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Articles avec #nebal lit des bons bouquins tag

Appel d'air

Publié le par Nébal

Appel-d-air.jpg

Appel d’air, anthologie, Paris, ActuSF, coll. Les Trois Souhaits, 2007, 93 p.
 
En cette triste année 2007, les Français ont à nouveau donné une preuve éclatante de leur connerie tout le long d’une campagne pour les élections présidentielles particulièrement pathétique, où il n’y avait pas un candidat pour rattraper l’autre, et qui s’est achevée sur le tristement prévisible plébiscite d’un nabot arriviste et omniprésent. Et on en a pour cinq ans, voire plus. Là, je ne vous apprends rien, en principe.

« Ben quoi, Nébal ? T’étais pas supposé nous causer d’un bouquin de SF, là, plutôt que de nous faire part une fois de plus de ta pathétique francophobie / misanthropie de jeune couillon qui se cherche entre le « rouge révolutionnaire » qui refait le monde au comptoir du bar du coin et le bobo réformiste mais pessimiste et à deux doigts de l’abandon ? »
 
Si si, ça va viendre. Mais c’est que – et là aussi, je ne vous apprends rien – la SF est un genre souvent politique, et c’est en bonne partie pour ça que je l’aime. La science-fiction française a par ailleurs une certaine réputation en la matière, qu’on va qualifier de « un peu » à gauche. Ca a produit des choses parfois très pénibles (je m’empresse de rappeler ici une jolie expression de Gérard Klein, en réponse à une de mes naïves questions sur le forum d’ActuSf, sur « la science-fiction politique française, qui n’avait guère de politique que le cache-sexe »…). Mais on aurait bien évidemment tort de s’arrêter à cette image-là. Et, au-delà, les écrivains français de science-fiction sont des citoyens comme les autres, et qui peuvent ressentir le besoin de s’engager. C’est ce qui s’est produit entre les deux tours du Loft présidentiel, Alain Damasio lançant un appel auprès de ses consœurs et confrères pour faire part de leur tristesse / dégoût / inquiétude quant aux résultats du premier tour, qui ne laissaient à vrai dire guère de doutes quant à l’issue du second. L’appel avait d’abord semble-t-il circulé de manière assez informelle, puis plus officielle, et s’est ainsi constituée par agrégation une liste de « trente auteurs de science-fiction [qui] s’interrogent sur la France qui se lève tôt » (comprendre : qui n’aiment pas Naboléon et sa politique, et entendent bien le faire savoir). Jolie, la liste. Je cite :
 
« Appel signé par Jean-Pierre Andrevon, Stéphane Beauverger, Ugo Bellagamba, Francis Berthelot, Charlotte Bousquet, Lucie Chenu, Fabrice Colin, Alain Damasio, Thomas Day, Sylvie Denis, Catherine Dufour, Claude Ecken, Jean-Pierre Fontana, Johan Héliot, Sylvie Lainé, Markus Leicht, Li-Cam, Jean-Marc Ligny, Claude Mamier, Francis Mizio, Lise N., Simon Sanahujas, Olivier Tomasini, Roland C. Wagner, Vincent Wahl, Laurent Whale, Joëlle Wintrebert… et raturé par nos dissidents Patrick Eris et Serge Lehman. »
 
Du beau monde, tout de même. Dont plusieurs auteurs qu’on a déjà croisés sur ce blog miteux (Fabrice Colin, Alain Damasio, Thomas Day, Catherine Dufour, Claude Ecken, Roland C. Wagner) ou qu’on y recroisera très prochainement (Jean-Pierre Andrevon, Ugo Bellagamba, Johan Héliot, Sylvie Lainé, Jean-Marc Ligny et Joëlle Wintrebert dans un premier temps – ils sont déjà dans mon énorme pile « à lire », de même que, à nouveau, Damasio, Dufour, Ecken et Wagner – et sans doute d’autres ensuite…).
 
Et ActuSf, via sa petite structure éditoriale Les trois souhaits, a donc récemment publié cette courte anthologie (essentiellement des « short stories », entre 1 et 6 pages chacune), avec une préface de Charlotte Volper, Eric Holstein et Jérôme Vincent, et ornée d’une fort jolie couverture réalisée par Jean-Emmanuel Aubert et ledit Eric Holstein.
 
« Et ça vaut quoi ? »
 
6 €.
 
« Oui, mais c’était pas la question… »
 
Certes. Pour faire simple, bilan mitigé.
 
Il y a bien quelques très bons textes dans le tas. J’avoue pour ma part avoir de loin préféré les textes témoignant d’un certain accablement dans lequel je me reconnais volontiers… Deux textes sont ici à citer : « Interruption momentanée des programmes », de Fabrice Colin (pp. 11-16), adopte une forme poétique que je serais bien en peine de juger, mais traduit des émotions qui ont clairement été les miennes au soir du premier tour ; un texte très juste, très parlant, qui exprime avec force un sentiment de malaise, de dépit, voire de culpabilité, à l’égard de cette triste élection. Il faut y ajouter « Le suicide de la démocratie », d’Ugo Bellagamba (pp. 88-89), allégorie intéressante et pertinente, quand bien même – nécessairement ? – un peu lourde.
 
Au-delà, on trouvera également quelques jolies réussites dans des textes plus offensifs, mais qui prennent le parti de l’humour ou de l’absurde pour exprimer leur désapprobation (ce qui m’a toujours paru plus intelligent et efficace que la haine, voir plus bas…). On peut citer ici Roland C. Wagner, avec le très drôle et pertinent « « La gratuité c’est le vol » déclare le ministre des Finances » (pp. 22-23) prenant l’allure d’un discours éclairé par une laconique dépêche AFP ; Francis Mizio, qui, avec « S’en sortir en 2010 : facile » (pp. 24-26), livre l’effrayant portrait d’un travailleur dont le corps est soumis aux lois du marché ; Claude Ecken, dont « Les nouvelles Béatitudes » (pp. 42-43) sont tristement lucides (sans doute un des meilleurs textes de l’anthologie) ; Jean-Marc Ligny, qui m’a agréablement surpris avec « Pour une démocratie plus nette, des élections modernes ! » (pp. 44-45), « courrier officiel » assez pertinent (pourquoi « surpris », alors ? Parce que, quand bien même j’avais beaucoup aimé Aquatm, pour l’heure ma seule lecture du Monsieur mais ça va vite changer, j’avais été un peu gêné par sa vision très simpliste et caricaturale de la politique contemporaine… mais là, ça va) ; Johan Héliot, qui, avec « Appel urgent » (pp. 50-52), retrouve l’humour absurde, tragique et kafkaïen de Brazil ; Alain Damasio, à l’origine de l’appel, et qui livre quant à lui deux textes très courts et très réussis, « Définitivement » (pp. 64-65) prenant l’apparence d’un extrait du Petit Robert 2007 (édition révisée…), tandis que « Disparitions » (p. 91) dresse le cinglant et hilarant portrait de l’omniprésent Sarkozy (sans doute un des textes les plus lucides de l’ensemble). Dans un genre un peu différent, il faut également mentionner ici Catherine Dufour, dont j’enfreins avec cette note les « Mentions légales » (pp. 92-93) qui viennent clore le volume, et enfin l’étrange texte du « dissident » Serge Lehman, « Un ancien dissident à nouveau autorisé à publier » (pp. 55-56), qui vient briser un peu la tendance au manichéisme de l’anthologie en taquinant ses comparses, et en premier lieu l’initiateur Damasio, proclamé « secrétaire général de la section science-fiction du Bureau des Ecrivains pour le Progrès et l’Antifascisme » (semble-t-il parce que, bien qu’approuvant le fond, il ne se reconnaissait guère dans la méthode).
 
Pour le reste, c’est très variable. On trouvera pas mal de textes plutôt médiocres, se contentant d’enfoncer des portes ouvertes ou d’émettre des jugements un peu naïfs sur le nouveau Patron, mais qui restent acceptables ou au pire négligeables. Inutile de détailler davantage, c’est du vite lu, vite oublié.
 
Hélas, mais c’était tristement prévisible, on trouve aussi quelques textes franchement ridicules, simplistes et haineux, se complaisant bêtement dans un lapidaire, et, au choix, paranoïaque ou délibérément mensonger « Sarko = facho ». Je me contenterais d’en citer ici les deux pires exemples (histoire de me faire des amis). Il en va ainsi du texte de Jean-Pierre Andrevon, déjà publié avec quelques coupures dans Libération, mais cette fois in-extenso, « Un certain 6 mai 2007 » (pp. 66-70), texte supposé décrire à la première personne les 100 premiers jours de la présidence de Nicolas Sarkozy, mais qui se révèle uniquement absurde et haineux, fondé sur du vide, stupide et sans intérêt. Sarkozy a déjà bien assez d’aspects critiquables comme ça, inutile d’en inventer d’autres, cela ne fait que décrédibiliser la critique en général… Andrevon est un vieux soixante-huitard, ce qui est toujours agaçant, et on en voit ici les pires travers ; il a heureusement montré d’autres facettes plus louables, ainsi avec son très bon roman Le travail du Furet, et je dois prochainement lire Le monde enfin, qui m’a l’air très alléchant ; j’espère ne pas me retrouver au final devant le même constat… Ceci dit, la palme de la bêtise, je la donnerais pour ma part sans hésiter à Stéphane Beauverger, dont le « Sécurité / impunité (scène vécue à venir) » (pp. 20-21) est tout simplement hors-sujet, succombant à certains égards au piège du volontarisme prôné par Sarkozy et de son omniprésence médiatique en lui imputant une responsabilité qui ne saurait de toute évidence être la sienne. Là encore, c’est se tromper de cible. L’anthologie aurait à mon sens gagné à ne pas être parasitée par ce genre de pamphlets bas du front, qui font plus le jeu du nabot arriviste qu’autre chose...

Au final, Appel d'air constitue ainsi une initiative louable et légitime, mais où l'on trouve à boire et à manger, le pire comme le meilleur. Certainement pas une lecture indispensable, mais un document intéressant, dans ses qualités comme dans ses défauts, et sur lequel il sera sans doute fort intéressant de revenir d'ici, oh, allez, un peu moins de cinq ans... en principe.

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"Les mille et une vies de Billy Milligan", de Daniel Keyes

Publié le par Nébal

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KEYES (Daniel), Les mille et une vies de Billy Milligan, traduit de [l’américain] par Jean-Pierre Carasso, Paris, Calmann-Lévy, coll. Interstices, [1981-1982] 2007, 463 p.
 
Daniel Keyes, né en 1927, a eu le malheur d’écrire un livre extraordinaire et à la renommée solidement établie, le très beau Des fleurs pour Algernon. L’exemple frappant d’une science-fiction humaine et juste, bien loin des « aventures dans l’espace » auxquelles les ignorants bouffés par les préjugés limitent si souvent et bêtement le genre. Si cette misérable espèce reste encore aujourd’hui tristement proliférante, nombreux, néanmoins, sont ceux qui se sont émerveillés jusqu’aux larmes à la lecture de cette touchante histoire qu’il n’est probablement pas nécessaire de rappeler ici. Des fleurs pour Algernon, qui a connu plusieurs adaptations cinématographiques et télévisuelles, est même parfois aujourd’hui enseigné dans les écoles. Mais ce succès mérité a eu un effet pervers : on y a longtemps vu le seul livre de Daniel Keyes, auteur dont on n’a plus guère entendu parler ensuite (en France en tout cas). Daniel Keyes, pourtant, a écrit bien d’autres ouvrages intéressants. La remarquable collection « Interstices » de Calmann-Lévy, consacrée à ces livres inclassables, aux frontières entre les genres et la littérature « blanche », que l’on désigne parfois du nom de « transfictions » (ce qui me permet de faire un peu de propagande, tiens : lisez, dans cette même collection, La cité des saints et des fous de Jeff VanderMeer, c’est un authentique chef-d’œuvre, un des livres les plus extraordinaires qu’il m’ait été donné de lire, toutes catégories confondues), « Interstices », donc, en témoigne aujourd’hui, en rééditant Les mille et une vies de Billy Milligan, originellement publié aux Etats-Unis en 1981 et qui, si mes souvenirs sont bons, avait déjà connu il y a bien longtemps une édition française, hélas vite épuisée et vite oubliée.
 
Pourquoi chez « Interstices » ? Parce que Les mille et une vies de Billy Milligan est bel et bien un livre unique et inclassable. Ce n’est pas un roman : tout ce qui y est rapporté est rigoureusement authentique, résultant d’une multitude d’entretiens et de recherches documentaires. Ce n’est pas vraiment un essai non plus ; un témoignage, peut-être. Pourtant ça se lit comme un roman (et un excellent roman, passionnant et fort). Si l’on ne peut parler de fiction, a fortiori ne peut-on parler de science-fiction ou de fantastique… Pourtant, si tout est authentique dans ce livre hors du commun, le récit n’en est pas moins si extraordinaire, si incroyable, si fascinant, que le lecteur, régulièrement, ne peut s’empêcher d’écarquiller les yeux, voire de murmurer un hésitant « non, ce n’est pas possible ! »… Tout en étant bien obligé d’y croire. Parce que c’est vrai, tout simplement… Et l’on a ainsi l’impression, à la lecture de ce témoignage, de ce « rapport », de nager en plein dans le fantastique et la science-fiction ; l’adage se vérifie une fois de plus : oui, dans Billy Milligan, la réalité dépasse bien la fiction. Daniel Keyes, cependant, ne se contente pas de nous livrer ainsi un « quasi-roman » étonnant ; son talent d’écrivain le rend également passionnant, émouvant et intelligent. Et Les mille et une vies de Billy Milligan constitue ainsi non seulement un livre unique, mais aussi une lecture indispensable.
 
J’arrête de tourner autour du pot, il est sans doute bien temps d’évoquer un peu le contenu de cet ouvrage (notons, au passage, et comme c’est souvent le cas chez « Interstices », que la couverture est fort jolie et très appropriée, et cette fois l’œuvre conjointe de Néjib Belhadj Kacem et Benjamin Carré). Les mille et une vies de Billy Milligan… raconte la vie de Billy Milligan. Mais qu’a-t-il donc de si spécial, ce Billy Milligan ? Eh bien, tout simplement (façon de parler…), il est le premier individu à avoir bénéficié aux Etats-Unis d’un non-lieu dans une affaire criminelle en raison d’un trouble psychique extrêmement rare : la personnalité multiple. Billy Milligan, en effet, a été arrêté à la fin des années 1970 dans l’Ohio, sous le coup d’une accusation pour trois, voire quatre viols et vols à main armée. Il a tour à tour affirmé son innocence, reconnu tous les faits, ou seulement les viols, ou seulement les vols ; et, dans un sens, il disait à chaque fois la vérité… Le syndrome de personnalité multiple, cependant, ne faisait pas l’unanimité : tous les individus au courant des faits – policiers, avocats, psychologues, psychiatres – ont commencé par voir en Billy Milligan un imposteur, souffrant probablement de troubles psychiques de type schizophrénique, sans vouloir accréditer pour autant l’idée déstabilisante de cette pathologie dont on contestait souvent l’existence même. Tous, pourtant, au fil de longs mois de procédures, d’examens, d’internements en hôpitaux psychiatriques et d’incarcérations, ont fini par y croire : Billy Milligan souffrait bien de ce mal peu commun.
 
On a fini par dénombrer 24 (!) personnalités différentes. Et, comme si ce n’était pas déjà assez ahurissant, on a également mis en lumière le fonctionnement de cette complexe « famille », chaque personnalité, chaque « habitant », ayant un nom, une histoire bien précise, des compétences différentes, une fonction particulière, et même une place au sein d’une complexe hiérarchie. Deux personnalités dominent en effet : en temps normal, la « personnalité majeure » est Arthur, un Anglais hautain avec un fort accent, extrêmement intelligent et rationnel ; en cas de danger, c’est la personnalité de Ragen qui prend le dessus : un Yougoslave à l’anglais hésitant, mais parlant, écrivant et lisant couramment le serbo-croate, violent et protecteur, rompu aux arts martiaux et aux armes à feu, communiste convaincu, et d’une force physique hors du commun. Ce sont ces deux « personnalités majeures » qui déterminent en principe qui peut « passer sous le projecteur » pour « prendre la conscience ». En fonction des circonstances, cela peut être Tommy, le jeune asocial doué pour l’électronique ; ou encore Allen, le beau-parleur, et le seul fumeur de la « famille » ; ou David, le petit enfant « gardien de la douleur », qui prend sur lui toute la souffrance ; Danny, celui qui a peur ; Christine, la petite fille dyslexique qui « va au coin », etc. Mais le contrôle n’est pas total, les « dix » prennent parfois la conscience contre leur volonté, et interviennent en outre à l’occasion les « indésirables », selon l’expression d’Arthur, qui viennent « prendre le temps » des autres : Philip, le petit délinquant new-yorkais ; Lee, le farceur irresponsable ; Shawn, le petit enfant sourd ; April, la garce machiavélique, etc. Tandis que le Billy « fondamental », dissocié, « dort », et que chaque personnalité est totalement inconsciente des activités des autres et parfois même de leur existence, ne pouvant obtenir d’explications qu’au travers de dialogues psychiques ou à voix haute, où Billy donne l’impression de se parler à lui-même…
 
Le lecteur aussi, nécessairement, est tout d’abord incrédule. Tout cela semble absolument impossible. Un homme qui est alternativement Américain, Anglais, Yougoslave, et Australien ? Âgé de 3 ans et de 26 ? Sourd ou pas ? Gaucher ou droitier ? Peintre émérite ou maladroit ? Fumeur ou non-fumeur ? Homme ou femme ? Doté d’un QI de 60 ou de 130 ? Athée ou Juif intégriste ? Communiste ou fervent capitaliste ? Capable ou non de piloter une voiture ou une moto ? Tout cela semble franchement inconcevable. Mais c’est pourtant la vérité : Billy Milligan est un personnage bien réel, et l’on s’accorde pour dire qu’il ne saurait être un simulateur – il lui faudrait pour cela être le plus brillant acteur de tous les temps, et accessoirement être très masochiste, étant donnés tous les ennuis qui ont été les siens (une page Wikipedia en anglais sur Billy Milligan).
 
Et Daniel Keyes, dans tout ça ? L’écrivain est un jour contacté par le docteur David Caul et son patient pour écrire son incroyable histoire. Devant cette stupéfiante affaire hautement médiatisée, les propositions dans le genre ont été abondantes, et Billy Milligan a fini par y voir quelque chose de positif, permettant de faire connaître son trouble psychique rare et de faire avancer sa thérapie en essayant de revenir sur son passé (et de gagner un peu d’argent, aussi, mais nous y reviendrons). David Caul, qui connaissait Daniel Keyes, a un jour donné à Billy un exemplaire de Des fleurs pour Algernon ; plusieurs des personnalités de Billy l’ont lu, et se sont mis d’accord pour voir en Keyes l’auteur qu’il fallait, dans la mesure où il avait déjà, dans cette occasion, montré son talent pour décrire de l’intérieur la vie d’un individu souffrant de troubles psychiques (rappelons que Keyes, avant de se tourner vers l’enseignement de l’anglais et l’écriture, avait obtenu un diplôme en psychologie ; ce n’est sans doute pas pour rien dans la réussite de son plus fameux roman, et dans la suggestion du Dr Caul…). Keyes, sceptique, accepte néanmoins de rencontrer Billy Milligan, sans s’engager pour autant. Il n’est guère convaincu, dans un premier temps ; mais il finit par se rendre à l’évidence, en rencontrant tour à tour plusieurs « habitants » (la brève phase de transition semblant particulièrement impressionnante), et se met au travail, entamant une série de plusieurs centaines d’entretiens avec cet étrange individu. Le travail n’est guère aisé, cependant, du fait de l’amnésie dont souffre Billy. Et c’est alors que survient un autre événement improbable et pourtant réel : la thérapie du docteur Caul commence à porter ses fruits, et apparaît ainsi, dans un sens, une « nouvelle » personnalité, baptisée « le Professeur », qui rassemble toutes les autres et dispose de tous leurs souvenirs (Billy n’est pas guéri pour autant, toutes les personnalités sont encore présentes, et la fusion véritable donnerait, à la différence du Professeur, « moins que la somme des parties », un individu ne possédant pas toutes les qualifications de la « famille » – ce qui rappelle d’ailleurs un peu le sort de Charlie Gordon…). Pour la première fois, Billy, sous la forme du « Professeur », peut raconter toute sa vie ; et Daniel Keyes pourra ainsi construire son livre.
 
La première partie du roman (« Le temps des embrouilles », pp. 13-165) décrit l’arrestation de Billy Milligan, les interrogations de ses avocats et les premières étapes de sa thérapie, plusieurs psychiatres particulièrement prestigieux abandonnant progressivement tout scepticisme pour adhérer à la thèse du syndrome de personnalité multiple et constituant un dossier en faveur de la reconnaissance de l’irresponsabilité du prévenu pour les faits qui lui sont reprochés. Si les toutes premières pages, très journalistiques, ne sont franchement guère attrayantes, l’intérêt du lecteur ne cesse cependant de grandir au fur et à mesure des découvertes stupéfiantes sur le cas Billy Milligan. Quand Daniel Keyes intervient lui même (à la troisième personne, il est « l’écrivain »), le « roman » est déjà passionnant depuis un certain temps, a fortiori si l’on s’intéresse à la psychiatrie… et aux arguties procédurales.
 
Mais Keyes, pour l’instant, s’est essentiellement livré à un travail de recherche documentaire, certes extrêmement intéressant, mais finalement banal pour ce qui est de la forme. Il ne révèle véritablement son talent d’écrivain qu’à partir du moment où « le Professeur » fait son apparition, et se met à raconter la vie de Billy Milligan, de sa plus petite enfance à son arrestation, ce qui constitue la deuxième partie (« De Billy au Professeur », pp. 167-371). On y retrouve cette extraordinaire faculté d’empathie dont avait su faire preuve l’auteur dans Des fleurs pour Algernon, avec ce trouble psychique si singulier vu « de l’intérieur ». Il détaille ainsi, à grands renforts d’anecdotes, l’apparition des différents « habitants », trouvant essentiellement son origine dans un horrible drame : le viol de Billy, alors qu’il était âgé de 9 ans, par son père adoptif (son père biologique s’était suicidé quelques années plus tôt ; le père adoptif, Chalmer Milligan, a toujours nié les faits, mais n’a jamais entamé de procédure judiciaire contre les allégations de Billy et le livre de Daniel Keyes). On comprend d’autant mieux, ainsi, pourquoi chaque personnalité est apparue et comment son rôle s’est progressivement défini : l’incroyable devient finalement très logique, sans le moindre didactisme poussif qui viendrait nuire à la force du propos. La plume de Keyes y est magistrale, jouant avec les émotions avec subtilité, sans jamais se contenter de bêtement presser le bouton du pathos, mais allant toujours au cœur des choses. On se prend considérablement d’attachement pour ce personnage meurtri, dont on sait pourtant « qu’il » deviendra ultérieurement – en partie, du moins, c’est tout le problème… – un criminel repoussant. Certains passages sont particulièrement saisissants, certaines phrases, parfaites dans leur simplicité, touchent au cœur avec une maestria rare. A maintes reprises, tétanisé par une phrase en apparence anodine, j’ai été amené à poser un instant le livre pour reprendre mon souffle, les yeux grand ouverts… Quant aux dialogues entre les « habitants », ils sont tout bonnement extraordinaires. Keyes était confronté à une mission impossible : non pas seulement construire un personnage crédible et attachant, mais une vingtaine en un ! Et il y arrive à merveille.
 
Et si la troisième et dernière partie (« Par-delà la folie », pp. 373-452), en retournant au présent, retrouve presque nécessairement le ton plus ou moins journalistique de la première, l’émotion n’en disparaît pas pour autant. Nous sommes maintenant confrontés au calvaire d’un Billy Milligan en voie de guérison, mais qui doit faire face aux rechutes, et surtout à la haine et à la peur, qui suscitent un violent délire médiatique contre « le violeur sadique », sciemment attisé par des politiciens uniquement désireux d’assurer leur réélection en jouant du discours ultra-sécuritaire… Une véritable descente aux enfers. C’est extrêmement déprimant (à la stupéfiante dernière page de cette partie, très honnêtement, j’avais les larmes aux yeux…).
 
Et c’est aussi révoltant ; on peut d’ailleurs noter, à cet égard, que la réédition de ce livre phénoménal intervient à point, la chancellerie de notre sinistre République venant il y a peu de déposer un projet consternant de populisme, de bêtise et de cynisme visant à supprimer les non-lieux pour troubles psychiques. Monde de merde, une fois de plus. J’aimerais croire que toutes ces ordures qui brandissent hypocritement l’argument mal compris des « droits des victimes » pour réorienter le droit pénal vers son visage le plus répugnant, celui de la pure vengeance haineuse, j’aimerais croire, donc, que tous ces abrutis puissent, à la lecture des Mille et une vies de Billy Milligan, prendre conscience des implications de leurs traficotages électoraux. Mais je suis bien conscient, hélas, que c’est là demander l’impossible, que tout est probablement déjà foutu, et que ce livre, aussi extraordinaire soit-il, ne prêchera sans doute que des convaincus… C’est triste. Mais ce n’est pas une raison suffisante pour passer à côté de cette merveille unique en son genre.


 
PS : Billy Milligan est toujours vivant aujourd’hui, il a été relâché et se porte semble-t-il bien. Il a multiplié les actions en faveur des enfants maltraités (c’est essentiellement à cela qu’ont servi les revenus tirés du livre), et participe lui-même à la production du projet d’adaptation cinématographique de cette « biographie », véritable Arlésienne (on en parlait déjà au moment des faits…), mais qui semble se préciser un peu plus ces derniers temps (plusieurs réalisateurs s’y sont cassés les dents ; on parle à l’heure actuelle de Joel Schumacher, ce qui n’est guère rassurant, je vous l’accorde…). Billy Milligan est resté en contact avec Daniel Keyes, qui a d’ailleurs écrit une « suite », toujours pas publiée aux Etats-Unis en raison de problèmes juridiques (notons d’ailleurs que tous les noms cités dans Les mille et une vies de Billy Milligan, à quelques très rares exceptions près, de toute façon précisées, sont authentiques…) ; elle devrait sortir aux Etats-Unis dans la foulée du film. Tout cela est donc encore assez hypothétique, et il en va probablement de même pour ce qui est d’une éventuelle traduction française [EDIT : en fait, si, Les Mille et Une Guerres de Billy Milligan ont bien été publiées en français, toujours chez Interstices]…

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Radieux, de Greg Egan

Publié le par Nébal

Radieux.jpg

EGAN (Greg), Radieux, traduit de l’anglais (Australie) par Sylvie Denis, Francis Lustman, Quarante-Deux et Francis Valéry, traductions harmonisées par Quarante-Deux, Aulnay-sous-bois – Saint-Mammès, Quarante-Deux – Le Bélial’, [1998] 2007, 426 p.
 
Voici donc le deuxième volume de « l’intégrale raisonnée » des nouvelles de Greg Egan au Bélial’. Greg Egan, pour ceux qui ne le connaîtraient pas, est un auteur australien (ce que l’on ne croise quand même pas tous les jours dans les librairies de l’Hexagone), et assez largement considéré comme un des plus intéressants écrivains de science-fiction de ces dernières années (il a ses détracteurs, néanmoins, et nous aurons bien l’occasion de nous faire une idée des raisons de leur hostilité… Notons en outre que ce jugement s’applique surtout à ses nouvelles, ses romans ayant dans l’ensemble moins convaincu, semble-t-il). La quatrième de couv’, nécessairement élogieuse, dit même du Monsieur que c’est « l’écrivain de science-fiction le plus fascinant depuis Philip K. Dick ». Ce à quoi je répondrais : heu, du calme, quand même. Certes, cette sentence flatteuse relève d’un « bon dol » assez légitime de la part de l’éditeur, mais elle est quand même bien excessive, et surtout parfaitement inappropriée. La science-fiction d’Egan n’a à vrai dire pas grand chose à voir avec celle de Dick, en-dehors de quelques thèmes centraux similaires (comme la définition de l’humain), néanmoins traités de manière bien différente, pour ne pas dire radicalement opposée. Là où Dick n’a jamais accordé une place prépondérante aux sciences dites « dures » dans ses récits, Egan se pose quant à lui en spécialiste de la tendance « hard science », et même parmi ses plus austères représentants. Si je n’avais guère ressenti outre-mesure cette impression dans le précédent recueil, Axiomatique (en dépit de son titre…), je comprends toutefois bien mieux ce jugement depuis ma lecture de Radieux. Oui, il y a bien des gros morceaux de science chez Greg Egan, certaines nouvelles étant même tellement hermétiques qu’elles en deviennent tout simplement inaccessibles pour les quiches en maths, physique et toutes ces sortes de choses dans mon genre ; que celui qui en doute lise « La Plongée de Planck »
 
N’allons pas trop vite, ceci dit. Ce texte particulièrement ardu est le dernier du recueil, et il n’en est franchement pas représentatif. Et les neuf novellae qui le précèdent sont incomparablement plus abordables (et intéressantes, mais ceci n’engage que moi).
 
Commençons donc par le commencement, avec « Paille au vent » (pp. 13-45). Le génie génétique a accouché d’un monstre, une jungle folle devenue un organisme à part entière et à même de se protéger contre toute agression quelle qu’elle soit, en se remodelant et en s’adaptant quasi instantanément. Un refuge idéal pour les narcotrafiquants qui en sont à l’origine, et pour les savants qui les ont rejoint, pour une raison ou une autre. Le narrateur est chargé d’y retrouver l’un d’entre eux, le dénommé Largo. Pour le tuer… Une nouvelle aux allures de thriller, efficace et stimulante, sans être exceptionnelle pour autant. Il y est directement fait mention à Au cœur des ténèbres de Conrad, même si, à vrai dire, c’est plutôt l’atmosphère de sa « transposition » vietnamienne Apocalypse Now que l’on y retrouve. Au-delà du thriller, il y a bien matière à réfléchir dans ce texte intrigant. Et Egan y introduit une thématique assez récurrente du recueil, avec un questionnement de l’humain, de ses choix, de ses sentiments, de ses émotions, dans une optique radicalement matérialiste ; l’homme comme assemblage de molécules, et rien au-delà ? On aura l’occasion d’y revenir.
 
Egan est néanmoins assez lucide sur les éventuelles conséquences de ce genre de conceptions, ainsi qu’il le montre avec brio dans la nouvelle suivante, « L’Eve mitochondriale » (pp. 47-80). Une sorte de secte, désireuse de rompre les barrières artificielles scindant l’humanité, entend démontrer à l’aide de la génétique l’ascendance commune de tous les humains, en remontant l’arbre généalogique de tout individu par la ligne maternelle jusqu’à une sorte de « mère primordiale ». La compagne du narrateur est une fervente supportrice de cette approche de l’humanité, et le convainc de faire bénéficier de ses recherches les Enfants d’Eve. C’est ainsi que ce chercheur fondamentalement sceptique va se retrouver impliqué bien malgré lui dans la Guerre de l’Ancêtre. Car il apparaît bien vite d’autres groupes qui, en usant de méthodes génétiques différentes, viennent contester les conclusions des Enfants d’Eve et nier l’existence de cette « mère de l’humanité », mais prétendent par contre pouvoir tracer plusieurs lignages paternels. Une multitude d’Adam, toujours plus nombreux, réduisant d’autant plus la parenté supposée de l’humanité, et faisant les délices de l’extrême droite… Si la chute de la nouvelle peut sembler un peu précipitée, « L’Eve mitochondriale » n’en constitue pas moins à mon sens une des plus grandes réussites de Radieux, analysant avec noirceur et un certain humour jaune l’aberration de la sempiternelle quête des origines qui, à en croire tant d’imbéciles, devrait décider de notre lendemain. Cela a déjà été dit ailleurs, mais j’approuve totalement : cette nouvelle est un antidote salutaire aux traficotages absurdes et racistes des Brice Hortefeux et compagnie…
 
« Radieux » (pp. 83-129) est bien différent. Si la nouvelle débute comme un thriller (avec quelques jolies scènes, mais un peu gratuit…), elle passe cependant ensuite à une « hard science » très hermétique mais résolument fascinante. Je vais schématiser à outrance, étant tout sauf un mathématicien, pardon pardon. En gros : nous savons tous (même moi…) que 2 et 2 font 4. Mais si ce n’était pas toujours le cas ? Si les mathématiques ne présentaient pas une cohérence infinie ? S’il était possible que, au-delà d’un certain point, ce soient des mathématiques radicalement différentes qui s’appliquent ? La quête de cette discontinuité va aboutir à une rencontre imprévue, et aux conséquences potentiellement énormes… Après un départ en demi-teinte, Greg Egan nous livre ainsi une très bonne nouvelle de « hard SF », un peu ardue au premier abord, mais stupéfiante au final.
 
« Monsieur Volition » (pp. 131-154), ensuite, est un texte très différent, beaucoup moins hermétique en apparence seulement. L’histoire de ce pathétique délinquant qui vole un jour un « cache » modifiant radicalement sa perception du monde et de lui-même poursuit et approfondit le questionnement déjà abordé dans « Paille au vent » sur les mécanismes du choix, essentiellement. Une semi-réussite, à mon avis, mais ceci provient peut-être de « l’entourage » de cette nouvelle.
 
Car « Cocon » (pp. 157-202), qui la suit immédiatement, est bien plus directement parlante. Si le point de départ de cette nouvelle aux allures de « policier » est éminemment contestable (l’idée que l’orientation sexuelle serait déterminée par les gènes, dès la grossesse…), le résultat est cependant passionnant et pertinent, puisqu’il s’agit à maints égards d’un prétexte permettant, à la manière de ce qui avait été fait dans « L’Eve mitochondriale », de s’interroger sur l’appartenance à une communauté et les implications politiques de la science. Une nouvelle finalement très bien pensée… et d’une profonde noirceur, hautement déstabilisante.
 
« Rêves de transition » (pp. 205-226) est bien moins convaincant. Ce récit très paranoïaque (pour ne pas dire dickien…) d’un homme qui entend « devenir une machine » laisse un peu sur sa faim… et donne une impression de déjà-vu absente des autres nouvelles sélectionnées.
 
Autant passer directement à la suite, franchement excellente, les deux prochaines nouvelles constituant à mes yeux et de loin le sommet du recueil. Commençons donc par « Vif Argent » (pp. 229-272). Une épidémiologiste enquête sur un inquiétant virus mortel, le SFVG, rapidement rebaptisé « Vif Argent » par les médias. Si la probabilité d’infection est minime, le Vif Argent peut néanmoins se transmettre avec une grande facilité, par une simple poignée de main, par exemple. Mais le décès survenant très rapidement, le SFVG ne commet pas véritablement de ravages. La multiplication de cas du côté de la Caroline n’exclue cependant pas l’éventualité encore jamais identifiée d’un « porteur sain », transmettant le virus sans en présenter les symptômes. La narratrice se lance sur cette piste… et découvre finalement l’envers de la maladie, dans une sorte de nouvelle religion, constituant par elle-même un virus mortel. L’enquête est palpitante, et la réflexion sur la foi et la « spiritualité » pertinente et très noire – la fin est tout bonnement stupéfiante… Une brillante réussite, pour une des meilleures nouvelles du recueil.
 
La meilleure, ceci dit, est à mon sens la suivante, pour laquelle le qualificatif de « chef-d’œuvre » me paraît tout à fait approprié. Dans « Des raisons d’être heureux » (pp. 275-323), le narrateur, alors qu’il était enfant, a bien failli succomber à une tumeur ; celle-ci, cependant, avait un effet secondaire imprévu, consistant en une « surproduction » d’une endorphine, un neuropeptide appelé leu-enképhaline ; en conséquence de quoi le narrateur à deux doigts de la mort était plongé en permanence dans un état de béatitude inconcevable, tout devenant prétexte à son bonheur. Le problème est que l’ablation de la tumeur, si elle prolonge son espérance de vie, le prive également de cette leu-enképhaline, le plongeant brutalement dans une dépression chronique le rendant inapte à la vie en société (au passage, l’état dépressif du narrateur est remarquablement bien décrit par Egan – je peux en témoigner…). Et quand une opération miraculeuse, ultérieurement, lui permet de ressentir à nouveau le bonheur, cela ne lui facilite guère la tache pour autant : désormais, tout, absolument tout lui semble merveilleux, et il est incapable de faire la distinction entre le plaisir que lui procure un jambon-beurre et un plat de chef, un chef-d’œuvre de la musique classique et une abomination MTVesque, le spectacle d’un panorama enchanteur et celui d’une poubelle débordant d’ordures… Et entre une femme et l’autre. Le plaisir et les émotions, et les choix qui en découlent, comme résultant d’un simple agencement de molécules, de la communication entre deux organes, et rien d’autre… Peu importe que l’on adhère ou non à ce présupposé hautement matérialiste : le résultat n’en est pas moins bluffant, remarquable de justesse et d’humanité. Une nouvelle brillante et émouvante, intelligente et sensible. Un chef-d’œuvre, vous dis-je…
 
Sans surprise, « Notre-Dame de Tchernobyl » (pp. 325-366) n’atteint pas de tels sommets. C’est à vrai dire une des nouvelles les plus faibles du recueil, dans la mesure où elle appelle presque systématiquement à la comparaison avec un texte précédent bien plus réussi. Un thriller rapportant la quête d’une icône a priori anodine et de mystérieux assassins, et introduisant une réflexion sur la religion… On y préférera largement, à titre d’exemples, « Cocon » et « Vif Argent », reposant sur des bases assez similaires.
 
Et on en arrive ainsi à « La Plongée de Planck » (pp. 369-413). Aïe… Autant le dire de suite, cette dernière nouvelle, évoquant, dans un futur lointain, la préparation d’un voyage sans retour au cœur d’un trou noir et sa perturbation par deux énergumènes anachroniques, ne m’a pas du tout convaincu. Mais alors pas du tout. Au-delà, elle m’a même laissé franchement perplexe. Bon, premier point : j’y ai rien capté, pas plus qu’aux explications savantes que des lecteurs compétents et bien intentionnés ont bien voulu en donner ici ou là ; ce qui confirme au moins une chose, c'est que j'ai bien fait d'arrêter la physique en Seconde... Mais ce n’est pas le seul problème. Je ne suis cependant pas très sûr de ma « critique », dans la mesure où l’hermétisme du sujet m'a amené à lire un peu en diagonale, et ainsi, probablement, à passer à côté de bon nombres d’aspects ne se rapportant pas à la physique. Mais voilà : je n’ai pas trouvé Egan très convaincant dans cet exercice de SF « dans un futur vach’ment lointain ». On m’accusera peut-être de pinaillage, mais je doute fort que l’on se souvienne encore d’Einstein, de Planck, de Stephen Hawking, de Shakespeare, de Baudelaire et de la culture de la Grèce antique dans plusieurs milliers d'années... ce qui n'a pas facilité mon immersion dans la nouvelle, outre son côté hermétique. Mais peut-être ai-je eu tort de prendre ce « monde » trop au premier degré... C’est bien là ce qui me perturbe, en effet : même s'il y a une indéniable part de caricature de part et d'autre et quelques jolies réflexions « philosophiques » (bouh le vilain mot), j’avoue avoir eu tendance à prendre un peu au pied de la lettre le méchant portrait du « littéraire » Prospero confronté à un quasi-éloge du scientisme le plus abscons (malgré un sourire de temps à autre). Et, au final, la lapidaire réplique de Cordelia (p. 408 : « Baudelaire peut aller se faire foutre. Je suis là pour la physique. ») m’a fait l’effet d’une note d’intention assez navrante... d'autant que, située en fin de volume, elle m’a un peu amené rétrospectivement à revoir mon jugement sur l'ensemble du recueil. En même temps, peut-être faut-il y voir un auteur qui s’amuse à se caricaturer lui-même tel que ses détracteurs peuvent l’envisager, semblant leur donner raison pour mieux les moquer au final ? Je suis perplexe... Et mon incompréhension des aspects scientifiques de ce texte (outre mon insondable bêtise naturelle) ne me rend pas son interprétation aisée... Je n’oserais donc prendre clairement position sur ce point. « La Plongée de Planck », quoi qu’il en soit, m’est de toute façon apparue comme un texte bien trop ardu pour être appréciable du lecteur lambda, et faisant franchement tâche dans ce recueil.
 
On aura en effet compris que Radieux est dans l’ensemble une grande réussite, et probablement un des meilleurs recueils de nouvelles de science-fiction de ces dernières années. J’avoue sans l’ombre d’un doute l’avoir préféré à Axiomatique, notamment ; et si je garderais toujours la première place pour l’excellent La tour de Babylone de Ted Chiang, Radieux constitue cependant un digne challenger, qui trouvera naturellement sa place dans la bibliothèque de tout amateur de science-fiction, « hard science » ou pas.

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"Cendres", de Thierry Di Rollo

Publié le par Nébal

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DI ROLLO (Thierry), Cendres, Paris, ActuSf / Les trois souhaits, 2007, 83 p.
 
Fin octobre, ActuSf a décidément mis les bouchées doubles pour ce qui est de ses encore peu nombreuses publications, avec trois nouveaux titres d’un coup : l’anthologie Appel d’air, pas tendre pour un certain N.S., Le Miroir aux éperluettes de Sylvie Lainé, et donc Cendres de Thierry Di Rollo. Comme je suis un jeune homme docile, charmant, tout disposé à encourager ce genre d’heureuses initiatives, et surtout un acheteur compulsif, j’ai eu le plaisir de voir arriver récemment dans ma boite aux lettres ces trois sympathiques petits bouquins (entre 80 et 100 pages), les deux derniers étant en outre dédicacés par leurs auteurs respectifs (ce que je ne savions point, mais qui constitue une bien agréable surprise, ma foi !). Bien entendu, il n’y a aucune raison pour que ces opuscules échappent à mes comptes rendus miteux, et je vais donc commencer aujourd’hui par Cendres
 
Autant le dire de suite : je ne sais absolument rien de Thierry Di Rollo, quand bien même je suis à peu près certain d’avoir croisé son nom ici ou là (probablement dans les pages de Bifrost). Je vais donc me contenter de citer lâchement la brève notice biographique de la quatrième de couv’ : « Né en 1959 à Lyon, Thierry Di Rollo est l’auteur d’une demi-douzaine de romans distingués par la critique dont Les Trois Reliques d’Orville Fisher, La Profondeur des tombes et Meddik. » Voilà. Mais ce petit recueil de quatre nouvelles n’en était pas moins, de ces trois arrivages, celui qui m’aguichait le plus. Deux raisons à cela :
 
-         Quand on parlait de Cendres ici ou là, les mots revenant le plus souvent pour le décrire étaient « sombre », « noir », « cynique », « déprimant », et toutes ces sortes de choses. Bref, c’est pour moi…
 
-         La couverture de Daylon (décidément doué, le Monsieur) me paraît franchement sublime. Certains ont jasé, « beuh c’est du collage pseudo-arty qu’un gamin de quatre ans y peut le faire aha » ; étant d’un naturel poli et ouvert à la discussion, je ne relèverai pas, et me contenterai de dire que, pour MOI (les autres, je les empapaoute, d’abord), c’est pertinent, bien pensé, bien réalisé, et assez original dans un milieu un peu sclérosé de la SF française qui semble considérer une jaquette hideuse / baveuse / racoleuse comme un signe de qualité et d’intégrité science-fictionnelle (suivez mon regard, mais seulement si vous en avez le courage).
 
Bon, je n’ai quand même pas acheté ce bouquin que pour la couverture, hein… Alors abordons maintenant le contenu (rapidement ; Cendres est assez court comme ça, alors autant ne pas trop le déflorer).
 
Quatre nouvelles, dont une inédite. On commence avec « Cendres » (pp. 7-19). Et c’est effectivement très noir, cynique, sombre, déprimant, et toutes ces sortes de choses. Un camp de réfugiés. Réfugiés de quoi ? Pourquoi ? Depuis le temps, ils ne le savent plus. Difficile, d’ailleurs, de savoir d’où l’on vient, dans ce camp, dont la plupart des habitants ont un matricule en guise de patronyme, et une éprouvette pour parents. Ce n’est pas le cas de Renaud, ni de sa froide compagne Julia. Ils n’en partagent pas moins le sort des autres réfugiés ; ils sont de toute évidence abandonnés de tous, et « on » va les laisser crever ici, les parachutages de vivres étant de moins en moins nombreux… et toujours plus hypothétiques. Ce n’est pas la joie, donc. L’atmosphère du récit, chronique d’une mort annoncée émaillée de cadavres rachitiques, est brillante. J’avoue cependant que c’est probablement le texte du recueil qui m’a le moins séduit, étant à la fois trop plein et un peu vide… En même temps, il en résulte d’autant plus un certain sentiment d’absurdité parfaitement approprié.
 
La suite, ceci dit, me paraît plus intéressante. « Jaune Papillon » (pp. 21-32 ; texte revu et expurgé) nous conte l’étrange aventure d’un vieil homme kidnappé un jour dans un parc, sans que l’on ne lui donne la moindre explication quant au sort auquel il est promis. Parler « d’histoire à chute » serait peut-être un peu exagéré, d’autant plus que la conclusion de la nouvelle se laisse assez facilement entrevoir. Elle n’en est pas moins assez originale, cruelle et cynique, et très efficace.
 
« Les hommes dans le château » (pp. 33-58), l’inédit de ce recueil, est assez différent de ce qui précède. Si nous sommes indéniablement dans un cadre futuriste, l’atmosphère est cependant davantage archaïque, et évoquant plus ou moins le roman noir. On a pu y voir (ainsi Charlotte d’ActuSf) un conte modernisé. Pour ma part, l’histoire de cette jeune fille offerte en pâture à un vieux baron pervers et anachronique, et qui tente d’échapper au sort funeste qu’on lui a promis au cours d’une vicieuse chasse à cour dans laquelle elle tient le rôle de la proie, m’a surtout fait penser au marquis de Sade et à des thématiques récurrentes dans son œuvre, et plus particulièrement dans les différentes versions de Justine. En plus soft, certes… Mais l’effet produit sur le lecteur, s’il n’est pas autant chargé de dégoût et ne joue pas autant sur l’ironie, est assez comparable. Un texte très noir, cynique et déprimant, qui constitue peut-être la plus grande réussite de Cendres.
 
Le dernier texte, « Quelques grains de riz » (pp. 59-84), n’est cependant pas à négliger. Etrange histoire que celle de ce fan des Beatles obsédé par « Eleanor Rigby », et qui entend bien tout mettre en œuvre pour retourner, ne serait-ce qu’un bref instant, à Liverpool en 1966. Etrange… et glauque. A nouveau un texte très noir, où le cynisme règne entre deux mélodies des « Fab Four »… ou bien les accompagne. Et, une fois de plus, et bien qu’à un moindre degré que pour la nouvelle précédente, j’ai cru discerner dans ces pages l’ombre du spectre ricanant du divin marquis, l’érotisme en moins. Ou pas.
 
Sans être un chef-d’œuvre et une lecture indispensable, Cendres constitue ainsi un recueil fort intéressant et cohérent, qui tient amplement ses promesses. On peut bien remercier Thierry Di Rollo pour ses nouvelles, et ActuSf / Les trois souhaits pour leur initiative bienvenue de publication de ces textes rares, constituant un moyen idéal pour découvrir des auteurs encore assez méconnus.

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"Conan le Cimmérien. Premier volume, 1932-1933", de Robert E. Howard

Publié le par Nébal

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HOWARD (Robert E.), Conan le Cimmérien. Premier volume, 1932-1933
, illustrations par Mark Schultz, ouvrage dirigé par Patrice Louinet, traduit de [l’américain] par Patrice Louinet et François Truchaud, Paris, Bragelonne, édition collector, [1932-1933, 2002] 2007, 574 p.
 
Hop, encore un gros et beau morceau de classique, avec cette édition tant attendue de l’intégrale des « Conan » de Robert E. Howard. Et sans doute vaut-il mieux parler d’édition plutôt que de réédition, dans la mesure où, pour la première fois, ce sont bien les textes originaux du Texan qui sont regroupés dans ce beau volume, et non les versions ultérieures traficotées par Lyon Sprague de Camp (essentiellement)… Ce dernier était à bon droit devenu la bête noire des fanatiques d’Howard et de son plus célèbre personnage, dans la mesure où il s’était permis de « retoucher » les textes originaux, coupant ici, rajoutant là, et réécrivant entre les deux, pour livrer finalement un Conan assez différent de l’original, et bien moins convaincant ; d’autant que le bonhomme, qui avait trouvé là semble-t-il un commerce juteux, s’opposait avec tous les moyens à sa disposition à toute réédition des textes originaux… Et ce n’est donc que tout récemment qu’il nous a été donné de redécouvrir les textes « 100 % Howard », dans une édition en anglais supervisée entre autres par Patrice Louinet, lequel a donc depuis dirigé cette édition française chez Bragelonne, qui devrait connaître trois volumes. Autant dire que Patrice Louinet est quelqu’un qui sait de quoi il parle…
 
Ne serait-ce que pour cette raison, il y a donc lieu de se féliciter de la parution de ce recueil. Et on ajoutera en outre que c’est un bel objet. La jaquette a pu être critiquée ici ou là ; certes, elle n’est guère fabuleuse (on peut même la juger horripilante avec son « Robert E. Howardtm » et son « Conan® »…), mais, connaissant les couvertures souvent baveuses et racoleuses au possible de Bragelonne, éditeur emblématique de la big commercial fantasy, comme on dit, c’est finalement plutôt correct. De toute façon, au pire, on peut se débarrasser de cette jaquette et lui préférer cette sympathique reliure bordeaux, avec dorures s’il vous plaît. L’intérieur est également assez séduisant, aéré et d’une lecture agréable, et assez abondamment illustré par Mark Schultz, soit dans un style « comics » qu’on a pu trouver criard (moi, ça va…), mais qui peut aussi faire penser, sans trop de surprise, aux Conan de John Buscema, soit dans un style davantage « prestigieux », avec des peintures épiques assez imprégnées de classicisme, mais parfois franchement superbes (j’aime beaucoup, par exemple, la danse de Bêlit, p. 180). Ne boudons pas notre plaisir : c’est une fort belle édition, et l’on peut bien adresser des félicitations à Bragelonne, qui ne s’est clairement pas foutu de notre gueule cette fois-ci. Juste un bémol : le prix est conséquent (35 €) ; mais bon, quand on aime…
 
Maintenant que j’y pense, il n’est sans doute pas inutile de se livrer à une petite présentation de Robert E. Howard et de son fameux barbare. Car bon nombre d’idées reçues circulent sur l’un comme sur l’autre… Le Texan Robert E. Howard (1906-1936) est un très grand nom de la littérature de l’imaginaire dans sa version la plus « populaire », celle de ces fameux pulps aux couleurs criardes qui ont révélé tant d’auteurs de génie. Il a notamment écrit pour la fameuse revue Weird Tales, de même que le grand H.P. Lovecraft (célèbre depuis, mais royalement ignoré à l’époque…), avec lequel il a d’ailleurs entretenu une très abondante correspondance, sans jamais l’avoir rencontré pour autant (corrigez-moi si je me trompe…) ; il a même participé au « mythe de Cthulhu » en écrivant plusieurs nouvelles directement inspirées par le maître. De même que cet autre grand nom du genre que fut Edgar Rice Burroughs avec ses « cycles » de Tarzan et de John Carter, Howard a créé un certain nombre de personnages marquants revenant dans différentes nouvelles, et parmi lesquels on pourra citer, par exemple, Solomon Kane et le roi Kull.
 
Mais le plus fameux est incontestablement Conan le Cimmérien, personnage créé en 1932 (même si l’on peut trouver plusieurs textes qui semblent l’annoncer bien auparavant, ainsi que Patrice Louinet le note dans sa postface, « Une Genèse Hyborienne », pp. 541-571), et sur lequel il reviendra bien souvent jusqu’à son suicide à l’âge de trente ans, quatre ans plus tard. Et il y a une raison à cette réputation particulière. On a pu dire, en effet, que Robert E. Howard, avec le personnage de Conan, a créé un genre, particulièrement prolifique aujourd’hui (pour le meilleur et pour le pire…), à savoir l’heroic fantasy (même si l’on parlait plutôt à l’époque de sword’n’sorcery, expression conservée encore aujourd’hui pour désigner les récits les plus proches de Conan). Je n’ai aucune envie de rentrer dans les querelles de paternité sur le genre (et je veux bien noter, ainsi qu’on l’a parfois fait remarquer, que J.R.R. Tolkien, s’il ne publiera ses grandes œuvres que bien plus tard, avait néanmoins déjà commencé à bâtir sa Terre du Milieu à cette époque, et même auparavant…). Reste que Howard a bel et bien inventé quelque chose avec Conan… qui était tout d’abord, semble-t-il, un expédient destiné à lui faciliter quelque peu la tâche. Howard, outre un intérêt prononcé pour le fantastique, s’intéressait également énormément à la fiction historique, et avait eu l’occasion de s’y adonner avec succès. Le problème est que ce genre nécessite une énorme documentation afin d’éviter tout anachronisme, et implique un certain réalisme. D’où l’idée de créer un monde ressemblant assez au nôtre pour ne pas nécessiter trop d’explications nuisant à la force du récit, tout en offrant la souplesse nécessaire pour laisser s’exprimer à plein la fantasy et l’imagination de l’auteur. C’est ainsi que Howard a créé l’Âge Hyborien, passé imaginaire et oublié de notre terre, situé entre l’engloutissement de l’Atlantide et l’avènement des civilisations antiques. Howard écrira ainsi, parmi d’autres documents préparatoires, un petit essai sur l’histoire de l’Âge Hyborien (« L’Âge Hyborien », pp. 491-514), et dressera des cartes sommaires de ce monde imaginaire, superposées à des cartes de l’Europe, du bassin méditerranéen et du Proche-Orient (« Cartes du Monde Hyborien (dessinées aux environ de mars 1932) », pp. 537-539). En se référant à ces documents, il construira ainsi progressivement un monde cohérent et riche, fournissant un cadre idéal pour des aventures épiques et fantaisistes.
 
Et c’est donc le monde qu’arpente Conan le Cimmérien. Conan, quoi qu’ait pu en dire l’auteur, n’est probablement pas apparu d’un seul coup, et aura le temps d’évoluer. Passés les premiers récits ou projets reposant sur le thème de la réincarnation, il ne sera défini dans tous ses caractères qu’au fil des textes, lesquels – et il est important de le noter – n’ont pas été écrits dans un ordre chronologique : Howard n’a pas dressé une biographie du personnage de sa naissance à sa mort, mais s’en est fait le chroniqueur, rapportant des épisodes significatifs de la vie du personnage comme ils lui venaient. C’est ainsi que, dans le premier récit publié de Conan, celui-ci est au terme de sa carrière, en tant que roi d’Aquilonie. Et si l’on retrouvera par la suite d’autres récits se situant à cette même époque, bien plus nombreux sont ceux qui évoqueront un Conan plus jeune, mercenaire, voleur, ou pirate sous le nom d’Amra, le Lion. Patrice Louinet a donc fort logiquement pris un parti opposé à celui de Sprague de Camp, lequel avait artificiellement procédé à l’établissement d’une saga rapportant les aventures de Conan dans l’ordre où il pensait qu’elles étaient arrivées. Sans les modifications du sinistre retoucheur, cette pratique n’aurait plus guère de sens, et Patrice Louinet a donc tout à fait légitimement choisi de présenter les textes dans l’ordre de leur rédaction, qu’ils aient été acceptés par Weird Tales ou non (on trouve en outre en appendices des versions alternatives, des synopsis et des récits inachevés).
 
On perçoit mieux ainsi comment Howard a construit son personnage ; dans un premier temps (et le thème sous-jacent de la réincarnation, quand bien même non explicitement employé, n’y est sans doute pas pour rien), Conan, qui continue d’emprunter quelques caractères au personnage de Kull, ressemble à vrai dire beaucoup à Howard, notamment dans ses traits les plus mélancoliques ; mais, dans un second temps qui intervient assez rapidement, Howard fera de Conan une version idéalisée de lui-même. C’est ainsi que Conan le Cimmérien deviendra véritablement Conan le Barbare : un homme dur et fruste, mais certainement pas idiot, qui arpente le Monde Hyborien avec une sauvagerie destructrice et une incompréhension tournant souvent au mépris pour la civilisation et son cortège d’hypocrisies et de petitesses. Rien d’étonnant, sous cet angle, à ce que l’on ait souvent fait une lecture nietzschéenne de Conan (ainsi dans le chef-d’œuvre de John Milius). S’il ne faudrait probablement pas trop s’attarder sur cet aspect (et encore moins en tirer artificiellement des conséquences nauséabondes comme le premier bobo venu : pour dire les choses clairement, Howard n’avait absolument rien d’un fasciste…), le fait est qu’il y a bien du « surhomme » chez Conan, notamment dans sa tendance à se placer au-dessus du bien et du mal. C’est d’ailleurs un des aspects les plus séduisants et fascinants du personnage ; bien loin du manichéisme qui a si souvent parasité l’heroic fantasy depuis, Conan est à bien des égards un anti-héros : violent, brutal, grossier, meurtrier, voleur, ivrogne, débauché, parfois fourbe, et à la fidélité variable, il n’a rien d’un preux chevalier… Et c’est son principal atout dans le monde violent qui est le sien. Howard fait bien, avec Conan, un éloge du barbare, valorisé par rapport au faible civilisé. Conan ne se reconnaît pas de roi, ni d’obligations « naturelles » envers qui que ce soit ; quant aux dieux… Mais laissons-le présenter de lui-même son point de vue sur la question (extrait de « La Reine de la Côte Noire », p. 184) :
 
« [Crom] demeure sur une grande montagne. A quoi bon l’invoquer ? Que les hommes vivent ou meurent, il s’en moque. Mieux vaut se taire et ne pas attirer son attention sur soi ; car il enverra alors des malédictions, et non la bonne fortune ! Il est cruel et sans amour, mais à la naissance il insuffle dans l’âme de chaque homme le pouvoir de se battre et de tuer. Que pourraient demander d’autre les hommes aux dieux ?
 
« […] Dans les croyances de mon peuple, il n’y a pas d’espoir ici ou après […]. Dans ce monde, les hommes luttent et souffrent en vain, trouvant seulement du plaisir dans la folie ardente de la bataille ; une fois morts, leurs âmes pénètrent dans un royaume gris, nuageux et parcouru de vents glacés, où elles errent sans joie, pour l’éternité.
 
« […] J’ai connu un grand nombre de dieux. Celui qui nie leur existence est aussi aveugle que celui qui leur fait une trop grande confiance. Je ne cherche pas à savoir ce qu’il y a au-delà de la mort. Ce sont peut-être les ténèbres, comme l’affirment les sceptiques de Némédie, ou bien le royaume de glace et de nuages de Crom, ou encore les plaines enneigées et les salles voûtées du Valhalla des peuples du nord. Je l’ignore et cela m’importe peu. Il me suffit de vivre ma vie intensément ; tant que je peux savourer le jus succulent des viandes rouges et le goût des vins capiteux sur mon palais, tant que je peux jouir de l’étreinte ardente de bras à la blancheur d’albâtre et de la folle exultation de la bataille lorsque les lames bleutées s’enflamment et se teintent d’écarlate, je suis satisfait ! Je laisse aux érudits, prêtres et philosophes le soin de méditer sur les questions de la réalité et de l’illusion. Je sais une chose : si la vie est une chimère, alors moi aussi j’en suis une ; par conséquent l’illusion est réelle pour moi. Je vis, je brûle de l’ardeur de vivre, j’aime, je tue et je suis satisfait. »
 
Un Conan nihiliste et / ou protagoréen, hédoniste aussi, tenant bien davantage du punk sans illusions que du faf droit dans ses bottes… Un barbare, en un mot, ce qui est préférable à tout le reste. Comme une forme supérieure de franchise et d’honnêteté…
 
Mais abordons maintenant les textes (y s’rait temps !). On passera rapidement sur le poème bilingue « Cimmérie » (pp. 23-25), dont on ne peut pas dire qu’il s’intègre véritablement au cycle, mais est néanmoins utile pour saisir la genèse de la création du Monde Hyborien.
 
On aborde véritablement le cycle avec la première histoire de Conan écrite et publiée, à savoir « Le Phénix sur l’Epée » (pp. 27-57 ; version rejetée par Weird Tales pp. 457-485). Conan est alors roi d’Aquilonie, ayant renversé et tué son prédécesseur, et doit faire face à un complot mené par des aristocrates mécontents ; la plus grande menace, pourtant, ne vient pas de ces puissants barons, mais d’un esclave stygien, Thot-Amon de l’anneau… Le personnage de Conan n’est pas encore clairement défini, et, dans sa version vieillissante, c’est surtout un ancien barbare nostalgique de ses jeunes années que l’on rencontre. L’influence lovecraftienne est assez nette, même si le fantastique, bien « réel », se voit relativiser par une pirouette finale pas forcément nécessaire.
 
Il en va de même pour « La Fille du Géant du Gel » (pp. 57-67), court récit mythologique d’un intérêt assez mineur à mon goût… Un point intéressant, ceci dit : Conan, ici mercenaire, y succombe à une pulsion érotique qui aurait été fatale à tout autre que lui ; et c’est sans doute ce côté charnel et guère héroïque qui explique avant tout le refus de cette nouvelle…
 
Troisième texte : « Le Dieu dans le Sarcophage » (pp. 69-91). Un récit qui détonne quelque peu dans la série des Conan, puisque prenant la forme d’une enquête policière assez verbeuse et très « whodunit » ; Conan, qui est cette fois un voleur, n’y joue finalement qu’un rôle assez secondaire, et l’action passe au second plan.
 
Les choses s’améliorent par la suite : en effet, après ces trois textes inauguraux, Howard a pris le temps de définir davantage le Monde Hyborien et son personnage, et les textes ultérieurs s’en ressentent. Ainsi, immédiatement, avec « La Tour de l’Eléphant » (pp. 93-120) : Conan y est à nouveau un voleur, qui se lance impulsivement et avec une audace incroyable dans le cambriolage de la fameuse Tour de l’Eléphant ; les circonstances du vol ne sont pas sans évoquer celui de l’Oeil du Serpent dans le film de Milius, mais le récit, plus cruel, se teinte également d’horreur lovecraftienne, ainsi que bon nombre de ceux qui vont suivre.
 
« La Citadelle Ecarlate » (pp. 121-166 ; synopsis pp. 517-518), ensuite, nous ramène au temps du roi Conan ; celui-ci, victime d’une fourberie, a été capturé par ses ennemis, et emprisonné dans les souterrains de la Citadelle Ecarlate du terrifiant mage Tsotha. Sa fuite et sa vengeance épique font tout le sel de ce récit très réussi et divertissant.
 
On passe ensuite, avec « La Reine de la Côte Noire » (pp. 169-205), à une des plus fameuses aventures de Conan, narrant sa rencontre avec la pirate Bêlit et le début de sa carrière de « corsaire » sous le nom d’Amra, le Lion. Le couple sauvage et cruel formé par Conan et Bêlit est assez unique, et la psychologie du Cimmérien s’approfondit énormément dans ce récit ; la fin, une fois de plus très lovecraftienne (mais qui a là aussi inspiré John Milius et Oliver Stone), est pour le moins saisissante.
 
« Le Colosse Noir » (pp. 207-250 ; synopsis pp. 519-520), immédiatement après, est à mon avis une des plus grandes réussites de ce volume. Si l’influence de Lovecraft y est encore assez nette, c’est pourtant probablement celle de Sax Rohmer qui domine, ainsi que le montre Patrice Louinet dans sa postface. Récit remarquable, quoi qu’il en soit, où le personnage de Conan n’intervient qu’assez tard, sous les traits d’un mercenaire ivrogne devenu sur le caprice des dieux le chef d’une puissante armée. La longue bataille qui clôt la nouvelle est portée par un souffle épique tétanisant, et les morceaux de bravoure abondent.
 
« Chimères de Fer dans la Clarté Lunaire » (pp. 253-291), en comparaison, est indéniablement un texte mineur. Pour la première fois, Howard rajoute aux côtés de Conan un personnage féminin peu vêtu, dont le seul but est bien de lui faire obtenir la couverture du pulp ; et l’histoire est assez confuse, bien que comprenant quelques remarquables scènes horrifiques.
 
Si « Xuthal La Crépusculaire » (pp. 293-330) poursuit assez clairement dans cette lignée, le résultat est cependant bien plus probant. La ville fantôme de Xuthal, perdue dans le désert, est une belle création, riche en secrets terrifiants, et le lecteur ne s’ennuie pas un seul instant.
 
Après quoi « Le Bassin de l’Homme Noir » (pp. 333-366) nous ramène au Conan pirate, plus fourbe que jamais, dans une histoire franchement terrifiante et très divertissante.
 
« La Maison aux Trois Bandits » (pp. 367-394) nous décrit un Conan voleur et assassin, lié par le sort à deux bandits d’une espèce bien différente ; un récit moins épique que les précédents, dans un cadre urbain, mais non moins intéressant.
 
Ce n’est hélas pas le cas de « La Vallée des Femmes Perdues » (pp. 397-416), texte résolument alimentaire et dont on sent bien qu’il n’avait probablement pas convaincu son auteur. L’histoire n’est guère passionnante, le racolage s’y fait outrancier, et le racisme omniprésent, auquel Howard ne nous avait pourtant pas habitué (contrairement à ce que l’on a souvent prétendu, et que l’on pouvait par contre ressentir chez Lovecraft), achève de rebuter le lecteur. Sans aucun doute le texte le plus faible du recueil.
 
La sélection de nouvelles s’achève heureusement sur une plus grande réussite, avec « Le Diable d’Airain » (pp. 417-453). Un piège y est tendu à Conan, alors chef de guerre des Kozakis ; mais les ruines de Xapur recèlent bien plus de dangers que ce que ses ennemis supposent. Le cadre horrifique est à nouveau très réussi, et la nouvelle fonctionne remarquablement bien.
 
Suivent diverses appendices d’un intérêt varié (les plus intéressantes ont déjà été citées).
 
Tout n’est pas excellent dans ce recueil, il faudrait être le dernier des intégristes howardiens pour le prétendre. La littérature d’Howard se veut populaire, ce qui n’a rien de dégradant, mais explique quelques clichés ou procédés parfois regrettables. Ce n’était en outre pas en grand styliste, même si sa plume lyrique nous réserve à l’occasion quelques remarquables scènes d’action ou visions cauchemardesques très inspirées par… Oui, bon, vous avez compris. Enfin, les histoires tendent à se répéter quelque peu… Mais l’intérêt est là, pourtant, dans ce monde riche qu’Howard a su créer, et cet époustouflant personnage qu’est Conan le Cimmérien. Impossible de s’ennuyer véritablement dans ce recueil, qui se lit avec un plaisir certain. Je ne nierai donc pas mon bonheur, et avoue même attendre déjà la suite (semble-t-il bien meilleure, qui plus est !) avec beaucoup d’impatience.
 
Crom !!!

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Romans et nouvelles, de Theodore Sturgeon

Publié le par Nébal

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STURGEON (Theodore), Romans et nouvelles - Cristal qui songe, Les plus qu’humains et autres œuvres, préface de Jacques Goimard, Paris, Denoël – J’ai lu – Omnibus, [1977] 2005, XI + 1161 p.
 
Ouep, il y a bien eu une petite pause dans mes comptes rendus de beaux bouquins. Je vous prie de bien vouloir m’en excuser, mais j’ai eu plein de bonnes raisons pour ça : entre autres, une crémaillère (merci les gens au passage !), une gueule de bois (merci… aïe…), un budain de rhube gui me fazilide bas la dâge engore baindenant… et surtout le fait que le petit dernier à rentrer dans cette catégorie était un sacré gros morceau. Ouh là, oui. Ce bel omnibus de Theodore Sturgeon, comprenant donc ses deux grands romans de science-fiction Cristal qui songe et Les plus qu’humains, une sélection de 29 nouvelles généralement assez longues et « l’essai autobiographique » (j’y reviendrai…) inédit « Argyll ». Bref, du gros, du lourd.
 
Et du bon, surtout. J’ai toujours eu l’impression – mais peut-être faut-il mettre cela sur le compte de ma paranoïa latente – que Sturgeon n’était pas estimé à sa juste valeur. Une chose est claire, en tout cas : quand on évoque les grands auteurs américains du légendaire « âge d’or de la science-fiction » (marque déposée ?), il arrive loin derrière Robert Heinlein et Isaac Asimov, et même (horreur glauque !) derrière l’insipide A.E. Van Vogt ; soit à peu près au niveau de Clifford Simak et de son superbe Demain les chiens (et là, je plaide coupable : comme beaucoup, je n’ai lu que ce seul ouvrage de Simak, et il serait temps que j’en lise d’autres…). C’est bien triste, tout ça. Et parfaitement injuste. Sturgeon, ceci dit, n’en a pas moins généré un quasi-culte chez certains, et je ne suis pas loin de rejoindre la secte. Voici, par exemple, ce que Damon Knight a pu en dire (rapporté par Jacques Goimard dans sa notice sur « L’amour et la mort », p. 1014) :
 
« Il y a longtemps que Sturgeon est considéré comme le seul véritable écrivain révélé par la science-fiction. Entendons-nous : le seul qui aurait trouvé à s’exprimer même si la science-fiction n’avait jamais existé. Ce qui ne revient pas à diminuer la valeur de ses confrères, mais simplement à rétablir cette constatation : eux sont des écrivains dotés d’une étiquette, d’une spécialisation, et c’est à l’intérieur de cette spécialisation (qu’elle s’appelle fantastique, SF ou merveilleux) que se manifestent leurs dons ; Sturgeon, lui, est purement et simplement un écrivain (rien de plus et rien de moins), et ce n’est pas a priori le genre choisi par lui qui rend son talent déterminant – l’étonnant est que dans ce genre, il n’en est pas moins l’égal d’un « spécialiste ».
 
« Cette position de franc-tireur est bien connue ; […] Sturgeon, toujours individualiste et solitaire, poursuit ce chemin qui n’appartient qu’à lui sans se laisser dévier de sa course – et atteint des sommets incomparables. »
 
Je ne serais peut-être pas aussi « exclusif » pour ma part, mais il me semble qu’il y a dans ces lignes bien des choses pertinentes. Il serait déjà indéniablement réducteur de cantonner Sturgeon au rang « d’écrivain de science-fiction » : il n’est venu qu’assez tardivement à la SF, et avouait d’ailleurs lui préférer la fantasy et le fantastique, même si c’est bien la science-fiction qui lui a assuré sa renommée ; il s’est d’ailleurs essayé à bien des genres – dans son beau Livre d’or de la science-fiction, on peut ainsi le voir s’attaquer au western ! – et certains de ses textes relèvent sans fausse honte de la « littérature générale » – je reviendrai ultérieurement sur cette merveille qu’est « Parcelle brillante », notamment…
 
Et la science-fiction sturgeonienne est d’ailleurs bien éloignée de celle de ses confrères Asimov, Heinlein et Van Vogt. A la lecture de son plus célèbre roman, Cristal qui songe, m’est avis que plus d’un novice en science-fiction a dû ressentir une certaine perplexité : « Ah bon, c’est de la science-fiction, ça ? » Sturgeon est en effet un de ces auteurs bien pratiques pour expliquer aux gens plus ou moins bien intentionnés et plus ou moins bouffés par les préjugés que non, la science-fiction, ce n’est pas nécessairement de l’anticipation, et que non, ça n’implique pas inévitablement des vaisseaux spatiaux, des robots et des extraterrestres (et encore moins des valeureux cadets de l’espace…). Sturgeon est aussi utile pour démontrer à ces mêmes bonnes gens que la science-fiction, quand bien même dissimulée derrière une inévitable couverture gris-métal, n’est pas nécessairement une froide littérature d’ingénieurs, mais qu’elle peut être remarquablement subtile et pertinente dans son approche des sentiments et des émotions (c’est sans doute là un trait majeur de l’écriture de Sturgeon, et on aura souvent l’occasion d’y revenir). Enfin, Sturgeon a indéniablement quelque chose de plus qu’Heinlein, et a fortiori Asimov… et a fortiori Van Vogt : une ambition stylistique frappante. Ce qui a pu susciter des jugements variés. Voici, par exemple, ce qu’a pu dire Gérard Klein de l’écriture de Sturgeon (phrase rapportée par Marianne Leconte dans sa préface au Livre d’or précédemment évoqué ; je remercie au passage le forumer d’ActuSf Papageno de m’avoir rappelé cette citation, qui m’avait déjà fait tiquer à la lecture dudit recueil…) : « C'est une sorte de lave de mots lourde et désordonnée, charriant le pédantisme à l'évidence, négligeant l'effet, souvent maladroite. A peine dégrossie au début d'une histoire ou d'un chapitre, puis trouvant sa tonalité propre, s'épurant, agrippant finalement le lecteur et s'accordant aux pulsations même de son cœur. » J’avoue que la première proposition, si elle se vérifie à l’occasion, tend à me laisser le plus souvent sceptique (et puis, honnêtement, Gérard Klein qui « taquine » Sturgeon à ce sujet, c’est un peu l’hôpital qui se fout de la charité, mais bon…) ; la seconde est par contre très pertinente. Oui, il y a souvent chez Sturgeon une puissance émotionnelle rare, une faculté remarquable de saisir le lecteur directement au cœur, et qui ne peut laisser indifférent. La science-fiction sturgeonienne n’est pas uniquement une « littérature de l’idée » ; elle est en même temps littérature de l’émotion, du ressenti, subtile et forte, souvent touchante (parfois naïve…) ; bref, elle est littérature, et grande littérature.
 
Il n’est sans doute pas inutile, avant d’aborder ce recueil à proprement parler, d’évoquer en quelques lignes la vie de Theodore Sturgeon (1918-1985). Outre les notices précédant chaque texte, deux documents nous seront utiles à cet effet : la préface un peu hermétique et lapidaire de Jacques Goimard (« Il faut avoir tué père et mère », pp. I-XI), et surtout « Argyll » (pp. 1117-1161).
 
Ce texte autobiographique, publié pour la première fois en version originale en 1993 et en français dans le présent volume, a en fait été écrit par Sturgeon en 1965 dans le cadre d’une psychothérapie (il s’adresse d’ailleurs nommément au docteur Jim Hayes), et se révèle très éclairant sur certains traumatismes enfantins déterminants pour la carrière de l’auteur. « Argyll » était le surnom du beau-père de Sturgeon ; un triste personnage qui l’a marqué de son empreinte indélébile, en allant même jusqu’à lui « voler » son nom : l’homme que nous connaissons sous le nom de Theodore Sturgeon fut en effet baptisé à sa naissance du nom d’Edward Waldo. Et si Argyll – de son vrai nom William Dicky Sturgeon – n’appréciait guère son beau-fils pré-adolescent, il n’en a pas moins, lors de la procédure d’adoption, décidé de lui imposer son propre patronyme, et même – avec la complicité de la mère de l’auteur – de lui imposer un nouveau prénom… Argyll donne bien ici l’image d’un triste personnage, autoritaire et violent (il bat régulièrement « ses » enfants), obsédé par une idée de « respectabilité » toute WASP l’amenant aux pires contradictions (ainsi dans son attitude à l’égard des tentatives du jeune Theodore pour gagner de l’argent). Un homme dénué de goût, aussi, mais qui n’en a pas moins son idée sur ce qui est « bien » et ce qui ne l’est pas. Quand le jeune Sturgeon découvre auprès d’un ami les premiers pulps de science-fiction et de fantasy, il se doute bien qu’Argyll ne tolérera pas la présence de ces « abominations » chez lui. Il dissimule donc avec une grande astuce sa précieuse (sentimentalement s’entend) collection de Weird Tales, grâce à laquelle il a pu découvrir cette littérature qui lui parlait tant, se passionnant, entre autres, à la lecture de l’alors totalement inconnu H.P. Lovecraft… Las, Argyll ne se laisse pas leurrer : il découvre les revues, et, avec une cruauté effarante, les déchire en petits morceaux qu’il répand à travers la chambre des enfants, avant d’obliger Theodore lui-même à rassembler ces reliques et à les jeter « à leur place », et donc à la poubelle (Sturgeon y voit clairement une cause déterminante de sa carrière ultérieure…). Chaque « passion » du jeune adolescent se voit réserver un sort comparable (la gymnastique, par exemple, et plus encore la radio amateur – passage tout bonnement ahurissant…). Argyll, s’il a été un étudiant brillant, est avant tout un homme borné et violent, absurdement possessif ; à l’évidence un homme frustré (certaines anecdotes sont plus qu’édifiantes…), et qui entend bien passer ses frustrations sur plus faible que lui. Theodore et son frère sont des cibles toutes désignées : il s’empresse même de démonter la porte de leur chambre pour être à même de les surveiller en permanence, violant toute intimité ! Alors, bien sûr, quand ce triste personnage apprend que Theodore, comme tout garçon de son âge, a découvert les joies de la masturbation, il s’empresse de le réprimander vertement, en l’enjoignant de s’inspirer de lui, Argyll, modèle de contenance et de respectabilité ; puis, sur un autre ton, il lui explique qu’il est à l’évidence « malade », et qu’il lui faut donc aller « chez le docteur » (alors qu’il n’hésitait pas un seul instant à envoyer le jeune enfant à l’école par 40° de fièvre, ce qui lui a d’ailleurs valu de sérieux problèmes de santé…) : bien évidemment, le psychiatre (ou plutôt, inévitablement, les psychiatres, Argyll ne se satisfaisant guère d’un premier diagnostic qu’il estime évidemment erroné…) n’y voit rien d’anormal… mais Argyll n’en démord pas, et la surveillance s’accroît encore ; il ne cesse, de toute façon, « de dévaluer en permanence l’aspect, la conduite, le travail, le langage et les fréquentations du cher petit Ted » (p. 1146)… Le portrait, cependant, n’est pas unilatéral ; Sturgeon ne proclame pas sa « haine » de son beau-père dans ses pages, loin de là. Une citation sera sans doute éclairante (ibid.) : « Bonté divine : voilà une perversion inédite de l’inceste. On dirait que j’ai été marié à mon beau-père. » Oui, pour une fois, le mot d’inceste (s’il ne renvoie bien évidemment pas à un fait matériel, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit…) n’est pas trop fort. Et celui d’Œdipe non plus. L’œuvre de Sturgeon nécessite bien d’avoir « tué père et mère » ; ou peut-être, plus exactement, pourrait-on dite qu’elle est en elle-même une éternelle récapitulation de ce meurtre symbolique.
 
La vie de Sturgeon, quoi qu’il en soit, a clairement été marquée par cette enfance pour le moins difficile. On ne s’étonnera guère de ses dépressions récurrentes, ainsi que de son besoin maladif d’amour, sans doute responsable pour une bonne part de cette instabilité sentimentale qui l’a amené à se marier cinq fois (oui, comme Philip K. Dick ; bon, je crois que c’était Asimov qui en faisait la remarque dans son autobiographie, il ne faudrait sans doute pas en faire une généralité… mais, sur ce point et sur bien d’autres, les deux auteurs ne sont pas sans se ressembler). Une de ses épouses l’a d’ailleurs fait condamner en justice pour « immaturité »… Etant moi-même passablement immature, j’aurais une réponse toute désignée pour cette attaque mesquine (et tenant en un seul mot : connasse) ; mais je veux bien croire que le souvenir d’Argyll ait pu peser de tout son poids sur la vie de l’auteur, et expliquer ces difficultés relationnelles.
 
Son œuvre, à vrai dire, en témoigne : rien d’étonnant à ce que les personnages de Sturgeon, souvent des enfants d’ailleurs, soient généralement (et presque exclusivement) des mal-aimés, des parias, des êtres faibles et rejetés, des handicapés, des « incomplets » qui ne se trouvent véritablement que dans la complétude qu’autorise enfin un amour sincère et non équivoque, cet amour total auquel Sturgeon, indécrottable optimiste malgré tout, veut croire. L’amour est en effet au centre de l’œuvre sturgeonienne, et ce sous toutes ses formes : amour « divin », filial, fraternel, charnel… Et l’amour « complet » y apparaît souvent comme l’unique solution aux déboires de ces parias. Le mythe de l’androgyne tel qu’il est rapporté par (le personnage d’) Aristophane dans Le banquet de Platon ressurgit à maintes reprises dans les textes qui composent ce beau volume, et sous une forme souvent plus radicale encore. On ne compte pas, à vrai dire, les « ménages à trois » dans les récits de Sturgeon, ce qui lui a rapidement valu des critiques, lui autorisant la réponse amusée de « Ci-gît Syzygie ». Ménages à trois, et plus si affinités, d’ailleurs, l’exemple le plus fameux étant sans doute le beau roman Les plus qu’humains : si cette œuvre se rattache bien aux innombrables récits « surhumains » qui faisaient alors les délices plus ou moins nauséabonds de Campbell, les « plus qu’humains » de Sturgeon sont cependant bien différents des surhommes de Van Vogt, par exemple (à l’exception, probablement, des Slans ; rien d’étonnant à ce que A la poursuite des Slans soit le seul ouvrage de Van Vogt qui m’ait paru « acceptable »…) ; ils sont bien des incomplets, des parias, des « inférieurs », ne trouvant une certaine « supériorité » que dans une union totale et inconditionnelle, celle que seul l’amour peut autoriser, l’amour vrai, authentique, celui qui implique une forte compréhension de l’autre, mais n’exclut pas pour autant – loin de là – la haine. Sturgeon disséquera toujours plus, et avec brio, ce thème de l’amour. Et, si l’on ne saurait qualifier son œuvre « d’érotique », ni a fortiori de « pornographique », il n’en reste pas moins un auteur littéralement obsédé par l’amour, dans sa dimension « platonique » (l’étrange expression !) comme dans sa dimension la plus matérielle, qu’il aborde sans pudibonderie ni grivoiserie. Les « tabous » amoureux, d’ailleurs, abondent dans son œuvre, au-delà des unions polygames : l’inceste, inévitablement (de manière particulièrement frappante, bien sûr, dans « Si tous les hommes étaient frères, me permettrais-tu d’épouser ta sœur ? », mais on retrouve ce thème dans bon nombre de textes), mais aussi, pourquoi pas, l’homosexualité (il raconte d’ailleurs sans états d’âme une expérience adolescente dans « Argyll »), le fétichisme (« Les mains de Bianca »), le voyeurisme (« L’autre Celia »), le sado-masochisme (dans son versant le plus « pur », débarrassé des encombrants accessoires en cuir…), voire la « pédophilie », la « nécrophilie », ou encore la « scatophilie » (« Une fille qui en avait »). Et sans que cela soit « sordide » pour autant, devrais-je sans doute dire pour rassurer les plus chastes de mes (très hypothétiques) lecteurs pour qui les guillemets seraient une protection insuffisante. Mais je préfère laisser la parole à Jacques Goimard, présentant cette dernière nouvelle (p. 942) : « Allons, le porno est devenu un genre noble, l’horreur aussi, le gore tout pareil [si seulement ! Ceci était une interruption tout à fait gratuite du Nébal], mais pas le choquant, ni le putride, ni le cloacal… et il faut être Sturgeon pour cultiver l’écœurement avec légèreté, le caca fleuri des femmes fatales avec une grâce toute fromagère, les diarrhées les plus fétides, les plus répugnantes, les plus immondes… avec tact. Il faut se laisser toucher par des fraîcheurs soudaines là où croupissent les viscères tout recroquevillées… il faut… il faut… Sturgeon ! »
 
Abordons maintenant les textes en eux-mêmes, présentés dans un ordre chronologique (les romans occupant donc approximativement le milieu du recueil). Les lignes qui vont suivre auront peut-être une vilaine allure de catalogue, et je vous prie de m’en excuser. La présentation générale à laquelle je viens de me livrer me paraît de toute façon amplement suffisante pour justifier que l’on jette un œil à ce beau volume (et, si elle n’y parvient pas, c’est nécessairement ma faute, non celle de Sturgeon). Mais il y a trop de perles dans ce gros recueil pour que j’ose passer la moindre d’entre elles sous silence, au vain prétexte de craindre de faire « trop long » ou « trop didactique ». Pour un autre, peut-être. Mais pas pour Sturgeon, ah mais !
 
Commençons donc avec « Ca » (pp. 7-34), nouvelle publiée par Unknown en 1940 (Sturgeon a donc 22 ans). Ce n’est pas la première nouvelle de Sturgeon, ni même la première qu’il ait adressée à Campbell (qui en a tout de même acheté 26 entre avril 1939 et juin 1941 !). C’est cependant l’occasion de voir se développer un jeune talent prometteur, œuvrant alors dans un fantastique horrifique passablement lovecraftien avec une indéniable réussite. On est bien loin, ceci dit, de la science-fiction qui fera la réputation de Sturgeon.
 
Il en va de même pour « Cargaison » (pp. 35-67), remarquable nouvelle conjuguant avec brio horreur et fantasy, et dont le cadre maritime, très détaillé, renvoie à l’expérience déterminante de Sturgeon au sein de la marine marchande.
 
« L’île des cauchemars » (pp. 69-93), que j’avais déjà eu le plaisir de lire dans le Livre d’or de la science-fiction consacré à Sturgeon, poursuit sur ce thème, tout en retrouvant l’atmosphère horrifique de « Ca ». Il y a cependant plus : on y voit se dessiner les thèmes majeurs de l’œuvre sturgeonienne ultérieure, avec ce personnage central qualifié dès les premières lignes de « pauvre cinglé […] [qui] a perdu quelque chose, et […] ne peut pas le retrouver » (p. 71). L’amour, et ses corollaires le pouvoir et la dépendance, sont déjà dans un sens au cœur de ce beau texte, encore très lovecraftien, mais s’orientant déjà davantage (à la manière du maître, d’ailleurs) vers la science-fiction.
 
Suit une nouvelle déterminante dans la carrière de Sturgeon, avec « Dieu microcosmique » (pp. 95-123), son premier grand succès en science-fiction. Une excellente nouvelle, à maints égards terrifiante, mais dont l’auteur n’était pourtant semble-t-il guère satisfait ; sans doute parce qu’on lui en a trop vanté les mérites, manière de l’encourager à poursuivre dans cette voie, quand lui se sentait davantage attiré par la fantasy ; mais l’histoire de ce savant passablement irresponsable qui devient un authentique dieu pour une population qu’il a créée de ses mains, et qu’il soumet à toutes les horreurs imaginables pour faire évoluer la science humaine, conserve encore aujourd’hui un remarquable impact émotionnel ; c’est encore « l’amour divin » de la nouvelle précédente que l’on retrouve ici, mais, de manière plus nette encore, cet « amour » se fait ambigu et cruel…
 
Plus légère (en apparence seulement…), mais non moins remarquable, « Hier, c’était lundi » (pp. 97-145) est une petite merveille au croisement de la fantasy et d’une certaine science-fiction paranoïaque que l’on serait tenté de qualifier de « pré-dickienne ». Une nouvelle à la fois hilarante et terrifiante, contant l’étrange aventure d’un mécanicien qui s’est endormi lundi soir pour se réveiller mercredi… ou plutôt pour errer dans la « préparation » du mercredi, lui, le « comédien », découvrant derrière le rideau l’invraisemblable labeur d’une horde d’accessoiristes sous les ordres tyranniques d’un intrigant metteur en scène…
 
« L’égoïste absolu » (pp. 147-165) a de nouveau une tonalité assez dickienne avant l’heure, Sturgeon développant avec finesse une idée originale de L. Ron Hubbard sur le « complexe du messie » (ce qui n’est pas dépourvu d’ironie, quand on y songe…). Comme les personnages de L’œil dans le ciel (entre autres), le « héros » de cette nouvelle est à même de modeler le monde selon son bon vouloir… ou plutôt ce qu’il croit être son bon vouloir. Le solipsisme à son terme le plus grinçant, drôle et épouvantable.
 
« La sorcière du marais » (pp. 167-189), censément cosignée par James H. Beard, me paraît bien moins convaincante ; si ce récit fantastique ne manque pas de scènes remarquables d’horreur pure, il tend cependant à se disperser quelque peu, et à être laborieux dans sa structure. On en retiendra surtout le rôle crucial qui y est joué par un enfant, une petite fille en l’occurrence, déjà décrite avec une finesse et un réalisme qui n’appartiennent qu’à Sturgeon ; ce type de personnage enfantin reviendra souvent par la suite.
 
Et déjà dans la nouvelle qui suit immédiatement, « Le bâton de Miouhou » (pp. 191-228), rafraîchissant petit conte clairement destiné à la jeunesse, et dont on a parfois supposé qu’il avait inspiré Steven Spielberg pour son ET. C’est effectivement très possible : on y retrouve la même sensibilité enfantine, le même humour gentillet aussi. La même niaiserie, diraient peut-être les mauvaises langues, mais ces gens-là ont grandi trop vite, et n’ont généralement pas grand chose d’intéressant à dire…
 
De toute façon, on ne saurait cantonner Sturgeon à ce seul aspect. En témoigne assez le texte suivant, on ne peut plus différent, « Les mains de Bianca » (pp. 229-242) ; un court récit au fantastique diffus, parmi les plus brillants que Sturgeon ait pu livrer dans ce genre, teinté de fétichisme, de sadisme et d’inceste ; un bijou noir et fascinant.
 
On retourne ensuite à la science-fiction avec « Et la foudre et les roses » (pp. 243-266), une nouvelle tout d’abord terriblement déprimante décrivant une terre post-apocalyptique condamnée à brève échéance. Reste cependant un espoir totalement fou, auquel Sturgeon s’accroche désespérément : la possibilité qu’en cas d’attaque nucléaire de l’un ou l’autre camp, l’autre puisse choisir de ne pas riposter… Les angoisses de la guerre froide naissante et de l’holocauste nucléaire attendu pour bientôt trouvent ici une illustration remarquable, et finalement assez originale.
 
« Ci-gît Syzygie » (pp. 267-299) a déjà été brièvement évoquée plus haut. Sturgeon s’amuse, dans ce texte étrange à la frontière entre littérature générale, fantastique et science-fiction, avec les critiques qui ont pu lui être adressées sur sa manie des unions à trois ou plus. Une excellente histoire à chute, et donc impossible à résumer. Mais si le ton de la nouvelle reste très chaste, je ne peux ceci dit m’empêcher de citer Jacques Goimard dans sa notice (p. 268) : « La science-fiction est héroïque et grandiose. Sturgeon y apparaît comme un écrivain plus ou moins spécialisé dans la littérature intimiste. Mais maintenant, j’ai un doute : Sturgeon ne serait-il pas en profondeur le plus grandiose de tous ? Mais oui, bien sûr. Il a même inventé un genre littéraire : l’épopée du cul. » Et je ne peux m’empêcher non plus de citer le premier paragraphe de cette excellente nouvelle, là encore assez dickienne avant Dick ; (p. 269) : « Dans votre propre intérêt, ne lisez pas ceci. Sérieusement ! Non, vous vous trompez, il ne s’agit nullement d’une histoire à la manière de « ceci risque de vous arriver ». C’est bien plus grave que ça. En fait, il est très probable que c’est en train de vous arriver en cet instant précis. Et vous le saurez quand tout sera consommé. Comment pourrait-il en être autrement, puisque c’est dans la vraie nature des choses ? » Je ne sais pas vous, mais moi, devant pareille entrée en matière, j’abandonne toute résistance et me laisse entraîner…
 
« Un pied dans la tombe » (pp. 301-338) me paraît hélas moins réussie, si elle n’est pas inintéressante. Sturgeon tente d’y concilier science-fiction et folklore avec un talent indéniable, et qui plus est beaucoup d’humour. Un sympathique pastiche de Lovecraft, qui tend cependant à se disperser quelque peu, à nouveau, mais peut aussi séduire par son étrangeté, et est moins simple qu’il n’y paraît au premier abord.
 
Avec « La merveilleuse aventure du bébé Hurkle » (pp. 339-349), Sturgeon oscille entre fantasy et science-fiction, pour un résultat assez charmant et gentillet rappelant plus ou moins « Le bâton de Miouhou » et qui a souvent été plébiscité, mais m’a à vrai dire plutôt laissé indifférent. Je laisserai à d’autres, plus convaincus que moi, le soin d’en parler, et préfère passer directement à la suite.
 
Et quelle suite ! C’est que nous en arrivons au premier des deux romans repris dans ce recueil, et probablement le plus célèbre, avec Cristal qui songe (pp. 351-506 ; j’adore ce titre… je l’avais déjà lu, au passage). Un roman assez unique et déstabilisant, à l’atmosphère lorgnant d’abord clairement du côté du fantastique, et dans lequel la science-fiction ne s’immisce que progressivement, par petites touches très discrètes. Surtout, on y trouve déjà tout Sturgeon, avec cet enfant « différent » pour héros, mal-aimé, solitaire, ne trouvant éventuellement de secours qu’auprès d’autres parias, les « phénomènes » d’un cirque (rappelons que Sturgeon, gymnaste compétent dans sa jeunesse, avait un temps rêvé d’une carrière dans le monde du cirque ; au-delà, tout cela ne va pas sans faire penser, bien sûr, au célèbre Freaks de Tod Browning ; et, plus récemment, je suis quasi persuadé de l’influence de ce beau roman sur l’excellente série TV La caravane de l’étrange – ou Carnivàle, si l’on préfère le titre original –, le début me semblant presque tenir du pastiche, voire du plagiat…), tandis que plane, proche et lointaine à la fois, l’ombre d’une inquiétante et omniprésente figure paternelle… Tout ou presque, ici, emprunte à la vie de Sturgeon, laquelle jette une lumière particulière sur la moindre phrase. Jugeons-en avec cette remarquable entrée en matière (p. 353), que Jacques Goimard – et il n’est pas le seul – considère comme « une des plus belles […] produites par la SF » (p. 352) :
 
« L’enfant s’était fait surprendre dans un coin du stade scolaire, alors qu’il se livrait à un acte répugnant ; on l’avait renvoyé chez lui en l’expulsant ignominieusement de l’école. A cette époque, il avait huit ans ; cela faisait plusieurs années déjà qu’il pratiquait ce vice. »
 
Cet enfant, Horty, sera notre « héros ». Et il ressemble souvent à Sturgeon. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que ce roman étrange soit remarquable de justesse dans sa manipulation des émotions et du ressenti ; la science-fiction, ici encore, se fait vecteur d’authenticité, et la littérature catharsis. Le résultat, n’ayons pas peur des mots, est un classique, un chef-d’œuvre, un incontournable.

« Faites-moi de la place » (pp. 507-532), au titre éloquent, fait la jonction entre Cristal qui songe et Les plus qu’humains. Si on est encore ici en présence d’un texte de science-fiction, la tonalité autobiographique n’en est pas moins nettement marquée. Cette nouvelle a en effet été écrite en collaboration avec une certaine Rita Dragonette, camarade étudiante de Sturgeon, et évoque, à nouveau, un « ménage à trois », bien réel celui-ci, unissant les deux auteurs et un certain Mannie Straub, Rita se partageant entre les deux jeunes hommes. Sturgeon y développe clairement l’idée, qui deviendra celle des Plus qu’humains, d’une synthèse parfaite entre ces trois individus, incomplets par eux-mêmes, mais formant par leur union un tout supérieur. Les personnages du récit empruntent ainsi clairement à des êtres authentiques, et la science-fiction n’est à bien des égards qu’un prétexte. Plus clairement encore qu’avant, Sturgeon entame ici son investigation de l’amour, pour un résultat encore un peu bancal, mais déjà intéressant… et souvent drôle. Sturgeon, pourtant, n’a jamais mentionné Rita comme ayant été à l’origine de ce texte, et celle-ci lui en a durablement voulu… La « Synthèse » (premier titre de la nouvelle) n’était donc finalement pas si parfaite que cela, et, comme le dit Jacques Goimard (p. 508), « la vie s’est chargée de relativiser les choses »…
 
Cette idée, cependant, continua d’obséder Sturgeon, et se retrouva au cœur d’une nouvelle intitulée « Baby Is Three », souvent considérée comme un de ses chefs-d’œuvre, et dévoilant, au travers d’une psychothérapie, l’étrange entité « surhumaine » constituée par un petit groupe d’enfants « différents » fédérés par un idiot… Ce sera la base de son deuxième grand roman de science-fiction, Les plus qu’humains (pp. 533-710). Un roman aux allures de fix-up, pourrait-on dire, puisque « Bébé a trois ans » en occupe le milieu (pp. 591-646), Sturgeon ayant complété ce noyau initial par un début (« L’idiot de la fable », pp. 537-591) et une fin (« La morale », pp. 646-710). D’où une allure assez déconcertante au premier abord, et confinant même à l’expérimentation ; le passage d’une section à l’autre se fait brutal, mais, dès le début, on tend un peu à se perdre dans la multiplicité des personnages… Pourtant, cela fonctionne remarquablement bien. Je n’hésiterais d’ailleurs pas à confier que Les plus qu’humains me semble plus réussi encore que Cristal qui songe sur le plan littéraire. Quoi qu’il en soit, l’empathie joue là encore à plein, car elle n’a rien d’artificiel ou de forcé ; les enfants « différents » de la première partie sont réalistes, à la fois attachants et horripilants, doux et cruels, mais surtout perdus dans un monde qui les dépasse et les rejette. Seul est à même de les comprendre vraiment un idiot amnésique, qui se fait significativement appeler « Tousseul »… Auprès de l’idiot, les enfants « incomplets » deviennent véritablement plus qu’humains, un nouveau stade de l’évolution, bien différent du surhomme habituel et de son cortège de délires éventuellement nauséabonds : « l’homo Gestalt » résulte d’une communion jusqu’alors impensable, où les individus se fondent, non pas en un groupe artificiel, mais en un être à part entière ; séparément, ils ne sont que des bras, une tête ou un ventre, et ce n’est qu’ensemble qu’ils forment un véritable « individu ». Un être qui reste malgré tout différent. Et seul… Sa solitude le rend peut-être inaccessible à la morale ; mais pas à l’éthique… Un excellent roman, même si je préfère pour ma part nettement les deux premières parties, absolument magnifiques, à la dernière, un peu poussive ; sans doute est-ce parce que l’optimisme sturgeonien y triomphe en fin de compte… Quoiqu’il en soit, on aurait tort, comme on le fait si souvent, de reléguer Les plus qu’humains derrière Cristal qui songe : ce sont deux romans très réussis, personnels et émouvants, et néanmoins très différents dans leur approche de questionnements similaires.
 
Ceci dit, il est une autre erreur qui revient souvent, quand on aborde le cas de Theodore Sturgeon, et qui est de négliger ses nouvelles, obnubilé que l’on est par la façade bien plus attractive de ces deux grands romans. Certains des premiers textes du recueil étaient très éloquents à cet égard, mais la suite est encore plus phénoménale. Pour ma part, je n’hésiterais pas à le confier un seul instant : j’ai beaucoup aimé Cristal qui songe et Les plus qu’humains, mais je tends à y préférer bien davantage les nouvelles de Sturgeon, dont certaines sont d’authentiques chefs-d’œuvre, hélas parfois tristement tombés dans l’oubli.
 
Je ne dirais certes pas cela en ce qui concerne « Un don » (pp.711-722), courte nouvelle se contentant d’être fort sympathique, avec un joli portrait de gamin sadique.
 
Mais « Une soucoupe de solitude » (pp. 723-737) me semble par contre amplement mériter ces éloges ; une très belle histoire, que je n’ose pas introduire davantage, et dont le final, s’il peut paraître naïf, m’a pour ma part bouleversé…
 
« La clinique » (pp.739-753) est un ton en-dessous, mais reste remarquablement touchante, et à nouveau impossible à résumer…
 
Ensuite, « L’éducation de Drusilla Strange » (pp. 755-786) m’a à vrai dire laissé un peu perplexe. On ne sait trop que penser, dans un premier temps, de l’étrange récit de cette femme surhumaine, condamnée pour un crime abominable à vivre sur Terre, parmi nous… Je lui reprocherais peut-être un trop grand didactisme dans sa conclusion. Ceci dit, cela fonctionne tout de même très bien.
 
On pourrait probablement faire ce même reproche au texte suivant, « Le [farceur], la [farce] et le gros rire gras » (pp. 787-864), à l’optimisme final peut-être un peu rude. Mais j’ai cette fois clairement adoré cette longue nouvelle, une fois de plus très sensible, mais aussi hilarante. Des extraterrestres mènent une expérience sur les humains, sans se faire connaître, en intervenant dans le quotidien sclérosé d’une pension de famille où une jolie brochette de névrosés passe son temps à prétendre que tout va très très bien. Ces extraterrestres sont en effet interloqués : ils ont pu déterminer que les humains possédaient bien la synapse seize sur bêta, nécessaire au développement des espèces ; mais il semblerait que ces crétins ne l’utilisent pas ! Autant brusquer les choses… Citons encore Jacques Goimard (p. 788) : « Ce texte plein d’humour et de chaleur humaine pétille d’intelligence (comme la SF quand elle est très bonne) et d’optimisme (une qualité toute sturgeonienne). »
 
On en arrive ainsi à « Parcelle brillante » (pp. 865-890). Et là, les mots me manquent… Je m’étais déjà régalé de cette nouvelle dans le Livre d’or, et maintiens qu’il s’agit d’un authentique chef-d’œuvre, une nouvelle d’une sensibilité extraordinaire, et qui m’a parlé comme aucun autre texte ne l’a jamais fait. Sans doute me serait-il possible de résumer cette merveille qui n’a d’ailleurs rien d’un texte de science-fiction ou de fantastique, mais je ne veux tout simplement pas le faire. Je me contenterai lâchement de citer en intégralité la brève notice, les mots semblant d’ailleurs manquer tout autant à Jacques Goimard (p. 866) : « Cette nouvelle ridiculise à la fois les tenants du fantastique et ceux de la science-fiction : voilà toute la grandeur de « Parcelle brillante ». Les partisans de la littérature d’horreur bien nocturne et de l’optimisme du plein midi, de la lumière sont également réduits au silence. Parce que cette nouvelle ne leur laisse aucune liberté de choix : vous la recevez en pleine poitrine à 37 000 km/h et vous n’y pouvez rien : c’est une grande histoire d’amour et d’assassinats, une histoire sublime entre toutes. Roland Stragliati avait coutume de dire que c’était la plus belle nouvelle de Sturgeon. C’est la voix de mon maître. J’y vais. » Moi aussi…
 
Sans surprise, « Les talents de Xanadu » (pp. 891-919) n’atteint pas de tels sommets. Mais cette nouvelle traitant du thème de l’utopie n’est cependant pas inintéressante, loin de là.
 
Et il en va de même pour « La peur est une affaire » (pp. 921-939), intéressante nouvelle évoquant de manière très claire les abominables délires du maccarthysme alors omniprésent. Josephus MacArdle Phillipso est un minable petit charlatan, qui a fait fortune (plus ou moins malgré lui) en racontant des sottises paranoïaques sur de supposés OVNI, au point de devenir le gourou d’une authentique secte. Son discours joue sur les peurs les plus profondes de ses concitoyens fasse à la menace commu… pardon, extraterrestre. Un jour, pourtant, un extraterrestre – un « vrai » – vient s’entretenir avec lui, sachant bien qu’il est devenu de par ses livres le seul à même de sauver l’humanité… d’elle même. Joli paradoxe, pour une nouvelle brillante, à la fois drôle et intelligente.
 
J’ai déjà brièvement évoqué « Une fille qui en avait » (pp. 941-964). Enfin, certains de ses aspects, en tout cas… Ceci dit, cette nouvelle tranche quelque peu sur les précédentes, Sturgeon y retrouvant à certains égards sa veine horrifique des premières heures, même si l’humour reste très présent, et si les thématiques nous sont devenues familières (ménage à trois et compagnie). La chute est on ne peut plus prévisible, mais cela ne nuit en rien à l’intérêt de cette nouvelle, probablement plus tournée vers le divertissement que les précédentes, mais néanmoins très efficace et fort recommandable.
 
« L’autre Celia » (pp. 965-984), ensuite, est un nouveau sommet de l’œuvre sturgeonienne (qui figurait là encore déjà dans le Livre d’or). Je n’oserai donc guère trop m’étendre sur cette sordide et pertinente histoire de voyeurisme, que vous vous devez (c’est un ordre) de découvrir par vous-mêmes.
 
Pour des raisons bien différentes, je ne m’étendrai guère sur « Celui qui lisait les tombes » (pp. 985-998), nouvelle qui tient à bien des égards de l’exercice de style. Ce n’est pas inintéressant, mais un peu vain…
 
On y préférera sans l’ombre d’un doute, toujours dans un registre assez expérimental, la nouvelle suivante, « L’homme qui perdu la mer » (pp. 999-1011). Une histoire assez déstabilisante, et tout d’abord franchement rebutante, hermétique, incompréhensible… C’est qu’il s’agit d’une histoire à chute. Or cette chute – extraordinaire, au passage – change tout, et l’on est alors pris d’une envie irrésistible de revenir en arrière, et d’enfin… comprendre. Cette nouvelle, que l’on aurait envie de qualifier de « ratée » si l’on se contentait bêtement des premières pages, est ainsi au final un authentique chef-d’œuvre remarquablement pertinent…
 
« L’amour et la mort » (pp. 1013-1048), ensuite, pose problème (au-delà de ce titre français franchement peu ragoûtant). On ressent une pénible impression d’inachevé devant cette nouvelle par ailleurs fascinante. La nouvelle appelle clairement une suite, et éventuellement un prologue, à la manière de « Bébé a trois ans ». Hélas, Sturgeon n’a jamais écrit ni l’un ni l’autre… Et l’on doit donc se contenter de cette ébauche, développant une idée passionnante, hélas amoindrie par une fin précipitée et, cette fois, clairement trop didactique… Dommage.
 
Les choses s’améliorent heureusement ensuite, avec « Si tous les hommes étaient frères, me permettrais-tu d’épouser ta sœur ? » (pp. 1049-1092). Si le titre, certes très éloquent, est tout de même terriblement maladroit, cette nouvelle publiée dans la fameuse anthologie d’Harlan Ellison Dangereuses visions en 1967 est néanmoins remarquable, et sans doute une des plus grandes réussites de Sturgeon. On y retrouve dans un sens l’utopie des « Talents de Xanadu », mais c’est cette fois la pratique de l’inceste qui explique l’utopie et le bonheur des Vexveltiens. Mais les tabous, par nature irrationnels, subsistent encore, plus forts que jamais peut-être ; et nombre d’hommes et de femmes à travers la galaxie semblent prêts à mourir plutôt que de… que de… « faire » comme ces sauvages dégénérés ; car l’inceste, c’est mal, n’est-ce pas ? Tout le monde le sait ! Une très bonne nouvelle (quand bien même, là encore, un peu didactique par endroits).
 
Si l’on excepte « Argyll », le recueil s’achève enfin sur « Sculpture lente », sans doute la dernière grande réussite de Sturgeon (là encore, je l’avais déjà lue dans le Livre d’or). Et je n’en dirai pas plus.
 
Il est en effet bien temps de conclure ce long compte rendu, et vous m’excuserez, je l’espère, d’avancer le prétexte de la fatigue pour me contenter de ces deux mots :
 
Lisez Sturgeon.
 
EDIT : J'ai relu et chroniqué Les Plus qu'humains en 2018, ici.

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"Le visage vert", n° 14. "Amateurs in Suffering"

Publié le par Nébal

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Le Visage vert,
n° 14. Amateurs in Suffering, Paris, Zulma, juin 2007, 175 p.
 
Voici donc enfin ce 14ème numéro de la revue Le Visage vert, environ quatre ans après le précédent (ben oui, un n° 13, forcément…). On ne peut que s’en féliciter, le fantastique faisant aujourd’hui quelque peu figure de parent pauvre dans les littératures de l’imaginaire. Un bref coup d’œil en librairie suffit généralement à s’en persuader : si la science-fiction reste encore assez présente, et si la fantasy – hélas, le plus souvent, sous sa forme la plus commerciale – remplit bon nombre d’étagères, le fantastique ne se voit la plupart du temps accorder qu’un mince réduit, ne proposant pour l’essentiel que ces quelques classiques du XIXe ou du début du XXe siècle qui n’ont pas encore rejoint les « prestigieux » rangs de la littérature générale au milieu de quelques best-sellers que l’on dénigre parfois sous le nom de « mainstream horror » (ce qui n’exclut pourtant pas, parmi ces derniers, la présence d’excellents auteurs, tels Dan Simmons, Clive Barker ou Stephen King). A l’heure où le fantastique et l’horreur semblent connaître un certain regain d’intérêt au cinéma, on ne peut que déplorer ce triste constat… La « résurrection » du Visage vert aux éditions Zulma est d’autant plus appréciable (accessoirement, louons le beau travail de présentation qui a été effectué, la revue, au grand format original, étant d’une lecture agréable, avec une jolie maquette et quelques illustrations à l’occasion, souvent de fort sympathiques gravures ; et, pour ma part, j’aime beaucoup cette couverture « affichiste »).
 
Mais s’agit-il vraiment ici de littérature fantastique ? Sans doute. C’est du moins le positionnement plus ou moins affiché par la revue, et déterminant sa place dans les rayonnages… Notons cependant que la littérature fantastique ici envisagée doit être entendue de deux manières : d’une part, ce sont ici essentiellement des auteurs anciens, fin XIXe ou début XXe, qui sont convoqués, ce qui donne à la revue une tonalité générale assez savante et raffinée (on est bien loin des pulps !) ; d’autre part, le fantastique doit être ici compris largement, le surnaturel n’étant pas toujours de la partie (assez rarement, même) : c’est ici avant tout une atmosphère, souvent sordide et macabre, qui rassemble les différents textes. C’est d’autant plus vrai pour ce numéro consacré pour l’essentiel à des auteurs variés, mais que l’on pourrait pour bon nombre d’entre eux fédérer au sein du mouvement « décadent », et notamment ceux qui forment le cœur de la revue, un imposant dossier étant consacré au thème des « amateurs in suffering ». Nous verrons plus tard ce qui se cache derrière cette étrange expression, apparue semble-t-il pour la première fois en 1820 sous la plume de Charles Robert Maturin (dont il serait par ailleurs temps que je lise le fameux Melmoth…).
 
Mais envisageons tout d’abord les textes (plus ou moins) indépendants de ce volumineux et passionnant dossier. Et tout d’abord une authentique merveille, avec le charmant conte chinois de Fitz-James O’Brien, « La Dent-de-Dragon qui appartenait au magicien Piou-Lu ». On parlera davantage de « merveilleux » pour ce savoureux pastiche des chinoiseries alors en vogue, souvent très drôle, notamment dans ses dialogues hypocritement révérencieux. Un vrai petit bijou. On poursuivra d’ailleurs de manière plus franche dans le pastiche, en sautant quelques pages, avec « L’être du seuil, par Sir E-d L-tt-n B-lw-r », dans lequel Bret Harte parodie joliment Bulwer-Lytton (mon ignorance de ces deux auteurs, je dois le confesser, ne me permettant toutefois pas d’apprécier à plein ce joli texte).
 
Entre temps, la revue s’est penchée sur le cas d’Arsène Houssaye, avec deux nouvelles très raffinées, au fantastique diffus, « Nina et Mimi », puis « Mademoiselle Salomé », suivies d’une analyse d’Eric Vauthier (« L’univers sombre d’Arsène Houssaye »). (N.B. : si, pour les textes qui vont suivre, on ne peut véritablement parler d’histoires « à chute », je vais cependant me livrer à quelques « révélations » ; l’intérêt des nouvelles reste à mon avis intact, mais, si vous craignez de gâcher votre plaisir à la lecture de ces quelques lignes, contentez-vous de savoir qu’il s’agit d’un numéro passionnant, et à la prochaine…) Si le premier texte est avant tout le récit d’une infidélité conjugale tournant au drame, on n’en retrouve pas moins, dans les deux cas, une figure littéraire particulière, typique de l’époque, et qui introduit en quelque sorte le dossier consacré aux « amateurs in suffering » : la « femme fatale », belle et cruelle, celle pour qui l’on meurt, et qui, si elle peut, comme Mimi, se contenter d’ignorer froidement les souffrances éventuellement mortelles qu’elle suscite, va le plus souvent jusqu’à les rechercher et s’en délecter. Nous sommes ici au cœur d’une certaine misogynie fin de siècle, qui éclatera pleinement dans les nouvelles ultérieures.
 
Pour aborder ce thème, il me semble préférable d’en passer d’abord par l’une des dernières nouvelles du recueil (et à vrai dire l’une des moins convaincantes…), le texte de Hanns Einz Ewers intitulé « L’exécution de Damiens ». La misogynie y est éclatante, essentiellement dans les premières pages, quand le principal protagoniste, Brinken, y fait part de sa haine des femmes, nécessairement cruelles ; tout le bestiaire habituel y passe : serpent, veuve noire, et surtout mante religieuse… La femme, a fortiori si elle est raffinée, est par nature mauvaise et perfide, ses appétits sexuels sont, au sens strict, dévorants. L’auteur – ou son personnage – va jusqu’à chercher des explications à ce comportement dans la science de son temps, justifiant ainsi la persistance chez certaines femmes de ces singulières caractéristiques sexuelles animales – la mise à mort de l’amant, pendant ou après l’union – par un atavisme tout droit tiré de Lombroso et de son Homme criminel. Si la « civilisation » n’autorise pas de tels débordements, il est, outre les « femmes fatales » au sens le plus strict, criminelles et manipulatrices, des dames en apparence respectables qui n’en trouvent pas moins de curieux exutoires à leurs passions morbides. Il en va ainsi de cette ravissante et pieuse anglaise, Lady Cynthia, qui cache sous des dehors angéliques de bien sordides plaisirs, ne parvenant véritablement à atteindre la jouissance que dans les tourments moraux qu’elle inflige, et dans la lecture passionnée et éternellement renouvelée d’une recension prolixe de l’horrible supplice du régicide Damiens. Si la nouvelle en elle-même n’est à mon sens guère mémorable, elle trouve cependant tout son intérêt dans les nombreuses notes qui l’accompagnent, et introduisent le passionnant article de Michel Meurger, « L’amour cruel. Entomologie des femmes fatales ».
 
L’effroyable exécution de Damiens, le 28 mars 1757, a attiré une foule gigantesque et suscité une abondante littérature, je ne vous apprends probablement rien – on trouve en notes plusieurs recensions, dont celle, pour le moins troublante, de Casanova, mais aussi, entre autres, une de Louis Sébastien Mercier dans son célèbre Tableau de Paris. La partie fictionnelle de la revue s’achève d’ailleurs par une énième variation sur ce thème, où la « femme fatale » n’apparaît que par allusion, avec l’étrange et – nécessairement… – beau texte de Joris-Karl Huysmans sobrement intitulé « Damiens », vision hallucinée tenant à bien des égards du poème en prose. Rappelons d’ailleurs qu’outre les mémoires et fictions qui y font directement écho, on retrouve également l’évocation de ce terrible supplice dans nombre d’essais, et non des moindres (s’il ne faut en citer qu’un, ce serait sans doute le célèbre Surveiller et punir de Michel Foucault, qui s’ouvre par une longue description riche en détails de l’exécution – ce qui, notons-le au passage, n’est d’ailleurs guère pertinent au regard de la démonstration de l’auteur, étant donné le caractère indéniablement exceptionnel de ce supplice ; cela tient à vrai dire un peu de l’artifice rhétorique, indéniablement efficace il est vrai…). Très tôt, dès les premières recensions, on s’est fait l’écho de cette étrange et malsaine attirance largement teintée d’érotisme – voyez le texte de Casanova… – que ce triste spectacle avait suscité, notamment chez les femmes (les témoignages sont innombrables). Et c’est à bien des égards ici que va prendre naissance le thème des « amateurs in suffering ». Citons le texte de Charles Robert Mathurin (semble-t-il extrait de Melmoth ; traduction d’Anne-Sylvie Homassel) :
 
« Il est de fait possible de devenir amateur de souffrances. J’ai entendu parler d’hommes qui avaient voyagé en des pays où l’on pouvait tous les jours voir quelque horrible exécution, dans le seul but de ressentir l’excitation que la vue de la souffrance ne manque jamais de procurer. Cela va du spectacle qu’offre la tragédie ou l’auto-da-fé, aux convulsions du plus pitoyable reptile que vous puissiez torturer – sachant que cette torture est la conséquence de votre propre puissance. C’est une sorte de sentiment dont nous ne pouvons jamais nous défaire, une victoire remportée sur ceux que leurs souffrances rendent inférieurs à nous ; point d’étonnement, alors – la souffrance est toujours un signe de faiblesse – à ce que nous nous glorifions de notre impénétrabilité. »
 
Et, de fait, on a pu citer plusieurs de ces « amateurs de souffrances », notamment anglais, dont le plus fameux exemple serait George Augustus Selwyn (1719-1791), respectable parlementaire et ami de Walpole, néanmoins réputé pour son « attraction morbide pour les spectacles sanglants ». Mario Praz rapporte d’ailleurs ceci : à l’exécution de Damiens, Selwyn « se mêla à la foule en habits très simples et, comme un Français qui avait remarqué son excitation lui demandait : « Vous êtes bourreau ? » il aurait répondu : « Non, non, monsieur, je n’ai pas cet honneur : je ne suis qu’un amateur ». Une version différente de cette anecdote est donnée par Sir Nathaniel Wraxall : « L’excitation nerveuse de Selwyn et son anxieuse curiosité d’observer les effets de la dissolution physique chez les hommes, l’exposèrent non seulement au ridicule, mais aussi au blâme. On l’accusait de ne pas manquer une seule exécution capitale ; et parfois, pour éviter d’être remarqué, il se déguisait avec des vêtements féminins. On m’assure qu’en 1756 [sic] il alla spécialement à Paris pour assister aux derniers instants de Damiens… Alors que, dans la foule, il cherchait à s’approcher de l’échafaud, il fut d’abord repoussé par un des aides de justice ; mais Selwyn ayant informé celui-ci qu’il n’était venu de Londres que pour être présent au châtiment et à la mort de Damiens, le bourreau fit aussitôt écarter la foule en s’écriant : Faites place pour Monsieur, c’est un Anglais et un amateur. » » Cette phrase du bourreau, sans la mention de la nationalité, a été maintes fois rapportée (notamment par Mercier). Conclusion de Mario Praz : « Nul doute pour moi que cette anecdote soit à l’origine de la légende répandue en France de l’Anglais amateur d’exécutions capitales qui se développa pendant le romantisme et fut relancée par les Goncourt. »
 
Cette « légende » revient en effet souvent, avec une variante néanmoins : si les « amateurs in suffering » clairement identifiés par les historiens sont généralement des hommes, la littérature en fera toujours de ces « femmes fatales », de ces mantes religieuses, lointaines héritières de certaines libertines sadiennes, et en premier lieu Juliette.
 
Autre entorse à la définition « classique » : « l’amateur éclairé » sait trouver son bonheur chez lui, nul besoin de courir le monde pour assister à des exécutions. La dimension du « voyage sadique » n’apparaît ainsi pas dans les textes qui nous sont proposés, et un seul est teinté d’exotisme, le « Supplice de Genso », de Félicien Champsaur, vision approximative et bien dans la mode du temps d’un Japon cruel et raffiné, guère convaincante ; on lui préférera largement, dans un tout autre registre, le conte de Fitz-James O’Brien précité.
 
Bien plus intéressants sont les trois textes de Jean Lorrain, introduits par une étude savante (et un brin aride) de Delphine Durand (« Une esthétique de la cruauté : cérémonial et iconographie du martyre amoureux chez Jean Lorrain et Gustav-Adolf Mossa »). Retenons notamment le plus long des trois, « La dame aux lèvres rouges – l’inconnue », dans lequel ladite inconnue satisfait ses pulsions auprès d’hommes qu’elle piège et destine à finir sur la guillotine, se régalant ensuite du spectacle de leur mise à mort… Suivent deux jolis « portraits » tenant du poème en prose, « L’inassouvie » renchérissant sur ce thème, la « femme fatale » assistant sans défaut à chaque exécution capitale, puis « La pompe-funèbre », concernant une femme qui trouve cette fois son plaisir dans les « jeux dangereux », les acrobaties du cirque, notamment, guettant avec avidité une défaillance fatale.
 
Ce thème du cirque semble d’ailleurs assez commun, puisqu’on le retrouve ensuite dans deux brefs récits, tout d’abord celui de Paul Adam (« Sur le fil », contant le destin tragique d’un colosse volage), ensuite et surtout celui de Robert de Machiels (« Les Barelli, gymnastes ») ; dans les deux cas, mais plus nettement et sciemment dans le second, la femme fatale (elles sont à vrai dire cinq dans le texte de Paul Adam…) va cette fois jusqu’à provoquer l’accident de par le seul poids de son regard avide ; et de se délecter enfin à la vision du cadavre brisé d’un trapéziste négligé un instant de trop par son frère acrobate…
 
Nous conclurons sur un des textes les plus réussis de ce dossier, et où, cette fois, le fantastique s’insinue plus clairement dans le récit sous couvert de spiritisme, avec les « Décrets insondables » d’Edward Frederic Benson : saisissant portrait d’une jeune et belle Anglaise se délectant des blessures d’un oiseau, de l’angoisse et de la douleur d’une jeune fille chez le dentiste… et trouvant enfin une jouissance ultime et fatale dans la contemplation fascinée de la noyade d’une fillette, la dame ne bougeant pas le petit doigt pour lui venir en aide…
 
Un numéro passionnant et remarquablement bien conçu. Pour l’ignare que je suis, c’était en outre l’occasion de découvrir bon nombre d’auteurs qui m’étaient totalement inconnus jusqu’alors… Souhaitons donc une longue vie à cette nouvelle mouture du Visage vert, en espérant qu’il ne s’écoule pas quatre ans avant la parution du n° 15… Souhaitons, au-delà, que cette heureuse initiative participe d’un regain d’intérêt plus général pour la littérature fantastique. Voire suscite des petits, peut-être sous une forme plus « populaire » ? On a bien le droit de rêver…

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"Mickey Monster", de Bretin & Bonzon

Publié le par Nébal

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BRETIN (Denis) et BONZON (Laurent), Mickey Monster, [s.l.], Baleine, coll. Club Van Helsing, 2007, 185 p.
 
Club Van Helsing, deuxième approche, après un réjouissant abordage avec le Délires d’Orphée de Catherine Dufour. Je ne reviendrai pas ici sur la présentation de la collec’ (pas que ça à fout’, non mais ho… Voyez ma note sur Délires d’Orphée ; de toute façon, Dufour, c’est bon, mangez-en).
 
Il n’est sans doute pas inutile, par contre, de procéder à une petite présentation du binôme à l’origine de ce Mickey Monster, pas forcément bien connu des amateurs d’imaginaire. A vrai dire, j’en avais jamais entendu parler, moué, mais bon, c’est pas un critère très pertinent. Donc, si j’en crois la petite notice biographique figurant sous leur jolie photo de psychopathes, Denis Bretin et Laurent Bonzon ont écrit ensemble « trois romans policiers flirtant avec le fantastique » : La Servante du Seigneur, Le Nécrographe et Malo Mori, et plus récemment Eden, complex 1, « première étape d’un écolo-thriller en forme de trilogie », ce qui est très tendance. On notera enfin que Denis Bretin a également publié en solo un roman intitulé Le Mort-Homme, pour lequel il a reçu le prix littéraire du festival de Gérardmer ; bon, je suis le premier à dire que le palmarès de Gérardmer pue régulièrement du popotin, mais on avouera tout de même que c’est plutôt bon signe pour un auteur (co-)écrivant un volume du CVH. Parce que, je sais pas vous, mais moi, c’est bien du fantastique un peu couillon, tendance gros bis rougeaud, voire réjouissant Z, que j’en attends.
 
Le « héros » du roman répondant au nom de Roger McOrman (aha), et le monstre étant clairement désigné en quatrième de couv’ comme étant un blob, on peut déjà supposer qu’on va être gâté de ce côté-là. Chouette.
 
Histoire d’être original, on va commencer par le commencement. Réunion au Club Van Helsing, où quelques-uns de nos chasseurs (dont le big boss et notre harponneur préféré) assistent à une conférence du professeur Guineas Sörberg, éminent membre du club et authentique psychopathe (une fois, il a bouffé son porteur pour être en mesure de traquer sa proie…). Il raconte au cercle distingué sa dernière expédition, agrémentant son récit de photographies (du genre : « Ainsi que vous le voyez, sur la fig. 27, on distingue encore les mains de la précédente victime ; nous pouvons en déduire ceci du régime alimentaire de la bête : etc., etc. »). Les chasseurs s’emmerdent. Pas le lecteur, qui s’amuse beaucoup dans cette hilarante introduction.
 
Sörberg ne tarde cependant pas à être interrompu, quand un petit homme grotesque et obèse se présente devant la porte de Bedlam Asylum. Un aveugle, à en croire ses lunettes noires en pleine nuit et sa canne blanche. Avec une étrange cicatrice sur le visage, pas totalement dissimulée par ses verres fumés. L’homme – de toute évidence un Américain – se présente comme étant Roger McOrman, l’inventeur de la fameuse machine à Mickey. La machine à quoi ? La machine à Mickey ; il a une licence et un brevet. Ah. Et ça sert à quoi ? A faire des Mickey. Ah. Bon. Et… ? Et Roger McOrman a une histoire à raconter ; il est venu tout spécialement des Etats-Unis pour rencontrer Hugo Van Helsing. Le leader du club, intrigué par cette étrange cicatrice, introduit l’aveugle dans la salle de conférence pour l’écouter avec attention.
 
C’était après qu’il ait vendu 49 machines à Mickey, lors de la foire de Babbits, à des Japonaises pas rancunières pour Hiroshima et Nagasaki. En route vers son home, sweet home avec 2300 dollars en poche et l’envie d’achever cette bonne journée en regardant la finale où les Cubs vont massacrer les Astros, et en sirotant une Bud, tant qu’à faire, le VRP du Wisconsin (qui sera décidément le plus bel endroit du monde quand il y aura un sénateur républicain) s’égare un peu dans la cambrousse. C’est qu’il faisait sombre, et il pleuvait des cordes, vous voyez. Et là il a percuté… une bête. Peut-être un truc protégé ? McOrman, craignant d’avoir des ennuis avec les gardes forestiers, emballe la… la… la bête, et la fourre dans son coffre, qui n’est heureusement plus encombré par les machines à Mickey. Enfin, heureusement…
 
C’est ainsi que McOrman a ramené chez lui le blob. Une bestiole bizarre, visqueuse, gélatineuse, informe. Ridicule. Et terrifiante. Qui révèle bien vite un goût prononcé pour les chats, avant de s’attaquer à cette vieille peau de voisine. Le résultat est pas beau à voir. Comme si les victimes étaient aspirées de l’intérieur, ne laissant plus qu’une mince couche de peau ou de fourrure. Le blob attaque par les yeux, et aspire. Mais Roger McOrman, il le sait bien, maintenant, est un héros, vous voyez. Les forces spéciales n’intervenant décidément pas et les flics perdant leur temps à persécuter les honnêtes citoyens comme Roger McOrman, c’est à lui d’agir. Lui, Roger McOrman, l’inventeur de la fameuse machine à Mickey. Une arme terrifiante… monstrueuse.
 
Ouep, on est bien dans du gros bis rougeaud, voire du réjouissant Z, avec monstre improbable et séance de drive-in inclus. Et plein de scènes agréablement gores, avec détails sordides et gros plans racoleurs, comme au bon vieux temps. Miam miam. C’est que McOrman est un conteur prolixe, ne rechignant pas à la digression type « 3615 ma vie » ou « philosophie de comptoir », et capable en même temps d’insister avec force détails sur ce que désire avant tout le lecteur. Même du cul, tiens, alors que sa fiancée (depuis 14 ans) Becky, aussi vulgaire que lui, tente désespérément de lui pomper le dard qu’il a tout ramollo après avoir trouvé dans sa voiture le bras déchiqueté de sa voisine (on n’ose imaginer la tête de Van Helsing et compagnie lors de cette scène hautement improbable) ; heureusement, des jeunes délinquants (pléonasme) viennent interrompre ce grand moment de romantisme…
 
On est donc bien dans la ligne éditoriale du CVH. Avec une originalité, néanmoins : le « héros », pour une fois, n’est donc pas un chasseur. « Héros », d’ailleurs, et quoi qu’en dise le principal intéressé, c’est un peu forcé pour cet abject petit con, antipathique au possible, égoïste, borné, gros (bien sûr…) beauf caricatural d’une Amérique pro-Bush ne jurant que par l’individualisme, la propriété privée, la liberté d’entreprendre et la nécessaire supériorité du « pays de la liberté » sur le reste du monde. Roger McOrman a bien une vision du monde idéal : devant chaque pavillon de banlieue, la bannière étoilée, et, partout, des Mickey, de toute taille, produits à partir de tout et n’importe quoi grâce à la machine à Mickey (dont il est l’inventeur, avec un brevet et une licence). Un pauvre type, pour faire simple. La caricature est féroce, accumulant les poncifs, avec toutefois, la plupart du temps, un minimum de distance ironique venant relativiser la charge et les éventuelles accusations d’anti-américanisme bien franco-français. Et puis merde : c’est drôle, alors ça passe bien.
 
Mickey Monster est en effet avant tout un roman très drôle et divertissant, prenant aussi, les inévitables cliffhangers en fin de chapitre tenant plus du clin d’œil rigolard que de l’artifice de narration. Tout ce qu’on pouvait en souhaiter, quoi. Ca se lit agréablement, c’est plutôt bien écrit (moins bien que le Dufour, mais ça reste plus que correct). Un bémol, pourtant : j’avoue avoir été très déçu par la fin du roman, certes hautement série B, mais peut-être un peu trop, là ; c’est à la fois prévisible et artificiel, et vraiment trop con pour le coup…
 
Pas rédhibitoire, ceci dit. Mickey Monster reste un bon roman de divertissement, et une réussite dans la gamme du Club Van Helsing. Seulement, je ne serais pas aussi élogieux qu’on a pu l’être, et j’avoue sans hésitation lui préférer Délires d’Orphée. En tout cas, ça me donne toujours envie de m’enfoncer plus avant dans cette collection plutôt décriée mais à propos de laquelle je n’ai franchement pour l’instant (deux romans, certes, et parmi les mieux côtés) rien à redire.

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"Délires d'Orphée", de Catherine Dufour

Publié le par Nébal

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DUFOUR (Catherine), Délires d’Orphée, [s.l.], Baleine, coll. Club Van Helsing, 2007, 156 p.
 
Le « Club Van Helsing », on en cause pas mal ces derniers temps, dans les recoins les plus interlopes du ouèbe (fréquentés uniquement par des ados attardés dénués de goût). Mais qu’est-ce donc que ce « Club Van Helsing », se demande le jeune lecteur candide (ou mature et de bon goût) ? Eh bien, cher ami, le Club Van Helsing est une collection créée il y a peu par Xavier Mauméjean (soit un très bon écrivain de SF-et-plus-si-affinités) et Guillaume Lebeau (soit un parfait crétin à en juger par ses polémiques de bac à sable sur le forum du Cafard cosmique, ou alors un type qui a un sacré sens de l’humour ; c’est comme pour Jean-Claude Van Damme, on sait pas trop) aux éditions Baleine, et qui sent bon le roman de gare, tendance Maxi Best Of Poulpe. Note d’intention : « un monstre, un chasseur, à chaque fois un match arbitré par l’un des plus fameux auteurs français issus du polar ou de l’imaginaire ». Des bouquins brefs (entre 150 et 200 pages), à lire dans le train ou en faisant la queue à la Sécu. Une collection qui ne prétend pas faire autre chose que divertir, mais se paye le luxe d’être joliment présentée et d’accueillir quelques plumes fort sympathiques.
 
Le bilan, jusqu’ici, est cependant plutôt mitigé ; si beaucoup s’accordent pour vanter les mérites des livraisons de Johan Héliot et Bretin & Bonzon, le reste a laissé plus sceptique, voire déchaîné quelques incendies critiques sur lesquels je n’oserai pas pour l’instant me prononcer, n’ayant pas encore lu les volumes incriminés. Délires d’Orphée est en effet le premier titre de la collection que je m’enquille. A cela, une raison on ne peut plus simple, qui a pour nom Catherine Dufour.
 
Catherine Dufour écrit bien. Elle écrit même très bien, quand elle veut. Que celui qui ose en douter (le sagouin) jette un œil à son beau roman de science-fiction Le Goût de l’immortalité (prix Rosny-Aîné, grand prix de l’Imaginaire et prix Bob Morane 2006, vi, rien que ça). Catherine Dufour sait faire dans la noirceur vraiment très très noire (comme dans le roman sus-cité, ou encore la chouette nouvelle « La Liste des souffrances autorisées », dans le gros Bifrost n° 42). En même temps, l’auteur de Blanche Neige et les lance-missiles sait aussi faire dans l’humour (le vrai, celui qui fait rire, si si ça existe). J’aime bien la tonalité générale de ses récits (et pas que de ses récits, d’ailleurs). Alors la voir manier du chasseur de monstres dans un bouquin du CVH – et donc presque nécessairement riche en clins d’œil –, ben, logiquement, ça m’a tenté. Et d’acheter ce Délires d’Orphée qui venait de paraître, et au sujet duquel je n’avais pas encore lu la moindre critique, histoire de pouvoir m’en forger une par moi même, du bouquin comme de la collec’. En chasse.
 
Le chasseur, ici, c’est Senoufo Amchis, le « dernier Grand Maître de la Confrérie des tueurs de cachalots des Açores » (ah oui, quand même), lequel aurait semble-t-il déjà figuré dans un précédent roman du CVH. Un habitué, donc, mais contraint et forcé : il ne vit que par et pour son Queequeg, pour l’heure à quai. Pour combattre le mal de terre, Senoufo accepte donc de jouer du harpon contre des proies un peu moins volumineuses, mais non moins dangereuses, celles que lui désigne à l’occasion ce vieux grigou de Lord Van Helsing (bien différent du personnage de Bram Stoker ; je suppose qu’il s’agit du descendant du fléau de Dracula, mais n’en suis pas totalement certain, alors camembert).
 
Or il s’est produit quelque chose d’impensable : la Bibliothèque Obscure de Bedlam Asylum a été cambriolée. Nécessairement par quelqu’un qui connaissait les innombrables pièges dont fourmille le repaire de Van Helsing, ainsi que Senoufo en fait bientôt l’amère expérience. Il s’agit donc pour le harponneur de retrouver l’objet volé… et de le détruire. Van Helsing est formel. L’artefact en question est un authentique trésor mythologique, et en même temps un monstre en tant que tel, dont le venin est particulièrement douloureux : le désespoir à l’état brut. Et Senoufo de se mettre en chasse, agacé par les nombreux non-dits de son patron. A lui donc de retrouver cette pièce rare, cet instrument de musique à base d’écailles de tortue, qui se terre quelque part dans Londres : la lyre d’Orphée, ou celle d’Homère ? Quoi qu’il en soit, il pourrait être judicieux de se boucher les oreilles, comme le fit naguère un fameux marin, et, surtout, de ne pas se retourner, ne jamais se retourner… même si c’est bien « en arrière » que se trouve à l’évidence l’explication de ce cambriolage incongru.
 
Pour être honnête, la dimension « enquête » de ce Délires d’Orphée est « un peu » poussive : comme dans un jeu de rôles bourrin, le boulot est un tantinet mâché, à grands renforts de marque-page et d’indic serviable et qui sait tout sur tout, en l’occurrence le dénommé Turkish Delight, aussi sympa, grotesque et bienvenu que le Huggie-les-bons-tuyaux moyen. Et puis Senoufo a parfois des éclairs de génie qui laissent pantois, un peu comme dans ces jeux vidéos d’aventure dans lesquels on essaye de se persuader a posteriori qu’il était parfaitement logique de mettre le hamster dans le micro-ondes après avoir regardé une pendule pour débloquer la scène suivante… En même temps, les révélations n’en sont pas vraiment, et le téléphone sonne régulièrement dans le bouquin, malgré un ou deux twists un peu mieux gérés. Pas gégé sur ce plan-là, donc.
 
Et pourtant, ça fonctionne très bien, et il ne faut sans doute pas trop attacher d’importance à ce défaut qui aurait probablement été rédhibitoire avec un autre auteur. Mais comme Catherine Dufour écrit bien, et comme elle jongle astucieusement avec les références, tant mythologiques que « populaires » (de Philip K. Dick à Joy Division, en passant probablement par Sandman et bien d’autres choses très chouettes entre-temps), on se prend au jeu. Senoufo est un personnage attachant, plus épais que ce que l’on pouvait craindre au vu de la « catégorisation » (beuh…) du roman et de la collection ; un anachronisme, peu au fait du monde moderne, capitaine Achab contraint de jouer au sous-James Bond, mais sans se séparer de son harpon pour autant (et c’est quand même la classe, un chasseur de monstres avec un harpon). Et on prend plaisir à le suivre dans sa traque, et à s’interroger avec lui (et, à l’occasion, avec le même mépris) sur les interprétations à donner à tous ces vieux mythes qui semblent jouer un rôle dans cette étrange histoire. On s’amuse, quoi. Et ça marche donc très bien : le contrat est rempli, Délires d’Orphée est très divertissant. D’autant plus qu’il est souvent drôle.
 
Alors que demande le peuple ? Un autre volume du « Club Van Helsing » aussi sympa que celui-là. Y’a du challenge, mais c’est pas insurmontable en principe. J’attaque prochainement le semble-t-il bien plus bourrin et jouissivement débile Mickey Monster de Bretin & Bonzon, je vous tiens au jus. On verra bien si la collec’ mérite d’être suivie ou pas. Mais ce Délires d’Orphée est un bon argument en sa faveur, tellement bon, à vrai dire, qu’on serait presque prêt à pardonner un directeur de collection tête à claques dans sa défense acharnée de son bébé : malgré l’autre ahuri, j’ai envie d’en lire d’autres. Alors on verra bien.

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"Eon", de Greg Bear

Publié le par Nébal

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BEAR (Greg), Eon, traduit de l’américain par Guy Abadia, préface de Gérard Klein, Paris, Robert Laffont / LGF, coll. Le livre de poche science-fiction, [1985, 1989, 1994] 2006, 664 p.
 
En tant qu’amateur de science-fiction, j’ai souvent tendance à déplorer l’existence de romans qui semblent donner raison aux pires poncifs employés pour dénigrer le genre, a fortiori si ledit roman est en outre présenté comme un « classique », voire un « incontournable ». Car il y a bien des réputations indues dans le monde de la SF (dans un sens comme dans l’autre, d’ailleurs). Personnellement, que l’on puisse toujours recommander la lecture de Van Vogt à un novice en science-fiction me sidère… Qu’on ne se méprenne pas sur mes propos, toutefois : je n’ai rien contre la science-fiction de pur divertissement, et, de temps à autre, même si c’est assez rare, j’aime bien me défouler à la lecture d’un space op’ plus ou moins bourrin, sans être rebuté par la minceur de l’intrigue, l’inconsistance de personnages réduits au stéréotype et l’indigence de l’écriture, simplement parce que les idées sont bonnes et que, d’une manière ou d’une autre, cela fonctionne. Ce que je n’aime pas, en fait, c’est qu’il y ait tromperie sur la marchandise. Et c’est hélas ce que j’ai ressenti à la pénible lecture de ce très surfait Eon.
 
C’est d’autant plus triste que c’est le premier roman de l’auteur auquel je m’attelle, et qu’il ne me donne guère envie de poursuivre plus avant. Pourtant, dans la présentation du bonhomme, il est bien des aspects qui me semblaient alléchants : plus ou moins lié au mouvement cyberpunk, et en même temps représentatif d’une certaine hard-SF jouant au possible la carte de la fascination et du sense of wonder… Pourquoi pas ? Eon, premier tome d’une ambitieuse trilogie (les suivants étant Eternité – que j’ai eu le malheur d’acheter dans la foulée… – et Héritage), était même particulièrement loué, présenté comme le roman ayant assuré la consécration de l’auteur, et, pour reprendre les mots de la très flatteuse – bien sûr… – quatrième de couverture, une œuvre s’inscrivant en plein dans « la grande tradition de la science-fiction échevelée, émerveillée, sidérante ». Miam, non ?
 
Non. C’est triste à dire, mais non.
 
Il est pourtant bien des arguments qui semblent plaider en faveur du roman, et notamment son indéniable richesse. Eon fait en quelque sorte figure de somme de la science-fiction, reprenant et renouvelant nombre de thèmes très divers, comme on aura l’occasion de le voir en en survolant l’histoire ; seulement il n’a pas la finesse des Cantos d’Hypérion de Dan Simmons, pour citer une autre œuvre ambitieuse (à peu près contemporaine, d’ailleurs) procédant plus ou moins de la sorte. On y trouve en effet des éléments de space opera, dans un récit décrivant pourtant un futur très proche (déjà passé pour nous ; Gérard Klein, dans sa préface, est bien gentil de parler « d’uchronie a posteriori », en gros, là où l’on pourrait être tenté, plus méchamment, de ne voir qu’une vaine tentative de spéculation politique particulièrement mal branlée et peu lucide), avec un Big Dumb Object, des extraterrestres, des mutants, des implants, des voyages dans le temps, des univers parallèles, une apocalypse et une épaisse couche de hard-SF par-dessus tout ça… Il y en aurait donc pour tous les goûts, en principe. Sauf que, loin d’obtenir un pur rayon de lumière diaphane (avec un chœur d’anges tant qu’à faire), à mélanger toutes ces couleurs Greg Bear n’obtient qu’un vilain paté maronasse, sans attraits et sans saveur.
 
Mais envisageons plutôt l’histoire qui nous est contée. Au début du XXIe siècle apparaît « par accident » dans notre système solaire un étrange astéroïde que les Américains ont tôt fait de surnommer « le Caillou » et les Soviétiques (l’URSS ne s’est donc pas effondrée chez Greg Bear, elle est même plus rude que jamais…) « la Patate » (ce qui dénote dans les deux camps une imagination phénoménale, mais passons). Etrange, certes : d’un côté comme de l’autre, on finit par comprendre qu’il s’agit en fait d’un vaisseau interstellaire de 300 km de long. Nous avons donc notre Big Dumb Object, comme on dit, énième variation sur Rama et compagnie. Comme Rama, d’ailleurs, le Caillou, s’il semble tout d’abord inhabité, n’en contient pas moins, dans ses sept immenses chambres, bien des mystères tout à fait fascinants, à même de tétaniser le plus blasé des scientifiques. Des villes entières, déjà, totalement désertes. Mais aussi des bibliothèques contenant des milliers d’ouvrages rédigés dans des dizaines de langues… terriennes, et qui semblent provenir, ainsi que le Caillou en général, du futur ; un futur à bien des égards horribles, puisque ces ouvrages évoquent pour nombre d’entre eux « la Mort », à savoir une terrible guerre nucléaire ravageant la Terre et entraînant la disparition de quatre milliards de ses habitants, perspective d’autant plus terrifiante que ces sinistres événements sont supposés avoir lieu très prochainement, aux environs de 2005… Dernier mystère, et non le moindre, cette septième chambre… qui semble avoir une profondeur infinie, s’étendant sur plusieurs milliers (millions ? milliards ?) de kilomètres, et où l’on suppose bientôt que se sont réfugiés les habitants du Caillou, de toute évidence humains, et potentiellement les descendants de ceux qui y mènent l’enquête…
 
C’est plutôt intéressant, tout ça, et je n’oserais certainement pas prétendre que Greg Bear est quelqu’un qui manque d’idées : les bonnes idées sont là, et nombreuses. Pourtant, la sauce ne prend pas.
 
Premier élément à charge : la… on va dire la « rédaction ». « Style » est tout à fait inapproprié, et « écriture » semble encore trop aimable. Disons-le franchement, employons cette expression qui agace assez souvent, mais qui reste la plus parlante en l’espèce : oui, Eon est « mal écrit ». Il est même très mal écrit, à la limite du pathétique par endroits. Et je ne vise pas spécialement, ici, l’abondance de phrases « simples » type « sujet – verbe – complément » (quand bien même elle est frappante), si souvent stigmatisée dès que l’on parle de style : une écriture simple et sobre n’est pas nécessairement mauvaise. Si Eon me semble aussi lamentable à cet égard, c’est bien davantage, au contraire, par sa tendance à en faire trop, et maladroitement qui plus est. Dans ce pavé, on ne compte pas, par exemple, les scènes de remplissage et les vaines tentatives de métaphores… Certaines descriptions me semblent à la limite représentatives de ce qu’il ne faut pas faire, et Eon, de manière générale, n’a même pas le minimum de subtilité qui survit encore dans le plus assumé et le plus alimentaire des romans de gare. Si seulement cela pouvait jouer en faveur de la fluidité du récit ! Loin de là, le côté hard-SF n’y étant probablement pas pour rien, on tend régulièrement à s’empêtrer dans un fouillis incolore et brumeux qui achève de ruiner la concentration défaillante du lecteur.
 
Et les personnages n’arrangent certainement pas ce triste tableau. Archétypaux au possible, ils sont tous autant que les autres d’une pauvreté anémique, ayant au mieux l’épaisseur d’une feuille de tabac à rouler. Alors autant ne pas s’aventurer dans les terres dangereuses de la psychologie et des sentiments, sous peine de déconvenue sévère, ou au mieux d’éclats de rire incontrôlables (notamment pour les inévitables scènes de cul – assez rares, ceci dit). On accordera notamment une mention spéciale aux personnages russes pour leur manque effarant de subtilité : Eon semble ainsi se rattacher à la pire tradition du cinéma reaganien, les Soviétiques y ayant en gros la consistance et la vraisemblance des infames cocos que Chuck Norris expédiait alors habituellement par paquets de douze dans les réjouissants nanars de la Cannon. Stupides et bornés, presque invariablement méchants, ils n’ont rien pour eux, les pauvres…
 
Resterait, peut-être, malgré tout, le rêve, l’émerveillement ? Ben non. On est bien loin ici de la « hard-SF » (le terme a pu être critiqué) d’un Stephen Baxter, fascinante et passionnante (voyez mon compte rendu de Temps), ou même du bien plus aride Greg Egan ; Bear n’a pas non plus le sens de la pédagogie et la clarté d’expression, la passion de la découverte, caractérisant par exemple un Kim Stanley Robinson dans sa superbe "Trilogie martienne". Non : ici, la science sert de caution au rêve dans les premières évocations des mystères du Caillou, mais s’empresse bientôt de l’anéantir, dans une confusion verbeuse et totalement obscure pour le non-initié qui lasse très vite, et n’est finalement abandonnée que pour laisser le champ libre à une sorte de mysticisme totalement déplacé et pour ainsi dire ridicule de la façon dont il est amené.
 
J’arrête, je m’énerve tout seul… Eon a plu, semblerait-il. Pour ma part, il m’a semblé au mieux médiocre, et surtout terriblement chiant. Ce fut laborieux que d’arriver jusqu’au bout (et j’avoue avoir lu plus ou moins en diagonales les cinquante dernières pages…). A l’heure actuelle en vacances, et persuadé avant mon départ que je me régalerais avec ce roman dont j’avais entendu dire autant de bien, j’avais également embarqué sa suite Eternité, que j’étais censé lire dans la foulée. Ben désolé mais j’en n’ai pas la force, là… Comme je suis masochiste et que je tiens souvent à finir ce que j’ai entamé, je le lirai sans doute un jour prochain… Mais là, j’ai préféré lire et relire des nouvelles de Theodore Sturgeon ; comme une cure de bonne science-fiction (et fantasy) pour faire passer la pilule de cette cruelle déception.

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