Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Articles avec #japon tag

Vie d'une amie de la volupté, d'Ihara Saikaku / La Vie d'O'Haru, femme galante, de Mizoguchi Kenji

Publié le par Nébal

Vie d'une amie de la volupté, d'Ihara Saikaku / La Vie d'O'Haru, femme galante, de Mizoguchi Kenji

IHARA SAIKAKU, Vie d’une amie de la volupté – roman de mœurs paru en 1686 (3e année de l’ère Jôkyô), [Kôshoku ichidai onna 好色一代女], traduit du japonais, préfacé et annoté par Georges Bonmarchand, [illustrations par Yoshida Hambei], Paris, Gallimard – Unesco, coll. Connaissance de l’Orient – coll. Unesco d’œuvres représentatives, série Japonaise, [1686, 1975, 1987] 2014, 246 p.

Vie d'une amie de la volupté, d'Ihara Saikaku / La Vie d'O'Haru, femme galante, de Mizoguchi Kenji

Titre : La Vie d’O’Haru, femme galante

Titre original : Saikaku ichidai onna 西鶴一代女

Réalisateur : Mizoguchi Kenji

Année : 1952

Pays : Japon

Durée : 130 min.

Acteurs principaux : Tanaka Kinuyo (O’Haru), Mifune Toshirô (Katsunosuke), Matsuura Tsukie (Tomo – la mère d’O’Haru), Sugai Ichirô (Shinzaemon – le père d’O’Haru)…

DEUX VIES

 

Je reviens à Ihara Saikaku (généralement désigné sous le seul nom de plume de Saikaku), le plus fameux romancier de l’époque d’Edo, avec… ce qui est peut-être son livre le plus célèbre ? Non seulement en tant que tel, mais aussi parce qu’il a donné lieu à une adaptation cinématographique au moins aussi célèbre et probablement davantage encore… a fortiori en dehors du Japon. Le livre, c’est Vie d’une amie de la volupté (en japonais Kôshoku ichidai onna) ; le film, signé Mizoguchi Kenji, c’est La Vie d’O’Haru, femme galante (en japonais Saikaku ichidai onna) – et déjà ces deux titres originaux laissent entendre que, adaptation ou pas, nous avons affaire à deux œuvres fort différentes, très singulières.

 

SAIKAKU EN SON TEMPS

 

On ne peut pas traiter de l’œuvre de Saikaku sans la resituer dans son contexte (d’où la très longue et très pointue introduction de Georges Bonmarchand, le bien nommé, dans le présent ouvrage). Le romancier, qui fut d’abord un haïkiste particulièrement prolifique, a vécu durant la seconde moitié de notre XVIIe siècle (1642-1693) ; selon le calendrier japonais, encore qu’il soit un peu précoce à cet égard, on le rattache souvent à l’ère Genroku (1688-1704), ce qui est bien pratique pour l’associer à d’autres grands noms de la littérature de ce temps (Bashô pour la poésie, hop, Chikamatsu Monzaemon pour le théâtre, hop) – mais, de manière plus générale, nous sommes alors à l’apogée de l’époque d’Edo (1600-1868), longue période de paix et de stabilité après des siècles de chaos.

 

Le shogunat Tokugawa a mis en place une société très codifiée, où l’influence du néoconfucianisme est essentielle. Les vertus cardinales de loyauté et de piété filiale y participent énormément, qui rangent tout le monde dans un ensemble complexe en même temps que précis de relations hiérarchiques, ce qui vaut au sein de la cellule familiale (préséance des parents sur les enfants, des aînés sur les cadets, etc., et cette chronique portera essentiellement sur la condition des femmes à cet égard), mais tout autant à l'échelle de la société dans sa globalité : les guerriers, bushi, sont un ordre privilégié tout au sommet de la société – mais les roturiers sont inscrits dans une pyramide symbolique à trois niveaux, où les paysans (très largement majoritaires) sont supposés se trouver à la pointe, suivis par les artisans et enfin les commerçants, lesquels, parce qu’ils ne produisent pas, figurent donc tout en bas du tableau (qui ne prend pas en compte les parias type eta ou hinin, lesquels ne s’inscrivent pas dans cet ensemble, étant fondamentalement « hors-système »).

 

Mais le Japon change à cette époque – son immobilité n’est qu’apparente, à l’instar de son isolation ; et, de fait, les marchands officiellement si décriés constituent alors une classe bourgeoise de plus en plus riche, et de plus en plus puissante – les villes d’Edo, future Tôkyô, et peut-être surtout d’Ôsaka, toutes deux récentes mais en plein boom, l’illustrent de manière très concrète, notamment autour des quartiers de plaisir, dont ces bourgeois constituent le gros de la clientèle. Or cette nouvelle classe des chônin développe une culture qui lui est propre, laissant aux bushi dédaigneux les arts les plus raffinés tel que le théâtre nô, qui a eu tendance à se scléroser après l’âge d’or de Kan’ami et Zeami (hop), au XIVe siècle. Et cette culture bourgeoise, très diverse, forcément jugée « vulgaire » par l’aristocratie, bénéficie de progrès dans les modes de diffusion pour se répandre et marquer l’époque de son empreinte – d’où, en fait, l’idée de ces « trois grands auteurs de l’ère Genroku », dont les registres respectifs (roman ukiyo-zôshi pour Saikaku, poésie « haïku » – même si le terme est anachronique – pour Bashô, théâtres kabuki et jôruri pour Chikamatsu) s’inscrivent tous dans cette culture bourgeoise.

 

AMOUREUX DE L’AMOUR

 

C’est donc dans ce contexte que s’illustre Saikaku. Son œuvre est pléthorique, même à s’en tenir au seul genre romanesque, mais on peut y distinguer quelques grands ensembles, dont le plus fameux, idéal pour illustrer le « monde flottant » auquel renvoie le genre ukiyo-zôshi, est qualifié de kôshoku, mot qui revient souvent dans le titre même des œuvres, et qui désigne l’amour dans toutes ses dimensions – y compris, et peut-être surtout, la dimension charnelle : l’austère morale du shogunat Tokugawa devait composer avec une société japonaise guère puritaine, et « l’obscénité » ne deviendrait vraiment une obsession problématique qu’à partir de Meiji, sans doute pour partie sous l’influence des mœurs occidentales et du christianisme – mais, certes, cela n’a fait que confirmer le jugement négatif longtemps porté à l’encontre de Saikaku, auteur très populaire en son temps mais bien vite jugé d’autant plus « vulgaire ».

 

Parmi les œuvres de Saikaku les plus célèbres dans ce registre, il faut peut-être citer en priorité L’Homme qui ne vécut que pour aimer, ou Un homme amoureux de l’amour, selon les traductions (j’en avais lu quelques extraits dans l’anthologie Mille Ans de littérature japonaise). C'est semble-t-il le premier roman de l’auteur, publié en 1682, et il rencontra très vite un franc succès. Saikaku y rapporte, sous la forme de petits épisodes largement indépendants, et sur un ton assez badin, les aventures érotiques, aussi bien hétérosexuelles qu’homosexuelles (pas le moindre tabou là encore, loin de là même, et tout un pan de l’œuvre de Saikaku porte sur l’homosexualité), d’un galant particulièrement vorace (« 725 hommes et 3742 femmes »), et qui passe son temps dans les quartiers de plaisir. Le titre original du roman est Kôshoku ichidai otoko – et celui du roman qui nous intéresse aujourd’hui, postérieur de quatre ans, est Kôshoku ichidai onna ; ce parallélisme est sans doute assez éloquent, le mot variant désignant « l’homme » pour le premier, « la femme » pour le second (tant qu’on y est, on peut aussi mentionner Cinq Amoureuses, en japonais Kôshoku gonin onna, même s’il s’agit plutôt d’un recueil de cinq nouvelles que d’un roman – je vous en parlerai probablement un de ces jours).

 

Dans sa structure, Vie d’une amie de la volupté, puisque tel est son titre français, est assez proche de L’Homme qui ne vécut que pour aimer, ai-je l’impression, même si le ton diffère probablement quelque peu – le roman « masculin » étant très ludique et drôle, le roman « féminin » plus ambigu à cet égard. Mais on y trouve une même succession de petits épisodes largement indépendants – au point, à vrai dire, où le roman n’est pas toujours aisé à suivre, et ne saurait véritablement être résumé…

 

Disons simplement que nous y entendons le récit, par elle-même, d’une vieille femme que la fatalité, le hasard et éventuellement ses pulsions ont amené à connaître une vie dominée par la sexualité – et une vie chaotique, faite de hauts et de bas, même si, progressivement, de plus en plus de bas, et de plus en plus bas. Issue d’un milieu relativement privilégié, l’héroïne (anonyme) de Saikaku est amenée à devenir courtisane, d’abord de haut rang, puis à dégringoler progressivement le long de la très complexe et pointilleuse hiérarchie des quartiers de plaisir – même si, en quelques occasions, elle remonte quelques échelons, et/ou tente sa chance autrement, auprès d’un marchand amoureux ou d’un bonze guère chaste, ou ailleurs (elle voyage beaucoup, essentiellement entre Kyôto, Ôsaka et Edo). Devenue vieille femme, elle ne rechigne pas à narrer son histoire aux jeunes gens, une histoire qu’elle suppose éventuellement édifiante – ou pas, car les rares interventions de la morale dans cette histoire ne sont guère conçues pour emporter l’adhésion, et l’ironie y a probablement sa part.

 

Sur ce postulat, Saikaku brode une description par le menu, et qui évoque plus qu'à son tour une sorte de guide touristique, de la vie quotidienne dans les quartiers de plaisir (surtout) – ce qui va des mœurs à la couleur des vêtements ou au style des coiffures, en passant par les tarifs, les modes, etc., et mille autres allusions au contexte économique, social ou encore culturel de l’époque, par exemple portant sur les acteurs de kabuki les plus célébrés, de vraies stars, et pas les derniers à s’encanailler dans les maisons de courtisanes. Avouons-le, cette dimension de Vie d’une amie de la volupté, qui en fait une mine de précieux renseignements pour les historiens et les anthropologues, a de quoi faire soupirer quelque peu le lecteur, a fortiori non japonais, a fortiori du XXIe siècle, simplement en quête d’un bon roman… De fait, ce livre n’était sans doute pas le plus aisé à traduire sous cet angle – et, dans le texte de Georges Bonmarchand, cela se traduit par une surabondance de termes japonais absolument intraduisibles et dès lors laissés tels quels, qu’une surabondance de notes (il y en a tout de même 300, qui occupent une trentaine de pages, là où le roman a proprement parler fait moins de cent pages, avec ses illustrations d'époque abondantes) n’éclaircit pas toujours, voire obscurcit encore un peu plus…

 

C’est le piquant et l’ironie des tableaux qui rendent le roman malgré tout lisible dans une optique non érudite – et la verve aussi bien de l’héroïne que de ses collègues et clients. Les vives couleurs des quartiers de plaisir séduiront ou pas – un avertissement à cet égard s’impose.

LE CINÉMA FÉMININ DE MIZOGUCHI

 

Saikaku était donc très populaire de son vivant, mais il a ensuite longtemps été discrédité pour sa « vulgarité ». Tardivement, il a cependant été redécouvert par des écrivains modernes, qui l’ont révélé pour ce qu’il était vraiment : une des très grandes plumes de la littérature japonaise. Il n’est probablement pas si étonnant, dès lors, qu’on l’ait adapté au cinéma. Mais le Japon des années 1950, en l’espèce, n’était certes pas le Japon d’Edo, plus de deux siècles et demi s’étaient entre-temps écoulés – outre que l’aspect « guide des quartiers de plaisir » de Vie d’une amie de la volupté ne pouvait pas vraiment être transposé sur pellicule. Un travail d’adaptation s’imposait – au point où la parenté des deux œuvres ne saute pas forcément aux yeux, de prime abord… voire encore après coup ; en me lançant dans cette chronique, en fait, je n’étais pas si certain de ce lien partout affiché… D’autant que le titre a changé ? Mais de manière significative – car, au Japon, Kôshoku ichidai onna est ainsi devenu Saikaku ichidai onna, la mention du nom de l’auteur rendant superflue celle de l’amour ou de la volupté ; la différence/parenté des titres est peut-être moins sensible en français, pour le coup, puisque l’on est passé de Vie d’une amie de la volupté, dans la traduction (postérieure au film à vue de nez) de Georges Bonmarchand, à La Vie d’O’Haru, femme galante pour le film – mais sans doute à bon droit, car le fait de nommer l’héroïne, ce que ne faisait pas Saikaku dans son roman, est significatif en tant que tel.

 

Quand le film sort, en 1952, Mizoguchi Kenji est un des plus illustres réalisateurs japonais… au Japon, avec une longue carrière derrière lui, entamée du temps du muet – il est bien plus âgé que Kurosawa Akira, par exemple ; mais la trajectoire des deux réalisateurs à cette époque est en fait liée. En 1950 sort Rashômon : le film fonctionne bien au Japon, mais, surtout, de manière totalement inattendue, il triomphe en Occident après avoir été projeté à la Mostra de Venise en 1951, où il remporte le Lion d’or. Les Japonais découvrent stupéfaits que leur cinéma est en mesure d’intéresser d’autres audiences ! Mais, pour l’heure, les Européens et les Américains ne connaissent absolument rien du cinéma japonais… Y a-t-il quelque chose d’autre, en dehors de Kurosawa ? Oui – et Mizoguchi en fait la démonstration dès l’année suivante, justement avec La Vie d’O’Haru, femme galante, à son tour projeté à la Mostra de Venise, et à son tour primé (même si pas du Lion d’or). Pendant un certain temps, Kurosawa et Mizoguchi (tous deux enchaînant les succès par la suite, comme par exemple Les Sept Samouraïs pour le premier ou les Contes de la lune vague après la pluie, d'après les Contes de pluie et de lune d'Ueda Akinari, pour le second… et tous deux remportent le Lion d’argent !), seront les deux cinéastes japonais plébiscités à l’étranger – leur collègue Ozu Yasujirô, dont le style « contemporain » n’a pas le même vernis « exotique » qui facilite plus ou moins paradoxalement l'exportation, ne sera véritablement découvert en Occident que plus tard, rétrospectivement (alors qu’il était très apprécié, et très influent, au Japon, de longue date) ; mais l’idée d’un « triumvirat » du cinéma japonais « classique », Kurosawa-Mizoguchi-Ozu, persistera longtemps. Il y a bien quelques autres noms à s’exporter çà et là (en 1953, Kinugasa Teinosuke, là encore un vétéran, remporte la Palme d’or à Cannes pour La Porte de l’enfer), mais ceux-ci dominent. En Europe, et même plus particulièrement en France, on oppose pourtant parfois ces réalisateurs, si l’on en croit par exemple un Max Tessier (ici, sauf erreur) : au sein des revues cinématographiques telles que Les Cahiers du Cinéma ou Positif, il y a les tenants de Kurosawa, et les tenants de Mizoguchi – chaque revue choisit son camp et dénigre absurdement l’autre… Il y avait assurément, et il y a toujours, de quoi plébisciter les deux, tout en prenant en compte les différences marquées du cinéma de chacun, sensibles aussi bien dans le fond que dans la forme (à titre d’exemple, l’usage récurrent de longs plans-séquences, typique de Mizoguchi, et dont La Vie d’O’Haru, femme galante témoigne particulièrement, tranche avec le montage et les « trois caméras » de Kurosawa).

 

Quoi qu’il en soit, au Japon, Mizoguchi est alors un réalisateur installé de longue date, à la filmographie abondante. Il a traité bien des sujets, de bien des manières, mais, sur le tard, on note peut-être plus particulièrement, chez le réalisateur, un intérêt marqué pour la condition des femmes – un intérêt militant, même, prônant le suffrage des citoyennes japonaises ou dénonçant le proxénétisme, et ce ne sont là que deux exemples. Dans un Japon très patriarcal, ce n’est pas rien – même si, pour le coup, le poncif de la « femme qui endure », certes pas absent du cinéma de Mizoguchi, est très japonais. Reste que La Vie d’O’Haru, femme galante s’inscrit pleinement dans ce registre ; c’en est même peut-être la plus fameuse illustration.

 

Et c’est aussi l’occasion, pour Mizoguchi, de confier à son actrice fétiche, Tanaka Kinuyo, une des plus grandes stars féminines de toute l’histoire du cinéma japonais, muet comme parlant (et que j’avais louée sur ce blog pour sa performance dans La Ballade de Narayama de Kinoshita Keisuke, et évoquée brièvement ici, en traitant du Kwaidan de Kobayashi Masaki, car elle était une parente du réalisateur), de lui confier, donc, un rôle à sa démesure : la femme « de Saikaku », que le film doit montrer aussi bien jeune ingénue de la cour impériale que vieille prostituée décatie…

 

(Pour l’anecdote un peu gratuite, mais aussi pour le lien avec Kurosawa, on relèvera, dans la distribution du film de Mizoguchi, un Mifune Toshirô méconnaissable, dans un rôle d’une importance cruciale pour le récit, mais qui n’a guère que deux minutes au plus d’apparition à l’écran…)

 

Mais 1952 n’est pas 1686. L’adaptation du roman de Saikaku est (nécessairement) très libre, elle délaisse la succession de petits tableaux largement indépendants pour un récit plus linéaire et cohérent, et elle porte un regard tout différent sur la vie des courtisanes et les questions politiques et morales afférentes. Si le roman de Saikaku affichait sans vergogne des airs de divertissement plutôt léger et somme toute assez neutre au plan moral, du moins m’a-t-il fait cette impression, le film de Mizoguchi est résolument un drame (ce qui n’exclut pas de brefs interludes assez cocasses), et une dénonciation.

 

TRAJECTOIRES ET DIFFÉRENCES

 

Dans les deux œuvres, l’héroïne est prise dans un engrenage qui décide de la trajectoire de sa vie. Dans les deux cas, par ailleurs, cette trajectoire n’est pas unilatérale : s’il est certain que, dans le roman comme dans le film, l’héroïne finit incomparablement plus mal qu’elle n’a commencé, il ne s’agit cependant pas d’une chute « en continu » : il y a des hauts et des bas – même si, donc, de plus en plus de bas, et de plus en plus bas. Cependant, le ton très grave et déprimant du film accentue peut-être cette impression de déchéance continuelle.

 

Mais l’histoire d’O’Haru est donc plus aisée à suivre : Mizoguchi se disperse moins que Saikaku, et dégage une trame générale des péripéties de son héroïne, en diminuant le nombre de tableaux pour leur accorder plus d’espace ; certaines de ces saynètes sont bien empruntées au roman, mais pas toutes, sauf erreur.

 

Dès lors, il est possible de résumer le film plus aisément que le roman. Il s’ouvre sur le triste tableau d’une O’Haru prématurément vieillie, prostituée sans clients mais qui entend conserver une attitude relativement sereine, en dépit des innombrables malheurs qui n'ont eu de cesse de l'accabler. Le film, comme le roman, commence donc par la fin (enfin, concernant le film, pas tout à fait, car il y aura un très important épilogue) – mais là où Saikaku montre une vieille dame retirée du monde, une plus-ou-moins-nonne qui narre volontiers aux galants de passage, pour leur divertissement sinon leur édification, les accidents de sa vie, Mizoguchi dresse un tableau d’emblée plus intime et aussi plus déprimant, et c’est au spectateur qu’O’Haru fait intérieurement son récit – à moins que ce ne soit en même temps à ses collègues prostituées. De passage dans un temple bouddhique, O’Haru s’abîme en effet dans la contemplation des statues, qui lui rappellent l’origine de son drame, le visage d’un jeune homme apparaissant en surexposition sur le visage d’un bouddha : alors qu’elle était dame de compagnie à la cour impériale, O’Haru était tombée sous le charme d’un page très assidu, Katsunosuke (Mifune Toshirô) ; mais cette relation dépareillée avait scandalisé la cour, et le jeune guerrier avait été exécuté tandis qu’O’Haru était renvoyée auprès de sa famille, collectivement exilée et dégradée.

 

C’est là une autre différence majeure entre le film et le livre : Mizoguchi confère un certain rôle aux parents d’O’Haru, qui reviendront régulièrement dans le récit – la mère est douce mais impuissante, le père un répugnant bonhomme, égoïste, arrogant, cupide. Il vend littéralement sa fille pour qu’elle devienne la concubine d’un daimyô, le seigneur Matsudaira, dont les exigences en matière de femmes sont absurdes, mais qui a urgemment besoin d’un successeur. Las, une fois qu’elle a donné à son maître un prince héritier, O’Haru, bien loin d’en bénéficier, est renvoyée chez ses parents sans plus attendre, et à jamais séparée de son enfant… Et son père la vend encore : cette fois, O’Haru devient « officiellement » une courtisane – et ça se passe forcément mal. O’Haru parvient ensuite à quitter le quartier de plaisir pour servir dans un foyer « respectable », mais fait les frais de la jalousie de la maîtresse de maison ; après quoi elle rencontre un homme adorable, doux et travailleur, elle veut croire enfin au bonheur domestique… et perd tout quand son jeune amant est tué par des brigands : le sort s’acharne sur elle quoi qu’elle fasse. Elle veut se faire nonne, cherchant la rédemption dans la foi, mais souffre de la cruauté d’un marchand qui la viole peu ou prou – et, comme de juste, c’est la victime qui est châtiée pour ce crime par la supérieure du temple : l’aspirante ne sera jamais nonne. O’Haru n’a plus le moindre choix : elle doit se résoudre à la prostitution – entendre le plus bas échelon, rien à voir avec les quartiers de plaisir : de vieilles femmes hideuses qui racolent les hommes ivres dans la rue et font de l’abattage. Mais O’Haru n’y gagne pas de quoi subvenir à ses besoins – bien plutôt, on l’humilie encore davantage. Mais le seigneur Matsudaira meurt, et c’est le fils que lui a donné O’Haru qui règne désormais ! Ne craignez pourtant pas le happy end : la « turpitude » de la mère privée de son enfant depuis l’accouchement même implique, aux yeux des bushi hypocrites, de dissimuler cette « honte » irrémédiable, sans lui donner pour autant l’occasion de connaître enfin son fils, qu’elle ne peut voir que de loin, en une unique occasion – le schéma typique de ces hommes qui ne laissent d’autre échappatoire aux femmes que la déchéance de la prostitution… et qui trouvent quand même à le leur reprocher ! Mais O’Haru préfère fuir que de subir cet ultime affront.

 

Et cela a son importance : si, dans le film de Mizoguchi, O’Haru donne globalement l’image d’une victime (des hommes, de quelques femmes aussi mais parce qu’elles ne font que reproduire les façons d’être des hommes, dans une société extrêmement patriarcale), elle n’est pas pour autant, ou pas totalement, une pure victime et rien d’autre – O’Haru a un tempérament rebelle qui perce parfois, qui participe parfois à ses affres (sans les justifier, à l'évidence...). En cela, elle se rapproche finalement de l’héroïne de Saikaku – même si cette dernière, plus ouvertement rebelle (et libre ?), éventuellement malicieuse aussi (O'Haru dans le film n'en donne qu'un seul exemple, quand elle se venge de la maîtresse de maison chauve), feint régulièrement de critiquer ses « mauvais penchants », quand elle s’y soumet en fait volontiers ; une dimension totalement étrangère au personnage d’O’Haru (à moins d’y associer ses amours avec Katsunosuke puis le fabricant d’éventails, mais on n’est pas porté à les envisager de la sorte).

 

Je suppose que cela tient aussi à ce que le ton des deux œuvres varie autant – et par voie de conséquence leur signification ? J’ai l’impression que les considérations « morales » n’intéressent pas vraiment Saikaku – qu’elles soient censée jouer en faveur de son héroïne ou en sa défaveur. Si la vieille dame recommande à son auditoire (masculin) de mettre un frein aux méfaits de la volupté, on la suppose alors guère sincère, et c’est peu dire ; et tout autant Saikaku lui-même derrière elle ! En même temps, vers la fin du roman, quand la courtisane fait un cauchemar, voyant des dizaines de fantômes, et comprend qu’il s’agit des esprits vengeurs de tous les enfants dont elle a avorté au fil de sa carrière, je suppose qu’il ne faut pas y voir une condamnation de sa vie au plan moral – ce que l’on aurait déduit plus aisément dans un contexte plus puritain ; calquer à ce propos un discours contemporain sur l’avortement, et a fortiori anti-avortement dans une navrante perspective très meuwicaine, dans une époque et un pays qui ne connaissaient absolument rien de la sorte, serait bien hardi et sans doute malvenu. Décidément, je ne crois pas que Saikaku juge.

 

Mizoguchi, si – mais l’accusation, bien sûr, ne porte pas un instant sur la pauvre O’Haru, la victime dans toute cette accablante affaire : elle s’adresse aux hommes qui la malmènent sans y prêter la moindre attention – les diktats aristocratiques qui sanctionnent les mésalliances par la mort et l’exil, l’égoïsme inouï du seigneur Matsudaira qui fait d’O’Haru une concubine « jetable », tout juste bonne à être renvoyée chez ses parents une fois qu’elle a pondu un héritier, la vilenie mesquine d’un père qui vend sa fille par deux fois pour assurer son commerce (les chônin étaient les lecteurs de Saikaku, mais il ne les ménageait pas pour autant, et Mizoguchi encore moins), l’hypocrisie d’un maître de maison qui délaisse son épouse au point de la rendre folle, ce marchand plus ou moins violeur qu’une nonne ne saurait rendre coupable d’un crime dont c’est la victime qui doit en payer le prix, ce moine qui exhibe et humilie une O’Haru prématurément décatie pour détourner les pèlerins de la voie du stupre, l’ignominie enfin des samouraïs du clan Matsudaira, qui sanctionnent une mère dépossédée de son enfant pour le comportement qu’ils lui ont imposé… Oui, le film de Mizoguchi a quelque chose d’un réquisitoire. Une dimension, sinon totalement absente, du moins beaucoup moins franche dans le roman de Saikaku.

 

DU QUARTIER DE PLAISIR À L’UNIVERSEL

 

Deux œuvres finalement très différentes, donc – et qui s’adressent à des publics différents, en leur temps (fort éloigné l’un de l’autre) comme aujourd’hui.

 

Pour dire les choses, je ne me suis pas régalé à la lecture de Vie d’une amie de la volupté autant que je l’espérais, sur la base de mes quelques autres lectures antérieures de Saikaku – pas grand-chose, certes… Le prestige du roman m’encourageait à en attendre un authentique chef-d’œuvre. Mais la structure très déconcertante du récit, et surtout le caractère pointilleux de sa dimension documentaire, m’ont assez tôt… lassé, je suppose. La description par le menu des us et coutumes des quartiers de plaisir a fini par devenir laborieuse à mes yeux de lecteur – et j’ai plaint le pauvre traducteur, qui ne pouvait guère rendre en français les subtilités hiérarchiques du monde des courtisanes, ce qui impliquait donc tout à la fois de conserver un vocabulaire spécifiquement japonais en abondance, et de tenter de lui donner corps au travers d’un appareil scientifique conséquent ; ceci dit, j’ai l’impression qu’il a sa part de responsabilité dans ce ressenti un peu aride – en en faisant trop : quand le roman, au détour d'une note, tourne à l’analyse de la politique monétaire du shogunat, ou peu s’en faut, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas – en même temps, d’autres notes s’avèrent indispensables pour apprécier les nuances du discours de l’auteur… En son temps, Kôshoku ichidai onna avait sans doute été conçu comme un ouvrage de divertissement pour les chônin – l’auteur et le lecteur partageaient les mêmes codes, les mêmes références, aussi le non-dit avait-il sans doute sa part dans la manière d’approcher le récit. En français, de nos jours, cela ne saurait produire le même effet. Et tous ces éléments s’associent, qui rendent la lecture de Vie d’une amie de la volupté incomparablement plus compliquée qu’il n’était souhaité et souhaitable…

 

Le cas du film de Mizoguchi Kenji est tout autre. Le monde avait bien changé entre 1686 et 1952. On ne racontait plus les histoires de la même manière, et l’insularité du Japon avait été mise à mal depuis un siècle – le souvenir d’Edo persistait sans doute, mais, à tout prendre, il s’agissait d’un autre monde pour les Japonais eux-mêmes. Et si Mizoguchi n’a probablement pas « dilué » son film pour le rendre plus accessible aux spectateurs occidentaux (une accusation qui deviendrait vite fréquente dans certains milieux japonais, et dont Kurosawa Akira, tout spécialement, ferait à terme les frais), à une époque où l’engouement international pour le cinéma nippon débute tout juste, il a cependant livré une œuvre bien moins hermétique – ou, mieux vaut présenter les choses dans l’autre sens, il a conçu une œuvre universelle. Si la Vie d’une amie de la volupté s’inscrit dans un contexte culturel, économique, social, moral, politique, etc., spécifique, La Vie d’O’Haru, femme galante, tout en s’inscrivant dans un même Japon d’Edo envisagé avec le plus grand sérieux, rapporte une histoire à même de parler au monde entier, d’émouvoir et de révolter un Français ou un Américain au même titre qu’un Japonais.

 

Et c’est un constat qui a son revers plus déprimant, je suppose : si cette histoire nous fait l’effet d’être universelle, c’est aussi parce que les sociétés européennes traitaient et dans une certaine mesure traitent encore les femmes comme le Japon des Tokugawa traite ici O’Haru. Que le film de Mizoguchi soit un chef-d’œuvre ne rend pas exactement cette réalité moins douloureuse et révoltante…

 

(PS : Une petite remarque technique, au cas où : cette édition DVD du film de Mizoguchi est assez atroce – image bof, son encore pire, sous-titrage français lacunaire… Il mériterait mieux que ça. Je ne sais pas si c’est seulement possible, mais il mériterait mieux que ça.)

Voir les commentaires

L'Histoire des 3 Adolf – intégrale, d'Osamu Tezuka

Publié le par Nébal

L'Histoire des 3 Adolf – intégrale, d'Osamu Tezuka

TEZUKA Osamu, L’Histoire des 3 Adolf – intégrale, volume 1, [Adolf ni tsugu アドルフに告ぐ], traduction [du japonais par] Jacques Lalloz, préface de Patrick Honnoré, exégèse de Didier Pasamonik et Kôsei Ono, Paris, Delcourt – Tonkam, coll. Tezuka, [1983] 2018, 610 p.

L'Histoire des 3 Adolf – intégrale, d'Osamu Tezuka

TEZUKA Osamu, L’Histoire des 3 Adolf – intégrale, volume 2, [Adolf ni tsugu アドルフに告ぐ], traduction [du japonais par] Jacques Lalloz, exégèse de Didier Pasamonik et Kôsei Ono, Paris, Delcourt – Tonkam, coll. Tezuka, [1983] 2018, 732 p.

Bon, on s’attaque à un gros machin, là : Tezuka Osamu, aka « Le Dieu Du Manga », l’homme qui a tout fait, tout inventé, tout développé, et tout redéfini. Même sans jamais l’avoir lu, on le connait – au moins indirectement. Pendant longtemps, et sans doute à vrai dire encore à présent, je m’en étais sans doute tenu là, hélas… En fait, je n’avais lu, de Tezuka, et il y a bien des années de cela… que deux BD seulement. Lesquelles étaient L’Histoire des 3 Adolf et Ayako. Trouver le reste, ou même ça en fait, n’était à vrai dire plus évident depuis quelque temps. Or voici que Delcourt – Tonkam s’est lancé dans la réédition luxueuse (énormes bouquins, couverture rigide avec jaquette, signet, appareil critique…) de plusieurs œuvres du maître, dans une « collection Tezuka » qui comprend pour l’heure deux titres… qui sont L’Histoire des 3 Adolf et Ayako, figurez-vous. Mais sont annoncés pour bientôt plein d’autres volumes, dont deux séries qui m’attirent plus particulièrement depuis un certain temps déjà : La Vie de Bouddha (en quatre volumes) et Phénix (cinq volumes). Il est plus que probable que j’y reviendrai un de ces jours, donc.

 

Mais, pour l’heure, L’Histoire des 3 Adolf. C’est la première BD de Tezuka que j’ai lue – et je dois dire que si, à l’époque, j’avais, oui, apprécié ma lecture, j’en avais aussi été un peu décontenancé, ne sachant pas exactement comment prendre cette série ; la lecture d’Ayako, peu de temps après, m’avait bien autrement convaincu, et, oui, là j’avais dit comme tout le monde : « Putain de chef-d’œuvre. » Les Adolf ne m’avaient toutefois pas laissé indifférent, loin de là, et certaines scènes – très rudes, de préférence – ne m’avaient pas quitté depuis… Il était bien temps de relire tout cela. Et je suis maintenant bien plus enthousiaste, globalement : c’est bien une excellente bande dessinée – sans doute, comme on le dit, un des sommets de l’œuvre pléthorique de Tezuka ; mais, ne connaissant quasiment rien de celle-ci, je me garderai de trop m’avancer sur ce terrain.

 

Une chose à noter d’emblée, cependant : L’Histoire des 3 Adolf est une œuvre tardive de Tezuka – elle a été publiée en revue (et pas une revue de manga, semble-t-il) entre 1983 et 1985 (et Tezuka est mort en 1989). À cette époque, et depuis quelque temps déjà semble-t-il, il y a avait eu une bascule dans cette abondante production : l’auteur, d’abord connu surtout pour des récits enfantins et généralement très positifs, s’était mis à livrer des bandes dessinées plus adultes ou résolument adultes, et bien plus sombres aussi – dont Ayako et L’Histoire des 3 Adolf sont des exemples particulièrement éloquents. Adolf est très influencé par le gekiga, et il n’y avait aucune ambiguïté sur le public visé – même si celui-ci… eh bien, avait très probablement lu Tezuka à l’âge des culottes courtes. La BD est très, très rude – et dès le départ. Sans être « gore » à proprement parler, elle contient son lot de séquences traumatiques – même enrobées dans une trame de thriller pour faire passer la pilule, avec un dessin très dynamique et qui a conservé une certaine rondeur archétypale. Quand j’avais lu cette BD pour la première fois, et que je manquais encore plus de références que maintenant, c’est dire, c’en est une dimension qui m’avait particulièrement déstabilisé – j’avais l’impression… eh bien, d’un Tintin avec des viols, de la torture et des massacres. Et j’avais notamment un peu de mal avec cette dimension de thriller très tendu, bourré de rebondissements, dans un contexte historique aussi atroce. Il en est resté quelque chose, je crois, même si prendre un peu de distance m’a aidé à mieux apprécier la chose.

 

Nous avons donc trois Adolf. Si je vous dis que nous sommes dans les années 1930 et 1940, et que l’un, Adolf Kaufman, est un enfant allemand, et le deuxième, Adolf Kamil, est un enfant juif, vous comprendrez sans peine qui est le troisième (bon, vous le saviez déjà). Mais nos deux enfants vivent au Japon – à Kobé. Et ils sont de bons amis. Le père Kaufman, « diplomate » nazi (oxymore mon amour), a bien quelque chose à redire (aheum) à ce que son fils (métis, sa mère est japonaise, ça vous pèse sur la conscience raciale) fréquente un voyou youpin, et les parents Kamil savent très bien ce qu’il en est des parents Kaufman, mais les enfants, eux, s’en foutent – ou plus exactement ne comprennent pas bien pourquoi ils ne devraient pas être copains, alors que, eh, ils sont copains. Mais, même au Japon, ces enfants ne peuvent pas échapper au terrible engrenage des événements européens – par la force des choses, les copains seront séparés, et Adolf Kaufman, remodelé dans le Vaterland par une éducation hitlérienne dont il ne voulait pas, deviendra un monstre…

 

Et notre troisième Adolf ? Il n’est pas qu’une figure charismatique (dimension bien rendue par Tezuka, quand Adolf Kaufman est amené à rencontrer puis fréquenter son dieu) gesticulant, bavant et vitupérant en toile de fond, il est bien au cœur de l’histoire – enfin, d’une certaine manière…

 

Sohei Togué est un journaliste sportif japonais – envoyé couvrir les JO de Berlin en 1936, immense machine propagandiste du régime nazi (merci Leni – pas Jesse). Là, il espère des retrouvailles avec son frère, qui vit en Allemagne depuis quelque temps – et fricote avec des COMMUNISTES. Las, le frangin est assassiné dans des circonstances très mystérieuses… et alors même qu’il avait un important secret à communiquer à son frère, un secret à même de faire tomber Hitler et de changer le cours de l’histoire.

 

Plus ou moins.

 

Ce secret n’en est pas longtemps un, et ne convaincra plus grand monde aujourd’hui, s’il a jamais convaincu qui que ce soit (il semblerait que, et peut-être bien Tezuka lui-même ?) : le fantasme étonnamment répandu que Hitler… était en fait juif, eh. Salauds de juifs, c’est toujours de leur faute ! Mais, honnêtement, ce postulat un peu faiblard et convenu n’est en fait pas aussi problématique qu’il en a l’air – parce que c’est un pur MacGuffin : ça lance l’intrigue, et les documents secrets naviguent beaucoup entre les différents personnages, dans une ronde particulièrement complexe (parce qu’il y en a, du monde, dans ces environ 1200 pages de BD au rythme frénétique), mais, autant le dire de suite, personne n’en fera jamais rien – et bien sûr, puisque le cours de l’histoire, eh, n’en est pas le moins du monde affecté : le régime nazi ne s’effondrera qu’en 1945, et après avoir commis toutes les atrocités que l’on sait – pas une n’a été empêchée par ces papiers censément si importants, qui auraient dû changer le monde, mais s’égarent au lointain Japon, lequel a de toute façon ses propres préoccupations et ses propres crimes sur la période…

 

Ceci dit, donner un regard japonais sur les événements européens n’est pas un des moindres atouts de la BD de Tezuka. Et, ce MacGuffin mis à part, L’Histoire des 3 Adolf repose sur une documentation abondante en même temps que précise – ce qui vaut pour le théâtre européen comme pour le théâtre japonais, et ressort aussi bien du récit que de son illustration. Sans que cela nuise jamais à l’intrigue, par ailleurs, et même au contraire, certains passages de la BD ont peu ou prou une vertu documentaire très appréciable (je pense notamment à l’évocation de l’affaire Sorge, par exemple, ou à celle de la communauté juive de Kobé, qui renvoie à des souvenirs d'enfance de Tezuka).

 

Mais, si le thriller motive la BD – et, MacGuffin pris pour ce qu’il est, il fait ça très bien, Tezuka sait assurément raconter une histoire (sans déconner), et d’une complexité impressionnante mais jamais au point de s’y noyer –, je crois pourtant que son cœur est ailleurs, dans la destinée parallèle des trois Adolf (ce titre français est finalement pertinent). Ce qui est particulièrement douloureux, dans cette BD, c’est combien l’histoire et les déterminismes sociaux l’emportent sur les sentiments les plus admirables – le lecteur souffre, je crois que le mot n’est pas trop fort, en voyant le gentil et timide Adolf Kaufman, qui en une autre époque aurait pu être un hâfu idéalisant l’ouverture souhaitée d’un Japon encore bien fermé sur lui-même, se muer en un monstre, un parfait petit Aryen, qui a le meurtre au programme de son cursus scolaire. Le souvenir de son humanité demeure pourtant, chez le lecteur sinon le personnage, et la spirale infernale de sa transmutation n’en est que plus douloureuse à mesure que les pages défilent dans un bain de sang… L’Histoire des 3 Adolf est une BD d’une noirceur redoutable.

 

Elle n’est pas si manichéenne, pourtant. Le souvenir de l’enfance d’Adolf Kaufman, ou la légère (très, très légère) humanisation malgré tout d’Hitler (via une Eva Braun toujours bien pratique…), à cet égard, ne sont probablement pas aussi importants que les traits les plus sombres des personnages autrement positifs : Sohei Togué, que l’on suppose, à la base, être le héros de cette histoire, commet très vite ce qui ressemble tout de même fortement à un viol (et, disons-le, si ça ressemble à un viol, c’est que c’est un viol), débouchant sur le suicide de sa victime ; autant pour l’identification positive… Et, tout héroïque qu’il soit par la suite, et d’une résilience stupéfiante, il y a quelque chose d’un peu obtus et brutal dans sa manière d’être qui teinte parfois d’une vague hésitation l’admiration naturelle pour le courageux journaliste. Mais, à l’autre bout de la BD, il y a aussi cet épilogue particulièrement casse-gueule, mais aussi particulièrement traumatique, durant lequel Adolf Kamil à son tour… eh bien… horrifie ? Encore que je ne sois pas tout à fait sûr des intentions exactes de Tezuka dans ces pages – pour le coup, il y a bien une certaine ambiguïté, ici… Seule certitude : l’humanité n’en aura jamais fini avec la haine.

 

Tout cela renforce l’impression globale d’un certain fatalisme foncièrement déprimant – d’un monde écrasant, où l’éducation, au lieu d’émanciper, cloisonne, et où les déterminismes, revendiqués comme tels, « justifient » au plan moral l’abomination pure et simple. Sans doute ne pouvait-on pas mieux illustrer le poison intellectuel de l’idéologie de l’époque – qui, hélas et comme de juste, a fait des petits.

 

Il y a pourtant des héros, dans cette BD. Mais je tends à croire qu’il ne s’agit pas vraiment des personnages principaux évoqués jusqu’alors – s’ils sont seulement les personnages principaux ? Sohei Togué probablement, Adolf Kaufman à sa manière, mais Adolf Kamil… est somme toute bien plus discret. En fait, j’ai le sentiment que les vrais héros, dans L’Histoire des 3 Adolf, sont d’admirables personnages secondaires – l’institutrice plus ou moins communiste, dont la résilience vaut bien celle de Sohei Togué voire l’écrase, ou ce jeune homme qui aurait dû, car il en avait toutes les raisons, devenir le type-idéal même de l’officier japonais fanatique et rigoureux… mais dont la rigueur même, débarrassée de toute compromission, implique la plus louable des trahisons (pour partie motivée certes par des raisons toutes personnelles et qu’on pourrait juger futiles, ajout très pertinent) – même si elle doit sceller son destin.

 

En fait, ces deux personnages, et quelques autres, offrent en définitive un certain miroir au sort affligeant d’Adolf Kaufman : ce monde est noir, il est horrible, il abonde en crimes, et les déterminismes pèsent, qui ont de quoi déprimer les bonnes volontés. Peut-être, pourtant, à force d’abnégation et de sens moral, est-il possible d’y échapper, au moins à titre personnel, au moins pour un temps ? L’Histoire des 3 Adolf, au fond, est bien une BD sur l’éducation…

 

Et une BD brillante, bien sûr. Je crois qu’elle a ses défauts (même en fermant les yeux sur le postulat macguffinesque) ; j’ai un problème, notamment, avec ces personnages féminins qui, à peu près systématiquement, tombent amoureuses dans les trois cases au plus qui suivent leur rencontre avec un personnage masculin (Sohei Togué, surtout), même s’il y a quelques heureuses exceptions (rares, mais c’est tout de même un peu rassurant). Et il y a bien, çà et là, quelques rebondissements un peu trop forcés – ou quelques personnages trop unilatéraux (surtout comme de juste du côté du Mal) – ou quelques pans de l’intrigue qui ne parviennent pas à m’accrocher (le meurtre de la geisha, et, c’est lié, les bustes de Wagner…). Pas grand-chose, cependant, au regard de tout ce qui brille dans L’Histoire des 3 Adolf. Ce roman-fleuve combine l’efficacité formelle du thriller à un fond implacable et redoutable, le contexte historique fournissant une passerelle idéale pour ces deux dimensions de manière générale pas si faciles à accoler. Le sens du récit est admirable – le dessin aussi, qui fait preuve d’une inventivité en même temps que d’une maîtrise parfaites (la mise en page, notamment, m’a bluffé – sans excès, toujours pertinente dans ses effets).

 

On appréciera aussi de pouvoir lire ce monument dans une édition aussi luxueuse. Même si… eh bien, j’ai quelques critiques à formuler à ce propos… Car je crois que Delcourt – Tonkam aurait tout de même pu soigner un peu plus le boulot. La traduction un peu archaïque parfois de Jacques Lalloz aurait probablement gagné à un bon coût de Ripolin, certains phylactères sont étrangement inversés (?), ce genre de choses… Mais cela ne se sent jamais autant que dans le paratexte, surtout la double « exégèse » de l’œuvre par Didier Pasamonik et Kôsei Ono, abondante (une bonne quarantaine de pages à la fin de chacun des deux volumes), globalement passionnante (malgré quelques inexactitudes ou confusions çà et là, j’ai l’impression – ou exceptionnellement des prises de position peut-être pas très bienvenues ; globalement, j'ai préféré le point de vue japonais, mais sans doute parce que c'est surtout là que j'apprenais plein de trucs), mais visiblement pas relue, et affectée de nombreuses pétouilles typographiques… Il y a donc à redire sur cet écrin – joli mais parfois un peu bâclé, et nous parlons tout de même de bouquins qui coûtent 30 € pièce…

 

Bon, l’essentiel demeure la BD – qui est excellente. Et m’a probablement bien davantage convaincu à cette relecture qu’à l’époque. Maintenant, me faut relire Ayako… et aller au-delà, cette collection semblant toute désignée pour m’en fournir l’occasion.

Voir les commentaires

Notes de Hiroshima, de Kenzaburô Ôé

Publié le par Nébal

Notes de Hiroshima, de Kenzaburô Ôé

ÔÉ Kenzaburô, Notes de Hiroshima, [Hiroshima nôto ヒロシマ・ノート], traduit du japonais par Dominique Palmé, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1965, 1996] 2012, 271 p.

En 1963, le futur prix Nobel de Littérature Ôe Kenzaburô n’est âgé que de 28 ans – pourtant, il est déjà un écrivain reconnu, récompensé par le prix Akutagawa cinq ans plus tôt ! Sur le plan personnel, toutefois, il est alors dans une mauvaise passe – notamment du fait de la naissance de son fils Hikari, lourdement handicapé, et dont les chances de survie paraissent très faibles. C’est dans ce contexte difficile qu’il se voit confier par une revue la tâche de couvrir la neuvième Conférence mondiale contre les armes nucléaires, à Hiroshima – la ville ravagée par le premier bombardement atomique de l’histoire de l’humanité, dix-huit ans seulement auparavant. Le romancier se fera journaliste – et connaîtra là-bas une expérience tenant presque de la révélation religieuse, et qu’il sera amené à reporter sur le tragique cas de son frêle enfant.

 

Ces deux événements conjoints décident en effet pour une large part de la carrière ultérieure de l’auteur – qui mettra sans cesse en scène un père confronté au handicap de son enfant, tout en éclairant cette relation au prisme d’une éthique supérieure que l’auteur a décelé dans la vie même des hibakusha, les victimes irradiées du bombardement atomique. Mais, au-delà de la seule littérature de fiction, les voyages accomplis par l’auteur à Hiroshima entre 1963 et 1965 (il y en aura bien d’autres par la suite) décident également de son engagement militant : il a trouvé, dans le sort des hibakusha, une cause qu’il fait dès lors sienne, et qui s’étendra progressivement – contre les armes atomiques, contre la guerre, contre le nucléaire civil, contre le révisionnisme, etc. Les Notes de Hiroshima, qui compilent les sept reportages rédigés entre 1963 et 1965, agrémentés d’une introduction et d’une conclusion, sont dès lors un titre crucial dans la bibliographie de l’auteur : le reportage « de commande » est tôt devenu passionnel, vibrant, et le lecteur le ressent dans sa chair, comme sans doute l’auteur lui-même ; la communication de cette puissante émotion n'est pas le moindre atout de ce livre étonnant.

 

Le reportage initial, en août 1963, est pourtant passablement désolant. Le tableau dressé par Ôe Kenzaburô est même parfaitement navrant – et hélas pas si surprenant ? C’est que la Conférence mondiale, qui a lieu tandis que se négocie un traité de désarmement partiel qui accroît en fait les tensions idéologiques, est aussitôt victime de dissensions – avant même son ouverture officielle ! En effet, les « socialistes » (entendre les pro-soviétiques) et les « communistes » (entendre les pro-Chinois) ne peuvent pas se blairer et se foutent sans cesse sur la gueule ; l'autre grande faction présente à la conférence est syndicaliste, et plus indécise (les conservateurs, à l’initiative du PLD, ont leur propre organisme, absent de la Conférence). Mais ces trois sous-groupes sont semble-t-il d’accord sur un point : ils considèrent que, le pire du pire, ce sont les syndicats étudiants... Et j'ai l'impression que le jeune auteur est plutôt de leur bord (sans surprise ?). Quoi qu'il en soit, ces petits cons n'étaient pas prévus au programme, mais improvisent pourtant une intervention sur le vif – alors les « communistes » font appel à la police, laquelle charge les jeunots en train de chanter L'Internationale… Par la suite, pendant des décennies, les factions antagonistes ne se réuniront plus – chacune tenant son propre événement, dans des villes et à des dates différentes. Oui, le tableau est navrant – cocasse à sa manière, mais navrant.

 

Mais Ôe Kenzaburô remarque que tout ceci ne prend nullement en compte les victimes du bombardement atomique, les hibakusha. Le jeune auteur a la conviction qu’ils devraient être au centre des événements, mais, dans les faits, on les ignore largement – par pudeur, par lâcheté, par mesquinerie ? L’intérêt politique seul domine, au prisme des seuls clivages idéologiques, où la mauvaise foi le dispute au fanatisme. Or les irradiés, en 1963, sont là (encore… certains d'entre eux...), sous les yeux mêmes des ardents délégués, qui ne les voient pas car, sans doute, à la vérité ils s'en moquent. Mais Ôe Kenzaburô revient à Hiroshima un an après le fiasco de la Conférence mondiale, dans l’idée de donner la parole aux victimes de la bombe ; les six mois suivants correspondront à autant de voyages et de reportages, qui déboucheront sur la publication de ces Notes de Hiroshima en 1965.

 

Mais Ôe Kenzaburô comprend vite que faire parler les hibakusha, même avec les meilleures intentions du monde, que sont assurément les siennes, n’est pas sans soulever quelques difficultés. De fait, pour reprendre la formule, les atomisés « sont écartelés entre le "devoir de mémoire" et le "droit de se taire" ». Ces deux tendances antagonistes sont au cœur même de la question des hibakusha. Aussi ne peut-on se contenter, quand on est un étranger à Hiroshima tel l'auteur, de débouler dans la ville avec ses gros sabots – fleur au fusil, mais fusil justement. Les bonnes intentions, comprend l’auteur, peuvent se montrer aussi agressives que les coupables maladresses de ceux qui ne perçoivent pas bien toute la portée du problème – ainsi du cas rappelé, à plusieurs reprises, de ce journaliste qui, en reportage à Hiroshima, demandait aux hibakusha ce qu’ils pensaient de son plan génial consistant à lancer deux ou trois bombes atomiques sur la Corée pour régler le problème…

 

C’est que, Ôe Kenzaburô en est convaincu, quand on n’est pas un hibakusha, on ne perçoit pas bien l’ampleur du drame qui s’est joué le 6 août 1945 à Hiroshima. Rapidement après l’explosion de Little Boy, le nom de la ville est connu dans le monde entier, et dès lors irrémédiablement associé à la bombe atomique. Mais, aux yeux de l’auteur, on n’évoquait en fait de la sorte que la puissance incroyable de l’arme nucléaire – pas la tragique réalité des malheurs qu’elle avait provoqués ; or c’est bien de cela qu’il faut parler. Il faut parler des victimes de Hiroshima comme on parle des victimes d’Auschwitz (sans qu’il s’agisse de faire la course entre les deux cauchemars, espérons-le) : et, à en croire Ôe Kenzaburô, ce n’est tout simplement pas le cas au milieu des années 1960.

 

Pour cela, il ne faut pas seulement parler des victimes, mais parler avec elles, et leur laisser la parole – si elles le souhaitent, donc. Or la censure américaine pendant l’occupation, puis la pudibonderie intéressée des autorités japonaises ensuite, ont instauré une chape de plomb sur les événements de Hiroshima – parler de tout cela était difficile, sinon impossible. Exceptionnellement, un Hara Tamiki (voyez Hiroshima, fleurs d’été) avait pu s’exprimer, mais la « littérature de la bombe atomique » (genbaku bungaku) des premiers temps rencontrait bien des difficultés avant publication – la mairie même de Hiroshima, sous la pression des politiques, soucieux de ne pas déplaire à l'ami américain, avait dû renoncer à faire paraître un éloquent recueil de témoignages. Cette censure plus ou moins franche, un journaliste du nom de Kanai la subissait de plein fouet, et il s’était dédié à la dénoncer. C’est un des « héros » de ce livre, d'autant que son activisme dépassait le seul champ journalistique.

 

L’autre héros, plus marquant encore, est le Dr Shigetô, irradié lui-même, et qui mène les opérations au sein de « l’hôpital de la bombe atomique » à Hiroshima ; lui et ses collègues mènent les premières recherches sur les séquelles du bombardement atomique – et notamment sur les très nombreux cas de leucémie qui ont suivi, dans un contexte de totale ignorance, ou presque, quant aux effets de l’irradiation. Au-delà des soins apportés aux victimes – il en meurt toujours plus, des hibakusha à proprement parler, mais aussi leurs enfants, pas encore nés le 6 août 1945, et c’est bien là le plus terrible dans cette histoire (Ôe Kenzaburô conclut son essai en mentionnant les récits de science-fiction apocalyptiques où la génétique même des hommes est bouleversée par l’holocauste nucléaire) –, au-delà des seuls soins, donc, l’approche scientifique du problème implique de se livrer à des études statistiques, rendues compliquées par le manque d’implication des autorités ; d’autant qu’elles semblent ne pas « comprendre » que le problème dépasse les seules villes de Hiroshima et Nagasaki : les hibakusha ont pu bouger après le drame – ils sont nombreux à avoir gagné Tôkyô, Ôsaka, que sais-je, et, dans ces villes, on ne sait rien du mal des atomisés, on ne le prend pas en compte car on ne sait tout simplement pas de quoi il s’agit ! Il n'y a en effet aucune communication ou presque à cet égard dans la communauté médicale, les articles sont rares, et l'administration plus que frileuse... La situation est encore pire à Okinawa : les Ryûkyû sont toujours sous le contrôle des Américains à cette époque… Et lesdits Américains, à Hiroshima même, ont certes mené des études sur les effets de l’irradiation, avec une institution dédiée, mais à relativement court terme, et dans une perspective purement « documentaire », disons, détachée de tout soin. Les hommes tels que Kanai ou Shigetô se battent sur tous ces fronts – pour comprendre, pour informer, pour traiter, pour prévenir.

 

Cependant, si l’admiration de l’auteur pour ces deux hommes et quelques autres vibre dans ces pages, la révélation peu ou prou mystique de Ôe à Hiroshima est d’un autre ordre – c’est au contact des autres hibakusha, les plus ou moins anonymes, qu’elle s’accomplit. Les femmes défigurées par les chéloïdes qui tiennent la revue Hiroshima no kawa, par exemple... Ce vieil homme alité dans son hôpital, mais qui sort brièvement pour bénir la Conférence mondiale contre les armes nucléaires – en laquelle il voudra croire jusqu’au bout... Ce jeune homme qui, malgré la leucémie, travaille comme un fou, avec une application presque maniaque – mais qui épouse aussi une jeune femme, tous deux sachant qu’il ne fera pas long feu…

 

De fait, la veuve se suicide rapidement après le décès prévisible de son époux. Dans un autre lit de l’hôpital, il y a cet autre vieil homme qui a multiplié les tentatives, échouant toujours et, bougon, contraint d’attendre que la maladie l’emporte. La question du suicide s’immisce dans le drame de Hiroshima – inévitablement. Et pas seulement, supposé-je, en raison d’une morbidité censément particulière à la culture japonaise (je vous renvoie à La Mort volontaire au Japon, de Maurice Pinguet), même si Ôe Kenzaburô note qu’il est heureux, si l’on ose dire, que Hiroshima ne soit pas une ville de culture chrétienne – vilipendant le suicide comme une atteinte inqualifiable aux droits du créateur… Les hibakusha ont le droit de partir comme ils le souhaitent. Mais ce n’est pas seulement cela, donc – peut-être sa connaissance de la littérature française contemporaine et de la philosophie notamment existentialiste a-t-elle joué ? Je ne m’y connais guère pour ma part, et dis donc peut-être des bêtises, mais, à la lecture de certains passages de ces Notes de Hiroshima, j’ai pensé, du moins, aux mots de Camus dans Le Mythe de Sisyphe : « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. » Et il s’agit bien, pour Ôe Kenzaburô, d’un problème philosophique – et à dimension morale. Car l'auteur, sans condamner le moins du monde ceux qui se suicident (et il rapporte avec émotion et compassion bien des cas, on l’a vu), voue une profonde admiration à « ceux qui ne capitulent jamais ».

 

Son expérience de Hiroshima le bouleverse dans ses conceptions morales – et il écrit pour partie au moins dans l’espoir que d’autres vivent à sa suite la même expérience. C’est qu’il a trouvé, en la personne des hibakusha, l’archétype même de la « dignité humaine » ; par surprise – il n’est pas dit qu’il croyait auparavant qu’une telle chose puisse exister. Mais oui : les irradiés sont l’humanité dans ce qu’elle a de plus « authentique », un qualificatif qui revient souvent – notamment, mais pas seulement, pour désigner l’excellent Dr Shigetô. Leur souffrance, et la variété de leurs réponses à cette souffrance, sont autant d’exemples à bien appréhender – c’est dans leur abnégation que l’auteur croit reconnaître ce qui devrait, à ses yeux, constituer, s’il en faut une, l’essence même du Japon. La communication de leur expérience n’en est que plus salutaire – et Ôe Kenzaburô est d’autant plus disposé à répandre l’évangile muet des irradiés que ces échanges avec autant de morts en sursis (une humanité au carré, sous cet angle ?) ont rejailli sur sa situation personnelle : le rapport à Hikari, l’enfant handicapé, et qui ne survivra probablement pas…

 

(Non seulement il survivra – il est toujours vivant –, mais il deviendra un compositeur apprécié.)

 

On adhérera, ou pas, à ce discours. Pour ma part, il est bien des points, dans l’argumentaire d’Ôe Kenzaburô, qui me laissent au mieux sceptique – peut-être en partie parce que je n’ai pas un Hikari sous les yeux, certes. Je n’ai en tout cas pas fait d’expérience m’amenant à appréhender de la sorte la dignité humaine – et n’attache pas de plus-value éthique à l’abnégation de « ceux qui ne capitulent jamais » ; à la limite, ça serait même plutôt le contraire, enfin, je ne sais pas... Quand le discours de l’auteur verse un tantinet dans l’essentialisme, même connoté positivement, je ne peux tout simplement pas le suivre – et son insistance sur le caractère « unique » et pire que tout du drame de Hiroshima ne me convainc pas toujours, a fortiori quand l’auteur met Auschwitz dans la balance.

 

Cependant, tout cela n’est absolument d’aucune importance – car cela ne m’empêche pas de saisir combien Notes de Hiroshima est un grand livre, et un beau livre. Il est ici un point sur lequel je me dois d’insister : à la lecture de ce seul compte rendu malhabile, on pourrait croire que la philosophie de l’auteur mériterait bien des guillemets – qu’elle ne serait finalement qu’un énième et fade avatar de tant de « perles de sagesse » à dix balles, comme en commettent tant de pseudo-sages pseudo-littérateurs, les Paulo Coehlo, les Bernard Werber, les Pierre Rabhi dans un autre registre, tous les tâcherons du « développement personnel » et j’en passe. Rien de plus faux : la réflexion d’Ôe Kenzaburô dans ce livre est bien autrement subtile, d’une manière que je ne saurais tout simplement pas rendre dans pareil compte rendu de lecture.

 

Mais il est un autre élément à prendre en compte, crucial à mes yeux : Notes de Hiroshima est un grand livre au plan littéraire – il est bien l’œuvre d’un grand écrivain. Dans la forme comme dans le fond, ce livre vibre d’une passion de tous les instants – l’émotion résonne dans le style, et l’ensemble émeut profondément ; non pas sur le mode d’un pathos presse-bouton (le sujet même n’était pas sans risque à cet égard), mais avec une sincérité parfaite et admirable. J’y ai trouvé, alors que je ne m’y attendais pas vraiment, la valeur proprement littéraire qui m’avait échappé, récemment, dans Hiroshima, fleurs d’été de Hara Tamiki.

 

Notes de Hiroshima est un très beau livre – plus subtil qu’il n’en a l’air, et puissamment émouvant. Sous le reportage journalistique perce l’expérience philosophique qui décide d’une carrière, et d’une vie familiale. Un ouvrage très touchant, et probablement crucial dans la bibliographie du jeune alors Ôe Kenzaburô, bien loin de deviner sans doute qu’il serait un jour le second prix Nobel de Littérature japonais – or les Notes de Hiroshima ont probablement leur part dans cette prestigieuse récompense.

Voir les commentaires

Kedamame, l'homme venu du chaos, t. 3, de Yukio Tamai

Publié le par Nébal

Kedamame, l'homme venu du chaos, t. 3, de Yukio Tamai

TAMAI Yukio, Kedamame, l’homme venu du chaos, t. 3, [Kedamame ケダマメ], traduction depuis le japonais [par] Thomas Lameth, Grenoble, Glénat, coll. Seinen manga, [2014] 2018, 192 p.

Et nous revenons à Kedamame, l’homme venu du chaos, avec ce troisième tome (sur quatre) paru tout récemment. En tête de cette chronique, je me dois de renouveler un avertissement qui s’impose depuis le début de la série de Tamai Yukio : Kedamame est une BD bourrée de rebondissements, parfois très surprenants, et qu’il serait dommage de SPOILER. Toutefois, pour avoir quelque chose à dire en l’espèce, il va me falloir révéler quelques trucs… et notamment Le Gros Twist de ce troisième volume. Si vous comptez lire cette BD, faites l’impasse sur cet article – contentez-vous de savoir, si cela doit aguicher votre intérêt, que ça tourne toujours très bien, même si Le Gros Twist pourra peut-être laisser un peu perplexe, fonction des attentes de chacun (il me paraît au moins intéressant, s’il me fait me poser quelques questions) ; par ailleurs, le dessin est au top, revenant au brio du premier tome après un tome 2 plus qu’honnête mais davantage retenu.

 

Ce troisième tome s’ouvre en plein sur le titanesque combat opposant Kokemaru/Kedama et le sinistre Homme-Tortue, qui s’affiche dans toute sa hideur monstrueuse ; notre héros n’est toutefois pas en reste, côté manifestations de son « impureté » tout droit dérivée du chaos du « pays de l’Andemain »… Et il est en fâcheuse posture, car son retour à l’époque de Kamakura, entreprise des plus hardie, s’est accompagné d’un bug – littéralement – qui ne lui permet pas de se montrer au top de ses impressionnantes capacités. Il aura pourtant un moyen de surmonter cette faiblesse… un moyen dont je ne sais pas très bien que penser : c’est assurément surprenant, et finalement très rigolo, oui – c’est juste que côté crédibilité, on repassera, sans doute… Bah, est-ce si important en l’espèce ? Vraiment pas dit !

 

Ce combat épique en même temps que monstrueux fait intervenir bien d’autres personnages : Kokemaru et l’Homme-Tortue ont chacun leurs alliés. Mais, derrière, ce qui compte vraiment est le sort de Mayu – nous savons que l’Homme-Tortue veut la bouffer ; Kokemaru, lui, est censé la protéger… mais l’objectif de sa mission n’est en théorie pas si différent. Il y a là une ambiguïté potentiellement intéressante, même si peut-être pas assez approfondie par l’auteur. Ceci dit, il accompagne bel et bien sa baston dantesque de considérations d’un autre ordre, disons « philosophiques », avec des guillemets pour le principe, même si j’ai le sentiment que c’est probablement bien moins creux que ce que l’on nous sert généralement, dans des circonstances comparables, dans votre seinen d’action habituel – pour le coup, je tends à croire que Kedamame l’emporte sans peine sur, mettons, Gunnm, que j’aime beaucoup quand même mais qui a ses moments lourdingues à cet égard ; et éclate carrément la boursouflure péteuse d’un The Ghost in the Shell de sinistre mémoire… C’est qu’il s’agit de se demander – enfin ! – ce que Mayu elle-même pense de tout cela ; et sa réponse n’est pas si convenue, outre qu'elle éclaire précieusement sa psychologie (ce qui est sans doute crucial pour la surprenante suite des opérations, j’y reviendrai) : c’est que la jeune fille est brutalement confrontée à la possibilité que sa vie, d’essence absurde, ait en fin de compte un sens… Mais quelle est la part, dans tout cela, de la conviction et de la pulsion suicidaire, de la jalousie et de l’altruisme ? Et la jeune fille ne se leurre-t-elle pas, à intégrer de manière aussi drastique (et crédule ?) le discours intéressé des hommes de l’Andemain ? Un individu seul aurait-il un tel pouvoir ? Dit comme ça, ça peut faire aussi couillon que d’usage dans tant de mangas, mais, franchement, j’ai trouvé que Tamai Yukio se débrouillait très bien avec ces idées, qui lui permettent de faire « respirer » sa longue scène d’action d’une manière à la fois cohérente et… oui, plus futée qu’elle n’en a l’air.

 

Ceci dit, son principal atout dans cette séquence réside probablement dans le dessin. Le principe de ce que j’avais dit concernant les deux premiers tomes demeure : ça n’a rien de révolutionnaire, mais c’est sacrément efficace, et clairement bien au-dessus du lot. Le tome 2, toujours très bon sous cet angle, m’avait toutefois paru un peu plus « retenu » que le premier – bizarrement ou pas, la séquence au XXVe siècle ne générait pas d’images aussi fortes que le Japon de Kamakura, où les scènes de danse, notamment, étaient de toute beauté, tandis que les mutations de Kokemaru, quand elles étaient encore chargées de mystère dans le premier tome, avaient un impact plus ou moins « body horror » assez saisissant (même si cette dimension demeurait dans le tome 2 – et j’avais même évoqué alors, à tort ou à raison, certains trucs d’Itô Junji). Ici, cependant, le combat épique entre Kokemaru et l’Homme-Tortue suscite des images assez fabuleuses, très dynamiques, parfois un brin confuses peut-être (pas tant que ça, heureusement), mais le résultat est tout de même admirable : c’est du très bon seinen d’action, pour le coup.

 

Le cadre de Kamakura, enfin, est toujours aussi appréciable, même si l’action débridée de ces premiers chapitres ne permet guère d’envisager en profondeur la société de ce temps. Toutefois, Tamai Yukio (qui avait un conseiller chargé de la « supervision historique sur l’époque de Kamakura », l’historien Hongô Kazuto) glisse çà et là des petits « trucs » finalement bien vus et enthousiasmants – ainsi, à la fin de cet arc, de la référence au merveilleux Chôju-giga, fameux rouleau peint riche de savoureuses caricatures animalières et datant approximativement de cette époque (très approximativement – il semblerait que l’on parle plutôt de la fin de Heian pour les illustrations originelles, et il y a probablement eu plusieurs auteurs sur une période relativement longue ; ce qui ne doit pas poser problème ici, hein).

 

Mais c’est là qu’intervient Le Gros Twist, et donc : SPOILER !!!

 

Depuis le début, les lecteurs attentifs ont pu remarquer que chaque chapitre de la BD était dit appartenir à un « cycle premier », constitué de plusieurs « rouleaux », et c’était toujours vrai sur la majeure partie de ce troisième tome. C’est alors seulement, passablement après le « milieu » de la série, que nous arrivons au « cycle second »… qui sabre brutalement un aspect essentiel de la BD jusqu’alors : l’association à l’époque de Kamakura. D’un seul coup, nous nous retrouvons… en l’an 6 de l’Ère Shôwa ! Soit 1931… Vous me direz : « C’est une histoire de voyage dans le temps, après tout… » Et vous aurez parfaitement raison. Pourtant, j’ai trouvé cette bascule… eh bien, très surprenante – comme pas mal de rebondissements dans cette BD qui, sans trop en faire, joue habilement des attentes du lecteur, et sait, le cas échéant, les contourner.

 

Le style graphique en est irrémédiablement affecté – mais, étrangement, ce cadre moins « exotique » bénéficie d’un dessin particulièrement léché, sur un mode plus « calme » que la furie épique des premiers « rouleaux » de ce troisième tome. C’est que les « genome hackers », toujours de la partie, procèdent différemment ? Pas de baston, cette fois – mais une lutte d’influence, portant sur une nouvelle « souche » génétique à préserver… et qui ressemble diablement à Mayu ; dans ses traits, mais aussi dans son comportement ! Car la jeune fille, qui s'appelle Mayumi figurez-vous, tantôt timide, tantôt un brin rebelle, a un tempérament romantique – les chansons populaires aidant, et la tradition théâtrale du Japon en arrière-plan, l'adolescente semble considérer qu’il n’y a rien de plus beau, dans la vie, qu’un double suicide amoureux, un shinjû à la manière de Chikamatsu ; ce qui, bien sûr, entre en résonance avec le comportement de Mayu lors de la grosse bataille du début du volume.

 

Une optique qui a de quoi effrayer notre Kedamame, rebaptisé Dama-K, égal à lui-même dans son rôle de vendeur à la sauvette particulièrement pouilleux (en même temps que félin – littéralement félin le cas échéant)… Kedamame, c'est son job, surveille la jeune Mayumi depuis sa naissance – mais un rival du nom de Sawada, lié à notre héros, fait de même : tout sauf pouilleux, lui, il affiche l’apparence d’un bel homme, un séducteur né, aux traits peut-être un peu androgynes mais avec en même temps quelque chose d’un peu « hard boiled ». Les deux hommes comptent s’emparer des précieux gènes de Mayumi – ce qui rend toujours aussi flou le rôle exact de Kedamame au plan éthique. Mais l’heure n’est plus aux combats titanesques, coups spéciaux et katanas virevoltants : il s’agit d’une lutte d’influence, oui, et de séduction…

 

Si cette dernière dimension me laisse encore un peu sceptique, globalement, j’ai trouvé que cette bascule était, non seulement pertinente, mais aussi, en définitive, très bien réalisée. J'ai admiré la caractérisation du trio de personnages, et son insertion dans un Japon des débuts de Shôwa certes moins exotique que celui de Kamakura, mais pas moins chargé d’épaisseur historique – ainsi quand on évoque en arrière-plan l’invasion de la Mandchourie, concomitante. Mais tout cela doit beaucoup au dessin, je suppose – sobre, élégant, très léché ; pas le moins du monde spectaculaire cette fois, mais d’un à-propos remarquable.

 

Demeure toutefois une interrogation – car cette bascule est bien tardive, et nous savons depuis le départ que la série ne comptera que quatre tomes en tout. Or ceci semble introduire un nouvel « arc », dans une perspective de série qui aurait bien davantage d’ampleur. La question que je me pose est donc la suivante : ce rebondissement un peu tardif avait-il été conçu comme tel dès le départ, dans l’optique d’une BD qui trouverait son achèvement naturel dans le tome suivant ? Ou bien s’agissait-il d’une tentative de transformer Kedamame en une série au plus long cours, tentative qui, pour une raison ou une autre, aurait échoué ? Le rapport à la conclusion de la série dans le tome 4 serait on ne peut plus différent dans les deux cas. Et je ne dispose bien sûr pas des moyens de trancher la question…

 

Nous verrons bien, à la lecture du quatrième et dernier volume, prévu pour fin novembre – et je le lirai de toute façon, parce que, jusque-là, j’ai vraiment beaucoup apprécié Kedamame. Concernant ce tome-ci précisément, d’ailleurs, je l’ai trouvé bien plus convaincant que le précédent (que j’avais bien aimé quand même) ; au niveau du premier tome ? Peut-être pas, mais c’est tout de même un bon cru – la démonstration, une fois de plus, que Tamai Yukio est un dessinateur talentueux et un conteur habile, qui sait jouer avec les attentes de ses lecteurs, tantôt pour les satisfaire, tantôt pour les circonvenir, mais toujours de sorte à faire bien mieux, bien plus malin. Vraiment un très chouette divertissement.

Voir les commentaires

Kedamame, l'homme venu du chaos, t. 2, de Yukio Tamai

Publié le par Nébal

Kedamame, l'homme venu du chaos, t. 2, de Yukio Tamai

TAMAI Yukio, Kedamame, l’homme venu du chaos, t. 2, [Kedamame ケダマメ], traduction depuis le japonais [par] Thomas Lameth, Grenoble, Glénat, coll. Seinen manga, [2014] 2018, 192 p.

Retour à Kedamame, l’homme venu du chaos, le premier manga traduit en français de Tamai Yukio : tome 2, aujourd’hui, après un tome 1 qui m’avait bien séduit – rappelons que la série ne comprendra que quatre tomes ; le troisième doit d’ailleurs sortir dans quelques jours à peine.

 

Avertissement, cependant : cette BD à la narration très dense enchaîne les twists et compagnie – ce qui est toujours un peu problématique quand il s’agit d’en faire une chronique… Du coup, même si je vais faire de mon mieux pour éviter ça, il y a fort à parier que cet article contiendra son lot de SPOILERS, parce qu'il y a tout de même une Très Grosse Révélation ici. Par ailleurs, je dois m’appuyer sur les bases du premier tome, considérées comme acquises. Aussi, si vous n’avez pas encore lu le premier tome, mais comptez le faire prochainement, je ne saurais trop vous conseiller d’arrêter dès maintenant votre lecture nébalienne… Cela va sans dire, mais mieux en le disant, hein ?

 

Nous avions laissé Kokemaru et sa protégée la jeune Mayu en fâcheuse posture, poursuivis qu’ils étaient par les sbires du fielleux Onuki, avec au milieu l’enquêteur Toura et son jeune guide Konpei, pas bien certains de ce qui se déroulait sous leurs yeux – notamment quand Kokemaru a fait jaillir de son moignon de bras gauche des appendices pour le moins étonnants, et même parfaitement monstrueux. Vous vous en doutez, nos héros s’en sortent… mais Kokemaru a pris cher au passage – beaucoup trop, en fait. Et il n’a dès lors pas le choix, il lui faut retourner « chez lui », soit… « au pays de l’Andemain ».

 

En laissant Mayu derrière lui.

 

 

Et en oubliant (gros con !) qu’elle n’est pas en mesure de lire le message qu’il lui a laissé.

 

Le « chaos » d’où vient celui que nous appellerons dès lors Kedama ou Kedamame ou KDM se révèle enfin – même si le premier tome nous avait déjà à maintes reprises et limite lourdement suggéré que notre héros venait du futur. C’est bien le cas – du XXVe siècle, plus précisément. Ceci, en tant que tel, n’est pas forcément une très grande révélation. La Vraie Révélation, ici, c’est ce qui justifie que Kedama retourne dans le passé : la situation désastreuse de l’humanité de son temps.

 

Et, honnêtement, je ne sais pas vraiment qu’en penser. Il est peut-être encore un peu trop tôt pour que je me prononce…

 

En substance, voici : Tamai Yukio joue d’une hantise très marquée de la société japonaise contemporaine, à savoir le vieillissement de la population, notamment (il y a d'autres raisons) parce que le taux d’enfants par femme stagne en dessous de 2,08 (nous dit-on ici, je croyais avoir appris 2,1), soit le niveau minimal du renouvellement de la population. Dans notre monde, ce phénomène a diverses explications, renvoyant aussi bien à l'économie et à la sociologie qu’au développement technologique et scientifique, etc. Mais, dans Kedamame, c’est semble-t-il la fertilité qui est en cause (comme dans Les Fils de l’homme, sauf erreur ?), et ce dans le monde entier. La situation est telle qu’elle débouche sur un « état d’urgence démographique », qui légitime des recherches jugées critiques sur le génome humain – lesquelles débouchent sur un médicament miraculeux, qui emprunte à la génétique animale. D’une manière ou d’une autre, après une période d’usage intensif de ce médicament, ça merde – c’est le chaos. Sans doute parce que la part animale de l’humanité produit des monstres (?), comme ce Kedama/Kokemaru aux appendices... eh bien, monstrueux. Il faut y remédier, réintroduire une forme de « pureté » (...) dans le génome humain, et c’est pour cela que l’on envoie des gens tels que Kedama dans le passé – afin de sélectionner des « graines », des moments clefs de la généalogie humaine, supposés permettre à terme d’outrepasser la dégénérescence chaotique de l’humanité future.

 

Qu’en penser… Non, vraiment, je ne sais pas. Peut-être parce que (comme dans Les Fils de l’homme, d’ailleurs) ce mode de l’apocalypse ne parvient pas à m’effrayer… L’explosion démographique, à vrai dire, m’inquiète bien davantage (et je trouve limite criminel d’avoir des gosses, mais bon, ça, c’est moi, hein, remets-moi une pinte, Dédé, burp). Outre que le discours sur la dégénérescence et la pureté, franchement, je peux pas. C’est contre ma religion. Cela dit, c’est peut-être secondaire – un MacGuffin, finalement. Ce qui compte est que Kedama a un intérêt à voyager dans le passé, et que son attitude à l’égard de Mayu – la souche qui l’intéresse, donc – n’est pas aussi désintéressée qu’on aurait pu le croire.

 

Ou peut-être que si ? Car Kedama n’est pas n’importe lequel de ces voyageurs temporels issus du chaos. Forte tête, il n’aime pas qu’on lui donne des ordres, et a un comportement plus qu’impulsif. Et il s'amourache de ses cibles, on le lui reproche... Il compte bien retourner protéger Mayu (il le lui a promis ; on le regarde très bizarrement quand il explique que ce motif est en tant que tel suffisant), alors même qu’un nouveau voyage à cette époque précisément est dangereux au point d’être suicidaire (même sans prendre en compte les paradoxes associés au thème, mais ils sont sans doute eux aussi de la partie). Et cela produit une conséquence pour le coup très inattendue, et très amusante : un bon exemple de ces twists bizarres que Tamai Yukio parvient à glisser dans une trame qui aurait pu sinon être vaguement convenue (même si le cadre soigné de Kamakura assure déjà une relative originalité à cette variation plus ou moins assumée sur Terminator ou La Jetée/L’Armée des Douze Singes), et qui ne sont pas pour rien dans l’intérêt de la BD.

 

Mais nous savons maintenant que « l’Homme-Tortue », qui est notre « tueur en série » de Kamakura, est lui aussi un homme du futur, et dont la tâche est probablement assez proche de celle de Kedama, si ses méthodes ont l'air plus... radicales. Il bouffe des utérus, après tout. Eh. Le comportement et la compagnie des deux personnages nous incitent sans peine à les ranger, l’un du côté des « gentils », l’autre du côté des « méchants », mais la BD laisse vaguement entendre que cela pourrait être plus compliqué que cela – peut-être pour des raisons de politique nationale ? Pour « l’Homme-Tortue », Kedama est un traître, ni plus, ni moins. Et notre « héros » a peut-être bel et bien son côté sombre en l’espèce – car il est un « genome hacker » tout disposé à… bouffer ses semblables pour en intégrer les gènes !

 

En fait, dans cette histoire où l’on cause beaucoup, donc, de pureté et de dégénérescence, notre héros est un vrai bouillon de culture de tous les gènes imaginables – supposé restaurer la « pureté », il est le moins « pur » des hommes, et ça lui va très bien comme ça. Et ça, pour le coup, ça me paraît intéressant, oui…Et peut-être à même de faire basculer le sens de la BD sur cette philosophie qui me chiffonne vaguement ?

 

Je me suis étendu sur ce point parce que c’est La Grosse Révélation de ce tome 2. Cependant, en volume, ça n’est qu’un intermède. L’impossibilité de me prononcer sur ce caractère global est d’ailleurs relativement atténuée par quelques bonnes idées çà et là, je suppose – comme ce truc sur le brouillage des identités et des visages.

 

Mais nous revenons bientôt à Kamakura – avant que Kedama lui-même n’y revienne, d’ailleurs –, et, là, ça marche toujours aussi bien. Kedamame demeure une BD très dense, il s’y passe plein de choses à chaque chapitre, mais jamais au point de l’étouffement ou véritablement de la dispersion – non, pile-poil ce qu’il faut pour relancer sans cesse l’intérêt du lecteur. Par ailleurs, les personnages ont du caractère, et il y a régulièrement de ces « petites » idées qui n’ont l’air de rien mais qui surprennent le lecteur et, là encore, renouvellent son intérêt pour ce qu’il lit. C’est décidément très efficace – même si probablement pas autant que dans le premier tome, suffisamment cependant pour qu’on ait pas le sentiment d’une série en perte de vitesse, loin de là ; savoir qu’elle ne comprendra que quatre volumes m’incite d’ailleurs à la confiance à cet égard.

 

Quant au dessin, c’est en gros la même chose. Relativement classique, mais joliment efficace, avec quelques planches plus audacieuses çà et là – comme les transformations les plus monstrueuses de Kedama et de « l’Homme-Tortue », dans une veine assez « body horror » qui peut rappeler un Itô Junji en forme. Je regrette peut-être un peu l'absence des planches consacrées au kugutsu dans le premier tome, mais l’ensemble demeure de bonne à très bonne tenue.

 

Bilan plutôt satisfaisant, donc, pour ce tome 2 – même si je ne suis pas encore bien sûr de ce que je pense de La Grosse Révélation autour de laquelle il est bâti. Il m'a moins emballé que le premier tome, sans doute, mais sans que l'on puisse parler véritablement de perte de vitesse ; la curiosité demeure, je lirai très probablement la suite.

Voir les commentaires

The Outsider, de Gou Tanabe

Publié le par Nébal

The Outsider, de Gou Tanabe

TANABE Gou, The Outsider, [The Outsider アウトサイダー], d’après H.P Lovecraft, Anton Tchekhov et Maxime Gorki, traduction [du japonais par] Fédoua Thalal, Grenoble, Glénat, coll. Seinen Manga, [2002, 2004-2005, 2007] 2009, 224 p.

LOVECRAFT ET... COMPAGNIE ? (PAS EXACTEMENT NÉGLIGEABLE)

 

Étrange synchronicité (ou complot anti-nébalien) : à peu près à la même époque, vers décembre dernier, deux lectures parallèles m’ont en même temps incité à me pencher sur l’univers du mangaka Tanabe Gou… et plus précisément sur ses adaptations de Lovecraft. Le nom m’est apparu tout d’abord dans l’article de Jérôme Dutel « Dessiner celui qui est d’ailleurs : une étude autour de Lovecraft et la bande dessinée », dans Lovecraft au prisme de l’image, recueil critique édité par Christophe Gelly et Gilles Menegaldo, article dans lequel l’auteur compare plusieurs adaptations en BD de la nouvelle de Lovecraft « Je suis d’ailleurs » (« The Outsider » en VO), et réserve en définitive une bonne note à cette adaptation japonaise dont je n’avais alors jamais entendu parler.

 

Puis, dans le n° 4 de la revue Atom, lu un peu après, figurait une interview de l’auteur, assortie de quelques critiques de ses œuvres publiées – et j'ai ainsi appris que Tanabe Gou avait remis ça avec Lovecraft : bien loin de n’avoir adapté que « Je suis d’ailleurs », il lui a par la suite consacré six autres volumes (dont une adaptation en trois tomes des Montagnes Hallucinées) ; et les dessins illustrant l’interview étaient plus qu’alléchants…

 

À ce stade, il me fallait lire ça, forcément – enfin, The Outsider, car les autres titres lovecraftiens n’ont pas encore été traduits (mais ça serait prévu) ; on trouve quelques autres BD de l’auteur en français, notamment Kasane, en deux tomes, un récit d’horreur là encore, et Mr Nobody, en trois tomes, sorte de thriller architectural (?). Mais le titre ne doit pas tromper : le présent volume est un recueil d’histoires courtes – « The Outsider » n’est que la première de ces histoires, et fort brève. Le reste s'éloigne passablement de Lovecraft, puisque, au sommaire, se trouvent également une nouvelle de Tchekhov, « La Maison à mezzanine », et une autre de Gorki, « Vingt-six gars et une fille » ; puis, retour à l’horreur, une histoire cette fois originale en cinq parties, « Ju-ga ».

 

GAMMES ET OBSESSIONS

 

Cette étonnante table des matières a ses explications – car The Outsider est en fait, d’une certaine manière, un volume d’apprentissage : littéralement, Tanabe Gou y fait ses gammes… L’auteur est repéré en tant que dessinateur, avec un style assez personnel, qui rompt pour partie avec les codes du manga, et a certains côtés « européens », notamment (pas seulement : dans l’interview d’Atom, on évoque aussi à bon droit Bernie Wrightson, par exemple). Mais, de son propre aveu, Tanabe Gou n’est pas scénariste, et même, il ne sait pas raconter des histoires… Son éditeur d’alors (dans la revue Monthly Comics Beam, semble-t-il assez ouverte à l’expérimentation, et ce n’est pas pour rien qu’elle l’avait repéré) l’engage à adapter des nouvelles pour travailler les mécanismes de la narration.

 

Intéressé par la littérature russe, Tanabe sélectionne d’abord une nouvelle de Gorki, puis une autre de Tchekhov ; mais il goûte aussi l’horreur, et choisit d’adapter une nouvelle de Lovecraft (j’ai cru comprendre qu’il ne le connaissait pas forcément plus que ça jusqu’alors) – et, en parallèle puis un peu après, il livre les cinq épisodes de « Ju-ga », une histoire originale cette fois, mais également dans une veine horrifique, qu’il cultivera prioritairement par la suite.

 

Mais ce sommaire n’est pas forcément si incongru ou a fortiori incohérent qu’on pourrait le croire : les quatre histoires, chacune à sa manière, traitent au moins pour partie des mêmes thèmes, obsédants, que sont la solitude, et les démons intérieurs ; et l’idée que l’art a à faire avec ces difficultés, et permettrait éventuellement de les exorciser, est également récurrente, « Ju-ga » en constituant la matérialisation la plus franche.

 

Dans l’absolu, c’est une approche plutôt intéressante. Seulement voilà : il s’agit bien d’un auteur qui apprend. Pas d’un génie qui brille d’emblée sur tous les plans. Au contraire, il se confronte à ses faiblesses. Et le résultat est plus ou moins convaincant – à vrai dire assez peu, voire plutôt pas, en ce qui me concerne… Essayons de voir pourquoi, en envisageant successivement les différents récits constituant ce recueil.

 

LE LABEUR DANS LA CAVE

 

Les trois adaptations, dans cette compilation, figurent dans l’ordre inverse de leur réalisation. Il me paraît plus intéressant, toutefois, de les envisager ici dans ce dernier. Et je commencerai donc avec les adaptations de Gorki et Tchekhov… sachant que je ne connais quasiment rien à la littérature russe (cela fait des années que je me dis qu’il faut que j’y remédie, mais ça ne s’est jamais fait), et, honte sur moi, je n’ai notamment jamais rien lu de ces deux immenses auteurs en particulier. Bouh...

 

Maxime Gorki, donc, avec « Vingt-six gars et une fille », qui paraît en revue en 2002. Chassez toute image parasite de Jean Dujardin (pardon, vraiment, pardon), on fait ici dans une ambiance glauque, avec un côté un peu surréaliste-bizarre (mais sans doute aussi engagé), qui m’évoque pas mal le contemporain Kafka (lui, je l’ai beaucoup pratiqué, par contre).

 

Des « prisonniers » préparent du pain comme sur une chaîne de montage, dans une cave tant qu’à faire. Chaque jour, une charmante jeune fille vient leur réclamer du pain – elle est littéralement leur rayon de soleil. Mais voici qu’un nouveau mitron (hiérarchiquement leur supérieur, au point où l’on croit tout d’abord passer d’une classe à l’autre, mais peut-être pas au point de passer des exploités aux exploiteurs ?), un ancien soldat (dit-il ?) fantasque et arrogant, parfaitement détestable, et si fier de ses innombrables conquêtes amoureuses, est mis au défi par les prisonniers de faire la démonstration de ses talents sur la jeune fille…

 

Des trois adaptations, celle-ci, qui est donc la plus ancienne... est à mon sens et de loin la plus réussie. Le dessin est travaillé, dans un style personnel qui ne manque pas de faire de l’effet – notamment, le labeur des prisonniers a quelque chose qui évoque une forme d’enfer concentrationnaire, à même de glacer le sang, et qui traduit en même temps l’ambiguïté de la condition des boulangers ; la jeune fille est effectivement rayonnante, le mitron parfaitement ridicule et insupportable.

 

La farine prend (pardon), et le récit fonctionne – je ne peux pas dire quoi que ce soit de la qualité ou de la fidélité de l’adaptation, mais, oui, c’est globalement une réussite, prise en tant que telle. Et, sans être un récit d’horreur à proprement parler, pas le moins du monde même, il en reprend certains codes, avec pertinence.

 

L’ARTISTE PARLE TROP (?)

 

Il n’en va pas de même pour la nouvelle d’Anton Tchekhov « La Maison à mezzanine » (2004), cette fois totalement détachée de l’horreur…

 

Nous y voyons une sorte d’amour impossible, où N., le séducteur/séduit, un peintre porté sur l’histrionisme et la provocation à peu de frais, s’aliène avec sa philosophie (ou peut-être plus exactement en jouant son rôle par réflexe) la sœur aînée de son aimée, tellement bonne, engagée, charitable qu’elle en devient également horripilante. Le narrateur ruine ainsi jusqu’à la simple possibilité d’approcher l’aimable et pure cadette, Missiou, et ne s'en relèvera jamais vraiment.

 

Cette nouvelle est semble-t-il très connue en Russie – sa dernière phrase y a intégré le langage courant, nous dit-on. Hélas, cette adaptation ne me paraît pas du tout fonctionner… et a suscité au mieux mon indifférence, plus probablement mon rejet.

 

Le dessin y a sa part, plus que conséquente – et c’est ennuyeux, au regard des principes de ce recueil : la proposition graphique n’est sans doute pas aussi « évidente » que pour la nouvelle de Gorki, mais, si l’usage du noir (récurrent, forcément) produit occasionnellement quelques réussites comparables, dans la figuration très abstraite des décors extérieurs, j’ai le sentiment que Tanabe Gou ne sait pas vraiment quoi faire de ses personnages – et il pèche notamment pour ce qui est de la caractérisation ; à vrai dire, je leur trouve à tous sans exception un air de batracien, et le « masque d’Innsmouth » n’est pourtant guère à sa place ici…

 

La narration pèche tout autant, notamment quand le peintre, qui est donc aussi le narrateur, expose ses idées provocantes : le texte envahit alors les cases, au point de réprimer le dessin – d’une certaine manière, c’est pertinent, puisque c’en devient aussi horripilant que ça l’est, probablement, aux oreilles de la sœur de Missiou qui entend ces fadaises, mais la tentative graphique rate pourtant son coup, en se montrant simplement fatigante et… moche.

 

Comme l’est globalement chaque page de cette adaptation, hélas. Le moment le plus faible de ce recueil à mes yeux. De loin.

 

LE MONSTRE EST À L’INTÉRIEUR

 

Et on en arrive à « The Outsider », de H.P. Lovecraft – un pas de plus vers l’horreur, donc, devenue par la suite le genre de prédilection de l’auteur (qui dit avoir été inhabituellement content de son travail à l’occasion de cette adaptation – un bref commentaire suit en effet chaque histoire de ce recueil, sur un ton morne qui colle comme un gant à ce que l'on entrevoit de l'auteur...).

 

« Je suis d’ailleurs », comme on la connaît de par chez nous, est une nouvelle très particulière dans la bibliographie de Lovecraft – une allégorie étouffante, particulièrement casse-gueule à adapter. Bizarrement, le défi représenté par cette histoire n’en a que davantage incité bien des auteurs à tenter de le faire… Je vous renvoie à l’article de Jérôme Dutel précité, et, pour ma part, c’est au moins (au moins...) la troisième adaptation BD que j’en lis, après celles de Horacio Lalia et d’Erik Kriek… qui ne m’avaient pas vraiment convaincu (sauf erreur, Alberto Breccia n’a pas adapté cette histoire dans son extraordinaire Les Mythes de Cthulhu ? C’est en tout cas un illustrateur d’un tout autre calibre…).

 

L’approche de Tanabe est probablement bien plus intéressante que ces deux versions – parce qu’il s’approprie davantage le texte, et il a raison. En fait, il se permet même de « tricher », en sortant de la seule « vue subjective » couramment associée à ce récit : nous voyons l’ « Outsider », nous ne voyons pas à travers ses yeux ; or cet « Outsider », représenté ainsi vu de l’extérieur, n’a rien de l’horrible créature que nous savons. De toute façon, cette version met à mal le fameux twist de la nouvelle (qui ne surprend plus personne depuis fort longtemps)… d’autant plus que ce volume lui réserve les honneurs de la couverture ! (Avec un sympathique effet de miroir, eh, forcément, qui ne transparaît pas dans l’illustration de cet article.) Ça n’est en rien un problème – en fait, cette « tricherie », que je ne devrais sans doute pas qualifier ainsi, est tout à fait intéressante, car elle rajoute une couche de sens au récit de l’ « Outsider », différent peut-être de ce que l’on trouve chez Lovecraft, mais qui fait probablement mouche, d’une autre manière, peut-être plus juste d’ailleurs, au regard des préoccupations du dessinateur (mais il serait également tentant de revenir en définitive à Lovecraft et à ce qui l'avait motivé à écrire cette nouvelle à part).

 

Cependant, je n’ai pas été véritablement convaincu, en dépit de ces choix dans l’absolu assez pertinents. Tanabe Gou dit avoir consacré beaucoup de temps au dessin de cette adaptation par ailleurs assez brève, mais il m’a plus ou moins emballé – l’usage du noir, bien plus marqué que dans les deux récits précédents, produit certes des moments oppressants, mais l’ensemble m’a plutôt indifféré, une fois de plus, et, pour le coup, la dose peut-être supplémentaire de codes du manga quand il s’agit de représenter le narrateur, pertinente dans le fond, m’a paru rater son coup dans la forme.

 

Cependant, le vrai problème dans cette adaptation, à mes yeux, réside dans la narration : d’une part, tout cela me paraît aller bien trop vite ; mais, surtout, ce rythme et au moins autant sinon plus le texte de la BD confèrent au récit un côté finalement très prosaïque, qui me parait louper le coche. La nouvelle de Lovecraft déploie un style ultra-chargé – qui peut très légitimement écœurer, mais qui est pourtant très à propos dans cette allégorie plus qu'appuyée, a fortiori quand elle tombe sous les yeux d’un ado porté sur le romantisme sombre, comme votre serviteur et sans doute un certain nombre d’autres : qui a découvert « Je suis d’ailleurs » dans ces conditions s’en souviendra probablement toute sa vie. La figuration du narrateur va pourtant dans ce sens – et si, dans le recueil, « The Outsider » précède « La Maison à mezzanine », en y revenant, notre goule dépressive a bien quelque chose du peintre N. Et c'est très juste. Mais le ton ne convient pas – il y manque l’emphase lovecraftienne ; on peut trouver le style du gentleman de Providence lourdaud, de manière générale, et c’est bien naturel, mais il a rarement été aussi à propos que dans ce texte précisément. Le prosaïsme de l’adaptation, à mon sens, en atténue considérablement l’effet. Avis qui n’engage que moi, et je ne sais pas si la traduction y a eu sa part.

 

En tout cas, quelles qu’en soient les raisons, cette adaptation m’a globalement laissé… oui, indifférent, une fois de plus. J’y reconnais de bonnes idées, il y a de belles cases, un beau noir envahit les pages, mais je trouve que ça ne fonctionne pas vraiment.

 

LE DESSIN COMME EXORCISME

 

« The Outsider » paraît en revue en avril 2004 – un mois seulement après « La Maison à mezzanine », et on a pourtant l’impression qu’il s’est passé bien plus de temps entre les deux, d'une approche passablement différente. Mais, dès février, Tanabe avait publié dans la même revue le premier épisode de « Ju-ga », une histoire originale cette fois, et quatre autres épisodes suivront durant cette même année et la suivante.

 

Dans ses thématiques, cette « fausse série » s’avère en fin de compte très proche des trois adaptations : le thème récurrent de la solitude y est très appuyé, mais aussi l’idée du dessin comme permettant d’exorciser ses démons intérieurs – ceux qui ruinent la vie aussi bien des « prisonniers » boulangers que du peintre N. et de l’ « Outsider ». Le recueil, finalement, est donc bien plus cohérent qu’il n’en donne tout d’abord l’impression.

 

Et ce même si l’histoire de « Ju-ga » semble tout d’abord prendre le contrepied de ce qui précède – ces histoires russes et américaine, même si leur encrage, pardon, ancrage dans la réalité est globalement assez limité (sauf éventuellement pour Tchekhov, et encore, mais les deux autres sont à ce stade hors-concours). Le cadre est cette fois bien défini, bien précisé, historique, et japonais : nous sommes durant l’ère Kyôhô (1716-1735, donc pendant l’époque d’Edo), une période difficile, où la famine, notamment, fait des ravages. Et nous suivons un moine itinérant du nom de Gibon Gensho, lequel pratique l’art du « ju-ga », soit une peinture magique qui capture les démons (littéralement : ils ne sont pas, ou pas seulement, de caractère allégorique), afin de libérer de leur emprise des individus qu’ils ont poussé au crime.

 

Un aspect intéressant du récit est d’ailleurs la compassion très poussée du moine, qui offre ainsi une échappatoire à des personnages ayant commis des atrocités : nulle envie pour lui de les sanctionner, de les sermonner, de les précipiter en enfer ou que sais-je – ce n’est pas son office et il n’est pas du genre à mettre en avant leur culpabilité ; ce sont les démons qui ont fait le mal… Je ne saurais dire quels sont les sutras que le bonze répète sans cesse en accomplissant sa mission, mais je suppose que cette manière de voir les choses doit beaucoup à certains courants de l'amidisme, qui offrent le salut à tous, même aux pires criminels.

 

Maintenant, ce postulat en tant que tel très intéressant… n’est pas forcément développé de la manière la plus adroite. Ces cinq « épisodes », très brefs par ailleurs, racontent en gros chaque fois la même histoire, et ne s’embarrassent d'ailleurs guère de texte. Clairement, le scénario n’est pas l’atout majeur de « Ju-ga »…

 

Non. C’est le dessin. Parce que, si le premier épisode de « Ju-ga » a été publié avant « La Maison à mezzanine » et « The Outsider », on a l’impression qu’il s’agit de tout autre chose, de bien plus tardif et mur – voire carrément d’un autre dessinateur. Et là, pour le coup, le dessin est vraiment brillant de bout en bout.

 

Du moins, sur le plan purement esthétique… Le trait de Tanabe est beaucoup plus personnel (s’agissait-il, en fin de compte, de se libérer de l’exercice de l’adaptation littéraire, qui avait des effets pervers ?), et les pages sont de toute beauté – incomparablement plus denses que dans les trois histoires qui précèdent, mais aussi plus nerveuses, avec un usage appuyé du noir et des hachures, dans une structure de mise en page plus complexe, qui produit des merveilles. Notamment dans les séquences les plus surréalistes, quand l’art de Gibon Gensho révèle les démons dans toute leur horreur, pour les emprisonner ensuite sur le papier. Cela peut faire penser aux déformations coutumières dans certaines BD de Itô Junji, comme Spirale (BD d'ailleurs passablement lovecraftienne en définitive, d'un auteur qui n'a jamais caché cette source d'inspiration), mais avec quelque chose de… eh bien, de plus « artiste ». Et c'est ainsi que, finalement, via ces visions d'horreur, on revient bel et bien à Lovecraft, ce qui ne coulait pas forcément de source. C’est dans ces pages, en fait, que j’ai vraiment retrouvé ce qui m’avait séduit dans l’interview d’Atom, et qui annonçait Kasane ou les adaptations de Lovecraft réalisées plus récemment.

 

C’est très beau, très fort… mais aussi passablement fouillis, pas des plus évident à suivre. Du coup, j’ai eu l’impression, au sortir de ce recueil… que l’exercice suggéré par l’éditeur de Tanabe Gou n’avait pas porté ses fruits ? C’est en se libérant des adaptations que l’auteur livre son style graphique le plus personnel et enthousiasmant. Mais, à ce stade, je crains qu’il ne sache pas plus qu’au début raconter une histoire… Tanabe Gou fait alors davantage l’effet d’un illustrateur, et non d’un auteur de BD – et c'est paradoxalement l'exercice de l'adaptation, puis sa mise à distance, qui le révèlent ; car illustrer un texte, et l'adapter en BD, sont en fin de compte deux exercices très différents.

 

LES LIMITES DE L’EXERCICE

 

Du coup, globalement, The Outsider ne m’a pas convaincu. « Vingt-six gars et une fille », la plus ancienne des BD ici rassemblées, me paraît en tant que telle la meilleure. « La Maison à mezzanine » est ratée, « The Outsider » se partage entre bonnes idées et autres beaucoup moins bonnes, pour un résultat en demi-teinte. Mais le dessin de Tanabe Gou ne brille véritablement que dans « Ju-ga »… alors même que cette « histoire » originale fait la démonstration de ce que l’auteur a alors toujours du mal à raconter quoi que ce soit.

 

Peut-être s’est-il amélioré depuis ? Les échos concernant Kasane ont l’air bon, notamment… Peut-être aussi l’auteur peut-il se montrer plus efficace en s’associant à un scénariste – ce qui a été le cas dans Mr Nobody, chose qu’il « révèle », à la grande surprise de l’intervieweur semble-t-il, dans le n° 4 d’Atom.

 

De fait, certaines très belles planches de « Ju-ga » ou de cette interview m’incitent à prolonger l’expérience, alors même que The Outsider s’est avéré une déception, c'est bien le mot… Et, bon, je ne vais pas vous mentir : je suis curieux de voir ce qu’il a fait de Lovecraft par la suite. Je reste curieux. C’est mon problème, hein… Je suppose qu’il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que j’y jette un œil en traduction française, puisque c’est semble-t-il prévu… La chair est faible, tout ça.

 

Mais The Outsider en tant que tel ? C’est un exercice – et qui ne me paraît décidément pas très concluant. Certainement pas dénué de qualités, mais (encore ?) affligé de bien trop de tares. Tant pis…

Voir les commentaires

Pline, t. 6 : Carthage la grande, de Mari Yamazaki et Tori Miki

Publié le par Nébal

Pline, t. 6 : Carthage la grande, de Mari Yamazaki et Tori Miki

YAMAZAKI Mari et MIKI Tori, Pline, t. 6 : Carthage la grande, [プリニウス, Plinius 6], traduction [du japonais par] Ryôko Sekiguchi et Wladimir Labaere, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2017] 2018, 184 p.

Où l’on revient à Pline, le manga romain de Yamazaki Mari (après Thermæ Romæ), assistée de Miki Tori (essentiellement pour le dessin, en théorie du moins) – et on y revient avec un peu de délai, car, à ce stade, semble-t-il, la publication française suit d’assez près la publication japonaise, qu’elle a plus ou moins rattrapé.

 

Pline, depuis le départ, me fait l’effet d’une série assez inégale, alternant des tomes très satisfaisants voire tout à fait brillants, et d’autres beaucoup moins convaincants, parfois même à l’extrême limite du poussif. Par quelque bizarrerie qui doit peut-être pas mal de choses à mon ressenti biaisé de lecteur françouais, j’ai l’impression de ce que, pour l’heure, les tomes impairs étaient du bon côté, et les pairs du mauvais (le tome 4 étant tangent, disons). Hélas, cela semble se confirmer une fois de plus avec ce tome 6, intitulé en français Carthage la grande, et qui m’a au mieux laissé indifférent…

 

Le récit emprunte deux cadres. Le plus réussi, relativement s’entend, est sans vraie surprise celui qui s’attache aux pérégrinations de Pline, avec dans sa suite un Euclès peu ou prou inexistant et un Félix qui commence à me lasser un (petit) peu après m’avoir vraiment beaucoup plu – le sentiment demeure, après un tome 5 autrement convaincant mais qui allait déjà dans ce sens, de ce que les auteurs, conscients de la valeur de leur atout, en font un usage un peu excessif, et du coup moins savoureux… Ceci dit, il a encore quelques bonnes scènes.

 

Mais, depuis le tome précédent là encore, il faut ajouter à ce trio une nouvelle recrue, ce petit garçon (?) très kawaï, avec son corbeau sur l’épaule, personnage mystérieux et aux connaissances bien singulières, et dont nous commençons ici à véritablement entrevoir le passé (flashback inclus). Globalement, je suppose qu’il constitue un ajout bienvenu, à ce stade, même si je lui trouve donc forcément quelque chose d’un expédient mignon – ceci dit, moi le faux cynique, j’avoue avoir craqué sur le gros plan craquant du gamin craquant en bas de la p. 38, et je suppose que je pourrais mettre pas mal d’entre vous au défi de ne pas craquer – l’idée étant qu’au-delà de la seule kawaïerie, le gamin bizarre exprime avec force l’émerveillement enfantin, comme un relais de celui du lecteur, en l’espèce devant la reconstitution de Carthage (bien après les guerres Puniques, j’avoue ne pas du tout savoir ce que la fière cité pouvait être au Ier siècle de notre ère ; au passage, c’est une bonne idée que de confronter nos Romains aux reliquats d’une autre civilisation, voisine mais néanmoins distincte, mais elle n’est guère approfondie, hélas ; le gamin étant d'origine phénicienne, ceci dit...).

 

C’est l’occasion, je suppose, de louer une fois de plus le dessin de Pline, tant pour ce qui est des expressions des personnages (a priori le domaine réservé de Yamazaki Mari) que pour ce qui est des décors (normalement l’apanage de Miki Tori), même si j’avoue une nette préférence pour ces derniers – qu’il s’agisse de reconstituer avec précision en même temps qu’emphase la civilisation romaine (et éventuellement quelques autres, donc), ou de mettre en scène la majesté souvent intimidante de la nature, avec ici un accent marqué sur les vastes étendues, finalement comparables dans leur hostilité à l'encontre de l'homme, de la mer et du désert. Il y a dans tous ces registres des pages absolument superbes.

 

Carthage, le désert… Oui : ce cadre de l’intrigue est africain. Pline semble avoir lâché l’affaire de la Grèce (trop néronienne de toute façon ?) : on lui a tant conté de merveilles sur l’Afrique, le naturaliste doit voir tout ceci de ses propres yeux… Ceci étant, pour l’heure, cela ne débouche pas encore sur grand-chose – au mieux quelques belles pages dans le Sahara, avec un Félix égal à lui-même. Sinon, le grand moment de ce périple africain se situe avant cela, à Carthage, quand Pline et compagnie rendent une petite visite à un Vespasien sauf erreur déjà entraperçu, le futur empereur (ce dont aucun des personnages n’a conscience comme de juste) étant d'une certaine manière dépeint comme l’antithèse de Néron – un homme un peu fruste, vulgaire même (avec sa blague plus ou moins de pets hélas totalement incompréhensible, est-ce une question de traduction ou faut-il seulement en déduire que ses blagues sont vraiment très très mauvaises ? Ou les deux ? En même temps, nous connaissons la singulière destinée de Vespasien dans le dictionnaire français...), un paysan les pieds sur terre, en somme, ou même dans la terre, savez-vous planter les choux…

 

Or en face il y a bien Néron – et, comme d’hab’ en ce qui me concerne, c’est là que la BD pèche, comme depuis le début ou presque. Si les meilleurs tomes de Pline faisaient abstraction, autant que possible, de ce qui se passait au sommet de la cour impériale, celui-ci y accorde à nouveau une place très importante – sans commune mesure, même, ai-je l'impression ; et, hélas, peut-être de la pire des manières ?

 

Bon, je dis SPOILER au cas où, mais ça n’en vaut sans doute pas vraiment la peine… De fait, depuis le premier tome, on devine qu’à terme la BD mettra en scène l’incendie de Rome – et, bingo, c’est à la fin de ce sixième volume que la chose arrive, même si sur le mode d’un cliffhanger bien convenu.

 

Le problème, ce n’est pas tant ce thème, même rebattu, que la manière dont les personnages y sont associés. Le Néron de Yamazaki Mari et Miki Tori se voulait plus nuancé que la vision critique commune dans l’Occident chrétien, mais il a bien vite tourné de lui-même à la caricature, comme si le sujet ne pouvait tout simplement pas se montrer véritablement subtil en fin de compte. Au début, la BD semblait accorder un rôle de choix, et autrement plus enthousiasmant, au personnage tout à fait fascinant en même temps qu’intriguant de Poppée, mais, à ce stade, l’impératrice parvenue achève tristement sa descente aux enfers de la banalité, au point de s’en tenir peu ou prou au navrant rôle de figurante – elle ne révulsait plus, elle n’émeut pas davantage dans ses déboires, et c'est très regrettable. C’est maintenant Tigellin qui occupe le devant de la scène, si l’on ose dire pour cette variation de l’ordure qui magouille dans l’ombre, mais l’éminence grise manque hélas de caractère, pour s’en tenir au seul archétype – et le rôle des Juifs dans son entourage reste encore à éclairer. Ramener Sénèque dans l’histoire ne suffit certes pas à améliorer les choses : c’est plat, convenu, caricatural…

 

D’autant que la BD s’autorise une faute de goût de plus en ramenant sur le devant de la scène un personnage que j’avais presque heureusement oublié (tu parles...), la pauvre prostituée muette Plautina – que je ne peux qu’associer aux moments les plus ratés de la BD jusqu’alors. Mon ressenti demeure (et c’est peu dire) à la lecture de ce tome 6 – même si son retour n’est hélas pas une surprise, car elle était conçue, semble-t-il, comme le personnage qui, non seulement, matérialiserait la cruauté pathologique de Néron (ça n’y manque pas, ici), en même temps que comme le prétexte idéal pour introduire la secte méconnue des chrétiens dans cette histoire ; à la veille de l’incendie de Rome (« souhaité » texto par Tigellin magouillant avec les Juifs comme avec Sénèque), Plautina et ses coreligionnaires amateurs de poisson devaient nécessairement revenir dans l’histoire… Ça ne fonctionne pas mieux maintenant qu’auparavant, hélas. Et je redoute un peu la suite des opérations à cet égard – surtout si le falot Euclès doit revenir dans la partie !

 

Pline est une BD sans doute admirable pour ce qui est du dessin – peut-être même s'améliore-t-elle encore à cet égard ; mais, concernant le scénario, elle me fait toujours un peu l’effet d’une série souffrant de la tendance des auteurs à l’improvisation. Ils ont mis en place plusieurs fils rouges, et jonglent tant bien que mal avec entre les différents tomes, au gré du moment : les meilleurs, à mes yeux, restent ceux liés au bestiaire fantastique et aux autres vérités saugrenues figurant dans l’Histoire naturelle, ou le rapport de Pline aux volcans, et éventuellement sa misanthropie occasionnelle, modérée par la bonhomie de Félix – autant de moyens de reconstituer un monde, au-delà des seules merveilles architecturales de Rome, en inscrivant la civilisation dans son écrin naturel pas moins fascinant, a fortiori pour un naturaliste voyageur. Mais les fils rouges les moins convaincants à mon sens tiennent à la haute politique romaine, au couple Néron-Poppée, et en gros à tout ce qui implique Plautina – la pauvre fille n’étant de toute façon guère plus qu’un trait d’union, même mélodramatique au possible… Or ce sixième volume met bien trop l’accent à mon goût sur ces derniers versants de la bande dessinée.

 

Bilan au mieux mitigé, donc. Voire moins que cela. En se focalisant bien trop sur les intrigues romaines, ce tome 6 se perd dans ce qui lui réussit le moins – et, pour le coup, m’a pas mal rappelé le tome 2, probablement celui qui m’avait le moins parlé jusqu’alors. Si le dessin demeure irréprochable, le propos ennuie vaguement, à ce stade. Rien d’insurmontable, mais rien d’enthousiasmant non plus hélas… À voir si l’impair tome 7 saura rattraper une nouvelle fois les dégâts, comme ses prédécesseurs – à moins que l’incendie de Rome ne phagocyte une fois de trop l’intrigue ? Oui, nous verrons…

Voir les commentaires

Hiroshima, fleurs d'été, de Tamiki Hara

Publié le par Nébal

Hiroshima, fleurs d'été, de Tamiki Hara

HARA Tamiki, Hiroshima, fleurs d’été, [Natsu no hana 夏の花], récits traduits du japonais par Brigitte Allioux, Karine Chesneau et Rose-Marie Makino-Fayolle, avant-propos de Rose-Marie Makino-Fayolle, Arles, Dagorno – Actes Sud, coll. Babel, [1947, 1949, 1986, 1995] 2007, 127 p.

Je ne vous apprends rien : les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945, ont profondément traumatisé le Japon – sur le moment, ils ont décidé pour une large part de la capitulation sans condition de l’empire, mais la singularité de ce drame, même dans un pays qui avait été très durement éprouvé par les bombardements « normaux », dont les victimes se comptaient déjà en centaines de milliers, la singularité de ce drame donc a eu un impact particulier, et notamment dans les milieux artistiques et culturels, un impact peu ou prou immédiat, mais qui a perduré jusqu’à nos jours.

 

En fait, en littérature, l’évocation des bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki est rapidement devenue un genre à part entière, dit genbaku bungaku (« littérature de la bombe atomique »), qui comprendra quelques titres célèbres, comme Pluie noie d’Ibuse Masuji, à l’origine du superbe film éponyme d’Imamura Shôhei, ou encore divers écrits du prix Nobel de littérature Ôe Kenzaburô ; mais ce sont là des auteurs relativement tardifs, et qui n’avaient pas vécu eux-mêmes les événements. Au contraire, la première génération des auteurs de genbaku bungaku était davantage composée d’individus qui avaient directement assisté à ces drames, des hibakusha, et qui avaient ressenti le besoin d’en parler – ainsi Hara Tamiki, parmi les plus célèbres et les plus séminaux. Leur tâche était d’autant moins aisée que la censure des autorités d’occupation américaines voyait d’un très mauvais œil l’évocation de Hiroshima et Nagasaki, et avait plus ou moins mis en place une sorte de tabou implicite sur la question – ce qui explique pourquoi le genre n’a vraiment décollé qu’à partir des années 1950, soit après le départ du SCAP. Cependant, durant l’occupation, il s’était déjà trouvé des auteurs pour évoquer frontalement ces questions, ainsi qu’en témoigne ce petit ouvrage de Hara Tamiki, comportant trois « récits » datant de 1947 pour deux d’entre eux et de 1949 pour le dernier.

 

Hara Tamiki, né en 1905, était avant tout un poète. Mais deux événements successifs vont changer l’orientation de sa carrière, et tout d’abord, en 1944, le décès de son épouse, des suites d’une maladie qui s’était déclarée en 1939. D’un tempérament dépressif, Hara Tamiki ne comptait semble-t-il pas lui survivre très longtemps. Mais, l’année suivante, un peu avant l’anniversaire de la mort de sa femme, dont il souhaitait fleurir la tombe, Hara se trouve chez ses parents à Hiroshima – il est là le 6 août, quand Little Boy explose. L’horrible événement le traumatise, le mot n'est pas trop fort, et suscite en lui le besoin de témoigner de ce qu’a été, pour les hibakusha, l’expérience sur le vif du bombardement atomique – d’où les trois « récits », largement autobiographiques, qui seront rassemblés dans le recueil Fleurs d’été (le titre original se passe de la mention de Hiroshima). Mais ce traumatisme a d’autres implications – surtout, une profonde crainte que l’histoire soit bientôt amenée à se répéter : le déclenchement de la guerre de Corée inquiète l’auteur – va-t-on à nouveau employer la bombe ? L’hypothèse était alors plus que crédible… MacArthur lui-même, l'ancien chef des autorités d'occupation, y était favorable ! Et il semblerait que cette crainte a joué un certain rôle dans le suicide de Hara Tamiki, qui s'est jeté sous un train le 13 mars 1951 – mais il était notoirement fragile, et avait déjà fait des tentatives de suicide, y compris avant le bombardement atomique.

 

Hiroshima, fleurs d’été est un bref recueil de trois « récits », donc – avant, pendant et après. Si la première nouvelle (qui est en fait la plus tardive, et de loin la plus longue) est à la troisième personne, et n’implique pas explicitement l’auteur (mais quelques allusions çà et là s’avèrent assez transparentes), les deux suivantes sont à la première personne, et n’en donnent que davantage le sentiment d’être des témoignages, très personnels, et somme toute assez peu « littéraires » ; ce qui peut à la fois constituer une force et une limite de l’exercice, je suppose.

 

Mais je crois que c’est mon problème avec ce bref recueil. Objectivement, il est important – nécessaire, même. Comme un témoignage éloquent du crime de Hiroshima. À cet égard, il n’a pas besoin d’être « littéraire » pour être pertinent, et pour compter. Comme document, il remplit son office, et mérite d’être lu. Les deux derniers récits, ceux de « pendant » (« Fleurs d’été ») et d’ « après » (« Ruines »), sont terribles et glaçants – le dernier l’est peut-être plus encore, à vrai dire, car il exprime bien davantage la singularité du bombardement atomique : ces gens qui continuent de mourir bien après l’éclair, dans un Japon par ailleurs contraint de réaliser qu’il a perdu la guerre, et qui découvre son unique héritage dans cette affaire, l’irradiation comme punition (pas moins injuste, comme la plupart des punitions : ce sont des innocents qui en font les frais) pour les entreprises criminelles et mensongères de l’armée impériale : le récit s’ouvre peu ou prou sur l’allocution radiophonique de l’empereur, une première, annonçant la capitulation sans condition, le 15 août, soit neuf jours à peine après Hiroshima.

 

Cependant, globalement, je crois que j’attendais autre chose de Hiroshima, fleurs d’été – pour je ne sais quelle raison ? La comparaison est peut-être absurde, mais je suppose que, d’une certaine manière, je m’attendais à lire, disons, une sorte de Si c’est un homme – toutes choses égales par ailleurs. Ce que n’est finalement pas ce recueil – cela n’invalide en rien sa portée et son intérêt en tant que témoignage, mais le poète Hara Tamiki ne s’embarrasse pas de faire dans le style.

 

Le premier récit, pourtant, « Prélude à la destruction » (qui date de 1949, les deux autres récits datent de 1947), en adoptant la troisième personne, correspond peut-être davantage à ce que j’attendais ; il n’a par définition rien de l’horreur insoutenable, et frontale, des récits « pendant » et « après », mais il m’a finalement bien plus touché – avec le portrait de cette famille en crise, dans une ville qui connaît sans cesse les alertes de bombardement, et multiplie les évacuations, mais passe peu ou prou toujours au travers, les B-29 ayant en fait d’autres objectifs ; bien sûr, le lecteur, lui, sait très bien ce qu’il en est, nul besoin d’attendre la conclusion pour cela… Mais ceci aussi fait partie de ce qui touche davantage dans cette nouvelle. Et l’évocation de cet homme qui revient (au pire moment, donc) à Hiroshima, et se promène indolent dans la ville encore intacte, donne paradoxalement davantage l’impression d’un poète égaré dans un champ de ruines… D’autant que ce poète, amorphe témoin d’une guerre qui n’a déjà que bien trop duré, et que l’on commence timidement à appréhender comme perdue, cherche un certain réconfort dans la littérature – étrangère – et dans les sciences…

 

Pareilles considérations étaient sans doute hors de propos dans « Fleurs d’été » et dans « Ruines ». Il n’en reste pas moins que « Prélude à la destruction » est le texte littéraire dans l’ensemble du recueil. Il n’est pas, cependant, sans présenter à son tour quelques difficultés – et j’avoue, notamment, l’avoir trouvé un peu confus.

 

Mais ceci – et le reste aussi, si ça se trouve – n’est peut-être pas, en vérité, imputable au seul Hara Tamiki. Je tends à croire que la traduction y est en effet pour quelque chose… Certes, sans pouvoir me référer au texte original, et je me sens comme toujours un peu mal à l’aise en avançant cette éventualité. C’est d’autant plus problématique, à vrai dire, que, dans cette édition, chacun des trois récits est traduit par une traductrice différente : dans l’ordre, Rose-Marie Makino-Fayolle, qui livre également un bref avant-propos, Brigitte Allioux et Karine Chesneau. Mais ces trois traductions m’ont fait régulièrement l’effet d’être trop… littérales ? Peut-être, pour le coup, le texte japonais bénéficie-t-il d’une certaine attention stylistique qui n’a que trop rarement survécu à la traduction… Je ne sais pas.

 

Quoi qu’il en soit, mon opinion, même très embarrassée, et c'est peu dire, demeure : on ne perd pas son temps, quand on lit Hiroshima, fleurs d’été ; ce témoignage a une valeur propre, qui suffit à assurer la nécessité de son édition et de sa lecture. Mais, à ma grande déconvenue, même passablement gênée, le bref recueil de Hara Tamiki n’est justement pas autre chose qu’un témoignage. Ce livre n’est donc certainement pas mauvais, et, historiquement, il est d’une importance indéniable, mais, me concernant, pour les plus vaines et les plus incongrues des raisons, il ne m’a pas parlé autant qu’il l’aurait dû. Or il est à prendre pour ce qu'il est, forcément...

Voir les commentaires

Dômu - Rêves d'enfants, de Katsuhiro Ôtomo

Publié le par Nébal

Dômu - Rêves d'enfants, de Katsuhiro Ôtomo

ÔTOMO Katsuhiro, Dômu – Rêves d’enfants, [Dômu 童夢], traduction [du japonais ? par] Anne-France Reycoquais, Genève, Les Humanoïdes Associés, coll. Styx, [1980-1981, 1983, 1991-1992, 1997] 2003, 238 p.

Akira, la BD et le film, a acquis et conservé une telle aura qu’il est parfois difficile de concevoir que son génial auteur, Ôtomo Katsuhiro, a pu faire d’autres choses très intéressantes avant comme après. En l’espèce, c’est l’avant qui va nous intéresser aujourd’hui – et même l’immédiatement avant, puisque, dans la bibliographie de l’auteur, Dômu précède de très peu Akira… et en contient déjà un certain nombre d’éléments : gamins bizarres aux pouvoirs psychiques et notamment télékinésiques incontrôlables, goût prononcé pour la destruction urbaine, subits et douloureux éclats de gore…

 

Cependant, Dômu demeure une œuvre à part entière, ce n’est certainement pas un vulgaire « brouillon » ; et c’est une BD qui, en son temps, a fait beaucoup parler d’elle et a remporté un très légitime succès aussi bien critique (avec une rare récompense pour la meilleure BD de science-fiction) que commercial – au Japon, mais aussi à l’étranger (en version anglaise, ce fut une des meilleures ventes de Dark Horse). De fait, ce manga n’annonce pas une « révolution Akira », mais constitue en fait une révolution en lui-même – qu’Akira prolongera avec une démesure qui lui sera propre, mais, déjà, avant cela, on perçoit bien, au Japon d’abord puis ailleurs également, que Dômu est une œuvre exceptionnelle et d’une originalité marquée, qui ne ressemble alors à aucune autre.

 

Il y a par ailleurs une différence de ton entre les deux BD, si elles sont toutes deux de science-fiction, et, si Akira mettra l’accent sur l'anticipation et le contexte apocalyptique ou post-apocalyptique, Dômu s’en tient à un cadre bien plus réduit, et ses codes sont plutôt ceux du policier, du thriller et de l’horreur – à vrai dire, au cours de cette relecture, c’est plus particulièrement ce dernier aspect qui m’a frappé, car l’ambiance de Dômu me semble annoncer, pour le coup, quelques traits classiques de la J-Horror qui commençait alors tout juste à se développer et connaîtrait son apogée une petite vingtaine d’années plus tard (ce cadre urbain, notamment, m’a rappelé l’excellent Dark Water de Nakata Hideo, et peut-être aussi le Kairo de Kurosawa Kiyoshi, entres autres j’imagine).

 

L’histoire est assez minimaliste – clairement, ce n’est pas l’atout majeur de cette BD, même si elle ne manque pas non plus d’intérêt en tant que telle. Le cadre de l’action est peu ou prou unique – un quartier résidentiel très récent, avec des barres d’immeubles démesurées ; pas forcément que des HLM pour autant, la population est relativement diversifiée, mais ce cadre urbain inexorable marque de son empreinte le quotidien de ses habitants, qui, au fond, n’ont guère l’occasion ou le besoin d’en sortir ; prétexte idéal pour une certaine critique sociale, on s'en doute, d'autant que c'est bien dans la manière de l'auteur.

 

Seulement voilà : cet îlot de béton est affecté par une série de morts suspectes – des suicides, en apparence, mais que l’on ne s’explique pas bien, et on s’explique encore moins leur nombre, qui dépasse largement le stade de « l’anomalie statistique ». Suffisamment pour que la police enquête… mais elle ne sait guère où chercher, et fait chou blanc. Un enquêteur comprend pourtant une chose essentielle – qui vient contredire la thèse des suicides : dans chaque cas, un objet très personnel a disparu…

 

Le lecteur ne patine pas autant que la police (pas vraiment de spoiler, donc…). En accompagnant les inspecteurs, il découvre la faune bigarrée du quartier, avec ses personnages gentiment ou moins gentiment excentriques – la mère traumatisée par la mort de son bébé, Yo-chan le colosse simplet qui colle un peu trop aux enfants, un spécimen d’alcoolique violent parmi tant d’autres… et Chô-san, un petit vieux qui vit tout seul (et c'est un nouveau point de critique sociale), sénile à l’évidence, le sourire aux lèvres en permanence. Or l’innocent vieillard a des pouvoirs psychiques – nous ne saurons pas d’où ils viennent, la BD ne s’embarrasse pas de ce genre d’explications. Ce qui importe, c'est qu'il use de ces pouvoirs pour manœuvrer ses voisins et les pousser à la mort, puis leur voler un objet anodin mais qui enrichit sa collection de babioles – sans doute ne se rend-il pas bien compte de ce que ses méfaits impliquent, pour lui ce ne sont probablement que des blagues agréablement puériles… Car Chô-san est bien retombé en enfance, littéralement ; mais il est un enfant puissant, et donc dangereux – extrêmement dangereux…

 

La police ne peut rien faire contre pareil phénomène, elle est totalement désarmée ; elle ne peut même pas le concevoir ! Pour arrêter le malicieux Chô-san, il faudra un autre enfant – un « véritable » enfant cette fois : la petite E-chan, qui vient tout juste d’emménager dans le quartier avec sa mère. E-chan aussi a des pouvoirs singuliers – et nous ne saurons pas davantage d’où ils viennent. Mais la petite fille identifie tout naturellement la menace constituée par Chô-san, et elle a beaucoup plus de sens moral que lui – et à vrai dire un œil assez sévère, quand elle ne joue pas gentiment avec ses copains (dont Yo-chan, finalement inoffensif), comme la petite fille qu’elle est malgré tout. Elle entreprend donc de lutter contre le vieillard retombé en enfance – de l’empêcher de faire davantage de mal. Mais le déchaînement de leurs pouvoirs réciproques entraînera une frénésie de destruction urbaine totalement incontrôlable… Le combat des dieux multiplie les victimes chez les humains – d’autant que ces dieux sont des enfants qui ne pèsent pas toujours très bien les conséquences de leurs actes, et, parfois, les mieux intentionnés peuvent s'avérer aussi redoutables que ceux, égoïstes, qu'ils visent à empêcher...

 

J’ai lu à plusieurs reprises – notamment, sauf erreur, dans Le Chrysanthème et le sabre, de Ruth Benedict, ouvrage à manipuler avec beaucoup de précautions, même s’il me semble que j’ai retrouvé ce genre de développements ailleurs (méfiance quand même, je vais peut-être rapporter des bêtises…) – que, dans la société japonaise traditionnelle, mais cela aurait laissé encore des traces aujourd’hui, on passe beaucoup de choses aux enfants, et notamment aux petits garçons, parce que l’on voit dans leur « innocence » quelque chose qui relève de la divinité, de la propre nature des kami ; l’école primaire commence à passer gentiment la bride, mais, avant le collège et surtout la frénésie aliénante des concours d’entrée dans les lycées puis les universités, l’enfant japonais bénéficierait ainsi d’une très grande liberté, qui aurait pour partie son explication dans ce ressenti spirituel, pour ne pas dire religieux. Mais ceci serait également vrai, à l’autre bout de la vie, après l’oppression de la vie active, pour les personnes âgées (traditionnellement, hein – là pour le coup c’est très probablement beaucoup moins vrai aujourd’hui, dans ce Japon vieillissant où le sort du troisième âge est tout sauf enviable, et est même parfois carrément tragique…) : l’idée de « retomber en enfance » serait prise au pied de la lettre, et la sénilité justifierait une nouvelle et ultime phase de liberté, et de bienveillance de la part des proches, le vieillard ayant en définitive retrouvé, même dans la folie, la nature des kami, celle qui était la sienne du temps des culottes courtes. Je ne sais pas le crédit qu’il faut accorder à ces développements, mais, en tout cas, ils me paraissent très éclairants au regard de ce qui se produit dans Dômu, et peut-être y a-t-il bien ici une clef d’interprétation ?

 

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas à ce niveau que brille véritablement Dômu. Le vrai point fort de la BD se situe dans son caractère cinématographique, qui se perçoit à deux niveaux : la narration et le dessin.

 

La narration est bien plus complexe – mais à bon droit – que ce que l’histoire laisserait supposer de prime abord. C’est comme si Ôtomo se promenait dans le quartier avec une caméra et un micro, captant çà et là des bribes de conversation, sans suivi, ou des images saisissantes, même si ancrées dans le quotidien d’un complexe résidentiel qui se voudrait au fond très banal. Pourtant, y bruissent les rumeurs – et les commérages. Le rapport entretenu par l’auteur avec son environnement produit un effet remarquable, notamment dans la première partie de la BD, comme une visite guidée et en même temps aléatoire du quartier, où l’on attrape au vol, et sans toujours bien s’en rendre compte, les éléments clefs de l’histoire. Les scènes impliquant directement la police – conférences de presse, réunions stratégiques, échanges privés – n’en produisent que davantage un fort contraste, qui, d’une certaine manière, appuie encore plus sur l’impuissance des représentants de la loi dans cette affaire qui les dépasse de la première à la dernière page. C’est très malin, très bien fait, et sans doute était-ce alors passablement original, si, depuis, on a pu connaître d’autres œuvres procédant de la sorte, éventuellement avec un égal brio.

 

Mais le point fort, celui qui saute à la gueule, c’est le dessin – qui est absolument parfait. Le style d’Ôtomo est reconnaissable entre mille, et qui a lu Akira ne sera pas le moins du monde dépaysé dans Dômu. Mais, à vrai dire, j’ai l’impression que cette BD incomparablement plus courte fait preuve d’une bien plus grande application, tout du long, avec une égale attention pour chaque séquence. Les personnages sont très bien caractérisés, tous aisément identifiables, et leurs émotions sont merveilleusement rendues – avec une mention spéciale pour E-chan, dont la colère comme les pleurs sont incroyablement authentiques ; mais, à vrai dire, le désespoir ultime du pathétique Chô-san n’en est pas moins poignant.

 

Et le décor, c’est encore autre chose – et de quoi se prendre de sacrées baffes. Ôtomo aime à mettre en scène des cadres urbains qu’il rend avec un souci du détail proprement maniaque. Dômu abonde en planches splendides qui en font l’éclatante démonstration, et nombre d’entre elles mériteraient qu’on s’y attarde pendant des heures. Mais Ôtomo, c’est notoire, aime aussi casser ses jouets : comme Akira bientôt, Steamboy plus tard, et peut-être d’autres œuvres encore, Dômu accorde une place conséquente à des fantasmes de destruction urbaine qui sont proprement bluffants.

 

Le résultat est de toute beauté – jusque dans l’horreur, parce que cela fournit alors un cadre de choix pour quelques éclats de gore bien sentis, pas le moins du monde du gore rigolard, mais du gore qui fait vraiment mal (avec notamment un des plus beaux écrasements de tête de toute l’histoire du gore).

 

Mais il faut ajouter à tout cela un sens du cadrage proprement cinématographique, et qui était sans doute alors d’une audace folle, même si c’est devenu plus commun aujourd’hui. Ôtomo aime les angles de vue incongrus mais jamais gratuits, et sa BD a quelque chose de la transposition sur papier de quelque film à l’esthétique très léchée, sans doute conçu par un réalisateur tout dédié à la composition des images, avec un goût prononcé pour la perspective et les figures géométriques – en Occident, mettons un Kubrick, au Japon peut-être un Kobayashi ou un Oshima ? Mais je dois dire que, là encore, Dômu m’a paru anticiper sur un certain nombre de films de J-Horror – et je cite à nouveau Dark Water et probablement Kairo.


Quoi qu’il en soit, les mots me manquent pour exprimer la force de la composition des planches, et l’incroyable souci du détail dont elles font toujours preuve. Un exemple valant sans doute mieux qu’un long discours, voyez par exemple cette page, vers la fin de la BD (mais elle ne spoile rien), qui m’avait sidéré à ma première lecture il y a une quinzaine d’années de cela, et continue de le faire aujourd’hui avec toujours autant de force… Oui, une de ces planches que je peux fixer pendant des plombes.

Dômu - Rêves d'enfants, de Katsuhiro Ôtomo

Dômu, non, n’est certainement pas un « brouillon » d’Akira – même si les liens entre les deux BD ne manquent pas. Non, c’est une œuvre à part entière – et même, disons-le, un chef-d’œuvre à part entière.

 

Magnifique relecture d’une BD parfaitement splendide.

Voir les commentaires

Monster, vol. 2 et 3 (intégrale Deluxe), de Naoki Urasawa

Publié le par Nébal

Monster, vol. 2 et 3 (intégrale Deluxe), de Naoki Urasawa

URASAWA Naoki, Monster, vol. 2 (intégrale Deluxe), [Monsutâ kanzenban vol. 02 モンスター完全版02], [histoire coécrite avec Takashi Nagasaki], traduit [du japonais] et adapté en français par Thibaud Desbief, Bruxelles, Kana, coll. Big, [1995, 2008, 2010] 8e éd. 2018, 428 p.

Monster, vol. 2 et 3 (intégrale Deluxe), de Naoki Urasawa

URASAWA Naoki, Monster, vol. 3 (intégrale Deluxe), [Monsutâ kanzenban vol. 03 モンスター完全版03], [histoire coécrite avec Takashi Nagasaki], traduit [du japonais] et adapté en français par Thibaud Desbief, Bruxelles, Kana, coll. Big, [1995, 2008, 2011] 6e éd. 2017, 404 p.

Retour à Monster, d’Urasawa Naoki, avec les volumes 2 et 3 de l’édition dite « Deluxe », et qui comprend donc les tomes 3 à 6 de l’édition originale. Le premier volume m’avait littéralement bluffé : moi qui ne suis pas forcément très client du genre thriller, car je le trouve bien trop souvent prompt aux artifices de narration fainéants, j’avais cette fois bel et bien cédé, toutes préventions mises à part, et succombé à l’efficacité remarquable de ce tome introductif, un vrai modèle du légendaire page-turner.

 

Demeurait cependant la crainte que, par la suite, Urasawa s’égare davantage – car c’était après tout ce qui s’était produit pour 20th Century Boys, à mes yeux du moins (en rappelant que cette série de science-fiction était postérieure à Monster). À la lecture (enchaînée…) des volumes 2 et 3 « Deluxe », je dois hélas constater que c’est bien ce qui s’est produit – heureusement pas au point de me détourner de la BD, qui reste très efficace ; seulement, ces deux volumes ne bénéficient pas de la remarquable unité du premier tome, et avancent plusieurs pistes, dans diverses directions, et avec plus ou moins de réussite. Chacun de ces deux volumes comprend des arcs principaux (j’en compterais pour ma part deux dans le volume 2 et quatre dans le volume 3, de taille donc très variable), entrecoupés de séquences plus brèves – pas forcément les moins intéressantes cela dit.

 

Les arcs principaux du volume 2 ont en commun de revenir sur le passé le plus sombre de l’Allemagne, en deux temps, mais avec des passerelles visibles de l’un à l’autre. Le Dr Tenma, qui s’intéresse à l’enfance de Johann, et indirectement de sa sœur Anna, découvre que les deux enfants avaient fréquenté des orphelinats en Allemagne de l’Est – des institutions cauchemardesques, dont le mauvais souvenir a laissé des traces dans l’Allemagne fraîchement réunifiée. Mais – et on avouera que ça n’est probablement pas une grande surprise –, le bon docteur découvre surtout que les autorités s’étaient alors livrées à des expériences psychologiques sur les enfants, expériences dont on devine que ce sont elles qui ont fait de Johann « le Monstre ». Tenma aura hélas l’occasion d’envisager de lui-même d’autres visages de la monstruosité des adultes à l’égard des enfants… Mais demeure ce point essentiel de la « formation » d’un enfant pour qu’il devienne, disons-le, un grand leader, un nouveau Hitler. Or le deuxième arc principal de ce volume confronte, aussi bien Tenma de son côté qu’Anna du sien, à des brutes néo-nazies, indirectement liées aux responsables de l’expérience de l’orphelinat, et par ailleurs sous les ordres d’un truand sadique, improbablement surnommé Baby, et qui compte faire un sort à la communauté turque de la ville… ce que Tenma et Anna ne permettront pas.

 

Tout ceci… est pour le coup un peu trop convenu. La narration demeure habile, et une pesante ambiance de cauchemar s’impose çà et là, mais j’ai tout de même eu l’impression d’un volume un peu fainéant, car trop téléphoné : en fait, Johann le Monstre, dans le contexte allemand, ne pouvait sans doute qu’être associé au nazisme, et le thème de la partition puis de la réunification de l’Allemagne, en sachant que les enfants venaient de l’Est, impose presque tout naturellement des réminiscences de la RDA – Stasi et orphelinats glauques, ça n’est pas vraiment une surprise là non plus… Un volume un peu faiblard à cet égard, donc, à mes yeux du moins

 

En fait, le propos essentiel de ce volume est peut-être d’abord d’introduire de nouveaux personnages principaux, qui seront autant de compagnons de route improbables pour Tenma : les premières séquences du volume 2 introduisent en effet le personnage récurrent d’Otto, fripouille superstitieuse et pas étouffée par la morale, et qui se retrouve associé plus ou moins malgré lui au docteur japonais traqué par toutes les polices – il l’amène par ailleurs à opérer pour la « pègre » (au sens large), ce qui ne sera pas sans incidence par la suite. Otto ne m’a pas vraiment emballé jusque-là, mais l’arc de l’orphelinat introduit un autre personnage récurrent plus intéressant : Dieter, un petit garçon qui en a vu de dures. L’association d’un gamin au Dr Tenma en fuite ne coulait certes pas de source, mais elle s’avère un plus dans les épisodes suivants – c’est finalement assez bien vu ; et je me suis demandé, bêtement peut-être, si ce duo n’avait pas quelque chose d’un reflet ironique de celui constitué par Ogami Ittô et Daigorô dans Lone Wolf and Cub, avec cette fois un adulte qui sauve plutôt que de tuer, mais toujours l’enfant pour lui rappeler qui il est et ce qu’il fait…

 

Mais le volume 2 comprend aussi des séquences plus brèves, entre les arcs majeurs. Elles sont plus ou moins convaincantes… L’introduction du personnage d’Otto ne m’a donc pas vraiment emballé, et il en va de même quand Runge revient sur l’affaire, ou, surtout, quand nous assistons à la déchéance toujours plus marquée d’Eva, l’ex-fiancée de Tenma – Urasawa, la concernant, fait vraiment beaucoup trop dans le pathos presse-bouton, et on y devine le prélude à un retournement de situation qui opèrera en gros dès le volume suivant, sans surprendre personne… En fin de volume, l’association d’Anna à un ex-tueur de la mafia, chargé de la former, intéresse un peu plus, mais cet épisode est pour le coup très expédié. Cependant, ce volume 2 comprend un petit arc de transition entre les deux arcs principaux, et que j’ai trouvé cette fois très réussi, quand Tenma est amené à suivre et aider un médecin de campagne, belle âme sous ses airs bourrus, et qui, avec Dieter en sus, contribue à rappeler au docteur japonais qui il est au juste. Dit comme ça, ça fait sans doute gros sabots (si j'ose dire), mais ces épisodes fonctionnent vraiment très bien.

 

Le volume 3 est plus dispersé : j’y compte quatre petits arcs, avec deux séquences intermédiaires – pour le coup, ces dernières s’en tirent pas mal, la séquence de l’auto-stop prolongeant d’une certaine manière celle du médecin de campagne, tandis que le piège tendu par Runge à Tenma (et sa résolution pour le coup nécessaire) intéresse davantage que les brèves allusions à l’inspecteur dans le tome précédent (à vrai dire, on pourrait y voir un cinquième arc). Si la séquence impliquant à nouveau Eva, non sans redondance avec le tome précédent (Tenma a dû se faire chirurgien pour un criminel) mais aussi avec le contenu de ce même volume (Tenma bon médecin même avec ses ennemis), ne m’a en toute logique pas passionné, l’arc introductif auprès d’un criminologue, ancien collègue de fac, et suspicieux, fonctionne plutôt bien (avec un côté très Mindhunter mais 25  ans plus tôt), la séquence niçoise avec Anna encore mieux (en dépit d’une compassion de la jeune fille à l’égard d’un des assassins de ses parents que rien ne permet vraiment de justifier…), et il en va de même pour la fin du volume, un arc tout juste entamé pour le coup, qui, loin de Tenma et loin d'Anna, en se focalisant sur un jeune étudiant désespéré du nom de Karl, dans une relation impossible avec son père, ramène Johann au cœur de l’histoire, en préparant le terrain pour de futures monstruosités – méfiance tout de même, car ce genre de ruptures brutales, dans 20th Century Boys, m’a aussi souvent convaincu que déçu ; on verra bien…

 

Pas grand-chose de plus à dire pour l’heure – mais il faut bien toucher deux mots du dessin, qui est toujours aussi parfait. Je l’avais déjà relevé dans 20th Century Boys, Urasawa a un vrai don pour représenter les enfants – Dieter n’est pas le seul à en témoigner ici. Sinon, eh bien, je suppose qu’il a des « personnages récurrents », et aussi bien Otto qu’Anna ou Baby ou Wolf m’ont rappelé des personnages de 20th Century Boys, mais, le cas d’Anna mis à part, qui m’a tout de même pas mal évoqué… Kanna, je ne peux pas prétendre que cela a été problématique (et Anna est, broumf, aussi, euh, craquante, que Kanna).

 

Clairement, le niveau a baissé après l’excellent premier volume – ce qui n’a au fond rien d’étonnant, justement parce qu’il était vraiment excellent… Ceci dit, Monster demeure un thriller efficace et palpitant dans ces deux gros tomes – moins bien, mais bien quand même.

 

À suivre avec le volume 4

Voir les commentaires

<< < 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 > >>