Une nouvelle écrite a priori en 2001 (j’avais donc dix-neuf ans) pour un fanzine à numéro unique édité par le camarade Sébastien Duranton, et consacré au thème du Phénix (couverture de Romech Ramful). Je viens de la retrouver, et me suis dit que cela pouvait être amusant de la partager avec vous…
Cette nouvelle, outre les besoins de « l’appel à textes », avait à mes yeux un double objectif : le premier, qui a débouché sur les lourdes mais rigolotes descriptions de l’introduction, c’était d’essayer de rendre par la prose le décor dans lequel je vivais quand j’allais passer mes vacances en Dordogne ; le second, surtout, c’était – déjà… – de tenter de faire une sorte de lovecrafterie, mais sans recourir aux déités imprononçables et autres travers des derletheries ; je dois dire qu’à la relecture, je suis pour le coup plutôt satisfait de cet aspect du texte, et j’en suis le premier surpris, après toutes ces années : j’ai en effet le sentiment d’y avoir saisi, d’une certaine manière, et avant de me pencher vraiment sur la question, une forme d’essence de la philosophie lovecraftienne et, au-delà des thèmes, des techniques de composition du Maître de Providence…
Bien sûr, le résultat est très maladroit, très adolescent, avec de la pompe comme c’est pas permis. Mais pour un ado à la puberté tardive, finalement, c’était pas si mal, je trouve… N’hésitez pas à me donner votre avis sur ce péché de jeunesse (et j’en ai quelques autres en réserve ; tremblez !).
Le ciel a une couleur, ici. Je n’en ai jamais vu de pareille. C’est surtout vrai le soir, quand le soleil se couche lentement au-dessus des forêts de pins, inondant de surréalistes lueurs rose-orangées les frais bocages, quand les nuages immobiles prennent des teintes irisées, quand tout, subitement, se fige ; le vent, habituellement violent, tombe ; les pins mettent un frein à leur compétition acharnée vers le ciel, droits comme des « I ».
L’atmosphère s’immobilise.
Ensuite, quand le soleil a enfin disparu, la lune rousse prend le relais, et la campagne s’éveille à la vie nocturne. Le vent semble peu à peu revenir, portant avec lui odeurs des champs et stridulations d’insectes, zigzaguant parmi les fourrages dans un subtil bruissement. Au loin on entend les cris d’étranges et invisibles animaux, mystérieux. Et le ciel prend son temps, l’obscurcissement vient lentement, tout semble prendre plaisir à végéter dans cette splendeur crépusculaire.
C’est cette Dordogne-là que j’aime. Les pins rapides qui surgissent du sol calcaire et rivalisent dans leur croissance, tandis que les vieux chênes, les chênes centenaires, laissent les années les porter, insouciants, vieillards grabataires contemplant d’un air mi-méprisant, mi-compatissant la frénésie des jeunes pousses en soif de maturité.
J’aime me promener ici, à cette heure, loin des sinistres fermes à l’apparence rebutante, méli-mélo de couleurs inadaptées, combat éternel et vain entre la brique et la pierre, au milieu des charpentes noueuses et maladroites des hameaux familiaux ; loin de ces malsaines et arrogantes demeures des grands propriétaires bourgeois du XIXe siècle que l’on nomme ici « châteaux », bâtisses sans âme et sans goût, affichant leur opulence éhontée au milieu de parcs énormes, fermés aux regards de la canaille par de vieux grillages rouillés en pointes. Il ne faut pas s’arrêter à ces dégradations que l’homme inflige à son sol ; fuir, au contraire, ces pollutions irrémédiables, parcourir les champs, fouler la paille, contourner ces étangs desséchés où s’abreuvent encore de saines bêtes impassibles. Il faut s’enfoncer dans les ténèbres, dans les forêts hautes et majestueuses ; il faut courir les plateaux calcaires, au paysage par endroit si sec qu’il transporte le rêveur dans un Ouest mythique. Il faut sentir, enfin, sentir la rosée qui perle sur les fougères, ou, à l’opposé, le vide retentissant de la sécheresse. Sentir la cendre, quand le sol blanc vire tristement au gris au gré d’un incendie, traçant les contours d’un paysage d’apocalypse ; et la pluie sur la cendre, puis sur l’herbe qui repousse, et sur les arbres, enfin, ces grands pins qui ont abrité nos ancêtres quand ils se vêtaient de peaux de bêtes, et qui verront les mystérieuses et fascinantes civilisations qui succéderont à notre morne engeance.
Dans cette partie de la Dordogne, il n’y a rien d’autre. C’est le Périgord Blanc, le plus sec, le plus vide. Nous ne sommes pas encore au « Pays des Mille Châteaux », ni non plus au-dessus des béantes cavité renfermant les secrets indéchiffrables de l’histoire de l’Homme, que dissimule l’Est, le noir Est de la région. Il faut nous contenter de la nature, du peu qui a pu être préservé, et de la masse remodelée par le paysan au fil des siècles. Et c’est tout.
Quand je suis de bonne humeur, je me dis que ce n’est pas si mal. Hélas...
Mais je vais trop vite.
Je n’ai certes ni le but, ni l’envie, d’écrire une brochure touristique vantant les maigres mérites de la contrée. Mais c’est ainsi : quand le rideau se lève, l’observateur se trouve de prime abord confronté à un décor.
Ensuite seulement viennent les coups de théâtre.
C’était un soir comme un autre, et, comme les autres soirs, je me livrais aux délices de ma traditionnelle virée nocturne à travers bois. Je faisais ainsi depuis l’acquisition de cette ferme, à l’extrémité ouest du département, à quelques kilomètres à peine de la Gironde et des Charentes. Tous les soirs, depuis mon installation, je me livrais à ce rituel, vagabondant sous les étoiles là où me guidait mon instinct ; souvent, je marchais vers la Lune, traversant des hameaux abandonnés avec la gibbeuse pour unique lanterne, conférant une allure spectrale aux vieilles églises romanes de la région, d’une sobriété – le mot est faible – inqualifiable, toutes les mêmes en fait, avec leur petit cimetière alentour, dans lesquels les tombes les plus récentes renvoient au temps, moins lointain ici qu’ailleurs, où les hommes lissaient leur fine moustache à la semblance de l’empereur, et où les bourgeoises provinciales engoncées dans leur corset jouaient au loto et au whist, tandis que les paysans, les éternels paysans, travaillaient la terre selon des méthodes qui remontaient bien plus loin encore. Une échappée dans le temps comme dans l’espace.
Ce soir-là, j’avais franchi le petit enclos du couchant, m’attardant à peine devant les remises en bois branlant du fond de la cour, établies tant bien que mal par les anciens propriétaires à grand renfort de clous tordus. Il y en avait une que le fiston avait aménagé en un véritable bunker, un parc à cochons hérissé de mitrailleuses antiaériennes de bois de mauvaise qualité, jonché de Lebels à bandoulière de chanvre. C’était un fiston du temps de la dernière guerre, il est mort il y a deux ans.
Plus loin, la forêt, bien sûr, cette forêt que j’aimais tant, avec ces semblants de collines, et ce sol blanc, éternellement blanc. Je n’avais étrangement encore jamais pris cet itinéraire. Ici, la forêt se faisait bien plus touffue qu’à l’ordinaire, une véritable forêt vierge, à l’accès délicat. Cela m’enchantait. Je m’enfonçais avec délices sous le plafond de pins, me frayant tant bien que mal un passage à travers ronces et fougères. Le terrain se faisait plus accidenté, des falaises naines commençaient à s’affirmer.
Au-dessus de moi, je ne distinguais plus les étoiles. Je marchais dans une profonde obscurité. Me connaissant – j’étais bien des fois rentré très tard, ou très tôt, selon le point de référence –, j’avais pris la précaution de me munir d’une lampe de poche.
Cette excursion avait décidément un certain parfum d’aventure.
Mon imagination vagabondait, elle aussi. Je me disais que, peut-être, personne n’avait jamais pris ce chemin, que j’étais une sorte de pionnier. Peut-être, comme ces trois enfants de Montignac, allais-je découvrir un nouveau Lascaux ; ou des habitats troglodytes taillés à même les falaises calcaires, ainsi qu’à Brantôme ou la Madeleine, peut-être même comme la Roque Saint-Christophe ? Non, quand même pas... Mais tout semblait possible, dans ce musée naturel, ce berceau de la Vie.
Tout, oui.
Mais je ne m’attendais certes pas à ça.
J’étais si stupéfait, je tombais presque du surplomb sur lequel je me dressais. J’étais devant un véritable cratère, le sol s’abaissait bien d’une quinzaine de mètres, et la végétation, si abondante et dense sur le pourtour, disparaissait complètement de ce sol cendré.
En soi, la nature fournissait déjà un assez étonnant spectacle. Mais la main de l’homme était passée par là.
Devant moi s’élevait une tour cyclopéenne, que j’estimais à vue de nez d’une quarantaine de mètres. C’était une construction assez lovecraftienne, un grand bloc de pierre noire à la surface désespérément lisse, quasiment sans ouverture – tout juste une meurtrière par-ci, par-là –. La tour avait une base pyramidale d’une trentaine de mètres de largeur, se resserrait à quatre mètres du sol à une vingtaine de mètres puis, deux mètres au-dessus, à une dizaine de mètres, taille qu’elle conservait jusqu’à son sommet. Je ne parvenais pas à identifier, ni la matière, ni l’âge de la structure.
Après quelques minutes d’ébahissement stupéfait, poussé par la curiosité propre à ma profession, je me décidais à aller voir la bâtisse de plus près. Après quelques essais infructueux de descente de là où je me trouvais, par dépit je me mis à faire le tour du cratère. Je débouchai ainsi sur une sorte d’escalier naturel, et pus approcher l’objet de ma convoitise.
C’était un bloc, vraiment, quelque chose d’incomparable, de massif, dantesque... assez terrifiant, en fait : cela n’aurait pas dû se trouver là ! Je fis le tour de la construction, distinguais une lourde porte de bois noir ferrée sur le versant est, entourée de deux fenêtres ogivales, a priori des vitraux, et surmontée d’une sculpture taillée à même le roc de la tour, figurant un oiseau majestueux, aux proportions improbables, jaillissant d’une gerbe de flammes. L’espace d’un instant, je fus saisi de l’envie de pousser la porte, ou d’y frapper, je ne sais pas, mais je me retins en considérant un peu plus loin une ouverture qui déniait au cratère la forme parfaitement circulaire qu’il présentait jusqu’alors. À coup sûr, il s’agissait d’une route, et on l’avait empruntée très récemment (traces de pneus de Land Rover, très fraîches).
C’est ainsi que je fis, sans m’en douter encore, la connaissance d’Antoine Lazare et de la congrégation du Phénix Noir.
* * *
Le lendemain, je fus pris d’une fébrilité qui m’était inhabituelle. Je voulais tout savoir sur la tour, et tout de suite. J’y allais à la lumière du jour, et revenais chez moi en empruntant la route que j’avais débusquée, laquelle serpentait au milieu de la forêt sur environ trois kilomètres. Il n’y avait aucune signalisation, et la route était très défoncée, mais, sans aucun doute, on l’empruntait régulièrement. Elle débouchait à l’orée d’un petit village.
Je patrouillais à travers les rues, à l’affût du moindre renseignement. J’interrogeais les vieux du coin, mais nul ne semblait avoir jamais entendu parler de la tour ; plus d’un me prit pour un fou. Mais je l’avais vue, bon sang, et par deux fois ! J’étais ahuri de constater que ma conversation n’éveillait même pas chez eux la moindre étincelle de curiosité. Il y eut bien ce vieux poivrot, dans l’unique et miteux bistrot du village, pour me parler des « rites ancestraux » que des « voyous de Satan » perpétraient dans les ruines des nombreuses commanderies templières de la région, reliquat de traditions centenaires soigneusement conservées lors des veillées ; mais, à l’évidence, ce n’étaient pas des Templiers qui avaient bâti la tour. Je commençais en fait à me dire qu’il n’y avait que deux possibilités la concernant : ou bien elle était plus vieille que l’homme lui-même – réminiscence de fantasmes adolescents... –, ou bien elle était l’œuvre d’un architecte dément et remontait tout au plus au siècle dernier, vraisemblablement à la queue du siècle, d’ailleurs.
Je cherchais à tout hasard des permis de construire, et n’en trouvais pas : cela ne voulait rien dire, nombre de constructions, surtout celles qui, comme la tour, s’élèvent au cœur des forêts, sont bâties dans la plus totale illégalité, et elle pouvait de toute façon remonter à une époque où il ne se trouvait personne pour exiger une telle autorisation. Mais cela ne facilitait guère mon enquête.
Je me mis donc à fouiller le cadastre, cherchant quel pouvait bien être le propriétaire du terrain. Je finis par découvrir le nom d’Antoine Lazare, lequel semblait posséder nombre de terres alentour. C’était un riche exploitant agricole, producteur de vin, domicilié dans un de ces « châteaux » qui n’ont de château que le nom.
J’y allais, en m’arrêtant devant la grille, plus précisément : je ne voulais pas approcher ce Lazare sans en savoir plus sur son compte. Je me contentais donc de faire le tour du propriétaire, un tour ma foi très long : la propriété s’étendait sur plusieurs hectares envahis d’une dense végétation qui dissimulait à mes yeux le logis du sieur Lazare. À l’extrémité septentrionale du terrain se trouvait un pré plus dégarni, orné d’un petit lac, autour duquel galopaient une vingtaine de splendides chevaux de race pure. Mais je ne pouvais toujours pas distinguer la demeure. Il est à noter que si le terrain de la tour appartenait à monsieur Lazare, il n’avait aucune connexion directe avec le château.
Je rentrai chez moi, et feuilletai mes archives personnelles, cherchant un quelconque renseignement utile. Mais rien, si ce n’est qu’on lui avait refusé il y a deux ans l’A.O.C. La pêche n’était guère fructueuse... Mais c’était tout ce que j’avais pu obtenir après cette journée d’enquête.
Le lendemain, j’interrogeai les villageois des environs sur le discret propriétaire. On ne m’apprit rien d’intéressant : c’était « Monsieur Lazare », on en parlait comme d’un seigneur médiéval, « un brave m’sieur ben aimable, ben gentil... Oh, ça, c’est qu’on l’voyons point souvent : il reste au château, voyez-vous ? Mais c’étions point un homme fier. À la messe de Noël, l’a toujours une pièce pour ses pauv’ ! ». Et la tour ? « Qu’est tou qu’o l’est qu’tyeux ? ». Les réponses étaient très similaires d’un villageois à l’autre. Certains affichaient bien une certaine rancœur contre « tyeu con d’seigneur », mais c’était tout, et les motifs étaient d’une banalité affligeante. « L’étions ben discret », me dit-on souvent. C’étions ben vrai !
L’après-midi, je partis pour Bordeaux, je voulais bénéficier d’une base de données plus importante. Mais rien, rien de rien. Une chose pourtant : il semblait être d’une grande richesse.
Je rentrai chez moi frappé d’une profonde lassitude.
* * *
Il fallait que je sache. En me levant, j’étais prêt à aller voir Lazare et à lui dire... je ne sais pas, au juste. Lui dire quoi ? Je ne savais rien sur lui, rien sur la tour, rien. J’aurais eu l’air d’un parfait crétin.
Mais un événement soudain me fit reculer cette visite. Alors que je fulminais dans mon salon, j’entendis frapper à ma porte.
C’était inhabituel. Je vivais seul, isolé, et n’avais pas eu le temps – ni l’envie, à vrai dire – de nouer des relations de bon voisinage. Je ne connaissais personne dans un rayon de quatre-vingt kilomètres à l’exception de mes collègues de la rédaction, et ceux-ci n’avaient jamais fait le déplacement jusqu’à chez moi. Ils n’avaient d’ailleurs aucune raison de le faire... J’étais curieux de voir qui pouvait bien me rendre visite, et m’avançai vers la porte. A travers un volet entrouvert, j’eus le temps, sur le chemin, de distinguer la voiture de mon visiteur, garée au coin de la route boueuse qui menait à ma modeste propriété, une voiture noire, trois portes, tournée dans le sens du départ. Il y avait un « A » sur le coffre, et la voiture était immatriculée en Gironde.
J’ouvris la porte.
C’était une jeune fille à l’air apeurée, au physique gracieux, vêtue sobrement, mais avec élégance. Une de ces filles de campagne condamnées à l’abandon de leur havre estudiantin une fois par semaine, pour rendre visite aux parents. Comme elle ne disait mot, tanguant d’une jambe à l’autre, je fis :
— Vous désirez ?
— Vous êtes bien Christian Krüss, le journaliste ? répondit-elle d’une voix timide.
— Exact.
— Véronique Bouillon.
Elle me tendit la main. Je la lui serrai énergiquement, à mon habitude. Ce geste la fit frémir.
Il commença à tomber quelques gouttes, et je la voyais trembler. Attribuant sottement cela au froid, je l’invitai à entrer se réchauffer. Elle me suivit dans le salon, jetant des coups d’œil inquiets à droite, à gauche. Elle me dit qu’elle ne s’attendait pas à ça, qu’elle n’imaginait pas la maison d’un journaliste ainsi. D’un ton peut-être un peu brusque, je lui demandai à quoi devait ressembler la maison d’un journaliste. Elle sursauta. Prenant conscience de ma rudesse, je tentai de me rattraper en lui proposant un café. Elle accepta, ajoutant qu’elle le sentait plus nécessaire que jamais. Cette petite a le sens de l’intrigue, me disais-je en allant à la cuisine faire le nécessaire. Pendant ce temps, elle restait assise, toujours tremblante malgré le chauffage et le feu de cheminée cumulés, nerveuse. En préparant le café, je tentai de la décontracter – elle ne semblait toujours pas décidée à m’expliquer le sens de sa visite –, en parlant de banalités. Elle n’était guère loquace.
Je vins m’asseoir en face d’elle en lui tendant sa tasse, et la regardai au fond de ses yeux noirs. Elle attendit un moment, soutenant avec difficulté mon regard, lapa une gorgée de café noir bouillant, puis, dans un soupir :
— Je viens pour vous parler d’Antoine Lazare. Mes parents m’ont dit que vous leur aviez posé des questions à son sujet.
Je n’osais l’espérer.
— Oui, en effet, j’aimerais en savoir plus sur ce monsieur..
— Et sur la tour, bien sûr. Surtout, même.
Elle avait dit ça d’une voix plutôt froide. De mon côté, j’étais stupéfait. Je ne m’attendais de sa part qu’à de vagues ragots sur le seigneur du coin, et voilà qu’elle me parlait de la tour, objet véritable de mon enquête !
— Je sais pas mal de choses à ce sujet, que personne d’autre ne sait, sans doute. Pas ici, en tout cas. Vous êtes la première personne à qui j’en parle. Mais... je voudrais savoir... Qu’est-ce que vous voulez, au juste ?
— En savoir plus sur la tour. Je l’ai aperçue lors d’une promenade, et...
— Oui, elle n’est pas loin d’ici, dit-elle, manière de couper court à de trop longues et hasardeuses explications.
Elle semblait comprendre la curiosité que m’inspirait la tour, et sans doute l’avait-elle à un moment quelconque partagée.
Sentant qu’elle avait des choses potentiellement intéressantes à dire, je lui demandais si elle ne trouvait pas gênant d’être enregistrée. Elle hésita, puis : « Allez-y ». Je courai chercher mon magnétophone (que je n’avais plus vraiment utilisé depuis mes études à Strasbourg), et revins m’installer en face d’elle. Rec. Start. Elle attaqua aussitôt, sans que j’eus à lui poser de questions.
— Si j’ai entendu parler d’Antoine Lazare, c’est par le biais de mon frère, Guillaume. Il avait... Il a un an de plus que moi. Ça a toujours été un type assez... noir, déprimé. La vie ne l’avait pas gâté, non plus. Il avait toujours eu des problèmes, il... Enfin, c’est ce qui l’a amené à Lazare. Ou plutôt... Oui, c’est Lazare qui est venu à lui. On était au bar de V..., on sortait comme on le faisait de temps en temps. J’essayais de lui remonter le moral, il... il avait eu des problèmes. On était à une table, au fond. Et Lazare est entré. Il est venu directement à nous, nous a payé des verres. Il semblait jovial. On ne le connaissait pas, on n’avait même jamais entendu parler de lui, en fait. Mais il était très familier. Et... il a commencé à parler du Phénix Noir.
— Le Phénix Noir ?
Je ne voyais pas où elle voulait en venir. Je craignais d’avoir affaire à une mythomane. « Phénix Noir »... ridicule, un nom pareil ! Le genre de pseudos kitsch à souhait que prennent les méchants dans les films de SF de série Z ! Peut-être avais-je pensé tout haut : elle me fusilla du regard.
— C’est sérieux ! Le Phénix Noir, c’est comme ça que s’appelle la secte de Lazare. Elle se réunit à la tour !
Je l’interrompis :
— Attendez... Je ne veux pas mettre votre histoire en doute, mais... J’avais pensé à une organisation de ce genre. À Bordeaux, j’ai consulté le rapport sur les sectes : pas de Phénix Noir, pas de Lazare...
— Je sais... J’avais vérifié moi aussi. Mais c’est pas étonnant, ils sont très discrets...
— Discrets ? Vous venez de me dire que Lazare en a parlé devant vous, et dans un lieu public encore !
Elle attendit. Je pensai avoir fait mouche. Mais elle ne voulut pas s’avouer vaincue :
— Il était persuadé que je n’en parlerais pas... Ou qu’on ne me croirait pas, ce qui revient un peu au même, poursuivit-elle un m’assénant un regard culpabilisant.
Je voulus être conciliant :
— Mettons.
— Oui, ils ont très discrets, c’est pas comme les autres sectes, vous savez, avec leurs recruteurs en costards, et...
— Oui, le service promotionnel, avec les bouquins qui expliquent « comment la transcendance trilinéaire de la bi-molécule de Klogg permettra à l’Homme Éveillé d’atteindre la grâce dans le sein de Gaïa » !
Je voulais la faire rire, c’était plutôt raté. Elle me jeta un œil noir et reprit :
— Non, pas de... service promotionnel. Ils sélectionnent leurs proies, et c’est Lazare lui-même qui... recrute. C’est un cercle d’initiés.
— Ça ne doit pas faire beaucoup d’adhérents, ça. Les gourous, en général, cherchent à faire rentrer le plus de fric possible...
— Lazare se fout du fric ! Il veut... autre chose.
Elle ne paraissait pas disposée à me dire tout de suite quoi. Peut-être ne le savait-elle pas, d’ailleurs. Peut-être n’était-ce qu’une vague idée qu’elle n’osait pas me confier.
— Au début, Guillaume l’envoyait paître... Mais Lazare n’abandonna pas. Il revint le voir, à plusieurs reprises, et lui reparla du Phénix Noir, mais plus précisément, sans doute, qu’il ne l’avait fait au bar. Là, il avait juste dit que c’était une association qui aidait les jeunes en difficulté... comme Guillaume. Et Guillaume s’est laissé séduire. Je m’en rendais compte, un peu, il paraissait... différent. Et, un soir, il est parti. Je m’en suis aperçu. Au début, je croyais qu’il faisait le mur... Je me suis habillée, et je l’ai suivi, à distance. Il a longtemps marché à travers la campagne. Je n’étais pas très discrète, mais il ne m’a pas remarquée. Il a pris la route qui mène à la tour. Je l’ai suivi dans la forêt... Il y avait une vingtaine de types, là-bas, tous fringués en noir, avec des torches. Et Lazare au milieu, avec un air de compassion. Il était vêtu d’une sorte de robe de cérémonie... Il a tendu les bras vers mon frère, l’a serré, très fort, et ils sont entrés dans la tour.
Elle finit son café d’un trait. Il devait être froid, désormais.
— Je suis rentrée chez moi, j’étais terrorisée... J’aurais voulu... Je ne sais pas, l’appeler, lui dire de rester, me montrer dans la clairière ! Mais... ils me faisaient peur, oh, j’avais peur !
Elle fondit en larmes. Je la laissai se reprendre, tentai maladroitement de la réconforter. Dans un grand effort, elle poursuivit :
— Le matin, quand je me suis levée, mes parents étaient stupéfaits, mon père fulminait, même. Guillaume avait laissé une lettre dans laquelle il disait qu’il partait pour l’Espagne, qu’il voulait trouver un boulot là-bas, et qu’il avait lâchement préféré couper court aux tergiversations parentales. Il remerciait mes parents pour tout ce qu’ils avaient fait. Ma mère était au bord des larmes... Mes parents se raisonnèrent, se dirent qu’il était majeur, que, même si ce n’étaient pas des façons, ils pouvaient pas l’empêcher... Moi je savais la vérité, qu’il n’était pas en Espagne, mais à quelques kilomètres d’ici seulement... Mais j’ai rien dit, j’ai pas osé... et on l’a oublié. Deux semaines après, on a reçu une carte de Barcelone, où il disait qu’il avait trouvé du boulot dans un atelier de menuiserie, et une copine, aussi. Des conneries, tout ça... Mais j’ai pas lâché l’affaire.
Elle me tendit un petit carnet, qu’elle avait sorti de son sac, et se leva.
— Voilà tout ce que j’ai pu trouver en trois ans. Je vous le laisse. Mais... c’est dangereux, monsieur Krüss.
Je voulus la retenir, mais elle s’en alla dans un coup de vent, exténuée, bondissant dans sa voiture en sanglotant.
Je n’avais plus envie de rire, il semblait bien y avoir quelque chose là-dessous... En mon for intérieur, pourtant, je jubilais : une secte aux méthodes peu orthodoxes ! Une matière de rêve pour un somptueux papier qui me permettrait de fuir cette horrible presse locale dans laquelle je m’étais embourbé pour monter à Paris ! Exactement ce qu’il me fallait...
* * *
NOTES DE VÉRONIQUE BOUILLON CONCERNANT ANTOINE LAZARE ET LE PHÉNIX NOIR, CLASSÉES PAR ORDRE CHRONOLOGIQUE.
11 novembre 1918 : Naissance, à V..., de Antoine Arthur Alphonse de Rougemont, fils du baron Philippe Antoine de Rougemont et de madame Sophie Renée de Rougemont.
6 février 1937 : Mort, dans un accident de train, des parents Rougemont. Antoine part pour Paris, faire des études de lettres classiques.
Fin 1939 : Mobilisation d’Antoine de Rougemont.
1940 : Fait prisonnier à Dunkerque, il est envoyé dans un stalag. Il s’évade trois fois, et rejoint Vichy. Fonctionnaire à Bordeaux. Nommé pour la Francisque en décembre.
1941 : Démissionne en janvier. Rejoint la résistance naissante sous le pseudonyme de Lazare, nom qu’il gardera par la suite. Coordonne les maquis.
1942 : Part pour Londres, puis pour Alger. Activités de coordination.
1944 : Participe à la Libération de Paris. Fonctionnaire du Gouvernement Provisoire.
1945 : Croix de la Libération et Médaille de la Résistance ; épouse Louise Alexandrine Béjard.
8 février 1946 : Mort de Louise Alexandrine Lazare (cause indéterminée).
10 mai 1946 : Démissionne de son poste et part s’installer à V..., au château de ses parents. Achète de nombreux terrains et se lance dans l’exploitation viticole dans le courant de l’année.
11 juin 1948 : Épouse Madeleine Picon, riche héritière foncière.
23 mars 1952 : Mort de Madeleine Lazare dans un accident de voiture.
1958-1959 : Maire de V... ; démissionne.
1962 : Publie à compte d’auteur, à très petit tirage, un ouvrage titré Phénix Noir : pour une nouvelle approche de la métempsycose (éditions Aube d’Or, ouvrage aujourd’hui introuvable).
1968 : Achète de nombreux terrains, dont celui où se situe la tour.
1973 : Médaille du Mérite Agricole.
1976 : Travaux non déclarés sur le terrain où se trouve la tour.
1980 : « Disparition » de trois jeunes hommes dans la région (un est censé être parti en Italie, les deux autres aux États-Unis ; aucune nouvelle d’eux depuis).
1981 : Malgré son grand âge, Antoine Lazare épouse Marie Pelard. Elle meurt dans l’année. Quatre « disparitions » inexpliquées.
1982-1999 : une centaine de « disparitions » dans un rayon de cent kilomètres. Semblant d’enquête à la disparition inexpliquée de Sophie Martin, domiciliée à V... ; affaire classée très rapidement.
27 juillet 1999 : « disparition » de Guillaume Bouillon.
À l’encre fraîche :
1999-2001 : Une dizaine de « disparitions » de même type.
17 Juillet 2001 : Le journaliste Christian Krüss enquête sur Antoine Lazare. Il réside non loin de la tour.
Griffonné à la hâte :
Je vous en prie, monsieur Krüss, prenez garde ! De toutes ces notes, j’ai pu déduire au moins une chose : Lazare est un homme DANGEREUX !!!
* * *
En refermant le carnet, je ne savais trop que penser. Les idées, les impressions se mélangeaient dans mon crâne, trop nombreuses, trop denses. L’avertissement de Véronique faisait bien son effet, certes : j’étais très clairement en présence d’un homme entouré de morts mystérieuses, et potentiellement responsable de près de 150 « disparitions » !
Penser à cela me fit soudainement prendre conscience d’autre chose : je le tenais, mon scoop, oh oui !
C’est sans doute cette exaltation qui explique que je n’ai pas entendu le cri de Véronique, ni remarqué l’arrivée de ces hommes en noir. Ou plutôt que je m’en suis rendu compte trop tard.
On m’assomma, et je perdis connaissance.
* * *
Quand je me réveillai, il faisait nuit. J’étais solidement attaché à une de mes chaises par une corde trop serrée qui me faisait terriblement mal. Je bénis mon évanouissement de m’avoir évité de ressentir cette souffrance plus tôt... et réalisai par la même occasion que j’étais vraiment dans une mauvaise posture.
Il y avait une odeur horrible dans la pièce, odeur d’essence, de sang, de sperme figé. Je ne savais pas d’où tout cela pouvait provenir. J’étais seul dans la pièce, prisonnier chez moi.
Puis quelqu’un entra, une torche à la main. C’était un vieil homme, octogénaire, sans aucun doute, mais très gracieux, et vêtu avec élégance d’un pantalon de toile beige du meilleur goût rehaussé d’une chemise bordeaux, avec redingote assortie. Il avait des membres secs et rachitiques, une tête cadavéreuse aux orbites profondes. Il semblait ne pas avoir de véritables lèvres, et la nudité de son crâne lui conférait d’autant plus un air de squelette.
Il s’assit face à moi, souriant.
— Ah ! Mon hôte est enfin réveillé, fit-il, sarcastique.
— Antoine Lazare, je présume ?
— Oh ! Est-il vraiment nécessaire de faire les présentations ? Vous me connaissez, désormais...
Je ne répondis rien.
— Charmant logis, fit-il en déambulant nonchalamment dans mon petit salon, tournant autour de ma chaise. Sobre et pittoresque... Bien, vraiment... Quel dommage, toutefois, cette odeur !
— Je n’en suis pas responsable.
— Oui. Bien sûr.
Il se retourna et s’avança vers le fond de la pièce, vers mon bureau. Je n’avais jusqu’alors pas remarqué qu’il y avait quelque chose dessus, recouvert d’un drap. Avec l’air d’un prestidigitateur, écarquillant les yeux, sourire de gamin, il retira le drap dans un petit ricanement de vieillard.
C’était insoutenable.
Véronique.
Brisée, éventrée, dans une sinistre position pornographique, défigurée, baignant dans son sang et dans le sperme des innombrables salauds qui l’avaient violée, avant et après sa mort. Son corps était couvert de cicatrices, de croûtes purulentes, parcouru de traînées rouges poisseuses.
Lazare se tourna vers moi :
— Eh bien, monsieur Krüss ! Voulez-vous jouir de la vie ?
— SALAUD !!!
— Tout de suite les grands mots ! Vous avez tort, mon ami, vos inhibitions sont de trop. (Et, regardant le cadavre de la jeune fille :) Délicieux, vraiment, vous ratez quelque chose...
Il revint s’asseoir face à moi, et je ne pus soutenir son regard, je baissai la tête et serrai les dents.
— Pourquoi ? fit-il soudain avec un air plus grave, presque... compatissant. Je sens cette interrogation résonner dans votre esprit. Pourquoi ? Pourquoi Véronique ? Pourquoi ces disparitions ? Oui. Les disparitions, bien sûr : l’enquête de la Bouillon vous a mis la puce à l’oreille. Une sacrée investigatrice, n’est-ce pas ? Mais la petite dinde aurait mieux fait d’écouter la voix de la raison, et ne pas confier les résultats de son enquête à qui que ce soit... Tiens, je viens de répondre à une de vos interrogations, sans même avoir la volonté de le faire... L’âge, très cher, c’est terrible, l’âge. J’ai beau faire, je deviens quelque peu gâteux, comme tout un chacun...
— Vieux fou !
— Là, le mot est un peu fort, Monsieur, et déroge aux règles les plus élémentaires de l’hospitalité qui veulent que l’on témoigne le plus grand respect à son invité...
Il m’assena une gifle étrangement forte de la part d’un tel vieillard.
— Pour votre irrespect.
Après une pause :
— Croyez-vous, monsieur Krüss, à la métempsycose ? Le vulgaire, aujourd’hui, préfère employer les expressions plus simplificatrices de « transmigration des âmes », ou, mieux encore, de réincarnation. Mais je ne vous apprend rien, bien sûr...
Sa suffisance dépassait toutes les bornes. Après une nouvelle pause narquoise, il reprit :
— La métempsycose, mon bon, est un fait. Et je parle d’expérience. Ce n’est pas un quelconque charlatan qui vous affirme cela, en se basant sur de vaines spéculations métaphysiques. J’ai été, certes, un de ceux-là. C’était du temps de la plus ancienne incarnation dont je me souvienne, celle qui, pour mon plus grand malheur, devait changer à jamais le destin de mon âme...
— Vous n’avez pas d’âme, vieux fou !
Il eut un petit rire chargé de mépris.
— Ceci, Monsieur, est de la poésie, de la métaphore de bas-étage, de la répartie facile. Et l’on n’établit pas la vérité à l’aide de petites piques semblables à celle-ci. La vérité est crue, sinistre, elle s’oppose en tout aux rêveries du poète, et il n’y a certes pas de quoi en rire. Je vous pardonne volontiers votre ignorance, mais apprécierais fort de ne plus être interrompu de la sorte. Ceci dans votre intérêt, bien sûr... Bien. Où en étais-je ? Ah ! Oui. Mon incarnation primordiale... Oui, le terme n’est guère adéquat, je vous le concède, mais notre langue est si pauvre... C’était au XIIe siècle. J’étais un jeune érudit de la maison de Trencavel, éduqué dans ce qu’il est hélas convenu aujourd’hui d’appeler « l’hérésie cathare ». Ces hérétiques détenaient, mon cher ami, le secret du monde – au milieu d’un nombre incalculable de sottises, il est vrai ; mais, en près de neuf cents ans de vie consciente, veuillez admettre que j’ai amplement eu le temps de distinguer le vrai du faux, en constatant la vérité, oui, Monsieur, la vérité, je l’ai vue, de mes propres yeux. Ils croyaient en la transmigration des âmes pour ceux qui n’étaient pas consolés, à l’attachement perpétuel de ces âmes perdues au sinistre monde du Démiurge. Et j’y croyais, moi aussi, bien sûr. Mais j’étais une anomalie, pour cette époque, un « esprit libre » dirait-on plus tard : je ne pouvais me contenter de croire, il me fallait savoir. Aussi entamai-je des recherches, auprès des juifs kabbalistes, auprès des Templiers, qui avaient été instruits des secrets de l’Orient mystique de par leurs contacts avec les serviteurs du Vieux de la Montagne. Je me rendis moi-même dans cet Orient, traversant al Andalous pour rejoindre le Maghreb, puis l’Égypte, où certains conservaient encore les secrets des prêtres d’Amon, et enfin l’Arabie heureuse. Un bien long périple, mon jeune ami. J’étais un vieillard quand il me fut donné, enfin, de dénicher la vérité auprès d’un mystérieux alchimiste rodant dans les ruines de Persépolis. Je ne puis vous expliquer ce secret, il vous faudrait bénéficier d’une culture hermétique que vous ne possédez certainement pas. Mais je pus, moi, le comprendre. Et ainsi me condamner moi-même au triste sort qui est le mien : être conscient de ses multiples incarnations, et se souvenir des anciennes. Le rituel que j’exécutai alors, en cette maudite année 1194, me fit périr sur le coup. Je flottai alors l’espace de trois cents jours dans l’éther, l’esprit coupé en deux. D’une part, je ressentais la décomposition de mon cadavre, et, de l’autre, dès le moment de l’étincelle mystique scellant l’union d’un spermatozoïde et d’un ovule, je me voyais renaître, sous la forme d’une cellule, puis d’un fœtus. Et soudain, tandis que le noir total se faisait sur mon squelette, l’éclatante lumière du jour me fit reparaître à la vie, au sortir du vagin de ma nouvelle mère, sous la forme d’une petite Japonaise... J’étais stupéfait... oui, vous me permettrez de garder le masculin, j’ai l’habitude de parler au nom de l’incarnation que je suis dans l’immédiat... J’étais stupéfait, donc... Je me souvenais de tout, tout, absolument ! Mais j’avais aussi gardé mon intellect d’adulte, et compris vite qu’il fallait garder en moi ce terrible secret : imaginez un peu la surprise de mes nouveaux parents si, dès ma naissance, je leur avais adressé la parole en occitan ! Je me taisais, donc, et calquais mon évolution sur celle des autres enfants. Je voulais vivre autrement, goûter à tous les plaisirs que pouvait m’offrir cette civilisation fascinante, fermée pour encore bien longtemps à toute intrusion occidentale ! Dans mon incarnation suivante, je fus un moine irlandais... Après... Ma foi, j’ai perdu le fil. Car telle est ma malédiction, très cher : j’ai tout fait ; j’ai tout vu ; j’ai tout vécu. Et je m’ennuie, Monsieur Krüss, je m’ennuie profondément.
Le monstre semblait torturé par la nostalgie, et las, si las, que j’éprouvais presque de la pitié pour lui. Il avait la larme à l’œil, mais reprit :
— Et j’ai ainsi découvert un autre secret : la vie, mon cher, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, la vie est une aberration, une absurdité. Croyez-moi, je parle d’expérience. Vous souvenez-vous de ce philosophe, au siècle dernier, dans votre patrie, cet Arthur Schopenhauer ? C’était moi, monsieur. Relisez-moi, vous verrez que je dis la vérité ; sinon pourquoi ces références incessantes à la philosophie hindoue ? Et cette phrase, mon ami, pesez cette phrase dont je resterai éternellement fier – c’est peut-être tout ce qu’il me reste : « la vie oscille tel un pendule entre souffrance et ennui. » Ceci résume tout.
— Mais n’explique rien.
— Vous daignez donc prendre part intelligemment à la conversation ! Mais c’est merveilleux, cela ! (Toujours ce rictus atroce de faucheuse.) L’explication arrive, mon bon, et elle coule de source. Ainsi que je vous l’ai déjà dit, j’ai fait le constat amer de la futilité de la vie. Et je me suis dit qu’il fallait y remédier, je me suis senti investi d’une mission que je ne rechigne pas à qualifier d’humaniste, de philanthrope... Voyez-vous, nous sommes tous, dès l’instant fatal de notre naissance, condamnés à vie. Il n’existe pas d’échappatoire, les croyances manichéennes des parfaits sont à ce sujet un leurre total. Non, nous sommes attachés à ce terrible monde. Nous devons vivre. Alors autant que cela ne soit pas trop pénible. Bien sûr, il s’agit de laisser aux hommes ce don prodigieux de la nature qu’est l’ignorance : croyez-moi, le savoir est une chose terrible. Je n’enseigne donc pas à mes disciples le terrible sort qui est le leur, je me contente de leur apprendre à gérer au mieux l’instant présent. La jouissance, monsieur, le plaisir, voilà tout ce qui compte. Jouir de la vie à n’importe quel prix. Que ce soit dans la vertu ou dans le vice, peu importe : vivre, vivre vraiment, sans se poser de questions, sans s’arrêter au bien ou au mal. Je laisse les veaux inconscients et stupides dans leur petit bonheur, ils y sont très bien, et ne méritent de toute façon pas mieux. Ceux que j’aide, monsieur, ce sont ceux qui souffrent, ceux qui n’en peuvent plus, ceux qui sont à deux doigts de basculer dans le néant. Quel gâchis, n’est-ce pas ? Ces gens-là croient, en achevant leurs jours, disparaître à jamais : ils ne font que recommencer à zéro. Le suicide n’est donc pas la solution. Non : ces gens, qui souffrent, je leur apprends à jouir, à profiter de la vie, à en tirer le meilleur parti possible, loin des stupides convenances du commun. Si cela marche, tant mieux. Quant à ceux qui sont trop désespérés ou trop stupides pour vivre ainsi, je leur évite un trop long questionnement en abrégeant leur vie, en les soulageant de leur fardeau...
— Vous les tuez...
— Si vous voulez. Mais le mot n’est guère adéquat, puisque je ne peux hélas les faire disparaître éternellement : disons plutôt que je leur donne une seconde chance, et que je me débarrasse par là même d’un poids trop lourd et trop distrayant pour me permettre de mener à bien ma mission auprès de ceux qui peuvent en profiter.
Il se tut, et regarda à la fenêtre.
— Les voilà. C’était prévisible. Toute chose a une fin, ou du moins pouvons-nous fractionner l’éternité en épisodes. Sans doute se sont-ils inquiétés pour la Bouillon et ont-ils deviné où elle s’était rendue. Bon. (Il se tourna vers moi.) Il est temps, Christian... Vous permettez que je vous appelle Christian ? Il est temps de nous séparer : votre stupide curiosité a trop mis à mal ma mission, je ne puis plus désormais me dissimuler : autant recommencer à zéro.
Il s’empara d’un bidon d’essence et s’en aspergea.
— Vous vivrez, vous. Car il faut vous souvenir de ce qui s’est dit ce soir. Inutile de le raconter bien sûr : personne ne vous croirait, ou ne me croirait, pire encore... Vous vivrez, donc, avec le terrible poids de la vérité. Et je viendrais régulièrement vous la rappelez, très cher...
Il craqua une allumette, et s’embrasa aussitôt. Alors que les flammes faisaient roussir son corps, répandant une atroce odeur de viande grillée, il trouva encore la force de me dire : « Lève-toi et marche », dans un éclat de rire.
* * *
Les policiers me tirèrent des flammes, Lazare était déjà mort. Quant à moi, j’étais sous le choc. Ma vie avait basculé en cet instant. Je ne savais que penser des élucubrations de Lazare. Je pleurais pour Véronique. Je pleurais pour les disciples du Phénix Noir, qui se suicidèrent tous ensemble dès l’annonce de la mort de leur maître : l’affaire a fait du bruit.
Il existe bien des exemples de ces hommes qui, pour se purger de leurs souvenirs atroces, pour tourner la page, en somme, reviennent sur leur drame et le racontent avec tous les détails possibles. Je m’appliquai à suivre cette méthode : mon enquête sur le Phénix Noir m’attira la reconnaissance et l’admiration, et ma carrière s’envola. Je me sentais quelque part coupable de devoir mon aisance et mon pouvoir à une aussi sinistre farce, ayant entraîné la mort de trop nombreuses personnes. Mais c’était là, je devais assumer.
Je devins riche, célèbre et respectable. À Paris, je devins grand reporter, puis rédacteur en chef d’un grand quotidien du soir. J’oubliais. Et puis...
* * *
... Et puis tout revint, d’un seul coup.
Je me promenais sur les quais de la Seine, farfouillant auprès des bouquinistes. J’avais laissé ma voiture un peu plus loin, à mon habitude. Je flânais tranquillement, sans me soucier de quoi que ce soit, le portable éteint, les soucis enfuis.
Soudain, alors que je m’attardais devant un étalage sur une belle édition reliée et ornée de somptueuses gravures du Faust de Goethe, je sentis une petite pression s’exercer sur mon veston. C’était une petite fille blonde aux yeux verts, dans les dix ans, qui me tirait par les coutures avec un air de chien battu. Je connaissais ce genre de gamines, un jour Bosniaques, le lendemain Roumaines, manipulées par des ordures sans nom pour tirer du fric aux Parisiens. Je voulus partir, la laisser s’attaquer à un autre que moi, mais elle s’accrochait à ma manche, sans mot dire. Dépité, je m’arrêtai et lui tendis une pièce de dix francs. Elle ne voulut pas la prendre.
Et, d’une petite voix fluette :
— Ne vous avais-je pas dit, très cher, que nous nous reverrions ? Il ne faut pas oublier, monsieur Krüss : vous, vous n’en avez plus le droit.
Elle s’en alla en ricanant.
* * *
Quant à moi, il ne me reste plus d’alternative. Vous savez désormais tout ce que j’ai toujours tu, vous connaissez la véritable histoire du Phénix Noir, et comprenez donc qu’il ne me reste plus qu’une seule possibilité : fuir dans la mort ce corps trop reconnaissable et espérer qu’aucun être ne viendra plus jamais me voir et me rappeler qui je suis, ce que je suis, ce qu’en fin de compte nous sommes tous.
Adieu.