une des batailles les plus importantes de l’histoire du Japon, deux jeunes gens s’éveillent au milieu des cadavres – l’arrogant Takezô, et son compère hautement influençable Matahachi ; deux imbéciles bouseux jouant aux samouraïs, qui pensaient que participer à la bataille leur procurerait immanquablement la gloire et un office bien rémunéré auprès d’un daimyô… Cela n’a pas été le cas – d’autant qu’ils ont combattu pour le mauvais camp.

 

Revenir au pays, dans ces conditions, est problématique – il faut dire que le volage Matahachi a été séduit par le frais minois d’Akemi, une jeune femme dépouillant les cadavres, et qui remplacera utilement dans son cœur la naïve Otsû qu’il était supposé épouser au village. Aussi, quand Takezô rentre à Miyamoto, seul, et pourchassé par les sbires des Tokugawa, il rencontre bien vite un autre problème de taille : Osugi, la mère de Matahachi, est convaincue que son fils est mort à cause de Takezô – et elle associe bientôt au jeune criminel une complice de choix, Otsû, qui était supposée devenir sa bru… mais qui serait un peu trop compatissante envers Takezô ?

 

Débute le jeu du chat et de la souris – qui se poursuivra donc tout au long du roman. Mais cette première étape est assez rapidement conclue, en somme : Takezô ne coupe pas au châtiment, mais le bonze zen Takuan fait en sorte qu’il en tire d’utiles leçons – et c’est ainsi que, supplicié puis enfermé dans un château, le jeune homme décidera de changer de vie : il lira, beaucoup, et il pratiquera l’escrime – il fera sienne la voie du sabre, et deviendra le meilleur dans son art. Un tel changement de vie justifie bien un changement de nom : lisant les kanjis de son prénom à la chinoise, Takezô devient Musashi – et il prend la route, bien décidé, non pas à se mettre à l’école des plus grands maîtres d’escrime du temps, mais à les affronter tous, où qu’ils se trouvent à travers le Japon, et à les vaincre.

 

Cependant, Musashi n’est pas le seul à prendre la route. La douce Otsû fait de même, qui doit bien admettre qu’elle est amoureuse de ce garçon autrefois si détestable, et qui le piste, alors même qu’il la fuit terrorisé. Osugi également, qui hait Musashi et Otsû de toutes ses forces, dans un délire paranoïaque de mère plus qu’envahissante, un tourbillon qui bat la campagne l’arme en main afin de réclamer justice pour le sort de son fils, se répandant partout en calomnies sur le compte de Musashi et de l’infidèle Otsû. Or Matahachi est toujours vivant, si dans un état lamentable, et navigue lui aussi au gré des événements à travers tout le pays, figure tragique de la déchéance, et en même temps bouffon plus qu’à son tour… Akemi aussi voyage beaucoup, et sa mère Okô – tout aussi infréquentable. Takuan également, à l’autre bout du spectre de la vertu, encore qu’à sa manière si… déconcertante : un kôan fait homme !

 

Puis il y a ceux que l’on croise en route : par exemple, l’enfant infernal Jôtarô, qui veut devenir samouraï. Mais aussi un rival de taille pour Musashi, un autre jeune sabreur, du nom de Sasaki Kojirô – porteur d’une épée démesurée, créateur de son propre style, et assurément arrogant, mais plus qu’assez compétent pour s’autoriser ces vantardises… Et, sur la route, il y a tout le Japon : paysans miséreux, bourgeois à la morale douteuse, prostituées par dizaines, rônins qui sont avant tout brigands, et quantité de samouraïs de premier ou surtout de second ordre, fils de sans l'aura de leurs ancêtres et membres d’autant d’écoles qui ne sauraient tolérer que ce Musashi humilie ainsi leurs enseignements et leurs personnes…

 

Au fil du récit, tous ces personnages occupent tour à tour le premier plan : Musashi a beau donner son nom au roman, on ne l’abandonne pas moins pendant des dizaines de pages, çà et là – il est un héros, mais Otsû aussi, et Osugi à sa manière, ou même Matahachi ou Sasaki Kojirô, ou les samouraïs défiés par Musashi…

 

La Pierre et le sabre est un roman-feuilleton – et un modèle dans son genre. Il bénéficie d’un souffle épique remarquable, et abonde en rebondissements, parfois très tordus, mais toujours savoureux, toujours palpitants, d’autant que l’auteur, assez pince-sans-rire parfois, joue avec ses personnages comme avec ses lecteurs : il y a une certaine complicité ludique dans le déroulement de cette trame très complexe, qui prend sans cesse le lecteur à partie, et c’est tellement bon de se faire ainsi balader…

 

De fait, et ç’a été pour moi une sacrée surprise, je ne m’y attendais pas spécialement au regard du très digne sujet du roman, et de son caractère épique qui plus est, La Pierre et le sabre est aussi un récit très drôle ! Il abonde en scènes comiques, dont certaines sont proprement hilarantes, dans des registres très divers – cela va des reparties spirituelles mais parfois sacrément incongrues, en apparence du moins, de Takuan, aux quiproquos quelque peu bouffons impliquant Matahachi et Sasaki Kojirô, en passant par le très amusant autant que délicieusement insupportable personnage d’Osugi, furie et belle-mère toute japonaise, jamais à court de reproches à l'encontre du monde entier, ou par le naturel irrévérencieux de la petite teigne Jôtarô, qui assène ses quatre vérités à des adultes ébahis de tant d’insolence. Et, bien sûr, il faut y ajouter tous ces samouraïs qui n’ont que l’honneur à la bouche, quand leur conduite est tout sauf honorable : leurs ridicules, et il y en a, sont impitoyablement raillés par Yoshikawa Eiji – parfois simplement en les confrontant à un Musashi naïf et qui ne comprend pas bien ce qui se passe autour de lui… Oui, c’est un roman palpitant, mais aussi très drôle !

 

Mais il a un autre atout dans son personnage principal, bien sûr – et qui, là encore, peut surprendre ? C’est que, dans cet itinéraire martial autant que spirituel qui fonde et justifie le roman, Musashi n’a pas toujours le beau rôle, loin de là. Ce n’est certainement pas un héros monolithique, par essence parfait : c’est bien au contraire un homme éveillé à son imperfection et qui souhaite y remédier – sa dévotion à la voie du sabre n’est pas seulement de l’ordre de la performance martiale, elle est en même temps essentiellement éthique. Cependant, en chemin, il ne se montre pas toujours très sympathique… et parfois, il a même quelque chose de foncièrement repoussant. Takezô, initialement, n’a à vrai dire rien d’un héros : c’est une petite brute, un adolescent porté à tyranniser ceux de son village, au seul argument de sa force supérieure – et il n’est pas très malin, à vrai dire, ainsi qu’en témoigne son idée absurde d’aller chercher de la gloire à Sekigahara, avec les conséquences que l’on sait. Si Osugi en fait trop quand il retourne à Miyamoto, et qu'elle s’en prend à lui pour de mauvaises raisons, pour des fantasmes totalement infondés, on comprend sans peine qu’il est d’autant plus aisé pour les villageois de le haïr qu’il a tout fait pour cela dans les années précédant le drame – Otsû, qui tombe pourtant amoureuse du jeune homme, parce qu’elle sent un changement en lui, et peut-être aussi parce que Takuan est là pour, à sa manière si étrange, faire en sorte que les deux jeunes gens s’améliorent, Otsû donc ne fait pas mystère qu’elle détestait initialement Takezô, pour avoir fait plus qu’à son tour, petite fille, les frais de sa brutalité. Certes, Takezô devenu Musashi a changé : son châtiment lui a été bénéfique, et il entend dès lors se montrer vertueux – il devient, progressivement, un héros. Mais c’est bien cette idée de devenir qui compte : Musashi est imparfait, et entend se perfectionner – ce qui va bien au-delà du seul art du sabre. En matière d’escrime, il apprend assez vite de ses erreurs – mais il y a toutes celles d’un autre ordre, et elles sont nombreuses, que ce personnage… un peu psychopathe, parfois, car cela va au-delà de la naïveté à ce stade, a du mal à seulement entrevoir. Lors d’une scène incroyablement épique vers la fin du volume, durant laquelle Musashi se bat seul contre des dizaines de samouraïs furieux, nous le voyons tuer (parmi tant d'autres, et délibérément) un enfant incapable de se battre véritablement, et ne pas être en mesure de comprendre que ce qu’il a fait était « mal » ! De même quand il « réalise » qu’Otsû ne le laisse pas indifférent, après tout… À vrai dire, toujours quelque peu arrogant, même s’il est sur la bonne voie, Musashi n’est pas totalement étranger aux ridicules de ses adversaires obsédés par l’honneur de leur école. Enfin, Musashi, si brave quand il se confronte à des sabreurs… est d’une incroyable lâcheté et puérilité quand il s’agit pour lui de faire face aux plus redoutables des adversaires : les femmes ! Otsû comme Osugi ou Akemi… Et cela participe de la dimension comique du roman, d’ailleurs !

 

Mais La Pierre et le sabre est bien un roman épique, et d’aventure – de cape et d’épée, dirait-on par chez nous ; de kimono et de sabre, quoi. Et dans ce registre également, bien sûr, Yoshikawa Eiji fait des merveilles. Son art consommé de la narration passe aussi par la mise en scène de faits d’armes stupéfiants, racontés avec un brio impressionnant. Moi qui, souvent, peine un peu devant les scènes de combat interminables (j’aime bien Robert E. Howard, mais il m’a infligé quelques suées dans ce domaine), j’ai toujours été emballé, ici, par les nombreux affrontements auxquels prend part Musashi tout au long de ces 850 pages environ – et il y en a, même s'il n'y a pas que de ça non plus, loin de là : en fait, les batailles peuvent être séparées par des dizaines voire des centaines de pages pas moins stimulantes et palpitantes, avec des dialogues virtuoses et des situations savoureuses. Mais, quand il y en a... C’est puissant, époustouflant, cela devrait parfois être grotesque, comme la bataille ahurissante mentionnée précédemment, qui aurait été à sa place dans un Baby Cart, et pourtant c’est toujours juste ; en même temps, l’humour comme la figure du rônin pouilleux mais habile, chez Musashi comme chez certains de ses ennemis, anticipe peut-être plutôt Yôjimbô, tandis qu’en fait de Baby Cart la dimension spirituelle du récit, même sur un ton moins cruel, évoque peut-être davantage les plus belles réussites de Lone Wolf and Cub. Quoi qu’il en soit, c’est parfait dans son genre.

 

Un dernier mot, enfin, sur la dimension spirituelle de cette épopée : elle est remarquablement adéquate. Ce contenu est toujours là, sous-jacent, mais jamais démonstratif, et en tout cas jamais sentencieux : l’itinéraire spirituel de Musashi est palpable, mais avec une certaine subtilité, et Yoshikawa Eiji ne donne pas dans la pseudo-sagesse si fréquente dans ce registre, et qui rend, pour en rester au Japon mais cela va bien au-delà, certains mangas comme certains films de sabre ou de yakuzas pénibles à force de mystique à dix yens, a fortiori quand elle est associée à des postures badass sous la pluie, etc. On devine pourtant, derrière chaque bataille, le Traité des Cinq Roues en train de s’inscrire, dans l’étude, l’expérimentation et la méditation, mais jamais cela ne se montre lourdement démonstratif et pédant.

 

C’est toujours essentiellement naturel – ou faussement naturel, sans doute. Ce qui caractérise aussi le style de ce roman, très fluide, un régal de simplicité apparente, qui ressort bien dans le texte français : la traduction de Léo Dilé me paraît très bonne à cet égard, si elle a peut-être un peu vieilli à l’occasion dans la manière d’exprimer certaines références à la culture japonaise, moins connue en France à l'époque, peut-être.

 

Oui, La Pierre et le sabre est un modèle de roman-feuilleton – un chef-d’œuvre dans ce registre, et probablement le roman qui m’a le plus enthousiasmé durant toute cette année 2018. À la hauteur de sa réputation, chaudement recommandé.

 

Et à un de ces jours pour la suite et fin, La Parfaite Lumière

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L'Île errante, vol. 1 et 2, de Kenji Tsuruta

Publié le par Nébal

L'Île errante, vol. 1 et 2, de Kenji Tsuruta
L'Île errante, vol. 1 et 2, de Kenji Tsuruta

TSURUTA Kenji, L’Île errante, vol. 1, [Bouken erekite tou 冒険エレキテ島], traduction [du japonais par] Géraldine Oudin, [s.l.], Ki-oon, coll. Latitudes, [2011] 2017, 192 p.

L'Île errante, vol. 1 et 2, de Kenji Tsuruta

TSURUTA Kenji, L’Île errante, vol. 2, [Bouken erekite tou 冒険エレキテ島], traduction [du japonais par] Géraldine Oudin, [s.l.], Ki-oon, coll. Latitudes, [2017] 2018, 192 p.

J’ai découvert le travail du mangaka Tsuruta Kenji cette année, avec sa splendide adaptation de la nouvelle de Kajio Shinji Souvenirs d’Emanon – clairement MA lecture BD de cette année 2018, le coup de cœur puisqu'il en faut bien de temps en temps quand on tient un blog. L’expérience a été prolongée plus récemment avec Errances d’Emanon, un « tome 2 » dont je n’espérais pas la publication de si tôt, et qui, s’il m’a moins bouleversé que son prédécesseur, effet de la découverte sans doute, m’a néanmoins enchanté. J’avais très envie, dès lors, de lire d’autres œuvres de cet auteur notoirement peu prolifique et qui aime à prendre son temps – mon dévolu s’est porté sur L’Île errante, le premier titre de Tsuruta à avoir été publié dans la très belle collection « Latitudes » des éditions Ki-oon, dont le grand format, ici comme avec Emanon, sert au mieux son trait à la fois précis et délicat (sauf erreur, en dehors de ces publications chez Ki-oon, seuls deux autres titres de l’auteur ont été publiés en France, et il y a quelque temps déjà, chez Casterman).

 

C’est une BD assez étrange dans sa conception. Six années, au Japon, ont séparé le premier tome du deuxième – et si ce dernier se conclut sur un « À suivre... » prometteur, nul tome 3 n’y est paru à ce jour. À vrai dire, il n’est pas certain que cette BD ait été conçue d’emblée par l’auteur comme une série – le tome 1 pourrait sans doute être envisagé comme un one-shot ; sa fin ouverte ne résout comme de juste rien, mais, au plan symbolique, même en frustrant quelque peu le lecteur, elle se tenait toute seule. Et le tome 2, s’il reprend les affaires dans la suite immédiate de ces dernières planches par ailleurs très fortes, adopte un mode narratif assez différent, ou, peut-être plus exactement, reprend celui du tome 1 mais en le poussant vraiment à l’extrême : c’est une narration très relâchée, peu ou prou dénuée de texte à ce stade, une narration donc presque purement graphique, certes pas dénuée de scénario pour autant (même si on a pu lire cette critique çà et là). Dans son interview dans Atom, que j’avais lue très peu de temps avant de faire l’acquisition de Souvenirs d’Emanon, l’auteur confessait volontiers qu’il était attiré par cette idée d’une narration purement graphique – et l’évolution formelle du récit entre ces deux tomes à ce jour de L’Île errante en témoigne assurément. Et avec brio.

 

L’Île errante met en scène une héroïne à peu près aussi craquante et adorable qu’Emanon – ce qui va bien au-delà de sa plastique, même si cette jeune fille très « au naturel » passe les trois quarts de son temps en maillot de bain (sans jamais que cela ne donne une impression de racolage en ce qui me concerne) : Mikura Amelia est aventureuse, volontaire, délicieusement têtue, drôle aussi… Un très beau personnage de forte tête, qui a quelque chose d’irrésistiblement vivant, ce qui la place bel et bien dans la filiation d’Emanon (Souvenirs d’Emanon est antérieure de trois ans à L’Île errante).

 

Il faut dire que Mikura mène une vie très particulière, et qui a quelque chose de fascinant, même si elle-même l’envisage peut-être différemment, car c’est après tout son quotidien : elle est pilote d’hydravion, et fait la liaison (postale notamment) entre la préfecture de Tôkyô et des archipels éloignés dans le Pacifique – au moins jusqu'aux îles d’Ogasawara (à 900 km au sud de Honshû environ). Elle a été élevée dans ce contexte peu banal, et en a fait sa vie, dans la continuité de son grand-père adoré.

 

Las, celui-ci décède… et Mikura effondrée, héritant de son logis et de ses papiers, découvre que son grand-père, et quelques-uns de ses proches (dont un professeur de Mikura quand elle était au collège, et dont elle était éperdument amoureuse…), que son grand-père donc était obsédé par « Electriciteit », une île du Pacifique ne figurant sur aucune carte… Et pour cause ! Une petite enquête révèle à Mikura que cette île fait l’objet de nombreuses rumeurs, même si par essence de seconde main – et ce serait… une île errante, se promenant dans le Pacifique ? Selon un cycle peut-être ? Les rumeurs prétendent qu’elle apparaît aussi soudainement qu’elle disparaît…

 

Mikura prend très vite cette histoire au sérieux – son amour pour son grand-père l’y incite. Or elle trouve dans les papiers de ce dernier un mystérieux colis, destiné à une certaine « Mme Amelia », avec pour seule adresse « Electriciteit, océan Pacifique » ; ce qui est un peu vague, certes… mais constitue un bon prétexte pour traquer l’île errante, dans les pas du grand-père ! Au point où cette quête virera à l’obsession…

 

À parcourir ce pitch, ça ne vous aura pas échappé : héroïne obstinée, avions et même hydravions, quête d’un lieu mythique intemporel et mouvant… On pense très fort à Miyazaki Hayao, notamment à Porco Rosso ou Le Château dans le ciel, mais aussi éventuellement d’autres titres, et, si ça n’est peut-être pas la référence la plus évidente ici, je serais tenté de mettre en avant Le Vent se lève – pour les avions comme pour l’obstination obsessionnelle…

 

De fait, l’originalité n’est probablement pas le point fort de L’Île errante – et ça n’est d’aucune importance, car cette BD a bien d’autres choses à offrir, qui compensent sans peine ce petit bémol global.

 

Et d’abord un dessin absolument parfait. L’Île errante régale les yeux au moins autant que Souvenirs d’Emanon et Errances d’Emanon – peut-être plus encore, en fait, car l’histoire s’y prête davantage, en matière de décors notamment : cet hydravion dans le vide du ciel comme de l’océan, les petits villages de pêcheurs sur les îles reculées du Pacifique, l’étonnante et mythique Electriciteit bien sûr, avec son quelque chose d’étrangement européen si loin de l’Europe… Et les personnages qui parcourent ces décors ? Il y en a somme toute peu derrière Mikura et son chat Endeavour le bien nommé – qu’importe, notre héroïne y suffit, qui est décidément parfaite, et dotée d’une forte personnalité qui ressort dans son dessin.

 

C’est que le dessin est ici plus que jamais une composante essentielle de la narration, et, à cet égard, Tsuruta fait vraiment des merveilles – ses grandes cases (incluant nombre de planches entières voire de doubles pages), très souvent silencieuses, obéissent à un découpage très sage, mais l’auteur fait preuve d’un impressionnant sens de la transition, proprement cinématographique : la narration, avec lui, peut effectivement se passer de texte, dès l’instant que le lecteur joue le jeu – en prenant le temps de s’arrêter sur chaque page, pour faire honneur au travail de l’artiste. C’est que ce découpage, comme au cinéma, et d’une manière qui n’est pas toujours si marquée en BD ai-je l’impression, induit véritablement un certain rythme – assez posé, éventuellement contemplatif dit-on, comme une balade attentive en compagnie de Mikura, que ce soit dans les cieux, dans l’océan, ou dans les ruelles escarpées d’Electriciteit. Vraiment un travail extraordinaire de la part de Tsuruta Kenji…

 

Cette approche a sans doute sa contrepartie : si le tome 1 se tient très bien tout seul, et est peu ou prou irréprochable, le deuxième, à mettre tellement l’accent sur cette narration graphique selon un rythme très posé, peut avoir quelque chose de frustrant pour le lecteur, indéniablement : arrivé à la dernière page, on peut très légitimement avoir le sentiment qu’il ne s’est pas passé grand-chose – et le « À suivre... » en bas de la dernière page peut avoir quelque chose d’un peu cruellement ironique… a fortiori s’il s’agit d’attendre encore six ans pour prolonger ne serait-ce qu'un chouia la balade de Mikura dans les rues d’Electriciteit.

 

En l’état, la balade est belle. Le premier volume est vraiment excellent – si je le place un peu en dessous de Souvenirs d’Emanon, c’est parce que cette dernière BD m’a vraiment fait l’effet d’un chef-d’œuvre. La réussite du tome 2 est davantage à débattre : si le dessin est toujours aussi exceptionnel, et ce choix narratif intéressant, on peut cependant se montrer réservé quant à la progression de l’histoire – si histoire il y a véritablement. Mais je n’en regrette certainement pas la lecture !

 

J’ai hâte de lire d’autres choses de Tsuruta Kenji – cet auteur, oui, est vraiment ma découverte BD de cette année. Mais je n’ai aucune idée du temps qu’il nous faudra attendre pour un troisième Emanon, ou pour un troisième tome de L’Île errante. Peut-être faudra-t-il que je me retourne sur ses œuvres plus anciennes ? On verra...

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