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Articles avec #nebal lit des bons bouquins tag

"Le Château d'Eymerich", de Valerio Evangelisti

Publié le par Nébal

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EVANGELISTI (Valerio), Le Château d’Eymerich, traduit de l’italien par Sophie Bajard avec la collaboration de Doug Headline, [s.l.], La Volte, [2001] 2012, 371 p.

 

Celui-là, on pourra dire que je l’ai attendu, sans trop y croire : cela faisait des années que plus personne ne publiait en France les enquêtes de Nicolas Eymerich… Heureusement, il y a La Volte, qui a eu la double bonne idée de rééditer les premiers volumes (très jolie présentation, par ailleurs), et de commencer à traduire les inédits au fur et à mesure. Attention donc, toi le lecteur qui aurais découvert Eymerich avec La Volte : avec Le Château d’Eymerich, tu n’as pas entre les mains le troisième volume des aventures de ton inquisiteur préféré – c’est Le Corps et le sang d’Eymerich –, mais le septième. Cela dit, et quand bien même on y retrouve deux personnages apparus plus tôt dans la série, on peut parfaitement lire ce volume-ci en troisième position sans que cela jure trop.

 

L’essentiel de l’intrigue – celle où intervient Eymerich, donc – se déroule en 1369 en Castille, alors que notre salopiaud d’inquisiteur adoré est convié, avec un collègue, par le roi Pierre le Cruel, alors en fort mauvaise passe : son rival Henri de Trastamare, secondé par Bertrand Du Guesclin (guest star !), lui a quasiment tout bouffé, sauf une ultime forteresse, l’énigmatique château de Montiel, construit selon des plans kabbalistiques et théâtre d’étranges manifestations qui ne sauraient bien évidemment être que diaboliques… Du pain sur la planche pour l’inquisiteur, qui se retrouve, à la cour du roi, entouré par les Juifs et les mahométans. Et ce sont bien les Juifs et leur Kabbale qui sont au cœur de l’histoire, ainsi qu’on le devine très tôt ; or Eymerich ne porte pas vraiment dans son cœur le peuple déicide, auquel on impute par ailleurs des sacrifices rituels… Mais il en est une, pourtant, que l’inquisiteur retrouve ici, et qui lui inspire bien malgré lui des sentiments contrastés : Myriam, la « fille » de Ha-Levi…

 

Comme il est d’usage dans la série, l’intrigue se développe parallèlement, encore que de façon bien moindre, à d’autres époques. Tout d’abord, vingt ans plus tôt, nous assistons à la réunion de cinq mystérieux dominicains à Gérone. Ensuite, en 1944, au camp de concentration de Dora, nous suivons le Sturmbannführer Von Ingolstadt dans ses expériences inédites. Mais ce ne sont là, très franchement, que des épisodes négligeables en comparaison avec la trame principale, et qui, dans le cas de l’intrigue nazie, ne rejoignent que fort indirectement le propos (le but de l’auteur, bien entendu, est d’établir un lien entre la Shoah et les persécutions des Juifs au Moyen-Âge, et c’est surtout à cela que servent ces chapitres). On pourra regretter, d’ailleurs, que Valerio Evangelisti, dans ce volume d’Eymerich, ne mette pas en place une mécanique aussi bien huilée à cet égard que d’habitude, pour livrer un roman plus conventionnel, ne jonglant pas avec les époques. Mais bon…

 

En tout cas, les amateurs ne seront probablement pas déçus : Le Château d’Eymerich est un page turner redoutablement efficace, et le lecteur se laisse balader par un auteur très professionnel le long d’une intrigue palpitante en diable et riche en rebondissements. Eymerich est toujours autant un salaud magnifique dévoré par la haine, un personnage génial même si unilatéralement décrié par son auteur – on ne reviendra pas là-dessus –, une ordure de choix que l’on prend plaisir à suivre, et que l’on peut même admirer pour sa sagacité et sa droiture. Les autres personnages ne sont d’ailleurs pas en reste, et Valerio Evangelisti livre ici une belle galerie d’hommes (et de femmes…) singuliers.

 

Une remarque, pourtant, qui n’est pas tant une critique qu’un constat : cette fois, Valerio Evangelisti se livre clairement au fantastique le plus débridé, ni la science ni la pseudo-science ne venant « justifier » les événements les plus étranges ayant lieu à Montiel ; ce sont bien la Kabbale et la démonologie qui sont au cœur de cette enquête. Ce qui n’en rend pas le roman moins palpitant, mais simplement lui confère une place bien particulière dans la série.

 

Alors, certes, on ne va pas crier au chef-d’œuvre : Le Château d’Eymerich n’en a de toute façon pas l’ambition. Mais c’est toujours autant du divertissement fort bien troussé et diablement efficace, et c’est tout ce qu’on lui demande. Aussi ne s’attardera-t-on guère sur les quelques critiques – habituelles – que l’on pourrait formuler à l’encontre de l’auteur, notamment dans son jugement aussi sévère de son personnage comme de l’institution qu’il représente. Là n’est pas le propos, et nous avons affaire en Valerio Evangelisti à un romancier, non un historien : il peut bien violer l’histoire, si c’est pour lui faire de beaux enfants. Or, il se place décidément dans la filiation d’un Alexandre Dumas (la comparaison vient de l’auteur lui-même, dans sa postface sur la tombe de l’inquisiteur), et fait avec Eymerich ce que son prédécesseur avait fait avec D’Artagnan. On ne s’en plaindra pas, loin de là, et même : on en redemandera.

 

Encore ! Encore !

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"Le Roi en jaune", de Robert W. Chambers

Publié le par Nébal

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CHAMBERS (Robert W.), Le Roi en jaune, [The King in Yellow], traduit [de l'américain] et présenté par Christophe Thill, Noisy le Sec, Malpertuis, coll. Absinthes, éthers, opiums, [1895] 2008, 269 p.

 

Quand on évoque Le Roi en jaune à un amateur de Lovecraft et de lovecrafteries, normalement, ça fait tilt. Et d'enchaîner sur ce livre maudit (une pièce de théâtre, en fait) qui rend fou, et fait allusion à l'Indicible Hastur, à Carcosa dans les Hyades, aux étoiles sombres et au lac de Hali... Mais tout cela – c'est moins connu – est en fait antérieur à Lovecraft, même si l'insertion du Roi en jaune parmi les volumes du Mythe de Cthulhu a beaucoup fait pour sa postérité. Le Roi en jaune est à l'origine un recueil de nouvelles fantastiques et décadentes de l'Américain Robert W. Chambers (dont j'avais déjà pu lire Yue Laou. Le Faiseur de lunes) ; et encore ! Si l'idée du livre qui rend fou vient bien de Chambers, tout ce lexique que nous venons d'utiliser a en fait été piqué à Ambrose Bierce... Toujours est-il que, dès que j'ai appris l'existence d'une traduction intégrale (et critique) du recueil de Chambers, je me suis emparé de la chose et l'ai intégrée dans ma volumineuse commode de chevet. Les astres étant propices, je me suis dit qu'il était bien temps de le lire, et donc voilà.

 

Un livre étrange, que ce Roi en jaune, que l'on peut très nettement scinder en deux parties. La première, et de loin la plus intéressante, est composée de nouvelles fantastiques reliées entre elles par quelques personnages communs et ces allusions inévitable au livre qui rend fou et donne son titre au recueil. La seconde partie est quant à elle composée de nouvelles décadentes et « bohémiennes » narrant les frasques et les amours de quelques étudiants américains en art dans le Quartier latin ; et, de ces dernières, on se contentera de dire qu'elles sont interminables, chiantissimes, et pour ainsi dire à peu de choses près illisibles aujourd'hui (malgré quelques bonnes idées ici ou là, comme celle qui consiste à déployer le récit dans Paris assiégé par les Prussiens, pour « La Rue du premier obus »). Passons donc outre, on ne s'en portera que mieux.

 

Ce qui précède est autrement plus intéressant, même si ce n'est pas exempt de défauts. Robert W. Chambers sait créer des ambiances étonnantes et de délicieux frissons qui le placent dans la postérité d'un Poe ou d'un Bierce (justement). Parfois, il se montre étonnament inventif – ainsi dans la première nouvelle du recueil, un brin confuse, mais qui fait en outre dans l'anticipation sur une vingtaine d'années. Et l'on comprend, du coup, l'influence qu'a pu avoir ce livre bancal sur un Lovecraft, parmi d'autres : il y a bien de temps à autre des traits d'horreur cosmique dans tout cela, qui sont tout à fait saisissants.

 

Je ne vais pas faire le détail des nouvelles et de leur contenu, cela me paraîtrait quelque peu absurde. Du coup, je n'ai plus grand-chose à dire sur cet étrange bestiau... Si, tout de même : on remerciera Christophe Thill pour cette édition critique d'un classique oublié (c'en est la première traduction intégrale en français, au passage), et l'on s'arrêtera aux premières nouvelles du recueil, celles qui correspondent véritablement à son si célèbre titre, faisant l'impasse sur ce qui suit et qui mérite bien aujourd'hui d'être oublié. Un livre schizo, donc ; pas étonnant qu'il rende fou...

 

EDIT : Gérard Abdaloff en cause un peu, .

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"Women in chains", de Thomas Day

Publié le par Nébal

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DAY (Thomas), Women in chains. Petite pentalogie des violences faites aux femmes, préface de Catherine Dufour, Chambéry, ActuSF, coll. Les Trois Souhaits, 2012, 194 p.

 

Chose promise, chose due : après vous avoir fait part de ma déception suite à la lecture du mauvais roman jeunesse qu'est Du sel sous les paupières, je reviens aujourd'hui sur l'actualité de Thomas Day, sous son autre visage, et c'est rien de le dire. Women in chains, c'est autrement plus violent et dérangeant, et, ma foi, intéressant. Le sous-titre nous éclaire sur les intentions de l'auteur : il s'agit ici de livrer cinq nouvelles sur les violences infligées aux femmes de par le monde. Ah, tout de même. Mais en même temps, pourquoi pas ? Pour ma part, je faisais pleinement confiance à Thomas Day pour traiter de ce sujet au mieux. Et il s'avère que j'avais raison d'en attendre beaucoup de bien : Women in chains est peut-être bien la meilleure chose écrite par Thomas Day qu'il m'ait été donné de lire. Sans blague. D'où contraste...

 

Les hostilités s'engagent sur un texte que j'avais déjà lu dans Utopiales 2010, « La Ville féminicide ». J'en avais pensé et dit beaucoup de bien à l'époque, et il n'y avait pas de raison pour que cela change. Cette plongée dans l'enfer des mortes de Juárez est absolument terrible, mais tout aussi saisissante. Le recueil s'ouvre ainsi sur une nouvelle sans concessions, qui laisse augurer du pire (on se comprend) pour la suite, et laisse déjà planer sur l'ensemble du volume une ombre de fascination sadienne. Une grande réussite, qui, en maniant intelligemment des clichés, éveille chez le lecteur des sensations fortes, aussi troubles qu'intenses.

 

Suit « Eros-Center », longue novella « déchronologisée » sur la prostitution et la sorcellerie africaines en Europe. Le sujet est aussi fascinant que sordide, et poursuit de la meilleure manière ce tour du monde du sexe glauque que l'on a entamé au Mexique avec la nouvelle précédente ; ici, le récit se partage entre l'Allemagne, la France et le Cameroun. Le résultat ? En ce qui me concerne, c'est là un des tous meilleurs textes de Thomas Day que j'ai jamais lus. Tout simplement bluffant.

 

La tension redescend d'un cran (à mes yeux en tout cas) avec « Tu ne laisseras point vivre... », nouvelle groenlandaise dotée d'une belle ambiance (enfin, belle, on se comprend...) et d'un personnage principal remarquable. Cette nouvelle, probablement la plus ouvertement pornographique du recueil, est cependant un peu moins efficace que ce qui précède, sans doute du fait de sa thématique fantastique assez classique.

 

On repasse à quelque chose d'effroyable avec « Nous sommes les violeurs », atroce anticipation afghane sur le viol en tant qu'arme de guerre, que j'aurais normalement déjà dû lire dans Bifrost si je n'avais pas accumulé un tel retard dans ma lecture de la revue... Quoi qu'il en soit, cette nouvelle qui prend la forme de témoignages des violeurs et d'une femme violée devant une commission d'historiens fait froid dans le dos, et réussit parfaitement son coup. Un très bon texte, à n'en pas douter.

 

Et le recueil de s'achever sur quelque chose de (comparativement) plus léger avec « Poings de suture », courte nouvelle de science-fiction sur les violences domestiques, en forme de revanche. Classique, un peu convenu peut-être, mais néanmoins efficace ; et c'était sans doute la meilleure manière de conclure ce recueil aussi brillant qu'horrible.

 

La plume de Thomas Day, impeccable, fait des miracles dans chacun de ces cinq textes ; malgré la thématique aisément porno-trash, l'auteur stupéfie par son sens de la mesure ; les textes sont justes, sans jamais sombrer sur les écueils de la complaisance comme de la dénonciation qui ne coûte rien. L'auteur manie ainsi son sujet avec une adresse digne des plus grands, pour un résultat qui ne saurait laisser indifférent.

 

Au risque de me répéter, c'est là peut-être ce que j'ai lu de mieux de la part de Thomas Day ; un recueil à ne pas mettre entre toutes les mains, probablement ; un recueil ardu, difficile, sans doute ; mais une franche réussite, qui coupe le souffle et laisse le lecteur K.O.

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"Sans nouvelles de Gurb", d'Eduardo Mendoza

Publié le par Nébal

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MENDOZA (Eduardo), Sans nouvelles de Gurb, [Sin noticias de Gurb], traduit de l'espagnol par François Maspero, Paris, Seuil, coll. Points, [1990-1992, 1994] 2006, 125 p.

 

Je ne sais pas, peut-être s'est-il agi de publicité subliminale ; toujours est-il que l'autre jour, en déambulant dans MA librairie à moi que j'ai, quand je suis tombé sur Sans nouvelles de Gurb d'Eduardo Mendoza, j'étais persuadé d'en avoir entendu parler, plusieurs fois et en bien – même si je suis bien incapable aujourd'hui de dire quelles étaient les sources de ces éloges. Alors évidemment, la chose étant courte et pas chère, je m'en suis emparé, et l'ai lue aussitôt ou presque.

 

Deux extraterrestres, sous forme d'intelligences pures, atterrissent dans les environs de Barcelone. L'un d'eux, le sous-fifre Gurb, est envoyé en mission de reconnaissance, sous les traits de Madonna. Las, le temps passe, et l'autre extraterrestre, notre narrateur et héros, est sans nouvelles de Gurb. Aussi décide-t-il de partir à sa recherche dans Barcelone, sous une apparence moins voyante (encore que), et note-t-il fidèlement le résultat de ses observations dans son journal.

 

On l'aura compris aisément à ce résumé : nous sommes ici en présence d'une fable satirique sur le mode des Lettres persanes de Montesquieu. Simplement en plus délirant, et contemporain.

 

Il s'agit donc d'un livre qui se veut drôle. Il l'est à l'occasion, je ne saurais le nier : quand l'humour de l'auteur lorgne vers l'absurde ou la satire sociale grinçante, il fait généralement mouche. Hélas, ce n'est pas toujours le cas, et l'on ne compte pas les blagues qui tombent à plat, pour une raison ou pour une autre ; et je dois dire que, bien loin du récit jubilatoire auquel je m'attendais pour je ne sais trop quelles raisons, j'ai trouvé dans l'ensemble Sans nouvelles de Gurb plutôt lourdingue (d'autant qu'il n'hésite pas de temps à autre à verser dans le pipi-caca). Certes, je n'étais pas armé pour apprécier tout le sel de ce très court roman, et j'imagine que seul un Barcelonais en serait vraiment capable. Mais voilà : pour une blague qui fonctionne bien, il y en a au moins une qui ne fonctionne pas. Or l'auteur jouant volontiers du comique de répétition – c'est une formule que l'on voit très tôt se mettre en place –, c'est particulièrement périlleux...

 

Aussi, malgré son postulat délectable et quelques gags vraiment réussis, j'ai été plutôt déçu par Sans nouvelles de Gurb, dont j'attendais il est vrai beaucoup sans trop savoir pourquoi. À l'heure où j'écris ces lignes, le mystère reste entier... Subliminal, moi j'vous l'dis.

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"Le Voyage imaginaire", de Léo Cassil

Publié le par Nébal

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CASSIL (Léo), Le Voyage imaginaire, [Schwambrania], traduit du russe par Véra Ravikovitvh et Henriette Nizan, dessins de Julien Couty, appareil (auto)critique de Vladimir Tchernine et Benoît Virot, Paris, Attila, [1931, 1937] 2012, 253 p.

 

De temps à autre, les décidément ben chouettes éditions Attila exhument des perles injustement sombrées dans l’oubli. Parmi les dernières en date, on retiendra notamment ce Voyage imaginaire de Léo Cassil, jamais réédité en France depuis 1937. Premier constat : l’objet est aussi beau que déconcertant. Maquette en deux colonnes, polices originales, illustrations sous forme d’images autocollantes en couleur (si), etc. Du beau travail, comparable à celui qui avait été effectué par le même éditeur pour Gog (notons d’ailleurs que Le Voyage imaginaire, à l’instar de Gog un an plus tôt, était en lice pour le prix Nocturne, qu’il n’a cependant pas remporté).

 

Nous sommes en Russie, au début du XXe siècle. Deux enfants, deux frères, Lolia et Osska (comprendre, largement : Léo Cassil et son frère), fils de médecin, donc petit-bourgeois, à Pokrovsk, inventent pour se distraire un pays imaginaire, la Schwambranie en forme de molaire. Ils élaborent son histoire et sa géographie, et le peuplent de héros et autres personnages moins signifiants.

 

Mais les événements extérieurs ont bientôt de l’influence sur le destin de la Schwambranie : la Première guerre mondiale, les révolutions de février et octobre 1917, la guerre civile… Lolia et Osska, qui vivent au quotidien tous ces bouleversements, les répercutent sur leur création. Le récit, dès lors, s’il est essentiellement centré sur le vécu des deux enfants, mêle réalité (dans ce qu’elle a parfois de plus sordide) et imaginaire.

 

Question, cependant : peut-on vraiment se fier à ce titre français dû à André Malraux, et parler d’imaginaire pour Schwambrania ? La Schwambranie est-elle véritablement comparable au pays des merveilles d’Alice, à Neverland, Oz ou Narnia, comme le suggère Benoît Virot dans l’appareil (auto)critique qui conclut l’ouvrage ? Pour ma part, je ne le pense pas. Ne serait-ce que parce que Lolia et Osska ont pleinement conscience du caractère imaginaire de la Schwambranie. Mais, plus prosaïquement, le récit est de toute façon centré sur Pokrovsk ; rares sont les chapitres purement schwambraniens, et donc purement imaginaires, dans le livre de Léo Cassil. Aussi me semble-t-il quelque peu abusif de mettre ce roman dans la même catégorie que Gulliver ou Alice au pays des merveilles, pour citer les deux titres évoqués en quatrième de couverture.

 

Bien entendu, cela n’enlève rien à sa valeur, et je m’en voudrais de donner cette impression ! Le Voyage imaginaire – on voit ce que ce titre a de contestable – est à n’en pas douter un très bon roman, plus ou moins tourné vers la jeunesse, et dont on peut très bien comprendre le retentissement, en Russie où c’est devenu un classique, mais aussi de par chez nous où, malgré l’absence de rééditions, l’ouvrage est semble-t-il devenu culte pour les situationnistes, notamment. Cette ode à l’imagination enfantine, inscrite dans son temps, regorge de douceurs et de merveilles, qui en font un livre résolument à part, un petit bijou sans véritable rival.

 

Mais voilà : ce qui fait l’intérêt de Schwambrania, ce n’est pas tant la fiction géographique de Lolia et Osska que l’impact global des événements extérieurs sur le vécu des deux enfants. Et si l’on passe bien, de temps en temps, quelques pages avec Jack le Compagnon des marins ou le sinistre capitaine Urodonal, c’est néanmoins assez anecdotique, en comparaison du temps passé à Pokrovsk, chamboulée par la Révolution et la guerre. Mais les personnages « réels » ne sont pas moins pittoresques que les inventions des deux enfants, ainsi le commissaire « Un point c’est tout ! ».

 

C’est avec un plaisir constant que le lecteur, à l’instar de Lolia et Osska, joue à la Schwambranie. Mais c’est aussi, sans doute, avec un regard différent : sous la fantaisie perce la comédie de mœurs, voire la satire, très libre et enthousiasmante. Léo Cassil livre une peinture pittoresque de la Révolution russe, qui ne manque pas de piquant. À ce titre, la lecture du Voyage imaginaire est des plus instructives sur l’esprit du temps et les implications parfois farfelues des bouleversements politiques et sociaux.

 

On recommandera donc chaudement la lecture de ce Voyage imaginaire, avec toutefois les précautions qui s’imposent quant à son contenu. Et, pour ma part, j’attends avec une certaine impatience l’édition prochaine du Cahier de conduite, roman antérieur à Schwambrania et qui vient le compléter, en dépeignant l’école de Pokrovsk sous le tsarisme et la Révolution de Février…

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"Entremonde", de Neil Gaiman & Michael Reaves

Publié le par Nébal

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GAIMAN (Neil) & REAVES (Michael), Entremonde, [Interworld], traduit de l'anglais par Michel Pagel, Paris, J'ai lu, coll. Science-fiction – Fantasy, [2007, 2010] 2011, 221 p.

 

Bon, comme c'est qu'y disent, on ne présente plus Neil Gaiman, d'autant que j'ai eu maintes fois l'occasion de vous en parler ici, et généralement en bien. Michael Reaves, par contre, était en ce qui me concerne un complet inconnu au bataillon, qui aurait publié des « romans fantastiques sombres »... Pourquoi cette association à quatre mains ? Les auteurs s'expliquent en postface : le projet d'Entremonde, à l'origine, était destiné à la télévision, et fut pour la première fois travaillé alors que Gaiman bossait sur la série Neverwhere et que Reaves concevait des dessins animés chez Dreamworks. Las, les producteurs semblaient totalement fermés au concept exposé par les deux auteurs ; aussi ont-ils décidé d'en faire un roman pour mieux s'expliquer, et c'est ce qui a finalement donné cet Entremonde qui, avouons-le, ressemble en effet beaucoup au pilote d'une série TV (qui n'existera probablement jamais), mais, en attendant, se présente sous la forme d'un roman jeunesse. J'étais passé à côté quand il était sorti en grand format Au Diable Vauvert, un peu sceptique sur l'intérêt de la chose, mais je me suis dit ne pas avoir grand-chose à perdre à le lire en poche, et donc voilà.

 

Notre héros et narrateur est un lycéen du nom de Joey Harker. Joey a une seur et un petit-frère, des parents qui l'aiment et un prof d'histoire-géo complètement guedin, qui fait passer à ses élèves des contrôles hautement improbables. Là, par exemple, il leur fait faire une course d'orientation... au grand dam de Joey, qui n'a jamais été doué pour ce genre d'exercice (euphémisme).

 

Mais la course d'orientation dérape, tandis que Joey se retrouve projeté dans un monde parallèle. Un monde qui ressemble beaucoup au sien, certes, mais qui n'est définitivement pas le sien : ici, sa propre mère ne le reconnaît pas – il faut dire qu'elle n'a jamais eu de fils... Et des mondes parallèles comme ça, il y en a une infinité, ou presque, et Joey a le pouvoir de Marcher entre les mondes. Joey, oui, mais aussi ses innombrables avatars, masculins ou féminins, humains ou moins humains, issus de ces centaines de monde divergents. Il y a en fait toute une armée de Joey (J/O, Joe, Joseph, Jay, Jai, etc.), qui a un rôle à jouer dans l'Arc : préserver l'équilibre entre les mondes dominés par la science et ceux dominés par la magie. En effet, à chaque bout de l'Arc, se trouve un monde hégémonique qui entend conquérir les proches. Au Binaire s'oppose ainsi MAGA, avec à sa tête l'horrible Sire Lamechien et Madame Indigo... et les Harker sont des proies toutes désignées pour ces conquérants soit scientifiques, soit magiques.

 

On le voit, le concept, sans être d'une orginalité bouleversante, nécessite tout de même quelques explications et présente quelques innovations intéressantes ; c'est à la fois la force et la faiblesse de ce roman jeunesse, plutôt palpitant et enjoué, mais qui nécessite une longue mise en place avant de déboucher sur une histoire avortée... et pour le coup des plus frustrantes. Passionnant quand il s'agit d'écumer les mondes ou l'Entremonde, malin dans son jeu avec les avatars de Joey, Entremonde s'achève néanmoins dans la précipitation, et, si le concept est convainquant, le roman est sans doute trop court pour être pleinement satisfaisant.

 

En attendant, ça se lit tout de même très bien. D'un style fluide et enlevé, coloré et chargé d'allusions, le roman de Neil Gaiman et Michael Reaves se dévore en quelques heures, et, disons-le tout net, on en redemanderait bien volontiers. Ce qui était bien le but de la manœuvre. Las, la série Entremonde ne verra probablement jamais le jour, et il est douteux que Gaiman et Reaves s'associent de nouveau pour poursuivre les aventures de Joey Harker à travers le Multivers...

 

Tant pis : on se contentera de ce qu'on a ; c'est-à-dire un pilote d'autant plus frustrant qu'il se montre efficace. Une lecture certes pas indispensable ni révolutionnaire, mais qui comblera les attentes des jeunes lecteurs, et des moins jeunes aussi, peut-être ? En tout cas, le Nébal approuve, malgré les défauts indéniables qui ont été soulignés.

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"Crépuscules", de Thierry Di Rollo

Publié le par Nébal

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DI ROLLO (Thierry), Crépuscules, Ris Orangis, ActuSF coll. Les Trois Souhaits, [1991, 1997-1998] 2011, 108 p.

 

L'autre jour, j'étais bien embêté. Voyez-vous, Lasth venait dédicacer à Scylla à l'occasion des troisièmes dystopiales, ce qui était une belle et bonne chose. Las ! J'avais déjà tous les livres qu'il avait illustrés et qui m'intéressaient, mais pas à portée de la main ; je comptais bien, cependant, repartir avec un zouli dessin. Et là, je me suis souvenu que j'avais bien aimé à l'époque Cendres, le premier recueil de Thierry Di Rollo chez ActuSF (superbe couverture de Daylon) ; or il y avait Crépuscules, son deuxième recueil, illustré cette fois par Lasth, justement. Je me suis donc emparé de la bête, et j'ai eu mon zouli dessin (merci !).

 

Restait tout de même à lire la chose, et là, je dois vous avouer que mes sentiments étaient partagés : si, comme je vous l'ai dit, j'avais gardé un plutôt bon souvenir de Cendres, il me fallait cependant compter avec les, disons, interférences de l'auteur, lequel, sur les forums du Bélial', donne souvent de lui une très mauvaise image, faite de suffisance et de mépris paranoïaque, qui lui valent bien un très respectable 9,7 sur l'échelle de Wagner (d'autant que lui aussi a sa secte). J'ose espérer être capable de distinguer l'homme et l'auteur, et d'apprécier l'œuvre quel que soit l'homme ; mais il me fallait tout de même, pour être honnête, vous livrer mes sentiments à cet égard. Juste au cas où.

 

...

 

Donc. Crépuscules. Deuxième recueil de nouvelles de Thierry Di Rollo chez ActuSF. Un tout petit bouquin, mais joli, une fois de plus. Contient six nouvelles, dont deux inédites, et les autres ont été passablement retravaillées pour l'occasion. Oscille entre science-fiction et fantastique, ce qui est bien. Je vous épargne la quatrième de couv', même si j'adore les quatrièmes de couv' de chez ActuSF.

 

On commence par la SF, sous forme de polar, avec « Éléphants bleus ». Un duo d'enquêteurs, dont un robot (tiens ! Ça me rappelle quelque chose...), se rend sur la planète minière Loren III afin de faire la lumière sur une série de morts inexpliquées. C'est plutôt bien foutu, malgré quelques niaiseries de temps à autre et une plume dans l'ensemble très fade. Soyons bon prince : c'est très correct.

 

Et nettement plus convaincant que la suite, « Hippo ! », qui se situe dans le même univers. Encore des forçats de la terre impitoyablement exploités par des ordures capitalistes. Sauf que cette fois l'intérêt est proche du néant.

 

On passe au fantastique avec « Seconde Mort », ghost story et love story tournant autour d'une pute boiteuse. C'est affreusement banal et cliché. Sans intérêt.

 

« Un dernier sourire » est ensuite une courte et cinglante histoire d'horreur. Cela pourrait être efficace, mais, hélas, ça se contente d'être un peu vain.

 

Ce qui n'est pas le cas de « La Ville où la mort n'existait pas », qui commence par une jolie séquence claustrophobe et se poursuit agréablement, malgré une plume qui en fait parfois des caisses. De très loin la meilleure nouvelle du recueil à mes yeux.

 

Reste « Le Crépuscule des dieux », avec ses crucifiés, récit dont le véritable intérêt m'a pour le moins échappé.

 

Au final, Crépuscules est donc un recueil fort médiocre, où seul un texte brille pleinement, le reste étant au mieux pas désagréable. Pas grand intérêt, donc. Il faudra qu'un jour j'essaye un roman de Thierry Di Rollo... mais pas tout de suite.

 

Heureusement, j'ai un zouli dessin.

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"Chants de l'espace", de R.A. Lafferty

Publié le par Nébal

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LAFFERTY (R.A.), Chants de l'espace, [Space Chantey], traduit [de l'américain] par Mimi Perrin, illustrations de J.-P. Lamerand, Paris, OPTA, coll. Galaxie/bis, [1968] 1974, 246 p.

 

Où l'on achève un mini-cycle consacré à Raphaël Aloysius Lafferty, par où on aurait pu l'entamer puisque ces Chants de l'espace, à l'instar du Maître du passé, figurent parmi les premiers romans de l'auteur (qui, rappelons-le, ne s'est mis à l'écriture que sur le tard). Aussi, et de même que dans le roman cité à l'instant, le délire est peut-être un peu plus contenu que dans ce que l'on a pu en lire ensuite. Mais bon : c'est quand même du Lafferty. Et il est ici pris d'une sorte de délire mégalomane, puisque le projet de ces Chants de l'espace consiste à rien de moins qu'écrire la mythologie du futur, en l'occurrence revisiter L'Odyssée. Car on peut bien oublier Kubrick et Clarke : la voilà, la véritable odyssée de l'espace !

 

Après une guerre qui a duré dix ans, donc ça va, il s'agit pour les valeureux survivants de rentrer chez eux ; mais certains, à l'instar de Roadstrum le Grand, décident pour ce faire de prendre le chemin des écoliers ; aussi, plutôt que de retrouver illico sa Penny et son Télé-Max, Roadstrum choisit, avec ses freloniers, d'aller faire un tour sur la planète Lotophage, un vrai paradis (même si ce n'est pas là l'utopie de Jones l'Utopiste) ; ce qui cache évidemment une réalité plutôt sordide : sur cette planète où c'est toujours l'après-midi, ils risquent rien de moins que de se faire dévorer. Ce n'est d'ailleurs pas le seul endroit où sévissent d'odieux anthropophages, ainsi que Roadstrum et ses hommes (accompagnés de Margaret la houri et de John le Penseur Vagabond) auront l'occasion de le constater au cours de leur long voyage de retour.

 

Et tous les épisodes de L'Odyssée, ou presque, de se retrouver ainsi travestis par la plume pleine de verve de Lafferty, pour un résultat franchement drôle, qui mérite bien de se retrouver aux côtés d'un Fredric Brown ou d'un Robert Sheckley (j'ai beaucoup pensé, ici, à La Dimension des miracles) parmi les classiques de la science-fiction humoristique, et anticipe largement (en mieux, mais ça n'engage que moi) le Guide galactique de Douglas Adams. Il y a en effet amplement de quoi susciter l'hilarité dans ce court roman très dense et frappadingue, où même les contraintes de la cohérence interne sont jetées aux orties (des personnages meurent et ressucitent, un cliffhanger se révèle sabandonné, etc.).

 

Il serait donc vain de détailler par le menu le contenu de ce roman épique et picaresque. Contentons-nous de dire qu'on y trouve déjà des obsessions typiques de Lafferty (par exemple celle qui concerne les sociétés secrètes), et que, à part ça, ça dévie dans tous les sens. Roadstrum lui-même en témoigne :

 

« Je ne comprends rien à leur système, tout semble être sans rime ni raison.

« Moi, je te donnerai la rime ! » cria Bjorn de sa voix de stentor. « Et qui souhaite trouver la raison ? »

 

Ce petit échange en dit bien assez, inutile d'en faire trop. Ces Chants de l'espace, entrecoupés de vers de mirliton, sont tout à fait savoureux et, si le délire n'est pas aussi franc que dans certaines oeuvres ultérieures, il est tout de même bien présent et suffit amplement à faire de ces quelques heures de lecture un bon moment ; sans doute pas de quoi marquer les esprits pour l'éternité, mais pas grave, ce n'est pas ce qu'on en attend.

 

Note pour le principe : dans cette édition, le roman de Lafferty est suivi d'une nouvelle de Piers Anthony intitulée « Fusion ». On est ici bien loin de « Xanth », et c'est pour le mieux ; tenir une grosse quarantaine de pages sur une course automobile, c'était pas gagné d'avance, mais l'auteur y parvient sans soucis. Un récit à tombeau ouvert, cerise sur le gateau de ces délicieux Chants de l'espace.

 

Bon, j'en veux encore, moi ! Qui se dévoue pour traduire d'autres Lafferty ?

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"Tau zéro", de Poul Anderson

Publié le par Nébal

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ANDERSON (Poul), Tau zéro, [Tau Zero], traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean-Daniel Brèque, avant-propos de Jean-Daniel Brèque, postface de Roland Lehoucq, Saint Mammès, Le Bélial', [1970] 2012, 291 p.

 

Depuis que j'ai découvert Poul Anderson grâce à Jean-Daniel Brèque et à son Orphée aux étoiles, j'ai pas mal lu cet auteur trop longtemps négligé de par chez nous, et n'en ai été que rarement déçu (une seule fois, en fait). Aussi, quand j'ai appris que les (ben chouettes) éditions du Bélial' allaient publier, 42 ans après sa sortie aux Etats-Unis, Tau zéro, considéré comme un classique de la SF hard science et plus si affinités, je n'ai pas sauté au plafond, mais presque. Et je me suis en toute logique rué sur la bête dès sa parution. L'avant-propos de Jean-Daniel Brèque en a rajouté dans les attentes : il semblerait que Poul Anderson considérait Tau zéro comme ce qu'il avait fait de mieux, ce dont il était le plus fier. Mazette ! Allez, hop, lisons donc.

 

La Terre au XXIIIe siècle. Une planète dominée... par les Suédois (or nous savons combien les Suédois sont des êtres fourbes et viscéralement décadents). On y a entraîné 50 personnes, 25 hommes et 25 femmes, pour un vol interstellaire à destination de Beta Virginis, à bord du vaisseau Leonora Christina. Contrairement à ce que prétend la quatrième de couv' (qui fait en outre dans le jeu de mots douteux...), ce n'est pas là le premier vol habité hors système solaire. Mais ça reste quelque chose de tout à fait exceptionnel, nécessitant un équipage qui ne l'est pas moins.

 

Le Leonora Christina, propulsé par un aspirateur de Bussard qui puise l'énergie nécessaire à sa propulsion dans l'espace même, voyage donc à des vitesses relativistes, pour une destination située à 32 années-lumière de la Terre. Mais, du fait des principes relativistes, le temps ne s'écoule pas à la même vitesse selon que l'on se trouve dans le vaisseau en train de se déplacer ou à l'extérieur... Et c'est bien ce qui va constituer l'enjeu fondamental du roman quand, pour une raison que je me voudrais de dévoiler ici, il va y avoir un problème. Et un gros.

 

Alors ? Alors.

 

Alors Tau zéro est à l'évidence une franche réussite à bien des égards, et l'on peut comprendre et trouver légitime la fierté qu'en retirait l'auteur. Nous sommes effectivement en présence d'une sacrée SF hard science et, comme chez les meilleurs auteurs du genre (au hasard un Egan ou un Baxter), cela ouvre des perspectives fascinantes débouchant sur ce si délicieux sentiment de vertige qui nous étreint quand, contemplant le ciel étoilé, on cherche petitement à prendre la mesure de tout ça. Le roman, à l'instar du vaisseau, est soumis à une accélération irrépressible, et devient de plus en plus saisissant à mesure que l'on en tourne les pages (après un début qu'on pourra tout de même trouver un peu mou). Cerise sur le gateau, ici : la longue et passionnante postface de l'excellent Roland Lehoucq qui vient éclairer les dimensions scientifiques du roman.

 

Pourtant, ce Tau zéro fut en ce qui me concerne une déception, et j'ai le sentiment que, à l'instar de Destination ténèbres il y a quelque temps de cela, il est typique de ces livres, classiques ou pas, qui m'amènent à reconsidérer mon rapport à la science-fiction. Parce que oui, voilà, le « sense of wonder », c'est très bien, les étoiles, le vertige, tout ça. Mais avec des personnages et une plume, ben, ça serait mieux. Et sous cet angle, Tau zéro n'est hélas guère brillant...

 

Les personnages sont de purs archétypes, que Poul Anderson tente vainement d'humaniser en narrant leur galipettes (très libres, c'est l'esprit du temps... ou de la Suède) ; sauf que c'est vite pénible, ces histoires de fesses, et ça ne trompe personne : ces personnages-là dégagent autant de chaleur humaine qu'un glaçon dans le freezer d'un ingénieur. Et encore, ça, c'est au mieux. Au pire, ils sont franchement antipathiques et caricaturaux, tel le gendarme Charles Reymont... qui est pourtant, peu ou prou, le héros du roman. Diantre. Pourtant, on a connu Poul Anderson nettement plus subtil à cet égard, de même que sur le plan du style – dois-je vous rappeler une fois de plus « Le Chagrin d'Odin le Goth » ? Mais ici, absolument aucun effort n'est perceptible de la part de l'auteur, que l'on sent obnubilé par la seule précision scientifique. Est-ce là aussi le témoignage ultime d'une certaine science-fiction ? Tau zéro accuse sur ce plan son âge, c'est le moins qu'on puisse dire...

 

Aussi aurais-je envie de dire que, si Tau zéro est probablement un très bon roman-de-science-fiction, c'est un roman-tout-court passablement médiocre, et difficile à défendre : c'est presque une caricature de ce que l'on reproche traditionnellement à la SF quand on n'en lit pas... Alors, certes, ce jugement-là, on s'en fout. Mais personnellement, moi, je, me, myself, I, j'ai de plus en plus de mal à me satisfaire de cette science-fiction-là. Je ne suis plus un adolescent candide émerveillé par les étoiles ; c'est sans doute regrettable (encore que), mais c'est ainsi.

 

Alors c'est vous qui voyez.

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"Le Conte des Contes", de Giambattista Basile

Publié le par Nébal

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BASILE (Giambattista), Le Conte des Contes, [Lo Cunto de li Cunti, overo Lo trattenemiento de peccerille], traduit du napolitain et préfacé par Myriam Tanant, Paris, Libella – Phébus, coll. Libretto, [1634-1636, 1986] 2012,  118 p.

 

Bon, je ne vais pas vous refaire l’article sur la fourberie de ces êtres viscéralement pervers que sont les libraires – à force, vous devez avoir l’habitude. Passons donc outre, et contentons-nous de dire que, sur l’étal des nouveautés, mon œil a été attiré par ce titre énigmatique et cette jolie couverture d’Arthur Rackham. La chose étant brève (et pour cause, on y reviendra…) et pas chère, je me suis dit que hop, et ai dûment fait l’acquisition de ladite.

 

Le Conte des Contes, parfois également connu sous le nom de Pentaméron en référence au chef-d’œuvre de Boccace (non, je ne l’ai pas lu, et c’est MAL) est un recueil de contes en napolitain, rédigé par Giambattista Basile et publié à titre posthume en 1634-1636. C’est une œuvre de précurseur en la matière, bien antérieure aux travaux de Perrault et des frères Grimm, et qui s’est effectuée dans un état d’esprit différent. Le Conte des Contes, c’est un peu comme pour Le Roman de Renart, en fait : un état primitif des choses, où la verve et la crudité l’emportent sur la candeur des retranscriptions édulcorées que nous connaissons tous. Ici, même si le texte est destiné en principe aux pitinenfants, la métaphore se fait crue, et le texte n’en est que plus délicieux.

 

Le Conte des Contes, originellement, présentait un dispositif formel particulier, des conteuses se succédant sur cinq journées pour livrer leurs histoires. On ne retrouvera pas ce dispositif ici, pas plus que l’intégralité des contes : précisons d’emblée que ce petit livre n’est qu’un florilège, une sélection de douze contes sur une cinquantaine, superbement traduits du napolitain par Myriam Tanant. Ce qui est passablement frustrant – j’espère pouvoir un jour mettre la main sur une version intégrale en français, mais ne sais pas si cela existe vraiment. Parce qu’il faut avouer que c’est de la bonne. De la très bonne, même.

 

Nous avons donc ici douze contes : « La Branche de myrte », « La Chatte Cendrillonne », « Le cœur fécondant », « La Vieille Écorchée », « Le Prince enchanté », « L’Ourse », « Visage », « Le Scarabée, le rat et le grillon », « Les Petites Pizzas », « Le Bel Ingrédient », « Soleil, Lune et Thalie » et « Les Trois Cédrats ». On reconnaît dans certains l’ébauche, ou plus exactement le premier état, de contes plus célèbres, tels « Cendrillon » ou « La Belle au bois dormant ». Mais la comparaison s’arrête bien vite, tant le texte de Giambattista Basile, merveilleusement transposé, s’éloigne des standards du conte. On le compare en quatrième de couverture à Rabelais ou Bosch, et il y a de ça en effet. C’est truculent, paillard, enjoué, grivois, et ça a suscité en moi un enthousiasme débridé, tel que je n’en avais pas ressenti depuis un bon bout de temps. Un vrai régal que ce petit florilège, qui donne méchamment envie d’en savoir plus. Le petit livre se dévore d’une traite, et, si le lecteur du XXIe siècle peut à l’occasion soupirer (et encore, le terme est peut-être un peu fort…) devant la scatologie de « Le Scarabée, le rat et le grillon » ou, plus franchement, devant le « racisme » des « Trois Cédrats », toutes choses égales par ailleurs, ce sont là choses négligeables, et qui ne font que témoigner de l’esprit du temps.

 

Car c’est une véritable immersion dans un passé mythique que nous propose Le Conte des Contes, avec ses rois et ses princes en veux-tu en voilà. Un passé imaginaire, et à bien des égards universel, où la surnature guette partout, sous la forme de fées bonnes ou mauvaises. Un univers parfois cruel, où des tortures sans nom sont infligées, par les mauvais ou, en guise de jugement – souvent choisi par les victimes elles-mêmes, d’ailleurs – par les héros. Un monde où l’on ripaille plus qu’à son tour, et autres paillardises, à l’occasion d’une succession de mariages heureux ou moins heureux.

 

Mais quoi qu’il en soit, du « Il était une fois » inaugural au petit proverbe ou dicton qui conclut systématiquement le conte et lui confère un semblant de morale (parfois un peu tarabiscotée), c’est à chaque fois un délice, servi par une langue magnifique – et étrangement moderne, à l’occasion. Les contes, concis à l’extrême, se font plus bavards lors de tirades épiques et savoureuses, parfois à hurler de rire. Et c’est ainsi un perpétuel enchantement que ce petit livre, qui donne assurément envie d’en savoir plus.

 

Aussi, ce n’est peut-être pas la dernière fois que je vous entretiens ici du Conte des Contes de Giambattista Basile ; on verra bien… En attendant, je peux bien vous recommander chaudement ce florilège remarquablement savoureux : m’étonnerait que vous soyez déçus.

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