Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Articles avec #japon tag

Les Montagnes Hallucinées, t. 1, de Gou Tanabe

Publié le par Nébal

Les Montagnes Hallucinées, t. 1, de Gou Tanabe

TANABE Gou, Les Chefs-d’œuvre de Lovecraft : Les Montagnes Hallucinées, t. 1, [Kyôki no Sanmyaku Nite Lovecraft Kessakushû 狂気の山脈にてラヴクラフト傑作集 vol. 1&2], [d’après une nouvelle de Howard Phillips Lovecraft], traduction [du japonais par] Sylvain Chollet, [s.l.], Ki-oon, [2016-2017] 2018, 288 p.

J’aime mes amis ! Et, ces deux dernières semaines, une bonne dizaine d’entre eux au moins m’ont contacté d’une manière ou d’une autre en me disant, en gros : « Es-tu au courant ? Est-ce que tu as lu ça ? Il faut lire ça ? », etc. Eh bien, oui, du coup ! Uh uh. Faut dire, Lovecraft + manga dans l'actualité, je ne pouvais sans doute pas me permettre de passer à côté…

 

Et ce même si ma première expérience avec Tanabe Gou adaptant Lovecraft, toute récente, soit The Outsider (la nouvelle-titre de ce recueil), ne m’avait pas vraiment emballé... En même temps, le très beau dessin de la dernière histoire du recueil, « Ju-ga », m’avait beaucoup plu et donné envie de redonner une chance à l'auteur – et notamment en matière de lovecrafterie ; car je savais alors, grâce à l’excellente revue Atom, qui lui avait consacré une belle interview, qu’il avait, depuis The Outsider, réalisé bien d’autres adaptations de Lovecraft, et qu’une traduction française était prévue.

 

Ce sont donc les éditions Ki-oon (que je n’avais jamais pratiquées il y a quelques mois à peine, mais depuis la sublime Emanon est passée par là) qui se sont lancées dans l’entreprise, et en commençant par Les Montagnes Hallucinées, donc – ce premier volume venant tout juste de sortir (combinant deux volumes japonais). Le « roman » de Lovecraft devrait être conclu dans un deuxième tome français, mais l’intitulé général de la « série », Les Chefs-d’œuvre de Lovecraft, laisse entendre que nous aurons droit également au reste – des histoires courtes en fait antérieures (pour la plupart du moins) à cette adaptation d’At the Mountains of Madness : des choses comme « Le Temple » (adapté dès 2009), ou « Le Molosse », ou « Dagon », et aussi des plus « grands textes », sauf erreur, comme « Celui qui chuchotait dans les ténèbres » ou « La Couleur tombée du ciel » ? Nous verrons bien. D’ores et déjà, nous pouvons cependant féliciter l’éditeur pour avoir conféré à cette publication un écrin digne de ses ambitions, avec son format intermédiaire séduisant et cette couverture en simili-cuir souple du plus bel effet.

 

Bon, je ne vais pas vous faire l’affront de présenter plus avant l’histoire des Montagnes Hallucinées, hein, c’est un des plus fameux textes de Lovecraft, et j’ai eu bien des occasions d’en toucher quelques mots depuis que ce blog existe…

 

Ce qu’il me faut relever, je suppose, c’est combien ce récit, plutôt long pour l'auteur, est particulièrement intéressant, dans l’ensemble du corpus lovecraftien, pour sa dimension visuelle – qui n’en rend cependant pas l’adaptation plus évidente, loin de là. À vrai dire, des « grands textes » de Lovecraft, et pour s’en tenir à la bande dessinée, ce n’est pas exactement celui qui a donné lieu aux plus nombreuses transpositions – sauf erreur, Breccia comme Lalia l’ont laissé de côté (mais je me plante peut-être, j’avais lu ça il y a très longtemps – je vous recommande quand même, et une fois de plus, le splendide travail de Breccia), même si l’on compte l’étrange adaptation par I.N.J. Culbard, dont la proposition graphique pour le moins étonnante m’a tenu à l’écart (peut-être à tort). En même temps, le texte a pesé de toute son ambiance sur des transpositions moins avouées même si guère hermétiques pour autant – comme, à l’évidence, au cinéma, The Thing de John Carpenter (et Tanabe Gou ne fait pas mystère de ce que cet excellent film l’a inspiré pour sa BD) ; et l’on ne manquera pas, bien sûr, d’évoquer le projet avorté de Guillermo del Toro – dont l’ambition même, en même temps que les freins qui y ont été opposés, sont autant de témoignages de la place très particulière occupée par Les Montagnes Hallucinées dans le « Mythe de Cthulhu » et bien au-delà.

 

Mais cette dimension visuelle aussi enthousiasmante que redoutable englobe plusieurs caractéristiques différentes. Les Montagnes Hallucinées, tout particulièrement, est un texte essentiel dans toute analyse de « l’indicible » lovecraftien – celui qui, d’une certaine manière, prend le contrepied de « La Couleur tombée du ciel », mettons (texte autrement plus convaincant que… « L’Indicible »), en montrant les… eh bien, les monstres, sans cesse, et avec un luxe de précisions inouï (pensez à l’immortelle scène de dissection) ; pour autant, cette méticulosité même ne rend pas la figuration plus facile – et c’est même tout le contraire ! Pour résumer à la hussarde le procédé, Lovecraft dit qu’une chose est indicible, puis la dit quand même, mais de telle sorte qu’elle est encore plus indicible et fondamentalement incompréhensible pour le lecteur. Le péril de l’adaptation est donc là : il faut, à la fois, ne pas trop montrer, afin de susciter une ambiance, et montrer quand même, mais sans que jamais le lecteur ne puisse véritablement comprendre et intégrer ce qu’on lui montre.

 

Et, pour le coup, Tanabe Gou s’en tire remarquablement bien à cet égard : les Choses Très Anciennes ont chez lui une manière intrigante de se fondre dans le décor, et pourtant d’être inéluctablement présentes. Chapeau, parce que l’exercice n’a rien d’évident – et maint dessinateur moins doué, confronté aux improbables créatures de Lovecraft, aurait été contraint à une figuration grotesque et potentiellement ridicule, les exemples ne manquent pas ; mais non, chez Tanabe, elles ont exactement la forme et la présence, donc, qui doivent être les leurs. Et donc l'angoisse, voire la terreur, qui leur sont associées.

 

Mais il faut bien sûr mentionner l’autre trait visuel essentiel des Montagnes Hallucinées, qui est le cadre antarctique du récit – littéralement l'environnement le plus hostile que l’on puisse concevoir. Là encore, Tanabe Gou subvertit intelligemment les représentations que nous pouvons nous en faire, en teintant la démesure de ce contexte d’une certaine ambiguïté particulièrement troublante : il se montre notamment habile quand il introduit dans l’illustration les aperçus des montagnes titanesques qui donnent son titre au texte, mais aussi en laissant d’emblée entendre que l’artifice y sa part – ce qui est tout naturellement perçu comme autant de « mirages » dans un premier temps (on y revient régulièrement) s’avère petit à petit bien autrement concret, et les scientifiques tels que Dyer et Lake devinent bientôt, mais sans oser se l’avouer, ce que le lecteur sait quant à lui très bien : ces formes étrangement géométriques ne doivent rien à la nature… et pourtant rien à l’homme non plus. Tanabe Gou livre de belles planches panoramiques qui sont autant de troublants aperçus des montagnes et de la cité, et qui saisissent le lecteur comme un coup de froid et de fièvre, où le malaise perce, qui noue les tripes, et pourtant s'accompagne d'une fascination de tous les instants.

 

C'est que cela va au-delà. J’ai déjà eu l’occasion de dire combien le milieu polaire, arctique comme antarctique, me passionnait, aussi bien envisagé de manière réaliste (je vous renvoie par exemple à L’Odyssée de l’ « Endurance » de Sir Ernest Shackleton, ou aux Derniers Rois de Thulé de Jean Malaurie) que de manière plus romanesque, horrifique (Terreur de Dan Simmons – l’adaptation en série est pas mal du tout, au passage) ou pas (Court Serpent de Bernard du Boucheron) – il n’y a rien d’étonnant, dès lors, à ce que je prise au plus haut degré Les Montagnes Hallucinées comme The Thing de Carpenter. Et l’idée, littéralement, de ces derniers « blancs » sur la carte qui resteront de toute façon blancs m’excite au plus haut point – comme elle excitait beaucoup de monde du temps encore de Lovecraft, avec par exemple les expéditions de l’amiral Byrd, qui l’ont beaucoup inspiré. Bien sûr, Lovecraft, ici, avait des devanciers – Poe avec Arthur Gordon Pym, qui lui a fourni un prétexte référentiel, ou même Jules Verne, avec la « suite » qu’il en avait écrite, Le Sphinx des glaces ; mais il a su rendre l’Antarctique plus palpable, effrayant et magnifique en même temps, en l’envisageant au prisme de la science. Et ça, c’est une chose qu’a très bien intégrée Tanabe Gou, aussi bien dans le dessin que dans le scénario : dans cette adaptation, la science est toujours là, à chaque page, et elle est un outil singulier mais d’autant plus pertinent pour susciter cet effroi mêlé d’émerveillement, cette terreur au sens fort, si caractéristique du « roman » de Lovecraft – disons sa version très personnelle et subtilement pervertie du « sense of wonder » classique de la science-fiction.

 

Tous les développements de ces derniers paragraphes convergent vers un même constat : l’extrême fidélité de Tanabe Gou au texte de Lovecraft. Il ne s’autorise qu’assez peu de libertés, ai-je l’impression – et, quand il y en a, elles sont suffisamment subtiles pour se mouler dans la conformité générale au texte source. On peut relever, par exemple, ce prologue très bienvenu, qui fait débuter l’histoire à la découverte, par l’expédition de secours menée par Dyer, du camp de Lake déserté et visiblement le théâtre d’atrocités ; d’aucuns trouveront peut-être que Tanabe en dit (et montre) trop de la sorte, mais je crois le procédé pertinent – et très lovecraftien, en fait : c’est une variation sur « l’attaque en force » typique de l’auteur, même si, pour le coup, il n’en fait pas précisément usage dans Les Montagnes Hallucinées ; et c’est de toute façon une manière efficace d’accrocher le lecteur, en lui laissant entrevoir d’emblée l’horreur absolue du récit, ce qui autorise ensuite l’auteur à raconter ce qui s’est passé avant cet événement traumatique, et ce en prenant son temps – ce qui est là encore tout à fait bienvenu. Au-delà de cette scène en tant que telle un peu à part, la BD fait le choix d’une narration plus impersonnelle que le « roman », qui, comme assez souvent chez Lovecraft, est un témoignage a posteriori à la première personne – mais la narration BD en bénéficie probablement (les dialogues, notamment).

 

Cette extrême fidélité convaincra plus ou moins, fonction des attentes des lecteurs. Il s’en trouvera peut-être pour juger que Tanabe Gou s’est montré un peu trop timide… Mais je ne crois pas, pour autant, qu’on puisse parler d’une adaptation « fainéante » : l’auteur s’est vraiment appliqué et impliqué, il a bien étudié le texte, il l’a compris, et a compris les sensations qu’il lui fallait produire de même que les procédés, graphiques comme narratifs, qui le lui permettraient. De fait, l’adaptation ne se montre pas ici aussi aventureuse que dans The Outsider, qui s’autorisait quelques prises de risque bienvenues – mais le résultat global est autrement convaincant dans Les Montagnes Hallucinées.

 

Au-delà de cette question de la fidélité, je suppose que la BD n’est pas exempte, çà et là, de menus défauts que l’on grossira plus ou moins, là encore, fonction des attentes de chacun. Si le dessin est globalement magnifique, vraiment, il a aussi parfois un côté un peu « statique », voire « monolithique », qui ne rend pas toujours très lisibles les scènes où les choses « bougent » ; mais, certes, il n’en est pas 36 000 chez Lovecraft en général et dans ce récit en particulier, aussi est-ce de peu d’importance. Je suis autrement plus sceptique en ce qui concerne les yeux sempiternellement fous du Pr Lake, qui contribuent, malgré sa compétence scientifique, à en faire un personnage un peu (trop) grotesque (le poète Danforth s’en tire mieux, car plus subtilement – dans ce premier volume du moins, ça aura éventuellement l’occasion de changer dans le second…). Maintenant, on avouera que Lovecraft lui-même ne brillait certainement pas par la caractérisation de ses personnages : je rejoins toujours Houellebecq, parmi d’autres, considérant que le personnage lovecraftien n’a au fond pas d’autre fonction que de ressentir et, éventuellement, de témoigner. Ça n’est donc pas si gênant.

 

Et, oui, globalement, j’ai beaucoup aimé ce premier volume des Montagnes Hallucinées – il m’a incomparablement plus séduit que The Outsider, et c’est peu dire. Une très bonne adaptation de Lovecraft – un exercice que l’on sait ô combien périlleux. Et si cette BD n’a en rien les ambitions démiurgiques d’une œuvre plus « libre » comme l’excellente Providence d’Alan Moore, elle fait plus que remplir très bien son office. J’ai donc hâte de lire la suite – celle des Montagnes Hallucinées, mais aussi les autres adaptations lovecraftiennes de Tanabe Gou, pour le coup.

Voir les commentaires

Ayako – intégrale, d'Osamu Tezuka

Publié le par Nébal

Ayako – intégrale, d'Osamu Tezuka

TEZUKA Osamu, Ayako – intégrale, [Ayako 奇子], traduction [du japonais par] Jacques Lalloz, traduction complémentaire [du japonais par] Patrick Honnoré, préface de Patrick Honnoré, Paris, Delcourt – Tonkam, coll. Tezuka, [1972] 2018, 721 p.

Il y a environ un mois de cela, je vous avais fait part de ma relecture, dans une toute nouvelle et très luxueuse réédition, de L’Histoire des 3 Adolf, de Tezuka Osamu – en même temps était ressortie, dans les mêmes conditions… eh bien, la seule autre BD du « Dieu du manga » que j’avais déjà lue : Ayako. Et cette BD, à l’époque, m’avait particulièrement touché – voire traumatisé. Il me fallait la relire, et, oui, le terrible impact de cette histoire parfaitement abominable et d’une noirceur oppressante demeure. En fait, et même en mettant L’Histoire des 3 Adolf dans la balance, je crois bien qu’Ayako est la bande dessinée la plus éprouvante que j’ai jamais lue, foin des origines géographiques ou des genres… D’une dizaine d’années antérieure à L’Histoire des 3 Adolf, Ayako incarne au mieux, au plus franc, cette bascule dans la pléthorique œuvre de Tezuka vers des récits plus adultes, et surtout très sombres – nul héros positif dans ce genre d’histoires…

 

Cela dit, les liens ne manquent pas entre ces deux séries au-delà – et, notamment, Ayako comme L’Histoire des 3 Adolf un peu plus tard joue de la carte du thriller (et, dans le cas présent, du policier) pour faire (plus ou moins) passer la pilule d’une chronique politique et sociale empreinte de considérations philosophiques extrêmement pessimistes. Et, comme L’Histoire des 3 Adolf, Ayako tient en même temps de la fresque historique, avec une histoire se développant sur près de trois décennies, et empruntant à des événements réels.

 

Un peu de contexte, du coup – indispensable pour apprécier l’intrigue. Tout commence en 1945, année fatidique pour le Japon : la Défaite face aux troupes américaines a anéanti le pouvoir nationaliste et militariste ; le Japon est occupé, et, si le SCAP a décidé d’épargner l’empereur, celui-ci est contraint de faire l’aveu qu’il n’est pas un dieu – et la sécularisation du Japon est un objectif prioritaire de MacArthur : le SCAP voit sans doute à bon droit dans le « shintô d’État » une cause essentielle de l'impérialisme japonais, et donc de la guerre. Mais la politique très volontariste des États-Unis va bien au-delà : dans l’idée de « démocratiser » le Japon, et à marche forcée, les autorités d’occupation imposent des réformes de grande ampleur, qui bouleversent encore un peu plus le modèle japonais – ainsi, notamment, une colossale réforme agraire, probablement la plus radicale jamais effectuée dans un contexte non communiste. Mais voilà, justement : le communisme doit être intégré dans l’équation… Quand MacArthur arrive au Japon, la libéralisation du pays et la promotion des droits de l’homme impliquent entre autres la libération des opposants politiques réprimés par le régime nationaliste et militariste japonais – parmi eux, les communistes (au sens large) sont les plus nombreux, qui rencontrent alors un écho non négligeable… et, la Guerre Froide s’annonçant, très vite, les autorités américaines redoutent d’avoir ouvert la boîte de Pandore (ou d’Urashima Tarô, puisque nous sommes au Japon, mais ce n’est pas tout à fait la même chose) ; à l’égard des communistes, à la veille de la guerre de Corée (déterminante pour le redressement de l’économie japonaise), la politique américaine opère un retournement radical : elle promeut les « purges rouges » en même temps qu’elle « pardonne » à bien des criminels de guerre d’extrême droite, souvent liés aux yakuzas, et auxquels elle « rend » les rênes du pouvoir, comme s’il ne s’était rien passé…

 

Or les occasions ne manquent pas, pour les militants des deux bords, de s’affronter – dans Ayako, Tezuka met l’accent sur les plans de licenciement massif dans les chemins de fer japonais (qui étaient parmi les plus développés au monde, pour partie en raison de magouilles politiques) ; c’est que, dans ce contexte, l'auteur peut faire référence, en maquillant à peine les noms, à une bien sombre affaire (et quelques autres, en fait...) : la mort très, très suspecte de Shimoyama Sadanori, premier président des Chemins de Fer Nationaux Japonais – aujourd’hui encore, les circonstances de la mort du haut fonctionnaire n’ont pas été éclaircies : meurtre (éventuellement politique, impliquant éventuellement les Américains) ou suicide ? Bien sûr, la première hypothèse est la plus stimulante pour Tezuka, et lui fournira un prétexte utile – même si, comme dans L’Histoire des 3 Adolf, c’est assez clairement un MacGuffin.

 

Car, si ce contexte est essentiel, le cœur de l’histoire, au sens du moins le plus primaire, est ailleurs, dans l’évocation sur trois décennies d’une ancienne famille traditionnelle japonaise, les Tengé, qui « règnent » depuis cinq siècles sur « leurs terres » au nord du Japon, autour de la ville de Yodayama. Comme tels, ces descendants de seigneurs locaux subissent de plein fouet l’impact de la réforme agraire, et n’ont pas de mots assez durs et haineux pour ces « communistes » qui l’ont promue, au travers des Américains (eh !), et les ont ainsi dépossédés. C’est que les Tengé incarnent le Japon ancien, encore largement féodal, même si Meiji est passé par là : ils sont des figures du passé, qui sont d’une certaine manière génétiquement incapables d’intégrer combien le monde a changé – et changera qu’ils le veuillent ou non, sans eux s’il le faut. Comme souvent, les Tengé déguisent la défense de leurs intérêts économiques et politiques sous l’étendard du respect des « traditions », jugées bonnes en tant que telles (un discours qui m’a toujours dépassé)… mais la réalité de la famille Tengé est nettement moins bravache, et beaucoup plus sombre – à vrai dire tout sauf « honorable », l’antithèse même de toute conception naïvement idéale de « l’honneur ».

 

Le premier membre de la famille Tengé que nous rencontrons se nomme Jiro – un prisonnier de guerre qui vient tout juste d’être relâché par les Américains et rentre à Yodayama après des années d’éloignement. Mais, là-bas, il subit de plein fouet la haine de son père, Sakuémon, le chef du clan : un vrai soldat japonais ne se serait jamais rendu à l’ennemi, Jiro est un lâche, et un traître ! Et, pour le coup… oui. Préoccupé par sa seule survie, Jiro s’est montré très serviable dans le camp de prisonniers, et a fait office d’indic et d’espion pour les Américains – sa « libération » ne met pas fin à son engagement auprès des services secrets de l'occupant, bien au contraire : elle a été favorisée afin de lui confier régulièrement des tâches qu’il ne peut pas refuser… et dont certaines puent sacrément. On est vaguement tenté, au tout début, de supposer que Jiro sera le « héros » de l’histoire – mais rien de la sorte (et peut-être son bandeau « de pirate », outil de caractérisation étonnant, doit-il être envisagé d’emblée comme un indice, mais j’y reviendrai…) : il n’occupera pas la première place dans ce récit, et, surtout, il multipliera les méfaits, au point où le lecteur à son tour le haïra profondément, peut-être plus encore que tout autre sur le moment…

 

Mais cela vaut en fait pour l’ensemble de la famille Tengé – ou, plus exactement, pour tous les hommes de cette famille (dans laquelle les femmes sont systématiquement des victimes, qui ne se rebellent pas le plus souvent – avec la vague exception de Naoko, qui flirte avec le communisme en flirtant avec un communiste). En effet, les mâles Tengé, dont Jiro, doivent se conformer au modèle déterminant du patriarche, l’odieux Sakuémon, une brute égoïste et autoritaire, qui justifie ses crimes par son statut nécessairement supérieur. L’élément déclencheur, et qui stupéfait Jiro quand il revient à Yodayama, est que Sakuémon a exigé de son fils aîné Ichiro, cupide et pas moins brutal que lui-même, mais aussi parfaitement veule, qu’il lui « livre » son épouse, la pauvre Sué, en échange de la garantie de la meilleure part de sa succession – et Sakuémon abuse sans cesse de Sué, qui lui a « donné » bien malgré elle une fille du nom d’Ayako, quatre ans quand l’histoire débute : ainsi, quand Jiro rentre à la maison, il se découvre stupéfait une petite sœur, et comprend bien vite que sa vieille mère n’en est pas la génitrice – tout le monde sait ce qui s’est passé, mais personne ne le dit… Parce que Sakuémon a tout pouvoir, et que l’inceste (au moins légal, à ce stade, mais plus tard il se passera de cette limitation) est un comportement jugé d’une certaine manière « normal » dans le contexte de la vieille famille Tengé.

 

(Et, ici, parenthèse : je n’en avais évidemment pas conscience lors de ma première lecture, il y a une quinzaine d’années de cela, mais, depuis, j’ai vu le film d’Ôshima Nagisa La Cérémonie, sorti en 1971, soit l’année précédant la publication en revue des premiers épisodes d’Ayako – et je n’ai pas manqué de relever les ressemblances entre les deux œuvres : une fresque s’étendant sur trois décennies, avec pour point de départ la Défaite de 1945, et constituant une métaphore de l'évolution politique et sociale du Japon sur cette période, le film mettant en scène les Sakurada, une famille traditionnelle aristocratique totalement anachronique, sous la coupe d’un patriarche odieux, brutal, autoritaire, qui est par la force des choses le « modèle » répugnant de tous les hommes qui lui sont liés par le sang ou par l’alliance ; les inclinations politiques de ce clan vont tout naturellement à l’extrême droite, même si on retrouve là aussi une vague histoire de flirt avec un communiste, mais, surtout, l’inceste est une véritable tradition au sein de la famille, jugée presque « normale », oui, et qui complique considérablement l’arbre généalogique des Sakurada… Ça fait vraiment beaucoup de points communs – même si je ne sais pas le moins du monde s’il faut y voir une influence, ou simplement l’air du temps et/ou la perpétuation de certains thèmes toujours utiles pour décrire ce genre de familles traditionnelles, et leur hypocrisie manifeste et révoltante.)

 

Tout cela va très mal tourner, inévitablement. Jiro, malgré qu’il en ait, est indirectement associé aux meurtres perpétrés par une sorte de « sous-agence » essentiellement criminelle qui gangrène les services secrets américains en mission au Japon – tout d’abord l'assassinat du fiancé communiste de Naoko, ensuite celui de Shimokawa, c’est-à-dire le Shimoyama Sadanori de Tezuka. Pas de chance : la servante simplette Oryo et la petite Ayako le surprennent à tenter de nettoyer une chemise tachée de sang au milieu de la nuit… Et c’est alors que Jiro, que nous avons déjà vu fourbe, lâche et mesquin, achève de nous faire la démonstration de ce qu’il n’a rien d’un héros, en se comportant en monstre : il menace de battre la pauvre Oryo pour s’assurer de son silence… mais comprend bien vite que la simple d’esprit le dénoncera de toute façon sans même s’en rendre compte : il « doit » la tuer…

 

(Deuxième parenthèse : quand j’avais lu pour la première fois Ayako, il y a donc une quinzaine d’années de cela, j’avais lu juste avant L’Art invisible, de Scott McCloud, qui m’avait vraiment passionné. J’avais été intéressé, notamment, par le discours sur l’identification aux personnages, variant selon le degré de schématisation ou au contraire de précision de leur illustration : en gros, on s’identifie à un smiley 😊 parce qu’il peut correspondre à tout le monde, et cela vaut de même pour les silhouettes figurant sur les panneaux indiquant les toilettes ou que sais-je – c'est leur raison d'être, d'une certaine manière. Et c’est pour la même raison qu’une BD telle que Peanuts de Charles M. Schulz est aussi efficace : Charlie Brown, tout particulièrement, a un visage presque aussi simple qu’un smiley, et on peut donc tous s’identifier à lui, même s'il a certes un sexe et quelques traits et autres procédés de caractérisation – son esquisse de cheveux, son T-shirt… –, qui en font en même temps un personnage ; l’étape suivante pourrait être Tintin, etc. Mais, à mesure que l'on s'éloigne du schématisme, plus un personnage est méticuleusement rendu, avec des traits plus réalistes, et moins il devient un véhicule d’identification – car son caractère de personnage l’emporte et le sépare du lecteur. Un auteur habile peut en jouer, nous dit Scott McCloud – et c’est exactement ce que fait Tezuka dans Ayako : les traits d’abord très simples de Jiro, même avec cet élément de caractérisation qu’est son bandeau sur l’œil droit, et qui contribue déjà à le différencier du lecteur – c’est en fait surtout en cela que c’est un indice de son caractère particulier –, ses traits tout d’abord simples, donc, permettent, voire incitent à, l’identification du lecteur ; mais, au moment précis où le personnage bascule, juste avant qu’il devienne proprement haïssable, Tezuka lui consacre une case silencieuse où son visage est incomparablement plus réaliste, avec quelque chose qui peut évoquer la gravure, voire un soupçon de photoréalisme ; le lecteur ne peut dès lors plus s'identifier au personnage, et il comprend intuitivement que quelque chose de terrible va se produire, quelque chose à laquelle il ne veut surtout pas avoir part... Cette case est une exception dans la BD, Jiro reprendra immédiatement ensuite des traits plus classiquement « tézukiens », mais ce procédé m’avait particulièrement saisi à l’époque, me renvoyant immédiatement à ce que disait Scott McCloud : l’impact émotionnel est énorme ! Par contre, mes souvenirs me joueraient-ils des tours ? Parce que je croyais me souvenir que cette case très particulière était en fait une double planche entière – mais, ici, c’est seulement une case « comme une autre », même si assez grande relativement, à la fin d’une page gauche « normale », et donc juste avant la révélation du crime de Jiro, quand on tournera la page, « comme dans Tintin » ; bizarre…)

 

Depuis quelque temps, déjà, Jiro comme la famille Tengé dans son ensemble sont pris dans un diabolique engrenage qui ne laisse aucune échappatoire – et, plus on progresse dans l’intrigue, plus cette mécanique amène les personnages à enchaîner les horreurs. Mais la BD connaît bientôt une nouvelle bascule, après le meurtre d’Oryo et le départ de Jiro (que nous retrouverons, bien différent, bien plus tard). Ichiro, l’aîné des Tengé, s’est de tout temps soumis à Sakuémon pour garantir sa succession – nous l’avons vu, il est allé jusqu’à « vendre » sa propre épouse à son père ! Le départ de Jiro l’arrange, mais Ichiro redoute que Sakuémon change d’avis quant à son héritage, en favorisant Ayako qu’il adore, ou peut-être même Sué, qui se livre toujours à lui, n’ayant guère la possibilité de refuser… En fait, Ichiro s’avère un personnage mentalement instable – et, si Ayako est le fruit de ses propres crimes, il la hait en fait plus encore pour cette raison… Quand il s’avère qu’Ayako pourrait nuire « aux Tengé » en racontant ce qu’elle a vu, il saisit l’occasion : « l’honneur des Tengé » implique de la faire taire – ils la feront passer pour morte, et l’enfermeront dans une remise, où elle sera à jamais coupée du reste du monde…

 

Et c’est alors, d’une certaine manière, que commence vraiment l’histoire d’Ayako… et qu’il me faut me taire, pour n’en rien révéler – simplement, comme je l’ai déjà dit, cette histoire se finira bien des années plus tard… et impliquera bien des crimes.

 

Il me faut cependant insister sur un point : Ayako n’est pas seulement une BD très, très noire, c’est aussi une BD très, très rude – au point du malaise. Le mot n’est pas trop fort. J’avais déjà dit quelque chose du genre concernant L’Histoire des 3 Adolf, mais Ayako, ai-je l’impression, c’est encore autre chose – encore au-delà. La lecture de ce manga noue l’estomac, régulièrement – au point d’ailleurs où j’ai préféré en étaler un peu la lecture, et je ne crois pourtant pas être le plus impressionnable des lecteurs. Il y a d’ailleurs quelque chose, dans Ayako, qui m’a ramené d’une certaine manière au marquis de Sade – à ce même genre de cruelle noirceur, le rire sardonique en moins ; et, si la BD n’a absolument rien de pornographique, elle s’adresse quand même clairement à un lectorat adulte, il n’y a pas la moindre ambiguïté à cet égard (ou peut-être que si… et c’est bien pour cela que je ressens le besoin de le préciser, car le trait « rond » caractéristique de Tezuka ne doit surtout pas tromper), et la sexualité vaguement ou moins vaguement déviante et perverse sous-tend régulièrement l’intrigue. Je suppose d’ailleurs, au vu d’un commentaire sur ma vidéo portant sur L’Histoire des 3 Adolf, qu’il me faut probablement souligner que, dans Ayako plus encore que dans cette série plus tardive, on ne compte pas les séquences très éprouvantes de violences infligées à des femmes… Je ne crois pas pour autant, mais peut-être naïvement, qu’il faille y voir une forme de complaisance – mais, si tous les hommes ou peu s’en faut dans cette histoire sont des monstres parfaitement répugnants, les femmes quant à elle sont systématiquement des victimes ; la fin de la BD permettrait peut-être un commentaire complémentaire, mais je préfère ne rien en dire ici, au cas où…

 

(Une troisième parenthèse, quand même : Ayako a connu deux fins – la première pour la publication en série, dans la revue Big Comic, et la seconde pour la reprise en volume ; en France, nous ne connaissions que cette dernière, celle que favorisait Tezuka, et qui est très sombre – mais il s’était senti obligé, initialement, de livrer une fin plus « positive », le « happy end » relatif lui paraissant nécessaire dans les conditions de prépublication d’Ayako ; rappelons qu’il commençait alors tout juste, sauf erreur, à basculer vers des récits plus noirs, et peut-être était-il un peu indécis encore à cet égard… Quoi qu’il en soit, l’histoire dans cette réédition s’achève bien avec la fin « sombre », la seule que les lecteurs français connaissaient jusqu’alors – mais, en annexe, on trouve également la fin « positive »… Un bonus bienvenu, mais qui fait surtout la démonstration qu’Ayako ne pouvait pas se terminer de cette manière, que ça sonnait faux, et que Tezuka avait bien fait de remiser cette conclusion de côté. Tant qu’on y est, le paratexte de cette luxueuse réédition d’Ayako n’a rien de commun avec les abondants commentaires concluant chacun des deux volumes de L’Histoire des 3 Adolf – en dehors de la même préface de Patrick Honnoré, qui a semble-t-il également traduit la fin alternative inédite, il n’y a guère que six pages récapitulant les principaux personnages de la BD et les résumant ; le seul véritable apport de cette annexe concerne les personnages et situations historiques sur lesquels brode Tezuka – les autorités d’occupation américaines, et le mystère autour des « accidents » de chemin de fer, pour l’essentiel.)

 

Je n’ai pas grand-chose à dire concernant le dessin, ou l’art de la narration, y compris au travers du biais thriller/policier : pour l’essentiel, je ne ferais que répéter les mêmes choses que j’avais avancées pour la plus tardive Histoire des 3 Adolf. Et, oui, bien sûr, c’est donc d’une très grande qualité.

 

Ayako, globalement, est de toute façon une excellente BD – et une BD importante. Une expérience de lecture éprouvante, aussi, mais ça participe sans l’ombre d’un doute de la réussite exceptionnelle de ce manga crucial. Oui, on peut, on doit, parler de chef-d’œuvre.

Voir les commentaires

Les Doigts rouges, de Keigo Higashino

Publié le par Nébal

Les Doigts rouges, de Keigo Higashino

HIGASHINO Keigo, Les Doigts rouges, [Akai yubi 赤い指], roman traduit du japonais par Sophie Refle, Arles, Actes Sud, coll. Actes Noirs, [2009] 2018, 236 p.

Il y a un peu plus d’un an de cela, j’avais bien apprécié la lecture de La Lumière de la nuit (malgré ce titre…), gros pavé dû au maître actuel du polar japonais, Higashino Keigo, un auteur dont je ne savais alors absolument rien. Cette expérience très concluante, notamment au regard de l’acuité du tableau sociologique dressé par le romancier, m’incitait à prolonger l’expérience. Il y a quelques mois de cela, je me suis donc procuré un autre roman de l’auteur, en Actes Noirs cette fois : Les Doigts rouges (lui aussi adapté en téléfilm au Japon, tiens).

 

Question format, c’est un peu le jour et la nuit : là où La Lumière de la nuit était un bon gros pavé, Les Doigts rouges est un roman très bref, moins de 250 pages, et très aérées – et là où le précédent roman affichait d’emblée son caractère ambitieux en développant une intrigue complexe sur plus de vingt ans, Les Doigts rouges tient en quelques jours à peine. Si le machiavélisme est de la partie dans les deux cas, ce roman plus récent donne cependant bien davantage l’impression d’un engrenage fatidique, qui ne laisse aucune chance au criminel…

 

Et au-delà, en fait : c’est bien le propos.

 

Les Maehara forment une famille tristement banale, où l’indifférence à l’égard des autres l’emporte sur les vagues reliquats de sentiments, si même il y en a jamais eu. Akio est un père démissionnaire et un mari absent – un fils ingrat, aussi, qui ne goûte guère d'être contraint à vivre avec sa mère Masae, une veuve qui perd un peu la tête, aussi laisse-t-il à sa sœur Harumi le soin de s’occuper d’elle. L’épouse d’Akio, Yaeko, tient de la mégère frustrée par sa condition, ulcérée par la médiocrité et les tromperies de son époux, et presque naturellement hostile à l’encontre de sa belle-mère – elle reporte sur leur seul fils Naomi tout le poids de ses affections contrariées. Et ledit Naomi, quatorze ans, est un cas emblématique de hikikomori… mais le type violent, celui qui terrifie régulièrement les médias japonais.

 

Un jour fatidique, Yaeko appelle Akio à son bureau – où il enchaîne les heures supplémentaires non payées, car cela vaut toujours mieux que de rentrer à la maison. Il s’est passé quelque chose de grave… C’est peu dire : Naomi a tué une petite fille ! L'adolescent revêche ne dit pas pourquoi ni comment, mais sa culpabilité ne fait aucun doute ; sauf qu’il ne semble même pas comprendre ce que le mot « culpabilité » signifie, il se moque totalement de son crime, qu’il ne perçoit pas comme tel, et en reporte de toute façon la faute sur ses parents – il se réfugie dans sa chambre, comme de juste, et on ne le reverra qu’à peine en passant de tout le roman.

 

Mais que faire ? Pour Akio, cela va de soi : Naomi a commis un crime, et, même si c’est son fils, il est tout disposé à le livrer à la police, qui ne manquera pas de comprendre ce qui s’est passé, et très vite ; ils n'ont pas le choix, de toute façon. Mais Yaeko furieuse multiplie les menaces (et les invectives à l'encontre de son lâche époux) : son fils n’ira pas en prison ! Et jouer la carte du trouble mental pour lui épargner la responsabilité pénale ne fonctionnera pas : où qu’il aille, il sera aux yeux de tous un tueur de petite fille ! Les gens sauront ! Akio est-il donc si veule et indifférent, pour condamner son fils à pareil sort ? Oui, Yaeko n’en a pas grand-chose à secouer de la gravité du crime : la seule chose qui compte pour elle est l’avenir de ce fils qu’elle ne parvient pas à gérer et qui n’éprouve rien pour elle, si sa puérilité s’accommode bien de la servitude maternelle – l’amae est du lot…

 

Poussé dans ses retranchements, Akio commence par dissimuler le cadavre, laissé jusqu’alors à l’abandon dans un sac poubelle au fond du petit jardin des Maehara, dans les toilettes d’un square un peu plus loin ; mais l’enquête policière s’intéresse immanquablement à la petite famille naturellement dysfonctionnelle – et, tandis que Yaeko succombe de plus en plus à la panique, Akio songe à un moyen de se tirer d’affaire… une idée révoltante, qu’il avait délibérément refoulée jusqu’alors, parce qu'il savait, d'une certaine manière, qu'une fois qu'il l'aurait posément envisagée, il ne pourrait plus reculer et il lui faudrait la mettre en œuvre ...

 

Car l’enquête débute très vite, et progresse tout aussi rapidement. Akio n’est pas un criminel endurci – un père de famille lambda ne peut que commettre des erreurs dans pareilles circonstances ; les indices ne manquent donc pas qui, sans incriminer à proprement parler les Maehara, incitent du moins les détectives à s’intéresser à ce foyer désuni – et à tous ses membres, tous…

 

Kaga Kyôichirô est un enquêteur doué – froid, méthodique ; cette affaire est l’occasion pour son cousin Matsumiya de se former au travail sur le terrain – ceci en dépit de la vague gêne qui persiste entre eux, due à l’indifférence manifeste de Kyôichirô concernant le sort de son père en train de mourir à l’hôpital, quand Matsumiya est lui très attaché à cet oncle qui avait fait office pour lui de père de substitution et de mentor…

 

Oui : la famille – c’est bien le thème central de ce roman. Et, comme dans La Lumière de la nuit, cela passe par une étude quasi sociologique de ce thème, brassant les représentations qui y sont associées, notamment par les médias. Nous avons parlé de hikikomori, et du type violent donc, éventuellement aussi d’amae ; nous savons que, chez les Maehara, il y a « trois générations sous un même toit », et en même temps que cette famille était il y a peu encore nucléaire et tout sauf traditionnelle ; nous avons aussi le portrait dysfonctionnel et pourtant si commun d’un époux qui travaille à l’extérieur pour gagner l’argent du foyer, enchaînant les heures supplémentaires, et d’un tempérament plutôt puéril et détaché, jusque dans ses relations extra-matrimoniales, tandis que son épouse doit se contenter d’un petit boulot d’appoint pour se consacrer autrement aux tâches domestiques, dans un environnement particulièrement ingrat, dont elle fait sans cesse le reproche à son époux, mais sans être capable d’y inclure son fils comme faisant partie du problème ; le vieillissement de la population et le sort des personnes âgées sont des préoccupations affichées de plusieurs personnages du roman ; la sénilité, tout particulièrement, est exposée, sur le mode le plus franc de la tendance à littéralement retomber en enfance, etc.

 

Ce tableau, pas si froid qu’il en a l’air, car les Maehara, sans jamais vraiment susciter la sympathie, c’est même plutôt le contraire, n’en ont pas moins quelque chose d’humain qui ne peut que toucher (et tout particulièrement Akio, un très bon personnage, à la psychologie savamment développée), ce tableau, donc, est un des principaux atouts du roman. L’autre, c’est l’engrenage dans lequel sont pris les Maehara, et Akio au premier chef : l’enquête se rapproche toujours un peu plus d’eux, et ils doivent y réagir sous le coup de la panique – toujours un peu plus. Le méthodique Kaga Kyôichirô ne laisse pas passer le moindre détail, et, à terme, l’entreprise des Maehara visant à maquiller le crime de Naomi ne peut qu’échouer.

 

Et nous le savons – et ça n’est en rien un problème, bien au contraire. En fait, dans ce court roman, même si sa nature même de policier implique le suspense et les indices tordus, nous savons donc d’emblée que les choses vont mal tourner pour les Maehara et que la police connaîtra le fin mot de l’histoire, et nous savons aussi, bien avant que le roman ne le dise ouvertement, quel sera en définitive le plan d’Akio pour se sortir de cette sale affaire en épargnant Naomi ; et nous avons au moins une vague idée de comment les enquêteurs sauront circonvenir ce plan. Je crois sincèrement que tout cela participe d’un même atout – l’engrenage, avec ses connotations de panique et de manœuvres désespérées

 

Pour toutes ces raisons, Les Doigts rouges est un court roman d’une lecture très agréable – ou plus exactement il est longtemps un court roman d’une lecture très agréable… Mais, hélas, pas jusqu’au bout.

 

Si j’étais un peu sceptique concernant l’évocation en miroir du sort du père de Kaga Kyôichirô, qui est donc aussi l’oncle de Matsumiya, un procédé que je trouvais un peu forcé voire grossier, et qui rallongeait inutilement un roman certes bref mais qui aurait peut-être gagné à encore un peu plus d’épure, le plaisir l’emportait largement durant la majeure partie du roman. Mais la fin… a tout gâché ? C’est d’autant plus triste que j’ai bien conscience, encore maintenant, de mon plaisir de lecteur avant cela !

 

Mais, oui, j’ai vraiment détesté la conclusion du roman… Notamment du fait d’une succession de twists dans les dernières pages, qui ne m’ont vraiment pas plu. Le premier porte sur l’indice déterminant permettant à Kaga Kyôichirô de mettre à mal le « scénario » conçu par Akio – c’est inutilement tordu, et assez peu crédible ; bon, ça n'aurait pas été déterminant... Mais le deuxième twist porte sur les implications de cet indice – c’est beaucoup trop tordu, au point où c’en est totalement invraisemblable, voire ridicule… Et là je me rends bien compte que la résolution de La Lumière de la nuit n’était pas irréprochable sous cet angle, mais ce n’était pas au point de me gâcher le roman… Hélas, un troisième twist résout l’intrigue parallèle à l’hôpital de la pire, de la plus affligeante et malhonnête des manières !

 

Tout ceci dessert considérablement le roman – mais il y a peut-être pire encore, et c’est que, au moment où ces twists s’enchaînent, le discours sur la famille change brusquement, et pour le pire : Higashino Keigo repeint tout le tableau, jusqu'alors si juste, à la moraline la plus rance et pénible, et d’une banalité affligeante. Comme dit plus haut, le tableau peu ou prou « sociologique » de la famille japonaise moderne qui constituait la structure du roman était non seulement pertinent, mais aussi étonnamment touchant – même au travers de personnages que nous n’avions aucune envie d’aimer ; en fait, leurs travers ne les rendaient que plus humains, et c’était là une dimension essentielle de l’intrigue, qui faisait que nous pouvions être touchés, écœurés, révoltés, affligés, etc. Sans doute ce tableau avait-il d’emblée des fondations trempées dans la morale, mais la morale et la moraline sont deux choses différentes – or, la fin du roman, c’est résolument de la moraline ; et ça pue un peu, et c’est définitivement grossier.

 

Ce ton très pénible, et l’invraisemblance agaçante et inutile des ultimes twists, s’associent pour diminuer considérablement la note d’un roman que je trouvais jusqu’alors tout à fait divertissant et intéressant, même sur un mode relativement mineur – ce qui n’avait à vrai dire aucune espèce d’importance.

 

Une déception, donc – même si je pense redonner sa chance à Higashino Keigo un de ces jours ; Les Doigts rouges me fait l’effet d’un roman tristement raté, mais il n’en contient pas moins beaucoup de bonnes choses – comme, dans un genre différent, La Lumière de la nuit. Qu’il gâche tout en définitive n’en est que plus rageant.

Voir les commentaires

Deathco, vol. 4, 5 et 6, d'Atsushi Kaneko

Publié le par Nébal

Deathco, vol. 4, 5 et 6, d'Atsushi Kaneko
Deathco, vol. 4, 5 et 6, d'Atsushi Kaneko

KANEKO Atsushi, Deathco, vol. 4, [Desuko デスコ], traduction [du japonais par] Aurélien Estager, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2016] 2017, [208 p.]

Deathco, vol. 4, 5 et 6, d'Atsushi Kaneko

KANEKO Atsushi, Deathco, vol. 5, [Desuko デスコ], traduction [du japonais par] Aurélien Estager, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2016] 2017, [208 p.]

Deathco, vol. 4, 5 et 6, d'Atsushi Kaneko

KANEKO Atsushi, Deathco, vol. 6, [Desuko デスコ], traduction [du japonais par] Aurélien Estager, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2017] 2018, [208 p.]

Retour à Deathco de Kaneko Atsushi, pour une chronique portant sur les volumes 4 à 6 de la série… sachant que celle-ci n'en comprendra que 7, elle est finie au Japon, et la traduction de cet ultime volume devrait paraître dans quelques jours à peine.

 

Ces trois volumes ont une certaine unité de ton, ainsi qu’une trame plus resserrée, qui peuvent contraster avec la mise en place de la série sur les trois premiers tomes. L’essentiel demeure, hein : les Reapers qui se livrent aux assassinats les plus fantasques, avec cette guedin de fillette tueuse qui l’emporte à la fin, en foutant les chocottes à tout le monde, BEUAAAAAAAAAAAAAH – et un dessin très soigné, jouant beaucoup sur le noir, au fil d’un découpage très cinématographique. La différence, et plutôt positive je suppose, est que l’on s’oriente progressivement vers une intrigue de fond courant sur l’ensemble de la série, là où, après un tome d’introduction assez déstabilisant, les volumes 2 et 3 avaient quelque chose d’un peu décousu (mais pas désagréable), au rythme des missions confiées par la Guilde, qui découpaient le récit de manière assez marquée, en entités largement indépendantes les unes des autres – même si Kaneko Atsushi prenait le temps d’approfondir ses personnages récurrents, et notamment le savoureux Lee, domestique dévoué au point du fanatisme, à l’irrésistible dégaine de vampire cartoonesque.

 

Madame M ? Aussi… mais pas tant que ça, car nous n’avions guère droit qu’à de très petites touches çà et là. Le mystère l'emportait. Et c’est en fait là que ces trois tomes se distinguent, je suppose. Dans les précédents, nous avions appris certaines choses : Madame M avait été une Reaper, probablement la meilleure de tous, et, pour une raison ou une autre, elle vivait désormais retirée dans un château gothique saturé de pièges, à se gaver de pizzas, en attendant le moment où sa protégée Deathko – et personne d’autre ! – accomplirait sa tâche essentielle, la mission de toute une vie, en la tuant.

 

Or, sur les volumes 4 et 5 surtout, Kaneko Atsushi opère une bascule : le vrai personnage, d’une certaine manière, celui qui compte vraiment en fournissant leur fonction aux autres, c’est Madame M ; au fil de ces deux tomes (surtout), nous aurons droit à de longs flashbacks revenant sur la carrière époustouflante de la mythique Reaper – oui, bel et bien la meilleure de tous. Parce que la plus efficace, mais aussi la plus classe – et c’est crucial ! À vrai dire, quand bien même elle n’aurait pas occupé la première place (mais il se trouve que si…), Madame M aurait de toute façon incarné à la perfection l’archétype du Reaper, cet assassin amateur qui mène une double vie : femme au foyer dévouée et amoureuse le jour, machine à tuer fantasque et impitoyable la nuit ; même si ce caractère impitoyable doit être atténué, ne valant que pour les Trophées eux-mêmes, car Madame M entend, ou prétend, limiter les dommages collatéraux, et ça fait partie de sa classe. C’est ainsi seulement qu'elle se distingue vraiment des Reapers moins doués, tels les toujours très drôles Super Skull et Hyper Skull, mais la passerelle existe, quand on découvre le quotidien bien morne de ces faux tueurs plus bouffons qu’autre chose : leurs masques grotesques ne parviennent pas à dissimuler qu'ils sont « dans la vraie vie » de navrants vendeurs de hot-dogs exploités par un connard de patron, et un peu trop coulants à ses yeux avec les clodos du coin (dont un ex-Reaper de bon conseil, certes). La classe de Madame M leur est en tout cas inaccessible ; je suppose qu’on pourrait y voir un commentaire amusé sur le manga d’action lambda et ses héros badass sous la pluie…

 

Mais ces (longs et détaillés) retours sur la vie passée d’une Madame M qui a bien changé entre-temps ne déboulent pas de nulle part : ils tiennent à ce que Deathko, en accomplissant ses contrats (toujours plus dangereux, comme de juste), tombe malencontreusement sur un vieux Reaper particulièrement efficace et pas moins impitoyable : Deevil, figure démoniaque (oui…) et torturée, avec sa langue bifide caractéristique et, sinon son masque de diable, un uniforme de policier probablement bien plus inquiétant en vérité. L'assassin fait son grand retour, et il est du genre à éliminer la concurrence avant de fondre sur sa proie – la folie du premier tome se reproduit dans ces trois volumes, la Guilde lançant quantité de Reapers sur les mêmes Trophées, ce qui ne peut que déboucher sur une sorte de darwinisme cynique n’autorisant la survie que des meilleurs, en purgeant régulièrement les rangs des assassins amateurs. Et Deevil fait à n’en pas douter partie des meilleurs. En fait, il était le grand rival de Madame M, comme de juste… et il en a après elle. Personnellement. Et de manière obsessionnelle.

 

Deathko en fait les frais, quand elle tombe sur cet os considérable. Nous l’avons déjà vue, dans les précédents tomes, succomber, au moins pour un temps, aux mains de Trophées plus coriaces que la moyenne, mais, dans une logique de montée en puissance, je suppose, Deevil est d’un tout autre calibre. La petite fille tarée est donc un peu en retrait, dans ces trois tomes, car elle doit laisser du champ à la rivalité séminale entre Madame M et Deevil, mais elle est toujours là, et sa folie meurtrière sous-jacente imprègne les pages de la BD même quand elle n’y apparaît pas – en fait, Deathko connaît sa propre montée en puissance, d’une certaine manière, car, pour survivre, elle doit se montrer toujours plus dingue. Et terrifiante. C’est bien elle la star de la BD, non ? Elle doit s’immiscer dans la lutte entre Deevil et Madame M – car, qu’elle en ait bien conscience ou non, d’une manière ou d’une autre, c’est elle, et pas un quelconque fantôme du passé, qui devra en dernier recours mettre fin à la vie de sa protectrice ! Du moins est-ce ainsi que Madame M voit les choses. Même si, eh bien, le passé, ou encore les fantômes, peuvent prendre des formes très concrètes dans cette histoire…

 

Je crois que cette plus grande unité de ton bénéficie globalement à la série, qui prend ainsi de l’ampleur et de la gravité, de manière pertinente. Cette approche a peut-être toutefois ses limites, en ce que la démesure qu’elle implique vire, dans le tome 6, à la baston quasi permanente – enfin, surtout au début, qui m’a moins parlé que tout le reste. Cela dit, cela fonctionne toujours bien, et sans doute pour une bonne part en raison du dessin de Kaneko Atsushi, toujours aussi remarquable : cette maîtrise du noir et des contrastes au sein des planches vaut bien celle d’un Frank Miller, mettons.

 

Je note cependant, ou du moins ai-je cette impression, que le dessin évolue au fil de ces trois volumes ; ou, plus exactement, c’est là encore le sixième tome qui se distingue, avec un dessin qui m’a fait l’effet d’être plus « rond » ? Il y perd peut-être un peu en personnalité ce qu’il y gagne en fluidité – à voir ce qui importe le plus à ce stade de la BD.

 

Il y a toutefois un aspect récurrent du graphisme de Deathco que j’ai envie de mettre en avant, ici, s’il n’a rien de neuf, et était déjà sensible dès le premier tome : le jeu sur les onomatopées, qui ne figurent que dans des phylactères – dont la disposition savante, la variété et l’abondance contribuent sans doute pour une bonne part au dynamisme des planches, de manière surprenante, et en tout cas à l’ambiance globale. Je ne sais pas ce que cela donne en VO, mais je suppose que cela doit du coup avoir un rendu assez différent du caractère très stylisé des onomatopées en katakana, principe qui m’a l’air assez récurrent dans nombre de mangas que j’ai lus ; en tout cas, sous cet angle, Deathco est aux antipodes, mettons, de No Guns Life de Karasuma Tasuku… et finalement bien plus convaincant en ce qui me concerne.

 

Si le premier tome de Deathco m’avait tout d’abord laissé un peu indécis, je me suis pris au jeu au fur et à mesure, et j’ai beaucoup apprécié ces volumes 4, 5 et 6, en m’attardant sur chaque planche. Si le tome 6, ou surtout son début, m’a un peu moins emballé en raison de son caractère passablement bourrin, j’y ai finalement retrouvé ce que j’aimais dans Deathco, même, le cas échéant, au travers d’un graphisme un brin différent.

 

Ne reste donc a priori plus qu’un tome pour conclure cette série – à bientôt, donc…

Voir les commentaires

Le Puissant Royaume du Japon, de François Caron

Publié le par Nébal

Le Puissant Royaume du Japon, de François Caron

CARON (François), Le Puissant Royaume du Japon – 1636 : la description de François Caron, introduction, traduction [du néerlandais] et notes de Jacques et Marianne Proust, Paris, Chandeigne, [1636, 1639-1641, 1648, 1664, 2003] 2018, 298 p.

UN MARCHAND HOLLANDAIS AU JAPON

 

Après La Découverte du Japon et le petit traité Européens et Japonais de Luís Fróis, voici un troisième ouvrage publié aux Éditions Chandeigne et qui porte sur les premiers contacts entre Japonais et Européens, encore que celui-ci soit un peu plus tardif que les précédents, dans la mesure où il porte sur les premières décennies du XVIIe siècle, soit l’époque d’Edo.

 

Le Puissant Royaume du Japon se distingue aussi des précédents titres en ce que sa langue d’origine n’est pas le portugais… mais, essentiellement, le néerlandais – si le nom de François Caron sonne assurément français, le personnage, né vers 1600 à Bruxelles, avait gagné les Provinces-Unies et s’était engagé très jeune au service de la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales, ou VOC, dont, parti de rien, il gravit rapidement les échelons ; et il était huguenot… Mais, comme rien n’est simple, l’aventurier, après une brillante carrière, non seulement au Japon, mais à vrai dire dans toutes les Indes Orientales, s’est plus tard mis au service du roi de France, via Colbert – ce qui a comme de juste été considéré comme une véritable trahison par ses anciens concitoyens et employeurs… Du coup, des trois textes compilés ici, les deux premiers ont été rédigés en néerlandais, mais le troisième en français.

 

Caron était donc essentiellement un marchand – ce qui orientait sans doute le regard qu’il portait sur le Japon, d’une manière différente de celle des Jésuites qui l’y avaient précédé. Mais, comme Luís Fróis, Caron a non seulement bénéficié d’une longue expérience au Japon, où il est resté une vingtaine d’années, mais il a aussi fait preuve de curiosité en même temps que de compétence dans son appréhension de la culture japonaise : il parlait la langue parfaitement, ce qui en faisait un diplomate de choix en sus d’un marchand, et il avait même épousé une Japonaise, avec laquelle il eut six enfants. Comme Luís Fróis, dès lors, il se montre un témoin globalement bien plus fiable que beaucoup, même s’il faut manipuler ses écrits avec précaution car ils ne sont pas totalement exempts d’informations erronées – mais surtout quand l’auteur s’essaye à l’histoire, et rapporte un peu légèrement des anecdotes de seconde ou troisième main (comme la rumeur de l’empoisonnement de Toyotomi Hideyoshi, par exemple, très répandue à l'époque) ; mais le reste, ce qui est le fruit de sa pratique de marchand, est globalement très pertinent – et à vrai dire assez unique en son genre.

 

Cela tient aussi aux raisons l’ayant amené à rédiger les trois textes rassemblés ici : ils ont tous une visée éminemment pragmatique – ils sont utiles dans les affaires. D’ailleurs, ils n’avaient pas été conçus pour être publiés (même s’ils l’ont été, assez rapidement, et dans plusieurs langues – hélas avec des ajouts malvenus et des traductions malencontreuses… notamment en français, et c’est pourquoi ils sont retraduits ici, par Jacques et Marianne Proust, également responsables d'un abondant et passionnant appareil scientifique) : les deux premiers de ces textes, tout particulièrement, étaient en fait des documents internes à la VOC.

 

LA VRAIE DESCRIPTION DU PUISSANT ROYAUME DU JAPON

 

Commençons donc par le premier et le plus long de ces écrits, qui donne son titre au recueil – plus précisément, il s’agit de La Vraie Description du Puissant Royaume du Japon. C'est une « commande », d’une certaine manière : la VOC avait besoin d’en savoir plus sur le Japon pour mener au mieux ses affaires sur place, et a donc posé à son représentant local, très au fait de toutes ces choses, des « questions », d’un ordre très pratique. Caron s’attache à y répondre, de manière également pratique, et sans s’autoriser de fantaisies : il s’agit de répondre aux questions que ses employeurs lui posent, pas d’aller au-delà ; notamment, il ne se permet pas (généralement...) de répondre à « d'autres questions » qui lui auraient paru pertinentes.

 

Certaines questions, d’ordre politique et commercial tout particulièrement (le pouvoir central, la monnaie, que sais-je), appellent des réponses détaillées, courant sur plusieurs pages, et au fil desquelles l’auteur se montre un observateur pointu, rigoureux, et toujours essentiellement pratique. Mais d’autres questions – par exemple concernant la pratique religieuse des Japonais – peuvent être expédiées en quatre lignes, car elles n’intéressent qu’assez peu les affaires commerciales : on voit bien ici tout ce qui distingue Caron des Jésuites comme Luís Fróis. Cependant, le tableau que François Caron dresse ainsi du Japon s’avère révélateur au-delà des seules ambitions de la VOC – ce qui lui permet, par exemple, de livrer d’assez longs et précis développements portant sur le rituel du seppuku.

 

En outre, si la pratique religieuse des Japonais n’appelle pas ici de longs développements, Caron se trouve dans l’archipel, censément déjà fermé aux Portugais et aux Espagnols, au plus fort des persécutions anti-chrétiennes (je vous renvoie comme d’habitude au roman Silence, d’Endô Shûsaku – qui cite certains personnages historiques figurant également dans les rapports de Caron) : ce qui le protège, mais dans une certaine mesure seulement, c’est que la VOC (peut-être d’ailleurs confortée dans cette approche par les rapports de Caron lui-même ?) a bien pris soin, dès le départ, de ne pas faire dans le prosélytisme – ils sont des commerçants, ils ne marchent pas main dans la main avec des évangélisateurs, à la différence des Portugais et des Espagnols, qui ont systématiquement des missionnaires jésuites dans leurs bagages. La description des supplices infligés aux chrétiens n’en est pas moins atroce – et ceci alors même que des mauvaises langues affirmaient à l'époque (sans preuves et à tort) que Caron lui-même n’était pas sans reproches dans cette affaire : on est allé jusqu’à dire que ce sont ses manœuvres qui ont définitivement mis fin aux activités (théoriquement déjà bannies, pourtant) des Portugais et des Espagnols au Japon, certains l'accusant même d'avoir pesé dans la condamnation et la mise à mort de missionnaires catholiques ! Mais le huguenot n'était probablement pas insensible au sort des chrétiens, même papistes...

 

L’absence de prosélytisme dans les entreprises commerciales de la VOC tendait à protéger quelque peu les Hollandais, mais dans une certaine mesure seulement : le principal comptoir de la VOC au Japon, à Hirado, est démantelé et les affaires de la compagnie sont cantonnées à l’îlot artificiel de Deshima (ou Dejima), en face de Nagasaki, ceci alors même que Caron est en poste – et il quitte le Japon peu après, les deux événements étant liés. Jusqu’à la fin de l’époque d’Edo (plus précisément jusqu’à l’arrivée des « vaisseaux noirs » du commodore Perry en 1853), les Hollandais conserveront quelques possibilités de commerce avec le Japon des Tokugawa, faveur dont ne bénéficieraient pas les autres nations européennes, mais dans des proportions bien différentes : le pic des relations commerciales correspondait à la présence de Caron sur place.

 

EXTRAITS DU REGISTRE JOURNALIER (1639-1641)

 

Le deuxième document consiste en extraits du Registre journalier tenu par François Caron, chef de la factorerie de Hirado (4 février 1639-13 février 1641). Encore moins destiné à la publication que le précédent, ce texte largement expurgé de ses considérations les plus banales et de peu d'intérêt pour un lecteur contemporain et non érudit, de la météorologie à l’état des stocks et au bilan comptable, en passant par le listage des daimyôs (les historiens, par contre, y ont abondamment eu recours, c'est une source très utile pour eux !), ce document, donc, s’est étrangement avéré le plus intéressant à mes yeux, pour les récits détaillés qu’il livre sur le vif des activités de Caron et de ses rapports avec les autorités japonaises, « impériales » (c'est en fait le shogunat que Caron désigne ainsi, mais il avait bien compris, et expliqué dans ses écrits, ce qui distinguait le shôgun de celui que nous appelons aujourd'hui l'empereur) comme locales (les daimyôs qu'il qualifie dans le même registre de « rois »), en même temps qu’il aborde le quotidien des Japonais sous un angle différent de la sécheresse des « réponses » dans La Vraie Description du Puissant Royaume du Japon.

 

Si ce précédent texte démontrait combien Caron était un observateur lucide et judicieux, celui-ci décrit davantage le marchand madré et le diplomate pas moins habile – les deux activités étant indissolublement liées, et impliquant abondance de cadeaux aux seigneurs appropriés (des cadeaux par ailleurs mûrement réfléchis et personnalisés avec soin : par exemple, ce daimyô féru d'astronomie serait ravi de se voir offrir un télescope, tel autre apprécie l'orfèvrerie et se réjouira de ce candélabre, etc.). Aussi était-il globalement très apprécié de ses interlocuteurs japonais – qui se félicitaient en outre de ce qu’il s’était aussi parfaitement imprégné de la langue et de la culture japonaises ; ce qui lui a été très bénéfique ! Il faut dire que ses prédécesseurs n’avaient pas toujours fait preuve d’autant de tact et de pertinence – Caron a dû travailler d’arrache-pied pour réparer les torts causés par tel ou tel imbécile arrogant totalement inconscient des réalités du terrain…

 

Parmi les passages les plus intéressants, je relève ceux où Caron fait la démonstration de mortiers et autres armes à feu qui enthousiasment ses interlocuteurs japonais – même quand les tests, une fois sur deux au bas mot, se passent très mal, faisant des blessés sinon des morts !

 

Mais Caron livre aussi de saisissants développements sur le sort des marchands et prêtres portugais, déjà censément bannis, mais qui reviennent pourtant sans cesse au Japon – n’y récoltant que le bannissement définitif, et l’exécution sommaire de ceux qui ont encore l’audace de poser le pied sur l’archipel (et qui semblent invariablement surpris de leur sort !). Blâmer Caron pour tout cela ne faisait aucun sens…

 

En parallèle, l’auteur saisit bien que la situation des Hollandais était en vérité des plus précaire également – celle des Chinois, aussi : en fait, les deux étaient d’une certaine manière liées. Quand le pouvoir shogunal se déchaîne contre les Portugais, Caron pèse bien les menaces qui planent sur les intérêts de la VOC et sur la personne de ses représentants – menaces qui prennent un tour plus concret quand « l’inquisition japonaise » obtient le démantèlement de la factorerie de Hirado et son « exil » à Dejima ; à vrai dire, « l’inquisiteur », un personnage assez charismatique qui figure dans le roman d'Endô Shûsaku, est visiblement frustré de ce que Caron, toujours d’une politesse et d’une docilité exemplaires, n’ait pas opposé la moindre résistance…

 

MÉMOIRE POUR L’ÉTABLISSEMENT DU COMMERCE AU JAPON

 

Après quoi Caron quittera le Japon, et connaîtra encore bien des aventures dans les Indes néerlandaises – il y fera des affaires brillantes, dans des opérations où le commerce s’avère indissociable des opérations militaires opposant les nations européennes (il en mène quelques-unes lui-même) ; une figure à Batavia, notamment après son second mariage (après le décès de son épouse japonaise, qu'il avait fait suivre), il obtiendra diverses récompenses, étant même pour un temps gouverneur de Formose, puis directeur général à Batavia. Mais – décidément – les rumeurs pèsent toujours sur lui : la VOC elle-même s’inquiète de certaines allégations concernant les pratiques de son fidèle employé… Il se défend très bien, mais un soupçon demeurera – quoi qu’il en soit, il doit rentrer en Europe, en 1651.

 

Et c’est alors – enfin, en 1664 – que Caron commet cette fois bel et bien une « trahison ». La France était beaucoup moins active que la plupart de ses rivales dans le commerce des Indes orientales – et Colbert, tout particulièrement, souhaitait y remédier : il voulait créer une Compagnie française des Indes Orientales, à même de rivaliser avec la VOC mais aussi avec la Compagnie anglaise des Indes Orientales, qui ne cessait de gagner en puissance. Toujours l’homme réfléchi, il prit soin tout d’abord de se documenter sur les réalités du terrain, auprès de ceux qui les maîtrisaient le mieux : le nom de François Caron s’imposa tout naturellement. Le huguenot y répondit volontiers – protégé dans sa foi « hérétique » par l’édit de Nantes, qui ne serait révoqué qu’une vingtaine d’années plus tard, et sans doute appâté par la perspective de juteux profits et d’une position d’autorité (que la VOC quelque peu méfiante tendait alors à lui refuser ; c'était aussi l'occasion de quitter à nouveau l'Europe !), et, cerise sur le gâteau, afin d’assurer ce statut, des traficotages dans les archives et autres manipulations de registres, destinés à faire tardivement de M. Caron un digne représentant d’une ancienne lignée aristocrate française…

 

Afin d’éclairer Colbert (et Louis XIV, encore jeune, mais sur le trône depuis une vingtaine d’années déjà…) sur ce qui se passait aux antipodes, ce qui pouvait y être fait, et ce qui devrait l’être, Caron rédigea (en français cette fois) un Mémoire pour l’établissement du commerce au Japon, dressé suivant l’ordre de Monseigneur Colbert par Mr Caron. Si le titre met en avant le Japon, le mémoire a en fait des vues bien plus larges, et Caron s’y intéresse probablement davantage à Madagascar et à Ceylan qu’au Japon – car ces deux grandes îles (outre l’Inde elle-même) seraient à même de fournir chacune une base arrière indispensable pour que la France puisse faire quoi que ce soit plus à l’est, où les Hollandais mais aussi les Anglais étaient en position de force, et avaient opposé leur puissance à toutes les tentatives françaises dans la région. Or c’était une question qui devait être réglée avant même que l’on s’attelle à la rude tâche de décrisper le shogunat isolationniste pour entamer de nouvelles relations commerciales avec lui, après tout ce qui s’était passé… notamment quand Caron lui-même était au Japon.

 

C’est un texte assez étrange, en vérité. Les dignes interlocuteurs de Caron ne sachant pas vraiment ce qui était envisageable dans ces contrées lointaines, et c’était bien pour cela que Colbert s’était directement référé à lui, le marchand y faisait à la fois les questions et les réponses. Cela allait même plus loin, car il était ainsi amené à rédiger, à la fin de chaque partie, et sous le nom même de Louis XIV, rien que ça, des instructions royales à lui adressées !

 

Les bons conseils de Caron s’avèreraient judicieux, et lui-même prendrait part aux opérations sur place, y compris militaires (non sans conflits avec ses « collègues »). Un coup du sort mit toutefois fin à ses entreprises : rentrant en Europe en 1673, il fit naufrage dans la bouche du Tage – et y mourut. La Compagnie française des Indes Orientales continuerait sans lui – mais le commerce français avec le Japon ne prendrait pas.

 

LE BON MARCHAND CONNAÎT SA CLIENTÈLE

 

Ces trois documents constituent un ensemble très intéressant – la figure charismatique de Caron y est pour beaucoup, mais surtout en ce que le marchand se montre d’une compétence en même temps que d’une acuité exceptionnelles : il est un commerçant avisé, et un diplomate subtil et efficace, mais il n’aurait jamais pu briller dans ces deux registres sans une connaissance pointue et curieuse du pays dans lequel il exerçait.

 

Même avec quelques boulettes çà et là, La Vraie Description du Puissant Royaume du Japon demeure une des études européennes les plus lucides et justes du Japon prémoderne – ce qui associe Caron à son étonnant prédécesseur le Jésuite Luís Fróis. En fait, ce texte resterait longtemps un des plus fiables, et peut-être le plus fiable, portant sur ce lointain pays si étrange et méconnu, et qui avait alors déjà entrepris de se replier sur lui-même – il faudrait attendre presque deux siècles après la mort de Caron pour que les échanges, en toutes matières, se développent à nouveau, au-delà de la seule « exception hollandaise » de Dejima. Ce document « professionnel » n’en est que plus important.

 

Mais les extraits du Registre journalier, dans cet ensemble, sont peut-être plus intéressants encore, en ce qu’ils adoptent une perspective plus « quotidienne » qui n’entrave en rien l’acuité des observations de Caron, bien au contraire.

 

Le Mémoire commandé par Colbert joue dans une tout autre catégorie, mais témoigne pourtant encore, à sa manière, de la compétence éclairée de Caron.

 

L’ensemble est donc particulièrement utile pour qui s’intéresse aussi bien à l’histoire du Japon, et notamment des relations entre les Japonais et les Européens avant Meiji, qu’à l’histoire du commerce des Indes Orientales.

 

Un très bel ouvrage, pointu mais toujours passionnant, et orné, ce qui ne gâche rien, de belles illustrations d’époque, incluant encore mes cartes adorées, dont bon nombre en couleur. Encore une belle et intrigante réussite des Éditions Chandeigne – qui ont publié d’autres livres sur la question, il faudra que je mette la main dessus…

Voir les commentaires

Errances d'Emanon, de Shinji Kajio et Kenji Tsuruta

Publié le par Nébal

Errances d'Emanon, de Shinji Kajio et Kenji Tsuruta

KAJIO Shinji et TSURUTA Kenji, Errances d’Emanon, [Sasurai Emanon さすらいエマノン], traduction [du japonais par] Géraldine Oudin, [s.l.], Ki-oon, coll. Latitudes, [2012] 2018, 202 p.

Il y a quelque temps de cela, je vous avais parlé de Souvenirs d’Emanon, une BD de Tsuruta Kenji adaptant une nouvelle de science-fiction de Kajio Shinji – et c’était typiquement le genre de bouquin que l’on a envie de qualifier de « coup de cœur » quand on blogue, même si l’expression est sans doute bien galvaudée. Ce fut en tout cas une merveilleuse découverte.

 

Je savais, en refermant le volume, que le splendide personnage d’Emanon avait très justement suscité l’attachement des lecteurs, ce qui avait conduit le nouvelliste à lui consacrer d’autres récits, même si ce n’était pas le moins du monde prévu à l’origine, et que la même chose s’était produite pour les adaptations en bande dessinée par Tsuruta Kenji – un auteur par ailleurs très perfectionniste, et qui aime prendre son temps pour concevoir ses albums. J’espérais donc pouvoir lire prochainement d’autres BD autour d’Emanon… mais je ne m’attendais certainement pas à ce que l’éditeur Ki-oon récidive aussi vite ! Fouinant dans une librairie, je suis tombé sur ces Errances d’Emanon à peine sorties du carton, je n’en avais même pas entendu parler… Je ne m’en suis pas moins précipité dessus.

 

Et j’ai été une nouvelle fois enchanté, le mot n’est pas trop fort. Au sortir de ma (première) lecture, j’en avais presque naturellement conclu que, oui, c’était excellent, mais forcément un peu moins bien que Souvenirs d’Emanon – il ne pouvait pas y avoir le même sentiment de découverte, il ne pouvait pas y avoir la même unité du récit, blah blah blah, ce genre de choses... J’ai laissé passer un peu de temps avant de rédiger cette chronique, et j’ai eu envie, du coup, de relire ce « tome 2 » qui ne dit pas son nom (lui non plus) ; et mon opinion est maintenant encore plus favorable : je ne sais pas si cela a le moindre sens de comparer les deux BD, et encore moins de les hiérarchiser – probablement pas : même si ce n’était donc pas le projet initial, je suis tenté maintenant d’associer Souvenirs d’Emanon et Errances d’Emanon dans un même ensemble, avec les mêmes époustouflantes qualités. La question de la « découverte » ne se pose en fait pas davantage que celle de la « répétition » : l’ensemble constitue un vrai chef-d’œuvre – la meilleure BD que j’ai lue cette année, et de loin (et pourtant il y a de la concurrence).

 

Errances d’Emanon, un chouia plus long que son prédécesseur, est composée de deux « histoires », sobrement baptisées « Errances d’Emanon » et « Errances d’Emanon ‘67 ». Gros choc graphique pour le lecteur, d’emblée : la première de ces histoires, qui fait une soixantaine de pages (elle est un peu plus courte que la seconde), est entièrement en couleur – ce qui n’est probablement pas banal dans le monde du manga. Et elle a été visiblement pensée en couleur, et réalisée comme telle par Tsuruta Kenji lui-même : je me souviens que, dans son interview dans Atom, qui me l’avait fait découvrir, l’auteur ne faisait pas mystère de son attrait pour la couleur – et pour l’idée d’une narration sans texte, qui ressort également de ces Errances d’Emanon. Et ces couleurs sont absolument magnifiques – des sortes d’aquarelles dans des teintes pastel qui séduisent les yeux avec une infinie douceur.

 

Mais la beauté et la justesse du dessin vont bien au-delà : couleur ou non, comme le confirme le deuxième récit, Tsuruta Kenji déploie toujours la même finesse dans son trait, et compose des planches sublimes (dont bon nombre de muettes, donc), avec une délicatesse et, en même temps, une expressivité parfaitement stupéfiantes. Errances d’Emanon, comme Souvenirs d’Emanon, se lirait très vite si on s’en tenait au texte – mais ce serait bien évidemment une erreur : il faut, plus que jamais, s’arrêter sur chaque case, et s’immiscer doucement et sans un bruit dans un récit où les enchaînements se font dans un silence contemplatif profondément émouvant. Oui, il faut prendre son temps – rien que de plus naturel, quand il s’agit de se pencher sur l’histoire de cette jeune femme dont les souvenirs remontent à trois milliards d’années…

 

Ceci étant, l’Emanon de ces deux histoires est bien la même que celle de Souvenirs d’Emanon – cette jeune fille un peu hippie, toujours la clope au bec, qui erre sans vrai but dans le Japon à la fin des années 1960. Nous avons des aperçus d’avant, et peut-être même d’après, mais, pour l’essentiel, nous restons dans la même temporalité. En fait, ces deux histoires sont chronologiquement très proches de l’édifiante discussion avec un jeune étudiant un peu naïf, grand amateur de science-fiction, qui rentrait au pays en ferry après une énième déception amoureuse… L’événement est brièvement évoqué par Emanon elle-même. Cependant, ces deux histoires sont en fait chronologiquement inversées (dès lors qu’on ne prend pas en compte leurs épilogues, pas moins vertigineux et touchants que celui du premier tome) : le premier récit se passe a priori en 1968, et le second en 1967 – mais les exposer ainsi fait définitivement davantage de sens.

 

Dans la première de ces histoires, Emanon fait la rencontre d’un petit garçon du nom d’Atsushi, qui part dans la forêt photographier des kappa – pour prouver qu’ils existent (je vous renvoie forcément à la géniale nouvelle d'Akutagawa Ryûnosuke, dans Rashômon et autres contes). Mais le conseil malicieux d’une jeune femme au moins aussi étrange que notre héroïne (n’en disons pas plus…) l’amène en fait à rencontrer, non un kappa, mais Emanon – nue. C’est un aspect qui surprend dans cette première histoire, où la nudité est fréquente – d’Emanon, de son amie, mais aussi d’Atsushi, et peut-être d’autres encore. Il y avait une certaine tension érotique dans Souvenirs d’Emanon, mais très chaste ; cependant, la nudité dans Errances d’Emanon n’en prend pas vraiment le contrepied, tant elle a quelque chose de parfaitement naturel et moralement neutre – rien ne saurait être plus éloigné de la vulgarité ; il s’agit donc bel et bien, d’une certaine manière, de prolonger le charme délicieusement « simple » de Souvenirs d’Emanon.

 

Quoi qu’il en soit, notre héroïne, le petit Atsushi, la mystérieuse Hikari, discutent beaucoup – entre deux planches muettes et pas moins vibrantes ; la nature d’Emanon (et plus si affinités ?) est ainsi questionnée sans qu’elle ait vraiment besoin de se livrer au même genre de « confession » que dans le premier tome – ce qui, mine de rien, fait progresser une très vague « intrigue » avec le plus grand naturel. En même temps, le lien éternel noué avec Atsushi, même au travers d’une rencontre somme toute brève là encore, entre forcément en résonance avec ce qui s’était produit avec le narrateur étudiant dans Souvenirs d’Emanon, sans pour autant que l’on soit porté à y voir une répétition – plutôt une variation tout aussi chargée de sens, et confirmant que quiconque rencontre la jeune fille s’en souviendra toute sa vie, ce qui est très joliment mis en scène dans l’épilogue.

 

On adhèrera ou pas au propos « philosophique » ou « mystique » de Kajio Shinji, reprenant la conviction de l’étudiant amateur de SF de ce que tout le monde a son rôle à jouer sur cette Terre – plutôt pas en ce qui me concerne… Mais, quand la nature même d’Emanon est par la force du récit associée à celle des kappa, et plus généralement des créatures « imaginaires », qui n’en ont pas moins leur rôle à jouer, on a l’impression de quelque chose de très juste, qui touche au cœur… Ce que l'épilogue, d'une certaine manière, matérialise, sans pour autant lui ôter de sa substance spirituelle, bien au contraire.

 

Cette première histoire comprend çà et là des allusions à une « anomalie » : normalement, chaque Emanon donne naissance à une unique fille qui hérite de sa mémoire – une seule par génération. Mais cette fois la jeune femme mentionne qu’elle a un frère jumeau, ce qui est une première ; pleinement Emanon à l’âge de trois ans, la fillette s’était alors séparée de ce frère, qu'elle avait confié à un orphelinat – mais, quinze ans plus tard, et peut-être parce que la conversation avec l’étudiant l’a intriguée, l’amenant à chercher une forme de sens derrière ses errances millénaires, elle a retrouvé ce frère.

 

La deuxième histoire nous rapporte cette rencontre. Le passage de la couleur au noir et blanc s’accompagne d’un subtil changement dans la manière de narrer les événements – même si certains traits demeurent, et notamment cette abondance de planches muettes. Le frère longtemps délaissé, surtout, ne peut pas envisager Emanon avec les mêmes yeux que l’étudiant ou Atsushi, qui sont quant à eux autant de véhicules parfaits de l’identification pour le lecteur (masculin, du moins...). Les échanges sont dès lors plus tendus – mais avec cette même douceur d’ensemble, pourtant, malgré le feu sous-jacent ; une douceur qui ne produit pas tant un contraste qu’elle exprime avec brio la complexité des relations humaines.

 

Et c’est là encore, comme dans Souvenirs d’Emanon, un atout déterminant de cette BD : alors même que notre héroïne a quelque chose d’essentiellement non humain, elle brille pourtant d’humanité. Une autre manière de le dire, peut-être moins ambiguë, serait d’affirmer combien Emanon, variante de kappa ou pas, est réelle, est authentique : elle est vivante, dans ces planches ; pour le lecteur, sa présence a quelque chose de matériel en même temps que d’éthéré qu’il serait vain de nier.

 

Ce « tome 2 » se conclut sur un : « À suivre », après un épilogue qui, comme ses prédécesseurs, plonge dans l’avenir, mais avec un rendu assez différent. Je sais qu’il existe au Japon (au moins ?) un troisième tome ; j’espère dès lors que Ki-oon le traduira également, et que nous pourrons à nouveau nous régaler des tranches de vie de cette adolescente vieille de trois milliards d’années. Car, pour l’heure, vous pouvez remiser vos craintes éventuelles de côté : même si l’on entend malgré tout « hiérarchiser » les volumes, ces Errances d’Emanon constituent un digne successeur des Souvenirs d’Emanon. Ensemble, ils sont ce que j’ai lu de mieux en BD cette année, n’ayons pas peur de le répéter – je vous encourage chaudement à lire ces merveilles.

Voir les commentaires

Enfers et fantômes d'Asie

Publié le par Nébal

Enfers et fantômes d'Asie

Enfers et fantômes d’Asie, sous la direction de Julien Rousseau et Stéphane du Mesnildot, préface de Stéphane Martin, Paris, Musée du Quai Branly Jacques Chirac – Flammarion, 2018, 266 p.

Lors de mon dernier séjour parisien, j’ai enfin fait quelque chose que je voulais faire depuis des années – c’est-à-dire tout le temps où j’ai… vécu à Paris : visiter le musée du Quai Branly Jacques Chirac (fuck yeah Jacques Chirac) et ses collections ethnographiques. Une bonne chose de faite – et une expérience très concluante : le site et le bâtiment sont beaux, les collections permanentes très intéressantes (j’avoue avoir un faible pour l’exposition océanienne, ce qui n’avait rien d’une certitude quand je m’y suis engagé).

 

Mais j’avais une raison supplémentaire d’accomplir enfin cette visite : il y avait encore, à ce moment-là, l’exposition Enfers et fantômes d’Asie, et je ne pouvais pas rater une chose pareille – je regrettais déjà suffisamment de ne pas avoir pu me rendre à cette exposition alors que je travaillais sur mon dossier consacré à Kwaidan de Kobayashi Masaki… Ça m’aurait été utile – et j’aurais pu envisager certaines questions sous un angle un peu différent, et en tout cas bien plus assuré.

 

Mais qu’importe : l’exposition. Je ne suis pas un habitué de ce genre de manifestations, loin de là – trop casanier et flemmard pour ça. Mais j’ai vraiment apprécié cette expérience, dans toutes ses dimensions – et, pas la moindre, un certain aspect ludique dans la scénographie, même s’il avait sa contrepartie : ayant visité l’exposition en même temps que des groupes scolaires très agités et très pressés, j’ai eu une vague impression de parc d’attractions – quand on franchissait la bouche de l’enfer, il était difficile de ne pas penser à un train fantôme. Ça n’est pas forcément un défaut, cela dit – d’autant que l’exposition en elle-même, si elle avait donc un côté ludique, était en même temps tout à fait sérieuse, parfois même pointue, mais jamais au point de l’intimidation. Et la scénographie la plus grotesque (immenses arbre au supplices thaïlandais, colossaux phi aux corps improbables et vampires sauteurs géants en formation d’attaque) offrait un contrepoint intéressant et rafraîchissant aux collections les plus anciennes, antiques livres et illustrations, avec souvent le cinéma et la vidéo pour faire la jonction. J’ai sans surprise été particulièrement séduit par les installations figurant des fantômes japonais, hologramme d’une Oiwa mélancolique diffusée dans la brume, ou ce fantôme féminin silencieux à la manière de la J-Horror, qui n’a pas besoin d’être davantage qu’une main apparaissant au détour d’un couloir pour procurer au Nébal, comme à bien d’autres je le suppose et l’espère, le délicieux en même temps que terrifiant frisson caractéristique des meilleurs yûrei remis au goût du jour par la « théorie Konaka » (je vous renvoie aux Fantômes du cinéma japonais, de Stéphane du Mesnildot – lequel, parce qu’il n’y a pas de hasard, a fait office de conseiller scientifique pour le cinéma dans le cadre de cette exposition, dont le commissaire était Julien Rousseau, et de codirecteur avec ce dernier du catalogue qui l'a prolongée).

 

Il faut d’ailleurs insister sur le caractère multimédia de cette exposition, qui était probablement un de ses plus grands atouts : les antiquités, picturales, littéraires ou autres, suscitaient toujours des échos contemporains, et les manuscrits et estampes côtoyaient dans l’harmonie (ou la jouissive épouvante) les jeux vidéo (dont Pacman !), tandis que les yôkai ancestraux, en passant par Mizuki Shigeru, sortaient enfin des pages des rouleaux et des mangas pour se matérialiser à nouveau, en figurines et mille avatars de Pokemon, etc. Mais le cinéma y occupait tout de même une place essentielle – au travers de photos mais aussi très souvent de vidéos, avec même des salles « pour public averti » projetant des extraits un tantinet gores ! Cette place essentielle du cinéma, quoi qu’il en soit, était sensible pour tous les thèmes traités, et pour toutes les cultures envisagées.

 

Car c’est un autre aspect essentiel de cette exposition : elle associait plusieurs cultures de l’Asie orientale, très différentes les unes des autres – essentiellement le Japon, la Chine et la Thaïlande, mais avec aussi quelques excursions au Cambodge ou au Vietnam, en Corée aussi me semble-t-il, etc. Bien sûr, un sujet aussi vaste ne permettait aucunement de viser à l’exhaustivité (qui n’est d’ailleurs jamais envisageable) : il s’agissait de piocher ici, puis là, puis là-bas, etc. Mais, en même temps, il était possible d’articuler un discours sur ce qui lie et ce qui distingue – un discours bien informé : sous cet angle, et contrairement à ce que l’on pourrait craindre vu de loin, l’exposition Enfers et fantômes d’Asie constituait bien l’antithèse des simplifications outrancières et bourrées de prénotions de Jacques Finné dans la postface de sa « traduction » du Kwaidan de Lafcadio Hearn

 

Enfin, les thèmes étaient peut-être plus variés qu’on ne le croirait d’abord ? C’est que l’exposition, conçue autour d’un itinéraire dans des couloirs obscurs, procédait en trois temps – chacun de ces grands thèmes étant illustré par les apports de diverses cultures, même si certains de ces thèmes étaient plus ou moins phagocytés par tel ou tel imaginaire plus particulièrement (fantômes japonais des estampes à Sadako, exorcistes chinois luttant contre des vampires sauteurs plus amusants qu’effrayants…) : successivement, les enfers ; les fantômes et autres variétés de revenants ; enfin ceux qui protègent les hommes contre ces manifestations surnaturelles. Or les manières d’envisager ces grands ensembles sont très diverses : il y a la religion, il y a le divertissement – le subtil et l’allusif, ou l’outrancièrement gore – le terrifiant et l’hilarant – l'élitiste et le populaire…

 

D’où peut-être un risque de dispersion ? Assez secondaire, je le crois – même si juxtaposer l'horreur la plus épouvantable et les yôkai les plus kawaii peut interloquer de prime abord. Car cette conception de l’exposition s’avérait avant tout bénéfique, tout particulièrement en ce qu’elle ouvrait au visiteur des horizons nouveaux. Et c’est peut-être là ce que j’y ai préféré ? En certains endroits, je pouvais avoir le vague sentiment, et sans doute bien présomptueux, d’être relativement en terrain connu – les fantômes japonais, tout spécialement ; dans quelques autres domaines, je pouvais au moins avoir une vague idée des caractéristiques essentielles de tel ou tel imaginaire – à titre d’exemple, les enfers chinois dominés par des juges, sur le modèle de l’empire terrestre. Mais, dans la majorité des cas, je ne savais à peu près rien – et j’ai été particulièrement séduit par ce que je découvrais de la sorte : je crois que je donnerais la palme aux enfers thaïlandais, illustrés par des films d’un ultra-gore ultra-baroque ultra-kitsch dont je ne savais absolument rien, et qui donne envie d'en savoir davantage.

 

Or cette même impression a prévalu pour le catalogue de l’exposition, très beau livre publié conjointement par le Musée du Quai Branly Jacques Chirac et les éditions Flammarion : les phi, ces revenants thaïlandais très divers, mais généralement plus charnels que les yûrei et compagnie, m’ont alors particulièrement impressionné, et notamment parce qu'ils témoignent d'un imaginaire toujours présent et prégnant.

 

Car, oui, il faut maintenant parler du catalogue de l’exposition – que je me suis immédiatement procuré sur place. C’est un beau livre d’un très grand format, abondamment illustré par le matériel de l’exposition comme de juste, et comme de juste en couleur, avec même de somptueux rabats çà et là, qui permettent de présenter au mieux les pièces les plus impressionnantes (je regrette toutefois que les installations mentionnées plus haut n’y soient pas « reproduites » d’une manière ou d’une autre – même si je conçois très bien que cela devait susciter des difficultés particulières ; il en va forcément de même pour le cinéma, si important dans l'exposition : une seule photographie ne saurait reproduire l'effet autrement saisissant d'un extrait de quelques minutes projeté sur un écran).

 

Cette iconographie à elle seule justifierait qu’on s’y arrête, mais le livre Enfers et fantômes d’Asie a davantage à proposer. En effet, il comprend nombre d’articles dus à des auteurs très divers : universitaires, conservateurs du patrimoine, journalistes, artistes, etc. Ces articles sont généralement très brefs, aussi ne peuvent-ils prétendre couvrir entièrement tel ou tel sujet, mais ce n’est tout simplement pas leur propos – en revanche, ils permettent de mieux comprendre le matériel iconographique, en y associant une perspective très appréciable, de l’histoire de l’art à l’enquête anthropologique contemporaine, éventuellement selon une approche d’observation participante.

 

Et je crois que le livre met ainsi en avant, davantage que l’exposition en elle-même, la continuité de ces imaginaires encore vivaces : ces enfers, ces revenants, ces exorcistes, ne sont pas de pures reliques du passé, cantonnées de longue date aux seules productions culturelles, qu’elles soient raffinées ou populaires : dans bien des cas, même si toute généralisation est à craindre, et tout bête jugement de valeur à proscrire, ils correspondent à une réalité d'ordre religieux qui est vécue au quotidien par nombre d’hommes et de femmes, pas spécialement dévots ou encore moins superstitieux, de ces cultures très diverses d’Asie orientale – et c’est tout particulièrement à cet égard que les développements sur les phi m’ont passionné, d’ailleurs ; l’article sur les itako, ces femmes chamanes du Japon, aurait dû me parler tout autant, mais je l’ai trouvé moins convaincant dans la forme... Il y a forcément des hauts et des bas dans un livre de ce type.

 

Mais, globalement, surtout des hauts : c’est un très bel ouvrage, qui complète utilement et même poursuit l’exposition, plutôt que de simplement la reproduire. Aussi ai-je beaucoup apprécié les deux.

Voir les commentaires

Innocent, vol. 1, de Shin'ichi Sakamoto

Publié le par Nébal

Innocent, vol. 1, de Shin'ichi Sakamoto

SAKAMOTO Shin’ichi, Innocent, vol. 1, [Inosan イノサン], traduction [du japonais] et adaptation [par] Sylvain Chollet, [s.l.], Delcourt, coll. Manga seinen, [2013] 2015, 204 p.

 

Attention, cette chronique peut comporter quelques SPOILERS, je suppose...

C’est une fois de plus l’excellente revue Atom qui m’a incité à la lecture de ce manga de Sakamoto Shin'ichi, au sujet étonnant : la biographie, très libre et inspirée plus concrètement d’un roman (semble-t-il ?) japonais, d’un fascinant personnage de l’histoire de France, le bourreau Charles-Henri Sanson, le plus célèbre représentant d’une véritable dynastie d’exécuteurs des hautes-œuvres, et ceci parce qu’il a mis à mort, sur l’échafaud, près de 3000 personnes au cours de sa longue carrière – il faut dire qu’il était le bourreau en chef parisien durant une période particulièrement sanglante de l’histoire de France : la Terreur… C’est lui qui a tranché le col de Louis XVI – mais aussi celui d’Hébert, de Danton, de Desmoulins, puis ironiquement ceux de Robespierre ou Saint-Just… Parmi bien d’autres – et ceci sans même mentionner sa carrière antérieure à la Révolution et à la guillotine ; or il faut la prendre en compte également, car les noms fameux sont là aussi de la partie : Sanson a présidé (dans la douleur) à l’atroce supplice du régicide Damiens, décrit en long et en large en introduction du Surveiller et punir de Michel Foucault (comme le disait le grand philosophe Garth : « Si tu vomis, vomis là-dedans. ») ; il a également foiré, et c’est peu dire, l’exécution déjà passablement « problématique » (quel euphémisme…) dans son principe même de Thomas Arthur de Lally-Tollendal… et, en parlant d’exécutions, et même de supplices, « problématiques », on ne saurait oublier le cas invraisemblable du chevalier de La Barre ! Ces deux dernières affaires, précisément, ont avivé le courroux de Voltaire, et j’en avais déjà causé sur ce blog, il y a longtemps de cela… Mais ce ne sont là que quelques noms fameux qui ont traversé l’histoire – le reste, à ce stade, des statistiques ? Au regard de l’histoire peut-être – mais, sur l’échafaud, il en allait sans doute autrement...

 

Aucun doute : c’est un très bon sujet pour une BD – inattendu de la part d’un auteur japonais, peut-être, mais pourquoi pas ? En soulignant d’emblée que Sakamoto Shin’ichi, pas exactement un inconnu, n’avait pas l’intention de livrer un manga particulièrement scrupuleux au plan historique (et ce n'est probablement pas un problème) – même en s’appuyant sur une documentation parfois précise et en faisant appel à une liste impressionnante d’historiens japonais pour veiller à ce qu'il ne raconte pas n'importe quoi non plus : on en trouve la liste, ainsi que celle des assistants, dans une sorte de générique en fin de volume – c’est qu’il y en a, du monde, qui a bossé sur Innocent ! Et ça se sent au final, notamment au regard du graphisme, œuvre collective qui fait largement appel aux technologies informatiques, pour un résultat de toute beauté…

 

Ce premier tome introduit le personnage du jeune Charles-Henri Sanson, sous le règne de Louis XV. Le garçon, aux traits efféminés et à la longue chevelure qui vole au vent (un peu trop à vrai dire, et j'y reviendrai…), déteste sa condition, et redoute son avenir : il ne veut pas devenir bourreau ! Et il souffre de ce que tout le monde le rejette… Les Sanson sont appointés par le roi depuis plusieurs générations, leur statut est tout ce qu’il y a d’honorable – mais on les craint, et la superstition est de la partie… Le très émotif Charles-Henri en vient à se rebeller ; son père, Charles Jean Baptiste, le troisième bourreau Sanson, en vient, lui, à supplicier son propre fils, la chair de sa chair (il en conclut qu’il se supplicie donc lui-même…), pour contraindre l’enfant timoré à admettre qu’il n’a de toute façon pas le choix. Il s’agit dès lors de faire son apprentissage – ce qui passe aussi par le rôle « social » des Sanson : on les craint, mais, lors de fêtes suintant la décadence, des aristocrates peuvent leur demander de faire la démonstration de leurs talents… Et si l’adolescent Charles-Henri se résout petit à petit à devenir un bourreau comme son père et son grand-père et son arrière-grand-père avant lui, il n’en est pas moins porté à se rebeller contre ceux qui ne font que trop peu de cas de la vie et de la mort, et pas seulement celles des hommes. Et quand ce tome 1 se conclut (vague SPOILER les gens, attention si jamais…), Charles-Henri doit procéder à sa première exécution – celle d’un jeune homme de 14 ans, Jean de Chartois, dont il était tombé fou amoureux…

 

J’ai lu deux fois ce premier volume, avant d’en livrer la présente chronique – ceci… eh bien, parce que je ne savais pas exactement ce que j’en pensais. Il n’y avait qu’un point de certain : le dessin est vraiment très beau, même s'il ne plaira probablement pas à tout le monde. Comme dit plus haut, il fait appel à des outils informatiques, de manière marquée, et s’appuie souvent sur des photographies, pour un résultat extrêmement réaliste – ceci au fil de pages au découpage relativement sobre, mais très cinématographique, avec un montage complexe, des plans de coupe, comme des arrêts sur image, etc., souvent de manière « muette » d'ailleurs.

 

Ce « photoréalisme » vaut du moins pour ce qui est des décors, disons, et éventuellement les costumes, à ceci près que, là, Sakamoto Shin'ichi tend à en rajouter. Mais les traits des personnages demeurent très « manga »… et à vrai dire pas toujours pour le mieux, car, si on se fait au caractère geignard d’un Charles-Henri très pathos, très romantique même, précurseur aux mains bientôt ensanglantées d’un Werther ou d’un René, les longues chevelures animées d’une vie propre peuvent laisser davantage sceptique, et il en va probablement de même pour le parti pris homoérotique de la BD, qui se fonde sur des personnages de garçons androgynes au corps lisse et à la tenue extravagante totalement fantasmés. Ce qui est un peu déconcertant – même si pas forcément vain et certainement pas hors de propos : à vrai dire, ceci, associé bien sûr au thème même de la BD, et, dans ce premier tome, à l’emploi de la torture, a fortiori dans un contexte… intime (!), voire à quelques choix de « cadrage » qui, sans être le moins du monde pornographiques, jouent quand même de la chair exposée et des sécrétions corporelles, tout ceci donc, m’a inévitablement ramené aux écrits du marquis de Sade – un guide idéal pour cette période troublée !

 

Et qui offre un sacré contraste avec les rêveries amoureuses associant tout d’abord Charles-Henri et Jean de Chartois, et qui dégoulinent quand même un peu de niaiserie, si le désir plus ou moins refréné est bien d’emblée de la partie… Cette amourette, à vrai dire, était probablement ce qui m’avait un peu refroidi à la première lecture – dans le fond comme dans la forme. Jean de Chartois brillant de mille feux, entouré d’une aura de pure et divine lumière, qui récite des comptines en anglais tout en virevoltant gracieusement, dans les champs comme dans les salons, en secouant au ralenti sa crinière léonine, au point de la pub L’Oréal parfois, ben, euh… J’ai trouvé ça quand même un peu ridicule, hein.

 

Mais je suppose qu’il ne faut pas s’y arrêter – et que ce premier tome compense cette éventuelle lourdeur (qui n’en sera pas une pour tout le monde) en mettant en scène des idées bien plus intéressantes. J’ai tout particulièrement apprécié la fin de ce tome 1 – et pas seulement parce qu’elle met en scène l’exécution du pénible Jean de Chartois, hein ! Ce que je trouve très intéressant, ici, c’est la manière dont Sakamoto Shin’ichi rend la « vision » de Charles-Henri, l’outil trompeur qu’il a développé pour se montrer capable d’accomplir son horrible tâche – un procédé qui a quelque chose d’expressionniste je suppose : il voit le condamné comme un mannequin, de toile, de paille et de cordes – mais, en l’envisageant ainsi, c’est son monde entier qu’il bouleverse : toute la foule, cruelle et assoiffée de sang, qui se presse pour assister à l’exécution, est composée de semblables mannequins… et Charles-Henri lui-même en est un ! Cette scène est vraiment très forte, et très juste : là, la narration et le dessin se montrent brillants ensemble, et cette ultime séquence, avec son, euh… cliffhanger ? donne pour le coup pas mal envie de lire la suite.

 

Je ne sais pas encore si je suivrai la série jusqu’au bout (elle est terminée et fait neuf tomes, auxquels il faut ajouter un spin-off du nom d’Innocent Rouge, en cours de publication) ; d’autant que je ne peux pas prétendre avoir été totalement emballé par ce premier volume – je reste même encore un peu indécis, à vrai dire… Mais je suis suffisamment curieux pour désirer lire le tome 2, et je suppose que je verrai alors si je dois poursuivre ou pas.

Voir les commentaires

La Déchéance d'un homme, de Dazai Osamu

Publié le par Nébal

La Déchéance d'un homme, de Dazai Osamu

DAZAÏ Osamu, La Déchéance d’un homme, [Ningen shikkaku 人間失格 ; No Longer Human], traduit du japonais par Georges [Gaston] Renondeau, Paris, Gallimard, coll. Connaissance de l’Orient, [1948, 1958, 1962, 1990] 2015, 180 p.

 

Attention : il me faut sans doute introduire cette chronique par un avertissement – le sujet même de cet article m’incitera probablement à y glisser des éléments très personnels et douloureux, en rapport avec la dépression, si je vais tâcher de me restreindre autant que possible à cet égard. Mais nous parlons d’un « roman du moi », où l’auteur, peut-être le plus brillant représentant de ce courant littéraire japonais du XXe siècle, s’expose en vérité à chaque paragraphe ; pour un lecteur tel que votre serviteur, cela produit immanquablement un très fort sentiment d’identification, qui incite probablement à faire de même. D’aucuns qualifieront cette tendance, sinon chez l’auteur, du moins chez moi, de « complaisance » ou de « narcissisme », et c’est peut-être bien le cas. D’où cet avertissement…

Je reviens à Dazai Osamu, un des grands écrivains japonais du XXe siècle, avec ce qui est parfois considéré comme son œuvre la plus importante, La Déchéance d’un homme selon son titre français, Ningen shikkaku en japonais, ou encore, puisque c’est étrangement le « titre original » que mentionne cette édition chez Gallimard, en anglais, No Longer Human. Ce n’est pas la seule bizarrerie de ce livre, à vrai dire, bel et bien traduit du japonais, par « Georges » Renondeau nous dit-on… mais il s’agit en fait de Gaston Renondeau, le général « G. Renondeau », dont le prénom caché sous l’initiale a été souvent écorché ; et dont j’avais déjà lu plusieurs traductions, mais de littérature classique, essentiellement de poésie (je vous renvoie à son Anthologie de la poésie japonaise classique, ainsi qu'aux Contes d’Ise), mais aussi éventuellement de théâtre et notamment de nô. La Déchéance d’un homme tranche, dans cette bibliographie, car il s’agit d’un roman contemporain, initialement publié, en feuilleton, en 1948 – l’année même, en fait, de la mort de son auteur.

 

Je ne vais pas rapporter dans le détail la vie de l’auteur – ce que j’avais déjà fait en chroniquant sa fameuse nouvelle, de peu antérieure, La Femme de Villon. Mais en connaître au moins quelques aperçus s’avère en fait particulièrement utile ici, car La Déchéance d’un homme est peut-être (probablement ?) l’expérience la plus poussée de Dazai dans le registre qu’il avait fait sien du shishôsetsu, ce courant littéraire qui met en avant le moi, l'expression à la première personne, et qui tend presque naturellement vers l’autobiographie, ou du moins l’autofiction. Dans La Déchéance d’un homme, Dazai use pourtant d’un petit artifice à ce propos, en encadrant le cœur de son roman d’une « préface » et d’un « épilogue » également à la première personne, et les seuls moments du livre où l’auteur emploie le pronom watashi, ou « moi », si son propre nom n’y figure pas ; décrivant tout d'abord trois photographies d'un même homme, il y rapporte enfin comment il a reçu, d’une tenancière de bar, les carnets d’un ancien client, carnets dont le contenu autobiographique pourrait à l’en croire donner matière à un bon roman.

 

Ces trois carnets rapportent donc, et forcément à la première personne, la vie navrante d’un certain Yôzô… mais nous comprenons très vite que ce Yôzô est en fait Dazai Osamu, car les éléments les plus cruciaux du récit correspondent à des événements bien réels de la vie de l’auteur : son ascendance aristocratique, avec un père parlementaire, ses études avortées, sa fréquentation de militants marxistes, sa vie de débauche, d’abord en alcool et en prostituées, mais qui culminera avec une addiction à la morphine débouchant sur une hospitalisation en psychiatrie, enfin et surtout, tout du long, sous-jacents, son tempérament dépressif et ses nombreuses tentatives de suicide (Maurice Pinguet évoquait le cas de l'auteur en long et en large dans son essai La Mort volontaire au Japon), dont une particulièrement traumatisante, en forme de shinjû (double suicide amoureux) à la manière des Tragédies bourgeoises de Chikamatsu… à ceci près qu’il est raté, et de la pire des manières : lui survit, mais pas sa compagne… Dès lors, la mise à distance censément opérée par la préface et l’épilogue, en vérité, ne trompe personne : c’est bien de lui-même que parle Dazai Osamu dans La Déchéance d’un homme – ce qui confère à son roman des allures de cas clinique, disséquant les symptômes de la dépression et de la pulsion autodestructrice.

 

(Et c’est bien ce en quoi ce roman ne pouvait que me toucher – rudement, le cas échéant.)

 

Le point de départ, pour Yôzô, se situe dans la petite enfance. Sa pathologie, originellement, prend source dans deux traits associés : l’incapacité pour le petit garçon de comprendre le monde qui l’entoure, et tout particulièrement les gens qui l’entourent, d’abord dans sa propre famille, et, en guise de réaction qui est avant tout protection, son réflexe consistant à « jouer un rôle », à « porter un masque », et pas n’importe quel masque : celui du bouffon. La gêne sociale du garçon, sa balourdise qui en découle, lui valent assez tôt la réputation d’un imbécile auprès de ses parents mêmes, et Yôzô choisit donc de faire l’idiot, sciemment – mieux vaut faire rire que susciter le mépris (ou la pitié, d’ailleurs).

 

Et il se montre compétent dans ce procédé : il fait rire les membres de sa famille, il fait rire ses camarades à l’école… Jusqu’au jour du moins où un de ces petits garçons comprend que Yôzô « fait exprès ». Notre « héros » redoutait tout spécialement que cela se produise – car il est de manière générale obsédé par le jugement des autres, même quand il joue au bouffon. Il se rapproche de cet écolier perspicace, il devient son ami, son meilleur ami, peut-être même son seul ami, non pas par inclination personnelle, car il ne comprend pas les gens et ne parvient pas à y attacher beaucoup d’importance, sincèrement du moins, mais seulement pour protéger son « secret »…

 

Yôzô se sent depuis longtemps condamné – et d’autant plus qu’autour de lui, peut-être en partie parce qu’il leurre effectivement tout le monde avec son masque de bouffon, on tend plutôt à lui prédire un bel avenir : son talent de guignol le rend étrangement populaire, il est beau garçon et plaira forcément aux femmes, il dessine bien et deviendra un grand peintre… Mais Yôzô n’y croit pas ; pire, il voit dans chacune de ces prédictions une menace ! Et c’est alors, insidieusement, que son trouble devient proprement dépressif.

 

C’est une forme de haine de soi, qui se traduira doublement, par la tendance à l’autodestruction, et par l’apathie – qui sont en fait éventuellement antagonistes, et pourtant intimement liées dans le profil pathologique de Yôzô (et d’autres) ; autant d’éléments cumulés qui, à l’en croire, le « disqualifient » de l’humanité – mais ce sentiment opère rétrospectivement, et Yôzô est persuadé que tout cela était déjà en lui dès le départ, et persisterait jusqu’à sa fin, sans doute guère éloignée. On pourrait naïvement avancer que ces fragilités, bien loin d’exclure Yôzô de l’humanité, l’y inscrivent, et pourtant ce sentiment me parle : la conviction de sa monstruosité, l’autodénigrement perpétuel, l’obsession du jugement des autres qui vire en même temps au narcissisme, le syndrome de l’imposteur, la crainte panique aussi bien du succès que de l’échec, ou peu s’en faut, en tout cas le grossissement de l’échec presque au stade de la complaisance, oui, et enfin, dans les moments les plus extrêmes, la conviction de ne même pas exister, quand des idées noires d’un autre ordre convainquent avec rudesse que l’on existe pourtant bien trop, tout cela est très habilement disséqué dans les réflexions de Yôzô/Dazai, et rend la lecture de La Déchéance d’un homme parfois très éprouvante – au plan le plus intime : je ressens bel et bien tout ça, ou l’ai ressenti. L’identification n’est – forcément – jamais exacte (les amours malheureuses...), mais elle est suffisamment forte pour que les phrases de Dazai Osamu frappent au cœur.

 

Ce qui vaut également, donc, pour ces tendances à l’autodestruction et à l’apathie – cette dernière étant liée aussi à un manque d’empathie. En fait, je retiens plus particulièrement cette deuxième tendance – qui est à mes yeux le cœur de la pathologie (et sur laquelle, insert intime, j’ai été amené à me poser beaucoup de questions ces derniers temps, notamment quant à son traitement). Dazai Osamu rend à merveille l’impossibilité d’accomplir quoi que ce soit, et la distance qui s’insinue toujours dans le rapport aux autres – que ce soit dans la douleur ou, au contraire, pour s’en prémunir. Mais, pour ce qui est de l’autodestruction, le cas de Dazai Osamu/Yôzô va bien plus loin – si je peux me reconnaître dans diverses formes de sabotage des opportunités, ou dans la tendance à se montrer excessivement dépensier (et l’auteur comme son personnage sont issus d’un milieu très riche, qu’ils parasitent jusqu’au point de la misère), voire dans certaines addictions éventuellement, mais sur un mode très, très atténué de mon côté, au point où la comparaison a quelque chose de risible, le reste dépasse largement mon expérience.

 

C’est le principal mode de discussion de l’autodestruction dans La Déchéance d’un homme, mais il faut bien sûr y associer la question du suicide – de la part d’un auteur qui a multiplié les tentatives, et les échecs, jusqu’à ce qu’enfin il parvienne à prendre sa vie (dans un nouveau double suicide amoureux !), très peu de temps après la publication de ce roman ; son cadavre, ironiquement, sera retrouvé le jour de son trente-neuvième anniversaire, le 19 juin 1948. En notant que Yôzô, dans le roman, n’atteint pas cet âge : ses carnets en font un vieillard de 27 ans – il y a du Portrait de Dorian Gray en lui, davantage que de Dorian Gray lui-même. L’évocation du suicide est somme toute relativement discrète, dans La Déchéance d’un homme, mais elle saisit vigoureusement en plusieurs occasions – la plus terrible étant bien sûr le shinjû échouant de la pire des manières, où la compagne périt quand l’homme survit, et s’attire en conséquence l’inimitié de tous, comme criminel.

 

Mais le plus terrible, et, je crois, le plus juste dans ces évocations de la mort volontaire, est ce qui renvoie encore à l’apathie et au défaut d’empathie. La pulsion de mort y est représentée pour ce qu’elle est, quelque chose de lancinant mais discret, pourtant de plus en plus obsédant, jusqu’à ce que l’impulsion, parfois sans événement déclencheur identifiable, décide absurdement du geste. Mais l’apathie intervient donc ici également – et quand Yôzô ranimé constate son échec, il est plus indifférent qu’autre chose : au fond, prendre sa vie n’avait pas tant d’importance… L’apathie l’emporte sur, par exemple, le remords, la tristesse ou la colère : il ne reste que le vide, pas si différent de celui qui a précédé l’acte. Mais le geste a pourtant ses conséquences – essentiellement dans la relation aux autres ; et le suicidant n’est pas disposé à bien le comprendre, car rien n’a d’importance à ce stade, pas même l’échec ; rien, du moins, ne saurait être envisagé qui pourrait arranger les choses ; et, au fond, c’est sans doute parce que la relation aux autres a de toute façon toujours été problématique.

 

La Déchéance d’un homme est un court roman d’une lecture très éprouvante. Est-il pour autant « complaisant » ? Je ne suis certes pas le mieux à même d’en juger… Mais cette chronique appuie par la force des choses sur le ressenti dépressif et ce qui y est associé – tout le roman ne réside cependant pas dans ces seuls aspects, et, si Yôzô soliloque plus qu’à son tour, sur un mode éventuellement existentialiste qui le confronte sans cesse à l’absurde, La Déchéance d’un homme convainc aussi par la justesse des portraits qu’il dresse, en peu de mots pourtant, et l’impact authentique des scènes – pas seulement les plus douloureuses, d’ailleurs, et notamment dans la mesure où Yôzô, se livrant sur le papier, se confessant même, a encore quelque chose de son masque de bouffon (et il est bien temps à ce propos que je lise les Confessions d’un masque de Mishima Yukio, roman paru… l’année suivante !).

 

On appréciera aussi, à ce niveau de lecture, la vague satire sociale, ou en tout cas la dimension critique à cet égard de l’exposé de Yôzô : Dazai Osamu revient à sa manière sur un thème qui lui est cher, la dégradation de l’aristocratie nippone (au cœur notamment de son roman Soleil couchant, de peu antérieur, et qu’il me faudra lire bientôt), et, contraste entre le temps de l’écrit et le temps du récit, les incertitudes des Japonais au lendemain de la défaite de 1945 se devinent ici ou là. Cependant, dans le contexte historique de la narration, antérieur à la guerre, on est davantage porté à relever les ridicules d’un faux parlementarisme qui ne trompe personne, ou la « subversion » marxiste qui a quelque chose de « ludique », et que l’on rejoint souvent, à l’instar de Yôzô, et de Dazai Osamu lui-même, pas tant pour concrétiser des convictions sincères, que pour s’accorder la vague excitation de l’interdit, en brisant au passage quelques contraintes et tabous – une raison de vivre qui en vaut bien une autre, quand tout est absurde ; et le bouffon sait comment tromper son monde, au nom de la blague.

 

(Note au passage : un aspect de ce roman pourra peut-être hérisser les lecteurs contemporains, et c’est l’image des femmes, pas très positive – même s’il faut sans doute prendre en compte les biais de Yôzô sinon Dazai Osamu, or c’est ici, tout particulièrement, que l’apathie et plus encore le défaut d’empathie se font sentir ; le mot est faible, car ils sont littéralement écrasants…)

 

Je ne ferai pas de La Déchéance d’un homme un chef-d’œuvre – même si on l’a souvent présenté comme tel. Par ailleurs, un peu gratuitement peut-être, je tends à croire que la traduction française est… perfectible ? Même si elle a indéniablement ses bons moments, où le livre original se révèle dans toute sa force et sa majesté. À vrai dire, la « préface » est… époustouflante, je crois que c’est le mot. Des pages d’une grande beauté, d’un style parfait, d’une puissance d’évocation redoutable. Mais je crois que, me concernant, cela a eu son revers : le roman en lui-même ne m’a que rarement paru retrouver ces sommets initiaux – probablement la scène du shinjû raté et ses suites immédiates, ainsi que l’hospitalisation d’un Yôzô ravagé par son addiction à la morphine, deux moments cruciaux de la vie de Dazai Osamu il est vrai. Le reste est bon sans être brillant, à mes yeux du moins.

 

Mais La Déchéance d’un homme, globalement, est bien une lecture marquante et terrible.

Voir les commentaires

No Guns Life, vol. 6, de Tasuku Karasuma

Publié le par Nébal

No Guns Life, vol. 6, de Tasuku Karasuma

KARASUMA Tasuku, No Guns Life, vol. 6, [No • Guns • Life ノー・ガンズ・ライフ], traduit [du japonais] et adapté en français par Miyako Slocombe, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2014] 2018, 228 p.

Bon, exceptionnellement, je vais faire bref, parce que je n’ai vraiment pas grand-chose à dire à propos de ce sixième tome de No Guns Life.

 

Jusque-là, j’aimais bien cette série, à l’ambiance « technoir » pas des plus originale mais bien foutue, et ce personnage improbable de détective privé passablement « hard boiled » avec un énorme flingue en guise de crâne. Non, ça ne révolutionnait rien, et ça pâtissait d’un certain nombre de défauts sur lesquels je ne pouvais pas faire l’impasse : un dessin sans doute très personnel, mais aussi plutôt confus, quasiment au point de l’illisibilité dans les scènes d’action ; une tendance à l’érotisation un brin poussive des personnages féminins ; ce genre de choses… Mais, globalement, j’aimais bien. Au sortir du tome 5, j’étais curieux de lire la suite.

 

C’est désormais chose faite, avec ce tome 6 publié tout récemment… et, en ce qui me concerne, je vais m’arrêter là. J’ai trouvé ça simplement… mauvais. Et profondément ennuyeux. Je ne suis pas certain que le contraste en termes de qualité soit si élevé entre ce tome-ci et le précédent – enfin, si, quand même, je le suppose... Mais j’avais lu les tomes 3 à 5 dans la foulée, et je pense que les bons moments, dans ces trois volumes, il y en avait assurément, ont aidé pour faire passer la pilule. Ce tome 6, pris isolément… non. Ça n’a pas marché. Rien n’a marché.

 

Je serais bien en peine de vous en raconter l’histoire, à vrai dire – tant je ne suis jamais parvenu à accrocher à ce que je lisais ; pas que ce soit forcément « compliqué », et la bourrinade a assurément sa part dans le volume, c’est peu dire, c’est juste qu’il m’était impossible de faire le moindre effort de concentration tant tout cela m’indifférait de bout en bout.

 

Bon, on était dans un gros bordel de grand complot qui manipule tout le monde, où les terroristes anti-extends du Spitzbergen et les capitalistes envahissants de la compagnie Berühren, promoteurs des extends, se retrouvaient en gros dans un même panier, avec un savant fou à l’origine desdits extends pour faire la navette entre les deux groupes censément antagonistes, ce genre de choses, blah blah blah… Un univers décidément très cynique (sans déconner ?).

 

Hélas, c’est à la fois a) convenu et b) confus – à la mesure en fait du dessin saturé d’onomatopées qui, à ce stade, devient franchement pénible. Cette intrigue pas toujours aisée à suivre mais surtout tristement plate et déjà lue/vue mille fois n’a absolument rien pour elle, et ce qu’elle pouvait promettre d’intéressant malgré tout s’avère traité avec une fainéantise et un manque d’implication qui, me concernant, signent fatalement l’arrêt de la série (j’allais dire « des hostilités », mais c’était encore moins approprié).

 

Même le gimmick – car c’en est devenu un – voulant que l’on ne sache pas si Jûzô Inui contrôle bel et bien son corps, ou a laissé le « mystérieux » gamin Tetsurô, avec son extension Harmonie, se glisser dans sa carapace, n’intrigue pas un seul instant. Cette idée avait du potentiel, à l’origine, pourtant…

 

Mais voilà, sur 200 pages, on navigue sans cesse entre baston illisible et flashbacks de poseurs tellement clichés qu’ils en deviennent un archétype du passé torturé/badass/pseudo-sage si commun dans tant de mauvaises séries, et très, très chiant. Et les personnages sont inintéressants au possible – outre que le dessin de Karasuma Tasuku, idéal pour les GSU aux mutations démesurées (il y a quelques délires graphiques pas inintéressants sous cet angle), et bizarrement parfois en mesure d’être des véhicules de l’émotion (c’est toujours le cas ici, je suppose), pèche radicalement quand il s’agit de personnaliser des « humains ». Le revers d’un character design à la base alléchant – mais cette fois, c’est au point où on s’y reprend à deux fois avant de pouvoir affirmer qui est qui, bien trop souvent. Même Pepper et Krohnen, qui avaient été un minimum développés auparavant (pas forcément avec beaucoup de réussite, certes, surtout pour la première), demeurent à ce stade des coquilles vides, et ne sont finalement guère différents de leurs antagonistes sans âme et sans personnalité. Dans ces conditions, s’intéresser aux souvenirs et traumatismes persistants comme aux coups spéciaux grandiloquents-germaniques dont ils sèment leurs bastons… était au-dessus de mes forces.

 

Oui, il est bien temps d’arrêter… Déception, quand même.

Voir les commentaires

<< < 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 > >>