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Je suis Shingo, vol. 3, de Kazuo Umezu

Publié le par Nébal

Je suis Shingo, vol. 3, de Kazuo Umezu

UMEZU Kazuo, Je suis Shingo, vol. 3, [Watashi wa Shingo わたしは真悟], traduit du japonais par Miyako Slocombe, Poitiers, Le Lézard Noir, [1983-1984, 2009] 2018, 408 p.

 

Attention, je risque de SPOILER un peu…

Le troisième tome de Je suis Shingo est paru tout récemment, après que la série a été récompensée par un très légitime prix du patrimoine au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême – l’occasion, on l’espère, d’augmenter la visibilité en France de cet auteur de génie qu’est Kazuo Umezu. Et ceci, ai-je l’impression, alors même que Je suis Shingo n’est pas forcément la porte d’entrée la plus évidente à l’œuvre diverse et puissante d’Umezz… C’est tout de même une série très étrange, extrêmement riche aussi, et largement rétive à la classification. Science-fiction ? Au premier chef, oui, probablement – et ici plus frontalement que dans le premier tome, où c’était bien plus allusif. Mais il y a beaucoup d’autres choses dans Je suis Shingo – dont, et cela n’avait rien d’évident là encore au regard du seul premier tome, de l’horreur, la grande spécialité de l’auteur.

 

Celle-ci avait en fait été introduite à la toute fin du tome 2 – produisant un effet très brutal, et d’autant plus saisissant. Dans ce troisième volume, elle est toujours là – au premier plan ou dans l’ombre, comme une menace latente qui ne demanderait qu’à se réveiller. Il n’y a cependant pas que cela – et, à vrai dire, l’horreur ici génère des scènes poignantes, teintées de drame social, et qui permettent au robot Monroe d’accéder à une nouvelle étape fondamentale de sa prise de conscience, au sens fort, et de sa définition : c’est ici, enfin, qu’il revendique l’identité de Shingo, un nom totalement absent des deux premiers tomes, formé sur la base de la prononciation alternative des caractères employés pour écrire le nom de ses « parents », Marine et Satoru ; le robot s’affirme en même temps en tant qu’être humain.

 

Marine et Satoru, à vrai dire, sont quasi absents de ce troisième tome, après avoir été les vedettes des deux premiers – dans une veine particulièrement tragique et glauque dans le précédent. La petite fille est partie pour l’Angleterre avec ses parents – on n’y aime pas beaucoup les Japonais, la crise n’arrangeant rien… ou on les aime trop, car elle a aussi affaire à un bellâtre pédophile. Quant à Satoru, il déménage également – suivant sa mère, qui a trouvé un emploi dans un bar à Niigata, bien mieux payé que le sordide boulot finalement décroché par son fainéant de mari, licencié pour cause de robotisation donc, dans une entreprise de nettoyage. Et les deux enfants l’un pour l’autre ? Ils semblent pour l’essentiel résignés, fatalistes ; leurs amours sont du passé, idéalement il faudrait les oublier… Ce qui n’est bien évidemment pas possible.

 

Exeunt Marine et Satoru, d’autres personnages doivent prendre le devant de la scène – et tout d’abord Monroe/Shingo, le robot qui s’évade de l’usine où il était fixé à une chaîne de montage, après avoir tué plusieurs employés. Jusqu’à présent, le robot n’était qu’amour (A.I., prononcé ai, « amour » en japonais, en même temps que l’acronyme pour artificial intelligence), mais, ses « parents » enfantins n’étant plus là pour lui, le bébé robot manque de repères et de perspectives – ce qui le rend dangereux. Sa longue fuite lui impose de commettre bien des dégâts…

 

Cependant, au fil de séquences proprement surréalistes, Monroe va rencontrer un soutien inattendu, mieux, une amie – une certaine Miki, la fille (?) du couple ayant emménagé dans l’appartement où vivait il y a peu encore Satoru. Cependant, ladite Miki, nous ne la voyons jamais – elle n’est qu’une voix pressante jaillissant de derrière les rideaux opaques d’une sorte de lit d’hôpital ; nous ne savons rien d’elle, si ce n’est qu’elle ne tardera pas à mourir… Mais, d’une manière ou d’une autre, cette « créature » dont l’humanité semble questionnable est en mesure de suivre à la trace Monroe dans sa fuite – épreuve déconcertante pour qui ne sait rien du monde extérieur ; Miki sait que le robot doit se nourrir d’électricité, et lui explique comment faire... en communiquant avec lui par téléphone ! Les deux se rencontreront enfin – l’événement permettant à Monroe de devenir Shingo, et de s’affirmer en tant qu’être humain ; quant à Miki, elle semble bénéficier de la sorte de la possibilité de fuir à son tour ?

 

Tout ceci produit à nouveau un effet très déconcertant – décidément la marque de fabrique de cette série, sinon de l’œuvre de Kazuo Umezu en général ; prise de façon très abstraite, la trame pourrait donner l’impression d’être convenue – et peut-être ce genre d’article contribue-t-il à renforcer faussement cette impression. Mais l’histoire, en vérité, ne cesse de prendre des détours inattendus, parfois très brutaux, très secs, ce qui transfigure totalement la marche générale du récit ; celle-ci retombe toujours en définitive sur ses pattes, mais l’expérience n’en a été que plus saisissante en même temps que déconcertante.

 

Il y a cependant plus, dans ce troisième volume – et c’est l’insupportable personnage de Shizuka qui ménage (ce n’est peut-être pas le mot, du coup…) la transition. L’infecte petite fille, qui était toujours dans les pattes de Satoru, continue, à son habitude, d’espionner les voisins – ce qui, cette fois, la met sur la piste de l’intrigante Miki. Mais, au-delà, avec un petit groupe d’enfants, elle abrite Monroe/Shingo, désormais traqué, non seulement par la police, mais aussi par ses concepteurs – avec l’armée en fond, et comme une amorce d’apocalypse épidémique ? Bon, nous n’avançons pas trop dans cette direction, pour l’heure…

 

Des enfants, qui gardent une créature impossible, ici un robot, contre les adultes « officiels » qui lui veulent du mal… Vu de loin, ou de moins loin, ça pourrait pas mal évoquer l’E.T. de Steven Spielberg, non ? Le film était sorti un à deux ans avant la publication originelle de ces épisodes dans Big Comic Spirits, en 1983-1984. Maintenant, remplacez Spielberg par, mettons… un duo associant… Lars Von Trier… et Lucio Fulci ? Bon, plutôt d’autres peut-être, mais vous voyez l’idée. La fuite de Monroe/Shingo se prolonge, avec les enfants pour l’aider. Le gamin aux commandes d’un camion, alors qu’il ne sait pas conduire, ça aurait dû être mignon-rigolo-Amblin, non ? Sauf que ça ne l’est pas du tout… Pas seulement parce que cette folle course-poursuite n’aurait pas dépareillé dans Terminator. C’est surtout qu’Umezz se montre ici très extrême (en rappelant toutefois que Je suis Shingo visait un lectorat adulte, à la différence notamment de La Femme-serpent, et ce même si les héros sont des enfants) ; sans doute les codes ne sont-ils pas les mêmes au Japon, mais, pour le coup, la BD choque – bien loin du tabou hollywoodien qui relègue la souffrance et la mort des enfants dans le hors-champ, Umezz montre, il ne cache rien ; il ne fait pas à proprement parler dans le gore, ou à peine, moins encore le body horror, ce genre de choses, il n’y a d’ailleurs aucune vraie complaisance à cet égard, une case ici, une case là, suffisent amplement, mais nous voyons bel et bien des enfants souffrir et mourir au cours de cette course-poursuite ; l’effet n’est pas très E.T., pour le coup ! Et ces séquences nouent le ventre… Même si la mort la plus horrible de ce troisième volume, toujours celle d’un enfant, est encore à venir, qui débouche sur d’ultimes pages proprement terribles…

 

C’est peu dire : à ce stade de la BD – nous sommes en principe pile au milieu de la série, qui doit compter six tomes –, on est très, très loin de la charmante naïveté du premier volume, avec ces enfants rêveurs qui prenaient sur eux d’éveiller un ordinateur à une forme de conscience. Depuis, les amours contrariées de Marine et Satoru ont failli, tout juste, dégénérer dans le plus terrible des drames, et Monroe/Shingo, que l’on veut aimer, n’en a pas moins commis des atrocités, sans bien s’en rendre compte sans doute. Le body count augmentant radicalement dans les derniers chapitres de ce troisième tome, et pas exactement de manière à laisser le lecteur indifférent, demeure finalement le même sentiment qu’auparavant : Je suis Shingo, de bien des manières on ne peut plus différentes, a quelque chose de profondément dérangeant, voire glauque, derrière son postulat naïf et bienveillant – ceci, pourtant, sans le contredire, ou du moins pas totalement. La BD produit un effet très fort, peut-être même unique, mais rarement sinon jamais de la manière attendue.

 

Si mon appréciation des deux premiers tomes m’avait imposé de prendre un peu de recul – au moment de tourner la dernière page, j’étais avant tout perplexe –, celui-ci m’a bien davantage parlé immédiatement. Ce qui ne signifie absolument pas qu’il soit meilleur que les deux premiers (en fait, de ces trois volumes, avec le recul, c’est probablement le premier qui reste le plus réussi) ; c'est bien plutôt que la lecture de ces deux volumes antérieurs m’a d’une certaine manière « éduqué » de manière à ce que la suite produise un effet plus direct, emportant aussitôt l’adhésion – ne pas s’y tromper cependant, les éléments de surprise demeurent, la brutalité des changements de registre de même : cette « éducation » porte, disons, sur le principe de ces changements brutaux – sans rien dire de leur contenu.

 

Graphiquement, enfin, ce troisième tome est très réussi. Si l’on trouve assez peu de ces tableaux « pixélisés », ou « 3D fil de fer », etc., qui m’avaient tant plu dans le premier tome, il y en a tout de même quelques-uns, toujours aussi beaux et pertinents. Mais, dans ce troisième volume, ce qui convainc le plus à cet égard, ce sont probablement les nombreuses séquences où Monroe/Shingo, contraint de fuir, se retrouve dans des environnements particuliers, chaotiques, répugnants – là les égouts, ici une décharge : il y a comme un délice chez l’auteur à représenter les déchets, la pourriture, la corruption, en y inscrivant son robot – pour l’heure du moins dans une optique de contraste ; cela produit des séquences régulièrement impressionnantes, et méticuleuses, d’une extrême précision dans le détail.

 

Je suis Shingo, cela se confirme avec ce troisième tome, demeure une excellente série, et finalement unique : vu de loin, ça pourrait évoquer pas mal de choses, mais il suffit de tourner quelques pages pour percevoir combien cette œuvre n’a pas véritablement d’équivalent, et ne pouvait probablement jaillir que du cerveau et du pinceau de l’auteur de génie, et tellement hors-normes, qu’est Kazuo Umezu. En attendant le tome 4...

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Instantanés d'Ambre, de Yôko Ogawa

Publié le par Nébal

Instantanés d'Ambre, de Yôko Ogawa

OGAWA Yôko, Instantanés d’Ambre, [Kohaku no matataki 琥珀のまたたき], roman traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, Arles, Actes Sud, [2015] 2018, 301 p.

J’ai beaucoup lu Yôko Ogawa – depuis ma découverte, en 2003, du Musée du silence. L’autrice est prolifique, un livre par an au moins, et Actes Sud en traduit l’essentiel (les fictions, en tout cas) depuis plus de vingt ans. Dans cet ensemble, les titres brillants ne manquent pas : La Piscine, Les Abeilles, La Grossesse, L’Annulaire, Hôtel Iris, Le Musée du silence, Tristes Revanches, La Formule préférée du professeur, Cristallisation secrète, pour m’en tenir à ceux qui m’ont vraiment marqué… Tous ces livres, souvent courts, et quelques autres, ont été repris depuis dans les deux gros volumes des Œuvres de Yôko Ogawa en Thésaurus. Mais, après cela, je me suis montré moins exhaustif : si Manuscrit zéro m’avait bien plu, même un bon cran en dessous des ouvrages que je viens de citer, Les Lectures des otages m’avait franchement déçu – au point où j’ai plus ou moins consciemment choisi de faire l’impasse sur les trois titres suivants de l’autrice. J’y reviens tout de même aujourd’hui avec ces Instantanés d’Ambre tout récemment traduits – hélas, autant le dire de suite, il s’agit à nouveau d’une déception.

 

Dans ses bons moments comme dans ses mauvais, car on a des exemples des deux, Yôko Ogawa demeure Yôko Ogawa : elle a une patte, des thèmes, des procédés – qui constituent une bibliographie cohérente ; les mauvaises langues diraient peut-être « répétitive », mais, et ça ne serait pas totalement faux, mais, de manière générale, je n’ai pas envie de persifler, tant cet imaginaire légèrement bizarre, obsédé par le besoin de classification et une fascination trouble pour tout ce qui est organique, m’a procuré de merveilleux moments de lecture. Sans la moindre surprise, donc, Instantanés d’Ambre joue également de tout cela, c’est une nouvelle variation sur l’ensemble de ces thèmes et procédés.

 

Sur la base, par ailleurs, d’un postulat très intéressant. Une femme a eu quatre enfants de son amant – un éditeur d’encyclopédies qui la néglige et n’a jamais manifesté le moindre intérêt pour sa progéniture illégitime, qui ne le connaît pour ainsi dire pas. La situation, déjà éprouvante, est bouleversée par un drame, la mort de la petite dernière, emportée par une maladie – le deuil impossible fait perdre la raison à la mère, qui va se réfugier dans une villa isolée, propriété appartenant à son amant, et qui constitue devine-t-on le prix de son silence ; et elle y séquestre ses trois enfants restants. Non qu’elle présente les choses ainsi, bien sûr, et elle n’a probablement pas conscience des conséquences de ses actes pour la chair de sa chair. Mais elle est obsédée par le « chien maléfique » qu’elle rend absurdement responsable de la mort de sa fille – cette créature surnaturelle, qui incarne le monde extérieur hostile, ne doit pas emporter ses autres enfants ! Elle les retire donc du monde – les petits ne doivent pas franchir le mur de brique, sinon le chien maléfique les tuera. Il leur faut oublier ce monde extérieur qui n’est rien d’autre qu’une menace.

 

Pour cela, il faut creuser l'isolement jusque dans les symboles : les enfants sont débaptisés, ils doivent oublier leurs noms, car ils donneraient prise au chien maléfique. Prenant un volume d’une encyclopédie, une de celles si nombreuses qui ont été éditées par le père absent – il y en a bien des titres dans la bibliothèque de la villa, qui ne contient semble-t-il pas le moindre autre livre –, elle laisse le hasard (?) déterminer les nouveaux noms des enfants. Des noms minéraux d’abord : l’aînée sera Opale, le benjamin Agate – mais notre « héros » sera Ambre, un nom qui détonne car cette substance est ambiguë, avec sa part organique.

 

Les trois enfants grandissent donc (même si leur mère souhaiterait visiblement qu’ils demeurent à jamais des/ses petits, et multiplie les artifices en ce sens, comme leurs costumes fantasques bientôt trop étroits) dans l’isolement, sans le moindre contact avec l’extérieur : ils ne peuvent pas sortir, car le chien rôde, et personne ne pénètre à l’intérieur du mur de brique – si ce n’est l’âne qui, une fois l’an, vient faire la tondeuse, et plus tard un colporteur de contes de fées, Joe, dont l’apparition très codifiée annonce l’effondrement de ce monde clos et de ce fantasme d’enfance éternelle, et éternellement pure et innocente.

 

Les trois enfants s’instruisent dans les encyclopédies de leur père, et, car ce sont des enfants, trouvent à se distraire dans ce cadre bien morne – qui n’est pour autant pas tant un enfer qu’un triste et navrant mensonge, le manque de points de référence ne permettant pas aux prisonniers de juger de leur sort. Ils développent des jeux, des rituels – mais tous trois font également montre de talents artistiques : la danse et le conte pour Opale, la musique et le chant pour Agate, le dessin avant toutes choses pour Ambre.

 

Celui-ci est bientôt affecté d’une étrange pathologie oculaire – et c’est comme si la matière qui en est venue à le désigner contaminait son œil, et par voie de conséquence sa vision. Il ne se perçoit pas le moins du monde comme étant handicapé, et sa famille pas davantage – cette invasion dans son œil, il l’associe tout naturellement, et de même sa mère, sa sœur et son petit-frère, à la présence persistante de la benjamine décédée du fait des maléfices du chien qui rôde à l’extérieur ; et, dans les marges des encyclopédies, Ambre reproduit ses perceptions de sa petite sœur, lui redonnant vie – et constituant de la sorte d’impressionnants « flip books », ce que l’on appellera ultérieurement ses « instantanés ».

 

Car nous savons que cette situation improbable ne durera pas éternellement. La plupart des chapitres s’ouvrent sur des aperçus, à la première personne, d’une institution plus ou moins définie, évoquant une maison de retraite et/ou un hôpital psychiatrique ; nous empruntons les yeux d’une femme anonyme, et semble-t-il assez lourdement handicapée même si pianiste accomplie, qui erre avec le timide et doux M. Amber dans le Pavillon des Arts – elle connaît son histoire, celle de son enfance, celle de son « sauvetage », et bien sûr ses « instantanés ». M. Amber semble être dès lors un vieillard – condamné à demeurer dans une institution de cet ordre, jusqu’à la fin ; ils échangent par murmures, et sans doute le récit de la vie au sein du mur de brique est-il en fait la retranscription par cette narratrice des réminiscences naïves en même temps que biaisées de M. Amber – sans guère de recul finalement. Quoi qu'il en soit, M. Amber demeure encore à ce stade, pour l'essentiel, un reclus, même s'il n'est dès lors plus privé de tout contact humain en dehors de sa famille.

 

Il y a assurément beaucoup de bonnes choses, là-dedans – et de choses justes ou qui devraient l'être. Yôko Ogawa y traite avec une appréciable finesse du deuil et de la folie, et livre un tableau de l’enfance qui touche à l'occasion (mais devrait probablement le faire davantage – et ici, je tends à croire que la traduction de Rose-Marie Makino-Fayolle a pu jouer contre le roman ? Ces enfants sont certes bien particuliers, mais, clairement, ils ne s’expriment pas comme des enfants, et l’ensemble est assez froid, bien trop rigide…). L’ordonnancement du monde via les encyclopédies, à la manière des collections diverses que l’autrice a régulièrement mises en scène au fil de sa carrière, produit un effet typique – de même que les jeux et les rituels qui y sont associés, avec leur légère étrangeté. L’accent mis sur l’art séduit tout d’abord, et cette idée de l’œil contaminé par l’ambre qui amène le protagoniste enfantin à recréer le monde et sa sœur défunte dans un flip book non exempt de dimensions troubles voire glauques, avec le rapport au père absent qui en découle forcément, c’est du pur Yôko Ogawa, et fût un temps, j’en suis persuadé, où elle aurait pu en tirer un excellent récit.

 

Ce que n’est hélas pas Instantanés d’Ambre. Il y a bien un risque dans ce jeu de variations sur un même thème – celui de l’automatisme. Yôko Ogawa a pu composer des merveilles de subtilité, mais Instantanés d’Ambre m’a fait l’effet d’un livre conçu sans y croire – d’une production « professionnelle » et manquant d’âme. Et surtout d’un roman profondément ennuyeux… Il m’a fallu batailler pour en venir à bout, et c’était une expérience passablement désolante – d’autant plus que j’y relevais à chaque page ce que j’avais tant aimé par le passé chez cette autrice, mais sans que cela ne me touche jamais véritablement.

 

À ses débuts, Yôko Ogawa s’était surtout fait remarquer pour des textes courts – voire très courts. Je tends à croire que c’est dans ce registre qu’elle brillait le plus. Elle a très certainement livré de bons romans, comme Le Musée du silence, Cristallisation secrète ou, dans un genre assez différent, Hôtel Iris ; en sens inverse, ses recueils de nouvelles ne sont certes pas tous à la hauteur du fabuleux Tristes Revanches… Néanmoins, je tends à croire qu’Instantanés d’Ambre pâtit de son format romanesque – même si ce n’est pas un très long roman. Et étrangement peut-être, car un thème pareil demandait sans doute une certaine amplitude pour être utilement et pertinemment développé, je m’en rends bien compte.

 

Reste qu’en l’état on s’ennuie à mourir. Les mêmes scènes reviennent sans cesse, bien trop abondamment détaillées ; dans l’absolu, ça n’est pas sans justification, le morne quotidien des enfants, où leurs jeux comptent tant, pourrait assurément légitimer le procédé – mais l’ennui l’emporte sur le sens. Régulièrement, on a l’impression de scènes gratuites – insérées dans le seul but de gagner quelques pages. Et cela ne fait que renforcer la triste impression d’une autrice qui joue ses gammes sans sincérité… Parfois, disons-le, on est à la limite de l’autoparodie – le cas de Joe en est parfaitement symptomatique : ce personnage de contes de fée n’apporte finalement rien au récit, et ses apparitions, ses bizarreries, sonnent faux, et plat.

 

Finalement, il n’y a guère qu’une chose que j’ai aimée dans ce roman qui me fait globalement l’effet d’un ratage – et ce sont les ouvertures de chapitres à la première personne : on ressent bien plus dans ces passages que dans tous les autres, car avec bien plus de subtilité et d'empathie, cette légère bizarrerie généralement constitutive de l’œuvre de Yôko Ogawa, et le plus ou moins vieux M. Amber intrigue et séduit davantage que le petit Ambre. Tout est plus subtil dans cet « hospice », plus délicat – la voix douce de M. Amber, on l'entend à peine, comme il se doit, et on en perçoit d'autant mieux la fragilité ; les chuchotis des enfants au sein du mur de brique ne parviennent pas à produire ce sentiment. Par ailleurs, le point de vue de la pianiste offre un biais intéressant qui manque au récit « objectif » du sort des enfants séquestrés par leur mère. C’est dans ces passages que j’ai retrouvé la Yôko Ogawa que j’avais tant appréciée, et si souvent, par le passé.

 

Mais le reste ? Non, hélas. Vraiment, j’ai eu la sensation d’un roman « automatique ». Et qui gâchait de la sorte un très intéressant postulat, et trop de bonnes idées – ou plutôt d’idées qui auraient été bonnes avec un traitement plus subtil et plus sincère, éventuellement sous forme de nouvelles. Instantanés d’Ambre est une déception, oui – et un vrai somnifère. Il m’incite hélas à me défier encore un peu plus des productions les plus récentes de Yôko Ogawa, une autrice qui a si souvent fait bien mieux, bien plus subtil, et bien plus juste.

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Kedamame, l'homme venu du chaos, t. 1, de Yukio Tamai

Publié le par Nébal

Kedamame, l'homme venu du chaos, t. 1, de Yukio Tamai

TAMAI Yukio, Kedamame, l’homme venu du chaos, t. 1, [Kedamame ケダマメ], traduction depuis le japonais [par] Yohan Leclerc, Grenoble, Glénat, coll. Seinen manga, [2014] 2018, 224 p.

Tamai Yukio crée des mangas depuis un certain temps déjà, mais Kedamame, l’homme venu du chaos est semble-t-il sa première publication en français – une série en quatre tomes qui prend place à l’époque de Kamakura, plus précisément en 1246 ; un contexte rare en manga, dit-on, en tout cas incomparablement plus que l’hégémonique époque d’Edo. Je vous passe l’argumentaire promotionnel, qui compare l’auteur à d’autres davantage connus sous nos latitudes, car je manque des références en l’espèce (citons quand même Samura Hiroaki, dont il faudra bien que je lise L’Habitant de l’infini un de ces jours) ; reste que la critique dans le n° 5 d’Atom m’avait intrigué dans le bon sens, et, après lecture de ce premier tome, je la rejoins en tous points – j’ai lu des critiques moins enthousiastes depuis, mais pour ma part j’ai vraiment bien accroché. Aucune idée de ce que donnera la suite, mais pour le moment j’y vois un divertissement très bien foutu, vraiment palpitant, renforcé par un graphisme solide et pertinent.

 

L’époque de Kamakura, donc – qui a débuté un demi-siècle avant le début de la BD. Le Japon classique de Heian n’est plus ; l’affrontement entre les clans guerriers des Taira et des Minamoto a débouché sur l’anéantissement des premiers et la mise en place d’un nouveau système politique, le shogunat, au profit des seconds ; un bouleversement culturel sans commune mesure ! L’aristocratie raffinée/décadente de Heian cède la place au Japon des guerriers – selon nos références occidentales, à manipuler avec moult précautions, c’est la transition de l’Antiquité au Moyen Âge. Le shogunat s’est installé dans ses terres, loin de la capitale impériale, dans la ville de Kamakura, non loin au sud de l’actuelle Tôkyô, et c’est ici que débute notre aventure.

 

Après un inquiétant prologue dans lequel un homme du nom de Kedama, a priori notre héros, est vu en train de se livrer à un festin cannibale (ah quand même ?), nous nous immergeons dans les rues animées de la capitale du shogunat, où nous avons bientôt deux points de référence : tout d’abord, Messire Toura est un aristocrate kyotoïte, qui s’est vu confier une enquête à Kamakura – où sévit ce que l’on appellerait de nos jours un tueur en série, qui s’en prend aux prostituées, avec des méthodes (et des armes ?) guère conventionnelles… Toura est un enquêteur parfaitement froid et qu’on suppose vite peu scrupuleux, ou disons du moins guère économe de la vie des autres si cela peut lui permettre d’avancer dans son enquête – il offre ainsi un contraste marqué avec le jeune Konpei qui lui sert de guide, bien plus timoré et toujours craintif de se faire rabrouer par son digne maître de circonstances.

 

Mais nous croisons aussi, dès le début, une troupe de kugutsu, pratiquant danse, chant et spectacle de marionnettes pour faire les délices d’une foule avide de divertissements de tous ordres. La troupe est emmenée par un vieil homme débonnaire, et ses principales attractions sont deux jeunes filles, la sublime Kyara qui attire tous les regards, et la plus jeune et plus discrète Mayu, la fille du patron, en adoration devant son aînée. À ce trio il faut ajouter un homme à tout faire du nom de Kokemaru, manchot mais pas moins habile, une canaille issue du ruisseau et qui y retournera – aussi un personnage un peu farfelu, qui semble se prendre pour un chat, au point où les filles de la troupe ont pris soin de le maquiller, truffe et moustaches…

 

Mais cette troupe n’est pas sans mystère, et – forcément – Kokemaru est bien plus que ce que l’on croit. Pas seulement un combattant madré et habile, en dépit de son handicap… car ce n’en est peut-être pas un ? En quelques occasions, loin des regards curieux (ou alors il s’agit des les voiler définitivement…), nous lui voyons d’étranges appendices animaliers jaillir de son épaule, un bien singulier bras gauche, en forme de pince, de griffe, ou de tentacule ! Or le bonhomme, même sans que personne ne puisse témoigner de cette habilité proprement (non, salement) monstrueuse, suscite la curiosité de Messire Toura… À bon droit ? Le fait est que Kokemaru – ou plutôt Kedama ? – n’est pas n’importe qui, et n’est certes pas là par hasard ; il semble protéger la troupe de kugutsu… Mais si Kyara attire tous les regards, elle dont le port de princesse trouverait une explication aussi romanesque que suspecte, c’est bien avant tout Mayu qui semble faire l’objet des attentions de Kokemaru. Non, il n’est pas là par hasard – et les crimes commis à Kamakura non plus ne doivent rien au hasard. Mais notre héros comme le tueur, de toute évidence, viennent d’ailleurs – du « chaos » ? Ou peut-être d’un autre monde, ou d’un lointain futur que l’on pourrait certes désigner ainsi… N'y aurait-il pas du Terminator organique dans tout ça ?

 

Ceci pour l’essentiel – mais Kedamame, pour l’heure en tout cas, est une BD très rythmée, où il se passe plein de choses en permanence, mais à bon droit ; les rebondissements se multiplient, toujours avec pertinence, et chaque épisode fait avancer l’intrigue tous en multipliant les savoureux à-côtés – dont des aperçus intéressants de la culture si particulière de cette époque, notamment en rapport avec l’intense activité de prédication caractéristique de ce moment du « monde à l’envers » (hop), qui voit apparaître quantité de nouvelles sectes bouddhiques (ou moins bouddhiques ?), notamment amidistes, dont l’idéologie a parfois quelque chose de bien subversif… Mais cela va au-delà – du kugutsu, présenté ici dans une version très « pure », au souvenir de l’anéantissement des Taira, encore récent, et d’autres choses encore.

 

Et, pour le coup, ça marche très bien ; ce premier tome est très riche, très dense, cependant jamais étouffant non plus, et plus inventif qu’il n’en a tout d’abord l’air, en tout cas toujours intriguant. Tamai Yukio sait raconter une histoire, pas de doute, et il est difficile de lâcher ce premier tome en cours de route ; la dernière page tournée, on enchaînerait bien immédiatement sur la suite ! Le tome 2 serait déjà sorti, cela dit… Et il n’y en aura que quatre, ce qui devrait nous prémunir contre le travers fâcheux et si commun de la série qui s’éternise au point de se perdre.

 

Mais l’auteur a un autre atout dans sa poche : le dessin. Globalement, celui-ci est sans doute assez conventionnel – mais indubitablement de qualité. Les personnages sont bien caractérisés, l’ambiance visuelle de l’époque très bien rendue, quelques bizarreries horrifiques épicent le fond relativement sobre (les excroissances de Kokemaru comme cette secte de fanatiques masqués vénérant le crâne sous toutes ses formes), l’action est très lisible, très fluide… Rien de m’as-tu vu par ailleurs – mais tout de même quelques pages particulièrement travaillées dans un style plus soutenu, comme les très belles danses de Kyara et Mayu (qui évitent la vulgarité et la complaisance, ouf), ou d’autres occasions plus mystérieuses de rompre brièvement mais toujours opportunément le classicisme de l’ensemble pour lui donner une tout autre dimension.

 

Kedamame, l’homme venu du chaos n’est sans doute pas le manga du siècle, une lecture indispensable ou que sais-je, mais c’est un divertissement de qualité, un seinen d'aventure qui remplit très bien et même mieux que ça son office – pour l’heure du moins. Je suis accroché, oui ; ne reste plus qu’à espérer que la suite sera au niveau… Mais je compte bien m’en assurer !

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L'Évaporation de l'homme, de Shôhei Imamura

Publié le par Nébal

L'Évaporation de l'homme, de Shôhei Imamura

Titre : L’Évaporation de l’homme

 

Titre original : Ningen jôhatsu 人間蒸発

 

Réalisateur : Imamura Shôhei

 

Année : 1967

 

Pays : Japon

 

Durée : 130 min.

 

Acteurs principaux : Hayakawa Yoshie, Imamura Shôhei, Tsuyuguchi Shigeru…

Je poursuis ma découverte encore bien timide du cinéma d’Imamura antérieur à sa « crise » (?) des années 1970, quand un ruineux échec commercial a contraint le trublion à remiser de côté la fiction pour le documentaire, et éventuellement le cinéma pour la télévision. Ceci dit, Imamura, avant et après, a sans doute toujours entretenu des rapports complexes avec l’idée même de cinéma documentaire – j’en avais causé tout particulièrement concernant des films postérieurs, notamment La Vengeance est à moi et La Ballade de Narayama, sa première palme d’or, mais, déjà avant, il y avait de cela ; et, à cet égard, L’Évaporation de l’homme est un film clef de cette trajectoire personnelle – en même temps qu’un audacieux brûlot qui complique sacrément la donne, d’une manière qu’on pourrait, je crois, qualifier de perverse… Car, dans ce film de 1967, il use et abuse de tous les codes du « cinéma-vérité » pour mieux en démontrer l’imposture – au risque même, et sciemment, de sacrifier son film dans la voie de l’aporie.

 

Imamura choisit pour ce faire un angle déjà très particulier, en traitant d’un problème connu au Japon, et pourtant largement tabou, celui de l’ « évaporation », soit la disparition volontaire de près de 90 000 personnes par an dans l’archipel – je vous renvoie à mon article sur Les Évaporés du Japon, de Léna Mauger et Stéphane Remael.

 

L’évaporé, ici, se nomme Ôshima Tadashi – et je ne sais absolument pas ce qu’il faut penser de ce nom… C’est un individu assez médiocre à tous points de vue, qui a disparu plus ou moins à la veille de son mariage avec une femme du nom de Yoshie. Ladite Yoshie ne saurait rester sans rien faire, comme tant de monde autour d’elle, et part à la recherche de son fiancé disparu – l’accompagne une équipe de tournage, emmenée par Imamura lui-même, qui enregistre toutes les démarches entreprises, voire mène elle-même l’enquête.

 

La vaine quête d’Ôshima emprunte bien des directions – témoignent les parents, les employeurs, une médium consultée par Yoshie, puis une autre… Le portrait s’approfondit – mais assez peu, en fait : l’image demeure d’un individu médiocre, et pas très sympathique à vrai dire ; mais médiocre également dans le vice. Au point où on peut se permettre de l’oublier ? Le fait est que l’évaporé Ôshima connaît une seconde évaporation alors que le film progresse… Bientôt, il n’a plus guère d’importance : ce qui en a, c’est la confrontation entre Yoshie et sa sœur (sa vraie sœur semble-t-il), « femme entretenue », ou « geisha », c’est selon, laquelle aurait bien pu avoir une affaire avec le disparu, et/ou être la cause, directe ou indirecte, de sa disparition. Les échanges tendus révèlent bientôt que Yoshie hait littéralement sa sœur…

 

Elles ne peuvent pas s’entendre – littéralement. Au bout d’un certain temps, les deux s’enferment dans un dialogue stérile : Yoshie affirme, avec un témoin pour l’appuyer, que sa sœur a été vue avec Ôshima – la sœur nie. Parole contre parole. La même accusation revient sans cesse – avec la même dénégation en réponse ; au point, disons-le, où c’en devient éprouvant pour le spectateur (délibérément, je n’en doute pas un seul instant).

 

Moment clef, une des sœurs se tourne vers Imamura lui-même, assis dans son ombre, derrière elle : « M. Imamura, qu’est-ce que la vérité ? » Le réalisateur n’en est pas bien certain… et aboie un ordre : à son commandement, les murs de la pièce s’effondrent, la caméra prend du champ, et les lumières révèlent... un studio. La scène n’était absolument pas documentaire : le film, même, était depuis le début une fiction.

 

Il ne s’arrête pourtant pas là – suit une longue scène de rue, dont on ne sait plus à ce stade si elle est parfaitement scriptée ou totalement improvisée… ou plus probablement quelque part entre les deux. Et la même dispute reprend, interminable, stérile : on t’a vue avec Ôshima, non ce n’est pas vrai, etc. Le spectateur se crispe. Imamura est là – presque désespéré ? Mais quel crédit doit-on alors lui accorder ? La discussion s’envenimant, l’impasse devenant insoutenable, le réalisateur invite tout le monde à se calmer ; le film va s’arrêter là… « Rappelez-vous ! Ce n’est qu’une fiction ! »

 

On met forcément en avant la scène où Imamura révèle que son film est tourné dans un studio – c’est bien le moment où tout bascule. Ceci étant, les indices ne manquaient pas, auparavant, qui avaient au moins de quoi intriguer le spectateur ; quand s’achève une première partie du film, nous voyons l’équipe de tournage discuter – on s’interroge : est-ce qu’ils ne font pas trop dans le policier ? La question concerne autant l’esthétique, le montage, etc., qu’un scénario que l’on devine sous-jacent. Le film en train de se faire perce, ici, mais sur un mode encore ambigu. Plus tard, une seconde pause du même ordre a lieu – alors qu’Ôshima a presque totalement disparu du film ; l’équipe de tournage parle de Yoshie, et constate que « la petite souris est devenue une actrice »… Peut-être l’a-t-elle en fait toujours été ? Mais, ce qui apparaît clairement à l’équipe, c’est que la jeune femme, d’abord cantonnée au rôle un peu navrant de vague présence prétexte dans un coin de l’écran tandis que l’équipe de tournage interroge les témoins, a finalement forcé son passage dans le film, notamment à partir de l’apparition de sa sœur dans le métrage, et s’est mise, insidieusement, à envahir la caméra, à détourner le film pour qu’il se focalise sur sa présence plutôt que sur l’absence d’Ôshima, laquelle ne compte plus guère en tant que telle. L’emploi exceptionnel d’une bande originale, à base de contrebasse très connotée, renforce à chaque occurrence la sensation d’une manipulation – et de très brefs inserts, presque subliminaux, cependant toujours soulignés par une sorte de bruitage électronique, parasitent régulièrement le film d’une manière absolument tout sauf documentaire.

 

Nous sommes progressivement amenés à questionner l’esthétique même du film, en même temps que son projet – mais il est clair qu’Imamura use de toutes les ficelles du « cinéma-vérité », ou peut-être plus exactement du « cinéma direct » à l’origine du registre, car ce dernier avait déjà été amené à questionner la possibilité même d’une approche cinématographique du réel. Mais tous les effets, toutes les signatures, sont là. La caméra est très mobile, « à l’épaule » ; les plans séquences sur les protagonistes – régulièrement des gros plans – alternent avec des montages plus resserrés « d’ambiance » ; le son est en prise directe, la lumière variable, le cadre plus ou moins bien défini, qui laisse parfois apparaître le matériel, mais sur le mode alors « légitime » de l’équipe de tournage directement impliquée. Tout ceci avec un grand talent, un sens cinématographique, de l’image comme de la narration, indéniable et fascinant : le film, dans son genre, est un vrai modèle. Un effet, pourtant, induit parfois comme une forme de distanciation à l’égard de ce qui nous est rapporté : le choix, souvent, de la post-synchronisation – le son est supposément pris en direct, donc, mais le montage, très régulièrement, associe à l’image des protagonistes des paroles qu’ils ont certes prononcé, mais qui donnent l’impression d’être dissociées.

 

Le « documenteur » (ou « focumentaire » ?) une fois révélé, la prétention, de manière générale, à capturer sur la pellicule la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, apparaît bel et bien comme une imposture. Cela vaut pour tout cinéma prétendument « réaliste », dont le cinéma documentaire, mais pas seulement. Imamura rappelle ainsi utilement que, poser une caméra ici plutôt que là, c’est déjà, littéralement, imposer un point de vue.

 

Mais quelle échappatoire, alors ? Y en a-t-il seulement une ? Le film d’Imamura n’est certes pas qu’une mauvaise blague, reposant sur le seul dispositif de la révélation du studio – on s’ennuierait bien, sur deux heures dix de métrage, s’il n’y avait rien d’autre… Le dispositif reconfigure le film, mais, surtout, il manipule le spectateur, même d’emblée conscient du petit jeu qui se joue devant ses yeux. Finalement, que ce soit Imamura lui-même à qui l’on demande de définir la vérité, et qu'il ne sache pas véritablement répondre sinon en cassant lui-même son jouet – en fait la seule manière de jouer véritablement avec –, est sans doute significatif. Je ne crois pas que L’Évaporation de l’homme soit un film cynique ; en fait, je le verrais plutôt comme étant désespéré – mais peut-être parce que j’ai été manipulé par la présence à l’écran d’Imamura, maître d’œuvre qui prétend que son film lui a échappé tandis que l’aporie première des sœurs se disputant dans le studio se perpétue dans la rue, cette fois au vu et au su de tous. Enfin, si c’est bien une rue… Et si c'est bien tous...

 

La vérité ? Elle est illusoire – on ne saurait la rendre à l’écran… et probablement est-elle insaisissable au-delà. N’y a-t-il pas une filiation, même paradoxale au premier coup d’œil, entre le très léché Rashômon de Kurosawa Akira, et le faux documentaire d’Imamura, excroissance proto-punk de la prétendue Nouvelle Vague ? Rashômon résout cependant l’aporie, au travers d’un apport totalement absent des nouvelles d’Akutagawa Ryûnosuke à l’origine du film, quand le bûcheron adopte l’enfant abandonné, pour donner un sens à ce qui n’en avait pas et ne semblait pas pouvoir en avoir ; dans le film d’Imamura, il n’y a aucune issue de la sorte – seulement un réalisateur dépassé par son film, ou prétendant seulement l’être, contraint (?) de forcer le clap de fin (qui apparaît à l’écran), et qui crie à ses sujets/acteurs et/ou aux spectateurs : « Ce n’est qu’une fiction ! » Tandis que le doute persiste à la toute fin dans son commentaire en voix off sur une image figée – ce qui, pour le coup, m’a renvoyé au Pornographe, film tourné l’année précédente, et qui se concluait de même sur un commentaire d’Imamura, plus acteur que réalisateur pour le coup : l’aveu qu’il n’avait rien compris au film… Mais ce qui est drôle, à sa manière un peu méchante, dans Le Pornographe, ne l’est pas vraiment ici.

 

Doit-on pour autant conclure à l’inanité de tout cinéma réaliste, documentaire ou pas ? Je ne le pense pas – ce serait un peu trop brutal, un peu trop simple. Au-delà même de l’opposition trop réductrice entre cinéma présentationnel et cinéma représentationnel – qui me paraît particulièrement vaine concernent Imamura : après L’Évaporation de l’homme, il consacrera presque une décennie entière au documentaire, et, de fait, un film comme La Ballade de Narayama est on ne peut plus représentationnel. Simplement, la conscience du dispositif change pas mal la donne. Mais, dès lors que l’on est conscient de la part d’artifice inhérente à tout film (ce qui est plus charitable que de parler tout de go de manipulation), la possibilité de saisir le réel, ou certains de ses aspects, demeure.

 

L’Évaporation de l’homme est un documenteur, au sens où il est truqué du début à la fin ; pour autant, le phénomène dont il traite est bien réel – l’évaporation reste un sujet pertinent. Les personnages eux-mêmes sont authentiques, si cela ne constitue en rien une garantie globale d'authenticité. Et, par ailleurs, il y a bien un documentaire sous le documenteur – simplement, Ôshima, Yoshie, sa sœur, etc., ne sont peut-être que des prétextes pour filmer une société japonaise qui change, et à toute vitesse (en 1967, nous sommes au plus fort de la Haute Croissance – et le pays était en ruines vingt ans plus tôt à peine)… sans toujours bien savoir où elle va. Ce qu’il montre, finalement, c’est peut-être surtout cela – et en soulignant combien cette société, même en cette période propice à l’anomie, était imprégnée d’un conservatisme rigide éventuellement paradoxal ; une société où les relations entre l’employeur et l’employé demeurent personnelles, d’une manière toujours très teintée de féodalisme ; une société où la croissance économique forcenée n'évacue pas la misère d'un coup de baguette magique ; une société, aussi, où les femmes ont toujours le mauvais rôle, si même elles ont un rôle, et où elles portent presque naturellement le blâme pour tout ce qui peut mal tourner au cours d’une vie – pour autant, elles ne se font certes pas de cadeaux entre elles, et la violente haine de Yoshie pour sa sœur impressionne probablement bien davantage que le constat pathétique de la disparition d’Ôshima ; son évaporation a si bien fonctionné que nous l'avons totalement oublié ! Mais peut-être avons-nous choisi de le faire...

 

Ne pas s’arrêter à la brutalité de la scène qui marque le tournant du film, et à laquelle on tend peut-être parfois à le résumer : tout du long, L’Évaporation de l’homme est un film bien plus subtil que cela, bien plus intelligent, bien plus malin. Pas comme un « petit malin », non – mais comme un film qui questionne habilement le cinéma dans son ensemble, tout en relevant lui-même du meilleur cinéma. C’est très fort, et, étrangement peut-être, toujours très perturbant aujourd’hui – encore une belle réussite au crédit de l’excellent cinéaste anthropologue et entomologiste qu’était Imamura Shôhei.

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La Cérémonie, de Nagisa Ôshima

Publié le par Nébal

La Cérémonie, de Nagisa Ôshima

Titre : La Cérémonie

 

Titre original : Gishiki 儀式

 

Réalisateur : Ôshima Nagisa

 

Année : 1971

 

Pays : Japon

 

Durée : 123 min.

 

Acteurs principaux : Kawarasaki Kenzô (Sakurada Masuo), Kaku Atsuko (Sakurada Ritsuko), Otowa Nobuko (Sakurada Shizu), Nakamura Atsuo (Tachibana Terumichi), Tsuchiya Kiyoshi (Sakurada Tadashi), Satô Kei (Sakurada Kazuomi), Koyama Akiko (Sakurada Setsuko)…

J’ai finalement assez peu pratiqué le cinéma d’Ôshima Nagisa – celui dont on avait fait le chien fou de la « nouvelle vague » japonaise (de la Shôchiku). En fait, je n’en connaissais jusqu’alors que trois films, L’Empire des sens, Furyo et Tabou – trois films que j’avais adorés, certes, même si Furyo, ou plutôt Merry Christmas, Mr Lawrence, est le seul que j’ai revu régulièrement. Il était bien temps d’en découvrir davantage, par exemple avec La Cérémonie, dont une camarade avait dit le plus grand bien. C’est maintenant chose faite – reste à en parler, ce qui ne s’annonce pas évident… Ce qui est évident, c’est qu’il s’agit d’un très bon film, cela dit !

 

La Cérémonie est une œuvre très ambitieuse dès son postulat. Il s’agit, au travers de longs flashbacks, de revenir sur vingt-cinq années environ du vécu d’une famille japonaise traditionnelle, puissante ou qui le fut seulement mais prétend toujours l’être, ce vécu étant apposé à celui de la société japonaise de l’époque, du retour des colons de Mandchourie après la défaite de 1945, au suicide de Mishima ou à l’exposition universelle d’Ôsaka, en 1970, fonction du critère que vous choisirez de mettre en avant (je crois que les deux sont pertinents). Cette famille, les Sakurada, a une empreinte terrible sur ses membres – ceci alors même que, comme dans toutes les familles, ils ne se retrouvent guère que pour des mariages ou des enterrements, ces cérémonies (plurielles, oui) qui fournissent sa structure au film. Cet éloignement relatif ne permet pourtant pas de se libérer de la pression exercée par le clan, personnifiée par l’effrayante et cruelle figure du grand-père, Kazuomi (un Satô Kei aussi étonnant qu’intimidant) ; le paraître (le tatemae ?) a une importance cruciale dans ce contexte… mais qui ne parvient jamais totalement à dissimuler l’autre mode ordinaire des relations au sein de la famille Sakurada : l’inceste. C’est en fait ce qui complique la généalogie du clan – a fortiori quand la rumeur s’en mêle, sur le ton de la blague guère innocente, ou d’une totale indécision : tous les personnages en sont affectés.

 

Cela vaut notamment pour le personnage principal (et narrateur, avec des voix off récurrentes), Masuo. C’est lui qui se souvient, essentiellement – ceci à l’occasion d’un voyage précipité avec sa cousine Ritsuko, car ils ont reçu un télégramme de leur « oncle » (?), et/ou cousin, demi-frère, amant, camarade, rival, etc., Terumichi… dans lequel ce dernier annonçait sa propre mort ! Masuo et Ritsukuo quittent précipitamment Tôkyô, et l’omniprésence du clan Sakurada, pour gagner en bateau la petite île, au sud du Japon, où vivait Terumichi. C’est à l’occasion de ce voyage en bateau que Masuo se souvient – essentiellement, donc, de mariages et d’enterrements.

 

Masuo, dans ses toutes premières apparitions à l’écran, braillant au téléphone, donne tout d’abord l’image d’un homme sec et dur – en fait, ce n’est pas le cas, ainsi qu'on le comprend très vite ; ces traits s’appliquent bien davantage à son grand-père Kazuomi… mais l’ultime cérémonie est bien celle de l’enterrement du patriarche ! Dès lors, Masuo est supposé lui succéder – et perpétuer la vanité anachronique du clan Sakurada. Il n’en a aucune envie, cela n’est guère dans son tempérament, plutôt veule voire faible, mais, au fond, il sait très bien qu’il n’a pas le choix. Le fatalisme caractérise la plupart des personnages du film.

 

La noirceur domine dans les souvenirs de Masuo – ceci, dès les plus anciens, alors que, tout enfant, il a dû fuir la Mandchourie du fait de l’effondrement de l’empire japonais en 1945. Nous apprenons rapidement que son père s’est suicidé l’année suivante, à l’annonce par l’empereur de ce qu’il n’était pas une divinité. C’est que la famille Sakurada, traditionnelle dans sa structure dite ie, de la « maison », l’est aussi politiquement… Plusieurs de ses membres témoignent régulièrement de leur positionnement à l’extrême droite, ou du moins de leur sens farouche de l’aristocratie, toujours mêlée d’une xénophobie plus ou moins déclarée. Tadashi, une fois adulte (mais tout nous indique qu’il demeure un enfant), deviendra un militant porté sur le décorum bravache, exposant ses projets de coup d’État – il fait beaucoup penser aux jeunes gens de la « Société du Bouclier » fondée par Mishima… Mais il faut dire que Tadashi est le fils de Susumu, longtemps resté captif en Chine comme criminel de guerre – et quand il revient, il ne dit rien, il ne semble pas en mesure de dire quoi que ce soit… Cependant, la famille Sakurada n’est pas à une acrobatie près pour maintenir sa façade de puissance : au côté des nationalistes, elle peut très bien s’accommoder d’un « oncle » communiste, s’il dispose d’un certain pouvoir (ledit communiste ne cherchant de son côté pas autre chose en intégrant la famille, après bien des efforts). Lors d’une des cérémonies de mariage, tous les convives chantent (atrocement faux), et les chants patriotiques répondent à L’Internationale comme aux succès de variété ou aux souvenirs flous de vieux hymnes de chambrée.

 

La critique sociale va cependant bien au-delà de ce tableau politique. La Cérémonie dépeint un Japon qui change rapidement, mais qui peine toujours sous le joug des anciennes générations, de leur incompréhension fondamentale de ce qui se passe autour d’elles, et de leur fanatisme dès lors qu’il s’agit de « défendre les traditions ». Ceci, quelles que soient ces traditions – car l’inceste endémique au sein de la famille Sakurada en fait partie, au même titre que le respect inconditionnel des volontés du grand-père en termes de mariage, de positionnement politique ou d’activité professionnelle ou économique. Masuo, littéralement, est sans cesse écrasé par la cruauté aveugle et mesquine de ce grand-père Kazuomi, qu’il hait, mais qu’il doit aussi devenir un jour. Le moment le plus terrible du film, à cet égard, est probablement la scène du mariage de Masuo… ceci alors que la mariée est absente – et, clairement, qu’elle a fui cette union, dont elle ne voulait pas entendre parler. On aurait pu annuler le mariage ; cela aurait été brièvement embarrassant, mais une simple concession à la réalité des faits. Kazuomi refuse : le mariage aura lieu en l’absence de la mariée ! Et tous de se livrer à la cruelle comédie de saluer la beauté de celle qui n’est pas là, son caractère « purement japonais », au travers de pantomimes grotesques prétendant la présence de l’épouse. Masuo, contraint et forcé, participe à cette farce de très mauvais goût, tenant par la main une absence – la plus humiliante des épreuves. Tout le monde « fait comme si » : c’est ainsi que se font les choses dans la famille Sakurada aux ordres d’un patriarche borné et haïssable ; serait-ce ainsi que se font les choses dans un Japon écartelé entre le culte de ses traditions et la réalité d’un monde qui change à toute vitesse ? On est assurément en droit de le supposer…

 

La réalisation d’Ôshima est forcément parfaite. Les plans bénéficient d’une attention marquée à la composition, et certains traits reviennent souvent, mais avec pertinence, comme ce goût marqué des plans « symétriques », où la perspective dans l’axe souligne la majesté creuse des rites des Sakurada ; cette approche qui, en Occident, pourrait évoquer un Kubrick, se conjugue avec d’autres principes de réalisation, dont une tendance à filmer les répliques des protagonistes de face, avec champ et contrechamp, ce qui nous ramène probablement davantage à Ozu. Il faut noter aussi le jeu sur les couleurs, très marquées, riches de contrastes, ceci dans des décors, et éventuellement des postures, qui n’ont absolument rien de réaliste, mais conjuguent attrait pour la théâtralité, comme une composante essentielle du fonctionnement du ie Sakurada, et tentation de l’abstraction, qui à la fois renforce et contredit les artifices scéniques.

 

C’est peut-être là que se situe le petit bémol que votre béotien de serviteur ne saurait passer sous silence, sous peine d’imposture. Si j’ai beaucoup aimé La Cérémonie, si c’est à l’évidence et « objectivement » un très bon film, je ne saurais dissimuler que quelques-uns de ses aspects m’ont moins parlé – et notamment une tendance marquée à… « l’intellectualisation » ? Je n’aime pas employer ce terme, mais, de temps en temps, sans doute en raison simplement de mon ignorance, je regrette que des auteurs, qui n’en ont assurément pas besoin pour briller, se complaisent un peu dans « l’auteurisant », au fil notamment de saynètes grotesques où tout déraille brusquement, et où le comportement des personnages, ultra-symbolique, n’a pas d’autre fonction que de souligner la dimension « intellectuelle » du film, qui là encore n’en avait en rien besoin. Préjugé « Nouvelle Vague » ? Certaines scènes ne dépareraient pas dans un Godard, je suppose – et ça m’emmerde un peu (comme Rohmer dans un autre registre, oui, je sais, je suis un béotien). Peut-être aussi la partition très forte mais aussi très brève et sempiternellement reprise de l’excellent Takemitsu Tôru y participe-t-elle ? Les quatre films d’Ôshima que j’ai vus, celui-ci inclus donc, m’ont tous beaucoup plu, mais celui-ci, à la différence des trois autres, me paraît parfois un peu affecté par ce travers – ou du moins cette chose que j’ai tendance à envisager comme un travers. Les trois autres films, tous postérieurs, me paraissent plus « directs », et cela me parle davantage – comme, globalement, le cinéma d’un Imamura Shôhei, pour citer un autre auteur génial contemporain, plus ou moins associé à cette idée d’une « nouvelle vague japonaise » (de toute façon un concept très critiquable, car ses racines sont bien plus commerciales que théoriques).

 

Avec ce bémol éventuel, qui n’en sera pas un pour tout le monde, La Cérémonie demeure un excellent film, aucun doute à cet égard. La réalisation très habile, bien servie par une interprétation sensible plutôt que réaliste (mentions particulières pour Kawarasaki Kenzô dont l’air de chien battu colle à merveille à Masuo, Kaku Atsuko qui compose une Ritsuko maladive et passée de sensuelle à glaciale, Koyama Akiko dans le rôle du fantasme rebelle Setsuko, Satô Kei enfin en grand-père terrible), accompagne bien un propos glaçant et redoutable, juste à n’en pas douter, qui, au travers du tableau presque masochiste de la décadence des Sakurada, dépeint un Japon qui peine à se libérer du poids oppressant de traditions ne rimant à rien. C’est un sujet qui me parle – à moi qui n’ai jamais compris pourquoi les traditions, quelles qu’elles soient, ici ou ailleurs, de manière générale, seraient bonnes en tant que telles ; et à vrai dire de même pour la famille. À voir, indubitablement.

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Souvenirs d'Emanon, de Shinji Kajio et Kenji Tsuruta

Publié le par Nébal

Souvenirs d'Emanon, de Shinji Kajio et Kenji Tsuruta

KAJIO Shinji et TSURUTA Kenji, Souvenirs d’Emanon, [Omoide Emanon おもいでエマノン], traduction [du japonais par] Géraldine Oudin, [s.l.], Ki-oon, coll. Latitudes, [2008] 2018, 173 p.

Une fois de plus, c’est l’excellente revue Atom qui a attiré mon attention sur cette BD – après quoi l’avis enthousiaste d’un Camarade a achevé de me convaincre qu’il fallait que je lise ça. Remerciements aux deux, du coup, parce que Souvenirs d’Emanon est effectivement une véritable merveille – un beau récit de SF très sensible, très émouvant…

 

Une romance, oui. D’une certaine manière. Ou pas d’une certaine manière. Les histoires d’amour, heureuses ou tristes, ça a tendance à m’emmerder – forcément, hein. Mais, des fois, il y a l’œuvre qui touche au cœur, celle qui est tellement juste que toutes les préventions, toutes les... « jalousies », j’imagine, sont balayées le temps d’un récit qui émeut profondément. Souvenirs d’Emanon entre incontestablement dans cette catégorie.

 

L’histoire tient presque de l’épure – surtout racontée ainsi, en bande dessinée. L’essentiel se déroule en quelques heures à peine – mais quelques heures qui donnent le vertige, et qui laissent une empreinte inoubliable dans la mémoire du narrateur, et, je tends à le croire, dans celle du lecteur également.

 

La scène se déroule en 1967, à bord d’un bateau qui fait la liaison entre Nagoya et Kagoshima ; notre narrateur est un jeune homme un peu naïf, un peu timide, un peu gauche, un étudiant, grand amateur de science-fiction, et prompt à tomber amoureux sans que la réciproque soit vraie – après une énième déception sentimentale, il est parti voyager à travers le Japon sur un coup de tête, et rentre enfin chez lui, à Kyûshû, maintenant que ses finances sont asséchées ; ce voyage, comme de juste, n’a en rien remédié à ses peines.

 

Dans ce ferry, les passagers occupent pour l’essentiel une grande salle commune, où ils passent le temps comme ils peuvent, dans la promiscuité, en picolant ou en tentant de dormir dans un sac de couchage. C’est ainsi que notre narrateur fait la rencontre d’une très charmante jeune femme, pour ainsi dire encore une adolescente, très bohème d’allure et qui fume cigarette sur cigarette ; ce que ce crétin lui reproche en s’allumant lui-même une clope, « ce n’est pas joli, pour une femme »… L’inconnue ne lui en tient cependant pas rigueur : quelques heures plus tard, désireuse d’échapper à la convivialité intrusive des poivrots d’à côté, elle le réveille et joue la comédie, en le faisant passer pour son mari – elle a le mal de mer, ne pourrait-il pas l’accompagner sur le pont pour prendre l’air ?

 

Ce qui les amène à passer quelques heures ensemble – et à discuter. Mais comment s’appelle-t-elle ? Emanon, répond-elle – une anagramme de « No Name », inutile de chercher plus loin… Quelques échanges sur la lecture en cours du narrateur, un roman de science-fiction portant sur la mémoire, amènent la jeune femme à lui raconter une bien étrange histoire – libre au jeune homme de la croire ou pas ; ses lectures laissent entendre qu’il bénéficie d’une certaine ouverture d’esprit, après tout... Voilà : elle a certes l’apparence d’une jeune femme de 17 ans… mais, en vérité, elle est bien plus âgée ! Ou, plus exactement, ses souvenirs le sont – car ils remontent à trois milliards d’années ! Oui, approximativement l’apparition de la vie sur terre… Ses premiers souvenirs consistent en la sensation de flotter dans l’océan… Depuis, ses souvenirs ont été hérités par ses descendants, une personne par génération, et le cycle s'est perpétué. Elle ne sait pas pourquoi il en va ainsi ; une maladie génétique, peut-être, une malédiction… Le jeune homme est plus positif : un don ! Peut-être la clef d’une révélation mystique, d’une évolution ultime de l’humanité !

 

Mais tout cela n’est qu’une blague, n’est-ce pas ? Elle le fait forcément marcher... Il marche de bon cœur, faut dire. Et il s'en souviendra.

 

Le personnage d’Emanon a été créé il y a une quarantaine d’années de cela par l’écrivain de science-fiction Kajio Shinji ; la jeune femme n’était initialement destinée à apparaître que dans une nouvelle, mais son grand succès a amené l’auteur à écrire d’autres récits qui lui étaient consacrés. Bien plus tard, le mangaka Tsuruta Kenji, grand admirateur du personnage, a été associé au projet d’adaptation de cette histoire initiale en bande dessinée – avec la bénédiction de l’écrivain, qui reconnaissait parfaitement son Emanon dans les dessins de Tsuruta. Ce dernier travaille à un rythme assez lent, comparé à l’usage chez la plupart de ses confrères, outre qu’il se disperse, semble-t-il ; aussi la réalisation de ces Souvenirs d’Emanon a-t-elle demandé plusieurs années – mais le résultat est là et bien là, et, disons-le, c’est un chef-d’œuvre.

 

L’histoire originale de Kajio Shinji, bien sûr, y a sa part (si la tendance au mysticisme chez le narrateur me laisse un peu perplexe, le traitement de la thématique de la mémoire est intéressant, et vertigineux quand il le faut ; dans un autre registre, l’épilogue est d’une immense beauté) – mais plus encore la manière de la raconter. Et, pour le coup, le dessin de Tsuruta Kenji fait vraiment des merveilles.

 

Notamment, bien sûr, en ce qui concerne le personnage d’Emanon : c’est une très jolie jeune femme,  avec de charmantes taches de rousseur, de longs cheveux raides, une silhouette longiligne ; elle est un peu (pas qu'un peu) hippie, mais aussi, en dépit de sa mémoire hors-normes, quelqu’un de profondément humain, sous ces traits – elle est réelle, elle existe ; on a pu la rencontrer (je l’ai fait, de toute évidence, je me souviens d’elle – qui l’a rencontrée se souvient d’elle). L’idée même du coup de foudre, généralement, me laisse au mieux sceptique, sinon vaguement agacé – mais, dans les Souvenirs d’Emanon, cette idée prend soudainement vie ; et on se dit que, peut-être, on a vécu ce genre de choses, il y a longtemps, très, trop longtemps, on l’avait simplement oublié… L’extrême délicatesse du trait de Tsuruta fait ressortir sans jamais d’excès toutes les émotions d’Emanon – et celles du narrateur ; la précision du dessin, à cet égard, atteint des sommets, mais sans jamais d'esbroufe, et les planches sont vibrantes de vie et de sentiment. C’est parfaitement admirable.

 

Autour des personnages, soit d’abord autour d’Emanon, le bateau, au-delà le Japon, au-delà le monde, résonnent de la même intensité, de la même vitalité – jusque dans l’évocation des pires travers d’une humanité qui, aussi longtemps que s’en souvienne Emanon, soit depuis toujours, n’a finalement guère évolué, sinon dans la conception des outils employés pour tuer… La composition des planches, sobre, est toujours signifiante – notamment dans l’alternance de grandes cases, en haut ou en bas, occupant l’espace de deux pages, et soulignant mais sans jamais la moindre brutalité les propos les plus universels et englobants des protagonistes, tandis que les autres cases, plus petites, nous ramènent plus prosaïquement à la conversation entre Emanon et le narrateur telle qu’elle se déroule, ou aux commentaires du seul narrateur, fasciné à bon droit par cette rencontre si particulière, si mémorable. L’attention au détail de Tsuruta ressort par ailleurs aussi bien de l’expressivité subtile des personnages que d’autres « plans » plus resserrés sur leur environnement matériel (le ciel étoilé comme une étiquette sur une bouteille de bière), avec un naturel admirable.

 

Dans son interview dans le n° 5 d’Atom, qui m’a amené à m’intéresser à son travail, Tsuruta Kenji ne cache pas qu’il aimerait raconter une histoire en se passant du texte, simplement avec les dessins ; ce n’est pas le cas dans Souvenirs d’Emanon, même si la BD n’est pas spécialement bavarde, et si les « plans » évoqués à l’instant participent sans doute de l’idée d’une narration purement graphique. Cependant, passé l’histoire des Souvenirs d’Emanon à proprement parler, le volume s’achève sur une vingtaine de pages intitulées d’abord « D’autres souvenirs », puis « Errances », et qui sont purement graphiques – j’ai cru comprendre qu’elles étaient en fait antérieures aux Souvenirs d’Emanon, comme des esquisses ou des documents de travail qui auraient permis de définir graphiquement le personnage d’Emanon ; justement ce qui aurait convaincu Kajio Shinji de ce que Tsuruta Kenji était l’illustrateur idéal pour transposer ce personnage fétiche en bande dessinée, car il reconnaissait stupéfait l'image qu'il avait en tête lors de sa conception. Quoi qu’il en soit, c’est un travail de toute beauté – et tout particulièrement dans les huit pages en couleur qui introduisent ce dernier segment (il faut y ajouter la couverture et surtout les rabats de ce très joli volume), des aquarelles très délicates, un vrai régal pour les yeux. Dans la même interview, Tsuruta confessait adorer travailler la couleur, ce qui n’est a priori pas si commun dans le milieu du manga, et on le comprend : son dessin est encore sublimé de la sorte – même si le noir et blanc plus classique de la BD à proprement parler est déjà parfait.

 

J’ai vraiment été conquis par cette bande dessinée, véritablement superbe à tous points de vue. Tsuruta Kenji transcende la belle histoire, mêlant délicatement romance et SF, de Kajio Shinji, pour en exprimer toute l’essence, poignante en même temps que fascinante, avec une immense justesse. Le moyen idéal de confronter l’intime et l’infini, comme les meilleurs récits du registre. On en ressort amoureux d’Emanon – son souvenir persistera.

 

Chef-d’œuvre.

 

EDIT 01/10/2018 : Et il y a une très belle suite !

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Le Clou qui dépasse, d'André L'Hénoret

Publié le par Nébal

Le Clou qui dépasse, d'André L'Hénoret

L’HÉNORET (André), Le Clou qui dépasse : récit du Japon d’en bas (récit d’un prêtre-ouvrier au Japon), nouvelle introduction de l’auteur, préface de Jean-François Sabouret, Paris, La Découverte, coll. La Découverte/Poche – Essais, [1993] 1997, 174 p.

Le clou qui dépasse ? On tape dessus, dit le proverbe – qui connaît semble-t-il des variantes, y compris quant à son origine culturelle, mais ce n’est certes pas la première fois que je le croise dans un ouvrage consacré au Japon. Celui-ci est assez particulier, qui tient du témoignage, et doublement engagé – car André L’Hénoret (qui est mort il y a quelques jours à peine, le 21 avril dernier, et je n’en avais pas idée en entamant ma lecture) était un prêtre-ouvrier, et ce petit volume composé à partir de son journal relate son expérience du milieu ouvrier japonais durant les vingt années où il s’y est inséré, dans les décennies 1970 et 1980.

 

Ce qui appelle déjà quelques remarques. Tout d’abord, ce « Japon d’en bas » dont parle le sous-titre est d’une certaine manière circonscrit : c’est celui des ouvriers japonais, et plus particulièrement ceux de la sous-traitance. Je suppose que ce sous-titre peut vaguement induire en erreur, surtout, à vrai dire, associé à l’idée de « clou qui dépasse » : l’auteur ne s’intéresse guère au sous-prolétariat, les travailleurs journaliers des yoseba ne sont qu’à peine mentionnés, de même pour les burakumin toujours discriminés malgré la loi (étudiés notamment par le préfacier Jean-François Sabouret, ce qui peut contribuer à induire en erreur), le cas des travailleurs immigrés (coréens notamment – avec tout ce que « l’immigration » peut avoir de mesquin les concernant, d’ailleurs) n’est traité qu’épisodiquement, ce genre de choses. Il s’agit par ailleurs d’un monde d’hommes – on ne croise que bien peu de femmes dans ces pages, qui, durant ces deux décennies, étaient certes plus encore cantonnées au seul foyer qu’elles ne le sont aujourd’hui, même si l’idée d’un travail à temps partiel bien moins rémunéré que celui des hommes était déjà une réalité alors. Ce clou qui dépasse, finalement, concerne peut-être avant tout l’activisme syndical, bien davantage que tout autre statut ou toute autre autre forme de revendication politique, sociale ou sociétale.

 

Par ailleurs, le prêtre-ouvrier rapporte ce qu’il a vécu au Japon dans les années 1970 et 1980 – soit avant la crise ; l’éclatement de la bulle spéculative, la fin du modèle toyotiste, la remise en cause de l’emploi à vie, les subprimes – autant d’éléments clefs de l’évolution économique et sociale du Japon qui ne sont survenus qu’ultérieurement ; on peut se demander comment notre auteur aurait traité de ces divers éléments, ou, par exemple, envisagé le cas des freeters, ces jeunes qui refusent de s’enfermer dans un emploi, et préfèrent multiplier les expériences précaires mais libres… jusqu’au jour où ce choix n’en est plus un. Ce n’est qu’un exemple… mais, oui, le Japon d’aujourd’hui est à maints égards très différent de celui décrit par l’auteur ; et l’évolution, s’il faut la « juger », n’a probablement pas été très positive...

 

Et il s’agit donc du récit d’un prêtre-ouvrier. Il y a forcément du curé dans ces pages – comme le note, dans ces termes, l'éminent sociologue japonisant Jean-François Sabouret dans sa très amicale préface (il est semble-t-il celui qui a convaincu André L’Hénoret d’écrire ce livre) ; et il y a dans une égale mesure du syndicaliste – André L’Hénoret cite dans un même mouvement les Évangiles et Marx, ce qui pourra irriter ceux dont l’engagement est plus unilatéral, dans un sens ou dans l'autre. Je ne cacherai pas qu’en certaines occasions, votre serviteur a haussé un sourcil perplexe devant tel message christique généré par une journée de travail sur un chantier… Ce qui n’est pas un constat si inintéressant, en même temps – le statut même de prêtre-ouvrier peut interloquer ; il le fait assurément dans le milieu fréquenté par l’auteur durant ces vingt années : ses collègues japonais ne comprenaient absolument pas pourquoi il faisait cela… Il choisissait de travailler comme ouvrier dans la sous-traitance ? Mais il aurait pu se contenter d’être prêtre ! Ou être professeur ! Et il choisit en plus de ne pas se marier ? Etc. André L’Hénoret a parfois bien du mal à leur expliquer sa double vocation et les choix qui en découlent ; mais ces explications s’adressent en même temps aux lecteurs français, ou à un nombre non négligeable d’entre eux – ce statut de prêtre-ouvrier a bien quelque chose d’insaisissable pour le Français lambda plus mollement engagé et pas catholique pour un sou (en tout cas, serviteur, bis).

 

Comme prêtre et comme syndicaliste, l’auteur témoigne – et avec talent ; il fait preuve d’une empathie certaine, mais aussi d’un certain don pour exprimer au travers des scènes croquées sur le vif des préoccupations sociales (et spirituelles) autrement essentielles et englobantes. Les courts chapitres du Clou qui dépasse usent habilement de ce procédé, de sorte que, justement, il ne fasse pas l’effet d’un procédé – en résulte une peinture très juste de ses collègues et du travail qu’ils accomplissent en commun, avec ses peines (nombreuses) et ses joies (il y tient ; quant à moi, le fait d'envisager ainsi le travail me dépassera toute ma vie), La justesse du tableau tient donc pour partie à l’empathie dont fait preuve l’auteur, mais aussi à sa connaissance très intime des réalités sociales japonaises. Quand il s’est rendu dans l’archipel, à l’invitation de l’évêque de Yokohama, il n’en savait pas forcément grand-chose, mais il a appris sur le tas, et très vite, avec une grande efficacité – ne serait-ce que la langue, mais cela allait bien au-delà. La conjonction de ces deux éléments fonde la qualité du témoignage, et sa valeur – il ne s’agit pas de simplement noter une expérience, mais d’en tirer des leçons ; et cette deuxième étape ne coule certes pas de source dans le registre du témoignage.

 

Or ce livre a une fonction précise, au regard de ses lecteurs français – qui va bien au-delà du reportage vaguement exotique sur le mode de la tranche de vie. Quand André L’Hénoret se rend au Japon, en 1970, le pays vient tout juste de connaître la phase la plus dynamique de la « haute croissance » ; en l’espace d’une décennie, les objectifs fixés par les gouvernants ont été pulvérisés et le Japon, littéralement en ruines 25 ans plus tôt à peine, s’est dès lors hissé à la deuxième place, juste après les États-Unis, parmi les économies capitalistes. Ce « miracle » (qui n’en est pas tout à fait un, mais ce n’est pas ici le lieu d’en discuter) fascine en Occident ; et, s’il effraie parfois, réactivant de vieux fantasmes du « péril jaune », il intrigue et séduit en même temps. On est porté, alors, à envisager un modèle japonais, tôt assimilé au « modèle Toyota » (le « zéro défaut », le « juste-à-temps », etc.), comme une alternative au taylorisme et au fordisme emblématiques des « Trente Glorieuses », ceci alors même qu’elles s’achèvent en Occident ; le Japon n’est pas indifférent à cette crise, il subit lui aussi les chocs pétroliers, auxquels il faut ajouter d’autres « chocs » plus spécifiques (les « chocs Nixon » notamment), mais il semble bien mieux tenir le coup – l’idée d’un « miracle économique » japonais, finalement, en est réactivée, et les essayistes et journalistes européens et américains, quand ils ne sont pas terrorisés par la puissance économique japonaise, en louent les vertus, prônant l’importation du modèle toyotiste.

 

La tâche d’André L’Hénoret, dès lors, est de montrer le revers de la médaille à ce prétendu « modèle ». Et il le fait certes selon un prisme bien particulier, celui, donc, du « Japon d’en bas », c’est-à-dire pour lui des ouvriers de la sous-traitance ; il y aurait également beaucoup à dire sur la situation des autres Japonais, et qui a été dit ailleurs (l’aliénation des cadres, notamment), mais le prêtre-ouvrier s’en tient au milieu dans lequel il a vécu et travaillé. Et le tableau qu’il en dresse n’a certes rien d’un modèle ! Enfin… Je suppose que si, pour les acharnés du néo-libéralisme à la mode et au pouvoir depuis bien trop longtemps… Quoi qu’il en soit, André L’Hénoret dénonce le mythe d’un Japon « socialement homogène », constitué autour d’une classe moyenne hégémonique (un mythe abondamment répandu par les Japonais eux-mêmes, notamment au travers de la sociologie imprégnée de « nippologies » ou nihonjinron, ainsi chez Nakane Chie). Car ce modèle n’en est pas un : la société japonaise est clivée, et le fantasme toyotiste, avec tous les autres éléments, bien au-delà, associés par les Japonais eux-mêmes à leur conception du travail en entreprise, notamment le fameux emploi à vie, la rémunération à l’ancienneté et la prise en charge par l’employreur des dépenses de sécurité sociale, etc., ne signifient absolument rien pour les ouvriers de la sous-traitance : eux connaissent une situation très précaire et totalement dénuée de ces avantages que l’on prétendait voir partout ; l’État ne se substituant pas aux entreprises, au nom même de ce prétendu modèle, ces ouvriers sont pour ainsi dire démunis. La situation est d’autant plus tragique que ces hommes du « Japon d’en bas » effectuent les pires des travaux, ceux que l’on désigne par les « trois K » : kiken (dangereux – on ne compte pas, dans ce livre, les témoignages d’accidents du travail, et souvent graves, l'auteur lui-même en faisant d'ailleurs les frais), kitanai (sales) et kitsui (éprouvants).

 

Que faire, pour améliorer les choses ? La réponse du prêtre-ouvrier, doublement convaincu comme tel qu’il est possible de changer la donne, coule de source : l’action syndicale. C’est une dimension essentielle du livre, très régulièrement mise en avant. Mais les difficultés de cette action occupent l’essentiel de ces développements… Le syndicalisme d’entreprise fait partie du « modèle » japonais de l'entreprise – ce, depuis Taishô… quand il s’est agi de détourner les travailleurs des syndicats « rouges » un peu trop envahissants. André L’Hénoret évoque des entreprises dans lesquelles on trouve souvent deux syndicats : le « premier » est un vrai syndicat, très minoritaire, les mains liées ; le « second » est le syndicat « jaune », aux ordres de l’entreprise, laquelle impose régulièrement à ses employés d’y adhérer (le taux de syndicalisation au Japon est très élevé, bien plus qu’en France, mais il n’a absolument pas les mêmes connotations…). Dans ce contexte, toute véritable action syndicale est compliquée, l’entreprise ne cessant de mettre des bâtons dans les roues des militants ; et la législation japonaise sur le travail étant très souple, les risques encourus par les syndicalistes sont non négligeables : les ficelles ne manquent pas qui permettent de sanctionner ou licencier les plus combatifs. Les entreprises se passent très souvent de respecter la loi, de toute façon : un exemple revient sans cesse dans ces pages, celui des heures supplémentaires, rendues « obligatoires »… et moins bien payées que les heures « normales » ! Sous ces deux angles, c'est pourtant illégal au regard de la législation japonaise du travail, même très timorée. Par principe, André L’Hénoret refuse d’exécuter ces heures supplémentaires dans ces conditions – et, ce faisant, il stupéfie absolument ses collègues… L’indifférence de ces entreprises quant aux (rares) injonctions de la loi, notamment des entreprises « maîtresses » qui usent dans cette optique de la sous-traitance (flexibilité, vous connaissez le refrain, hélas), ne débouche que bien rarement sur des procès – et ceux-ci sont très longs et très coûteux pour les travailleurs ; toutefois, ils débouchent parfois sur des victoires, célébrées comme il se doit par les camarades.

 

Reste que l’action syndicale est problématique. Elle l’est d’autant plus que, à cette époque du moins, mais je ne suis pas certain que les choses aient bien changé à cet égard, elle n’était pas du tout dans les mentalités des travailleurs eux-mêmes. J’ai déjà cité l’exemple des heures supplémentaires, mais il y en aurait bien d’autres… André L’Hénoret revient régulièrement, à titre d’illustration, sur le fait que les ouvriers se refusent à peu près systématiquement à communiquer à leurs camarades le montant de leur salaire – « ça ne se fait pas » ; mais, dans ces conditions, comment se mobiliser pour des négociations salariales ? Mais André L'Hénoret veut espérer ; il croit en ses camarades ouvriers, et en l'amélioration de leur sort.

 

J’ai beaucoup parlé de l’ouvrier, jusqu’alors – mais qu’en est-il du prêtre ? Il est là, et bien là – mais plus ou moins aisé à saisir pour qui ne baigne pas dans la foi chrétienne… Cependant, oui, André L’Hénoret cite régulièrement la Bible, et ne fait pas mystère de sa mission évangélisatrice ; cependant, il témoigne plus qu’il ne cherche à convertir activement – pas de prosélytisme dans les paroles, s’il doit inciter à la conversion, ce sera par l’exemple : tel est son rôle de prêtre-ouvrier. Comme noté plus haut, il laisse souvent perplexe ses camarades japonais – et à vrai dire tout autant le Nébal… On lui reconnaîtra son ouverture d’esprit, et somme toutes peu de passages à même de faire grincer des dents à cet égard (même s’il y a un très bref passage assez limite concernant l’avortement…). Je suppose qu’un lecteur catholique aurait une lecture bien différente ; à vrai dire, il en irait sans doute de même pour un militant socialiste, au niveau politique ou au niveau syndical – au fond, je ne suis ni l’un ni l’autre…

 

(Y en a des bien.)

 

Le Clou qui dépasse est un ouvrage très intéressant – mais il a peut-être la limite inhérente aux témoignages ; 25 ans se sont écoulés depuis la première édition de cet essai, et le monde, pas seulement le Japon, a beaucoup changé depuis. Cependant, je suppose qu’il contient suffisamment d’éléments pertinents pour fournir au moins un socle de réflexions préalable au traitement de ces mêmes questionnements dans le contexte du Japon contemporain. En l’état, le témoignage bénéficie cependant de l’empathie marquée de son auteur, un destin singulier à l’origine d’un livre qui ne l’est pas moins.

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La Jeune Fille aux camélias, de Suehiro Maruo

Publié le par Nébal

La Jeune Fille aux camélias, de Suehiro Maruo

MARUO Suehiro, La Jeune Fille aux camélias, [Shôjo tsubaki 少女椿], traduction [du japonais] et adaptation [par] Satoko Fujimoto et Éric Cordier, Paris, Éditions IMHO, [1984] 2016, 160 p.

Retour à Maruo Suehiro, avec un de ses plus célèbres titres, La Jeune Fille aux camélias. Une relecture, en fait : cette BD avait été ma deuxième lecture de l’auteur, après son adaptation de L’Île panorama d’Edogawa Ranpo. Sauf qu’à l’époque, La Jeune Fille aux camélias m’avait laissé passablement froid – ou perplexe… Du coup j’ai sans cesse retardé ma chronique, au point où il était devenu impensable car absurde d’en livrer une. Depuis, cependant, j’ai lu d’autres BD de Maruo : d’abord L’Enfer en bouteille, que j’ai bien aimé sans plus ; ensuite et surtout, La Chenille, une autre adaptation d’Edogawa Ranpo – or j’ai adoré cette dernière BD, et supposé qu’il pourrait être intéressant de revenir après coup à La Jeune Fille aux camélias… C’est aujourd’hui chose faite, et mon indifférence initiale, sinon ma perplexité, n’est plus qu’un mauvais souvenir. Je suppose que cela n’est pas si étonnant : certains auteurs se gagnent, se méritent, il faut les apprivoiser – ou peut-être vaudrait-il mieux formuler les choses dans l’autre sens : il faut s’y éduquer. Concernant Maruo, j’en suis convaincu.

 

La Jeune Fille aux camélias, de son prénom Midori, est semble-t-il un personnage récurrent dans le répertoire du kamishibai, ce « théâtre » reposant sur des illustrations, qui semble avoir eu une certaine influence sur le développement du manga (voyez en tout cas la Vie de Mizuki) ; c’est un personnage de petite fille (douze ans, dans la BD) soumise aux pires avanies – nous en connaissons bien des avatars en Occident, mais Maruo m’incite à privilégier le cas de Justine…

 

Ici, dans un cadre années 1920 (disons fin Taishô, début Shôwa) visiblement typique de l’auteur, Midori, abandonnée par son père, jetée à la rue après la mort de sa mère, tombe entre les griffes d’un cirque, ou plus exactement d’un freakshow qui ne manque pas de nous évoquer le Freaks de Tod Browning – ou, bien, bien postérieure à la BD de Maruo (qui date de 1984), la quatrième saison d’American Horror Story, tiens : je viens de voir ça, j’ai bien aimé… Or, si, dans le film de Tod Browning, les vrais monstres n’en ont pas l’apparence, ici, la hideur physique est une incarnation de la hideur morale. Ces freaks sont des êtres répugnants ; non que leur totale licence soit répréhensible (on est chez Maruo, hein), mais ce microcosme est profondément sadique, chaque monstre se vengeant de ses propres souffrances sur qui se trouve plus faible que lui ; tout au fond de ce puits des sévices sans cesse répercutés, il y a Midori – elle prend pour tout le monde, soumise à des vexations qui s’apparentent à de la torture, physique comme morale, et éventuellement sexuelle ; en notant cependant que La Jeune Fille aux camélias n’est pas à cet égard une BD aussi crue et frontale que La Chenille – nous sommes assurément dans de l’ero guro, ici, avec tous ces monstres, ces séquences folles, ces sévices impensables, mais on ne fait pas vraiment dans la pornographie, en tout cas pas au sens le plus strict ; bien, par contre, dans un certain érotisme malsain ; vraiment très malsain…

 

Mais c’est semble-t-il l’apanage des spectacles de monstres : les finances sont désastreuses. Le patron, qui suinte la perversion, accapare le peu d’argent gagné par ses employés, qui crient famine, mais il est bien conscient qu’il lui faut trouver quelque chose pour relancer ses affaires, sous peine de devoir baisser le rideau… C’est alors qu’il rencontre Masamitsu le Magnifique – un nain, et un prestidigitateur doué, dont le clou du spectacle consiste à entrer et sortir sans l’ombre d’une difficulté dans une bouteille. Il y a forcément un truc, non ? Forcément…

 

Masamitsu rencontre un immense succès – or il a aussitôt pris Midori sous son aile : assistante, envisagée d’abord paternellement, mais bientôt amante. Ce qui ne manque pas de susciter la jalousie et la haine des monstres… Mais Masamitsu le Magnifique semble doté de bien étranges pouvoirs, décidément ; et est-il véritablement l’homme bon qui a charmé Midori et a pansé ses plaies ?

 

Il n’y a pas forcément grand-chose de plus à dire concernant le scénario (original, là où les BD de Maruo que j'avais lues jusqu'alors étaient souvent des adaptations). Il demeure assez minimaliste, au point presque de l’abstraction, notamment dans les dernières séquences – de plus en plus dénuées de dialogues. Noter que le texte très, euh, « poétique » ? dès les toutes premières pages, ne facilite pas non plus la tâche du lecteur à cet égard (ça n’était sans doute pas évident à traduire, pour le coup… Au passage, j’ai regretté qu’à plusieurs reprises les kanji du décor ne soient pas traduits en note). Le sens (?) à accorder à tout cela n’est du coup pas si évident – au-delà même de l’ambiance surréaliste qui caractérise la BD dès le départ, et qui se déchaîne avec la colère de Masamitsu.

 

L’interprétation de la fin est du coup assez ouverte ? Je suppose… On y croise pêle-mêle l’actualité d’alors, les freaks en folie, Masamitsu indéfini dans tout ce qui sépare le démon méphistophélique et le bon samaritain (on a du mal à croire en un bon samaritain...), tandis que Midori, perdue dans le monde comme dans son inconscient, se confronte de la sorte à l’image de ses parents – tout ceci sous la neige. À tout prendre, le rêve tourne assez clairement au cauchemar – peut-être parce qu’il ne pourrait en être autrement, mais que faut-il en penser au juste ? Forfait…

 

Dans une improbable (et hilarante) mini-pièce de théâtre qui conclut la BD, Maruo « déclare » que, la BD achevée, elle ne lui appartient plus ; ou, plus exactement, empruntant les traits (ou les mots) de Tsuji Jun, il lance que ce n’est pas à l’auteur de commenter son œuvre ; « devenant » Terayama Shûji, il ajoute que le non-sens peut constituer du sens (peut-être), suscitant ce commentaire éloquent de « Nabokov » : « … foufoune… » Plus loin, avec « Tsuji » pour interlocuteur et critique, « Maruo » explique (?) avoir voulu caricaturer un certain sentimentalisme japonais, mais qu’on l’a pris au premier degré, bon… Que faire de tout ça ? Ben, ce que vous voulez, j’imagine…

 

Ceci étant, l’intérêt essentiel de La Jeune Fille aux camélias réside de toute façon dans son dessin – qui est tout simplement parfait, et bien mis en valeur par le choix de la bichromie : dans les premières séquences, qui évoque un cauchemar à la « Figures infernales », le rouge s’invite dans le noir et blanc, et bientôt le domine, qui pare le spectacle grotesque et sadique de teintes de sang, de feu et d’abîme. Après quoi, le trait extrêmement fin de Maruo n’est pas noir, mais bleu sombre, ce qui produit un rendu intéressant.

 

Les tableaux totalement surréalistes du calvaire de Midori, mais aussi, tout autant, ceux de ses rêveries naïves, produisent des pages complexes et saisissantes, très réfléchies, réalisées avec une attention immense, qui sont autant d’œuvres à part entière. En outre, il y a toujours, dans ces planches, quelque chose qui remue, quelque chose qui « n’est pas normal », et qui renforce encore la puissance du trait – cela peut être aussi bien la folie des freaks affichant une sorte d’anti-humanité (l’apanage notamment d’une femme-serpent bien différente de celle d’Umezu Kazuo, outre l’incarnation du harcèlement sexuel qu’est la momie), ou la mise en avant de la naïveté et de la fragilité de Midori, dont les yeux, périodiquement, adoptent une taille démesurée, avec les cils adéquats, qui en font un personnage de shôjo (eh) très naïf et enfantin, à la fois totalement à sa place et totalement décalé dans ce contexte grotesque (et là, pour le coup, j’ai repensé à La Femme-serpent d’Umezz – mais Midori, à vrai dire, aurait pu figurer dans d’autres de ses BD, au-delà de ces traits ponctuellement appuyés).

 

La relecture a donc été bénéfique, et, maintenant, j’ai pu apprécier La Jeune Fille aux camélias à sa juste valeur : c’est bel et bien un très bon titre, un Maruo de qualité – même si, pour l’heure, ma BD préférée de ce maître de l’ero guro demeure la bien plus frontale La Chenille. Il me faudra de toute façon approfondir tout ça…

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101 Poèmes du Japon d'aujourd'hui

Publié le par Nébal

101 Poèmes du Japon d'aujourd'hui

101 Poèmes du Japon d’aujourd’hui, [Gendaishi no kanshô 101 (Ôoka Makoto hen) 現代詩の鑑賞101 (大岡信編)], avant-propos [et sélection] par Ôoka Makoto, préface de Yagi Chûei, traduit du japonais par Yves-Marie Allioux et Dominique Palmé, Arles, Éditions Philippe Picquier, [1998] 2014, 181 p.

D’AUTRES POÈMES JAPONAIS

 

Encore une chronique « poésie » ?! Nébal n’est plus Nébal…

 

Mais c’est une question de curiosité, en fait ; au-delà du constat maintenant bien assuré que la poésie japonaise classique – la plus classique – ne me laissait pas indifférent. Il s’agissait donc d’étendre le champ à des choses plus contemporaines, en contraste – pour retrouver une poésie libre, après plusieurs siècles de formalisme dans le tanka et sans doute aussi dans le haïku ; c’est bien pourquoi je vous avais parlé, il y a quelque temps de cela, de l’anthologie Haiku du XXe siècle : le poème court japonais d’aujourd’hui, compilée par Corinne Atlan et Zéno Bianu, lecture qui avait été plutôt fructueuse.

 

Seulement voilà : même si, vu de loin, on peut en avoir l’impression, la poésie japonaise, ce ne sont pas que des tanka et des haïkus. Il y a d’autres formes, à moins qu’il ne s’agisse du contraire de formes, et l’anthologie dont je vais vous parler aujourd’hui en témoigne : on y cherchera d’ailleurs en vain tanka et haïkus. En fait, les 101 poèmes ici reproduits sont souvent longs, voire « très » longs (à l’échelle de la poésie) ; mais ils sont aussi très libres – ce ne sont pas des chôka, format vite abandonné après le Man.yôshû, autant dire depuis une éternité.

 

Mais disons d’abord quelques mots de cette anthologie au plan éditorial. Cela n’a rien d’évident dans ce volume français, où l’information doit être traquée dans l’avant-propos et déduite de l’ours, mais il s’agit de la traduction d’une compilation de 101 poèmes de 55 poètes réalisée par le poète et critique Ôoka Makoto pour le compte des éditions Shinshokan en 1998 ; lesdites éditions ont semble-t-il publié plusieurs anthologies du même ordre, confiées à d’autres anthologistes, et avec cette même condition de livrer 101 poèmes ; mais, dans le cas présent, il s’agit bien de la sélection d’Ôoka Makoto (Ôoka Makoto hen), dont je crois avoir compris qu’elle a ensuite été mise en avant pour la traduction, mais là je ne suis pas sûr de moi. Deux traducteurs se sont associés pour cette version française, Yves-Marie Allioux et Dominique Palmé – mais il ne s’agit pas vraiment d’une collaboration : tous deux traduisent alternativement tel ou tel poème.

 

Haiku du XXe siècle, comme son nom l’indique, compilait des poèmes allant de Meiji à Shôwa sinon Heisei. 101 Poèmes du Japon d’aujourd’hui a une perspective plus resserrée et contemporaine : ces poèmes datent au plus tôt de l’après-guerre – et même en fait de l’après-après-guerre ; car, dans la poésie japonaise, l’après-guerre a constitué une période particulière, abondante et foncièrement traumatisée par les événements qui venaient de se produire ; la nouvelle poésie compilée par Ôoka Makoto (dont il fait lui-même partie, j’aurai l’occasion d’en citer un bel exemple) vise à dépasser cette douloureuse expérience, pour revenir à une plus grande liberté dans le fond aussi bien que dans la forme. Elle célèbre la fin de l’après-guerre, et se tourne résolument vers l’avenir.

 

La préface de Yagi Chûei est précieuse pour envisager ces questions de périodisation et d’atmosphère générale, en évoquant au passage, même brièvement, le parcours de quelques poètes majeurs (l’ouvrage est autrement quasi dénué de notes, notices, etc., ce que j’ai un peu regretté). Associée à l’avant-propos de l’anthologiste, cette introduction très riche présente quelques thèmes essentiels de la poésie japonaise contemporaine, notamment dans son rapport aux thèmes classiques, « les fleurs, les oiseaux, le vent et la lune » (kachô fûgetsu), qu’il s’agit de dépasser.

 

Par ailleurs, même si c’est lié, Yagi Chûei note que cette poésie de « l’après-après-guerre » n’est plus tant une « poésie qui chante » qu’une « poésie qui pense ».  C’est en effet quelque chose de saisissant dans cette compilation – et, à mon sens tout du moins, d’assez périlleux, même s’il en résulte de très belles pièces : ces poèmes, relativement longs donc, s'ils ne jouent pas la carte de l'esthétique pure, éventuellement surréaliste, ont souvent quelque chose de la communication d’une expérience sur un mode presque didactique, en dépit de la forme poétique jugée par essence hermétique (à tort, selon Ôoka Makoto – qui entendait entre autres montrer, avec cette anthologie, que la poésie contemporaine n’était pas si abstruse, et, peut-être surtout, que la poésie n’était pas l’affaire des seuls poètes affichés et reconnus comme tels). Cela oscille entre la tranche de vie et l’injonction – avec le risque non négligeable de virer parfois à la « leçon », empreinte de « sagesse »… Le genre de trucs qui m’agacent pas mal ! La plupart, heureusement, évitent cet écueil.

 

Pas tous, cela dit ? C’est qu’il y a peut-être un autre facteur à prendre en compte : l’âge des poètes. Rimbaud n’est peut-être pas tant un modèle qu’un symptôme : les adolescents rimaillent. Quant à le faire avec génie, c’est une autre histoire… Certains poèmes, ici, sentent l’adolescence – mais on peut très bien être à la fois jeune et sentencieux, même si souvent sur un mode hédoniste et détaché ; ces germes de poètes ne nous épargnent donc pas leurs leçons de sagesse et leçons de vie… Ceci étant, l’âge n’y change pas toujours grand-chose – et il y a peut-être quelque chose de rassurant, en même temps, à ce qu’on puisse demeurer un adolescent passé la cinquantaine… « On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans » ? Parfois, on voudrait l’être – et trente ans plus tard, alors ?

 

UNE SÉLECTION DANS LA SÉLECTION

 

Mais j’arrête d’écrire des (mes) bêtises. Comme toujours dans ce genre de chroniques, je ne peux pas pousser l’analyse plus loin – je n’en ai tout simplement pas les capacités. Mieux vaut citer quelques exemples des poèmes compilés dans cette anthologie – de ceux qui m’ont parlé, en version intégrale ou simplement au travers d’extraits. Avec la précaution habituelle : ce n’est pas ce qu’il y a de meilleur, c’est ce qui m’a plu.

 

À tout seigneur tout honneur ? L’anthologiste lui-même, Ôoka Makoto (1931-2017), figure dans sa propre anthologie… Mais à bon droit, en fait, car Toucher (1968) est bien un très beau poème – qui a quelque chose de la leçon que je dénigrais à l’instant, mais avec suffisamment de pertinence et d’émotion pour que la pilule passe, et même bien mieux que ça (pp. 107-108, traduction de Dominique Palmé) :

 

Toucher.

Toucher la sève sur les veines du bois.

Toucher les courbes lointaines de la femme.

Toucher la soif qui loge dans le sable des buildings.

Toucher la gorge d’une musique lascive.

Toucher.

Toucher, serait-ce voir ? Hé l’homme, à ton avis ?

 

Toucher.

Jus de citron touchant un gosier desséché.

Morne sagesse qui se fige à toucher le gosier d’un démon.

Doigt glacé touchant la zone épaisse d’une femme enfiévrée.

La fleur             cette fleur en train de hurler.

Toucher.

 

Toucher, serait-ce savoir ? Hé l’homme, à ton avis ?

 

Par les nuits de jeunesse au début de l’été

Un désir à déchiqueter les étoiles.

Au bord de la fenêtre cette apparition qui s’éternise.

Journal mouillé sur une plage au loin     et qu’au passage

Foulent en douceur des pieds doux.

Ces pieds, les toucher de l’intérieur de l’œil.

 

Toucher, serait-ce constater qu’on existe ?

 

Toucher les noms.

Toucher l’absurde écart entre les noms et les choses.

Toucher l’angoisse de toucher.

Et l’excitation qui naît de cette angoisse même.

Toucher l’angoisse de se dire que jamais l’excitation

Ne garantit la justesse de ce que l’on perçoit.

 

Toucher, serait-ce vérifier la justesse du toucher ?

 

Cette justesse du toucher que le toucher même

Ne peut garantir, où donc la trouver ?

Le jour où j’ai enfin appris à toucher

J’ai su que je m’éveillais à la vie.

 

D’ailleurs, s’éveiller, quoi de plus naturel ? Dès que je l’ai su

J’ai fait la culbute hors de la nature.

 

Toucher.

Inscrit dans le temps tout phénomène est pure fiction.

C’est donc le moment de toucher. De toucher toutes choses.

C’est donc le moment par ce simple geste de tâtonner en quête de justesse

Pour sentir que ce que l’on touche est pure fiction.

Que le fait de toucher l’est plus encore.

 

Où donc aller ?

Toucher l’angoisse de toucher.

Saisir le cœur d’un ongle acéré que l’angoisse fait trembler.

Qu’importe, il faut toucher. Partir du toucher pour tout recommencer.

Sans espoir de rebond

Ceci étant, en fait de « seigneur », j’en ai un autre : mon poème préféré, dans l’ensemble de cette compilation, est très certainement le Chant du matin dans un hôtel à l’ancre (1949), d’Ayukawa Nobuo (1920-1986) ; le voici dans son intégralité (pp. 50-52, traduction d’Yves-Marie Allioux) :

 

Sous cette pluie battante qui s’était mise à tomber

Tu voulais seulement t’en aller au loin

À la recherche d’un garde-fou contre la mort

Tu voulais t’éloigner de cette ville de tristesse

Et quand j’ai enlacé tes épaules mouillées

La ville dans le vent nauséabond du soir

M’a fait penser à un port

Allumant une à une les lumières des cabines

Dans la nostalgie des âmes innocentes

Une grande ombre noire s’est tapie sur le quai

Abandonner les remords détrempés

Partir au large sur l’océan

Avec toi sur moi comme un sac sur le dos

Je voulais m’en aller naviguer !

Le vague grésillement des fils électriques

Faisait dans mes oreilles ce bourdonnement qui voltige sur la mer

 

Dans notre aube

Un bateau d’acier rapide en filant

Aurait dû emporter nos deux destins sur les flots bleus

Mais finalement toi et moi

Ne sommes partis nulle part

À travers la fenêtre de ce misérable hôtel

J’ai craché sur la ville au point du jour

Nos paupières lourdes de fatigue

Pendaient alors sur nos yeux comme des murs gris

Elles avaient enfermé sans retour dans le vase de verre

Espoirs et rêves vains les miens comme les tiens

Et le bout de la jetée brisée

Fondait dans l’eau croupie du vase

Seul on ne sait quel manque de sommeil

Stagnait encore comme une infâme odeur d’hôpital

Mais la pluie de la veille

Indéfiniment entre nos cœurs déchirés

Et nos corps brûlants

Sur cette vallée de mélancolie vide ne cessait de tomber

 

Nous-mêmes notre dieu

L’aurions-nous pour toujours étranglé sur ce lit ?

Toi tu te dis que c’est moi

Moi que c’est toi qui serais responsable

Je mets alors la cravate négligée des crises de foie

Tandis que tu poses sur ton dos rond

Ton petit visage maquillé en vautour

Et quand nous nous attablons pour le petit déjeuner

Devant l’avenir mollet

De ces œufs fendillés

Tu arbores un sourire stupidement mystérieux

Moi je brandis une fourchette haineuse

Avec la tête d’un homme qui a vidé l’assiette grasse

Des adultères bourgeois

 

Le paysage à la fenêtre

Est prisonnier de son cadre

Ah ! Moi je veux la pluie les rues le soir

Car si la nuit ne vient pas

Comment réussirais-je à bien étreindre

L’immense panorama de cette ville d’ennui ?

Naissance entre deux grandes guerres à l’ouest et à l’est

Échec de l’amour comme de la révolution

Brusque descente aux enfers et voilà cet

Idéologue à la mine renfrognée qui se montre à la fenêtre

La ville est morte

Le vent frais du matin

Met son rasoir froid sur ma gorge qu’un collier a blessée

Et à mes yeux l’ombre humaine debout près des fossés

Apparaît comme un loup aux flancs crevés

Qui n’aura jamais plus à hurler

Si cela faisait sens de parler de « concurrence » entre de si beaux poèmes, je pense que le principal rival du précédent serait la Morne Plaine (1985) de Shindô Ryôko (née en 1932) ; en voici la traduction intégrale, par Yves-Marie Allioux (pp. 130-131) :

 

Plus loin que les champs de sorgho       plus loin que les verts pâturages

Plus loin encore que ces étendues propices aux pavots rouges qui y fleurissent à foison

La steppe d’été

Se poursuivait jusqu’aux limites extrêmes de l’horizon

Après le lever du jour

En une demi-journée à peine un soleil déclinant

Allait se fondre en une teinture de sang imprégnant terre et ciel

Puis c’était au tour de la lune d’illuminer de son pur éclat le moindre recoin de la plaine

Déjà trois jours que ce paysage restait toujours le même

Et chaque jour              à l’horizon se levait un soleil      qui ne tarderait plus à sombrer

Père     me voilà maintenant

Qui vais à ta rencontre, vois-tu ?

Franchissant la Grande Muraille de Chine

Voici que moi qui n’ai vécu que neuf petites années

Cette enceinte fortifiée dont la construction a duré deux mille ans

Je la dépasse aujourd’hui

Les deux mille ans de la Grande Muraille

Mes neuf ans

Et les trente-six ans que tu auras vécu Père

Sont semblables aux mirages

 

Le maître d’un air sévère avait conclu

« … c’est pourquoi tu dois rentrer tout de suite » et à cet instant

L’enfant assis à côté de moi murmura

« Quelle chance que ce ne soit pas mon père ! »

Et à ces mots               en cet instant

Je ne pus malgré moi m’empêcher d’éclater       en sanglots…

 

À voir ainsi ces vastes étendues se poursuivre aussi interminables

À me retrouver ainsi enveloppée dans un soleil couchant aussi grand

Que notre         vie

Soit encore plus minuscule        qu’une graine de pavot              c’est ce que je comprenais pour la première fois

Ce ciel et cette terre avaient tout absorbé

Je n’étais pas la seule à avoir pleuré

Les habitants de ce pays eux aussi pleuraient et encore davantage !

Notre vie          au sein de l’éternité

Était aussi éphémère     qu’une seule de nos larmes

Et que sur cette terre si belle les hommes se laissent pourtant emporter par la guerre

Qu’y avait-il de plus vain ?

Peut-être qu’un jour dans le futur           ces pensées

Cette morne plaine        me rendront nostalgique ?

Même après que nous aurons disparu

Chaque jour      le soleil se lèvera          retombera

Père ! Moi je suis en vie !

Jusqu’à ce que devenue une goutte de sang je pénètre profondément la terre

Jusqu’à ce que je me mêle aux flots de la mer

Je vais vivre     je me fais fort de vivre

 

Allez     transporte donc ma vie

Train à vapeur !            Ferghana de sueur de sang !

Auprès de mon père réduit à si peu

Oui       tout près

 

Dans un registre qu’on pourrait peut-être qualifier de lyrique, non sans quelque chose de morbide, j’ai également été séduit par la Nuit (1950) de Nakamura Minoru (né en 1927) ; dans la traduction (intégrale) de Dominique Palmé (p. 85) :

 

Comme des biches en fuite       est-ce ainsi qu’ont filé les jours suffocants ?

La nuit solitaire m’attendait        au milieu de l’odeur des algues pourrissantes

Au milieu du désir d’un alcool métallique qui bouillonne combien de nuits ont-elles naufragé ainsi ?

 

Quelque chose se blottissait contre les plis des vagues              semblant lancer un appel sans voix

La mer obscure secouait           les cous évasés et blêmes des femmes

Et les marches discontinues couleur de cinabre…

L’eau frissonnait finement          et il y avait une main bestiale et rude

 

Nuits naufragées, combien ont-elles cherché de tombes ?

Ont-elles oublié les innombrables yeux tombés de leurs orbites ?

La mer obscure secouait           les cous évasés et blêmes des femmes

 

Les nuits passeront sans doute comme des empennes de flèches enflammées

Sans doute iront-elles se cacher            cherchant des tombes dans les profondeurs…

Dans les plis des vagues il y avait une grande main bestiale qui enserrait ma nuit solitaire

En contraste, même si sur le mode de la « leçon de vie », je citerais bien, autrement critique, et représentatif d'une certaine poésie du quotidien, du prosaïque, Avancement chez les cadres (1979), de Nakagiri Masao (1919-1983) ; le voici, dans une traduction de Dominique Palmé (p. 41) :

 

« À tous les coups, ce sera vous le prochain directeur adjoint de notre succursale ! »

En regardant s’il change de tête, vous lui faites du plat,

Et l’homme concerné, la mine soudain hilare,

Remplit votre coupe de saké et dit « allez, buvons un coup ! »

 

« Le chef de bureau, il ne sait pas bien utiliser les gens… »

« Sa promotion de directeur, c’est râpé, à ce qu’on dit ! »

Partout au Japon, il n’y a que des entreprises,

Alors dans les bars on ne parle que d’avancement et de mutations

 

Bientôt on se sépare et tout le monde se retrouve seul,

Le vent nocturne du début du printemps caresse toutes les joues au passage,

À mesure que l’ivresse se dissipe la solitude s’installe,

Et on lance des coups de pied dans les paquets de cigarettes vides et dans les cailloux.

 

Pourtant quand on était enfant on faisait des rêves

Pourtant avant d’entrer dans l’entreprise on possédait aussi un petit idéal.

 

(Ce qui me fait aussitôt penser à la tragique pub de l’INSEEC : « Entrez rêveur, sortez manager. » Pauvres de nous…)

 

Je vais m’en tenir là pour les poèmes cités dans leur intégralité, mais d’autres ont pu me toucher, sinon sur la durée, du moins au travers d’extraits saisissants. J’en citerais bien deux exemples, et tout d’abord les deux dernières strophes de Moines (1958), de Yoshioka Minoru (1919-1990), dans une traduction de Dominique Palmé (pp. 33-34) :

 

[…]

8

Quatre moines

L’un a mis au monde mille bâtards dans un champ d’arbres morts

L’un a fait mourir mille bâtards dans une mer sans sel et sans lune

L’un, posant sur les plateaux d’une balance où s’entrelacent vignes et serpents

Les pieds des mille morts et les yeux des mille vivants, s’étonne de voir qu’ils pèsent le même poids

Celui qui est mort, de nouveau malade

Tousse de l’autre côté du mur de pierres

 

9

Quatre moines

Quittent la citadelle des cuirasses rigides

N’ayant rien moissonné de leur vie,

Dans un lieu plus élevé que le monde

Ils se pendent et ricanent de concert

Voilà pourquoi

Les os des quatre moines, aussi épais que les arbres d’hiver,

Resteront morts jusqu’au jour où la corde cassera

 

Et un dernier exemple, avec un extrait de S’il descend vers un monde sans précédent… (1968), de Yoshimoto Takaaki (1924-2012), dans la traduction d’Yves-Marie Allioux (p. 73) :

 

Entouré de mystères ce qui file

Au tréfonds de lui-même ce sont ces rêves que sans doute il ne pourra réaliser

Ses passions sans fondement auxquelles sa faim aspire

Un amour sur le point d’être effacé

Et lui qui a connu la honte de ce qui s’écrit sur la page blanche

Lui s’embarquera vers le futur

 

ENTRE DEUX EAUX

 

Le bilan est – comme toujours ? – un peu mitigé. Les poèmes que je viens de citer, en intégralité ou en extrait, m’ont touché, d’une manière ou d’une autre ; d’autres également l’ont fait, qui n’ont pas intégré cette sélection dans la sélection, parce qu’il y manquait peut-être un tout petit quelque chose, ou plus probablement parce que je craignais que l’exhaustivité ne finisse par donner un catalogue absurde. Nombreux, à côté, sont les poèmes qui m’ont laissé parfaitement froid – parce que trop « leçons de vie », ou trop « surréalistes », mais sur un mode un peu automatique, régulièrement puéril à mes yeux et mes oreilles (surtout quand les allusions phalliques, notamment, étaient de la partie).

 

Mais j’ai apprécié cette lecture – pour la beauté de certains poèmes, la puissance de quelques autres, la pertinence enfin d’un certain nombre. Et aussi parce que cette anthologie témoigne de la variété de la poésie japonaise contemporaine. Même si, je suppose, il serait quelque peu triste de s’en tenir à ce seul intérêt « à titre de document »… Heureusement, les poèmes qui m’ont touché sont suffisamment nombreux pour que l’on aille au-delà. Mais, oui, il est intéressant d’envisager la poésie japonaise sous cet angle plus contemporain, et sa vivacité au-delà des formes canoniques des tanka et des haïkus ; ne serait-ce qu’à cet égard, 101 Poèmes du Japon d’aujourd’hui est une lecture utile – par chance, c’est aussi régulièrement une lecture touchante. Après, ce qui touche, ce qui ne touche pas, ma foi, c’est à chacun de voir…

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No Guns Life, vol. 3, 4 et 5, de Tasuku Karasuma

Publié le par Nébal

No Guns Life, vol. 3, 4 et 5, de Tasuku Karasuma

KARASUMA Tasuku, No Guns Life, vol. 3, [No • Guns • Life ノー・ガンズ・ライフ], traduit [du japonais] et adapté en français par Miyako Slocombe, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2014] 2016, 234 p.

No Guns Life, vol. 3, 4 et 5, de Tasuku Karasuma

KARASUMA Tasuku, No Guns Life, vol. 4, [No • Guns • Life ノー・ガンズ・ライフ], traduit [du japonais] et adapté en français par Miyako Slocombe, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2014] 2017, 226 p.

No Guns Life, vol. 3, 4 et 5, de Tasuku Karasuma

KARASUMA Tasuku, No Guns Life, vol. 5, [No • Guns • Life ノー・ガンズ・ライフ], traduit [du japonais] et adapté en français par Miyako Slocombe, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2014] 2017, 210 p.

No Guns Life, suite, avec les tomes 3, 4 et 5 – soit tout ce qui est paru en français pour l’heure. Les deux premiers tomes, sans avoir rien de révolutionnaire, mais alors absolument rien, m’avaient suffisamment accroché, avec leur chouette ambiance, l’excellent personnage principal qu’est Jûzô Inui et sa tête de flingue, de bons personnages gravitant autour de lui et quelques idées bizarres saupoudrées çà et là, pour que je dépasse sans peine quelques aspects moins enthousiasmants – notamment le caractère très convenu et déjà-lu de ce cyberpunk noir, du genre à citer abondamment ses références, une vague érotisation des personnages féminins guère convaincante en plus d’être inutile, ou un dessin certes d’une personnalité appréciable, mais régulièrement au prix de la lisibilité, notamment dans les scènes de combat. Ces trois nouveaux tomes sont clairement dans la continuité, atouts et désavantages se perpétuent, encore qu’en connaissant quelques évolutions ; globalement, je crois que la série s’améliore, en fait, même si, là encore, sans jamais atteindre quoi que ce soit de bouleversant.

 

Je ne vais pas m’étendre outre mesure sur l’histoire de ces trois tomes – simplement en donner les grandes lignes pour se faire une idée du contenu. Même sous cette forme très lapidaire, toutefois, ça n’exclut pas quelques SPOILERS, inévitablement…

 

La trame de fond demeure : cette ville indéfinie, mégalopole tentaculaire à l’ombre de la corporation omniprésente Berühren ; si les yakuzas des deux premiers tomes sont cette fois un peu en retrait, les deux autres factions principales, d’une part l’Agence pour la Reconstruction et son « Bureau des Mesures Anti-Extends », ou EMS, et d’autre part les terroristes réac du Spitzbergen (qui sont encore nimbés d’un voile de mystère, cela dit), sont toujours de la partie. Bien sûr, sur cette base, il y a forcément des complots dans tous les sens, des agents infiltrés, des traîtres, de la corruption à tout va, du cynisme, du fanatisme, de la folie pure, des révélations en pagaille à base de régiments de squelettes dans absolument tous les placards, etc. Le cocktail de base technoir, nous sommes en terrain connu.

 

Le tome 3 poursuit, plus qu’il ne conclut, le tome 2. Il s’ouvre donc sur la révélation, pour notre héros Jûzô Inui du moins, de ce que le grand héros de la guerre, le premier extend, Mega Armed Sai, est un putain de gros connard psychopathe – pour l’affronter, il faut au moins quelqu'un d’aussi furieusement taré et meurtrier que lui… comme un Jûzô Inui privé de ses sacro-saintes clopes (je diminue en ce moment ma propre consommation, et compatis donc avec l’homme à tête de flingue – tout en me disant que ça serait bien pratique d’avoir cette tête de flingue, des fois, surtout dans ces circonstances). Mais l’affaire ne s’arrêtera pas là – l’affrontement, au fond, ne résout rien, et initie, plutôt qu’il ne conclue, un nouveau fil rouge dans la BD, qui ne révolutionne rien là encore, mais plusieurs de ces fils sont dès lors en place, qui complexifient l’univers mais jamais au prix de la cohérence. L’apparition d’un nouveau personnage secondaire, un jeunot vif et débrouillard du nom de Colt, va également dans ce sens… même si c’est en définitive un autre fil rouge qui prend de l’importance dans les derniers chapitres – du genre pas surprenant du tout, car foncièrement logique : est impliqué dans tout cela Victor, le frère de Mary, la géniale et dingue ingénieure dans l’ombre de Jûzô Inui ; de manière tout aussi convenue mais acceptable, le tome suivant nous « révélera » que le privé lui-même est lié à Victor… et que cela n’a rien d’un hasard si notre héros n’est jamais bien loin de Mary.

 

Le tome 4 part assez mal – avec l’excitée Pepper et sa triste dégaine de fantasme psycho qui rend visite à Jûzô Inui dans son bureau, accompagnée par un autre Gun Slave Unit ; l’affrontement entre les deux unités extends de même type ne passionne guère, et l’affaire ne se prolonge heureusement pas, même si les deux intrus n’ont probablement pas dit leur dernier mot. La suite est heureusement plus intéressante, qui retourne aux enquêtes de Jûzô Inui… même si, nous l’avons maintenant intégré, d’une manière ou d’une autre, ces enquêtes ne sauraient être indépendantes, et sont toutes liées entre elles, et aux gros complots qui forment la trame de cet univers de cyberpolar : il s’agit de mettre la main sur un extend « fantôme », qui persécute une pauvre petite fille riche qui a comme un préjugé à l’égard des hommes augmentés. Mais, en fait de main, il en est une autre qui intervient bientôt, baladeuse si l’on ose dire, la Chose de La Famille Addams à l’heure du transhumanisme… et nous en revenons donc, sans vraie surprise, mais non sans une certaine habileté narrative, à Victor, ses relations avec Mary aussi bien que Jûzô Inui – et ses idées un peu confuses quant aux extends ?

 

Le tome 5 poursuit cet arc, mais en s’autorisant quelques à-côtés étonnants – d’abord un épisode peu ou prou one-shot prenant pour base un gros pervers dans un salon de coiffure « pour extends » (…), ce qui est à la fois très con et relativement amusant ; ensuite une nouvelle enquête de notre héros, qui lui est confiée par… ben, une « femme fatale », disons ; le versant très chaudasse. Ceci dit, même si j’émettrai des réserves sur le vague érotisme, passablement gratuit voire maladroit, qui imprègne çà et là (assez rarement heureusement) les planches, ça, pour le coup, c’est assez bien vu – parce que sa liberté de ton met les autres personnages, et éventuellement les lecteurs, un peu mal à l’aise ; il y aurait de quoi commenter pas mal… En tout cas, c’est bien plus pertinent que de multiplier les angles incongrus en plans fesses et nichons ; et c’est peut-être justement la raison d’être de ce bref arc ? Cela dit, au-delà de l’érotisme et de l’humour affiché de ces séquences (la BD alterne toujours très bien gravité et comique), les trames de fond demeurent, qui, sans surprise une fois de plus, laissent entendre que notre héros a eu un passé un tantinet trouble durant la guerre – ce qui nous renvoie aussi bien à Victor qu’à Mega Armed Sai, Gondry, le pote GSU à Pepper, etc.

 

Les atouts de ces trois tomes demeurent globalement les mêmes que dans les deux premiers, mais avec peut-être une certaine accentuation dans le bon sens. Premier atout, sans doute : une ambiance cyberpunk noire tout simplement parfaite, qui ressort à la fois du graphisme, avec ses jeux d’ombre et de lumière, et d’éléments très bien vus de caractérisation des personnages – comme les cigarettes de Jûzô Inui. Ce dernier est toujours l’excellent personnage principal qu’il était dans les deux premiers tomes, attachant en dépit de son allure inquiétante, expressif alors même qu’il n’a pas de visage ; cela vaut à vrai dire pour d’autres extends, qui arborent comme des masques de nô, remplissant cette double fonction paradoxale. Le détective est par ailleurs plus complexe qu’il n’en a l’air, ce qui vaut aussi pour les principaux personnages secondaires de la série : tout d’abord, dans l’entourage immédiat du détective, Mary, son ingénieure fracasse, et Tetsurô, ce petit con qui veut bien faire mais ne pige pas grand-chose à ce qu’il fait... et cache peut-être certaines choses, le petit coquin ; mais d’autres personnages, plus éloignés, ont également du potentiel sinon encore de la matière, comme Olivia, l’ambiguë chef-ou-pas-chef de l’EMS, dont les relations avec Jûzô Inui sont très compliquées – utilement. Je ne me prononcerai pas encore en ce qui concerne Victor, mais tous ceux que je viens de citer évoluent progressivement, et pas seulement dans leur rapport au héros : ils ont une vie propre, et ça, c’est très appréciable. Mais, çà et là, d’autres personnages bien plus secondaires peuvent aussi constituer de bonnes surprises, et je crois que c’est le cas de la cliente nympho du tome 5 – voire des gérants et clients du salon de coiffure dans ce même volume, en dépit du grotesque de la séquence, amusant mais parfois à l’extrême limite de la lourdeur – un jeu d’équilibriste périlleux.

 

J’ai déjà mentionné, dans ma chronique des deux premiers tomes et dans celle-ci, combien l’érotisation forcée, même rare (ouf), des personnages féminins de la BD était poussive. Rien ne l’illustre mieux, ici, outre les couvertures des tomes 3 et 4, que le personnage de Pepper (tome 4), qui est vraiment une caricature – mais peut-être était-ce le propos… Il y a, de manière générale, des cases dont on se passerait, un peu puériles, un peu beauf – pas très réussies de toute façon, ou disons plus exactement que ça ne réussit pas trop à Karasuma Tasuku. C’est d’autant plus flagrant que ses principaux personnages féminins, Pepper exceptée, bénéficient d’un character design assez soigné, et qui leur confère le cas échéant bien davantage de personnalité, et avec bien davantage de pertinence ; si Pepper n’est que nichons, et si Olivia peine parfois à être autre chose que des lèvres pulpeuses (il y a des progrès la concernant, cela dit), Mary, elle, gagne à avoir l’air décalquée en permanence – ses cernes attirent bien davantage l’attention que ses gambettes, et c’est tant mieux ; graphiquement, et narrativement, elle est un très bon personnage – la piste à suivre en ce qui me concerne.

 

Mais justement : le dessin. Il bénéficie d’une certaine personnalité, assez indéniable – mais qui a son revers, dans des scènes d’action que je trouve bien trop souvent illisibles sinon brouillonnes, et la saturation des cases par les onomatopées n’arrange rien à l’affaire. C’était un problème marqué dans les deux premiers tomes, à mes yeux, ça l’est toujours dans les trois qui nous intéressent aujourd’hui. Cependant, je crois qu’il y a eu un certain progrès à cet égard ? Globalement – pas seulement dans les scènes de baston, en fait –, j’ai l’impression que Karasuma Tasuku a fait évoluer son style vers davantage de sobriété (sans être sobre à proprement parler, loin de là !), et ça me paraît assez profitable. Cependant, il y a un risque, ici, dont j’ai bien conscience : le style graphique de l’auteur ne risque-t-il pas, alors, de perdre en personnalité, de devenir « lambda » ? Je suppose qu’on ne peut pas tout à fait l’exclure – mais pour l’heure ça n’est pas le cas, et j’ai l’impression que l’on progresse vers un certain équilibre très appréciable.

 

Le bilan de ces trois tomes est donc globalement le même que celui des deux premiers : No Guns Life ne révolutionne rien, absolument rien, et entretient un jeu dangereux avec les codes et les clichés, qui pourrait être fatal à terme à la série, mais qui est très bien géré pour l’heure. L’ambiance très réussie, les personnages plus complexes qu’ils n’en ont tout d’abord l’air, l’improbablement charismatique Jûzô Inui en tête, quelques idées tordues enfin qui s’insinuent dans la trame pour rompre avec le déjà-lu et renouveler l’intérêt du lecteur, sont autant d’atouts qui font de cette lecture un moment agréable et convaincant, même si certainement pas impérissable.

 

Je lirai probablement la suite, quand elle sortira…

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