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Articles avec #les creations de nebal tag

H.P. Lovecraft et Robert E. Howard : amitié, controverses et influences

Publié le par Nébal

 

Voici un enregistrement complet, illustré, de mon article sur les relations entre Lovecraft et Howard, initialement publié dans la monographie Lovecraft : au cœur du cauchemar (Éditions ActuSF), et qui développait considérablement une première version publiée dans le n° 84 de Bifrost, consacré au créateur de Conan.

 

ActuSF a commencé à mettre cet article en ligne, ici. Il sera en trois parties.

 

J'ai usé de nombreuses illustrations pour cette vidéo, et ne dispose bien sûr pas de leurs droits – je ne voyais pas comment faire autrement. Si un illustrateur réclame une mention, je m'exécuterai, bien sûr.

 

De même pour la musique de fond, qui est le morceau « Aldebaran of the Hyades », par Lustmord, issu de l'album The Place Where the Black Stars Hang.

 

J'espère que cette vidéo vous plaira ; n'hésitez pas à me faire part de vos commentaires.

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Autopromo & copinage : 42, de Jeanne-A Debats (dir.)

Publié le par Nébal

Autopromo & copinage : 42, de Jeanne-A Debats (dir.)

DEBATS (Jeanne-A) (dir.), 42. L’Appel de la SF, préfaces de Gérard Klein et Xavier Mauméjean, postface de Jeanne-A Debats, Nice, Parchemins & Traverses, coll. Les Anthologies des Réalités Imaginaires, 2015, 301 p.

 

Et hop, voici la nouvelle anthologie de Parchemins & Traverses, dirigée par Jeanne-A Debats et intitulée 42.

 

Et il se trouve que j’y ai commis une nouvelle, « Les Trente-Douzièmes Réactionnariales ». N’hésitez pas à me faire part de vos retours…

 

Mais, par ailleurs, rassurez-vous, on y trouve aussi des nouvelles de Nicolas Barret, Anthony Boulanger, Simon Bréan, Sylvain Chambon, Olivier Cotte, Magali Couzigou, Sylvie Denis, Michel Féret, Olivier Gechter, Nathael Hansen, Sylvie Lainé, Anne Larue, Timothée Rey et Matthieu Walraet. Et même des préfaces de Gérard Klein et Xavier Mauméjean, et une postface de Jeanne-A Debats, alors bon.

 

(Un remerciement au passage : j’avoue avoir pompé l’idée des babyponques à chiots à Jean-Luc A. d’Asciano.)

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"Dans la République de Wes"

Publié le par Nébal

"Dans la République de Wes"

(Tiens, j'avais complètement oublié que j'avais écrit cette uchronie western - je ne me souviens plus dans quel contexte, s'il y avait un AT ou truc - que je viens de retrouver en fouinant dans mon PC. Jamais publiée sur le blog, donc, alors hop...)

 

(EDIT : Ah, si : cette nouvelle avait été écrite pour l'appel à textes de Rivière Blanche Dimension Western ; un refus, donc.)

 

 

Ça a l’air d’être de la légitime défense pure et simple, mais je veux bien être pendu si j’ai jamais rencontré quelqu’un qui était obligé de se défendre de manière légitime aussi souvent que ce garçon

Wild Bill Hickok parlant de John Wesley Hardin,

dans L’Homme aux pistolets de James Carlos Blake

 

Comme pas mal de gens dans la République de Wes, j’ai tué mon premier homme à l’âge de seize ans. Un nègre. Une baraque couturée de partout, mauvaise graine d’ancien esclave, qui a eu la triste idée de me menacer de son couteau après une partie de poker qui avait trop bien tourné pour moi. Ça me faisait un peu mal au derche, déjà, de m’asseoir à la table de ce fils de pute, mais j’avais besoin de pognon, et un joueur de plus, ça ne se refusait pas. Même lui. Mais il l’a vraiment eu mauvaise, le con. Mon full aux dames par les valets l’a complètement retourné, il m’a accusé de tricher, a renversé la table et s’est jeté sur moi. Erreur. Je n’avais encore jamais utilisé mon Colt sur un homme, mais ça m’empêchait pas de l’avoir sur moi – pour le genre, ou au cas où, comme vous voudrez –, et je n’ai pas hésité à m’en servir. En fait, je n’ai pas eu le sentiment de faire quoi que ce soit. Un instant j’étais assis tranquille et tout content d’avoir raflé le pot, le suivant j’avais l’arme en main, le canon fumait, et ce connard s’écroulait, une balle en plein cœur. C’était irréfléchi, instinctif.

 

Dans l’Union, on m’aurait peut-être fait chier pour ça, mais pas à El Paso, Texas, en cette belle année 1899. La figure du président. On connaissait tous son histoire, forcément. Alors j’imagine que ça a joué en ma faveur.

 

Oh, je n’en ai pas tiré de fierté pour autant. Je n’avais rien de ces prétendants à la gâchette désireux de se constituer au plus tôt un tableau de chasse. J’ai jamais été un mauvais bougre, au fond, faut pas croire ce que les gens disent. Juste un type qui a une fâcheuse tendance à se retrouver au mauvais endroit au mauvais moment.

 

Et donc à El Paso, Texas, en cette belle année 1899, j’ai commencé à tuer. Je n’envisageais certes pas d’en faire une profession, mais les circonstances… Bon, c’était pas tout à fait les mêmes que pour Wes, l’Union était bien obligée de nous foutre la paix, on n’avait même plus à supporter leurs maraudeurs – j’ai jamais été un pistolero « politique », comme le président. Mais pas un desperado non plus. Faut pas croire ce que les gens disent.

 

 

Bon, j’ai un peu fait le « régulateur » au tournant du siècle, c’est vrai. C’était dans la bande de Bobby Joe. On était jeunes, on était cons, on était fauchés, surtout. Alors on a un peu écumé le sud-ouest. Quelques virées au Mexique, aussi, mais ça, c’était presque un sport national, en ce temps-là. Personne pouvait nous en vouloir. Enfin, à part les Mexicains, bien sûr, mais qui a quelque chose à foutre de la parole d’un Mexicain ?

 

Non, franchement, faut pas croire ce que les gens disent. J’ai bien commis quelques boulettes, mais comme tout un chacun, quoi. Et je n’ai jamais – jamais – tué qu’en état de légitime défense. Comme Wes.

 

Wes a toujours été mon modèle. Bon, en cela, je n’étais pas très original. Le président, c’était notre héros à tous. Déjà, c’était notre libérateur. Sans lui, on serait encore coincés dans l’Union, à se faire pomper le pétrole par ces putains de Yankees. Et puis… ben, c’était une figure, quoi. Un homme, un vrai. Un type qui s’était jamais laisser marcher sur les pieds, qu’a toujours su rester digne, fidèle à ses convictions. L’homme le plus dangereux du Texas, on disait… Mais faut pas croire ce que les gens disent.

 

Enfin, je dis ça, mais avant que Wes devienne un personnage « officiel » avec toute la littérature qui va avec, c’est bien dans les dime novels que j’ai fait sa connaissance, et il y a plus fiable, comme source. Qu’est-ce que j’ai pu en bouffer, de ces trucs ! C’était l’Ouest comme je l’ai toujours rêvé – c’est pas ma faute si je suis arrivé en ce monde un peu tard pour y participer moi-même. Mais depuis que je suis tout petit, j’ai baigné dans cet univers coloré de cow-boys et d’Indiens, de brigands et de justiciers, avec la Frontière comme horizon, qui recule, recule… Wes y avait sa place, bien sûr. C’était mon préféré, déjà.

 

Alors vous pensez bien que j’étais à ses genoux quand, en 1895, après avoir échappé à la mort une énième fois dans les rues d’El Paso en abattant ce chien de John Selman Sr., il a retrouvé la flamme de sa jeunesse et entamé sa campagne pour l’indépendance du Texas. Jours de liesse ! On avait cru le perdre après toutes ces années passées en prison, et la prétendue « rédemption » qui avait suivi, mais Wes était en fait toujours le même homme, sa vigueur et ses convictions étaient intactes. Assagi, sans doute, ce n’était plus le chien fou de sa jeunesse, et il avait la gâchette moins facile… mais toujours aussi sûre. Mais surtout : ce charisme ! Il avait tout pour lui, et il a tout donné pour nous. Putain, qu’est-ce que je pouvais l’aimer…

 

J’ai tout suivi, tout. Je ne ratais pas une miette de son combat contre l’Union. J’étais gamin, je ne saisissais pas tout, bien entendu, mais on n’a jamais eu besoin de comprendre pour admirer. Et papa ne tarissait pas d’éloges sur le Libérateur. Le soir, il me racontait les moindres détails. Déjà, cette image : un homme seul se dresse contre les puissants États-Unis ! On aurait pu croire qu’il était fou, mais tu parles : seul, il ne l’est pas resté longtemps. La rancœur était grande, au Texas, depuis la fin de la guerre civile ; les choses ne s’étaient pas apaisées avec les années, les gens l’avaient toujours aussi mauvaise. On avait applaudi à la mort de ce fils de pute de Lincoln, bien sûr, mais, insidieusement, la colère grondait toujours, cet exutoire n’y mettait pas un terme. On se racontait toujours les glorieux souvenirs de Johnny Reb, avec une nostalgie mêlée de rancœur. Mais pas de désillusion. On aurait pu le croire, hein, mais non : la flamme restait vivace. Grâce à des types comme Wes.

 

Merde, c’est le Texas ! Remember the Alamo ! On avait giclé les Mexicains, on pouvait bien faire pareil avec ces connards de Yankees.

 

Et on l’a fait.

 

Maintenant que c’est rentré dans les livres d’histoire, ça donne peut-être une impression de facilité, je sais pas, genre : c’était écrit… Mais il a fallu se battre. Trois longues années de guerre, contre la monstrueuse machine de l’Union. David contre Goliath, quoi. Mais je vous apprends rien : au final, c’est David qui gagne. Parce que sa cause est juste, et parce qu’il est plus malin. Et Wes l’était sacrément, malin. Ce n’était pas qu’un tireur de première, c’était aussi un brillant tacticien. Et, bon, les dime novels en témoignaient déjà : il a toujours eu de la chance au jeu. Il nous l’a transmise, cette chance. Un miracle ? Moi je dis que le destin se force. Il faut des héros, oui, mais Wes en était un, et pas qu’un peu. Et il a su faire vibrer la flamme de la revanche dans le cœur des Texans. L’heure avait sonné.

 

Trois putains de longues années de guerre. Ça, on peut dire que le sang a coulé. Mais surtout celui des Yankees, en définitive. Mal dirigés, mal préparés pour la guérilla, ils ne faisaient pas le poids contre la détermination des Républicains de Wes. Oh, ils en ont commis, des massacres ; des expéditions punitives, pour « pacifier » l’État rebelle, qu’ils disaient. Les politicards de Washington ont toujours eu de ces mots… Mais pour chaque goutte de bon sang texan qui touchait le sol, un combattant se levait, qui la faisait payer au centuple. Ils pouvaient bien nous traiter de rebelles, de terroristes… On avait raison. Contre ça, ils ne pouvaient rien. Et ils l’ont eu dans le cul.

 

Bon, l’appui de la « communauté internationale » a pu jouer, aussi. Les Mexicains, bizarrement – enfin, peut-être que non – nous ont très vite soutenu. Les Anglais ont mis plus de temps, mais ils s’y sont mis aussi. Et ils ont entraîné pas mal de monde avec eux. Pas un hasard si c’est à Paris qu’a été signé le traité mettant fin à la guerre et reconnaissant de nouveau l’indépendance du Texas.

 

1899. Nous étions libres, Wes était élu président, et je commençais à tuer.

 

Des fois, je me dis qu’il n’y a pas de hasard.

 

Alors oui, c’est dans la République de Wes que j’ai fait parler la poudre. Combien de fois ? Franchement, j’ai perdu le compte. Bon, je ne crois pas avoir atteint le tableau de chasse du président, et je n’ai de toute façon jamais eu cette ambition, mais c’est vrai, j’ai envoyé plus d’un connard au cimetière. Attention, hein : ils l’avaient tous cherché. Faut pas croire ce que les gens disent. On a fait de moi une sorte de tueur au sang-froid, un serpent vicieux qui dégaine et tire sans raison, pour le simple plaisir de tuer. Des conneries. Ceux qui me connaissent vraiment vous le diront, tous : je suis vraiment pas le mauvais bougre. Sang-froid, mon cul ! C’est parce que j’ai toujours eu le sang chaud, oui, que j’en suis là, aujourd’hui, dans cette putain de cellule, à regarder par la grille le gibet qui s’élève.

 

Demain, je m’y trémousserai.

 

Il y en aura pour vous dire que ce n’est que justice. Moi, ce que j’en dis, c’est que ce sont eux, les monstres à sang-froid. Les fils de putes lâches qui tuent d’un mot, et ceux encore plus lâches qui vienne se délecter du spectacle. Moi, j’ai jamais aimé les exécutions. Si on doit tuer quelqu’un, c’est face à face, à armes égales. Pas comme ça. C’est ça, le vrai meurtre. Pas ce que j’ai fait.

 

Et ne croyez pas que je suis en train de gémir sur mon sort, là. Je n’ai pas peur. Ils ont dit que je devais mourir, eh bien, je mourrai. Aussi dignement que possible. J’aurai mon courage, eux n’auront que la lâcheté de leur prétendu « bon droit ». Non, je n’ai pas peur. Je ne sais pas ce qui m’attend après, mais je me suis jamais dégonflé, je vais pas commencer à me pisser dessus maintenant.

 

Et, tant qu’on y est : je n’ai toujours pas de haine. Du mépris, tout au plus. Oui, sans doute, ça : je vous méprise, vous les foies jaunes, assassins « légaux » et spectateurs complices, dans le même sac, là. C’est vous les coupables.

 

Mais quoi, qu’est-ce que vous imaginez ? Que je l’ai bien cherché ? Que j’avais qu’à pas ? Vous ne savez rien, la voilà la vérité. Rien. Rien de rien.

 

Vous n’étiez pas là, déjà. Vous ne l’avez pas vu, éméché, de mauvais poil, déjà un pied dans la tombe, se lever en titubant dans l’arrière-salle de ce saloon borgne où il venait s’encanailler. L’œil trouble et la moustache frémissante, la voix grasse et l’équilibre douteux. C’est lui qui a dégainé le premier. C’est lui qui a tiré.

 

Et qui a raté.

 

Pas moi. Et j’allais certainement pas lui donner une deuxième occasion de m’abattre. J’ai fait ce que j’avais à faire, ce que tout homme digne de ce nom aurait fait. Mais ça, vous autres, vous ne pouvez pas le comprendre.

 

Et il y a autre chose que vous ne saurez jamais, un truc qui n’appartiendra qu’à moi, le temps que les livres d’histoire le digèrent.

 

Vous ne saurez pas ce que ça fait, d’être l’homme qui a tué John Wesley Hardin.

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"Dédale"

Publié le par Nébal

Dedale.jpg

 

 

Ce fut le premier texte de ma veine psychiatrique-geignarde. Inspiré par un rêve. Écrit probablement courant 2004.

 

Dans un premier temps, tout était noir et vide. Ensuite, une grande lumière blanche, aveuglante, de ces lumières qui font mal et laissent encore longtemps leur empreinte derrière les paupières endolories, comme pressurées violemment. Alors seulement – après un temps de récupération en un délicat fondu flou – je pus me voir, démultiplié en un nombre infini de silhouettes ahuries, regardant toutes fixement, d'un air quelque peu stupide, dans ma direction. J'étais vêtu, à mon habitude, de couleurs sombres et sobres, et, au moindre mouvement que je faisais, c'était comme des milliers d'ombres me moquant dans une imitation narquoise, un balai grotesque qui se répétait de façade en façade pour nul autre spectateur que moi-même. Du moins, c'était ce que je pensais alors, et – je dois le confesser – ma grande frayeur, très vite, fut que quelqu'un d'autre ne se trouve en position de regarder ce singulier cauchemar. Regardant à droite, puis à gauche – des milliers de têtes bougèrent en même temps –, je m'assurai de ma solitude, puis me levai, quelque peu étourdi, tâtonnant contre les murs froids de l'étrange pièce où je me trouvais.

Partout, où que je tourne mon regard, ce n'étaient que reflets de reflets, s'enchaînant sans fin. Dans cette pièce, tous les murs, mais aussi le plafond et le plancher, n'étaient constitués que de miroir. J'en éprouvai vite une terrible sensation, véritablement maladive, de désorientation. Tout tournoyait à mon rythme, à gauche, à droite – des dizaines de milliers de moi –, et, par terre aussi, l'inquiétante impression de marcher dans le vide, de n'être séparé de la chute que par le fabuleux hasard qui me faisait marcher dans mes propres pas.

M'adossant à une paroi, je me laissai glisser jusqu'au sol ; je me réfugiai, ensuite, la tête contre les genoux, les bras contre le front, les yeux fermés, la respiration sèche et douloureuse. J'aurais sans doute pu rester fort longtemps ainsi – que faire d'autre, après tout ? Oui, longtemps, à jamais peut-être, silhouette prostrée ne demandant qu'à rester dans son isolement.

 

Pourtant, rebondissant contre les glaces – au bout de combien de temps, je n'en savais trop rien –, l'écho d'une conversation lointaine me parvint.

« Si si ! Je t'assure, j'ai vu une ombre, quelqu'un qui n'est pas de notre groupe.

— Vraiment ? Non, un reflet sans doute ; j'ai des vêtements amples et flottants : au moindre mouvement que je fais, paf ! ça perturbe vachement.

— Je sais ce que je dis ! C'était pas toi. »

— Bon, bon, du calme ! Enfin, si c'est vrai, on finira bien par tomber dessus, fin du débat. »

 

Les voix se rapprochaient. Des bruits de pas, aussi, avançant de manière désordonnée – quelques pas pressés s'enchaînant rapidement, une pause, deux, trois pas prudents, nouvelle pause, nouveaux pas saccadés –, je pensais à la démarche d'un insecte, ou peut-être d'un lézard. Mais je ne doutais pas, à tous ces sons, que c'étaient de mes semblables qui s'approchaient ainsi de moi.

Je pouvais distinguer quatre personnes. Il y avait tout d'abord cette voix rauque, cette voix de fumeur, chargée d'accent et d'autorité, débordante de confiance en soi et de virilité, une voix tour à tour menaçante et entraînante, celle d'un chef en somme. Une voix qui portait, aussi, bien plus distincte que les autres –, et de toute évidence son possesseur marchait en tête. Il y avait ensuite une voix de femme, une voix un peu enfantine, chantante et maladroite, de celles qui peuvent, selon l'heure et les circonstances, se révéler douces ou irritantes. Derrière, un toussotement récurrent, d'un homme sans doute, qui a vécu ; un toussotement nerveux, gêné, issu peut-être de l'ennui – ou encore de la simple envie de se faire remarquer. Plus loin, enfin, à peine audible, flottait un faible rire mesquin, un ricanement de hyène lourd de sarcasmes, qui virevoltait par-dessus les autres voix, les encadrant, les soulignant, les enveloppant.

Quatre personnes. Au moins.

Je relevai la tête. De nouvelles silhouettes apparaissaient dans mon champ de vision, par morceaux – ici, une étoffe rouge, là, un tissu blanc –, tout cela se répercutait comme dans un kaléidoscope fou, agité de violents mouvements.

 

« Là, tu vois ! »

C'était la voix de « chef ». Je distinguai sa figure dans un reflet éloigné face à moi, forte tête carrée au menton franc et aux yeux vifs, les lèvres alors parcourues d'un sourire triomphal. En avançant vers moi, il disparut ; mais, au bruit de ses pas, je ne doutais pas de son approche. Les autres semblaient suivre. J'avais l'impression – mais peut-être n'était-ce que l'anxiété de cette rencontre – j'avais l'impression que leurs pas s'étaient accélérés, comme une machine s'emballant, ou comme les dernières foulées du coureur devant la ligne d'arrivée. Encore quelques instants – si peu... –, et ils seraient là.

La simple idée de leur rencontre ne m'enchantait guère. Quant à leur parler, mais quoi ? Qu'aurais-je bien à leur dire ? Tandis que les bruits de ces intrus se faisaient plus pressants, je décidai de me lever et de les fuir. Me lever fut une chose ; mais fuir... La terrible sensation de désorientation ne se fit que plus forte alors que je tentais de diriger mes pas loin d'ici – marcher dans le vide, ne pas avancer vers moi, tâtonnant... J'avance une main, qui rencontre bientôt la surface polie d'une glace ; l'autre main à côté, je me déplace avec la gaucherie d'un mime exécutant un de ces ridicules numéros – crainte de tomber à chaque instant. Est-ce au moins par là que je dois diriger mes pas ? Non, peut-être à gauche mais les reflets, sans cesse, ils arrivent. NON ! Je prends l'autre direction – moins de reflets rouges noirs blancs, tissu vert aussi maintenant, un bras menaçant, comme tendu vers moi, comme cherchant à me saisir tel un insecte, et reproduit à des milliers d'exemplaires... Tourner, ailleurs, ici un long couloir – je cours vers mon reflet, mais toujours ces taches de couleur, violentes, soudaines, envahissantes ! J'avance pourtant j'avance...

 

Ils sont en face de moi, tournant le dos à mon reflet.

« Là, tu vois ! » fit à nouveau le chef en tendant l'index dans ma direction. Il devait s'adresser à la jeune fille ; celle-ci haussa les épaules d'un geste résigné, en faisant une moue dédaigneuse. Derrière, un homme plus âgé, crachant ses poumons par à-coups, s'adossa à son reflet et glissa contre le sol, l'air exténué. Le dernier – homme, femme ? – lui adressa un sourire moqueur, puis se tourna vers moi, les yeux brillants.

Ainsi qu'il était prévisible, ce fut le chef qui m'adressa la parole :

« Hé toi ! Ça va ? »

... Je ne savais que répondre. Dans un mouvement nerveux, je me collai à une glace, comme la proie acculée au pied d'une falaise. Mes lèvres tremblaient de murmures incohérents, et j'étais traversé de l'idée folle de hurler quelque chose, de hurler, oui, quoi que ce soit, quelque chose, que ma voix égale – ou même surpasse ! – celle de mon interlocuteur, qu'elle affirme ma capacité à atteindre ce niveau et à m'y maintenir, avec un timbre d'assurance, chargé de confiance en moi ! Mais rien, si ce n'est, bafouillé après quelques secondes d'éternité :

« Où... où est-ce que...

– Où c'est qu'on est ? » fit le chef. « Ah ! ça... Très bonne question, l'ami. Ben, si tu veux que je te dise, on en sait rien nous non plus, tiens.

– Qu'est-ce que ça peut faire ? On y est, c'est tout », fit le plus âgé des quatre. « Il ne sert à rien de se poser trop de questions », acheva-t-il d'un ton sentencieux pour le moins caricatural.

Les deux autres n'avaient pas ouvert la bouche. La jeune fille me scrutait de haut en bas, comme un animal au zoo, ou, que sais-je ? une acquisition récente et regrettée, le visage figé dans cette moue méprisante, suintant la répulsion, le dégoût. À ses côtés, « l'androgyne » faisait de même, en souriant.

Maintenant, ils me regardaient, tous, comme s'ils attendaient que je dise quelque chose. Mais je ne voulais pas de ce rôle d'interlocuteur, c'était trop tôt et... trop, tout simplement. Trop de visages se reflétant sans cesse partout, l'œil inquisitorial, dont le clignement, le moindre clignement, claquait dans l'espace comme un volet fracassé par la tempête contre les murs d'une vieille bâtisse. Non, je ne trouvais rien à dire. Alors...

 

...

 

Enfin, le chef dit :

« En tout cas, c'est un labyrinthe. »

 

...

 

Le vieil homme se releva – cent mille jambes frêles s'agitèrent partout autour de moi. Il éructa violemment, puis :

« Voilà. C'est ça. Un dédale. Et on est tous dedans. Hein ? Comme De Niro dans  Brazil : “We're all in it together, son ! Bon film... Très, très bon...

– Un labyrinthe, quoi », refit le chef. « Et... ça fait un moment qu'on s'y balade, et... enfin, je pensais juste, comme ça... ça te dirait de te joindre à nous, peut-être ? »

 

...

 

« Histoire d'être ensemble », fit la jeune fille. « On y arrivera toujours mieux, comme ça, hein ?

– Arriver à quoi ? » fit le dernier dans un ricanement cinglant. C'était la première fois que j'entendais sa voix, une voix clairement masculine, bien que suraiguë, une voix qui faisait sa mue, pourrait-on dire, avec de soudains pics. « Hein ? Arriver où ? À quoi ? Hein ? Parce que c'est ça la question », continua-t-il dans un crescendo foudroyant, « c'est ça la putain de question : où est-ce qu'on va, hein ? HEIN ? »

 

Un silence gêné s'installa, dont je ne me sentais pas cette fois le seul responsable. Ce fut le vieil homme qui le rompit :

« Eh bien, broumpf... C'est très simple. Hum... Nous sommes – donc – dans un labyrinthe. Or nous pouvons poser qu'un labyrinthe a forcément une sortie...

– Mon cul ! Pourquoi y'en aurait une, hein ? Quoi, quoi !... Y'a une Loi, peut-être, quelque part, qui pose qu'il y a toujours une nom de Dieu de putain de sortie dans un putain de bordel de merde de dédale ? Et pourquoi, hein ? Dis-moi seulement pourquoi, vieux gland !

– Oh, là ! du calme », fit le chef en saisissant le jeune homme à la gorge et en le plaquant soudainement contre la paroi. Le geste fut si brusque que le miroir se fissura, éparpillé en mille reflets sauvages des gémissements du jeune homme. « Vas-y, reprends », fit le chef à l'attention du vieil homme.

« Hum. Voilà. Ceci posé (le jeune homme fit mine de retourner dans la conversation mais le chef l'en dissuada d'un regard fauve), nous pouvons donc admettre qu'il y a un chemin, au sein de nombreuses possibilités, permettant d'accéder à cette sortie. Voilà... Brompf ! C'est là... que nous allons.

 

Je pensai d'abord rester muré dans mon mutisme. Mais le silence qui s'instaura était bien trop lourd d'anxiété, il y avait trop de tension dans l'air, il fallait que quelqu'un rompe à nouveau ce silence. N'y tenant plus, je demandai :

« Mais... comment trouver le bon chemin ? »

Le vieil homme sourit. Le chef, le désignant, fit : « C'est qu'y en a là-dedans », accompagnant sa sentence d'un petit coup de coude amical qui fit tousser le vieil homme. Après un temps – « Hum... » (Il en profita pour réajuster sa cravate) – le vieil homme reprit :

« Eh bien, voilà. Donc, nous sommes dans un labyrinthe, lequel labyrinthe a une sortie. Nous sommes d'accord ? » fit-il à l'attention du jeune homme d'un air abominablement hautain (l'autre ne répondit que par un sifflement haineux). « Bien. Par conséquent, pour atteindre cette sortie, vaille que vaille, il suffit d'une chose... » Et là il suspendit son discours, désireux de faire attendre la réponse ; mais la jeune fille, croyant bien faire, ne lui laissa pas cette chance :

« Il faut suivre le même mur ! » fit-elle dans un glapissement hystérique. « Et c'est pour ça qu'on tourne toujours à gauche ! » Il y avait dans ses yeux tant de joie tandis qu'elle prononçait ces mots magiques que je me surpris à être peiné pour elle. Je baissai la tête.

Le jeune homme se releva, alla se réfugier derrière elle, et, avant même que le chef n'y prenne garde, voulut relancer le débat :

« Ouais, mais ça, très chère, ça suppose au moins deux trucs, QUAND BIEN MÊME IL Y AURAIT UNE SORTIE », fit-il d'un air forcé, jonglant de la tête de la jeune fille au vieil homme. « Primo : faut avoir choisi le bon mur, parce que si ça se trouve, là, on est en train de tourner en rond comme des cons, et dans deux heures on va se retrouver ici, bêtement, à côté de ce putain de miroir où tu m'as fracassé la gueule ! » fit-il à l'attention du chef. Celui-ci banda les muscles, et le jeune homme recula, dans un gémissement. Puis il continua : « Deuzio : faut pas que ce putain de labyrinthe soit sur plusieurs étages, accessibles uniquement depuis des cheminées verticales – qu'on distinguerait carrément pas dans tout ce foutoir – et pas par des escaliers. Parce que là encore on se retrouverait à tourner comme des cons au rez-de-chaussée, quand la sortie est, je sais pas, moi, au troisième ? Capito ? »

 

Un long silence à nouveau. Puis le vieil homme se tourna vers le jeune, et, d’un air sec :

« Il est pourtant une chose qui prouve que nous sommes sur le bon chemin… »

Il se mit à taper du pied. La jeune fille le regardait, perplexe. Le jeune homme :

« Ah oui ? Et quoi ? Quelle intuition de génie vas-tu nous sortir cette fois-ci ?

– La nourriture. »

Le jeune homme devint subitement pâle. Il bredouilla quelque chose d’incompréhensible, tremblant de tout son corps.

« La NOURRITURE ! » répéta le vieil homme, un ton au-dessus.

« La nourriture ? » fis-je, tandis que la jeune fille sautillait de joie, sous l’œil ému et admiratif du « chef ».

« La nourriture », reprit le vieillard plus calmement. « Car, pour être dans ce dédale, nous n’en sommes pas moins des êtres humains qui éprouvons le besoin de nous sustenter. » Il marqua une pause, comme s’il souhaitait obtenir l’approbation de son auditoire. « Jeune homme », fit-il à mon attention, « voyez-vous, cela fait quelque temps que nous déambulons dans ces couloirs. Fort longtemps en ce qui me concerne. Certes, il est quelques éléments de notre groupe qui n’ont que récemment pris la décision de marcher à nos côtés », dit-il, à l’attention cette fois de son contradicteur, qui s’était effondré contre le miroir brisé, et agitait tristement un éclat de verre qui faisait rebondir son reflet lumineux sur les parois. « Or, et ce depuis que nous appliquons ma technique, nous avons toujours fini, à des horaires réguliers, par aboutir dans une pièce où se trouvait une table garnie des mets les plus délicieux, arrosés des boissons les plus exquises. C’est bien la preuve que nous sommes sur le bon chemin. D’ailleurs… »

Et il fit un signe de tête en direction du couloir au fond à gauche, derrière moi ; je me retournai, et vis un jeune garçon, d’une quinzaine d’années, semblait-il, et vêtu d’une étrange livrée, semblable à celle d’un groom du début du XXe siècle ; je pensai à une sorte de liftier. Il m’adressa un large sourire, et, d’un geste soigneusement étudié :

« Si vous voulez bien me suivre… »

 

Le petit groupe derrière moi s’avança sans hésiter – le jeune homme, l’air terriblement abattu, quelque peu à la traîne – et, suivant le groom, ils disparurent au bout du couloir. Je ne bougeais pas, perplexe. L’apparition soudaine de ce groom – et si à propos ! – m’avait stupéfait. Ne sachant trop que faire, je restais debout dans mon coin, tanguant d’une jambe à l’autre. Au bout d’un petit moment, la tête de la jeune fille apparut en biais, par-delà le couloir. Elle me fit signe d’approcher : « Allez, viens. » J’hésitai un instant, puis la rejoignis.

Elle m’entraîna jusqu’à une pièce semblable en tous points à la description du vieil homme. Au milieu de la salle se trouvait une longue table, avec cinq chaises, un mobilier du meilleur goût. Devant chaque chaise, une assiette en porcelaine, superbement lisse – à tel point qu’on s’y reflétait –, entourée de couverts en argent. Deux verres en cristal chacun. Et puis, au milieu de la table, sur une toile verte, divers plats. Je ne connaissais pas la plupart des aliments, mais ils étaient tous des plus appétissants.

 Le vieil homme, en se servant une salade de tomates fleurant bon le basilic, me fit un grand sourire : « Merveilleux, n’est-ce pas ? Et pour cela il suffit d’avancer, en tournant selon la méthode que je vous ai décrite… Tout simplement ! Et on arrive ainsi à ces excellents plats, qui nous permettent de continuer, et nous permettront, un jour que j’estime fort prochain, d’atteindre la sortie… Mais joignez-vous donc à nous ! Vous voyez bien qu’une chaise vous attend… »

Et le groom tira la dernière chaise inoccupée, en me regardant d’un air serviable. Avec un sourire :

« Monsieur, si vous voulez bien prendre place… »

 

… J’hésitais. Puis :

« Je n’ai pas faim.

– Allons, allons », fit le chef, « des conneries, tout ça ! On est obligé d’avoir faim quand c’est des trucs aussi bons que ça qu’on mange ! Allez, ramène-toi, et détends-toi un peu, l’ami ! Depuis tout à l’heure, tu es raide comme un cadavre, avec la tête qui se cache dans les épaules ! »

Il émit un rire gras. La jeune fille dodelina de la tête – « Viens, c’est vach’ment bon ! » – tandis que les autres mangeaient désormais en silence.

« Non. Je n’ai pas faim. »

 

Je m’assis dans un coin. Le groom restait debout près de la chaise qui m’était destinée : « Monsieur ? » Je ne répondis pas, je me contentai d’attendre. Le repas me sembla durer une éternité. Les plats étaient abondants et alléchants ; chacun mangea à sa faim. Après chaque plat, le chef – qui ne faisait guère de manières – se léchait goulûment les doigts ; il s’était empiffré comme un porc, ses lèvres affichant perpétuellement un sourire béat de pure satisfaction. La jeune fille, par contre, avait un appétit d’oiseau – elle expliqua à plusieurs reprises qu’elle devait surveiller sa ligne, d’autant plus qu’il y avait tous ces miroirs, là, partout… Le vieil homme, quant à lui, faisait preuve d’une grande délicatesse, et semblait montrer une attention toute particulière à respecter les plus ineptes des bonnes manières. Quant au jeune homme, il mangea peu, et sans dire un mot de tout le repas.

 

« Fameux ! » fit le vieil homme, enfin, en m’adressant un large sourire. Puis il se tourna vers le chef ; celui-ci, après un rot tonitruant, en se frottant la panse : « Bon, ben, va falloir y aller. » Et il se leva brusquement. Les autres l’imitèrent et se préparèrent à reprendre leur chemin ; la jeune fille baillait. Se retournant vers moi – qui n’avais pas bougé de tout le repas –, elle me demanda : « Vous nous accompagnez, bien sûr ? »

Ils se tournèrent tous vers moi, le groom y compris. Ils arboraient pour la plupart un sourire consternant.

« Non. Non, je ne crois pas, je… je vais rester seul un moment. »

Le vieil homme, haussant les épaules :

« Comme vous voudrez ! De toute façon, vous savez comment nous retrouver : il vous suffira de presser un peu le pas, et hop ! Toujours à gauche ! »

Sans plus d’adieux, ils s’en allèrent.

 

Le groom seul était resté. Il me regardait fixement : « Monsieur ? Peut-être désirez-vous maintenant une collation individuelle ? N’hésitez pas, surtout !

– Non, rien… Non, je… laissez-moi, je vous prie.

– Comme vous voudrez, Monsieur. »

Et il se mit à débarrasser. Bientôt la pièce fut entièrement vide, même la table avait disparu. Quand il eut tout emporté, le groom revint et s’assit un instant en face de moi. Relevant la tête, je le regardai d’un air de chien battu. Il me sourit et se leva.

« A un des ces jours, Monsieur ! »

Et il s’en alla.

 

 

Quant à moi, j’attendis longtemps, très longtemps, et puis la faim et la soif me saisirent, et l’ennui aussi, et alors je me levai et avançai. Je pris à gauche à la première intersection – j’entendais au loin les échos d’une conversation, très loin…

 

 

Avais-je un autre choix ?

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"Lazare"

Publié le par Nébal

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Une nouvelle écrite a priori en 2001 (j’avais donc dix-neuf ans) pour un fanzine à numéro unique édité par le camarade Sébastien Duranton, et consacré au thème du Phénix (couverture de Romech Ramful). Je viens de la retrouver, et me suis dit que cela pouvait être amusant de la partager avec vous…

Cette nouvelle, outre les besoins de « l’appel à textes », avait à mes yeux un double objectif : le premier, qui a débouché sur les lourdes mais rigolotes descriptions de l’introduction, c’était d’essayer de rendre par la prose le décor dans lequel je vivais quand j’allais passer mes vacances en Dordogne ; le second, surtout, c’était – déjà… – de tenter de faire une sorte de lovecrafterie, mais sans recourir aux déités imprononçables et autres travers des derletheries ; je dois dire qu’à la relecture, je suis pour le coup plutôt satisfait de cet aspect du texte, et j’en suis le premier surpris, après toutes ces années : j’ai en effet le sentiment d’y avoir saisi, d’une certaine manière, et avant de me pencher vraiment sur la question, une forme d’essence de la philosophie lovecraftienne et, au-delà des thèmes, des techniques de composition du Maître de Providence…

Bien sûr, le résultat est très maladroit, très adolescent, avec de la pompe comme c’est pas permis. Mais pour un ado à la puberté tardive, finalement, c’était pas si mal, je trouve… N’hésitez pas à me donner votre avis sur ce péché de jeunesse (et j’en ai quelques autres en réserve ; tremblez !).

 

Le ciel a une couleur, ici. Je n’en ai jamais vu de pareille. C’est surtout vrai le soir, quand le soleil se couche lentement au-dessus des forêts de pins, inondant de surréalistes lueurs rose-orangées les frais bocages, quand les nuages immobiles prennent des teintes irisées, quand tout, subitement, se fige ; le vent, habituellement violent, tombe ; les pins mettent un frein à leur compétition acharnée vers le ciel, droits comme des « I ».

L’atmosphère s’immobilise.

Ensuite, quand le soleil a enfin disparu, la lune rousse prend le relais, et la campagne s’éveille à la vie nocturne. Le vent semble peu à peu revenir, portant avec lui odeurs des champs et stridulations d’insectes, zigzaguant parmi les fourrages dans un subtil bruissement. Au loin on entend les cris d’étranges et invisibles animaux, mystérieux. Et le ciel prend son temps, l’obscurcissement vient lentement, tout semble prendre plaisir à végéter dans cette splendeur crépusculaire.

C’est cette Dordogne-là que j’aime. Les pins rapides qui surgissent du sol calcaire et rivalisent dans leur croissance, tandis que les vieux chênes, les chênes centenaires, laissent les années les porter, insouciants, vieillards grabataires contemplant d’un air mi-méprisant, mi-compatissant la frénésie des jeunes pousses en soif de maturité.

J’aime me promener ici, à cette heure, loin des sinistres fermes à l’apparence rebutante, méli-mélo de couleurs inadaptées, combat éternel et vain entre la brique et la pierre, au milieu des charpentes noueuses et maladroites des hameaux familiaux ; loin de ces malsaines et arrogantes demeures des grands propriétaires bourgeois du XIXe siècle que l’on nomme ici « châteaux », bâtisses sans âme et sans goût, affichant leur opulence éhontée au milieu de parcs énormes, fermés aux regards de la canaille par de vieux grillages rouillés en pointes. Il ne faut pas s’arrêter à ces dégradations que l’homme inflige à son sol ; fuir, au contraire, ces pollutions irrémédiables, parcourir les champs, fouler la paille, contourner ces étangs desséchés où s’abreuvent encore de saines bêtes impassibles. Il faut s’enfoncer dans les ténèbres, dans les forêts hautes et majestueuses ; il faut courir les plateaux calcaires, au paysage par endroit si sec qu’il transporte le rêveur dans un Ouest mythique. Il faut sentir, enfin, sentir la rosée qui perle sur les fougères, ou, à l’opposé, le vide retentissant de la sécheresse. Sentir la cendre, quand le sol blanc vire tristement au gris au gré d’un incendie, traçant les contours d’un paysage d’apocalypse ; et la pluie sur la cendre, puis sur l’herbe qui repousse, et sur les arbres, enfin, ces grands pins qui ont abrité nos ancêtres quand ils se vêtaient de peaux de bêtes, et qui verront les mystérieuses et fascinantes civilisations qui succéderont à notre morne engeance.

Dans cette partie de la Dordogne, il n’y a rien d’autre. C’est le Périgord Blanc, le plus sec, le plus vide. Nous ne sommes pas encore au « Pays des Mille Châteaux », ni non plus au-dessus des béantes cavité renfermant les secrets indéchiffrables de l’histoire de l’Homme, que dissimule l’Est, le noir Est de la région. Il faut nous contenter de la nature, du peu qui a pu être préservé, et de la masse remodelée par le paysan au fil des siècles. Et c’est tout.

 

Quand je suis de bonne humeur, je me dis que ce n’est pas si mal. Hélas...

Mais je vais trop vite.

 

Je n’ai certes ni le but, ni l’envie, d’écrire une brochure touristique vantant les maigres mérites de la contrée. Mais c’est ainsi : quand le rideau se lève, l’observateur se trouve de prime abord confronté à un décor.

Ensuite seulement viennent les coups de théâtre.

 

C’était un soir comme un autre, et, comme les autres soirs, je me livrais aux délices de ma traditionnelle virée nocturne à travers bois. Je faisais ainsi depuis l’acquisition de cette ferme, à l’extrémité ouest du département, à quelques kilomètres à peine de la Gironde et des Charentes. Tous les soirs, depuis mon installation, je me livrais à ce rituel, vagabondant sous les étoiles là où me guidait mon instinct ; souvent, je marchais vers la Lune, traversant des hameaux abandonnés avec la gibbeuse pour unique lanterne, conférant une allure spectrale aux vieilles églises romanes de la région, d’une sobriété – le mot est faible – inqualifiable, toutes les mêmes en fait, avec leur petit cimetière alentour, dans lesquels les tombes les plus récentes renvoient au temps, moins lointain ici qu’ailleurs, où les hommes lissaient leur fine moustache à la semblance de l’empereur, et où les bourgeoises provinciales engoncées dans leur corset jouaient au loto et au whist, tandis que les paysans, les éternels paysans, travaillaient la terre selon des méthodes qui remontaient bien plus loin encore. Une échappée dans le temps comme dans l’espace.

Ce soir-là, j’avais franchi le petit enclos du couchant, m’attardant à peine devant les remises en bois branlant du fond de la cour, établies tant bien que mal par les anciens propriétaires à grand renfort de clous tordus. Il y en avait une que le fiston avait aménagé en un véritable bunker, un parc à cochons hérissé de mitrailleuses antiaériennes de bois de mauvaise qualité, jonché de Lebels à bandoulière de chanvre. C’était un fiston du temps de la dernière guerre, il est mort il y a deux ans.

Plus loin, la forêt, bien sûr, cette forêt que j’aimais tant, avec ces semblants de collines, et ce sol blanc, éternellement blanc. Je n’avais étrangement encore jamais pris cet itinéraire. Ici, la forêt se faisait bien plus touffue qu’à l’ordinaire, une véritable forêt vierge, à l’accès délicat. Cela m’enchantait. Je m’enfonçais avec délices sous le plafond de pins, me frayant tant bien que mal un passage à travers ronces et fougères. Le terrain se faisait plus accidenté, des falaises naines commençaient à s’affirmer.

Au-dessus de moi, je ne distinguais plus les étoiles. Je marchais dans une profonde obscurité. Me connaissant – j’étais bien des fois rentré très tard, ou très tôt, selon le point de référence –, j’avais pris la précaution de me munir d’une lampe de poche.

Cette excursion avait décidément un certain parfum d’aventure.

Mon imagination vagabondait, elle aussi. Je me disais que, peut-être, personne n’avait jamais pris ce chemin, que j’étais une sorte de pionnier. Peut-être, comme ces trois enfants de Montignac, allais-je découvrir un nouveau Lascaux ; ou des habitats troglodytes taillés à même les falaises calcaires, ainsi qu’à Brantôme ou la Madeleine, peut-être même comme la Roque Saint-Christophe ? Non, quand même pas... Mais tout semblait possible, dans ce musée naturel, ce berceau de la Vie.

 

Tout, oui.

 

Mais je ne m’attendais certes pas à ça.

 

J’étais si stupéfait, je tombais presque du surplomb sur lequel je me dressais. J’étais devant un véritable cratère, le sol s’abaissait bien d’une quinzaine de mètres, et la végétation, si abondante et dense sur le pourtour, disparaissait complètement de ce sol cendré.

En soi, la nature fournissait déjà un assez étonnant spectacle. Mais la main de l’homme était passée par là.

Devant moi s’élevait une tour cyclopéenne, que j’estimais à vue de nez d’une quarantaine de mètres. C’était une construction assez lovecraftienne, un grand bloc de pierre noire à la surface désespérément lisse, quasiment sans ouverture – tout juste une meurtrière par-ci, par-là –. La tour avait une base pyramidale d’une trentaine de mètres de largeur, se resserrait à quatre mètres du sol à une vingtaine de mètres puis, deux mètres au-dessus, à une dizaine de mètres, taille qu’elle conservait jusqu’à son sommet. Je ne parvenais pas à identifier, ni la matière, ni l’âge de la structure.

Après quelques minutes d’ébahissement stupéfait, poussé par la curiosité propre à ma profession, je me décidais à aller voir la bâtisse de plus près. Après quelques essais infructueux de descente de là où je me trouvais, par dépit je me mis à faire le tour du cratère. Je débouchai ainsi sur une sorte d’escalier naturel, et pus approcher l’objet de ma convoitise.

C’était un bloc, vraiment, quelque chose d’incomparable, de massif, dantesque... assez terrifiant, en fait : cela n’aurait pas dû se trouver là ! Je fis le tour de la construction, distinguais une lourde porte de bois noir ferrée sur le versant est, entourée de deux fenêtres ogivales, a priori des vitraux, et surmontée d’une sculpture taillée à même le roc de la tour, figurant un oiseau majestueux, aux proportions improbables, jaillissant d’une gerbe de flammes. L’espace d’un instant, je fus saisi de l’envie de pousser la porte, ou d’y frapper, je ne sais pas, mais je me retins en considérant un peu plus loin une ouverture qui déniait au cratère la forme parfaitement circulaire qu’il présentait jusqu’alors. À coup sûr, il s’agissait d’une route, et on l’avait empruntée très récemment (traces de pneus de Land Rover, très fraîches).

 

C’est ainsi que je fis, sans m’en douter encore, la connaissance d’Antoine Lazare et de la congrégation du Phénix Noir.

 

*           *            *

 

Le lendemain, je fus pris d’une fébrilité qui m’était inhabituelle. Je voulais tout savoir sur la tour, et tout de suite. J’y allais à la lumière du jour, et revenais chez moi en empruntant la route que j’avais débusquée, laquelle serpentait au milieu de la forêt sur environ trois kilomètres. Il n’y avait aucune signalisation, et la route était très défoncée, mais, sans aucun doute, on l’empruntait régulièrement. Elle débouchait à l’orée d’un petit village.

Je patrouillais à travers les rues, à l’affût du moindre renseignement. J’interrogeais les vieux du coin, mais nul ne semblait avoir jamais entendu parler de la tour ; plus d’un me prit pour un fou. Mais je l’avais vue, bon sang, et par deux fois ! J’étais ahuri de constater que ma conversation n’éveillait même pas chez eux la moindre étincelle de curiosité. Il y eut bien ce vieux poivrot, dans l’unique et miteux bistrot du village, pour me parler des « rites ancestraux » que des « voyous de Satan » perpétraient dans les ruines des nombreuses commanderies templières de la région, reliquat de traditions centenaires soigneusement conservées lors des veillées ; mais, à l’évidence, ce n’étaient pas des Templiers qui avaient bâti la tour. Je commençais en fait à me dire qu’il n’y avait que deux possibilités la concernant : ou bien elle était plus vieille que l’homme lui-même – réminiscence de fantasmes adolescents... –, ou bien elle était l’œuvre d’un architecte dément et remontait tout au plus au siècle dernier, vraisemblablement à la queue du siècle, d’ailleurs.

           

Je cherchais à tout hasard des permis de construire, et n’en trouvais pas : cela ne voulait rien dire, nombre de constructions, surtout celles qui, comme la tour, s’élèvent au cœur des forêts, sont bâties dans la plus totale illégalité, et elle pouvait de toute façon remonter à une époque où il ne se trouvait personne pour exiger une telle autorisation. Mais cela ne facilitait guère mon enquête.

Je me mis donc à fouiller le cadastre, cherchant quel pouvait bien être le propriétaire du terrain. Je finis par découvrir le nom d’Antoine Lazare, lequel semblait posséder nombre de terres alentour. C’était un riche exploitant agricole, producteur de vin, domicilié dans un de ces « châteaux » qui n’ont de château que le nom.

J’y allais, en m’arrêtant devant la grille, plus précisément : je ne voulais pas approcher ce Lazare sans en savoir plus sur son compte. Je me contentais donc de faire le tour du propriétaire, un tour ma foi très long : la propriété s’étendait sur plusieurs hectares envahis d’une dense végétation qui dissimulait à mes yeux le logis du sieur Lazare. À l’extrémité septentrionale du terrain se trouvait un pré plus dégarni, orné d’un petit lac, autour duquel galopaient une vingtaine de splendides chevaux de race pure. Mais je ne pouvais toujours pas distinguer la demeure. Il est à noter que si le terrain de la tour appartenait à monsieur Lazare, il n’avait aucune connexion directe avec le château.

Je rentrai chez moi, et feuilletai mes archives personnelles, cherchant un quelconque renseignement utile. Mais rien, si ce n’est qu’on lui avait refusé il y a deux ans l’A.O.C. La pêche n’était guère fructueuse... Mais c’était tout ce que j’avais pu obtenir après cette journée d’enquête.

 

Le lendemain, j’interrogeai les villageois des environs sur le discret propriétaire. On ne m’apprit rien d’intéressant : c’était « Monsieur Lazare », on en parlait comme d’un seigneur médiéval, « un brave m’sieur ben aimable, ben gentil... Oh, ça, c’est qu’on l’voyons point souvent : il reste au château, voyez-vous ? Mais c’étions point un homme fier. À la messe de Noël, l’a toujours une pièce pour ses pauv’ ! ». Et la tour ? « Qu’est tou qu’o l’est qu’tyeux ? ». Les réponses étaient très similaires d’un villageois à l’autre. Certains affichaient bien une certaine rancœur contre « tyeu con d’seigneur », mais c’était tout, et les motifs étaient d’une banalité affligeante. « L’étions ben discret », me dit-on souvent. C’étions ben vrai !

L’après-midi, je partis pour Bordeaux, je voulais bénéficier d’une base de données plus importante. Mais rien, rien de rien. Une chose pourtant : il semblait être d’une grande richesse.

 

Je rentrai chez moi frappé d’une profonde lassitude.

 

*           *            *

 

Il fallait que je sache. En me levant, j’étais prêt à aller voir Lazare et à lui dire... je ne sais pas, au juste. Lui dire quoi ? Je ne savais rien sur lui, rien sur la tour, rien. J’aurais eu l’air d’un parfait crétin.

Mais un événement soudain me fit reculer cette visite. Alors que je fulminais dans mon salon, j’entendis frapper à ma porte.

C’était inhabituel. Je vivais seul, isolé, et n’avais pas eu le temps – ni l’envie, à vrai dire – de nouer des relations de bon voisinage. Je ne connaissais personne dans un rayon de quatre-vingt kilomètres à l’exception de mes collègues de la rédaction, et ceux-ci n’avaient jamais fait le déplacement jusqu’à chez moi. Ils n’avaient d’ailleurs aucune raison de le faire... J’étais curieux de voir qui pouvait bien me rendre visite, et m’avançai vers la porte. A travers un volet entrouvert, j’eus le temps, sur le chemin, de distinguer la voiture de mon visiteur, garée au coin de la route boueuse qui menait à ma modeste propriété, une voiture noire, trois portes, tournée dans le sens du départ. Il y avait un « A » sur le coffre, et la voiture était immatriculée en Gironde.

J’ouvris la porte.

C’était une jeune fille à l’air apeurée, au physique gracieux, vêtue  sobrement, mais avec élégance. Une de ces filles de campagne condamnées à l’abandon de leur havre estudiantin une fois par semaine, pour rendre visite aux parents. Comme elle ne disait mot, tanguant d’une jambe à l’autre, je fis :

— Vous désirez ?

— Vous êtes bien Christian Krüss, le journaliste ? répondit-elle d’une voix timide.

— Exact.

— Véronique Bouillon.

Elle me tendit la main. Je la lui serrai énergiquement, à mon habitude. Ce geste la fit frémir.

Il commença à tomber quelques gouttes, et je la voyais trembler. Attribuant sottement cela au froid, je l’invitai à entrer se réchauffer. Elle me suivit dans le salon, jetant des coups d’œil inquiets à droite, à gauche. Elle me dit qu’elle ne s’attendait pas à ça, qu’elle n’imaginait pas la maison d’un journaliste ainsi. D’un ton peut-être un peu brusque, je lui demandai à quoi devait ressembler la maison d’un journaliste. Elle sursauta. Prenant conscience de ma rudesse, je tentai de me rattraper en lui proposant un café. Elle accepta, ajoutant qu’elle le sentait plus nécessaire que jamais. Cette petite a le sens de l’intrigue, me disais-je en allant à la cuisine faire le nécessaire. Pendant ce temps, elle restait assise, toujours tremblante malgré le chauffage et le feu de cheminée cumulés, nerveuse. En préparant le café, je tentai de la décontracter – elle ne semblait toujours pas décidée à m’expliquer le sens de sa visite –, en parlant de banalités. Elle n’était guère loquace.

Je vins m’asseoir en face d’elle en lui tendant sa tasse, et la regardai au fond de ses yeux noirs. Elle attendit un moment, soutenant avec difficulté mon regard, lapa une gorgée de café noir bouillant, puis, dans un soupir :

— Je viens pour vous parler d’Antoine Lazare. Mes parents m’ont dit que vous leur aviez posé des questions à son sujet.

Je n’osais l’espérer.

— Oui, en effet, j’aimerais en savoir plus sur ce monsieur..

— Et sur la tour, bien sûr. Surtout, même.

Elle avait dit ça d’une voix plutôt froide. De mon côté, j’étais stupéfait. Je ne m’attendais de sa part qu’à de vagues ragots sur le seigneur du coin, et voilà qu’elle me parlait de la tour, objet véritable de mon enquête !

— Je sais pas mal de choses à ce sujet, que personne d’autre ne sait, sans doute. Pas ici, en tout cas. Vous êtes la première personne à qui j’en parle. Mais... je voudrais savoir... Qu’est-ce que vous voulez, au juste ?

— En savoir plus sur la tour. Je l’ai aperçue lors d’une promenade, et...

— Oui, elle n’est pas loin d’ici, dit-elle, manière de couper court à de trop longues et hasardeuses explications.
Elle semblait comprendre la curiosité que m’inspirait la tour, et sans doute l’avait-elle à un moment quelconque partagée.

Sentant qu’elle avait des choses potentiellement intéressantes à dire, je lui demandais si elle ne trouvait pas gênant d’être enregistrée. Elle hésita, puis : « Allez-y ». Je courai chercher mon magnétophone (que je n’avais plus vraiment utilisé depuis mes études à Strasbourg), et revins m’installer en face d’elle. Rec. Start. Elle attaqua aussitôt, sans que j’eus à lui poser de questions.

— Si j’ai entendu parler d’Antoine Lazare, c’est par le biais de mon frère, Guillaume. Il avait... Il a un an de plus que moi. Ça a toujours été un type assez... noir, déprimé. La vie ne l’avait pas gâté, non plus. Il avait toujours eu des problèmes, il... Enfin, c’est ce qui l’a amené à Lazare. Ou plutôt... Oui, c’est Lazare qui est venu à lui. On était au bar de V..., on sortait comme on le faisait de temps en temps. J’essayais de lui remonter le moral, il... il avait eu des problèmes. On était à une table, au fond. Et Lazare est entré. Il est venu directement à nous, nous a payé des verres. Il semblait jovial. On ne le connaissait pas, on n’avait même jamais entendu parler de lui, en fait. Mais il était très familier. Et... il a commencé à parler du Phénix Noir.

— Le Phénix Noir ?

Je ne voyais pas où elle voulait en venir. Je craignais d’avoir affaire à une mythomane. « Phénix Noir »... ridicule, un nom pareil ! Le genre de pseudos kitsch à souhait que prennent les méchants dans les films de SF de série Z ! Peut-être avais-je pensé tout haut : elle me fusilla du regard.

— C’est sérieux ! Le Phénix Noir, c’est comme ça que s’appelle la secte de Lazare. Elle se réunit à la tour !

Je l’interrompis :

— Attendez... Je ne veux pas mettre votre histoire en doute, mais... J’avais pensé à une organisation de ce genre. À Bordeaux, j’ai consulté le rapport sur les sectes : pas de Phénix Noir, pas de Lazare...

— Je sais... J’avais vérifié moi aussi. Mais c’est pas étonnant, ils sont très discrets...

— Discrets ? Vous venez de me dire que Lazare en a parlé devant vous, et dans un lieu public encore !

Elle attendit. Je pensai avoir fait mouche. Mais elle ne voulut pas s’avouer vaincue :

— Il était persuadé que je n’en parlerais pas... Ou qu’on ne me croirait pas, ce qui revient un peu au même, poursuivit-elle un m’assénant un regard culpabilisant.

Je voulus être conciliant :

— Mettons.

— Oui, ils ont très discrets, c’est pas comme les autres sectes, vous savez, avec leurs recruteurs en costards, et...

— Oui, le service promotionnel, avec les bouquins qui expliquent « comment la transcendance trilinéaire de la bi-molécule de Klogg permettra à l’Homme Éveillé d’atteindre la grâce dans le sein de Gaïa » !
Je voulais la faire rire, c’était plutôt raté. Elle me jeta un œil noir et reprit :

— Non, pas de... service promotionnel. Ils sélectionnent leurs proies, et c’est Lazare lui-même qui... recrute. C’est un cercle d’initiés.

— Ça ne doit pas faire beaucoup d’adhérents, ça. Les gourous, en général, cherchent à faire rentrer le plus de fric possible...

— Lazare se fout du fric ! Il veut... autre chose.

Elle ne paraissait pas disposée à me dire tout de suite quoi. Peut-être ne le savait-elle pas, d’ailleurs. Peut-être n’était-ce qu’une vague idée qu’elle n’osait pas me confier.

— Au début, Guillaume l’envoyait paître... Mais Lazare n’abandonna pas. Il revint le voir, à plusieurs reprises, et lui reparla du Phénix Noir, mais plus précisément, sans doute, qu’il ne l’avait fait au bar. Là, il avait juste dit que c’était une association qui aidait les jeunes en difficulté... comme Guillaume. Et Guillaume s’est laissé séduire. Je m’en rendais compte, un peu, il paraissait... différent. Et, un soir, il est parti. Je m’en suis aperçu. Au début, je croyais qu’il faisait le mur... Je me suis habillée, et je l’ai suivi, à distance. Il a longtemps marché à travers la campagne. Je n’étais pas très discrète, mais il ne m’a pas remarquée. Il a pris la route qui mène à la tour. Je l’ai suivi dans la forêt... Il y avait une vingtaine de types, là-bas, tous fringués en noir, avec des torches. Et Lazare au milieu, avec un air de compassion. Il était vêtu d’une sorte de robe de cérémonie... Il a tendu les bras vers mon frère, l’a serré, très fort, et ils sont entrés dans la tour.

Elle finit son café d’un trait. Il devait être froid, désormais.

— Je suis rentrée chez moi, j’étais terrorisée... J’aurais voulu... Je ne sais pas, l’appeler, lui dire de rester, me montrer dans la clairière ! Mais... ils me faisaient peur, oh, j’avais peur !

Elle fondit en larmes. Je la laissai se reprendre, tentai maladroitement de la réconforter. Dans un grand effort, elle poursuivit :

— Le matin, quand je me suis levée, mes parents étaient stupéfaits, mon père fulminait, même. Guillaume avait laissé une lettre dans laquelle il disait qu’il partait pour l’Espagne, qu’il voulait trouver un boulot là-bas, et qu’il avait lâchement préféré couper court aux tergiversations parentales. Il remerciait mes parents pour tout ce qu’ils avaient fait. Ma mère était au bord des larmes... Mes parents se raisonnèrent, se dirent qu’il était majeur, que, même si ce n’étaient pas des façons, ils pouvaient pas l’empêcher... Moi je savais la vérité, qu’il n’était pas en Espagne, mais à quelques kilomètres d’ici seulement... Mais j’ai rien dit, j’ai pas osé... et on l’a oublié. Deux semaines après, on a reçu une carte de Barcelone, où il disait qu’il avait trouvé du boulot dans un atelier de menuiserie, et une copine, aussi. Des conneries, tout ça... Mais j’ai pas lâché l’affaire.

Elle me tendit un petit carnet, qu’elle avait sorti de son sac, et se leva.

— Voilà tout ce que j’ai pu trouver en trois ans. Je vous le laisse. Mais... c’est dangereux, monsieur Krüss.

Je voulus la retenir, mais elle s’en alla dans un coup de vent, exténuée, bondissant dans sa voiture en sanglotant.

Je n’avais plus envie de rire, il semblait bien y avoir quelque chose là-dessous... En mon for intérieur, pourtant, je jubilais : une secte aux méthodes peu orthodoxes ! Une matière de rêve pour un somptueux papier qui me permettrait de fuir cette horrible presse locale dans laquelle je m’étais embourbé pour monter à Paris ! Exactement ce qu’il me fallait...

 

*           *            *

 

 

 

NOTES DE VÉRONIQUE BOUILLON CONCERNANT ANTOINE LAZARE ET LE PHÉNIX NOIR, CLASSÉES PAR ORDRE CHRONOLOGIQUE.

 

11 novembre 1918 : Naissance, à V..., de Antoine Arthur Alphonse de Rougemont, fils du baron Philippe Antoine de Rougemont et de madame Sophie Renée de Rougemont.

6 février 1937 : Mort, dans un accident de train, des parents Rougemont. Antoine part pour Paris, faire des études de lettres classiques.

Fin 1939 : Mobilisation d’Antoine de Rougemont.

1940 : Fait prisonnier à Dunkerque, il est envoyé dans un stalag. Il s’évade trois fois, et rejoint Vichy. Fonctionnaire à Bordeaux. Nommé pour la Francisque en décembre.

1941 : Démissionne en janvier. Rejoint la résistance naissante sous le pseudonyme de Lazare, nom qu’il gardera par la suite. Coordonne les maquis.

1942 : Part pour Londres, puis pour Alger. Activités de coordination.

1944 : Participe à la Libération de Paris. Fonctionnaire du Gouvernement Provisoire.

1945 : Croix de la Libération et Médaille de la Résistance ; épouse Louise Alexandrine Béjard.

8 février 1946 : Mort de Louise Alexandrine Lazare (cause indéterminée).

10 mai 1946 : Démissionne de son poste et part s’installer à V..., au château de ses parents. Achète de nombreux terrains et se lance dans l’exploitation viticole dans le courant de l’année.

11 juin 1948 : Épouse Madeleine Picon, riche héritière foncière.

23 mars 1952 : Mort de Madeleine Lazare dans un accident de voiture.

1958-1959 : Maire de V... ; démissionne.

1962 : Publie à compte d’auteur, à très petit tirage, un ouvrage titré Phénix Noir : pour une nouvelle approche de la métempsycose (éditions Aube d’Or, ouvrage aujourd’hui introuvable).

1968 : Achète de nombreux terrains, dont celui où se situe la tour.

1973 : Médaille du Mérite Agricole.

1976 : Travaux non déclarés sur le terrain où se trouve la tour.

1980 : « Disparition » de trois jeunes hommes dans la région (un est censé être parti en Italie, les deux autres aux États-Unis ; aucune nouvelle d’eux depuis).

1981 : Malgré son grand âge, Antoine Lazare épouse Marie Pelard. Elle meurt dans l’année. Quatre « disparitions » inexpliquées.

1982-1999 : une centaine de « disparitions » dans un rayon de cent kilomètres. Semblant d’enquête à la disparition inexpliquée de Sophie Martin, domiciliée à V... ; affaire classée très rapidement.

27 juillet 1999 : « disparition » de Guillaume Bouillon.

 

À l’encre fraîche :

 

1999-2001 : Une dizaine de « disparitions » de même type.

17 Juillet 2001 : Le journaliste Christian Krüss enquête sur Antoine Lazare. Il réside non loin de la tour.

 

 

Griffonné à la hâte :

 

Je vous en prie, monsieur Krüss, prenez garde ! De toutes ces notes, j’ai pu déduire au moins une chose : Lazare est un homme DANGEREUX !!!

 

*           *            *

 

En refermant le carnet, je ne savais trop que penser. Les idées, les impressions se mélangeaient dans mon crâne, trop nombreuses, trop denses. L’avertissement de Véronique faisait bien son effet, certes : j’étais très clairement en présence d’un homme entouré de morts mystérieuses, et potentiellement responsable de près de 150 « disparitions » !

Penser à cela me fit soudainement prendre conscience d’autre chose : je le tenais, mon scoop, oh oui !

           

C’est sans doute cette exaltation qui explique que je n’ai pas entendu le cri de Véronique, ni remarqué l’arrivée de ces hommes en noir. Ou plutôt que je m’en suis rendu compte trop tard.

           

On m’assomma, et je perdis connaissance.

 

*           *            *

 

Quand je me réveillai, il faisait nuit. J’étais solidement attaché à une de mes chaises par une corde trop serrée qui me faisait terriblement mal. Je bénis mon évanouissement de m’avoir évité de ressentir cette souffrance plus tôt... et réalisai par la même occasion que j’étais vraiment dans une mauvaise posture.

Il y avait une odeur horrible dans la pièce, odeur d’essence, de sang, de sperme figé. Je ne savais pas d’où tout cela pouvait provenir. J’étais seul dans la pièce, prisonnier chez moi.

 

Puis quelqu’un entra, une torche à la main. C’était un vieil homme, octogénaire, sans aucun doute, mais très gracieux, et vêtu avec élégance d’un pantalon de toile beige du meilleur goût rehaussé d’une chemise bordeaux, avec redingote assortie. Il avait des membres secs et rachitiques, une tête cadavéreuse aux orbites profondes. Il semblait ne pas avoir de véritables lèvres, et la nudité de son crâne lui conférait d’autant plus un air de squelette.

Il s’assit face à moi, souriant.

— Ah ! Mon hôte est enfin réveillé, fit-il, sarcastique.

— Antoine Lazare, je présume ?

— Oh ! Est-il vraiment nécessaire de faire les présentations ? Vous me connaissez, désormais...

Je ne répondis rien.

— Charmant logis, fit-il en déambulant nonchalamment dans mon petit salon, tournant autour de ma chaise. Sobre et pittoresque... Bien, vraiment... Quel dommage, toutefois, cette odeur !

— Je n’en suis pas responsable.

— Oui. Bien sûr.

Il se retourna et s’avança vers le fond de la pièce, vers mon bureau. Je n’avais jusqu’alors pas remarqué qu’il y avait quelque chose dessus, recouvert d’un drap. Avec l’air d’un prestidigitateur, écarquillant les yeux, sourire de gamin, il retira le drap dans un petit ricanement de vieillard.

C’était insoutenable.

Véronique.

Brisée, éventrée, dans une sinistre position pornographique, défigurée, baignant dans son sang et dans le sperme des innombrables salauds qui l’avaient violée, avant et après sa mort. Son corps était couvert de cicatrices, de croûtes purulentes, parcouru de traînées rouges poisseuses.

Lazare se tourna vers moi :

— Eh bien, monsieur Krüss ! Voulez-vous jouir de la vie ?

— SALAUD !!!

— Tout de suite les grands mots ! Vous avez tort, mon ami, vos inhibitions sont de trop. (Et, regardant le cadavre de la jeune fille :) Délicieux, vraiment, vous ratez quelque chose...

           

Il revint s’asseoir face à moi, et je ne pus soutenir son regard, je baissai la tête et serrai les dents.

— Pourquoi ? fit-il soudain avec un air plus grave, presque... compatissant. Je sens cette interrogation résonner dans votre esprit. Pourquoi ? Pourquoi Véronique ? Pourquoi ces disparitions ? Oui. Les disparitions, bien sûr : l’enquête de la Bouillon vous a mis la puce à l’oreille. Une sacrée investigatrice, n’est-ce pas ? Mais la petite dinde aurait mieux fait d’écouter la voix de la raison, et ne pas confier les résultats de son enquête à qui que ce soit... Tiens, je viens de répondre à une de vos interrogations, sans même avoir la volonté de le faire... L’âge, très cher, c’est terrible, l’âge. J’ai beau faire, je deviens quelque peu gâteux, comme tout un chacun...

— Vieux fou !

— Là, le mot est un peu fort, Monsieur, et déroge aux règles les plus élémentaires de l’hospitalité qui veulent que l’on témoigne le plus grand respect à son invité...

Il m’assena une gifle étrangement forte de la part d’un tel vieillard.

— Pour votre irrespect.

Après une pause :

— Croyez-vous, monsieur Krüss, à la métempsycose ? Le vulgaire, aujourd’hui, préfère employer les expressions plus simplificatrices de « transmigration des âmes », ou, mieux encore, de réincarnation. Mais je ne vous apprend rien, bien sûr...

Sa suffisance dépassait toutes les bornes. Après une nouvelle pause narquoise, il reprit :

— La métempsycose, mon bon, est un fait. Et je parle d’expérience. Ce n’est pas un quelconque charlatan qui vous affirme cela, en se basant sur de vaines spéculations métaphysiques. J’ai été, certes, un de ceux-là. C’était du temps de la plus ancienne incarnation dont je me souvienne, celle qui, pour mon plus grand malheur, devait changer à jamais le destin de mon âme...

— Vous n’avez pas d’âme, vieux fou !

Il eut un petit rire chargé de mépris.

— Ceci, Monsieur, est de la poésie, de la métaphore de bas-étage, de la répartie facile. Et l’on n’établit pas la vérité à l’aide de petites piques semblables à celle-ci. La vérité est crue, sinistre, elle s’oppose en tout aux rêveries du poète, et il n’y a certes pas de quoi en rire. Je vous pardonne volontiers votre ignorance, mais apprécierais fort de ne plus être interrompu de la sorte. Ceci dans votre intérêt, bien sûr... Bien. Où en étais-je ? Ah ! Oui. Mon incarnation primordiale... Oui, le terme n’est guère adéquat, je vous le concède, mais notre langue est si pauvre... C’était au XIIe siècle. J’étais un jeune érudit de la maison de Trencavel, éduqué dans ce qu’il est hélas convenu aujourd’hui d’appeler « l’hérésie cathare ». Ces hérétiques détenaient, mon cher ami, le secret du monde – au milieu d’un nombre incalculable de sottises, il est vrai ; mais, en près de neuf cents ans de vie consciente, veuillez admettre que j’ai amplement eu le temps de distinguer le vrai du faux, en constatant la vérité, oui, Monsieur, la vérité, je l’ai vue, de mes propres yeux. Ils croyaient en la transmigration des âmes pour ceux qui n’étaient pas consolés, à l’attachement perpétuel de ces âmes perdues au sinistre monde du Démiurge. Et j’y croyais, moi aussi, bien sûr. Mais j’étais une anomalie, pour cette époque, un « esprit libre » dirait-on plus tard : je ne pouvais me contenter de croire, il me fallait savoir. Aussi entamai-je des recherches, auprès des juifs kabbalistes, auprès des Templiers, qui avaient été instruits des secrets de l’Orient mystique de par leurs contacts avec les serviteurs du Vieux de la Montagne. Je me rendis moi-même dans cet Orient, traversant al Andalous pour rejoindre le Maghreb, puis l’Égypte, où certains conservaient encore les secrets des prêtres d’Amon, et enfin l’Arabie heureuse. Un bien long périple, mon jeune ami. J’étais un vieillard quand il me fut donné, enfin, de dénicher la vérité auprès d’un mystérieux alchimiste rodant dans les ruines de Persépolis. Je ne puis vous expliquer ce secret, il vous faudrait bénéficier d’une culture hermétique que vous ne possédez certainement pas. Mais je pus, moi, le comprendre. Et ainsi me condamner moi-même au triste sort qui est le mien : être conscient de ses multiples incarnations, et se souvenir des anciennes. Le rituel que j’exécutai alors, en cette maudite année 1194, me fit périr sur le coup. Je flottai alors l’espace de trois cents jours dans l’éther, l’esprit coupé en deux. D’une part, je ressentais la décomposition de mon cadavre, et, de l’autre, dès le moment de l’étincelle mystique scellant l’union d’un spermatozoïde et d’un ovule, je me voyais renaître, sous la forme d’une cellule, puis d’un fœtus. Et soudain, tandis que le noir total se faisait sur mon squelette, l’éclatante lumière du jour me fit reparaître à la vie, au sortir du vagin de ma nouvelle mère, sous la forme d’une petite Japonaise... J’étais stupéfait... oui, vous me permettrez de garder le masculin, j’ai l’habitude de parler au nom de l’incarnation que je suis dans l’immédiat... J’étais stupéfait, donc... Je me souvenais de tout, tout, absolument ! Mais j’avais aussi gardé mon intellect d’adulte, et compris vite qu’il fallait garder en moi ce terrible secret : imaginez un peu la surprise de mes nouveaux parents si, dès ma naissance, je leur avais adressé la parole en occitan ! Je me taisais, donc, et calquais mon évolution sur celle des autres enfants. Je voulais vivre autrement, goûter à tous les plaisirs que pouvait m’offrir cette civilisation fascinante, fermée pour encore bien longtemps à toute intrusion occidentale ! Dans mon incarnation suivante, je fus un moine irlandais... Après... Ma foi, j’ai perdu le fil. Car telle est ma malédiction, très cher : j’ai tout fait ; j’ai tout vu ; j’ai tout vécu. Et je m’ennuie, Monsieur Krüss, je m’ennuie profondément.

Le monstre semblait torturé par la nostalgie, et las, si las, que j’éprouvais presque de la pitié pour lui. Il avait la larme à l’œil, mais reprit :

— Et j’ai ainsi découvert un autre secret : la vie, mon cher, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, la vie est une aberration, une absurdité. Croyez-moi, je parle d’expérience. Vous souvenez-vous de ce philosophe, au siècle dernier, dans votre patrie, cet Arthur Schopenhauer ? C’était moi, monsieur. Relisez-moi, vous verrez que je dis la vérité ; sinon pourquoi ces références incessantes à la philosophie hindoue ? Et cette phrase, mon ami, pesez cette phrase dont je resterai éternellement fier – c’est peut-être tout ce qu’il me reste : « la vie oscille tel un pendule entre souffrance et ennui. » Ceci résume tout.

— Mais n’explique rien.

— Vous daignez donc prendre part intelligemment à la conversation ! Mais c’est merveilleux, cela ! (Toujours ce rictus atroce de faucheuse.) L’explication arrive, mon bon, et elle coule de source. Ainsi que je vous l’ai déjà dit, j’ai fait le constat amer de la futilité de la vie. Et je me suis dit qu’il fallait y remédier, je me suis senti investi d’une mission que je ne rechigne pas à qualifier d’humaniste, de philanthrope... Voyez-vous, nous sommes tous, dès l’instant fatal de notre naissance, condamnés à vie. Il n’existe pas d’échappatoire, les croyances manichéennes des parfaits sont à ce sujet un leurre total. Non, nous sommes attachés à ce terrible monde. Nous devons vivre. Alors autant que cela ne soit pas trop pénible. Bien sûr, il s’agit de laisser aux hommes ce don prodigieux de la nature qu’est l’ignorance : croyez-moi, le savoir est une chose terrible. Je n’enseigne donc pas à mes disciples le terrible sort qui est le leur, je me contente de leur apprendre à gérer au mieux l’instant présent. La jouissance, monsieur, le plaisir, voilà tout ce qui compte. Jouir de la vie à n’importe quel prix. Que ce soit dans la vertu ou dans le vice, peu importe : vivre, vivre vraiment, sans se poser de questions, sans s’arrêter au bien ou au mal. Je laisse les veaux inconscients et stupides dans leur petit bonheur, ils y sont très bien, et ne méritent de toute façon pas mieux. Ceux que j’aide, monsieur, ce sont ceux qui souffrent, ceux qui n’en peuvent plus, ceux qui sont à deux doigts de basculer dans le néant. Quel gâchis, n’est-ce pas ? Ces gens-là croient, en achevant leurs jours, disparaître à jamais : ils ne font que recommencer à zéro. Le suicide n’est donc pas la solution. Non : ces gens, qui souffrent, je leur apprends à jouir, à profiter de la vie, à en tirer le meilleur parti possible, loin des stupides convenances du commun. Si cela marche, tant mieux. Quant à ceux qui sont trop désespérés ou trop stupides pour vivre ainsi, je leur évite un trop long questionnement en abrégeant leur vie, en les soulageant de leur fardeau...

— Vous les tuez...

— Si vous voulez. Mais le mot n’est guère adéquat, puisque je ne peux hélas les faire disparaître éternellement : disons plutôt que je leur donne une seconde chance, et que je me débarrasse par là même d’un poids trop lourd et trop distrayant pour me permettre de mener à bien ma mission auprès de ceux qui peuvent en profiter.

Il se tut, et regarda à la fenêtre.

— Les voilà. C’était prévisible. Toute chose a une fin, ou du moins pouvons-nous fractionner l’éternité en épisodes. Sans doute se sont-ils inquiétés pour la Bouillon et ont-ils deviné où elle s’était rendue. Bon. (Il se tourna vers moi.) Il est temps, Christian... Vous permettez que je vous appelle Christian ? Il est temps de nous séparer : votre stupide curiosité a trop mis à mal ma mission, je ne puis plus désormais me dissimuler : autant recommencer à zéro.

Il s’empara d’un bidon d’essence et s’en aspergea.

— Vous vivrez, vous. Car il faut vous souvenir de ce qui s’est dit ce soir. Inutile de le raconter bien sûr : personne ne vous croirait, ou ne me croirait, pire encore... Vous vivrez, donc, avec le terrible poids de la vérité. Et je viendrais régulièrement vous la rappelez, très cher...

Il craqua une allumette, et s’embrasa aussitôt. Alors que les flammes faisaient roussir son corps, répandant une atroce odeur de viande grillée, il trouva encore la force de me dire : « Lève-toi et marche », dans un éclat de rire.

 

*           *            *

 

Les policiers me tirèrent des flammes, Lazare était déjà mort. Quant à moi, j’étais sous le choc. Ma vie avait basculé en cet instant. Je ne savais que penser des élucubrations de Lazare. Je pleurais pour Véronique. Je pleurais pour les disciples du Phénix Noir, qui se suicidèrent tous ensemble dès l’annonce de la mort de leur maître : l’affaire a fait du bruit.

Il existe bien des exemples de ces hommes qui, pour se purger de leurs souvenirs atroces, pour tourner la page, en somme, reviennent sur leur drame et le racontent avec tous les détails possibles. Je m’appliquai à suivre cette méthode : mon enquête sur le Phénix Noir m’attira la reconnaissance et l’admiration, et ma carrière s’envola. Je me sentais quelque part coupable de devoir mon aisance et mon pouvoir à une aussi sinistre farce, ayant entraîné la mort de trop nombreuses personnes. Mais c’était là, je devais assumer.

Je devins riche, célèbre et respectable. À Paris, je devins grand reporter, puis rédacteur en chef d’un grand quotidien du soir. J’oubliais. Et puis...

 

*           *            *

 

... Et puis tout revint, d’un seul coup.

Je me promenais sur les quais de la Seine, farfouillant auprès des bouquinistes. J’avais laissé ma voiture un peu plus loin, à mon habitude. Je flânais tranquillement, sans me soucier de quoi que ce soit, le portable éteint, les soucis enfuis.

Soudain, alors que je m’attardais devant un étalage sur une belle édition reliée et ornée de somptueuses gravures du Faust de Goethe, je sentis une petite pression s’exercer sur mon veston. C’était une petite fille blonde aux yeux verts, dans les dix ans, qui me tirait par les coutures avec un air de chien battu. Je connaissais ce genre de gamines, un jour Bosniaques, le lendemain Roumaines, manipulées par des ordures sans nom pour tirer du fric aux Parisiens. Je voulus partir, la laisser s’attaquer à un autre que moi, mais elle s’accrochait à ma manche, sans mot dire. Dépité, je m’arrêtai et lui tendis une pièce de dix francs. Elle ne voulut pas la prendre.

Et, d’une petite voix fluette :

— Ne vous avais-je pas dit, très cher, que nous nous reverrions ? Il ne faut pas oublier, monsieur Krüss : vous, vous n’en avez plus le droit.

Elle s’en alla en ricanant.

 

*           *            *

 

Quant à moi, il ne me reste plus d’alternative. Vous savez désormais tout ce que j’ai toujours tu, vous connaissez la véritable histoire du Phénix Noir, et comprenez donc qu’il ne me reste plus qu’une seule possibilité : fuir dans la mort ce corps trop reconnaissable et espérer qu’aucun être ne viendra plus jamais me voir et me rappeler qui je suis, ce que je suis, ce qu’en fin de compte nous sommes tous.

           

Adieu.

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Lovecraft et le jeu de rôle

Publié le par Nébal

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Hop, un article en complément du dossier Lovecraft sur le blog Bifrost ; ça se trouve ici.

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"Faim"

Publié le par Nébal

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(Nouvelle écrite pour l’appel à textes consacré aux zombies chez Griffe d’encre, et finalement refusée…)

 

Ça m’a pris un samedi. Je n’ai jamais bien compris pourquoi, ou plutôt, comment. D’autant que nous vivions dans une zone réputée saine. On avait bien entendu quelques échos de l’épidémie, mais c’était loin, ça. Aux États-Unis, comme dans les films. Franchement : des « zombies », ou même des « infectés », à Auch-dans-le-Gers, c’était pas crédible…

 

On était en famille. Ma femme, Hélène, et nos deux filles, Alice et Justine, sept et quatre ans. J’avais tiré un trait sur la possibilité de faire une grasse matinée – la petite était particulièrement agitée –, et m’étais levé pour le petit-déjeuner. J’ai toujours eu tendance à me négliger, le week-end : pas rasé, pas douché, je suis descendu en caleçon dans la cuisine, les yeux dans le brouillard, et mal aux cheveux – la veille, j’avais un peu forcé sur la bière, avec les copains ; et finir à la vodka, c’était clairement pas une bonne idée.

Hélène, toujours pimpante – oui, même le week-end – essayait désespérément de persuader la terrible Justine de finir ses céréales. Elle m’adressa un regard à la fois implorant et désabusé ; la joie d’avoir des gosses…

Ouais.

Je les regrette, maintenant, mes trois nanas. Alice, sage blondinette aux joues rebondies, un ange ; Justine, le cheveu plus foncé, l’air coquin, qui enchaînait les conneries sur un rythme infernal ; Hélène…

Hélène.

 

Je venais d’entrer dans la cuisine. Hélène me regardait. Et puis… Je ne sais pas. Quelque chose a changé dans ses yeux, quelque chose d’à peine perceptible.

Une vague nuance d’inquiétude. Très progressive, comme au ralenti. Sa bouche s’entrouvrait – sur une interrogation ? un hurlement ? – mais il était déjà trop tard.

C’est sur elle que je me suis jeté en premier. Sur ma femme, putain.

Une pulsion, irrépressible. Sans rime ni raison. Je n’avais pas eu le temps de me poser la moindre question ; je l’avais saisie à la gorge, et envoyée balader contre la fenêtre – je n’ai jamais su d’où m’était venue cette force ; d’accord, Hélène était frêle, une vraie sauterelle, mais quand même…

L’horreur, c’était de ressentir. De comprendre sans pouvoir rien faire.

Mais j’avais conscience de tout. De ses cris étouffés ; de son cou craquant sous ma poigne ; et du goût de sa chair, bien sûr. De ce goût dégueulasse, qui m’emplissait la bouche, qui me donnait la nausée… mais je continuais de lui dévorer le sein ; le sang giclait, ruisselait sur sa poitrine dénudée ; à force de fracasser son crâne contre la vitre, celle-ci se teinta de cervelle ; je ne sais pas au juste quand elle est morte.

Mais j’avais conscience de tout. Je la bouffais, et je chialais. On n’avait jamais vu ça, dans les films, le prédateur décérébré qui pleure…

J’attaquais ensuite son ventre. De mes ongles, de mes dents – je ne pouvais pas encore parler de griffes ou de crocs –, je la ravageais, extirpais ses intestins, me noyais dans ses tripes.

Je ne sais pas au juste combien de temps cet abominable festin a duré. Mais je finis par la laisser retomber, forme semi-liquide, à peine humaine, baignant dans sa robe de chambre grande ouverte.

 

Les filles, tétanisées, n’avaient pas bougé. Sans doute avaient-elles hurlé, pleuré, se demandant ce que papa pouvait bien faire à maman… Mais elles étaient toujours là.

Elles furent les suivantes.

J’ai encore leur goût sur les papilles.

La chair de ma chair…

 

Bien sûr, je n’étais pas un cas isolé. Quand la faim m’incita à sortir de chez moi – quelques heures à peine après avoir massacré ma famille –, la vieille ville offrait déjà un décor apocalyptique. Bagnoles en flammes, aux vitres fracassées, encastrées les unes dans les autres ; portes défoncées d’où s’échappaient – je ne sais pas ce qui était le plus horrible – hurlements, pleurs et bruits de succion, de mastication ; traînées de sang sur la chaussée ; des cadavres, partout ; et des types comme moi qui couraient dans tous les sens, barbouillés de rouge, des lambeaux de chair au coin de la gueule, des larmes plein les yeux.

Quand les autres ont commencé à comprendre ce qui se passait, certains se sont précipités dans la cathédrale, espérant y trouver un refuge contre la barbarie extérieure. Peine perdue. Je m’y suis rendu, avec mes semblables, dans ce gigantesque abattoir. J’ai tué, j’ai dévoré. Je pleurais, oui, mais j’avais faim… si faim… À l’intérieur, c’était l’enfer. Les beaux bois du chœur étaient teintés d’écarlate, je glissais dans la tripe, mais je continuais, jouant mon rôle jusqu’au bout.

Je me souviens notamment d’une vieille bique, la Valade, répugnante catho faf à demi cintrée, qui avait pour habitude de gueuler contre les pédés, contre les Arabes, contre tout ce qui n’était pas comme elle. Je l’avais toujours méprisée. Et là, elle était à ma merci. Je l’ai renversée sur un banc, et me suis repu de sa chair faisandée. Je n’y ai même pas pris plaisir, pourtant. Non. Non, non : je pleurais toujours, en lui arrachant les tendons, en gobant ses yeux, en massacrant sa chatte moisie.

Je me répugnais.

Mais j’avais tellement faim…

 

La suite était prévisible. Beaucoup avaient vu les films, après tout. Alors ils ont cherché à se réfugier dans un supermarché. Mes semblables et moi, du coup, nous sommes mis en route dès qu’il n’y eut plus rien à becqueter dans la vieille ville. Ce qui, finalement, arriva assez tôt.

On n’avait pas grand-chose à craindre. Tout au plus un chasseur, ici ou là, qui se retrouvait dans la position du gibier, pour changer, et avait du mal à nous aligner de son fusil. Il y eut bien quelques pertes parmi nous, mais c’était négligeable ; et il n’y avait de toute façon personne pour compter les points.

Les autres, évidemment, n’avaient pas d’armes. Et il n’y en avait pas davantage dans les bâtiments de la zone commerciale. Difficiles à barricader, en plus. Trop grands. Pas le temps de trouver comment calfeutrer tout ça. Nous y sommes rentrés sans souci. C’était comme un jour de soldes, promotion sur la barbaque.

Un massacre.

 

Il a suffi de quelques jours pour nettoyer la ville de tout élément « sain ». Oh, il y en a bien eu pour survivre un peu plus longtemps, mais on finissait toujours par les débusquer.

L’armée ? Quelle blague… Elle avait connu le même sort, bien sûr. Et les militaires rescapés avaient autre chose à foutre que de s’occuper de nous, dans notre bled paumé. Les premiers jours, la radio et la télé beuglaient sans cesse, énumérant l’apparition de nouveaux foyers partout dans le pays, dans les grands centres urbains surtout – difficile de faire circuler l’information depuis la campagne. Des instructions inutiles, « rendez-vous à tel endroit », tout ça. Bien évidemment, ils ne se doutaient pas qu’on comprenait, nous aussi, ce qui se disait ; on savait où aller, du coup, quand la faim nous reprenait.

Oui, on avait le champ libre. Personne ne pouvait s’opposer à nous. Très vite, la ville fut nôtre. Les campagnes environnantes aussi, même si cela prit un peu plus de temps. Et j’imagine que ce fut la même chose dans le reste du pays ; en tout cas, passés trois ou quatre jours, il n’y avait plus rien de neuf à la radio ou à la télé, rien que des machins préenregistrés balançant des informations erronées.

 

J’ai erré, comme ça, de tuerie en tuerie, de ville en ville, puis dans les villages et les maisons isolées. Je n’étais pas seul, mais c’était tout comme : chacun pour sa gueule, c’était au premier qui trouverait sa pitance. La faim nous tenaillait trop pour qu’on songe à s’organiser. On évoluait en parallèle, indifférents aux autres infectés.

Au début, en tout cas. Quand il y avait encore des victimes « saines ».

Je ne sais pas combien de temps ça a duré, au juste. Difficile de tenir le compte des jours quand on n’a plus d’autre obligation que de bouffer, peu importe l’horaire. Pas très longtemps, sans doute.

En tout cas, il y a eu un changement.

Les premiers jours, c’était comme s’il y avait un accord tacite : les infectés ne s’entretuaient pas. Il faut dire qu’il y avait alors bien assez de proies « saines » pour qu’on ne se pose même pas la question.

Et puis elles sont venues à manquer.

Nous autres infectés avons alors passé de dures journées, avec cette faim obsédante impossible à assouvir. Une sensation à nulle autre pareille, à se tordre de douleur.

Je me souviens.

J’étais dans une résidence secondaire assez cossue, là où j’avais commis mes derniers meurtres. Une petite famille mignonne comme tout. Un peu comme la mienne, avant. Seul l’isolement les avait préservés tout ce temps. Mais ça ne pouvait pas durer éternellement…

J’étais entré dans la maison accompagné d’un autre type, un gras du bide, cadre quadra à vilaines binocles, le cheveu rare. Je ne connaissais pas son nom. On ne peut pas dire que nous collaborions, non, mais, pour une raison ou une autre, il me suivait – ou bien était-ce moi qui le suivais ? – depuis quelques jours. On tuait et mangeait ensemble. Cette fois-là n’a pas fait exception. J’étais plus rapide que lui, je pouvais choisir mes victimes – les plus riches en viande. Lui se contentait des proies les plus faciles : une petite vieille toute ratatinée et un gamin geignard, en l’occurrence. Cela faisait longtemps que nous n’avions pas mangé. Et nous n’avions pas vraiment d’espoir de trouver autre chose dans le coin. Ni plus loin, à vrai dire.

Alors on est restés là, affalés dans le salon, au milieu des cadavres, à nous regarder en chiens de faïence. Combien de temps ? Je ne sais pas.

Trop longtemps.

La faim était trop cruelle.

J’ai fini par me jeter sur lui, lui tordre le cou avant qu’il ait eu le temps de réagir ; j’imagine que ça s’est joué à peu de choses, que nous aurions très bien pu nous retrouver dans la situation inverse. La loterie…

Je ne pleurais plus depuis quelque temps déjà, j’avais trop de sang sur les mains pour que ça me touche encore.

Mais là, ça m’a repris. Alors que je mordais dans sa cuisse flasque, je compris ce que tout cela signifiait. J’étais à la fois prédateur et proie, désormais – d’autres, sans aucun doute, avaient eu le même réflexe. Et ça ne pouvait signifier qu’une chose : c’était la fin. L’humanité était condamnée à s’entredévorer.

Il n’y aurait pas de remède, et pas davantage de nouvelle société. Tout était foutu. Les « sains » n’étaient déjà plus – ou presque –, et les infectés s’acheminaient la bave aux lèvres vers le grand suicide collectif.

 

J’ai cherché à me contrôler, mais c’était futile – l’expérience des premiers jours l’avait amplement démontré. La faim a donc fini par l’emporter, et je suis sorti de la résidence en quête de nouvelles victimes. J’ai à nouveau erré, de meurtre en meurtre. J’étais rapide, j’étais fort ; c’est ce qui m’a permis de survivre tout ce temps, de tuer au lieu d’être tué.

 

Mais cela fait si longtemps, maintenant. Il n’y a plus rien, plus personne.

Je suis seul.

Et j’ai faim… si faim…

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Autopromo et copinage : "Bifrost", n° 73. "H.P. Lovecraft"

Publié le par Nébal

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Bifrost, n° 73. H.P. Lovecraft, Saint Mammès, Le Bélial’, janvier 2014, 191 p.

 

Un numéro de Bifrost un peu spécial pour moi, dans la mesure où j’y ai participé plus qu’un chouia (ce qui prohibe bien évidemment tout compte rendu).

 

En effet, d’une part, s’y trouvent deux de mes comptes rendus : Chansons de la Terre mourante 2 de Gardner Dozois & George R.R. Martin (dir.) (pp. 82-83) et Europole de Jérôme Noirez et collectif (pp. 101-103).

 

Mais, d’autre part, on y trouvera quatre articles de ma pomme : « H.P. Lovecraft : une vie » (pp. 126-133), « Précurseurs et influences : les racines littéraires d’H.P. Lovecraft » (pp. 134-142), « Lovecraft en France : petite histoire d’une réception critique » (pp. 156-161) et « Le Bon Commerce des livres maudits » (pp. 162-165).

 

Je ne sais pas s’il me sera possible de les rapatrier ici un jour. En attendant, je vais en lister ici les critiques. Et n’hésitez pas, je vous en prie, à me donner votre avis sur la chose, quel qu’il soit.

 

Hop.

 

Blog-o-livre

 

Efelle sur Les Lectures d'Efelle

 

Zal Gosse

 

Xapur sur Les Lectures de Xapur
 

... là aussi


Tiger Lilly sur Le Dragon galactique

 

 Xapur sur Les Lectures de Xapur

 

 

François Schnebelen sur Yozone

 

Hiro sur Canal hurlant

 

Stein sur Stein écrit (aussi)

 

Maltese sur Babelio

 

Plusieurs gens sur le forum H.P. Lovecraft

 

Hari sur Noire Planète

 

Nouvelles en France

 

Alain Pelosato

Le Bibliothécaire

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Autopromo et copinage : "Jusqu'ici tout va bien"

Publié le par Nébal

Jusqu-ici-tout-va-bien.jpg

 

 

Jusqu’ici tout va bien. 12 nouvelles sur la phobie, Paris, aNTIDATA, 2013, 165 p.

 

Hop, ma nouvelle « Blanc Néon » figure dans cette anthologie thématique sur la phobie.

 

N’hésitez pas à m’envoyer vos retours dans la gueule.

 

Lancement de l'anthologie à la Librairie Charybde

 

Charybde2 sur Sens critique

 

 

MarianneL sur Sens critique

 

Louloulalu sur Sens critique

 

rmd sur Sens critique

 

Emily Vaquié sur Café Powell 

 

Eulimène Deslettres sur Salon des lettres

 

Monochrome sur Monographies

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"Il ne faut pas oublier"

Publié le par Nébal

Il-ne-faut-pas-oublier.jpg

 

 

(Clic.)

 

… Nous étions une petite bande de réformés, qui errait à travers la France. Il y avait Solange, Hélène, Jacques et moi. Aucun des deux camps n’avait voulu de nous, pour des raisons variées, parfois obscures, parfois évidentes. Mais là n’est pas la question. Peu importe. Ce qui compte, c’est que notre statut de parias nous obligeait à parcourir le pays, des zones rouges aux coins les plus paisibles, sans trêve ni repos. Je n’étais pas vraiment préparé à ce genre de vie – qui le serait ? Mais nous n’avions pas le choix. Et, finalement, ce n’était pas si pire… On s’entendait bien, déjà. Notre position était précaire, il nous était impossible de nous intégrer, mais on a connu quelques bons moments, dans cette vie plus ou moins aventureuse qui nous avait été imposée par les circonstances.

 

()

 

… Oui, bien sûr. On en était réduit au vol ou à la mendicité, forcément. Choses pour lesquelles nous n’avions pas spécialement de talent. On n’avait pas le choix, c’est tout. Alors on s’adaptait. Bien sûr, cela n’arrangeait pas exactement nos relations avec les engagés. C’était véritablement une guerre totale, on a sans doute du mal à prendre conscience aujourd’hui de ce que cela impliquait. Il fallait, d’une manière ou d’une autre, participer à l’effort de guerre. Tout le monde était engagé, sauf quelques incompétents notoires comme nous autres, incapables de monter au front, mais tout aussi incapables d’exercer une activité utile à l’arrière. Des inutiles, voilà ce que nous étions. On nous traitait régulièrement de parasites – ce qui n’était pas forcément faux, d’ailleurs. Nous ne trouvions pas notre place dans la société en temps de guerre ; mais je ne suis pas certain que nous aurions davantage pu nous intégrer si les circonstances…

 

()

 

… Non, l’après-guerre ne nous a pas permis de répondre à cette question. Les rescapés étaient des victimes, des handicapés à vie ; encore un statut à part, qui faisait de nous des marginaux. Nous n’avons donc jamais été dans la norme.

 

()

 

… Oui, j’y reviens. Nous étions quatre, donc. Cela faisait près de deux ans que nous étions contraints de vagabonder à travers le pays. Contrainte qui ne présentait pas que des désavantages, d’ailleurs. Déjà, on pouvait aller où bon nous semblait. Pour nous, les frontières n’existaient pas – les traits sur les cartes officielles, mais aussi les lignes fluctuantes du front. Nous avons tour à tour vécu chez les transhumanistes et chez les conservateurs, tant bien que mal. Ils nous traitaient tous de la même manière, de toute façon, avec ce mélange de mépris et de pitié condescendante qui a toujours été le lot des parias. On ne nous aimait pas, non. On nous chassait, souvent. Il fallait faire avec… D’où cette contrainte du voyage. Il nous fallait vivre sur le pays, mais le pays nous repoussait. Il n’y avait pas de solution. Des fois, on se prenait à rêver d’un havre pour les réformés, une sorte d’utopie où nous trouverions enfin notre place. Rêve absurde, bien sûr. Délire pacifiste. La société de ce temps-là ne permettait certainement pas d’envisager l’existence d’un endroit pareil. Mais, dans les meilleurs jours, on peut dire que cette utopie avait un semblant de réalité ; simplement, elle était mouvante, elle nous accompagnait sur les routes.

 

()

 

… Oui, je vais arriver à la capture, mais il me semblait important de poser un peu le contexte. Les gens, aujourd’hui, ont sans doute du mal à comprendre ce que c’était alors que d’être un réformé. L’anomalie que cela pouvait représenter. Mais je vais m’arrêter là. La capture, donc.

 

(Long silence.)

 

… Excusez-moi. Cela m’est encore pénible de repenser à toute cette horreur… Des fois, je suis pris de l’envie de fondre en larmes, tellement… Je…

 

(Sanglots.)

 

… Veuillez me pardonner.

 

()

 

… Non, non, ça va aller. Il le faut. Il ne faut pas oublier DE FAIRE…

 

()

 

… Pardon. Juste un instant.

 

(Soupir.)

 

… Oui, ça va mieux. Ne vous en faites pas pour moi, je ne suis qu’un vieux croûton obnubilé par le passé. De l’eau a coulé sous les ponts. Mais c’est très bien ce que vous faites. IL NE FAUT… Pardon. Le souvenir. C’est important. Les jeunes d’aujourd’hui doivent savoir. Laissez-moi juste un instant.

 

(Le témoin boit un verre d’eau ; il tremble.)

 

… Voilà. Nous étions à l’arrière, dans le camp conservateur. Oh, je ne vous ai pas parlé de mes sympathies ! Oui, même si nous étions réformés, nous avions tous une opinion sur le conflit en cours. Pour ma part, j’étais plutôt transhumaniste, comme Hélène. Solange et Jacques penchaient davantage de l’autre côté. Mais nous n’en parlions pas vraiment. Ce qui nous rapprochait était autrement plus fort que ce qui nous divisait.

 

()

 

… Oui, sans doute. Bon. Peu importe, alors. Là, nous étions en terres conservatrices. Les deux factions, de toute façon, nous traitaient de la même manière, alors pour nous, quelles que soient nos opinions… Bref.

 

()

 

… Oui, jeune homme. Inutile de vous excuser. Donc, nous étions à l’arrière, et c’était plutôt une bonne période, pour nous. L’été. Il faisait bon. On pouvait cueillir des trucs, chasser parfois. C’est en cherchant des baies, d’ailleurs, que nous avons franchi le périmètre de sécurité de la base où nous avons été capturés. Une base de drones, conservatrice. On a été pris en plein lancement, un sacré spectacle ! Un instant, il n’y avait rien, et puis, hop ! le sol se soulevait, des trappes s’ouvraient, et d’immenses engins prenaient leur envol… Jacques a failli y laisser sa peau, d’ailleurs – il était sur une trappe quand elle s’est ouverte. Cela aurait sans doute mieux valu pour lui qu’il tombe dans le puits, ou qu’il soit d’emblée pulvérisé par le drone… Pauvre Jacques…

 

()

 

... Non, non, ça va aller. Merci. Donc… Il y avait cette base de drones. Nous étions pris en pleine alerte. Des soldats n’ont pas tardé à débouler et à nous maîtriser. Mains en l’air ! Il nous était impossible de fuir, nous nous sommes rendus. Nous avons été conduits dans les souterrains jusqu’à une salle d’interrogatoire. Bornés, ces militaires… C’était absurde, mais ils nous prenaient néanmoins pour des espions ! Nous avons passé des heures dans cette pièce, sous-alimentés, sans pouvoir se laver ou se soulager. Un bien rude calvaire… mais ce n’était rien en comparaison de ce qui nous attendait. Mais comment aurait-on pu le savoir ? Il y avait deux officiers, qui jouaient la vieille comédie du gentil flic et du méchant flic. Sans le moindre résultat, bien sûr, puisque nous étions innocents. Ils ont bien fini par comprendre que nous étions bel et bien ce que nous prétendions, et que notre présence sur la base relevait du pur hasard. Alors ils nous ont transféré au complexe… Je pourrais avoir un autre verre d’eau, s’il vous plaît ?

 

()

 

 … Merci. Non, nous n’avons pas été immédiatement séparés. Nous avons fait le trajet ensemble, dans un vieux camion de l’armée, inconscients de notre destination. Nous ne pouvions pas savoir… Personne ne savait. C’était tellement absurde, quand on y repense…

 

()

 

… Non, je vais prendre sur moi. J’ai accepté votre offre, je vous remercie de travailler sur cette question. On oublie trop souvent DE… Pardon. Les gens ne se souviennent tout simplement pas. Je sais même qu’il y en a pour dire que tout cela n’a jamais eu lieu. Les salauds… Mais je peux les comprendre, dans un sens. Une entreprise aussi vaine, une telle dépense de temps, d’énergie et de moyens pour un résultat si… oui, absurde, oui. C’est complètement fou, quand on y repense. Une telle cruauté…

 

()

 

… Non, je ne crois pas. Hélas ! Vous savez, avant même ces… événements… j’avais déjà acquis la conviction que l’homme était foncièrement mauvais. Je crois que le sadisme est un constituant essentiel de l’humanité. Que nous sommes tous sadiques. Rien de nouveau à cet égard. Non, ce qui est très particulier, ici, c’est l’organisation scientifique de ce sadisme, si vous me passez l’expression. Il y avait eu des précédents, bien sûr, mais visant généralement à l’élimination pure et simple, à plus ou moins long terme. Pas là. Et c’est bien ce qu’il y a de plus fou dans cette histoire…

 

()

 

… Je vais y arriver. C’est promis. Le complexe, donc. À l’époque, j’étais bien évidemment incapable de le situer sur une carte. Et, à vrai dire, je m’en moquais un peu ; je pensais que nous serions vite relâchés, et que nous pourrions reprendre notre vagabondage sans but. Jacques et Hélène pensaient la même chose, il n’y avait que Solange pour… Mais c’était Solange. Elle a toujours envisagé le pire. Mais cette fois, elle avait raison.

 

()

 

… Ne vous en faites pas, jeune homme. Je sais que je donne l’impression de tourner autour du… de… Enfin, vous me comprenez. Je vais vous décrire le complexe, maintenant, tel qu’il nous est apparu alors. Un immense bâtiment gris-blanc, borgne, au milieu d’un parc rieur, littéralement envahi d’écureuils. Un bloc d’austérité qui détonnait dans ce cadre. Mais l’impression donnée était assez juste, celle d’une sorte de clinique psychiatrique à l’ancienne, avec ses hauts murs qui nous coupaient du reste du monde…

 

()

 

… Oui, j’avais déjà fréquenté de telles institutions. Dépression chronique… Alors j’ai de suite pensé à ça. Sans véritable fantasme pénitentiaire. J’étais déjà passé par là. Conscient de mon statut d’inadapté, je pensais que l’on allait nous imposer à tous quatre un petit séjour en milieu hospitalier, et, pour être franc, ça me paraissait plutôt une bonne chose : de quoi se reposer un temps, avoir le gîte et le couvert… Si j’avais su…

 

()

 

… Jeune homme, faites-moi confiance. Je vais y arriver. Bon… Nous avons été séparés dès notre arrivée. Enfin, plus exactement, Jacques m’a tout d’abord accompagné, tandis qu’Hélène et Solange étaient conduites dans un autre secteur. Nous avons déambulé le long de couloirs froids et austères, guidés par des sortes d’infirmiers, jusqu’à la salle de réception. Jacques est passé le premier. Je ne l’ai plus jamais revu…

 

()

 

… Oh, non. Non. Simplement, dès la libération, il s’est suicidé – je ne l’ai appris que bien des années plus tard.

 

()

 

… Je vous en prie. J’ai attendu environ une demi-heure, et puis on m’a fait pénétrer dans le bureau. Oui, celui du docteur François. Je ne connaissais bien entendu pas son nom, à l’époque, il a fallu attendre le procès. Personne n’avait de nom, dans le complexe. Les docteurs et infirmiers pas plus que les patients. Cela faisait partie du processus de déshumanisation et de confiscation de l’identité. Je n’étais plus « Bertrand », j’étais « Toi ! » pour les infirmiers, « Vous » pour les docteurs. On ne m’a d’ailleurs pas demandé mon nom lors de l’admission ; ils s’en foutaient.

 

()

 

… Oui. Il y avait une bibliothèque. Plein d’ouvrages très savants, et le guide du docteur François en plein d’exemplaires, avec sa couverture jaune et rouge. La pièce, sinon, était assez dépouillée. Une plante verte dans un coin. Un bureau encombré de dossiers. Et, bien sûr… la comptine…

 

()

 

… Non, je vais y arriver. Il faut que je le dise. Je me suis entraîné. Il y avait donc un grand panneau au-dessus du docteur, qui disait… qui disait…

 

(Soupir.)

 

… « IL NE FAUT PAS OUBLIER DE FAIRE CACA ! »

 

(Long silence.)

 

… Non, ça va aller. Merci. Excusez-moi, je… Mais ça va aller. Il fallait le dire. C’est important.

 

()

 

… Oui, peut-être. À demain, alors…

 

(Clic.)

 

*           *            *

 

(Clic.)

 

… Les questions du docteur François étaient absurdes. Et s’y glissaient déjà des thèmes scatophiles. Au détour d’une question innocente – sur mes antécédents psychiatriques, par exemple –, il me demandait, eh bien, si je regardais avant de tirer la chasse, ce genre de choses. La consistance. La couleur… Une demi-heure d’entretien, comme ça. Ensuite, on m’a guidé dans les douches. On m’a déshabillé, puis laissé seul. La pièce était froide, carrelée de blanc immaculé. Je me suis lavé. Je suis allé aux toilettes. Le leitmotiv était bien entendu affiché au-dessus. C’est la seule chose que j’ai pu lire pendant les 90 jours du traitement.

 

()

 

… Oui, le docteur François m’avait déjà prévenu que la rééducation durerait 90 jours. Je n’imaginais pas alors à quel point ce serait dur… 90 jours. Dit comme ça, ce n’est pas grand-chose… Pourtant…

 

()

 

… Non, ils ne m’ont pas donné de vêtements. Effectivement, nous étions nus, pendant toute cette période. Les femmes comme les hommes, d’ailleurs. Un jour, à la lisière du périmètre, j’ai vu Hélène. Elle ne m’a pas reconnu.

 

()

 

… Non, je vous l’ai déjà dit, je n’ai jamais revu Jacques. Le hasard, sans doute… Nous étions sous l’emprise complète du hasard.

 

()

 

… Les premiers jours, non. Pendant un temps, la seule chose véritablement gênante, c’était la nudité. La perte d’identité, à la limite. Oh, et la comptine qui passait en sourdine en permanence, bien sûr…

 

()

 

… Non. Non, le pire, très franchement, ce n’était pas les électrochocs. C’était terrible, bien sûr. Mais c’était une torture, comment dire… ponctuelle ? L’angoisse, avant, était insupportable, la douleur affreuse… Mais…

 

()

 

… Après trente jours, oui. Mais franchement, jeune homme, vous auriez tort d’y accorder trop d’importance. La véritable torture, dans le complexe, n’était pas physique. Non… Non, c’était tout cet ensemble de manipulations qui vous vidaient le crâne et vous ôtaient toute substance. C’est ça que les jeunes, aujourd’hui, n’arrivent pas à comprendre. On se focalise sur les électrochocs, mais le pire… le pire c’était d’avoir tout le temps dans la tête cette comptine stupide, d’entendre et de hurler jour après jour « IL NE FAUT PAS OUBLIER DE FAIRE… »

 

()

 

… « CACA ! IL NE FAUT PAS OUBLIER DE FAIRE CACA ! IL NE FAUT PAS OUBLIER DE FAIRE CACA ! IL NE FAUT PAS OUB… »

 

(Clic.)

 

*           *            *

 

(Clic.)

 

… Je… je vous prie de m’excuser pour hier. Cela ne se reproduira plus.

 

()

 

… Merci. Les trente premiers jours, donc. Une routine s’est très vite instaurée. Lever à sept heures, toilettes, petit-déjeuner, toilettes, promenade dans le parc, toilettes, déjeuner, toilettes, entretiens et ateliers thérapeutiques, toilettes, dîner, toilettes, extinction des feux à vingt heures. La comptine était diffusée en permanence, même la nuit, bien sûr. Et, au fil des jours, les panneaux se multipliaient, partout, qui reprenaient sans cesse le leitmotiv.

 

()

 

… Oui, c’était les seuls changements que nous pouvions constater.

 

()

 

… Nous, oui. Nous formions un petit groupe d’une quinzaine de patients. Nus. Et il nous était interdit de dire nos noms, sous peine de passer au caisson.

 

()

 

… Bien sûr. D’un tempérament un peu rebelle, j’y ai effectué plusieurs séjours. C’était une sorte de placard, d’un noir d’encre, dans lequel la comptine passait à un volume beaucoup plus élevé. Chaque condamnation au caisson durait huit heures. Huit heures debout, dans le noir, à entendre la comptine. Alors évidemment on se chiait dessus. Littéralement. Direction les toilettes et les douches dès la sortie. Et ça ne vous donnait pas envie de recommencer, croyez-moi. J’y suis retourné, pourtant… Mais il faut dire qu’on nous y envoyait au moindre prétexte. Un pas de travers, un mot de trop, hop ! le caisson.

 

()

 

… Vous y revenez toujours… Oui. Les électrochocs. Les séances commencèrent à partir du deuxième mois. Dans la salle, la comptine passait très fort.

 

()

 

… Oh, mais eux ils avaient des casques anti-bruit ! Enfin, le mot n’est pas très juste ; ça filtrait – en tout cas, ils n’avaient pas à supporter la comptine. Sinon, ils seraient devenus aussi fous que nous… Car, oui, nous devenions fous, à force. De la merde dans le crâne. De la merde partout. De la… il… IL NE FAUT P…

 

(Clic.)

 

*           *            *

 

(Clic.)

 

… Je vous prie encore une fois de bien vouloir m’excuser. Mais, comme vous pouvez le constater, quarante ans plus tard, ce conditionnement reste des plus efficace…

 

()

 

… Non. Non, je n’ai jamais compris pourquoi. Personne, d’ailleurs. Lors du procès, on a bien entendu chercher à comprendre les motivations du docteur François, et de ses supérieurs, mais rien. Toute cette débauche semblait… gratuite. Encore que le mot ne soit pas très bien choisi : tout cela devait coûter fort cher. Et cela ne débouchait pourtant sur rien d’autre que la folie. Des dizaines d’individus braillant une comptine inepte à tue-tête. Pourquoi ? Je n’ai pas la réponse. Je ne crois pas que qui que ce soit ait la réponse. Mais les faits sont là…

 

()

 

… Oui, au bout de 90 jours, comme promis, ils m’ont relâché. J’étais devenu une loque, de même que mes semblables. J’errais dans les rues en gueulant… la comptine. Je suis resté nu plusieurs mois, je crois bien. Les gens avaient pitié…

 

()

 

… Non, dans un sens, j’ai eu de la chance. Il ne s’est écoulé qu’assez peu de temps avant la victoire des transhumanistes. J’ai alors eu droit à une vraie thérapie, pour me débarrasser autant que possible du conditionnement du docteur François. Cela a duré près de deux ans. Après, il y eut le procès. La commission d’enquête était perplexe, c’est rien de le dire. Mais on ne peut rien contre les faits. Mon témoignage – et celui de bien d’autres, qu’ils aient été « guéris » ou pas – a débouché sur la condamnation du docteur François pour crime contre l’humanité. Ce salaud est toujours vivant. Il n’a jamais fourni la moindre explication…

 

()

 

Je vous en prie. C’est moi qui vous remercie. C’est important, ce que vous faites, pour les jeunes. Car il… il ne… IL NE FAUT PAS OUBLIER…

 

(Clic.)

 

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