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La Mort en été, de Yukio Mishima / Yûkoku, rites d'amour et de mort, de Yukio Mishima

Publié le par Nébal

La Mort en été, de Yukio Mishima / Yûkoku, rites d'amour et de mort, de Yukio Mishima

MISHIMA Yukio, La Mort en été, [Death in Midsummer and other stories], traduit de l’anglais par Dominique Aury, illustration [de couverture] de Romain Slocombe, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1966, 1983] 1988, 305 p.

La Mort en été, de Yukio Mishima / Yûkoku, rites d'amour et de mort, de Yukio Mishima

Pour mémoire, il existe une version abrégée de ce recueil en Folio 2 €, sous le titre de Dojoji et autres nouvelles, où seulement quatre des dix nouvelles composant La Mort en été sont reprises : « Dojoji », « Les Sept Ponts », « Patriotisme » et « La Perle ». Le même recueil exactement, mais sans la mention « Folio 2 € », se trouve également sous le titre de Patriotisme et autres nouvelles, mais a priori seulement dans le coffret du DVD de Yûkoku, rites d’amour et de mort – l’adaptation par Mishima lui-même de la nouvelle « Patriotisme ».

 

MISHIMA Yukio, Dojoji et autres nouvelles, traduit de l’anglais par Dominique Aury, Paris, Gallimard, coll. Folio 2 €, [1966, 1983, 2004] 2009, 127 p.

 

MISHIMA Yukio, Patriotisme et autres nouvelles, traduit de l’anglais par Dominique Aury, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1966, 1983, 2004] 2008, 127 p.

La Mort en été, de Yukio Mishima / Yûkoku, rites d'amour et de mort, de Yukio Mishima

Titre : Yûkoku, rites d’amour et de mort

Titres alternatifs : Yûkoku ; Rites d’amour et de mort ; Les Rites de l’amour et de la mort ; Yûkoku ou rites d’amour et de mort ; Yûkoku or the Rite of Love and Death ; Patriotism ; Patriotisme

Titre original : Yûkoku 憂国

Réalisateur : Mishima Yukio

Année : 1966

Pays : Japon

Durée : 27 min.

Acteurs : Mishima Yukio (Takeyama Shinji), Tsuruoka Yoshiko (Takeyama Reiko)

RITES D’AMOUR ET DE MORT – PARDON, RITES OF LOVE AND DEATH

 

Mishima Yukio a touché à tous les genres littéraires – mais il a notamment écrit un certain nombre de nouvelles, et La Mort en été, recueil initialement publié en 1966, en comprend dix (ou plus exactement neuf et une petite pièce de théâtre…), très diverses dans la forme comme dans le fond, et qui pourtant témoignent d’un auteur génial faisant œuvre, avec une certaine cohérence, et des obsessions qui reviennent sans cesse ; Freud aurait apprécié, amour et mort font ici très bon ménage… même si jamais autant que dans la nouvelle « Patriotisme », sans le moindre doute celle qui marque le plus dans l’ensemble de ce recueil, pour de bonnes ou d’un peu moins bonnes raisons – ce qui implique une place à part, et j’y reviendrai plus en détail, en évoquant tant qu'à faire son adaptation cinématographique, par Mishima lui-même, et avec lui-même dans le rôle princpal, Yûkoku, rites d’amour et de mort.

 

Cependant, la primauté de « Patriotisme » ne doit pas non plus jeter une ombre morbide sur les neuf autres textes constituant ce recueil. Il est sans doute un peu inégal, comme le sont à peu près tous les recueils de nouvelles, mais le niveau est forcément très élevé (Mishima, bordel), et il contient de très belles pièces, qu’on aurait bien tort d’ignorer.

 

Une note préalable, toutefois : La Mort en été est un recueil traduit de l’anglais… On connaît l’histoire de ce souhait de Mishima, même si, pour ce que j’en ai lu, cela n’était pas systématique. Ici, le traducteur est donc Dominique Aury – et les différentes versions de ce recueil, complet ou abrégé, ne sont pas revenues sur cet état de fait. C’est éventuellement fâcheux, car il y a certains passages qui sonnent faux… En fait, le recueil est ici très inégal : il y a des moments de grâce infinie, il y a des lourdeurs qui pèsent sur l’appréciation du récit par le lecteur. Mais, pour le coup, c’est peut-être bien ce double degré de traduction qui pose problème – car les dix nouvelles composant en anglais Death in Midsummer and other stories… ont été traduites par quatre traducteurs différents ! Cela constituerait une explication possible à ce caractère inégal, qui est très regrettable… Un bon coup de ripolin aurait été appréciable – voire, soyons fous, une nouvelle traduction, du japonais…

 

TROIS EXCELLENTES NOUVELLES

 

Mais les nouvelles, donc. Outre « Patriotisme », trois nouvelles me paraissent devoir être mises en avant, qui brillent tout particulièrement.

 

La Mort en été

 

Je citerais tout d’abord « La Mort en été », un texte cruel et dur, pourtant d’une manière bien différente de « Patriotisme » ; le drame est ici avant tout psychologique, même en ayant des bases très concrètes, car le récit se focalise sur la réaction d’une femme à la tragédie constituée par la mort de deux de ses enfants, et de sa belle-sœur qui les surveillait, sur une plage agréablement ensoleillée, en villégiature.

 

L’horreur du fait-divers en lui-même passe d’une certaine manière au second plan, le ressenti de la femme est central, dont on ne sait trop que penser ; car elle prend tour à tour l’apparence d’une mère effondrée et d’une Médée, sinon d’une créature superficielle et égotiste (elle n’est certes pas le seul personnage féminin de ce recueil à susciter des sentiments ambigus de compassion et de répulsion tout à la fois).

 

La nouvelle traite ainsi de la possibilité ou non de vivre, simplement vivre, après pareil drame, mais, loin de tout sentimentalisme sirupeux, elle confronte directement le lecteur à la complexité de la psyché humaine, faite de paradoxes et de pieux ou moins pieux mensonges ; la nouvelle noue le ventre – sans l’échappatoire du seppuku.

 

Le Prêtre du temple de Shiga et son amour

 

J’ai beaucoup aimé aussi « Le Prêtre du temple de Shiga et son amour », un texte qui détonne un peu, éventuellement, du fait de son caractère « historique », qui lui confère en même temps un vernis « classique » pas désagréable.

 

Le thème de la nouvelle peut paraître passablement convenu : un saint homme croise la route d’une jolie femme, et, succombant à la tentation bien malgré lui, il perd aussitôt toutes ses certitudes, et craint d’être passé à côté de l’essentiel durant toute une vie de dévotion.

 

Cependant, Mishima ne livre en fait pas ici un texte si moqueur que cela, visant à railler l’ersatz en bonze de calotin : le prêtre comme son adorée sont des êtres en quête d’absolu, et leurs approches se répondent – la blague n’en est pas une, et s’il y a un semblant de réponse d’ordre éthique, ici, c’est d’une manière bien plus subtile que ce que l’on aurait pu croire.

 

Onnagata

 

Je citerais enfin « Onnagata », à mon sens la nouvelle de La Mort en été qui approche le plus le brio saisissant de « Patriotisme ». Peut-être parce que, là aussi, nous ne sommes pas seulement amenés à lire une histoire, mais à explorer crument la psyché de Mishima ?

 

La nouvelle traite donc d’un onnagata, c’est-à-dire d’un de ces acteurs mâles qui jouent les rôles féminins des pièces de kabuki. On sait, semble-t-il, que Mishima était fasciné par ces acteurs, et que cette fascination a pu jouer un rôle dans la découverte et l’acceptation de son homosexualité. Ils incarnent à leur manière une forme supérieure de beauté masculine, dans leur indétermination – dont le lieutenant suicidant de « Patriotisme » constitue le revers… a fortiori quand il est incarné par un Mishima fier de son corps sculpté dans les salles de gymnastique. Mais la nouvelle, habile, traite de cette fascination en biais, au travers du personnage d’un passionné de kabuki, mais plus encore d’onnagata, et follement amoureux du plus grand, du plus beau onnagata de son temps.

 

Cependant, la nouvelle ne s’en tient pas là, et s’extrait du registre classique du kabuki pour envisager une mise en scène « moderne », même si sur la base maligne d’un texte classique, Si je pouvais les intervertir ! (dont on trouve des extraits dans l’anthologie Mille Ans de littérature japonaise), un roman médiéval dans lequel, en raison de leurs inclinaisons naturelles, un garçon est élevé en fille et une fille en garçon… Ce travail de « modernisation » d’un classique renvoie sans doute à la propre activité de Mishima dramaturge (même si c’était le nô qu’il prisait avant tout, et j’y reviendrai forcément – mais d’ici-là je peux vous renvoyer à ma note sur une pièce « moderne », Madame de Sade), mais c’est aussi l’occasion d’une confrontation de deux mondes – l’onnagata doux et conciliant dans sa grâce divine davantage encore que féminine incarnant le Japon ancien, tandis que le jeune et arrogant metteur en scène l’a jeté aux orties. La relation entre les deux suscite à bon droit la jalousie du personnage point de vue…

 

C’est très fin, très bien exécuté : une nouvelle parfaitement brillante.

 

DEUX TRÈS BONNE NOUVELLES… ET UNE INTRIGANTE PIÈCE DE THÉÂTRE

 

Trois autres récits valent assurément le détour, même si sans atteindre les mêmes sommets – deux nouvelles… et une petite pièce de théâtre.

 

Les Sept Ponts

 

Commençons par les nouvelles, et d’abord « Les Sept Ponts ». Nous y suivons des geishas qui se livrent à un très superstitieux pèlerinage, leur imposant de traverser sept ponts tout en priant pour que leurs vœux s’exaucent – sans dire le moindre mot.

 

Ces personnages féminins suscitent le même sentiment ambigu que la mère meurtrie de « La Mort en été » – du fait de leur superficialité et de leur égoïsme, sinon de leur superstition. C’est un gynécée cruel, elles ne se font pas de cadeaux – les persiflages et les préjugés sont leur pain quotidien. Pourtant, dans leur condition guère enviable, elles ont aussi ce caractère endolori qui permet de les envisager avec sympathie.

 

La cruauté du texte ressort peut-être surtout de son côté moqueur, en définitive – avec comme une revanche morale à la clef, sous les atours d'une farce burlesque. Cela fonctionne très bien.

 

La Perle

 

« La Perle » est finalement une nouvelle assez proche des « Sept Ponts » : la distribution est là encore entièrement féminine, et ce cercle d’amies (des dames qui prennent le thé ensemble) peut s’avérer d’une extrême cruauté – a fortiori quand l’importance du « paraître » vient perturber cette relation naturellement empreinte d’hypocrisie. Du coup, la nouvelle affiche une dimension humoristique encore plus prononcée !

 

Ce récit comporte sans doute à son tour un aspect critique, en même temps – qui n’en fait pas totalement la vilaine blague que l’on croit tout d’abord. Et, en définitive, la dictature du paraître n’a rien de drôle… Mais, ceci, c’est un sentiment que l’on ne se permettra véritablement qu’une fois la dernière page de la nouvelle tournée. D’ici-là…

 

Dojoji

 

Le troisième texte à mentionner dans cet ensemble n’est donc pas à proprement parler une nouvelle, mais une brève pièce de théâtre : « Dojoji ». La vente aux enchères d’un très improbable meuble y est perturbée par l’irruption inopinée d’une jeune femme, qui entend bien raconter l’histoire horrible de cette « armoire » gigantesque…

 

Le propos peut paraître obscur. À tort ou à raison, ce mystère (passablement policier) aussi bien que la manière de le mettre en scène, avec ces dialogues très caractéristiques, m’a fait penser à Edogawa Ranpo (dont Mishima avait adapté pour la scène Le Lézard Noir)…

 

Mais l’inspiration essentielle est ailleurs, comme le laisse en fait entendre ce titre de « Dojoji », que l’on ne s’explique pas au vu du contenu du texte même. C’est qu’il s’agit d’une de ces pièces de nô « modernes » qu’a écrit Mishima – en empruntant directement à un nô classique intitulé « Dôjôji », lequel empruntait lui-même à un récit bien plus ancien et ayant connu des variantes (en fait, je ne m’en étais pas le moins du monde rendu compte en lisant la pièce de Mishima – sans autres indices, cela me paraît difficile –, mais j’avais déjà lu, tout récemment, une variante de ce récit dans les Histoires qui sont maintenant du passé, recueil de contes édifiants, dans une perspective bouddhique, composé entre les XIe et XIIIe siècles à vue de nez) ; le nô mettait en avant les crimes suscités par la jalousie, et, si l’approche de Mishima est différente, avoir cette référence en tête permet probablement d’envisager le texte avec davantage de compréhension comme de sentiment (pour ce personnage féminin plus subtil qu'il n'y paraît).

 

Toutefois, même sans cette référence, la pièce emporte l’adhésion par son côté étrange et quelque peu roublard.

 

TROIS TEXTES PLUS ANODINS ?

 

Trois textes me paraissent inférieurs – mais certainement pas mauvais, ni même médiocres d’ailleurs – simplement, ils sont peut-être un peu plus anodins ?

 

Trois Millions de yens

 

Ainsi tout d’abord de « Trois Millions de yens », récit qui voit un jeune couple, dont la situation financière est plus que précaire, dépenser un peu plus que de raison dans une sorte de parc d’attractions. Les amants sont presque archétypaux, au regard de certaines images suscitées par la condition des hommes et des femmes dans le Japon contemporain (à vrai dire peut-être bien plus aujourd’hui qu’alors) : la femme sérieuse et qui tient les comptes, l’homme profondément immature.

 

Un rendez-vous doit avoir lieu, avec une mystérieuse vieille dame – qui doit régler ces soucis financiers. Nous n’en saurons pas plus, cette nouvelle joue beaucoup, comme quelques autres, sur le non-dit, l’allusion : au lecteur de déterminer le « travail » demandé au jeune couple par la vieille dame. J’aurais bien quelques idées, mais je vais les garder pour moi… Toutefois, la nouvelle a quelque chose de lumineux, même dans toutes ces références à la misère du couple, qui incite à supposer la plus noire des conclusions, au mieux l'humiliation.

 

Bouteilles thermos

 

Ainsi également de « Bouteilles thermos », pas le plus enthousiasmant des titres. C’est à nouveau un récit très cruel, et qui joue beaucoup sur le non-dit. Toutefois, en l’espèce, la cruauté dépasse l’opposition des sexes : si y figure une ancienne geisha qui aurait pu être de celles accomplissant le pèlerinage des « Sept Ponts », l’homme qu’elle retrouve, son ancien client/protecteur, et qui constitue notre point de vue, est un individu de plus en plus acre et acerbe, au point du sadisme.

 

Une nouvelle qui remue un peu – sans briller, mais non sans pertinence.

 

Les Langes

 

Ainsi enfin de « Les Langes », de très loin la plus courte nouvelle du recueil, et qui le conclut. La nouvelle répond peut-être à « La Perle », qui la précède immédiatement, ainsi qu’à « La Mort en été », tout à l’autre bout du recueil : le personnage est là encore une femme torturée par la dictature du paraître, et qui, en outre, reporte sur son propre enfant absolument tout ce qu’elle constate au fil de ses errances empreintes d’obsessions à même de rendre la vie invivable.

 

La plume est belle, le tableau touchant, mais, pour quelque raison que j’ignore, je n’ai pas accroché plus que ça.

PATRIOTISME – UNE PLACE À PART

 

Reste une nouvelle : « Patriotisme », qui occupe une place à part dans ce recueil. C’est une des plus célèbres nouvelles de Mishima – probablement la plus célèbre, en fait. Pour une excellente raison : c’est une nouvelle absolument brillante, un vrai chef-d’œuvre. Et pour une raison, pas forcément mauvaise, mais un peu moins bonne : on ne peut pas lire ce texte, aujourd’hui, sans l’envisager comme une répétition, avec quelques années d’avance, de la propre (non, sale) mort de l’auteur lui-même…

 

L’histoire prend pour cadre « l’incident du 26 février » (1936), une tentative de coup d’État militaire (à une époque très agitée : il y a eu d’autres tentatives, et des assassinats politiques en nombre), durant laquelle de jeunes officiers nationalistes, désireux de renforcer le pouvoir de l’armée et plus impérialistes que l’empereur, ont assassiné des ministres au nom de leur chef suprême. Hélas pour eux, l’empereur Shôwa (ou Hirohito si vous préférez) a désavoué leur initiative, scandalisé, et a exigé que l’on mate cette rébellion. Dont acte : les troupes mutines sont dispersées, les meneurs qui ne se sont pas suicidés sont fusillés. Ce qui, certes, n’a pas empêché l’armée de prendre effectivement le pouvoir quelques années plus tard à peine, avec les conséquences que l’on sait…

 

L’incident a beaucoup marqué les Japonais – je ne compte pas les allusions dans des livres, des BD (par exemple Vie de Mizuki), des films (comme Furyo), que j’ai pu lire ou voir. Mishima n’a de toute évidence pas fait exception, qui y a multiplié les références dans sa carrière littéraire, même si surtout à partir de « Patriotisme ».

 

La nouvelle figure un lieutenant et son épouse – des jeunes mariés. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les officiers rebelles n’ont pas mis le lieutenant au courant de leur plan, afin de le préserver ainsi que son épouse… Mais que l’empereur exige d’écraser le coup d’État a pour le lieutenant cette conséquence terrible : on va lui ordonner de tuer ses meilleurs amis. C’est impossible… Le devoir s’oppose au sentiment, le giri au ninjô. Dans cette alternative indiscernable, le soldat n’a d’autre choix que de partir en soldat – ou en samouraï : il est résolu à se suicider par seppuku.

 

Ce que comprend très bien sa charmante épouse, qui entend partir avec lui. C’est un couple japonais parfait – deux êtres jeunes et beaux et purs, unis dans l’amour et dans la mort, la fusion charnelle anticipant le décès commun, variation anachronique sur le double suicide amoureux, ou shinjû, si cher notamment au grand dramaturge Chikamatsu (voyez ici)…

 

Tant de grâce, de beauté ! Pourtant, la mort est rude. Mishima s’étend à longueur de paragraphes sur le sabre pénétrant la chair et faisant jaillir les entrailles, sur la douleur inhumaine que s’inflige le soldat sous les yeux de son épouse dévouée mais qui n’a d’autre choix que celui de la passivité, même insupportable… J’ai, à plusieurs reprises, noté que La Mort en été était riche de nouvelles plutôt allusives, avec une part prononcée de non-dit, de manière particulièrement marquée dans les conclusions de certains récits. « Patriotisme », par contre, joue de la carte de l’explicite – à ce stade, on pourrait aussi bien dire du gore ou de la pornographie, et j’y reviendrai. La nouvelle est aussi belle qu’insoutenable de par sa crudité.

 

C’est ce qui en fait un chef-d’œuvre. La plume est parfaite, le tableau superbe et horrible. Mishima s’y livre totalement, et c’est parce qu’il est si entier dans son art qu’il peut se permettre d’attraper le lecteur par le col pour qu’il ne puisse pas détourner les yeux de la mort volontaire en train de s’accomplir si horriblement. « Patriotisme » est un chef-d’œuvre, oui – indépendamment de la mort effective de Mishima une dizaine d’années plus tard.

 

Mais, certes, il n’est tout simplement plus possible, depuis, de lire « Patriotisme » sans avoir en tête les circonstances fatales du pseudo-coup d’État tenté par l’écrivain et sa « Société du Bouclier », le 25 novembre 1970. On ne peut qu’y percevoir une forme de fascination pour cette mort grandiose et anachronique, une répétition, même, des gestes précis, rituels, à accomplir ; une fascination, oui, dont l’adaptation filmée Yûkoku témoignera plus encore, au point d’un insupportable malaise, non exempt pourtant d’une forme de séduction morbide…

 

Pourtant, à s’en tenir au texte, cela n’a rien de si évident. Même aux yeux du plus masochiste des lecteurs, la mort du lieutenant, peut-être belle dans l’idée, est hideuse dans les faits. L’idéal éthéré peut-il vraiment persister, quand les tripes se déversent sur le tatami dans les cris de douleur que le soldat ne saurait retenir ? La question même de la dignité se pose, dans cette mort rituelle envisagée comme une œuvre d’art… Une mort digne, ce spectacle affreux ? Que Mishima ait choisi de partir par seppuku après avoir écrit « Patriotisme », et après l’avoir filmé, ne coule dès lors pas de source. Quand la nouvelle est parue, en 1961, on n’y a pas forcément vu une apologie du suicide rituel, je suppose – l’horreur du tableau a pu saisir autant ou peut-être même davantage que sa majesté revendiquée ; mais, depuis 1970…

 

Il y a une autre ambiguïté, je crois – concernant le caractère politique ou non de la nouvelle. En 1961, le nationalisme de Mishima n’était pas forcément affiché. Depuis, là encore, on ne peut que l’intégrer dans l’équation : la « Société du Bouclier », la tentative de coup d’État, même ou peut-être justement car histrionique… Mais Mishima ne se posait pas en « écrivain engagé », alors – à l’extrême droite ou ailleurs. Toutefois, le sort des jeunes officiers rebelles de « l’incident du 26 février » semble l’avoir beaucoup marqué (rétrospectivement, bien sûr – il n’avait que dix ans à l’époque des faits), et même avoir eu un caractère déterminant dans le développement et la démonstration de cet engagement politique. Notons toutefois que la nouvelle, pourtant due à cet auteur qui prêchait auprès des étudiants gauchistes le soutien inconditionnel à l’empereur descendant des dieux, met en scène un homme qui n’a pas lui-même participé au coup d’État, mais qui a choisi de mourir ainsi en raison d’un dilemme impossible à... trancher – il n’en reste pas moins qu’à bien des égards sa mort rituelle est un message de refus adressé à l’empereur. C'est un suicide de protestation, revendiqué comme tel ou non, et il en ira de même, en théorie du moins, du suicide de Mishima. Je ne vais pas trop m’avancer sur ce terrain, parce que les choses sont forcément plus complexes, et je ne sais pas assez du contexte comme de l’idéologie de l’époque pour en déterminer une conclusion bien assise. Simplement, je ne crois pas que « Patriotisme », en dépit de son titre, soit une nouvelle à proprement parler « politique » ; elle a pu le devenir par association, mais elle ne l’était pas forcément initialement.

 

METTRE EN SCÈNE SA MORT

 

Bien sûr, les choses ne se sont pas arrêtées là. Mishima, obsédé par sa propre œuvre, a décidé d’en tourner lui-même une adaptation filmée – son unique film en tant que réalisateur, si on l’a vu acteur dans diverses productions. Yûkoku, ou, titre français susceptible de variations, Rites d’amour et de mort, constitue ainsi une pièce unique à verser au dossier Mishima.

 

Et qui a failli être perdue. Après les tragiques événements du 25 novembre 1970, l’épouse de Mishima, qui haïssait littéralement ce film, a voulu le faire disparaître. On a longtemps cru que toutes les copies avaient été détruites ; en 2005, pourtant, on en a retrouvé une dans une maison qu’avait habité l'écrivain…

 

C’est un projet bien singulier – un court-métrage (ou moyen-métrage ?) d’un peu moins d’une demi-heure, en noir et blanc, muet, ou plus exactement sans dialogues ni bruitages, car le réalisateur avait choisi sa bande-son, des extraits dénués de chant et savamment agencés d’une représentation de l’opéra de Wagner Tristan et Isolde datant de la fatidique année 1936. Il y a toutefois des intertitres – assez longs, déroulés par les propres mains gantées de Mishima, et qu’il a lui-même écrits voire calligraphiés en plusieurs langues (incluant, outre le japonais, l’anglais et le français). Enfin, le film est d’une stylisation extrême, presque outrancière, qui, en même temps, doit beaucoup au théâtre nô (c’est revendiqué dans le rouleau qui présente le contexte du drame), ce qui n’exclut certes pas le recours au gore – très impressionnant, et qui ne produit pas exactement le même effet sur le spectateur que les réalisations peu ou prou contemporaines de Hershell Gordon Lewis, visant un tout autre objectif, et c’est peu dire. En somme, c’est un film qui proclame en hurlant son statut « d’art et d’essai ».

 

Et c’est sans doute à la fois la force et la faiblesse de ce film. Si la nouvelle « Patriotisme » est un chef-d’œuvre en tant que telle, le film Yûkoku ne mérite peut-être pas ce qualificatif ; à titre personnel en tout cas, je ne le crois pas (d’aucuns sauront j’imagine vous convaincre que si, il n’est qu’à voir le livret très enthousiaste voire hagiographique qui accompagne le DVD, dû à Stéphane Giocanti). Oui, en tant que tel, là encore – c’est-à-dire en laissant pour l’heure de côté les événements ultérieurs…

 

Car ce qui frappe avant tout, dans ce film aux images par ailleurs léchées et qui produit indubitablement son effet, c’est son caractère outrancier de délire narcissique, louchant sur la boursouflure égotiste. Le rouleau « générique » en témoigne assez, avec cette merveilleuse succession :

 

Scénario : YUKIO MISHIMA

Tiré de la nouvelle « Yukokou » [sic.]

de YUKIO MISHIMA

Production : YUKIO MISHIMA

Réalisation : YUKIO MISHIMA

 

Ceci, bien sûr, dans un rouleau déroulé par YUKIO MISHIMA lui-même, calligraphié par YUKIO MISHIMA, ledit YUKIO MISHIMA se réservant en dernière mesure le rôle du lieutenant Takeyama (YUKIO MISHIMA), soit un des deux seuls rôles du film (théoriquement le principal… mais en fait ce n’est pas dit – le film, bien plus que la nouvelle, s’attarde sur le personnage de l’épouse, incarnée par Tsuruoka Yoshiko, semble-t-il une actrice débutante).

 

Or la propre représentation de Mishima dans le rôle de Takeyama accroît encore l’effet – et fait dériver la sobre et digne esthétique nô revendiquée par le film vers des éclats un peu troublants de kitsch, par ailleurs passablement connotés gay. Mishima exhibe son corps, parfaitement sculpté – mais, avec la visière de sa casquette qui lui masque sempiternellement les yeux (une seule exception, sauf erreur ; qu'en dirait, là encore, un psychanalyste ?), on pourrait avancer qu’il tient plus de la rock star prenant la pose, que du digne militaire de l’armée impériale qu’il est censé incarner. Dans l’interview filmée, datant de 1966, qui accompagne le film sur le DVD, la première question que pose le journaliste, Jean-Claude Courdy, est celle-ci : « Yukio Mishima, on dit que vous êtes exhibitionniste. Est-ce vrai ? » Question posée à un Mishima… torse nu, et émergeant de son lit ; la réponse (en français !) ne laisse guère de doute à ce sujet, mais Yûkoku pas davantage, au fond.

 

À s’en tenir là, en dépit des images savamment composées, de la proposition esthétique forte, ou du jeu assez retenu de Tsuruoka Yoshiko dans le rôle de la belle, jeune et dévouée Reiko, Yûkoku pourrait assez légitiment être jugé... risible ; en faire un chef-d’œuvre, à ce stade, me paraît tout bonnement impensable (mais, là encore, vous trouverez aisément des critiques beaucoup plus enthousiastes).

 

Cependant, rire du film s’avère tout aussi impensable passé un certain temps – quand on en arrive à la scène du seppuku ; le suicide rituel est ici à son tour une démonstration extrême de narcissisme, mais la scène est tellement horrible, plus qu’explicite, parfaitement gore, que les rires éventuels rentrent dans la gorge pour ne plus en sortir (par contre, mon sandwich rosette-etorki, c’est pas passé loin – pas une très bonne idée de regarder ça juste après le repas, croyez-moi). C’est insoutenable, très fort, brillant, scandaleux, efficace, repoussant… fascinant.

 

Finalement, c’est cette scène impossible qui, bien plus que le stylisme baroque dans lequel baigne l’ensemble du métrage, fait de ce film un Objet Cinématographique Non Identifié, comme on dit. Le film d’art et d’essai tourne au body art le plus sauvage – et, en même temps, préfigure une forme d’exploitation arty toute japonaise – par exemple les films de la série Zankoku-bi : Onna-Harakiri, qui figurent, sans vrai scénario, des jeunes femmes s’ouvrant le ventre avec un maximum de détails (je n’en « connais » que l’opus intitulé Lost Paradise, réalisé par Akita Masami, plus connu sous le nom de Merzbow – qui en signe la musique, bien sûr, et peut-être celle d’autres de ces films ? Je vous renvoie en tout cas aux albums Music for Bondage Performance). Car on est là dans une zone floue où se mêlent l’art, le gore et la pornographie.

 

Sexe et mort, bien sûr, sont intimement liés : le titre français (et anglais, etc.) est autrement plus explicite que l’original japonais. Pour que l’union des deux amants se réalise, il faut d’abord qu’elle passe par la fusion des chairs – le film ne manque pas de souligner cette dimension, dans des tableaux généralement très stylisés donc, mais « propres » pour le coup, et dont, outre la pose d’un Mishima ravi d’exhiber son corps musculeux, on retiendra peut-être surtout cette image du lieutenant Takeyama ébouriffant sa charmante épouse, dans un geste ultime de naturel contrebalançant le ritualisme sophistiqué du film dans son ensemble.

 

Mais c’est bien le seppuku qui autorise ce regard – rétrospectivement, peut-être. Non, on ne rit pas – et on rit d’autant moins, bien sûr, que l’on a les événements du 25 novembre 1970 en tête. Plus encore que la nouvelle « Patriotisme », le film Yûkoku ne peut tout simplement pas être envisagé de la même manière après la mort de l’auteur qu’avant. Le film n’en est que plus insoutenable – et en même temps plus fascinant… Une fascination morbide, désagréable, qui tient du malaise, que l’on cultive pourtant dans le spectacle des tripes répandues sur le tatami. Yûkoku réalise, ô combien horriblement, cette sensation que l’on juge généralement guère à notre honneur, mais qui n’en est pas moins inhérente à notre condition humaine, et que l’on éprouve lorsque, en voiture, on ralentit à proximité d’un accident…

 

Et, oui, rétrospectivement, c’est le film entier qui en est affecté. Le ridicule que l’on pouvait être tenté de stigmatiser dans les premières scènes du film ? Nul et non avenu : ne demeure que l’horreur, et la beauté qui se niche tout au fond, avant que cette dernière ne jaillisse et n’imprègne l’écran comme l’ultime giclée de sang du couple suicidant.

 

« SINCÉRITÉ ABSOLUE »

 

Dans l’appartement/scène de théâtre nô où se déroule le drame de Yûkoku, trône une colossale calligraphie (réalisée là encore par YUKIO MISHIMA lui-même), et qui signifie « SINCÉRITÉ ABSOLUE ». On est tenté d’en discuter – cela participe du narcissisme de l’œuvre, dont, d’une certaine manière, le seppuku du 25 novembre 1970 constituera le grandiose et pathétique achèvement. L’hommage aux jeunes officiers du « 26 février » est clairement parasité par la mise en scène d’un auteur aux talents multiples, tout à la gloire de sa démesure. Pour autant, contrairement à une idée reçue, néfaste, le narcissisme en la matière peut très bien soutenir, en vérité, la sincérité du geste suicidant.

 

Mais qu’en pensait au juste Mishima, quand il a écrit sa nouvelle en 1960, quand il l’a publiée en 1961, quand il l’a adaptée en 1966 ? Qu’en pensait-il dans les années qui ont précédé l’ultime coup d'État/d’éclat ? Peut-être, pour le coup, le pervers manipulateur ne le savait-il pas très bien ? Dans l’interview mentionnée plus haut, et qui date également de 1966, Jean-Claude Courdy interroge à plusieurs reprises Mishima sur le suicide – des passages autrement saisissants que ceux où le génial auteur se met en scène (ou est mis en scène ?), pris au réveil dans la nudité de son corps, ou s’amusant avec le plus grand sérieux (il le répète à plusieurs reprises : il est « un auteur sérieux ») à dégainer son sabre sur la terrasse de sa demeure bourgeoise et dégoulinante de kitsch. Mishima est ainsi interrogé sur son rapport à la mort ; en a-t-il peur ? La réponse, après tout cela, surprend : « J'aurais peur de mourir. Mais je voudrais surtout mourir d'une mort tranquille. Il me semble que c'est là la politesse d'un mort à l'égard de ceux qui lui survivent. » Cet homme-là est pourtant bien le même, qui mourra dans les conditions les moins tranquilles du monde, le 25 novembre 1970. Mais, plus tard dans l'interview, il distingue (classiquement, bêtement peut-être...), le « suicide des faibles » et celui des « forts » : il va de soi que ce dernier est celui des samouraïs (Mishima se présente ici comme un samouraï), et des jeunes officiers de 1936 ; ce suicide-là mérite bien sûr l’admiration…

 

LA MORT EN RITUEL – ET EN ŒUVRE(S) D’ART

 

Le suicide de Mishima est une malédiction – il parasite l’œuvre, et le génial écrivain mériterait assurément qu’on se souvienne d’abord de ses écrits, et ensuite seulement de sa mort. Le parasitage, dans le cas de la nouvelle « Patriotisme » et du film Yûkoku, n’en est même plus un, à ce stade. Mais le fait demeure : en 1960-1961, « Patriotisme » était déjà un chef-d’œuvre ; et si Yûkoku ne l’était probablement pas en 1966, cela demeure une pièce unique et fascinante, dont on ne saurait faire l’impasse.

 

S’arrêter là serait cependant regrettable – car il y a toute une œuvre, et variée, au-delà : en témoigne d’ailleurs le recueil La Mort en été, qui est de très bonne tenue et même plus que cela. Et en témoignent sans doute tant d’autres œuvres qu’il me reste à découvrir…

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Lady Snowblood : l'intégrale, de Kazuo Koike et Kazuo Kamimura

Publié le par Nébal

Lady Snowblood : l'intégrale, de Kazuo Koike et Kazuo Kamimura

KOIKE Kazuo et KAMIMURA Kazuo, Lady Snowblood : intégrale, [Shurayuki-hime 修羅雪姫], traduit [du japonais] et adapté en français par Samson Sylvain, postfaces de Kazuo Kamimura, Osamu Tanba et Yû Aku, Bruxelles, Kana, coll. Sensei, [1972] 2017, 1388 p.

L’argument promotionnel est… étonnant ? Ou pas : le manga qui a inspiré Kill Bill, vous dit-on ! Mouais… Semblerait que ce soit indirectement – Tarantino a surtout aimé les adaptations filmiques du présent manga, et retenu l’idée d’un rape and revenge (d’action, pas d’horreur) dans un cadre nipponisant … Bon, qu’importe : je n'ai de toute façon pas aimé Kill Bill, ce n’est donc pas ce qui m’a incité à l’achat de ce très gros volume (plus de 1400 pages – autant dire que ce n’est pas un format très maniable, j’en ai chié comme j’en avais chié avec Capitaine Albator, dans la même collection et les mêmes circonstances).

 

Non, ce qui m’a attiré, c’est autre chose – ou deux choses, plus exactement : le nom de Koike Kazuo au scénario, car ma lecture des six premiers tomes de Lone Wolf and Cub (série qui avait été entamée un poil avant celle-ci, mais grosso merdo les deux sont contemporaines) a constitué une sorte de baffe perpétuelle, appelant à être prolongée ; et le dessin très étonnant mais très pertinent de Kamimura Kazuo, auteur dont je ne savais rien, et qui semble avoir surtout été connu pour des mangas sensibles et figurant de touchants personnages féminins, à l’opposé de l’outrance d’exploitation plus typique de Koike – même si c’est justement la conjonction de ces deux Kazuo, qui sont tout autant deux tempéraments presque radicalement opposés, qui est supposée faire la force de Lady Snowblood.

 

« Supposée »… car je n’ai pas vraiment été convaincu pour ma part. Fouinez rapidement sur le ouèbe, vous trouverez plein de critiques louangeuses, très bien assises pour certaines d’entre elles, et qui vous parleront d’un chef-d’œuvre – y compris dans des « institutions » pas spécialement connues pour priser les bisseries ultraviolentes. Mais, quant à moi… Eh bien, j’ai aimé certaines choses – d’autres, beaucoup moins…

 

Le pitch : nous sommes vers la fin du XIXe siècle – en pleine ère Meiji. Et ça, pour le coup, c’est d’emblée un atout de la BD, un contexte vraiment très intéressant, et, comme à son habitude (ou du moins comme dans Lone Wolf and Cub), Koike Kazuo fait mumuse avec la doc, pour un résultat régulièrement intéressant, tournant autour de la thématique forte de la modernisation/occidentalisation du Japon : cela va des émeutes suscitées par la conscription en 1873 à l'enseignement de la gymnastique suédoise (!), en passant par la « façade » du Rokumeikan, idéale pour abriter des scandales en tous genres, l’ensemble étant sous-tendu par la ferveur xénophobe qui tourne du sonnô jôi initial au (pré-)nationalisme agitant bientôt l'armée, prise dans un rapport ambigu entre les derniers échos du mythe samouraï (on évoque Saigô Takamori, etc.) et la fidélité fanatique à l'empereur, incarnation du « Japon pays des dieux » ; mais le scénariste envisage aussi bien la littérature feuilletonesque du temps… et la sexualité qui va avec. Globalement, c’est bien vu, tout ça.

 

Mais le pitch, disais-je ! Une femme accouche en prison, et y laisse la vie ; sachant qu'elle ne retrouverait jamais la liberté, elle a délibérément conçu cet enfant pour obtenir vengeance de ceux qui l'ont violée et qui ont massacré sa famille – elle avait tué un des cinq responsables, et c’est bien pour quoi elle a fini en cellule, mais il en reste quatre, trois hommes et une femme… Sa fille, Yuki (« Neige »), devra la venger – c’est, littéralement, sa raison d'être. L’enfant, qui ne pourra jamais être innocente, est élevée hors de la prison, mais on lui rappelle sans cesse sa tâche, et elle est formée, physiquement et moralement, pour l’accomplir : elle devient Lady Snowblood, tueuse impitoyable, qui vend ses services d’assassin, mais ne perd jamais de vue qu’elle a quatre cibles qui importent bien plus que toutes celles que l’on peut lui désigner contre rémunération…

 

Du pur Koike. Le bonhomme, décidément, aimait les assassins ! Ses trois séries les plus célèbres, dans l’ordre de parution Lone Wolf and Cub, Lady Snowblood donc, et Crying Freeman, mettent toutes en scène un tueur à gages en guise de « héros » ambigu. Mais il y a aussi, dans ce pitch, ce genre de bizarreries baroques qui font tout le sel de ces personnages : les conditions de la conception de Yuki, et sa raison de vivre, sont un écho pertinent du rônin Ogami Ittô poussant le landau du petit Daigorô, ou du porte-flingue qui pleure quand il tue… Oui, le personnage est bon – et peut-être justement parce qu’il est, par la force des choses, réduit à sa mission ; le problème, c’est ce qu’on en fait… c’est-à-dire pas grand-chose, hélas.

 

Mais, pour en finir d’abord avec les atouts de la BD, il me paraît clair que le scénariste se fait ici voler la vedette par le dessinateur. Kamimura Kazuo, semble-t-il guère un habitué de ce type de mangas, donc, a un style très particulier, sobre et élégant (jusque dans son extrême violence) ; le découpage n’est pas spécialement audacieux, mais la composition produit des effets étonnants et séduisants – la BD, à vrai dire, abonde en séquences muettes, et ce sont sans doute les planches les plus réussies… Bien sûr, il faut aussi prendre en compte les personnages : « dessinateur de femmes », Kamimura Kazuo confère une grâce cruelle, inquiétante autant que sexy, à la redoutable Yuki – mais il sait aussi injecter dans ses cases une salutaire dose de caricature pour les autres personnages, très utile pour la caractérisation. L’effet est très différent du style plus « viril » et chargé de Kojima Goseki dans Lone Wolf and Cub, mais les deux approches sont très pertinentes, chacune à sa manière. Même si, oserais-je une petite critique ? La lisibilité des scènes d’action est ici régulièrement problématique à mes yeux (pour le coup, Kojima Goseki est plus qualifié).

 

Un bon cadre, bien traité ; un bon pitch, outrancier, radical, une proposition forte suscitant un personnage fort ; un dessin inventif et élégant… De quoi faire de Lady Snowblood le chef-d’œuvre que l’on dit ! Ou pas… Car j’ai pour ma part trouvé cela passablement médiocre, en dépit (ou en raison) de ces prémices très alléchantes.

 

Si le dessin de Kamimura Kazuo peut, j’imagine, justifier à lui seul que l’on s’intéresse à cette BD, le scénario de Koike Kazuo m’a bien vite déçu. Globalement, c’est assez fainéant… L’audace initiale cède bientôt la place à la routine, et parfois presque à la démission : Koike laisse Kamimura briller sur la base de trois maigres lignes d’intrigue. Après Lone Wolf and Cub, qui, pour ce que j’en ai lu du moins, trouvait toujours comment se renouveler, savait appâter avec brio et surprendre le moment venu, Lady Snowblood donne l’impression d’une série de pure exploitation, qui se contente de perpétuer des codes bien mollassons.

 

Ce qui ressort tout particulièrement d’une dimension très marquée et vite pénible de la BD : son caractère érotique prononcé. Yuki use de ses charmes comme d’une arme – elle a sans doute bien raison, mais cela conduit assez vite à des scènes fâcheusement répétitives, et qui n’en manquent que davantage d’impact. Pour le coup, je n’ai pas pu m’empêcher de faire un lien avec l’excellent épisode « Saltimbanque », dans le tome 4 de Lone Wolf and Cub – à vrai dire, il est probablement contemporain de Lady Snowblood, et il pourrait bien y avoir un lien marqué entre les deux séries à ce moment charnière, je suppose. Mais ce qui fonctionnait superbement avec Ogami Ittô, au point où la tueuse aux seins tatoués lui volait la vedette, tourne tellement à la routine, ici, que les vagues sourires amusés des premières occurrences cèdent assez vite la place à des soupirs un peu navrés. La sexualité occupe une place importante dans Lady Snowblood, de toute évidence ; dans l’absolu, c’est pertinent – et Koike fait ici aussi péter la doc, parfois à bon escient : il y a, surtout vers le début, quelques scènes bien vues à cet égard. Le problème, à mes yeux, c’est que l’angle « exploitation » est tellement marqué, et bientôt systématique, que ces scènes, toujours les mêmes ou peu s’en faut, tournent à l’exercice pénible, à la répétition pour la forme, qui bouffe de la page sans faire avancer l'histoire. Il y avait sans doute de quoi faire, avec ces hommes tous répugnants qui ne songent qu’au viol – et ne se contentent pas d’y songer, à vrai dire –, mais le traitement est en définitive décevant ; et le sentiment de la « sexploitation » (anticipant les roman porno, à vue de nez ?) est encore accru par les nombreuses scènes lesbiennes, bientôt systématiques, et qui tombent pourtant comme autant de poils pubiens sur la soupe miso.

 

Bien évidemment, nous ne voyons pas lesdits poils – et, pour le coup, il y a un truc assez amusant, même si pas suffisant à mes yeux pour justifier l’intérêt de la BD, et c’est comment les auteurs jonglent avec la censure ; je crois qu’ici ils s’amusaient comme des petits fous… De fait, on ne voit pas les organes génitaux, etc., mais le jeu avec le décor, les ustensiles, le cadrage, ne laisse guère de place à l’imagination (en dernier ressort, les dialogues en rajoutent pour qui en aurait encore besoin). On ne voit pas le phallus, mais on voit son ombre (!) ; la vulve est invisible, mais telle fleur en pot la figure sans guère d’ambiguïté ; et quantité de giclures liquides de circonstance remplacent utilement sperme et cyprine. Du coup, la BD montre finalement plus qu’elle ne cache, et elle a quelque chose d’étonnamment … explicite ? Et pourtant… Bon, je n’y connais à peu près rien en manga porno, ero-guro et compagnie, mais Lady Snowblood, sans « montrer » comme les (sans l’ombre d’un doute) très explicites (parfois) Maruo Suehiro ou Kago Shintarô, produit un effet particulier à cet égard – si les scènes n’étaient pas si convenues et gratuites dans le fond, cela aurait pu relever de l’excitation, je suppose.

 

Mais tout cela se répète et lasse bien vite. Il y a un schéma, qui est sans cesse reproduit. Yuki, à un moment ou à un autre, usera d’une identité d’emprunt et baisera pour approcher sa cible, trompera son partenaire (entre autres), puis se révèlera pour ce qu’elle est en prononçant un laconique « Lady Snowblood », après quoi elle se foutra à poil en plein combat, tranchera deux ou trois mains au passage (le « pour public averti » concerne donc la violence aussi bien que la sexualité, ça charcle sévère), tuera enfin sa cible, et partira son ombrelle sous le bras – avec un ersatz de sous-poésie en voix off pour exprimer la douleur de sa condition.

 

Ce schéma est sans doute l’illustration la plus criante de la démission de Koike Kazuo – de la fainéantise de son implication passé une situation de départ qui avait tout pour plaire. À Kamimura Kazuo de faire le job, dès lors : de son côté, ça marche très bien – le dessin est bien l’atout majeur de Lady Snowblood. Mes les automatismes de ce qui demeure de scénario, à l’épaisseur de papier OCB, m’ont progressivement éloigné du « récit ». J’ai lu ce (trop) gros volume à mon tour en mode automatique, « pour la forme », sans jamais me sentir impliqué, sans jamais y prendre le plaisir qui aurait dû découler logiquement de la mise en place alléchante de la BD.

 

D’où cette navrante conclusion : à titre personnel, ce « chef-d’œuvre » qu’est censément Lady Snowblood m’a fait l’effet d’une bisserie mollassonne, dont le brio visuel ne suffit pas à racheter le récit tristement indigent.

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Le Cinéma japonais, de Donald Richie

Publié le par Nébal

Le Cinéma japonais, de Donald Richie

RICHIE (Donald), Le Cinéma japonais, [A Hundred Years of Japanese Film], traduit de l’anglais par Romain Slocombe, préface de Paul Schrader, [s.l.], Éditions du Rocher, [2001] 2005, 402 p.

Donald Richie, décédé en 2013, est un nom important dans l’histoire de la critique du cinéma japonais ; il fut en effet un des premiers critiques occidentaux (américains, en l'espèce), à s’intéresser à cette ample matière, ce depuis son arrivée dans l'archipel en 1947 au sein des troupes d'occupation, et à y intéresser l’Occident avec lui – jouant un rôle de passeur, qui lui a valu d’être comparé à un Lafcadio Hearn contemporain par Tom Wolfe, tandis que le réalisateur Paul Shrader, dans sa préface à ce volume, avance que, tout ce qui a filtré du cinéma japonais en Europe et aux États-Unis, pendant une longue période, c’était à lui qu’on le devait.

 

Donald Richie s’intéressait à bien des aspects de la culture japonaise, sa bibliographie abondante est loin de s’en tenir au seul cinéma ; toutefois, il a donc été particulièrement important dans ce domaine, et y a consacré nombre d’ouvrages – éventuellement très divers, car il s’agissait aussi bien de livres « généraux », sous forme d’ « histoires du cinéma japonais » (le premier titre du genre fut, en 1959, The Japanese Film: Art and Industry, coécrit avec Joseph Anderson, et séminal ; l’ouvrage qui nous intéresse aujourd’hui, A Hundred Years of Japanese Film – le titre français n'est guère éclairant... – en est le quatrième et dernier exemple, datant de 2001), que d’ouvrages plus spécialisés, notamment d’importants essais consacrés à Kurosawa Akira ou Ozu Yasujirô.

 

En plus de quarante ans de publication d’ouvrages consacrés au cinéma japonais, l’auteur a eu l’occasion d’envisager le médium sous divers angles – ses différentes « histoires du cinéma japonais » ont semble-t-il chacune une approche particulière, destinée à éviter les redondances. Dans le présent ouvrage, il faudrait donc mettre l’accent sur une dichotomie que l’on a pu croiser ailleurs, mais sur laquelle l’auteur insiste particulièrement : le cinéma « représentationnel » contre le cinéma « présentationnel ». Avec le risque de sombrer dans l’essentialisme, Donald Richie assimile plutôt le premier à l’Occident (il représente, il est réaliste, il prétend montrer la réalité), tandis que le médium présentationnel serait typique, sinon de l’Asie, du moins du Japon, qui ne s’embarrasserait pas de la « réalité nue », et jouerait davantage des effets de style – en relevant toutefois que des courants notables en Occident, comme l’impressionnisme ou l’expressionnisme, joueraient également de cette approche. J’avoue être un peu sceptique – même si cette problématique est régulièrement reformulée au fil de l’ouvrage, et y gagne à mon sens, en se focalisant sur la notion ambiguë de réalisme cinématographique (ou artistique, plus généralement) ; toutefois, cette opposition entre Occident et Japon, pour le coup, me paraît bien trop lapidaire.

 

Ce premier aperçu, plus ou moins convaincant, ne doit cependant pas dissuader de lire la suite ; parce que, si cet ouvrage a ses défauts (dont un plan naze – le reste, j’y reviendrai…), il brille cependant bien davantage par ses qualités, et se dévore avec un plaisir de (presque) tous les instants. Ceci d’autant plus que l’auteur sait se montrer très précis, très pointu, mais prend soin de toujours emmener le lecteur avec lui, sans jamais le perdre, au fil de développements limpides et pénétrants.

 

En témoigne peut-être surtout la très longue partie consacrée à ce cinéma muet dont nous n’avons presque rien conservé : bien loin, par exemple, de ne reléguer la question des benshi qu’au rang d’anecdote pittoresque, il livre une analyse serrée de ce phénomène, qui en dégage toute la complexité. Non que les anecdotes manquent, à vrai dire, mais elles font pleinement partie de la démonstration ; un (double) exemple (pp. 28-29) :

 

Les benshi effectuaient même des enregistrements, lesquels se vendaient bien et s’écoutaient sans l’accompagnement du film. Un des derniers benshi déclamait toujours son plus grand succès, Le Cabinet du docteur Caligari (1919) de Robert Wiene, sur la scène, mais sans projection du film ; il enregistra même un 78 tours d’une partie de son texte, et les ventes furent excellentes.

Les benshi étaient utilisés de beaucoup d’autres façons. L’un d’entre eux, par exemple, résolut un épineux problème de censure. Il s’agissait d’un film produit par la firme française Pathé, La Fin du règne de Louis XVI – Révolution française (c. 1907, non conservé), un titre incendiaire du fait que le Japon avait proclamé son propre souverain comme étant d’ascendance divine. « La veille de la projection, le film français fut retiré sous prétexte de menace pour l’ordre public. » À sa place apparut un autre film, Histoire extraordinaire de l’Amérique du Nord : le Roi des grottes (Hokubei kiden : gankutsuo, 1908, non conservé). C’était en réalité le même film, sauf que désormais Louis XVI était le « chef d’une bande de voleurs » et la populace attaquant la Bastille devenait « un groupe de citoyens loyaux aidant la police à supprimer les hors-la-loi, l’action se déroulant dans les montagnes Rocheuses ».

 

Après quoi chaque réalisateur notable se voit accorder de longs et pertinents développements (le plus souvent). Ce qui n’empêche pas l’auteur d’exprimer sa subjectivité… Du côté des « stars », Ozu et Kurosawa suscitent les développements les plus flatteurs, sans surprise, mais, par exemple, Mizoguchi beaucoup moins : Donald Richie admet qu’il a réalisé d’excellents films, mais son traditionalisme au regard des techniques de réalisation ne l’inspire guère, et les commentaires sont régulièrement sceptiques, le concernant.

 

Maintenant, le véritable atout de cet ouvrage est sans doute de mettre en lumière des réalisateurs moins connus en Occident, mais qui sont traités ici sur un pied d’égalité avec les réalisateurs les plus adulés et qui s’exportaient le mieux. Il y a vraiment des analyses passionnantes à cet égard, et qui savent aussi, le cas échéant, prendre un peu de distance, pour le mieux (ainsi dans la lecture « critique » de la « Nouvelle Vague » japonaise, pour l’auteur essentiellement un concept de marketing : des indépendants antérieurs doivent être relevés, et, si Oshima a fait une brillante et intègre carrière, c’était aussi en s’émancipant de cette désignation promotionnelle, sans renier son engagement politique). En somme, c'est une mine, et j'y ai pioché bien des références.

 

Vers la fin de l’ouvrage, cependant, les choses se gâtent – d’une manière que j’ai trouvé assez brutale et passablement navrante. Donald Richie, si pertinent jusqu’alors, me paraît sombrer un peu dans une posture de « vieux con »… Sur la base d’une lecture bancale de la notion de « cool Japan », peut-être, l’auteur n’a que mépris pour le cinéma japonais « exporté » des années 1990… De Kitano, il ne retient que l’ultraviolence – puis y associe un sentimentalisme sirupeux qui ne vaut pas mieux ; les notices en fin d’ouvrage portant sur ses films sont systématiquement méprisantes. La vague de l’horreur nippone, tout au plus peut-on en sauver (peut-être) Kurosawa Kiyoshi. Tsukamoto ? Pas le moindre intérêt – Tetsuo, c’est du « facile » fait pour plaire aux jeunes, c’est, autrement dit, du « manga »…

 

En fait, ce dernier terme revient alors régulièrement, et systématiquement de manière négative – or, en bien des endroits, on a l’impression que, pour le coup, Donald Richie ne sait absolument pas de quoi il parle. Notez, je ne m'y connais pas non plus, hein... Mais là, ça se voit. Et ça ressort d’ailleurs d’autres allusions sur la dimension commerciale et transmédiale de tous ces phénomènes (Dragon Ball est un jeu informatique, etc.). Le cinéma d’animation, qui n’avait pas du tout été traité jusqu’alors, mais l’est en bloc, de ses origines à nos jours, en fin de volume, en fait très souvent les frais – et les notices, là encore, sont éclairantes : Richie ne panait visiblement pas grand-chose à Akira, par exemple, outre que ses retours sont paradoxaux sur le plan technique.

 

Mais tout cela renvoie sans doute à une attitude de l’auteur jusqu’alors davantage implicite : un profond scepticisme, au mieux, à l’égard du film de genre. Si le chanbara et les films de yakuzas peuvent occasionnellement retenir son attention (et encore, quand c’est Kurosawa qui signe les premiers), globalement la matière est délaissée, et plus ou moins bien comprise peut-être (le cas de Fukasaku m’intrigue un peu, notamment). La science-fiction, le fantastique ? Rien ou presque : la première se limite à Godzilla, et mieux vaut donc ne pas en parler du tout ; le second, passé Les Contes de la lune vague après la pluie, point de salut (allez, peut-être Kwaidan de Kobayashi Masaki, « décoratif »). C’est fâcheux…

 

Pourtant, dans ces derniers développements, tout n’est pas non plus à jeter – car l’auteur, évacuant bien vite et dans une grimace qui en dit long les Kitano comme les Ghibli, avec la « J-Horror », Miike et Tsukamoto au milieu, consacre tout de même des développements plus amples à des réalisateurs bien moins connus de par chez nous, avec une ultime focalisation sur le documentaire qui est tout à fait passionnante.

 

Notons que le livre s’achève (donc) sur des notices de films qui étaient alors disponibles en vidéo ou DVD – la liste est bien sûr obsolète, et pas qu’un peu, mais on peut y trouver des pistes intéressantes, entre deux persiflages d'autant plus agaçants qu'ils sont ainsi lapidaires.

 

Le Cinéma japonais est globalement un bon ouvrage – longtemps passionnant car passionné, même. Mais on regrettera que, sur le tard, les préjugés de l’auteur se montrent aussi envahissants, et si souvent en dépit du bon sens. Cela reste une lecture intéressante, mais sans doute à prendre avec des pincettes…

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De cent poètes un poème

Publié le par Nébal

De cent poètes un poème

De cent poètes un poème, [Hyakunin isshu 百人一首], poèmes traduits du japonais par René Sieffert, calligraphies de Sôryû Uésugi, [s.l.], Publications Orientalistes de France, [1993] 2008, 221 p.

De cent poètes un poème, ou, car le titre japonais originel est fréquemment utilisé même de par chez nous, le Hyakunin isshu (ou Ogura hyakunin isshu, mais la forme abrégée est plus fréquente), est une anthologie de poésie japonaise classique très particulière. On s’accorde généralement pour dire qu’elle a été compilée, vers 1235, par Fujiwara no Teika, le plus grand poète de l’époque de Kamakura, également le compilateur de la grande anthologie officielle d’alors, le Shin kokin wakashû (« nouveau recueil de poèmes japonais d’hier et d’aujourd’hui »). Le Hyakunin isshu relève davantage de la compilation privée… mais a connu une postérité des plus étonnante.

 

En effet, ces cent poèmes de cent poètes japonais, dont certains remontent à l’anthologie originelle du Man.yôshû, tandis que d’autres sont contemporains de Teika lui-même, mais la majorité renvoient à l’époque de Heian (au passage, un tiers environ de ces cent poètes appartiennent au clan Fujiwara, comme Teika lui-même, si à son époque cette très abondante famille ne gouverne plus le Japon depuis pas mal de temps déjà), ces cent poèmes donc ont bientôt orné des cartes (dont vous pouvez voir des exemples datant de Meiji ici, mais il y en aurait d'autres ; Teika lui-même semblait avoir procédé ainsi, dans un but décoratif), et la compilation poétique est finalement devenue… un jeu, également appelé Hyakunin isshu, toujours pratiqué de nos jours, et qui repose sur la mémoire et la vitesse.

 

Ces cent poèmes sont des tanka, donc des poèmes courts au rythme impair, composés de cinq vers, d’abord trois de cinq, sept et cinq syllabes, puis deux de sept syllabes chacun, pour un totale de 31 syllabes. Chaque poème est coupé en deux, un « tercet » et un « distique » ; quelqu’un lit le « tercet », et les joueurs, qui ont les cent cartes de « distiques » sous les yeux, étalées sur un tatami ou une table, doivent identifier la carte portant les deux vers qui complètent le poème. Le jeu du Hyakunin isshu est à l’origine associé aux festivités de la nouvelle année, mais il en existe des compétitions, y compris à l’échelle nationale, et on en trouve donc souvent des clubs dans les lycées, etc. Beaucoup de Japonais, même adultes, sont encore capables de réciter sans l’ombre d’une hésitation certains au moins des cent poèmes compilés par Teika, pour avoir joué en leur temps au Hyakunin isshu, envisagé comme un amusant outil pédagogique.

 

Ceci étant, savoir reconnaître un poème ne signifie pas nécessairement le comprendre. Ces tanka remontent souvent à mille ans de cela, voire davantage, et sont associés à une aristocratie de cour dont la culture n’a pour ainsi dire pas grand-chose à voir avec le Japon contemporain. En outre, leur compilation, semble-t-il donc par Teika, complique encore un peu la donne, car la poésie de Kamakura, qu’il incarne, prisait par-dessus tout la subtilité, l’allusion, le yûgen (profondeur mystique, ou mystérieuse), autant de notions très hermétiques pour un lecteur contemporain – c’est vrai pour un Japonais, alors pour un Français…

 

En fait, ce goût de la subtilité et de l’allusion a eu un effet pervers : une sorte d’affectation qui, en dépit de la mise en avant du yûgen, notion primordiale mais dont les contours peuvent paraître un peu flous, en fait plus ou moins une casuistique, une sorte d’affectation donc qui ne s’éloigne parfois guère de l’exercice de style. Gaston Renondeau le mentionnait dans son Anthologie de la poésie japonaise classique, mais c’est un trait souvent souligné chez d’autres auteurs, traducteurs et commentateurs également. On attend en effet du bon poème qu’il fasse référence à d’autres plus anciens (la citation est bienvenue, l’idée de plagiat ne fait pas vraiment sens, même si c’est la variation qui est encouragée, et l'allusion plutôt que la référence explicite), et qu’il comprenne des « jeux de mots », outre l’emploi de termes et d’images connotés pour désigner la saison, etc.

 

Tous ces poèmes ne brillent d’ailleurs pas par la spontanéité et la sincérité des sentiments, et c’est peu dire : nombre d’entre eux ont été composés dans le cadre des uta awase, compétitions poétiques officielles, auxquelles l’empereur lui-même prenait régulièrement part ; un juge ou un jury tranchait (on dispose de nombreux commentaires de Teika exerçant cet office, d’ailleurs), disant qui, de l’équipe « de gauche » ou « de droite » l’avait emporté, et pourquoi – en fonction de ces mêmes critères, la subtilité, l’allusion, le yûgen.

 

La traduction française n’arrange à vrai dire pas notre affaire. Il en existe plusieurs, au moins quatre, et il se trouve en fait que j’en avais déjà lu (et relu) une, dans Mille Ans de littérature japonaise, par Ryôji Nakamura et René de Ceccatty (qui avaient eu recours à des alexandrins, sauf erreur) ; celle-ci est due à l’incontournable René Sieffert – et je vous renvoie à ce que je disais concernant le rendu archaïsant dans ma récente chronique des Notes de l’ermitage de Kamo no Chômei. Ici, pour le coup, la langue est assurément élégante (et plus pertinente, je suppose, que la précédente traduction mentionnée – en fait, des différentes traductions françaises, c’est sans doute de loin la meilleure), mais aussi vraiment très, très contournée – ce qui contribue à rendre plus hermétiques encore des poèmes qui l’étaient déjà à la base…

 

Et, à vrai dire, les brefs commentaires, également dus à René Sieffert, qui accompagnent chaque poème, sont certes bienvenus (indispensables, même), mais pas toujours si éclairants que cela. Surtout, ai-je l’impression, ils soulignent souvent le caractère convenu de tel « jeu de mots » (matsu qui signifie à la fois « le pin » et « attendre », etc.), telle allusion à tel poème classique, les manches qui sont mouillées, j’en passe et des meilleures (?). L’impression de l’exercice de style en est souvent renforcée, qui ne contribue guère à l’appréciation des poèmes pour eux-mêmes.

 

Pour autant, ce n’est pas une lecture désagréable – d’autant que c’est un très, très beau livre. Sur un papier très épais (façon Canson), chacun de ces cent poèmes est traité sur une double page : sur celle de gauche, en haut, nous trouvons le poème en français (c’est là mon seul petit regret : j’aurais apprécié d’avoir également le texte japonais, en kanji et kana – j’ai cru comprendre que c’était le cas dans une autre édition de cette même traduction, pourtant), en bas quelques (brefs) commentaires de René Sieffert ; et sur celle de droite, nous avons une calligraphie en noir et blanc (mais avec le cachet de l’artiste en rouge), due à Sôryû Uésugi, et qui constitue d’une certaine manière elle-même un commentaire, en associant, de manière générale, deux caractères (si j’ai bien compris – je ne pige rien à la calligraphie…), qui répondent au poème, et dont la traduction française à son tour, en principe sous la forme de phrases nominales, figure en bas de page.

 

En fait, cette calligraphie produit, j’imagine, un effet similaire à celui que devrait produire les poèmes, sur votre ignare de serviteur : c’est beau – je n’y comprends rien, mais c’est beau… Mais, hélas, nombre de ces tanka ne m'évoquent absolument rien, même pas ce seul et pur sentiment esthétique.

 

Dans mon approche un peu timide et perplexe de la poésie japonaise, De cent poètes un poème n’est certes pas la lecture la plus convaincante et enthousiasmante – loin de là. Il me faudra peut-être y revenir, avec davantage de bagage… Mais il est bien trop tard pour le jeu – pas grave ! Déjà que j’ai du mal à retenir ces [scrogneugneu] de kanji

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Les Notes de l'ermitage, de Kamo no Chômei

Publié le par Nébal

Les Notes de l'ermitage, de Kamo no Chômei

KAMO NO CHÔMEI, Les Notes de l’ermitage, suivi de Histoires de conversion, [Hôjôki 方丈記 ; Hosshinshû 発心集], présentés et traduits du japonais par René Sieffert, calligrammes de la couverture par Sôryû Uesugi, Paris, Publications Orientalistes de France, coll. Tama, [1212] 1995, 94 p.

RELECTURE : LA QUESTION DE LA TRADUCTION

 

Énième relecture d’un très court texte, splendide, et dont je ne me lasse pas… Du coup, j’avais déjà eu l’occasion d’en parler sur ce blog, sous le titre Notes de ma cabane de moine – l’essai classique de Kamo no Chômei, datant de 1212, était alors traduit par le Révérend Père Sauveur Candau, et accompagné d’une abondante postface de Jacqueline Pigeot. Je l’avais brièvement mentionné à nouveau lors de ma relecture de l’anthologie Mille ans de littérature japonaise, éditée (et traduite) par Nakamura Ryôji et René de Ceccatty – c’était en fait dans cette édition, sous le titre Écrit de l’ermitage, que j’avais découvert cette merveille, il y a de cela presque une quinzaine d’années… Mais, entre cette première lecture et celle que j’avais chroniquée ici même, j’étais régulièrement repassé par ce texte, dans une autre traduction française – et pour le coup la meilleure, je crois : celle de René Sieffert, sous le titre Les Notes de l’ermitage ; et c’est à cette version que je retourne aujourd'hui.

 

René Sieffert, éminent japonologue, était sans doute le plus important traducteur français de la littérature japonaise classique : rien que sur ce blog, je peux ainsi renvoyer au premier tome des Tragédies bourgeoises de Chikamatsu, aux dits de Heichû, de Hôgen, de Heiji et (surtout) des Heiké, ainsi qu’aux Contes de pluie et de lune de Ueda Akinari – mais on lui doit aussi d’autres traductions que j’ai pu aborder sans que cela ne ressorte sur ce blog, par exemple du Man.yôshû, du Conte du coupeur de bambou, ou encore (et surtout ?) du Dit du Genji, de Murasaki Shikibu, et il y aurait sans doute bien d’autres titres à mentionner (y compris dans une littérature plus contemporaine – voyez, ici, Les Belles endormies, de Kawabata Yasunari) ; je vous dirai bientôt quelques mots, d’ailleurs, de l'anthologie poétique classique De cent poètes un poème – c’est toujours du René Sieffert.

 

Ce traducteur méticuleux, extrêmement précis, a toutefois, ai-je l’impression, un trait caractéristique qui peut s’avérer problématique, à l’occasion : désireux de rendre au mieux la langue japonaise classique, il fait souvent le choix d’un français un peu (ou pas qu'un peu) archaïque – quitte à perdre en spontanéité ce qu’il y gagne en élégance… Des décisions mûrement réfléchies, certes, mais qui n’en sont pas moins des partis-pris, admis comme tels – voyez, dans Le Dit du Genji, ce moment important de la préface où le traducteur explique avoir pris pour modèle Saint-Simon disséquant la cour de Versailles. Dans certains cas, je crains que ce ne soit un peu trop pour ma pomme – tout spécialement quand c’est de poésie qu’il s’agit ; j’aurai l’occasion d’y revenir, donc, en traitant de De cent poètes un poème, mais c’est aussi vrai du Man.yôshû, etc. (ou, d'ailleurs, et peut-être plus encore, des passages chantés des Tragédies bourgeoises de Chikamatsu) – et on peut ici l’opposer, par exemple, à Gaston Renondeau, je suppose, traducteur incomparablement moins précis, mais dont le rendu simple et sobre, par exemple dans les Contes d’Ise ou l’Anthologie de la poésie japonaise classique, parle davantage au cœur, plutôt qu’à l’intellect…

 

Mais, pour le coup, les choix de Sieffert traduisant le Hôjôki de Kamo no Chômei s’avèrent absolument pertinents – et, cette fois, les circonvolutions affectées de la langue n’obscurcissent jamais le propos, qui demeure limpide et sûr de bout en bout. Citons, par exemple, ces premières phrases du bref essai – que tous les Japonais connaissent par cœur, dit-on (p. 17) :

 

Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde.

 

Sur la grosse vingtaine de pages constituant Les Notes de l’ermitage au sens strict, la langue, d’une infinie pureté, est toujours belle et toujours juste – et finalement d’un abord simple, limpide, ce qui était bien le propos. Et c’est toujours pertinent, dans les deux temps pourtant très distincts de l’essai.

 

CATASTROPHES : LA MAISON COMME IMAGE DE L’IMPERMANENCE DU MONDE

 

Je ne vais pas rentrer excessivement dans les détails (mais un peu quand même...) – d’autant que j’avais déjà mentionné pas mal de choses dans ma précédente chronique, et qui globalement demeurent « vraies » après cette nouvelle relecture, ce qui n’est certes pas toujours le cas… Je vous y renvoie donc si jamais vous désirez d’autres commentaires nébaliens sur ce texte que j’adule.

 

Rappelons simplement que l’essai, passé l'image initiale envisagée plus haut, s’ouvre sur une litanie rapportant les catastrophes essentiellement naturelles qui, en l’espace d’une dizaine d’années à peine, ont affecté voire détruit encore et encore la capitale, Heian (future Kyôto) : un immense incendie, un redoutable typhon, deux années de famine faisant des dizaines de milliers de morts dans la seule capitale impériale (les chiffres avancés par Kamo no Chômei paraissent semble-t-il crédibles aux exégètes), et enfin un terrible tremblement de terre, sans précédent nous dit l’auteur, et dont les répliques se sont fait sentir pendant trois mois…

 

À ces catastrophes naturelles, toutefois, Kamo no Chômei adjoint étrangement (ou pas...) la tentative très malvenue du tyran Taira no Kiyomori, alors au faîte de sa puissance, de déplacer la capitale – et c’est la seule véritable allusion au chaos politique du Japon d’alors, qui basculait de la société aristocratique de Heian à la civilisation médiévale des guerriers, et d’abord celle de l’époque du shogunat de Kamakura (en 1212, quand Kamo no Chômei écrit son classique, on est en plein dedans) ; désir, peut-être, de ne pas trop se mouiller ? La littérature du temps en est pourtant bien autrement affectée, dans l’ensemble – des Histoires qui sont maintenant du passé visant à convertir le peuple à la foi bouddhique, en ces temps troublés qui ne peuvent être que ceux de la « fin de la loi » prophétisée par le Bouddha historique (j'y reviendrai), aux premiers états (car il ne serait fixé par écrit que bien plus tard) du « cycle épique des Taira et des Minamoto »… En même temps, le lien se fait tout naturellement avec la pièce maîtresse de ce dernier, Le Dit des Heiké ; la métaphore de l’eau représentant le temps, et de la maison représentant l’impermanence de toute chose (mujô – c’est la notion-clef, d’inspiration bouddhique), chez Kamo no Chômei, trouve un écho dans les premières lignes de la chronique guerrière, qui en déroulent le propos en guise d’avertissement – citons-les à nouveau (traduction de René Sieffert là aussi, donc) :

 

Du monastère de Gion le son de la cloche, de l’impermanence de toutes choses est la résonance. Des arbres shara la couleur des fleurs démontre que tout ce qui prospère nécessairement déchoit. L’orgueilleux certes ne dure, tout juste pareil au songe d’une nuit de printemps. L’homme valeureux de même finit par s’écrouler ni plus ni moins que poussière au vent.

 

La gloire et la décadence des Taira illustrent donc exactement le même propos que les maisons sans cesse bâties, sans cesse détruites, dans le Hôjôki.

 

LA SÉRÉNITÉ DE L’ERMITAGE (OU : KAMO NO CHÔMEI 1 – THOREAU 0)

 

Toutefois, Kamo no Chômei ne s’en tient pas là – la deuxième partie de son essai est consacrée à sa vie en tant qu’ermite (il s’est « retiré du monde », et sans doute un peu par dépit et rancœur, vers l’âge de cinquante ans) dans une minuscule cabane, et même de plus en plus petite à mesure que les années passent (le titre originel de Hôjôki renvoie à une unité de mesure des surfaces, dimension qui ne ressort pas des traductions françaises) ; Kamo no Chômei nous parle alors des bienfaits du détachement… Mais avec une extrême simplicité, quelque chose d’un peu bonhomme, qui le rend extrêmement sympathique. Moine mais pas dévot (il prie le Bouddha et prononce le saint nom d’Amida… quand il y pense, de son propre aveu), Kamo no Chômei n’a (ici, du moins...) rien d’un prédicateur intransigeant, blâmant la moindre faute chez son « semblable » et lui promettant plus qu’à son tour l’enfer ou une mauvaise renaissance… Non que ces questions ne le préoccupent pas : les Récits de conversion qui concluent cette édition montrent assurément qu’il y attachait de l’importance – mais sur un ton finalement assez doux, et, peut-être surtout, lumineux ; sans se faire non plus d’illusions sur son propre cas – on l’imagine sourire un brin, quand, en dernier recours, il fait cet aveu que sa cabane lui plaît bien, beaucoup même, et que cela démontre qu’il n’est pas suffisamment « détaché » ; on devine qu’il pourrait aussi s’adresser ce reproche pour continuer, dans ces conditions, de jouer de la musique (on sait qu’il était un musicien accompli), de composer de la poésie (il n’était ici pas sans talent, mais tout de même davantage médiocre dans ce registre), ou, bien sûr… d’écrire Les Notes de l’ermitage.

 

La sérénité l’emporte pourtant – une sérénité finalement souriante, oui, même après la litanie des catastrophes : le plaisir tout simple de contempler de beaux paysages – ne pas craindre la mort, ne pas être pressé non plus de mourir – observer les animaux, discuter avec un enfant… On a souvent comparé, et sans doute à bon droit, Les Notes de l’ermitage de Kamo no Chômei au Walden de Henry David Thoreau – mais le ton du premier est bien plus charmant que celui du second, en ce qui me concerne ; l’expérience de l’Américain, bien moins « totale » (il ne restait en fait pas dans sa cabane, se rendait régulièrement en ville ou recevait chez lui, il y avait un biais d'emblée du fait du projet littéraire, etc.), suscite certes de fort belles pages consacrées à la nature, qui relient les deux œuvres, mais, dans sa « philosophie », Thoreau a souvent quelque chose d’un pénible donneur de leçons – pas Kamo no Chômei, et ce quand bien même c’est peut-être (voire probablement) son aigreur qui a décidé de son retrait du monde. Il a le sourire aimable et complice d’un bouddha. La litanie des catastrophes, dès lors, ne s’avère pas si apocalyptique, peut-être – voire pas si pessimiste qu’elle en a l’air ? C’est un constat, empreint de tristesse et de douleur assurément, et pourtant il demeure une échappatoire accessible à tous, dans ce détachement tout philosophique qui peut nous ramener, nous Occidentaux, à un Épicure. Et c'est toujours un constat, davantage qu'une leçon, mais à un deuxième niveau, car essentiellement intime : Kamo no Chômei communique une expérience – mais c’est au lecteur de décider qu’en faire, un lecteur que l’on ne brusquera pas. Finalement, peut-être Kamo no Chômei est-il ici inspiré, d’une manière ou d’une autre par d’autres courants philosophico-religieux de l’Extrême Orient classique – le taoïsme, tout spécialement, et son principe de non-intervention ? Je n’ose pas m’avancer davantage sur ce terrain dont je ne sais au fond rien…

UN APERÇU DES RÉCITS DE CONVERSION

 

René Sieffert, cependant, a complété ici le très bref Hôjôki par une sélection d’autres textes de Kamo no Chômei – une cinquantaine de pages (soit deux fois plus que Les Notes de l’ermitage à proprement parler) d’extraits de son Hosshinshû, ce que le traducteur rend par Histoires de conversion. Je ne m’étendrai pas sur la question, j’y reviendrai probablement un de ces jours en vous parlant de l’œuvre entière, car elle a été éditée depuis, sous le titre Récits de l’éveil du cœur, aux éditions du Bruit du Temps (où l’on trouvait donc aussi le Hôjôki, sous le titre de Notes de ma cabane de moine).

 

C’est un texte plus difficile à aborder : la limpidité du Hôjôki est telle que, même si c’est un produit de sa culture et de son temps, comme toute œuvre littéraire, il acquiert bien vite une dimension universelle pouvant dispenser le lecteur de se référer sans cesse à d’érudites notes de bas de page. C’est (beaucoup) moins vrai pour le Hosshinshû, dont les quelques extraits sélectionnés ici m’ont souvent paru hermétiques…

 

Comme mentionné plus haut, je suppose que l’on peut faire un lien entre ces récits et ceux contenus dans un autre ouvrage compilé approximativement à la même période : les Histoires qui sont maintenant du passé (Konjaku monogatari). Le chaos de la fin de l’époque de Heian (soit pour nous la seconde moitié du XIIe siècle) apparaît, pour beaucoup, comme l’illustration de ce que, disons, « la fin des temps est proche ». Il s’agit donc de « sauver » les hommes, en leur enseignant la loi bouddhique – car le bouddhisme, jusqu’alors, avait essentiellement touché l’aristocratie : dans les campagnes, cette foi avait bien moins pénétré, et les paysans s’en tenaient pour l’essentiel au shintô, alors pas le moins du monde constitué et peut-être même pas désigné ainsi.

 

Noter au passage que Kamo no Chômei était le fils du desservant d'un important sanctuaire (shintô, donc), auquel il n'a pu succéder pour de complexes raisons politiques ; il s'est fait ermite (bouddhiste) tardivement, car il avait d'abord cherché à obtenir d'autres charges du même ordre, sans succès ; la biographie de l'auteur illustre ainsi le syncrétisme japonais.

 

Mais revenons aux Histoires qui sont maintenant du passé : les moines au biwa, itinérants (et qui joueraient plus tard un rôle fondamental notamment avec Le Dit des Heiké, colporté et transmis de la même manière), prirent donc sur eux de prêcher l'enseignement bouddhique au peuple. Pour ce faire, ils avaient recours à des histoires, souvent voire systématiquement merveilleuses, destinées à l’édification – des récits conçus de toutes pièces, que l’on disait s’être produits il y a bien longtemps en Inde (un pays où aucun Japonais n’avait jamais mis les pieds, ce qui autorisait toutes les fantaisies), en Chine ou au Japon (avec, dans ce dernier cas, abondance de références historiques et culturelles supposées garantir « l’authenticité » des miracles rapportés). On y vantait les vertus du Sûtra du Lotus, et plus généralement des Trois Joyaux : le Bouddha, son enseignement, les moines qui le transmettent.

 

Kamo no Chômei me paraît s’inscrire dans cette tendance avec son Hosshinshû : il y narre nombre de brèves histoires visant à l’édification, et illustrant les principes fondamentaux du bouddhisme, la causalité et la bienveillance, ainsi que, plus précisément, de la doctrine amidiste (comme souvent les Histoires qui sont maintenant du passé), assurant à tout un chacun le salut à la condition de prononcer en toute sincérité au moins une foi dans sa vie le Namu Amida-butsu. Rappelons, de manière plus générale, que c’est alors une époque d’intense activité religieuse – où deux courants majeurs du bouddhisme japonais, l’amidisme et le zen, quand bien même tous deux originaires du continent, acquièrent des traits propres à la culture religieuse de l’archipel (je vous renvoie si jamais à l'Histoire du Japon médiéval de Pierre-François Souyri, qui contient de passionnants développements relatifs à cette question fort complexe). Mais, contrairement aux Histoires qui sont maintenant du passé, les Récits de l’éveil du cœur de Kamo no Chômei, ai-je l’impression, ne sont pas systématiquement merveilleux – même s’ils le sont souvent.

 

Je crains cependant de ne pas pouvoir en dire plus ici – car le propos de nombre de ces récits m’échappe. Certains sont très explicites : ici, la jalousie, là, la vanité, font que telle femme ou telle homme, qui présentait pourtant aux yeux de tous un véritable caractère de sainteté, se réincarne en un tengu ou une sorte de serpent en punition de ses mauvais penchants ; par contre, la sincérité, la générosité, la bienveillance, assurent à tous, même à ceux qui ont d'abord mené une « mauvaise vie » (litote, on parle régulièrement de criminels), « une heureuse renaissance » dans la Terre Pure, le paradis d’Amida, situé à l’ouest.

 

Mais d’autres textes sont bien davantage ambigus, et d’une morale plus difficile à trancher… À moins que ce ne soit d’emblée une erreur de les envisager ainsi ? Après tout, même le Konjaku monogatari, dans son ultime partie japonaise, délaissait en dernier ressort les Trois Joyaux pour narrer des histoires dites « vulgaires » (au sens de « profanes », mais parfois bien crues, oui...) – de ces récits qui enchanteraient, plus tard, un Akutagawa Ryûnosuke (on en a des exemples dans Rashômon et autres contes, surtout, ainsi que dans La Vie d’un idiot et autres nouvelles, si je ne m'abuse, et ailleurs aussi je suppose). Mais est-ce cela ici ? Je n’en suis franchement pas persuadé, en fait…

 

À l’évidence, ces récits ne m’ont pas autant parlé que le Hôjôki – de manière générale, ils sont forcément plus « dévots », et donc moins universels, ou en tout cas touchent bien moins un agnostique dans mon genre… Si je saisissais davantage le propos de l’auteur, histoire par histoire, peut-être cela me toucherait-il davantage ? Un de ces jours, je compte bien lire les Récits de l’éveil du cœur, et de manière plus… « scientifique » ? Bon, on verra.

 

TOUJOURS AUSSI BEAU ET FORT

 

Qu’importe : pour l’heure, c’est le Hôjôki qui m’intéresse. Et ce très court texte me paraît toujours aussi beau, toujours aussi fort.

 

Non que je compte m’en inspirer pour guider ma bien navrante vie, hein ! Je ne me retirerai certainement pas dans un ermitage, quant à moi – même si mon appartement n’est certes pas exactement un lieu de passage. Et le détachement, bon... Pas vraiment. Et, bien sûr, je ne suis pas le moins du monde bouddhiste.

 

Mais justement : je ne suis pas en train de vous vendre, là, une merdouille « spirituelle », ou, ce qui revient au même, un de ces affreux machins que l’on range sous l’enseigne « développement personnel » ! Les Notes de l’ermitage valent assurément bien mieux que ça. Au-delà du propos, il y a la pure grâce de la plume, resplendissante d’une authentique sérénité qui n’a absolument rien de la pacotille parfois bêtement qualifiée de « zen » (au sens le plus pseudo, simpliste et donc vulgaire) et compagnie qui encombre les rayonnages des librairies : le Hôjôki est un témoignage, pas un guide – et c’est une œuvre d’une extraordinaire poésie. Sa simplicité apparente le rend plus appréciable encore, et il n’a pas grand-chose à voir avec ces prêches invasifs que nous assènent régulièrement les trop nombreux ersatz de la soldatesque du penser-juste-et-vivre-bien. Il parle au cœur – suscitant la douleur, puis l’apaisement. On peut le lire sur un mode pessimiste, ou sur un mode optimiste – une question de focale ; il parlera dans les deux cas.

 

Et, huit siècles plus tard, le bref essai de l’ermite Kamo no Chômei brille plus que jamais d’une sagesse universelle et intemporelle.

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Le Sommet des Dieux, t. 5, de Jirô Taniguchi et Baku Yumemakura

Publié le par Nébal

Le Sommet des Dieux, t. 5, de Jirô Taniguchi et Baku Yumemakura

TANIGUCHI Jirô et YUMEMAKURA Baku, Le Sommet des Dieux, t. 5, [Kamigami no itadaki 神々の山嶺], sixième édition, traduit [du japonais] et adapté en français par Sylvain Chollet, postfaces de Baku Yumemakura et Jirô Taniguchi, Bruxelles, Kana, coll. Made In, [1994-1997, 2003, 2011] 2017, 303 p.

Avec ce cinquième tome, la grande aventure du Sommet des dieux, le roman fleuve consacré à l'alpinisme de Yumemakura Baku adapté par Taniguchi Jirô, touche à sa fin. Ce copieux récit héroïque a connu des hauts et des bas, sans doute – je situerais l’essentiel des hauts dans le tome 2, je crois, tout entier dédié à la figure charismatique de Habu Jôji, et à sa rivalité contre Hase Tsuneo ; c’est ici que la bande dessinée, passé l’astucieuse introduction focalisée sur le héros/narrateur Fukamachi et sa redécouverte de l’appareil photo de Mallory, avait véritablement atteint… des sommets, au travers d’une vision romantique et en même temps très crue de l’héroïsme irrationnel et agaçant autant que fascinant des grands alpinistes, ces « conquérants de l’inutile ».

 

Tandis que l’essentiel des bas se situait dans un tome 3 où l’alpinisme était devenu secondaire, centré qu’il était sur les sous-intrigues d’un pseudo-thriller mollasson… Une déception assez marquée, qui m’avait fait craindre le pire pour la suite des opérations. Pourtant, le tome 4 avait su renouveler l’intérêt de la BD, en retournant à son essence même : ces hommes engagés dans une relation passionnelle avec la montagne – et d’autant plus redoutable. Or l’obsession de réaliser des « premières » de toutes sortes et en permanence, on l’a clairement vu à ce stade, relève d’un comportement hautement morbide, où l’arrogance a certes sa part, mais tout autant, après une vie trop riche de drames, un poignant sentiment de culpabilité, celui qui étreint toujours les survivants.

 

C’est la carte jouée par ce cinquième et dernier tome, et avec un brio admirable : en termes de qualité, on revient ici au niveau des deux premiers volumes. Nous retrouvons notre personnage point de vue Fukamachi sur les pentes de l’Everest, alors qu’il doit enfin rester en arrière et laisser Habu Jôji à son sort, dans cette tentative absurde de vaincre « le sommet des Dieux » dans les pires conditions. Je ne révèle sans doute rien en confessant que le photographe perd alors la trace de son fascinant héros… Le voilà plongé dans une prétendue incertitude qui s’avère bien vite, de manière moins hypocrite, la certitude absolue de ce que l’alpiniste chevronné ne s’en est pas sorti… Ce qui devrait revenir à dire qu’il a échoué ? Un point qui se discute chez nos ambitieux héros – la situation de Habu Jôji, pour le coup, rappelle tout naturellement celle de Mallory, qui a fourni son prétexte à la série : sans doute est-il mort… Mais, avant cela, a-t-il triomphé de l’Everest, et arpenté son sommet ? Tous ces personnages sont persuadés de ce que pareille absurdité compte, que c’est ce qui importe vraiment…

 

Et sans doute Fukamachi lui-même en vient-il à partager ce point de vue. Dès lors, lui, l’homme en retrait, celui qui se contente de prendre les photographies de ceux qui vainquent la montagne, ou qui périssent dans leur folle entreprise, se doit à son tour de combattre l’Everest.

 

Parce qu’il se sent coupable, à tort ou à raison – mais très probablement à tort. La disparition de Habu Jôji, son échec probable ? C’est sa faute ! C’est forcément sa faute ! Il a interféré, il n’aurait pas dû… Dès lors, il y trouve un prétexte pour justifier sa propre tentative – dont le caractère morbide est marqué, à la limite en fait du suicide qui ne dit pas son nom. Et ceci quand bien même il a à ses côtés, tout d’abord, le fidèle ami, le sherpa Ang Tshering… mais aussi Ryôko, l’ancienne compagne de Habu Jôji et désormais la sienne – une femme d’alpiniste comme on est femme de marin…

 

Mais la quête de Fukamachi est ambiguë – et, en définitive, à la pulsion de mort ainsi brusquée répond un désir de vaincre relevant davantage du dépassement de soi, et qui implique, chez un homme tel que Fukamachi, à la différence de ses modèles trop grands pour lui, à la fois d’atteindre le sommet… et d’en revenir. Car le retour, à tout prendre, est partie intégrante du voyage, ce que les amateurs de fantasy savent bien.

 

Le dépassement de soi ? Je ne m’en suis jamais caché, cette éthique spirituelle de l’héroïsme, associée ici au sport (un genre de manga à part entière, ce qui me laisse perplexe) davantage qu’à la découverte ou l'exploration, car il s'agit de repousser ses limites bien plutôt que de faire reculer les frontières, est totalement aux antipodes de mes propres préoccupations. Je n’y suis de manière générale pas le moins du monde sensible, je ne peux tout simplement pas envisager le monde sous cet angle. Et pourtant, ici, cela ne me laisse pas indifférent – parce que le récit est admirablement bien conçu, sans doute dès son premier état romanesque, mais aussi au travers de son adaptation par Taniguchi, très fine, et dont le rythme posé, méticuleux, s’avère superbement adapté à l’exploration de la psyché de Fukamachi comme à l’expression de ses sentiments les plus forts et tout à la fois les plus troubles – désir d’en finir, désir de vaincre, désir de revenir pour témoigner. Car, en définitive, c’est bien d’un récit qu’il s’agit. Un récit aux consonances mythologiques.

 

Et, cela va de pair, un récit qui a ses acteurs également mythologiques – aux vieilles gloires de l'âge dit héroïque répondent les héros très concrets mais peut-être plus absurdes encore de l’ici et maintenant, tandis que les fantômes cessent parfois de se contenter de rôder hors-champ pour apparaître au détour d’un glacier ; le froid préserve les corps, même s’il ne s’agit que d’un pathétique simulacre de vie – qu'importe : au sommet, finalement une sorte de Walhalla des alpinistes, peuvent se retrouver les vainqueurs, engagés  dans le perpétuel dialogue muet de ceux qui n’ont plus rien à prouver. Des scènes sublimes…

 

Et portées par un dessin sublime. À cet égard, ce cinquième et dernier tome de la série est peut-être bien le plus convaincant de tous. De la majesté de la montagne à l’expression discrète mais saisissante de la vie intérieure des personnages, il se montre absolument parfait – manière de confirmer en dernier recours que Le Sommet des Dieux méritait bien son prix du dessin à Angoulême. Irréprochable, et mieux que ça : très fort, toujours pertinent, toujours habile enfin dans son jeu sensible et délicat sur les contrastes.

 

Je n’irai pas jusqu’à parler de chef-d’œuvre, ni pour ce volume précisément, ni pour la série dans son ensemble – et je maintiens qu’elle connaît un triste passage à vide dans le tome 3, qui affecte toujours le tome 4, même autrement plus convainquant. Mais, avec ce dernier volume, on retrouve sans l’ombre d’un doute la force des deux premiers. On ne pouvait donc espérer meilleure conclusion – et qu’importe si cet « héroïsme » me dépasse totalement ; la beauté du sport, dit-on ? On peut en étendre le champ : la séduction de ce qui est absurde, et grand.

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Kwaidan, de Lafcadio Hearn (traduction Finné, lecture 2018)

Publié le par Nébal

Kwaidan, de Lafcadio Hearn (traduction Finné, lecture 2018)

HEARN (Lafcadio), Kwaidan : histoires et études de sujets étranges, [Kwaidan: Stories and Studies of Strange Things], traduction française [de l’anglais] et présentation de Jacques Finné, Paris, José Corti, coll. Merveilleux, 2018, 247 p.

 

Ma chronique « à proprement parler » figurera dans un prochain numéro de Bifrost (et sera ultérieurement mise en ligne sur le blog de la revue, après quoi j'en donnerai le lien ici). J’entends par là qu’il s’agira d’une chronique, disons, « indépendante », prenant le livre pour ce qu’il est, dans son contenu et dans son rendu français. Cependant, je mets déjà en ligne cette chronique d’une certaine manière plus développée, car elle a en fait un objet tout autre : je ne vais pas vraiment rentrer dans le détail des textes et de leur contexte, pas plus que je ne reviendrai sur les éléments biographiques concernant Lafcadio Hearn, etc. Pour cela, je vous renvoie, le cas échéant, à ma précédente chronique de Kwaidan, dans la traduction de Marc Logé ; certes, elle remonte à six ans déjà… Mais, en dehors de quelques « mises à jour », il ne me paraît pas utile d’en rajouter sur ces différents aspects. Ici, je vais surtout parler de ce qui, à mes yeux, rend cette nouvelle traduction, euh, problématique – un sujet que je ne peux pas traiter de la même manière dans une chronique pour Bifrost, qui ne m'en laisserait pas la place…

 

[NB : j'ai des soucis de mise en page avec Over-blog, on dirait... Je verrai plus tard si je peux y remédier...]

 

EDIT 24/04/2018 : la chronique courte figure dans le n° 90 de Bifrost, p. 90.

 

EDIT 13/07/2018 : la chronique de Bifrost est accessible en ligne sur le blog de la revue, ici.

RÉVISIONS

 

J’avais déjà lu (en 2012) Kwaidan, fameux recueil d’histoires de fantômes japonais dû à l’étonnant Lafcadio Hearn, dans sa traduction française « classique », par Marc Logé – et je redécouvre au passage que je l’avais lu en fait avant de voir le génial film éponyme de Kobayashi Masaki… Ce qui m’a d’ailleurs amené à ce constat déconcertant : contrairement à ce que je croyais, seuls deux des quatre récits du film sont tirés à proprement parler de Kwaidan ; « Les Cheveux noirs » et « Le Fantôme de la tasse de thé » ont bien été racontés par Lafcadio Hearn, mais pas dans ce recueil (et j’ai donc dit des bêtises également à cet égard quand j’ai chroniqué, en 2016, le curieux petit volume où trois auteurs français cherchent à « conclure » ce dernier récit, laissé inachevé) ; j’y reviendrai probablement en vous causant du recueil Fantômes du Japon.

 

Mais, outre que j’envisage un petit boulot pour la fac en lien avec ce recueil, et, surtout, avec le film de Kobayashi, il m’a été donné de relire Kwaidan du fait de la publication, chez José Corti, de cette nouvelle traduction due à Jacques Finné – un bonhomme qui ne m’inspirait pas plus que ça confiance, après quelques lectures pas toujours très convaincantes… et, hélas, mes craintes, toutes vagues qu’elles étaient, se sont tristement confirmées – ou, à vrai dire, c’est allé encore au-delà, bien pire que tout ce que je pouvais redouter.

 

Pour faire bref, et vous dispenser de la suite de cet article si vous êtes pressés : la traduction de Jacques Finné est trop aléatoire pour convaincre – parfois correcte, voire jolie, elle se montre en d’autres occasions bien trop lourde, et, surtout, elle est percluse d’erreurs, dont une parfaitement invraisemblable dès le premier récit du livre, qui n’incite pas vraiment à la confiance pour la suite… Il semblerait que Marc Logé, dont le texte français était très élégant, avait cependant ce défaut bien de son temps de « couper » quand il « s’ennuyait » ; mais, même ainsi, cette traduction « classique » reste sans doute bien préférable à cette nouvelle version, largement inférieure. En gros, Jacques Finné ici est comme François Bon ailleurs, hein…

 

Mais il y a bien pire : un paratexte parfaitement affligeant, crétin, borné… Ce sont des mots « forts », sans doute, mais je les crois à la hauteur du massacre : la postface est aberrante, et j’en suis sorti furieux…

 

QUELQUES NOTES SUPPLÉMENTAIRES

 

Je reviendrai sur tout cela plus en détail : en fait, ce sera donc l’essentiel dans cette nouvelle chronique, car je n’ai pas forcément tant de choses à ajouter concernant la biographie de Lafcadio Hearn, l’atmosphère de l’ensemble, la portée du projet ou le contenu des histoires en elles-mêmes, par rapport à ma chronique initiale, même si elle était bien plus lapidaire que ce que je fais ces dernières années sur ce blog.

 

Ceci étant, quelques notes supplémentaires sont peut-être bienvenues malgré tout, car, depuis, mon regard a pu changer, pour plusieurs raisons : le visionnage (répété) du film de Kobayashi Masaki, la lecture d’un autre recueil de Lafcadio Hearn (Insectes), et des connaissances un chouia moins lacunaires sur le contexte japonais.

 

La première histoire du recueil, « Mimi-Nashi-Hôichi », en témoigne, c’en est même sans doute la meilleure illustration : depuis ma première lecture, j’ai donc vu le film de Kobayashi, dont c’est, je pense, le « sketch » que je préfère, le plus impressionnant ; mais j’ai aussi lu depuis Le Dit des Heiké, ce qui a rendu le contexte de la légende bien autrement saisissant – la bataille de Dan-no-Ura, la mort de l’empereur enfant, la fin et le dépit des Taira, les moines au biwa, etc. Tout cela rend le récit bien plus prenant, bien plus efficace ; et m’autorise à y déceler une subtilité qui pouvait m’avoir échappé lors de ma première lecture.

 

Mais, sur un mode plus léger, d’autres récits m’ont affecté différemment du fait de ce que j’ai vu, lu, etc., depuis. Ainsi de « Mujina », nouvelle horrible et drôle… mais peut-être surtout drôle maintenant que j’ai vu et revu l’excellent Pompoko de Takahata Isao. Dans ce registre plus ou moins humoristique, « Rokuro-Kubi » m’est apparu pour le délire gore burlesque qu’il était, bien loin de tout sentiment réel de peur.

 

La gravité, l’empathie, dans d’autres textes, m’ont davantage saisi pour des raisons somme toute similaires – la lecture, par exemple, des Contes de pluie et de lune de Ueda Akinari (et le re-visionnage de son adaptation « partielle » par Mizoguchi Kenji, Les Contes de la lune vague après la pluie), a sans doute affecté mon ressenti dans des textes davantage tournés vers la mélancolie, notamment au travers d’histoires d’amours impossibles, ou d’amitié jusqu’au-boutiste.

 

Et il y a tout un entre-deux plus difficilement définissable. Prenez par exemple « Le Rêve d’Akinosuké » ; c’est une nouvelle des plus charmante, agréablement fantaisiste, et qui introduit le thème des insectes, sur lequel se conclura le recueil. Mais cette histoire, même « positive » globalement, résonne peut-être différemment après avoir envisagé plusieurs états de la fameuse légende d’Urashima Tarô, bien autrement mélancolique pourtant (et ambiguë ?).

 

Mais, même ainsi, certains textes sont à part – qui n’ont rien des histoires étranges reprises et transmises par Lafcadio Hearn. Ainsi tout d’abord de « Hi-Mawari », superbe nouvelle qui, pour quelque raison que j’ignore, ne figurait pas dans la traduction de Marc Logé, mais que j’avais déjà pu lire dans le n° 21 du Visage Vert (dans une traduction d’Anne-Sylvie Homassel) – une réminiscence enfantine bien éloignée du Japon, en dépit de son titre, mais fabuleuse de par sa délicatesse et sa sensibilité. La traduction de Jacques Finné ne lui fait probablement pas honneur…

 

Mais il faut mentionner également « Hôrai », qui tient plus de la parabole que du récit – sur la base du vieux mythe taoïste de la résidence cachée des immortels, l’auteur livre ouvertement sa crainte de ce que le Japon, en s’ouvrant sur le monde, perde sa singularité culturelle. C’est plus ou moins juste, et globalement, j’ai trouvé ce texte assez lourd – la traduction est peut-être en cause, là encore…

 

Enfin, Kwaidan se conclut sur tout autre chose, avec un long texte intitulé « Études sur les insectes », où le contexte japonais demeure (plus ou moins, assez peu quand il traite des fourmis), et le surnaturel n’est pas toujours absent, mais nous sommes tout de même assez loin des histoires de fantômes nippons qui occupent la majeure partie de l’ouvrage. Ici, tout particulièrement, la traduction de Jacques Finné m’a régulièrement paru bien lourde… Ces textes ne sont pourtant pas sans charme, même si l’intérêt manifesté par Lafcadio Hearn pour le spencerisme, bien de son temps, peut parfois nouer quelque peu l’estomac. Dans tous les cas, je vous engage à la lecture d’Insectes, un très beau volume rassemblant de nombreux textes de Lafcadio Hearn sur la question (dont celui-ci sauf erreur, dans un rendu plus satisfaisant).

UNE NOUVELLE TRADUCTION SANS APPLICATION

 

Mais j’en arrive à l’essentiel de cette chronique : l’apport, quel qu’il soit, de cette nouvelle traduction par Jacques Finné. Quel qu’il soit… Bon, je n’en ai pas fait mystère : je ne suis pas satisfait – au mieux.

 

Le projet d’une nouvelle traduction pouvait faire sens – aussi belle soit la traduction classique de Marc Logé, il semblerait donc qu’elle était lacunaire… Et, de manière générale, dépoussiérer quelque peu s’avère souvent profitable – dans les genres de l’imaginaire, nous savons très bien ce qu’il en est. Pour autant, toute nouvelle traduction est-elle forcément meilleure que celles qui l’ont précédée ? Là encore, nous savons ce qu’il en est – et j’ai assez râlé sur les abominations commises par François Bon « retraduisant » un Lovecraft, qui en avait pourtant bien besoin, pour ne pas avoir à y revenir ici. La chronologie des traductions ne nous renseigne en effet en rien quant à la compétence des traducteurs.

 

Généralement, j’évite de trop m’étendre sur les éventuels soucis de traduction, ne me sentant guère compétent pour cela. D’autant bien sûr que je ne me sens pas de comparer mot à mot l'original et les traductions, de manière générale, et ici celles de Marc Logé et de Jacques Finné. Mais certains problèmes sautent aux yeux, même sans cet examen approfondi, qui suffisent probablement à instiller au moins le doute quant au sérieux et au professionnalisme de cette nouvelle traduction.

 

Le travail de Jacques Finné, ici, n’est pas unilatéralement mauvais, je suppose – en cas de lecture distraite, on peut s’en accommoder, et le texte français n’est pas sans charme, parfois, « vu de loin ». Mais, dans le détail, ça coince régulièrement bien davantage…

 

Et, parfois, cela saute donc aux yeux – donnant l’impression d’un traducteur qui ne comprend absolument rien à ce qu’il traduit. Ceci, sans surprise, se produit souvent, mais pas toujours, au travers de références culturelles nippones que le traducteur ne maîtrise pas initialement (on ne l’en blâmera pas, je ne maîtrise d’ailleurs certainement pas ces sujets moi-même) ; le problème, impardonnable, c’est peut-être alors l’absence de curiosité du traducteur, qui n’a pas cherché à s’assurer du sens à accorder à ce qu’il traduisait.

 

De manière très fâcheuse, une énorme boulette de cet ordre intervient dès le tout premier texte du recueil – autant dire que cela n’engage pas à accorder beaucoup de crédit à la suite… Il s’agit donc de « Mimi-Nashi-Hôichi », pourtant peut-être la plus célèbre histoire de Kwaidan avec « Yuki-Onna » (et ce sont d’ailleurs les deux histoires adaptées par Kobayashi Masaki dans son Kwaidan). La nouvelle, chez Jacques Finné, se conclut ainsi (p. 35) :

 

Toutefois, depuis ces événements, on ne l’appela plus Mimi-Nashi-Hôichi, mais « Hôichi-le-sans-oreilles ».

 

Bon sang, je n’en reviens toujours pas… Bien évidemment, « Mimi-Nashi-Hôichi » n’est pas le nom « antérieur » du personnage, mais signifie précisément « Hôichi-le-sans-oreilles » ! Mais... mais que s’est-il passé ? Jacques Finné traduit de l’anglais, pas du japonais, et le texte original n’est pas le moins du monde ambigu, ici :

 

But from the time of his adventure, he was known only by the appellation of Mimi-nashi-Hoichi: "Hoichi-the-Earless."

 

Ce n’est pas comme s’il y avait une difficulté de traduction, là… Et, bon sang, même en accordant que nul n’est parfait et qu’un traducteur, même le plus compétent, peut commettre une étourderie, comment est-il possible que personne ne s’en soit rendu compte avant publication ? Le livre a-t-il seulement été relu ?

 

Eh bien, plus ou moins, ai-je l’impression – tantôt oui, tantôt non ; car divers passages de ce volume semblent témoigner de l’absence de conception générale, en faisant usage de choix opposés et même contradictoires.

 

En effet, avant même la gaffe monumentale concernant « Mimi-Nashi-Hôichi », Jacques Finné livre des « Remerciements » qui m’ont laissé pantois (p. 7) :

 

S’il [Lafcadio Hearn] cite des mots japonais (noms propres, noms communs, proverbes…), il les transcrit selon la phonétique anglaise. Il est clair que celle-ci n’est pas la phonétique française. Un seul exemple : le « papillon » s’écrit « Cho », en phonétique anglaise – mais avec le -ch prononcé à la britannique (comme dans chocolate) et le -o allongé. La graphie française pour cho deviendra donc tchô. Sans l’aide d’une Japonaise parlant parfaitement le français, les dieux savent à quelles aberrations [Sic ! Putain de sic !!!] ne m’aurait pas conduit la simple reproduction des transcriptions anglaises. J’ai donc cherché (et trouvé) l’oiseau rare qui a surveillé et rectifié l’orthographe de tous les mots japonais transcrits selon la prononciation française.

 

 

WHAT ?

 

Alors, je ne m’en prends pas du tout à la « Japonaise parlant parfaitement le français », là. Mais… Jacques Finné semble ne pas être au courant que, depuis le temps de Lafcadio Hearn, soit plus d’un siècle tout de même, on a traduit en français des milliers, des centaines de milliers de livres, de films, de BD, etc., en provenance du Japon, et qu’il existe, au-delà même des rômaji, des règles concernant la transposition – règles simples et en rien problématiques, par ailleurs bien connues de tous ceux qui, depuis plus d’un siècle, lisent des œuvres japonaises en traduction françaises ; il n’est même pas nécessaire d’entrer dans les détails de la méthode Hepburn (qui reste la plus couramment utilisée, même si une autre approche a été proposée depuis par les autorités japonaises), et cela fait longtemps que les traductions françaises se passent même du petit résumé de ce système qui avait un temps été de coutume. Ce traducteur vit-il dans une autre époque ? Parce que, perso, si j’ai trouvé des vieux bouquins en français traitant de « Tchikamatsou », quand j’ai lu le dramaturge en français, c’était bien sous le nom de « Chikamatsu », universellement adopté. Par ailleurs, je n’ai (bizarrement) jamais vu de film de Koullossaoua ou de Midzogoutchi, pas plus que je n’ai lu de livre de Akoutagaoua, ou de BD de Tanigoutchi.

 

Par chance, en dépit de ces « Remerciements », invraisemblablement conservés en tête d’ouvrage, la quasi-totalité du recueil ne suit en fait pas cette vilaine et absurde promesse en forme de menace – je suppose donc que quelqu’un, chez Corti, a pu notifier au traducteur que c’était vraiment une idée à la con… mais en oubliant de retoucher l’entête. C'est ballot... Mais, ouf, nous avons bien « Hôichi » et pas « Hôitchi », nous avons bien « Mujina » et pas « Moudjina ».

 

Cela dit, çà et là, de ces bizarreries phonétiques demeurent pourtant – par exemple quand Jacques Finné parle du « kitsouné », sur lequel il me faudra revenir… Surtout, nous avons cette note de bas de page, qui revient sur l’exemple du papillon figurant dans les « Remerciements » (note n° 118, p. 171) :

 

Monsieur Oghino, dans un de ses courriels, m’a expliqué que « pour la prononciation occidentale, il faudrait écrire tchô ; pour le respect du kanji, il faudrait écrire chô. » J’ai choisi la première graphie pour une raison bien subjective : elle justifie le nom Cio-Cio San, dans Madame Butterfly, de Puccini. En italien, cio se prononce tchô.

 

Ce qui, vous l’avouerez, est bien la meilleure des raisons.

 

Putain…

 

Les « Remerciements » louent enfin une relecture attentive (p. 8) : « elle a permis l’élimination de jolies bourdes, dans tous les domaines du français ». Eh bien, pas assez, faut-il croire, et il aurait été utile d’envisager d’autres « domaines » que ceux du français…

 

Tout cela ne donne décidément pas l’impression d’un grand sérieux. Et il en va de même dans d’autres endroits du recueil, de manière plus ou moins discrète. On a ainsi l’impression, parfois, d’un traducteur qui ne comprend tout simplement pas ce qu’il traduit et ne fait pas le moindre effort de curiosité pour éviter d’écrire des contresens, etc. Ou, tout simplement, qui s'en moque ? Par exemple, quand il accole à la nouvelle « Mujina » le titre français « Le Fantôme sans tête » (p. 81) : le récit est pourtant très explicite (même dans cette traduction !) sur le fait que la créature n’est pas « sans tête », mais « sans visage » ; et, non, ce n’est pas du tout la même chose, et ça n’a rien d’anodin, parce que c’est ce trait précisément qui fonde, tout à la fois, le frisson d’horreur, et l’éclat de rire ironique chez le lecteur.

 

Des choses plus anodines, certes, il y en a – comme ce Japon « du » Meiji, etc. Vous pouvez vous montrer bon prince si ça vous chante, je n'en ai pas tant que ça envie pour ma part.

 

Car, non, je ne pourrais pas relever de semblables erreurs à chaque page, je ne le prétendrai pas – mais, à ce stade, l’accumulation est déjà bien assez suffisante pour se montrer méfiant quant au travail de Jacques Finné ; et pour déplorer qu’un livre aussi beau, fort et important que Kwaidan ait été ainsi traité par-dessus la jambe par un traducteur qui se moquait totalement de ce qu’il faisait.

UN PARATEXTE… AFFLIGEANT

 

Mais il y a pire, bien pire… De quoi passer du dépit au dégoût, du soupir à la colère : le paratexte ahurissant que Jacques Finné a accolé à sa traduction. Je ne sais même pas par où commencer…

 

Il y a trois temps : après les « Remerciements », une brève présentation de l’auteur (pp. 11-15) ; ensuite, des notes de bas de page, hélas pas toujours bien distinguées de celles de l’auteur (mais quand une de ces notes est totalement à côté de la plaque, on a généralement sa petite idée du responsable…) ; enfin, une longue « postface » (pp. 211-250)… et c’est surtout là qu’est le drame (même si je reviendrai sur les notes de bas de page un peu plus loin).

 

Jacques Finné commence par nous dire que « les stéréotypes c'est pas bien », OK, avec, comme angle d’attaque… Tintin et le Lotus bleu (p. 213). Bon, admettons… Vous savez, ce passage où Tchang explique au reporter du Petit Vingtième que les Chinois ne sont pas les cruels personnages que l’on croit en Europe ? Certes, la BD date de 1934-1935, en plein « péril jaune », et on pouvait croire, naïvement, que l’on avait un peu dépassé tout cela en l’espace de 80 ans… De même que l’on n’envisageait peut-être plus les Japonais au seul prisme de Mitsuhirato, tant qu’à causer de stéréotypes négatifs, justement dans cette BD ? Parce que bon, les Chinois, OK, mais les Ja…

 

 

 

Attendez : justement, Tchang parle des Chinois, là. On devrait plutôt parler de Japonais, non, pour Kwaidan ? Associer les deux, dans cette référence par ailleurs bien plus contrastée que Finné ne le prétend, n’est-ce pas un peu… un stéréotype ?

 

Mais non, voyons ; c’est juste que Jacques Finné entend nous parler, pas tant des fantômes japonais, que des « Fantômes extrême-orientaux » (c’est le titre). En fait, le Japon, et Kwaidan notamment… ne sont quasiment pas étudiés dans cette postface à Kwaidan, où 90 % des développements au bas mot portent sur des textes chinois ou vietnamiens. Enfin, « des » textes… Plus exactement, un livre chinois, et un livre vietnamien – un seul pour chaque pays, putain ! Assurément un corpus suffisant pour parler des « fantômes extrême-orientaux » sans sombrer dans les stéréotypes...

 

Quoi ? Des cultures différentes ? Dans l’espace, et dans le temps ? Oh, c’est des bridés, hein… Et, de toute façon, le Japon comme le Vietnam ne sont rien sans la Chine, tout le monde le sait, donc on pourrait même se contenter de cette dernière, en fait, hop. À l’évidence. Bon, en ce qui me concerne, ça serait comme de traiter du fantastique européen en prenant « La Métamorphose » de Kafka et « Le Horla » de Maupassant pour seuls référents, et pour aussitôt en remonter à Ovide (seul), parce que le reste n’est rien sans la Rome antique, alors ON S’EN BALEK. Ce qui n’aurait assurément rien d’un stéréotype – au contraire, une approche censée, pondérée, pertinente comme aucune autre…

 

D’ailleurs, notre postfacier, sur la base de son corpus érudit à l’ampleur sans pareille, trouve le moyen… de nous balancer des développements façon « sadisme et supplice oriental » ! Ce qui, vous en conviendrez, est probablement ce que l’on peut faire de moins stéréotypique depuis au moins le XIXe siècle. Je croyais naïvement qu’on en était revenu depuis… allez, Le Lotus bleu, à tout hasard, dont c’était partie du propos, appliqué à la Chine, et que Jacques Finné citait justement en ouverture de son « analyse » ? Mais Jacques Finné en trouve des exemples dans son unique référence vietnamienne, c’est donc que ça vaut aussi pour le Japon – spareil. Inversement, il peut balancer trois mots sur le shintô pour en citer des exemples au Vietnam, cela arrive à plusieurs reprises, alors bon…

 

C’est peu dire : il raconte plein, mais plein de conneries, en procédant systématiquement à des généralisations abusives sur la base de ses trois seuls livres sources – ou deux et demi… car Kwaidan, justement, est censé parler pour le Japon, mais Jacques Finné ne s’y rapporte quasiment jamais ! En fait, il cite bien un autre ouvrage, pleinement japonais, çà et là : les Contes de pluie et de lune de Ueda Akinari – pas le pire des choix ; mais je ne suis pas certain qu’il soit allé bien au-delà de la préface de René Sieffert, préface de toute façon mal comprise – puisqu’il y voit un « argument » en faveur de sa « thèse » voulant que le Japon doit absolument tout à la Chine ; et ce n’est certainement pas ce que dit René Sieffert, éminent japonologue, dans ce texte !

 

Vous en voulez encore ? Masochistes… Mais y en a. Car Jacques Finné, après nous avoir abreuvé de sa colossale érudition orientaliste, prend sur lui de nous présenter de manière exhaustive (...) les plus fantastiques et terribles des créatures : les femmes. « Sa thèse », vach'ment audacieuse, c’est que le « fantôme extrême-oriental » est presque toujours « la » fantôme, ainsi de « la » yûrei au Japon.

 

Tandis que, comme chacun sait, le « kitsouné » est toujours un homme ; toujours ! En fait (p. 215, note n° 162), c'est même « l'équivalent masculin d'une yûrei ». Bon sang, le kitsune est peut-être la créature la plus connue du folklore japonais, et sous des avatars si souvent féminins… même sans compter la scène classique du mariage des renards (à moins qu’il ne faille y voir un « mariage pour tous » ?).

 

En fait, pareille étude aurait pu faire sens – si elle avait été confiée à quelqu’un de compétent, et qui n’aurait pas simplement cherché, au travers d’une typologie débile, à exposer ses préjugés sur un ton narquois qui ne rend la manœuvre que plus lamentable… Figurez-vous que Jacques Finné trouve le moyen, dans son étude déjà admirablement resserrée et précise, de glisser trois mots sur les Femen en plein examen des « fantômes extrême-orientaux » (p. 242) ; c’est ici que nos amis anglo-saxons écrivent : « WTF ?! », je crois.

 

Mais, en fait, Jacques Finné a fait bien, bien pire encore avant cela… en glissant de semblables récriminations peu ou prou dans le texte même de Lafcadio Hearn ! Dans « Études sur les insectes », Hearn traitant des fourmis nous dit ceci (p. 199) :

 

Ce monde de travail ininterrompu rappelle celui des vestales. Certes, il arrive de voir quelques mâles, mais ils n’apparaissent qu’en des saisons particulières et n’ont rien à voir avec le travail – ni avec les travailleuses. Aucun d’entre eux n’oserait s’adresser à une ouvrière – sauf situation d’urgence ou péril pour la race entière. En échange, aucune travailleuse ne parle à un mâle – dans ce monde bizarre, les mâles sont des êtres inférieurs, tout aussi incapables de travailler que de combattre – on les tolère, mais on voit en eux « un mal nécessaire ».

 

Et là, Jacques Finné nous livre cette précieuse note de bas de page (n° 156) :

 

De nos jours, certaines cyniques défendent pareilles théories. (N.d.T.).

 

Ce qui, vous en conviendrez (une fois de plus…), était non seulement pertinent, mais aussi parfaitement indispensable.

 

 

Bon sang – ce n’est pas en préface, ce n’est pas en postface, c’est dans le texte même !

 

Je ne suis certainement pas le plus fanatiquement féministe des hommes – prétendre le contraire ferait à bon droit rigoler les copines (à moins que ça ne les navre ou ne les agace en égale mesure), même si j’essaye de me soigner, et il est bien temps. Mais quand je lis des conneries pareilles – et surtout associées à un texte originel qui vaut tellement mieux et ne demandait absolument rien de la sorte… Bon sang, c’est vrai qu’il y a du boulot, hein !

 

L’ensemble est de toute façon parfaitement consternant, à peu près systématiquement à côté de la plaque, un vrai catalogue du pire essentialisme appliqué à l’imaginaire, perclus d’archaïsmes et de préjugés, totalement dénué de la moindre culture sur le sujet, pas moins balancé avec un très pénible aplomb souriant et hautain de vieux sage à qui on ne la fait pas.

 

Et il a d’autres marottes – des cibles habituelles, qui n’ont pas grand-chose à voir avec Kwaidan, mais qu’importe : Jacques Finné n’est pas à une gratuité près. On a donc droit aux ritournelles habituelles : le gore c’est le mal absolu, Stephen King est un médiocre voire pire, etc. Au regard des conneries précédemment mentionnées, ces autres formes de préjugés crétins ont quelque chose de reposant, en fin de compte…

 

LAFCADIO HEARN VAUT MIEUX QUE ÇA

 

Mais, bon sang… Comment a-t-on pu publier des bêtises pareilles ? Et dans pareil livre ?

 

Lafcadio Hearn vaut mieux que ça – bien mieux.

 

Ce massacre, décidément, me renvoie aux « traductions » de Lovecraft par François Bon. Je pourrais vaguement passer l’éponge quant à semblables bêtises, si je les trouvais dans un livre médiocre. Mais dans Kwaidan ? C’en est presque criminel…

 

Lisez Kwaidan. Mais pas comme ça. Et si vous n’avez « pas le choix », prenez au moins soin d’arracher la postface – vous y gagnerez.

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Le Cinéma japonais : une introduction, de Max Tessier

Publié le par Nébal

Le Cinéma japonais : une introduction, de Max Tessier

TESSIER (Max), Le Cinéma japonais : une introduction, ouvrage publié sous la direction de Francis Vanoye, [s.l.], Nathan, coll. Nathan Université – 128, série Cinéma, [1997] 2003, 128 p.

CINÉMAAA, CINÉMAAAAAAAAAAAAAA (JAPONAIS)

 

Le cinéma est probablement le médium artistique qui a tout d’abord suscité ma curiosité et mon intérêt pour la culture japonaise – je crois que la littérature n’est venue qu’ensuite, et les mangas bien plus tard encore (tout récemment, en fait), ceci alors même que j’étais pile-poil dans la génération qui s’est prise la grosse vague manga en pleine face dans les années 1990. Je serais bien en peine d’expliquer pourquoi au juste… Cela relève de la sensibilité, j’imagine, qui ne se partage pas vraiment…

 

Mais la découverte de quelques auteurs clefs – à l’époque, d’abord Kurosawa Akira bien sûr, dans une moindre mesure et un peu plus tard Oshima Nagisa, et dans un registre plus contemporain Kitano Takeshi – a façonné mes goûts, avec des attentes plus ou moins pertinentes, car tenant éventuellement à des clichés : vous savez, le côté « contemplatif » du cinéma japonais, tout ça, et en même temps un rapport particulier (en fait, divergent) quant à la violence et à la sexualité, re-tout ça… Cela ne veut pas forcément dire grand-chose, mais j’y trouvais bel et bien quelque chose que je ne trouvais pas ailleurs. Mouvement qui s’est prolongé, au tournant de l’an 2000, avec les films de la vague « J-Horror », dont je percevais sans doute la formule et l’épuisement rapide, mais en étant quand même super emballé sur le moment. Et, vers cette époque, c’est donc le cinéma qui m’a amené à la littérature – bientôt, cette dernière prendrait cependant la première place, tandis que mon intérêt général pour le cinéma (pas seulement japonais, donc) serait largement relégué en arrière pour des raisons que j’ignore, pendant des années ; je sors petit à petit de cette période « sans », mais c'est tout frais, à vrai dire un processus en cours…

 

La perspective d’un petit exercice pour la fac m’a incité à fouiller dans mes cartons pour en ressortir quelques lectures d’il y a une douzaine d’années – l’époque où j’avais déjà envisagé de me lancer dans des études de japonais, et, alors, avec une prédilection marquée pour le cinéma japonais. Je me rappelais avoir beaucoup apprécié les deux beaux volumes abondamment illustrés du Cinéma japonais de Satô Tadao, mais j’ai supposé qu’il valait mieux (re)commencer par un ouvrage beaucoup moins ample, constituant de son propre aveu « une introduction », celui de Max Tessier (l’équivalent d’un « Que sais-je ? » chez Nathan), dont je ne me souvenais pas plus que cela.

 

UNE INTRODUCTION – MAIS RICHE ; DES PARTIS-PRIS – MAIS ACCEPTABLES

 

Le Cinéma japonais : une introduction. C’est dit – mais c’est dit par Max Tessier, qui, à en juger par son omniprésence dans les bibliographies que j’ai pu consulter, a l’air d’être un des plus grands spécialistes français du cinéma japonais ? Je ne peux guère en dire plus pour l’heure, mais, en tout cas, ce premier contact a été (par deux fois) convaincant.

 

Il s’agit bien d’une introduction, mais très riche. L’auteur aborde nombre de réalisateurs et d’œuvres, que d’autres lectures ne mentionnent même pas au détour d’une simple note, alors qu’ils ont incontestablement leur importance dans cette histoire – puisque c’est là la perspective de cet ouvrage, qui déroule une chronologie ; et ça me va très bien. Oui, d’autres ouvrages, bien plus volumineux, se montrent à cet égard étrangement lacunaires… Pour autant, la densité de l’information n’est pas un problème – et le plan limpide, la plume directe et simple, rendent la lecture de cette introduction aussi agréable qu’instructive, jamais étouffante.

 

Autre point appréciable, mais qui va de soi à vrai dire : l’auteur ne se contente certes pas du cinéma japonais qui s’est exporté. Ses développements sont tout aussi amples concernant des « inconnus de par chez nous » que les grandes stars internationales comme le triumvirat de l’âge d’or des années 1950, Kurosawa-Mizoguchi-Ozu (en notant comment ce dernier ne s’est pourtant exporté que bien, bien plus tard), ou les figures davantage « Nouvelle Vague » comme Oshima ou Imamura. D’autres réalisateurs majeurs, mais d’abord au Japon seulement, sont étudiés avec une même ampleur, et nombre de films cités étaient alors totalement inconnus en France – et certains le sont peut-être encore aujourd’hui, même si les choses ont sans doute considérablement changé, ici : il faut noter que la première édition de ce livre datait de 1997, et celle que j’ai achetée, lue puis relue datait de 2003. L’auteur, dans une annexe en fin de volume (sans doute très précieuse à l’époque), livrait quelques développements sur la « vidéographie » du cinéma japonais en France, en mentionnant les principaux distributeurs – à l’époque, notamment Arte Vidéo, Fil à Film, etc. ; depuis, toutefois, l’action bienvenue de nouveaux éditeurs, en DVD, et là je pense au premier chef au boulot formidable accompli par Wild Side – Les Introuvables, mais il y en a bien d’autres, cette action donc a radicalement changé la donne, et pour le mieux ; même s’il reste encore beaucoup de choses à découvrir, je n’en doute pas.

 

Puisque j’ai mentionné cette annexe, il faut relever que ce petit ouvrage en compte d’autres, fort utiles pour défricher le champ (glossaire, bibliographie, vidéographie donc, mais aussi discographie) et pour l’approfondir sous un autre angle, éventuellement plus inattendu (études statistiques, etc.). C’est tout à fait bienvenu.

 

Maintenant, cette introduction n’est pas « froide » : l’auteur essaye autant que faire se peut de se montrer « objectif », la nature même du livre l’implique, et, globalement, il y parvient. On sent pourtant çà et là des partis-pris, mais qui n’ont rien de véritablement gênant… À l’évidence, par exemple, l’auteur est un grand admirateur du cinéma d’Ozu et de Naruse – domaine que je connais très mal (pour ainsi dire pas du tout, soyons francs – je n’en ai rien vu au-delà du seul Voyage à Tôkyô, et il va bien falloir y remédier un de ces jours…) ; cela le rend probablement moins enthousiaste pour d’autres approches du médium, diamétralement opposées le cas échéant – à titre d’exemple, moi qui adore tout ce que j’ai vu de Kobayashi Masaki, je n’ai pu que relever des commentaires régulièrement au mieux sceptiques sur ce style de réalisation qui aurait « vieilli », etc. L’auteur n’a pas l’air non plus des plus enthousiaste pour le cinéma fantastique ou SF, mettons, mais les aborde tout de même çà et là…

 

Des partis-pris, oui, des opinions – mais rien d’inacceptable ; et dès lors rien d’agaçant non plus, même quand mon point de vue est a priori totalement opposé. Le sérieux et la compétence de l’auteur, mais aussi sa manière limpide et sûre de faire découvrir tant de choses (je n’ai pas envie de parler de vulgarisation ou de pédagogie, termes dont les connotations un tantinet négatives sont ici hors de propos), m’incitent à la réception tranquille de ses commentaires et analyses, même quand je ne m’y reconnais pas à titre personnel. Je m’énerverai sur d’autres, voilà !

 

(J'ai parcouru tout récemment un autre ouvrage sur le sujet qui m'a paru très, très mauvais, mais bon, je ne peux pas en faire une chronique, alors...)

 

LE PREMIER ÂGE D’OR : LE CINÉMA MUET APRÈS LES PARTICULARISMES LOCAUX

 

Abordons maintenant cette histoire du cinéma japonais. Et c’est une histoire qui commence très tôt : très vite, à la fin du XIXe siècle, le procédé d’Edison est présenté au Japon, et arrive bientôt une équipe dépêchée par les frères Lumière, qui filme les premières images du Japon de Meiji. En cette époque où le nouveau régime a initié un ample mouvement de modernisation à marche forcée, le cinéma, même avec un léger temps de retard, est très tôt développé au Japon et progresse ensuite rapidement, au point où l’on a pu parler, pour les années 1920 et 1930, d’un véritable « premier âge d’or » du cinéma nippon, muet.

 

Un peu timidement (ou de manière parfaitement logique…), les premières réalisations du cinéma japonais empruntent souvent au registre théâtral, et notamment au kabuki – éventuellement dans une perspective où l’on échange des coups de sabre, ce qui donnera naissance au chanbara. Cette imprégnation du kabuki a des conséquences éventuellement inattendues… notamment concernant les rôles féminins, qui sont d’abord interprétés, comme au théâtre, par des hommes, les onnagata. Parmi eux, une figure notable et sur laquelle je reviendrai, mais en tant que réalisateur : Kinugasa Teinosuke – ces acteurs s’insurgent de ce que l’on donne des rôles à des femmes, au cinéma… Mais on s’y fera bien vite, ouf.

 

Ce n’est pas la seule « polémique » autochtone en la matière, et une autre est probablement bien plus importante : celle de la « dictature » des benshi. Dans les premières années du cinéma muet japonais, une part non négligeable de la population, et donc des spectateurs, était illettrée, et dès lors pas en mesure de lire les intertitres. Pour y remédier, on faisait appel aux benshi, qui étaient des comédiens racontant l’histoire en live, au fur et à mesure que le film se déroulait. Mais les benshi, très vite, ont pris des libertés avec les œuvres projetées… quitte à raconter absolument n’importe quoi, au gré de leur humeur. Les réalisateurs, scénaristes, acteurs, etc., trouvaient cela horriblement agaçant, et on les comprend. Mais les benshi rencontraient un grand succès – et l’un d’entre eux alla même jusqu’à dire dans la presse, sur un ton définitif, supposé mettre fin à toute polémique (tu parles… si j’ose dire), que, si les gens allaient voir des films, c’était avant tout voire uniquement pour entendre la voix du benshi : le benshi était le seul artiste dans cette affaire, et les films n’étaient rien et n’avaient absolument aucun intérêt sans lui. Ce discours ahurissant, heureusement, n’a pas duré éternellement, et, progressivement, le cinéma japonais s’est débarrassé de ces encombrants interprètes – même si quelques-uns ont continué leur travail bien plus tard, comme un étrange reliquat du passé (je vous renvoie notamment à cette scène hilarante des Pornographes de Nosaka Akiyuki durant laquelle un benshi est employé pour « raconter » un film porno…).

 

Une fois débarrassé des benshi, le cinéma japonais peut connaître son « premier âge d’or », qui est donc celui du muet. Notons que le muet perdurerait davantage qu’à Hollywood, au passage – Sunset Boulevard ou pas, le parlant a plus lentement conquis les studios japonais que les américains, pour des raisons techniques parfois (le rendu était initialement très mauvais), mais plus généralement pour des questions d'affinités, et certains grands réalisateurs ont eu du mal à faire la transition, ce qui inclut... un Ozu Yasujirô. Car, oui, Ozu est déjà là – Mizoguchi, aussi, et quelques autres, dont Kinugasa, évoqué plus haut mais en tant qu’acteur, et qui réalise alors des œuvres totalement barrées, passablement expérimentales, comme le phénoménal Une page folle, en 1926, que vous pouvez voir en ligne (par exemple) ; un sommet du muet qui, me concernant, vaut bien d’être cité aux côtés des chefs-d’œuvre d’un Murnau ou d’un Eisenstein (ou, maintenant que j’y pense, d’un Häxan, de Benjamin Christensen – la dimension psychiatrique est commune aux deux films, s’ils sont très différents au-delà).

 

Hélas, Une page folle a quelque chose d’une exception, même s’il y en a quelques autres… car la quasi-totalité des films muets japonais ont disparu – pour des raisons diverses, mais où les destructions ont eu leur part : le grand tremblement de terre du Kantô, en 1923, avait déjà entraîné bien des pertes – les studios étaient presque tous situés à Tôkyô, alors… Et je suppose que les bombardements américains entre 1942 et 1945 n’ont pas arrangé les choses. On « redécouvre » parfois des films que l’on croyait perdus – mais c’est rare, et leur diffusion, c’est encore autre chose : nombre de ceux qui restent sommeillent semble-t-il dans les archives des cinémathèques.

 

CINÉMA AUX ORDRES ET MODALITÉS DE LA « RÉSISTANCE »

 

Bien sûr, d’autres aspects historiques sont à prendre en compte, éventuellement liés – et notamment la prise progressive du pouvoir par les militaires ultranationalistes dans les années 1930, jusqu’à la Défaite de 1945. Depuis « l’incident de Mandchourie », mais plus encore quand la Seconde Guerre sino-japonaise débute « officiellement », puis plus encore, une fois de plus, après Pearl Harbor, les militaires attendent des cinéastes qu’ils livrent des œuvres exaltant le Japon, la dynastie impériale, l’armée, l’essence nationale. Ils veulent leurs propres Cuirassé Potemkine ou Triomphe de la volonté. Et, peut-être plus important en fait, par défaut, c’est surtout qu’ils ne veulent pas d’œuvres allant à l’encontre de cet esprit.

 

Certains réalisateurs embrassent cette nouvelle orientation sans vergogne – il est même possible que certains en aient tiré des films présentant des qualités appréciables, au-delà de leur sous-texte idéologique (comme l’a fait Eisenstein en URSS, par exemple). Mais, au-delà des éventuelles affinités ou des antagonismes politiques, les grands réalisateurs de l’époque antérieure préfèrent, au cas où, se faire plus discrets, en se consacrant à des sujets échappant à l’œil inquisiteur des militaires (des biographies, par exemple).

 

Une entreprise guère aisée, car les ultranationalistes à la tête du régime pouvaient repérer des entorses à l’esprit national dans des œuvres en apparence bien innocentes – voyez, en littérature, le cas de Tanizaki Junichirô livrant une version en japonais moderne du Dit du Genji de Murasaki Shikibu : tant pis pour les analyses de Motoori Norinaga et des « études nationales », pourtant aux sources de l’essentialisme nippon, cette œuvre monumentale est considérée peu ou prou « anti-japonaise », car fort peu virile…

 

Au cinéma, un cas l’illustre remarquablement bien – et ce sont les premières réalisations d’un certain Kurosawa Akira. Dans l’esprit réclamé par les autorités, il réalise son premier long-métrage, La Légende du grand judo, en 1942 – la biographie édifiante d’un grand artiste martial, voilà qui ne pouvait que plaire aux militaires ? Mais voilà : il y avait des passages jugés « sentimentaux » et, pire encore, « humanistes » (ce dernier qualificatif serait bientôt systématiquement associé au réalisateur), qui en tant que tels étaient « opposés à l’esprit japonais », alors même que la nation était engagée dans la « guerre de la Grande Asie orientale » – couic, on coupe ; par ailleurs, dans sa manière de filmer, Kurosawa avait quelque chose « d’américain », ce qui était plus que suspect… Il a fallu l’intervention de diverses figures (dont Ozu) pour que le film sorte enfin en 1943 – mais mutilé (définitivement). Pourtant, il rencontre un certain succès… et finalement on réclame à Kurosawa une suite ! Un pur film de commande, qu’il reniera très vite…

 

Mais le cas de Kurosawa est édifiant au-delà. En effet, au pouvoir quasi totalitaire des militaires ultranationalistes succède, après la capitulation, le pouvoir également très étendu du SCAP – c’est-à-dire de l’occupant américain. Et, aux yeux de MacArthur et de ses services, il ne fait aucun doute que le cinéma a eu sa part dans l’endoctrinement de la nation japonaise et la course à la guerre – en fait, c’est certain, il n’y a aucun doute à cet égard, on ne peut vraiment pas leur donner tort ; le problème, c’est que la politique de censure du SCAP va très loin, dans son obsession de « l’esprit féodal » qui a conduit le Japon au conflit – tout ce qui paraît « féodal » est suspect ; dès lors, tous les films « historiques », « en costumes », les jidai-geki, sont par essence suspects. Le genre, florissant dès les origines du cinéma japonais (notamment via les adaptations de kabuki), est concrètement interdit durant l’Occupation américaine.

 

Et, là encore, Kurosawa en fait les frais : peu importe son propos dans Les Hommes qui marchèrent sur la queue du tigre, film tourné immédiatement après la Défaite – le jidai-geki est « féodal », le film de Kurosawa éventuellement « dangereux », et il est donc interdit (il ne sortira que sept ans plus tard, en 1952, après le départ des Américains).

 

À vrai dire, la période de l’Occupation a sans doute eu une immense importance, dans le contexte précis de l’histoire du cinéma japonais – et, aux censures, et donc aux critiques (d’abord inaudibles mais qui se développeraient progressivement pour atteindre leur apogée dans les années 1960, via notamment la Nouvelle Vague), il faut probablement ajouter des influences, des emprunts, etc. Je préfère ne pas trop m’avancer sur ce terrain ici, cela appelle une étude beaucoup plus approfondie.

UN NOUVEL ÂGE D’OR – MAIS INTERNATIONAL

 

Mais les choses évoluent très vite – dès 1950, et, ironiquement peut-être, justement avec Kurosawa Akira. En effet, en 1950 sort Rashômon, superbe adaptation de deux nouvelles d’Akutagawa Ryûnosuke… et, l’année suivante, il remporte le Lion d’or à la Mostra de Venise.

 

Une chose impensable jusqu’alors. Le cinéma japonais d’avant-guerre, à quelques très rares exceptions près, ne s’était pas exporté. Les Japonais comme les étrangers semblaient considérer que ces « sujets japonais » n’intéresseraient personne en dehors de l’archipel, et ne tentaient pas le moindre effort pour conquérir des marchés extérieurs. Bien sûr, la guerre n’a fait qu’accentuer cette conviction de l’incommunicabilité internationale du cinéma japonais… Pourtant, cinq ans seulement après la Défaite, le film de Kurosawa – parce qu’il porte en lui une certaine universalité ? – fascinera les spectateurs lors des festivals européens. Et il ouvrira ainsi la porte du marché international aux films d’autres réalisateurs japonais, qui seront à leur tour plébiscités à Venise, à Cannes ou à Berlin ; par exemple, des vétérans du muet comme Mizoguchi Kenji, ou encore Kinugasa Teinosuke (ultime avatar de sa complexe carrière), mais aussi des nouveaux venus comme Kobayashi Masaki. Et c’est un nouvel âge d’or du cinéma japonais.

 

Ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes – car tout le monde ne bénéficie pas de cette ouverture. Aujourd’hui, quand on envisage le cinéma japonais des années 1950, ce fameux « âge d’or », on associe toujours les mêmes trois noms : Kurosawa, Mizoguchi, Ozu. Peut-être les envisageait-on ainsi à l’époque au Japon même… mais Ozu n’a en fait pas bénéficié immédiatement de cet enthousiasme européen pour le cinéma japonais : cinéaste du contemporain, du quotidien, ses films n’ont pas la patine exotico-historique qui séduit à l’autre bout du monde – aussi Ozu est-il alors largement ignoré dans les festivals européens, et tout autant par la critique européenne ; on ne le redécouvrira, en fait, qu’à partir des années 1970. Naruse, éventuellement associé à ce triumvirat, a semble-t-il vécu des difficultés semblables pour s’exporter.

 

Mais, au Japon même, il y a bientôt un effet pervers de cette reconnaissance internationale inattendue : on commence à parler de films « japonais » qui seraient « conçus » spécifiquement pour les spectateurs occidentaux… Il y en a eu, très clairement – et qui ont très légitimement été oubliés depuis. Hélas, il y a aussi eu des amalgames injustes : après les grands succès populaires qu’ont été, notamment, Les Sept Samouraïs ou Le Garde du corps (c’est-à-dire Yôjimbô), Kurosawa lui-même, qui avait ouvert la voie à tout ce cinéma, en paye le prix au Japon – son humanisme, son goût pour l’universel, son succès à l’étranger, sont autant d’éléments à charge. Il faut dire que la critique européenne, d’abord unanimement enthousiaste, use bientôt d’un discours similaire – Les Cahiers du cinéma, tout particulièrement, haïssent Kurosawa… Max Tessier consacre un encart éloquent à la critique française du cinéma japonais – une pièce de plus dans la longue histoire des facepalms des Cahiers, mais aussi au-delà… Il en résultera une longue traversée du désert, après le coûteux échec commercial de Dodes’kaden ; Kurosawa n’en sortira véritablement que grâce à des financements… eh bien, internationaux (Dersou Ouzala en URSS, puis surtout Kagemusha, Ran et Rêves, financements américains pour le premier et le troisième, français pour le deuxième), mais, heureusement, à cette époque, on commencera à revenir sur certains préjugés concernant cet immense réalisateur ; la tardive palme d’or pour Kagemusha a pu y aider.

 

Kurosawa se voit bien sûr accorder des développements conséquents ici – mais aussi ses collègues Mizoguchi et Ozu (ainsi que Naruse, dans une analyse comparative par rapport au précédent). Au-delà, Max Tessier s’intéresse aussi à des réalisateurs sans doute moins connus, mais qui valent cependant d’être cités, sur la durée parfois (tous par ailleurs n’avaient pas percé à l’étranger), et ce aussi bien dans le cinéma le plus « prestigieux » que dans les films de genre les plus populaires : Kobayashi Masaki (dont l’auteur ne raffole visiblement pas) aussi bien que Honda Ishirô (qu’il n’aime vraiment pas du tout), mais aussi Ichikawa Kon ou Fukasaku Kinji, Shindo Kaneto et Misumi Kenji, Uchida Tomu et Gosha Hideo, etc. Le film d’animation, par contre, est assez peu envisagé, même si quelques lignes sont consacrées à Tezuka Osamu.

 

Tout cela est très riche, et aiguise la curiosité du lecteur.

 

CRISE DES STUDIOS ET NOUVELLE(S) VAGUE(S)

 

À l’aube des années 1960, cependant, pour de nombreuses et parfois complexes raisons, le système traditionnel des grands studios rencontre des difficultés. Les réalisateurs phares de la décennie antérieure tentent de s’en accommoder voire de circonvenir le phénomène (la Yonki no kai de Kurosawa, Ichikawa, Kinoshita et Kobayashi), sans grand succès, tandis qu’au sein même des majors apparaissent des courants contestataires, qui se singularisent progressivement au travers d’une « Nouvelle Vague » du cinéma japonais, ainsi qualifiée – par un Oshima Nagisa, tout particulièrement – en référence à la Nouvelle Vague française. En fait, il vaudrait mieux employer l’expression au pluriel, et dans ses rapports très variables envers l’industrie cinématographique antérieure : Oshima et ses amis foutent le bordel à la Shôchiku (et c’est là que se joue cette Nouvelle Vague « au sens strict »), Imamura Shôhei à la Nikkatsu, et d’autres encore ici ou là. La crise des studios s’accompagne ainsi de l’émergence plus ou moins corrélée d’un cinéma d’auteur davantage indépendant, davantage iconoclaste aussi le cas échéant – mais un cinéma qui s’exporte plus ou moins bien, cette fois…

 

Et le mouvement a bientôt ses limites, il tend à s’essouffler. À l’aube des années 1970, après une décennie d’audaces enthousiasmantes, la Nouvelle Vague s’effondre progressivement sur elle-même, appelant à terme à un renouvellement du discours, et/ou à une approche différente des marchés nippon et international. Tandis qu’Imamura se réfugie plus ou moins dans le documentaire ou la télévision, Oshima l’agitateur participe de la révolution sexuelle à l’écran avec L’Empire des sens, production française débouchant sur un très médiatique procès pour « obscénité » ; mais, parallèlement à ce chef-d’œuvre, et dans une relation un peu ambiguë avec certains des premiers films d’Imamura semble-t-il, cette « révolution sexuelle » débouche en fait surtout sur l’industrie des « roman-porno » de la Nikkatsu. Ces films érotiques soft (ne pas se méprendre sur ce qualificatif de « porno » : la législation japonaise contre la pornographie était aussi stricte alors qu’elle l’était du temps du roman de Nosaka, et, d’une certaine manière, c’était même la raison d’être de L’Empire des sens), ces films donc étaient tournés à la chaîne et bénéficiaient d’un système d’abonnements assurant leur rentabilité immédiate – ils sont bientôt devenus la marque de fabrique de ce studio qui fut prestigieux, et ont occupé une place non négligeable (majoritaire, en fait) dans l’ensemble des productions du cinéma nippon des années 1970, voire 1980 ; il en reste semble-t-il quelque chose, d’ailleurs.

 

Le cinéma populaire de genre (à vrai dire, les roman-porno en font pleinement partie) connaît cependant encore quelques réussites, mais le ton nihiliste et outrancier aussi bien des chanbara à la Baby Cart que des films de yakuzas façon Fukasaku témoignent à leur manière délibérément excessive de la crise que connaît alors le cinéma japonais. Les kaiju-eiga dans la lignée de Godzilla (vite dénaturé en spectacle familial) sont très rapidement évoqués, et sévèrement, mais, n’y connaissant absolument rien (déjà que je ne connais pas grand-chose au reste…), je ne vais pas m’étendre sur la question. Par contre, on peut noter, dans le registre de l’animation, que, si la double révolution Akira et Ghibli n’a pas encore eu lieu, on se dirige insidieusement vers elle à la fin de cette époque troublée.

 

UN ENTRE-DEUX ? ET LA SUITE ?

 

Inévitablement, ce petit ouvrage très intéressant fait montre de quelques limites quand il aborde le cinéma précédant immédiatement sa parution (1997, réédition 2003 – à moins qu’il ne s’agisse seulement d’une réimpression ? Ce qui changerait la donne…). Car il s’est passé quelque chose dans ces eaux-là, qui ne pouvait pas vraiment être anticipé – notez que je crois qu’il y a eu des rééditions plus récentes, qui ont pu prendre en compte ces changements.

 

Quoi qu’il en soit, l’image persiste d’un cinéma japonais en crise. Pourtant, les décennies 1980 et 1990, difficiles au Japon même (enfin touché par la crise économique, la bulle spéculative des 80’s ayant finalement éclaté), s’accompagnent peut-être d’un vague renouveau international ? Le cas de Kurosawa a été évoqué, mais il faudrait peut-être aussi parler d’Imamura faisant son retour à la fiction, et y gagnant deux palmes d’or, pour La Ballade de Narayama puis L’Anguille

 

Mais le plus important est probablement ailleurs – avec l’émergence de nouveaux cinéastes, souvent résolument indépendants, et généralement méconnus de par chez nous. Avec tout de même une belle exception ? Celle de Kitano Takeshi, bien sûr – qui connaît, entre la date initiale de parution de cet ouvrage et celle de sa réédition, un pic de popularité à l’étranger, s’accompagnant comme au bon vieux temps de réussites festivalières (toujours Venise, Cannes, Berlin) sinon commerciales ; mais, de tout ça, j’avais déjà discuté à propos d’un autre ouvrage de la même époque, et dont j’avais fait l’acquisition et la première lecture dans les mêmes circonstances : Rencontres du septième art – je vous y renvoie si jamais. Mais Kitano est d’une certaine manière l’emblème des « espoirs et désillusions des nouveaux indépendants », pour reprendre le titre employé par Max Tessier…

 

Constat qui va sans doute au-delà, car le succès (au moins critique) de Kitano s’est aussi accompagné d’un mouvement plus populaire et commercial, celui de la « J-Horror », pour le coup pas le moins du monde mentionnée ici, et sans doute était-ce trop tôt pour ce faire. Dans la foulée de Nakata Hideo, on s’est intéressé à d’autres réalisateurs, au succès parfois éphémère, parfois davantage consolidé – on peut penser par exemple à Kurosawa Kiyoshi, ou, dans un tout autre registre, à Miike Takashi ; sans même compter les iconoclastes les plus frénétiques, comme Tsukamoto Shinya.

 

Mais qu’en est-il resté ? J’ai l’impression, mais peut-être biaisée, qu’il y a eu un très éphémère « troisième âge d’or », ou du moins que l’on a voulu y croire – c’était après tout celui que beaucoup au Japon appelaient de leurs vœux, et prophétisaient à l’occasion… sans en avoir fait grand-chose quand il a très brièvement acquis un semblant de réalisation matérielle. Finalement, la décennie ayant l’an 2000 pour pivot a peut-être été trompeuse, et l’engouement européen de cette période me semble avoir sacrément diminué – voire carrément disparu. Bien sûr, je ne sais pas du tout ce qu’il en est au Japon même, et peut-être de toute façon cette impression très personnelle est-elle erronée, pour une raison toute simple : à l’époque, j’allais régulièrement au cinéma… alors que cela fait des années maintenant que je n’ai pas remis les pieds dans une salle.

 

Mais il y a un sérieux bémol, indéniablement : il faut cette fois accorder une place marquée au cinéma d’animation, aussi bien les productions Ghibli de Miyazaki Hayao ou Takahata Isao, que des choses un peu plus rudes peut-être, dans la foulée du Akira de Ôtomo Katsuhiro (d’après sa propre BD) : Ghost in the Shell de Oshii Mamoru (d’après l’abomination de Shirow Masamune), ou Perfect Blue de Kon Satoshi, etc. La nouvelle approche du « Cool Japan », variation nippone sur le soft power, avait en effet débouché dans les années 1990 sur une vague incomparable de popularisation à l’étranger, à la fois des mangas et des animés – dont l’impact demeure aujourd’hui, je ne vous apprends rien. En fait, je suppose que la « J-Horror » aussi en faisait partie, mais elle en a probablement bien plus vite démontré les limites, en suscitant sa propre concurrence internationale, avec la « K-Horror » (coréenne, donc) qui a un temps pris le relais ; en fait, le cinéma coréen, et au-delà la culture populaire coréenne, ont bénéficié de ces mouvements, au point de devenir de sérieuses alternatives aux productions nippones.

 

UNE TRÈS BONNE INTRODUCTION

 

Le Cinéma japonais : une introduction, de Max Tessier, est exactement cela : une introduction. Mais une très bonne !

 

Dans son format de « Que sais-je ? ailleurs qu'aux PUF », il se montre vraiment très convaincant : limpide mais jamais au point du simplisme, dense mais jamais étouffant, relativement subjectif sans que cela soit envahissant, suffisamment objectif sans être dépassionné, ce petit ouvrage très riche remplit pleinement son objectif quand il suscite la curiosité du lecteur – ce qu’il fait presque à chaque page ; en tout cas, je suis moi-même un lecteur conquis.

 

Les occasions d’approfondissement qu’offrent les encarts et annexes sont particulièrement bienvenues, en fournissant des pistes pour creuser encore davantage cette très abondante et très enthousiasmante matière. Ce que je ne vais pas manquer de faire, au travers d’autres lectures « généralistes » mais plus amples, et d’autres études davantage ciblées. Mais c’est une très recommandable première étape.

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Gunnm, t. 7 : La mariée était en acier, et t. 8 : Chroniques du Barjack (édition originale), de Yukito Kishiro

Publié le par Nébal

Gunnm, t. 7 : La mariée était en acier, et t. 8 : Chroniques du Barjack (édition originale), de Yukito Kishiro

KISHIRO Yukito, Gunnm, t. 7 : La mariée était en acier (édition originale), [銃夢, Gannmu], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Manga Seinen, [1990-1995, 2013] 2017, 222 p.

Gunnm, t. 7 : La mariée était en acier, et t. 8 : Chroniques du Barjack (édition originale), de Yukito Kishiro

KISHIRO Yukito, Gunnm, t. 8 : Chroniques du Barjack (édition originale), [銃夢, Gannmu], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Manga Seinen, [1990-1995, 2013] 2017, 214 p.

OH WHAT A DAY

 

Retour à Gunnm, le manga culte de Kishiro Yukito, avec ses tomes 7 et 8 dans l’édition dite « originale ». On se rapproche de la fin, donc : le neuvième tome sera le dernier. Enfin… de la série Gunnm à proprement parler, car, depuis, l’auteur a commis deux séries liées, tout d’abord Gunnm : Last Order, dont je n’ai entendu dire que du mal, et Gunnm : Mars Chronicle, dont je n’ai rien entendu du tout. Bon, ça, on verra peut-être, en son temps. Pour l’heure, Gunnm tout court.

 

Après l’arc du motorball qui avait failli avoir raison de mon enthousiasme pour cette BD, les tomes 5 et 6 avaient miraculeusement relevé le niveau – le premier dans un délire mégalomane de destruction, le suivant en jouant la carte Mad Max à fond les ballons. Sans surprise, le tome 7, au titre improbable (mais pas moins que sa couverture, du coup) de La mariée était en acier, reprend et poursuit ce dernier aspect, que j’avais trouvé plutôt jubilatoire ; le tome 8 de même, ainsi que son titre de Chroniques du Barjack le montre bien, mais en resserrant tout de même l’intrigue sur une trame globale en peu en retrait dans les autres volumes consacrés à ces badlands archétypaux. Mais c’était peut-être pas plus mal ?

 

K.A.O.S. A.D.

 

Le tome 7 introduit de nouveaux personnages aux côtés de notre héroïne, comme Lou Collins, une Zalémite candide et nerveuse chargée d’assister la « Tuned » qu’est devenue Gally dans le volume précédent (les deux femmes n’ont donc qu’une relation à distance, ce qui ne la rend pas moins chargée d’émotion en définitive), ou Koyomi, en fait déjà vue dans la BD, mais des années plus tôt : c’était le bébé que Gally avait sauvé des griffes (ou de la langue) de Makaku dans le tome inaugural ; depuis, Koyomi, avec son compagnon canin cybernétique Fury, est devenue une adolescente rebelle et débrouillarde, avec une compulsion pour le pari qui peut la mettre dans les pires des situations.

 

C’est Koyomi qui met Gally sur la piste d’un mystérieux individu du nom de Kaos – et, je ne crois pas SPOILER, on nous le dit très vite, le bonhomme n’est autre que le fils de Desty Nova. Or l’emploi de Gally en tant que Tuned était directement lié à la traque du savant fou exilé de Zalem… même si notre combattante cyborg avait ses raisons bien à elle de retrouver l’amateur de flans : Ido serait avec lui, ou bien le scientifique pourrait lui permettre, d’une manière ou d’une autre, de retrouver celui qui l’avait ramenée à la vie – car Desty Nova serait en mesure de le ramener lui aussi parmi les vivants…

 

Mais Kaos est un personnage à part entière – un curieux individu aux facultés hors-normes. Incapable de parler « normalement », il use pour ce faire des ondes radios – et, oui, il a sa propre radio, Radio K.A.O.S., qui, en dépit de cet intitulé intimidant, diffuse musique et réconfort de par ce monde dévasté ; à tort ou à raison, il m’a pas mal rappelé le personnage de Walt Dangerfield, dans le roman de Philip K. Dick Dr. Bloodmoney, coincé en orbite et qui fait le DJ pour les survivants de la Terre… Les facultés étranges de Kaos ne s’arrêtent cependant pas là, car il bénéficie (?) aussi d’un don de psychométrie, qui lui fournit des informations autrement inaccessibles sur des humains ou des objets par le seul contact physique – pour Gally, qu’il appelle d’emblée Yoko, souvenir d’une vie précédente (entraperçue tout au bout de la piste de motorball), c’est particulièrement troublant…

 

Walt Dangerfield tournait autour du monde, mais le monde tourne autour de Kaos – un monde en proie à la violence la plus terrible, dans ces terres dévastées où règne le Barjack, sous les ordres du titanesque et redoutable Den (qui en sait long sur Gally lui aussi – je ne vais pas vous faire un dessin, Kishiro Yukito est assurément plus compétent que moi dans ce domaine). Le Barjack, jusqu’à présent, avait surtout été présenté comme une bande de brigands, juste plus organisés et efficaces que les autres ; il semblait protester de ce que son action était toute politique, mais on avait du mal à le croire – le double discours de Zalem à son égard n’arrangeait rien à l’affaire. Mais, cette fois, à l’approcher véritablement, et à approcher son chef Den, l’idée d’un Barjack composé de résistants/terroristes devient soudain plus crédible – constat qui appelle à faire des choix, notamment en reposant toujours cette même question lancinante depuis le début de la BD : pourquoi se bat-on, et plus précisément pourquoi Gally se bat-elle ? Dans la décennie précédente, c’est comme si elle avait laissé cette question de côté… Par lâcheté, peut-être ? Mais elle ne peut pas éternellement la contourner – surtout quand son entourage choisit de rejoindre tel camp contre tel autre.

 

REQUIN (PRESQUE) OFFICIELLEMENT SAUTÉ – MAIS C’EST COOL

 

On connait l’expression – si elle est généralement associée avant tout aux séries télé. En référence à un « fameux » épisode de Happy Days, on dit d’une série qu’elle « saute par-dessus le requin » (jump the shark) quand, à force de s’étirer en longueur, elle se retrouve amenée à user d’expédients grossiers pour tenter de préserver l’intérêt du spectateur/lecteur, en introduisant des rebondissements idiots qui ne font que souligner la vacuité de l’ensemble, au point même, parfois, d’avoir un effet rétroactif sur la perception de la qualité des épisodes antérieurs. On a tous vu des séries TV confirmant ce fâcheux phénomène (l’an dernier, je me suis fait Penny Dreadful, et surtout Vikings, dont la saison 3 « saute par-dessus le requin » avec une telle frénésie et un tel mauvais goût qu’on dirait un 110 mètres haies – avec autant de requins à la place des haies), mais d’autres séries sur d’autres supports ne sont pas épargnées (sans même parler des campagnes rôlistiques qui s’éternisent, je sais hélas de quoi je parle...) ; puisque nous causons manga, ici, je citerais bien 20th Century Boys d’Urasawa Naoki, par exemple, série dont c’était d’une certaine manière ou en partie le propos, mais qui, a force d’abus, m’a littéralement écœuré.

 

D’une certaine manière, on pourrait dire que Gunnm, depuis l’arc du motorball (inclus), a sauté par-dessus le requin à plusieurs reprises ; le scénario n’est peut-être (…) pas le point fort de Kishiro Yukito, au fond, et les rebondissements grotesques n’ont cessé de s’accumuler. Mais, bizarrement, j’ai l’impression que, une fois la facilité du motorball heureusement remisée de côté, cette outrance dans les rebondissements a bénéficié à la BD, en fait : le délire apocalyptique du tome 5, et les rigolotes madmaxeries qui affichent la couleur dans les tomes 6 et 7 (je traiterai du tome 8 juste après), ont rehaussé l’intérêt de la BD, quitte à verser dans la caricature. Cela s’est d’ailleurs accompagné d’un changement de ton assez marqué : l’humour, discret dans les deux premiers tomes, plus encore dans l’arc du motorball, a clairement pris davantage d’importance depuis – le tome 6, tout spécialement, étant à vrai dire très drôle (même si pas que) ; tendance qui se poursuit sur le tome 7, et tant mieux en ce qui me concerne (même si avec un gros fail, sur lequel je reviendrai un peu plus loin).

 

Vous me direz, et à bon droit : si ça marche, c’est que le requin n’a pas été sauté. Tout à fait ! Pourquoi alors employer cette expression ? Eh bien, parce que, dans ces épisodes jubilatoires, la trame de fond, comme l’univers décrit dans les premiers volumes (et centré sur Kuzutetsu), ont été envoyés aux orties, au profit d’une approche plus spontanée, décomplexée… mais qui, ne nous leurrons pas, a probablement aussi un peu de l’expédient destiné à rallonger la sauce. En fait, il y a là quelque chose de plus global, je crois : le sentiment que depuis le début, Kishiro Yukito ne sait absolument pas où il va – le motorball en témoigne, comme l’abandon de Kuzutetsu (là encore, dans les mangas évoqués sur ce blog, ça n’est pas forcément un cas à part – je citerais bien Yamazaki Mari, pour Thermæ Romæ clairement, probablement aussi pour Pline, avec Miki Tori, série que j’apprécie mais qui navigue un peu dans le flou, parfois). La différence, ici, c’est que j’ai l’impression qu’il a unilatéralement décrété qu’il n’en avait rien à foutre – d’où ces épisodes totalement décomplexés, donc… et, eh bien, fun, oui.

 

Non, Gunnm n’a pas sauté par-dessus le requin à proprement parler. Mais, me concernant, à ce stade, c’est un peu comme si la BD me braillait dans les oreilles qu’en fait ça peut-être vach’ment marrant, de sauter par-dessus le requin ! Plus marrant que de raconter une histoire qui se tienne, en tout cas – ou qui essaye de se tenir…

 

RÉVÉLATION RETARDÉE

 

Or, dans le tome 8, Kishiro Yukito se montre plus « raisonnable »… et du coup c’est à mon sens un peu moins bon. Le cadre hors Kuzutetsu demeure, mais la dimension madmaxienne est un peu mise en sourdine, et, surtout, le ton (re)devient globalement beaucoup plus grave, à mesure que la trame de fond se manifeste plus bruyamment… quitte à recourir à de nouveaux expédients bien moins enthousiasmants que les délires comiques autant que bastonneux des tomes 6 et 7.

 

Ainsi, bien sûr, des retrouvailles avec Ido – qui ne se passent pas comme prévu, nous dit-on… sauf que si, en fait : on se doutait depuis un bail que, si retrouvailles il devait y avoir (forte probabilité), ça serait exactement de cette manière…

 

Mais Kishiro Yukito en rajoute, dans la mesure où la séquence laisse entendre, ô surprise, qu’il y aurait un « secret » derrière Zalem, un truc forcément horrible… et bien trop pour qu’on nous le dise là comme ça. La grande révélation est ainsi retardée, comme les retrouvailles l’avaient été. Mais sur un mode mollasson, guère convaincant, tant, pour le coup, il pue l’artifice.

 

Effet redoublé, d’une certaine manière, par le rôle de Desty Nova dans cette affaire. Le savant fou n’a guère plus que ses flans pour se singulariser un chouia…

 

LE PETIT GRAND SOIR – ET LE DOPPELGÄNGER LE MOINS INATTENDU DU MONDE

 

Bien sûr, ce surcroît de gravité se traduit par un autre aspect essentiel de ce volume : la guerre ouverte entre Zalem et le Barjack. C’est parfois intéressant – notamment via la focale de Koyomi, mais aussi avec tous les questionnements que les moyens et les fins de la lutte suscitent, sinon au sein du Barjack et chez Den lui-même, du moins chez ceux qui assistent aux événements en spectateurs, en sachant toutefois qu’à ce stade ils ne peuvent plus se placer à une « distance de sécurité ». Toujours moins brigands, toujours plus résistants/terroristes, les membres du Barjack prennent vie dans cet épisode – y compris un bonhomme, euh, fort étrange et un tantinet tout de même déconcertant ? Mais nous savons, au-delà, que les dés sont pipés – nous le savions depuis le départ. Cela n’exclut pas quelques scènes finalement réussies, fortes, émouvantes, révoltantes.

 

Mais nous pouvions aussi supposer (…) que ces salauds de Zalémites avaient une idée derrière la tête, concernant Gally (ou plutôt G-1, et hop ! tout est dit). La combattante cyborg se retrouve opposée… à elle-même, un puis des doppelgängers, les moins inattendus du monde. Ici, le « scénario » me paraît bien fainéant, usant de recettes convenues, exactement comme ce qu’il avait fait dans l’arc du motorball – et c’est tout de même regrettable.

 

Ce développement guère enthousiasmant suscite tout de même un aspect plus intéressant – mais typique de ce que j’aime dans Gunnm depuis le départ : la violence des combats, dans ce monde passablement transhumaniste où l’on dispose de pièces de rechange pour les membres et les organes perdus au combat (ou de tout autre manière), affecte de nouveau Gally, comme elle l’a fait à vrai dire à plusieurs reprises – la différence étant qu’en fin de volume, elle est toujours totalement déglinguée, sans que l’on voie bien comment elle pourrait y remédier avant de se lancer dans le Grand Combat Final ; espérons seulement que Kishiro Yukito, là encore, n’usera pas d’un expédient malvenu…

 

(Oui, je sais, il en est parmi vous pour avoir déjà lu l’intégralité de la série dans ses précédentes éditions, et qui savent, mais chut ! chut !)

 

(SVP.)

MACHO MACHO WOMAN (ET AUTRES TRUCS QUAND MÊME UN PEU PÉNIBLES)

 

Maintenant, dans les bons moments comme dans les moins bons, il y a toujours quelques éléments un peu pénibles, de manière générale, dans ces deux volumes… La plupart sont récurrents depuis le début de la BD, encore que peut-être plus particulièrement sensibles dans les tomes (que j’ai par ailleurs appréciés) qui précèdent immédiatement : ainsi du catalogue d’armes et d’équipement, techno-délire abscons, chiant et creux comme du Shirow Masamune – et son corollaire, les techniques de combat non moins absconses, en allemand PARCE QUE. Pire encore, mais toujours associée à ce qui précède, souvent : la mysticaillerie à deux boules à base de Grandes Leçons Sur La Vie Et Tout Ça Qui Se Trouvent Forcément Dans Le Combat Parce Que Le Combat C’Est La Vie Hein Comme Nous Le Savons Et Le Disons Avec Emphase Pour Souligner L’Incroyable Profondeur De Nos Sages Propos. Pitié…

 

Mais un point – une fois de plus ? – appelle peut-être davantage de développements, et c’est le côté décidément… eh bien, machiste de cette BD, confirmation qu’une « femme forte » ultra badass en premier rôle ne prémunit en rien contre les beauferies sexistes (ce que nous savons depuis fort longtemps, certes). Là encore, il se trouve des personnages pour reprocher, d’une certaine manière, à Gally, de « n’être qu’une femme », et pas du tout sur le ton de la blague ou d’une manière appelant à la critique (sans même parler d’une réponse, verbale ou martiale, de Gally elle-même). On peut faire avec les épisodes au cœur du tome 7 où Gally endosse une robe de mariée – qui lui est en fait imposée par Kaos : il s’agit d’un délire graphique ultra-référentiel qui fonctionne plutôt bien. Mais d’autres choses, sous cet angle, sont plus ennuyeuses – et notamment, au tout début du tome 7, l’introduction du personnage de Lou Collins, littéralement la femme « Barbara Gourde » des Nuls, mais en vraiment pas drôle du tout – c’est très lourd… tout particulièrement quand la naïve Zalémite, gag improbable, croit que l’homme qu’elle suit pour se rendre à son nouveau boulot ne l’attire dans un endroit isolé pour la violer (p. 9). Oh oh oh. D’autres personnages féminins, heureusement, s’en tirent mieux – enfin, surtout Koyomi, mais, chez elle, c’est la dimension gamine irresponsable qui l’emporte de toute façon. Jasmine, la compagne de Kaos, aurait pu constituer un personnage plus « digne » et mature, mais sa jalousie très cliché la dessert et pas qu’un peu (je passe pour l'heure sur la nouvelle compagne d'Ido dans le tome 8).

 

Non, ô encartés du Ministère de l’Homme (tant qu’on y est), je ne fais pas mon SJW-snowflake-castrateur-féminazagûl-truc, là (mes camarades authentiquement SJW-snowflakes-castrateurs-féminazgûls-truc, ça les ferait bien ricaner, j’imagine ; je crois d'ailleurs que « féminazgûl » est copyrighté). Je constate juste quelque chose qu’il me paraîtrait difficile de simplement balayer sous le tapis, tout particulièrement dans le contexte actuel. Ce n’est pas un appel au révisionnisme-machin – comme ça ne l’était pas concernant Albator, qui pour le coup m’avait mis bien plus mal à l’aise encore à cet égard. Simplement… Les temps changent ? Et des trucs qui passaient inaperçus, car « admis » d’une certaine manière, ne peuvent plus toujours le faire, tandis que des trucs qui se voulaient drôles ne le sont plus vraiment, voire plus du tout.

 

DESSIN AU TOP

 

On va quand même finir sur une note plus positive, hein ? Le dessin est au top dans ces deux volumes – encore que, un peu moins à mon sens dans le tome 8 que dans le tome 7. Reste encore le 9, mais, pour l’heure, il m’apparaît très clair que la série atteint son plus haut niveau en matière de graphisme dans les volumes 5, 6 et 7. Contraste marqué avec les épisodes du motorball dans les tomes 3 et 4, très fainéants au plan du scénario, mais aussi, je crois, au plan du dessin. Les tomes 1 et 2 étaient très bons sous cet angle, et le 8 l’est encore, mais les trois volumes que j’ai isolés me paraissent franchement bien meilleurs.

 

Et ce à tous les niveaux : les scènes d’action très dynamiques mais toujours très lisibles, les personnages aux traits appuyés qui sont autant de merveilles de character-design, la violence surréaliste des combats où le gore est traité d’une manière aussi particulière que pertinente, et également une dimension pas absente mais tout de même moins sensible dans les tomes précédents, à savoir l’humour – ceci en dépit de Lou Collins, une fois de plus ; même si la voir s’entretenir avec sa poupée kawaï de Gally ne laisse probablement pas indifférent.

 

À ce stade, cela fait quelque temps sans doute que Gunnm convainc avant toute chose pour son dessin, mais, là, on atteint vraiment des sommets en la matière. Dans la majeure partie des cas, cela ne suffirait pas à emporter mon adhésion si le scénario ne suivait pas, mais, ici, les délires madmaxiens avec une louche de cyberpunk, même un peu futiles, s’accommodent très bien de ce traitement graphique, et la synthèse cohérente des deux emporte mon adhésion.

 

RÉSOUDRE ?

 

Ne reste donc plus qu’un dernier tome… J’avoue être aussi curieux qu’anxieux quant à la manière qu’aura Kishiro Yukito de « résoudre » tout cela. Cette anxiété me paraît fondée objectivement, car la série a eu des hauts et des bas, et j’ai donc bien le sentiment que l’auteur ne savait pas forcément où il allait à mesure que sa série phare rencontrait le succès auprès d’une horde de fans à satisfaire sur la durée. Mais il va de soi que je lirai la chose le moment venu – pas seulement « pour conclure », car mon intérêt va bien au-delà.

 

(Mais chut ! hein ?)

 

En l’état, le tome 7 m’a amplement convaincu, dans la lignée du sixième, qu’il prolonge habilement. Le tome 8 m’a paru un cran inférieur, sans doute parce que la trame de fond ne me parle qu’assez peu, mais reste de qualité, et donne toujours envie de lire la suite.

 

La suite… et la fin, donc. À un de ces jours pour le tome 9.

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La Bibliothèque de Mount Char, de Scott Hawkins

Publié le par Nébal

Illustration de couverture par Aurélien Police

Illustration de couverture par Aurélien Police

HAWKINS (Scott), La Bibliothèque de Mount Char, [The Library at Mount Char], roman traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Daniel Brèque, illustration [de couverture par Aurélien Police, Paris, Denoël, coll. Lunes d'Encre, [2015] 2017, 475 p.

ME LE FALLAIT

 

Avec mon double programme de lecture (et même triple, si l’on compte le jeu de rôle), programme panachant imaginaire et choses nippones, il m’est plus difficile encore qu’auparavant de suivre véritablement « l’actualité » (et, disons-le, hors imaginaire et hors nippon, c’est encore pire – l'année dernière, il m'a bien fallu un Larry McMurtry pour que je m’octroie une pause d’un autre ordre). C’est très con, je sais. Mais du coup, en imaginaire, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, je passe généralement à côté de ce qui fait le buzz (hors « Une Heure-Lumière », hein ! Mais en ajoutant, tendance dont je ne suis pas tout à fait inconscient, que ces derniers temps, même dans le cadre de Bifrost, j’ai lu essentiellement des choses, eh bien, pas toutes jeunes…).

 

Quelques titres, cependant, apparaissent malgré tout sur mon radar – et, l’an dernier, ce fut surtout le cas de cette Bibliothèque de Mount Char, premier roman de Scott Hawkins, paru en Lunes d’Encre sous une couverture de l’excellent Aurélien Police, et dans une traduction de l’indispensable Jean-Daniel Brèque. Les camarades de la blogosphère étaient en effet formels : c’était génial, fou, innovant, unique, drôle, terrible, et à même de susciter le malaise – autant dire, tout ce que j’aime ! Cependant, je n’ai pu trouver le temps de lire ce roman que tout récemment – et donc après tout le monde...

 

Ce qui biaise sans doute mon rapport à ce livre. Que j’ai trouvé vraiment très bon, et que je recommanderai sans l’ombre d’un doute, en gardant par ailleurs un œil sur la production à venir du bonhomme... Cependant, j’en attendais probablement un peu trop, après ce concert de louanges – aussi la satisfaction d’avoir lu ce livre pouvait-elle être un peu mêlée d’une vague déception, en même temps… Mais le bilan demeure très positif. Bon, je vais tâcher de m’expliquer sur tout ça...

 

NE PAS TROP EN DIRE

 

La tâche n’est pas aisée, mine de rien. Notamment parce qu’il ne faut pas trop en dire… Sur ce blog, je n’ai pas de politique déterminée sur les Odieux et Scandaleux Spoilers – si ce n’est celle de signaler quand je révèle comme un porc. Mais La Bibliothèque de Mount Char me paraît clairement devoir intégrer la catégorie des livres dont je dois préserver le secret, dans la mesure du possible – et, dès lors, cette chronique, exceptionnellement peut-être, est conçue pour être lisible en préalable de l’acquisition du roman de Scott Hawkins, et pas seulement après lecture. Bizarrement, cette lecture après tout le monde m'incite aussi à revenir sur certains échos de la blogosphère... Mais c'est autre chose, ça.

 

C’est que le roman, à sa manière éventuellement particulière, du fait de sa construction un peu alambiquée notamment, est riche de mystères, et que l’auteur fait preuve d’un certain savoir-faire pour ce qui est de l’intrigue. Je suppose que, pour que La Bibliothèque de Mount Char fonctionne, et c’est souhaitable, il ne faut donc pas trop en savoir au préalable.

 

Mais il faut bien en dire quelque chose... Le roman s’ouvre sur Carolyn, la trentaine, qui sera plus ou moins notre héroïne, et qui erre en piteux état le long d’une autoroute, plus ou moins dans notre monde (aux États-Unis), plus ou moins de nos jours. Un teaser qui fera bientôt sens, mais a pour objectif à très court terme de nous plonger aussitôt dans le bain – avec réussite en ce qui me concerne.

 

Cependant, nous avons bientôt droit à un flashback en forme de zoom arrière, et conséquent, qui nous permet d’envisager les choses sous un autre angle, en contextualisant un peu – toujours avec Carolyn pour point de référence, à ce stade. Les parents de cette dernière sont morts alors qu’elle était toute petite, et a elle a aussitôt été « adoptée » par un vieux bonhomme, qu’elle appelle Père. Elle n’est pas la seule : elle a onze frères et sœurs « adoptés » exactement dans les mêmes conditions.

 

Et ils vivent ensemble dans une bibliothèque qu’on sait d’ores et déjà Majuscule, sise à Garrison Oaks si elle doit se trouver quelque part. Là, Père a dispensé son enseignement à sa « progéniture », en confiant à chacun de ses enfants/disciples un « catalogue » qu’ils doivent maîtriser à la perfection, et ne surtout pas communiquer aux autres. Carolyn, ainsi, est la spécialiste des langues ; David, le plus qu’inquiétant David, de la guerre ; Michael, des animaux ; Margaret, de la mort, etc.

 

Mais les méthodes d’enseignement de Père sont pour le moins rugueuses – parfaitement horribles, en fait. Son antique « barbecue » d’aspect taurin, en est la meilleure illustration (de couverture – merci Aurélien Police).

 

Or cette petite famille, qui est donc aussi un petit groupe de bibliothécaires ultra-spécialisés, semble disposer de pouvoirs bien singuliers – la mort n’est à vrai dire pas un problème en tant que telle, les concernant. Ce qui rend l’usage du « barbecue » plus terrible encore, car jamais fatal au sens fort… C’est que ces gens-là ne sont pas des « Américains » : les Américains, ce sont les autres – la banalité faite hommes et femmes. Les bibliothécaires sont avant tout des étudiants (des Pelapi). Mais Père ? Père avec sa majuscule, sa sévérité, sa cruauté, son goût de l’ordre ? On est plus que tenté d’y voir Dieu, comme de juste – mais pas forcément le créateur… et probablement pas l’unique.

 

Quoi qu’il en soit, quand débute le roman, c’est le drame – enfin, un de plus : Père a disparu. Et les douze bibliothécaires ne savent absolument pas quoi faire. Se prémunir contre les ennemis de Père, nombreux, et éventuellement responsables de sa disparition ? Mais celle-ci est de toute façon tellement inconcevable… Le départ de Père suscite l’anarchie – laquelle est le vivier des hérauts de l’ordre, de la force brute, de la « supériorité naturelle » : ceux qui se débrouillent très bien avec la loi de la jungle. Le redoutable et ultra-violent David semble tout disposé à prendre le pouvoir…

 

Mais Carolyn, la discrète Carolyn, pourrait bien avoir un plan.

 

Impliquant des Américains – un, surtout, du nom de Steve...

 

PAS SI ORIGINAL, ET PAS SI FOU

 

Je m’arrête là pour la présentation de l’histoire. Je suppose que cela fournit les bases nécessaires pour discuter de tout ça sans trop déflorer le reste.

 

Autant passer de suite à la question cruciale : le caractère original et même fou de l’univers créé par Scott Hawkins. C’est que je n’en suis pas vraiment convaincu pour ma part… Déjà parce que nous pouvons sans peine participer au (vilain) petit jeu des « références » (qui ne sont pas nécessairement des « influences »).

 

L’originalité supposée du roman est d’emblée battue en brèche, car quelques titres sautent littéralement à la gueule du lecteur – voire quelques auteurs, et au premier chef, clairement, Neil Gaiman : si la famille dysfonctionnelle de plus ou moins dieux ne fait pas penser à Sandman Et les développements de l'intrigue, dans leur caractère saugrenu et étrangement poétique, justifient tout autant cette citation. Pour moi, c’est le titre clef – et à un double niveau, car, plus généralement, nombreux sont ceux, sur la blogosphère et ailleurs, qui ont très justement relevé que La Bibliothèque de Mount Char avait un côté comics assez prononcé (nouvelle tentation, du coup, de citer d’autres grands noms de ce médium bien particulier – et notamment Alan Moore). Mais si vous voulez du Gaiman littéraire, American Gods vous tend les bras – avec cette même idée de figures plus ou moins divines s’inscrivant dans une Amérique contemporaine du quotidien. Dans une matière proche, on a pu mentionner aussi Roger Zelazny, sans doute à bon droit.

 

Dans la dimension parfois horrifique et éventuellement un peu gore (mais j’y reviendrai) de La Bibliothèque de Mount Char, la tentation pourrait être grande de mentionner également Clive Barker, mais en bien plus soft cela dit. Ceci étant, Gaiman et Barker, hein…

 

Pour ma part, je m’en tiendrais là. Cela me paraît déjà suffisant. Le fait est que, à la lecture de La Bibliothèque de Mount Char, je n’ai jamais eu la sensation de me retrouver dans un monde véritablement singulier, unique… Et dans le déroulement de la trame, même chose : ce n’est pas si fou que ça, loin de là en fait – parfois un tantinet surréaliste sur un mode rigolard, mais ce registre n’est certainement pas sans précédents (qu’on les cherche, au-delà de Gaiman, du côté de Douglas Adams, Terry Pratchett ou Jasper Fforde, et ce ne sont que des exemples parmi tant d'autres) ; ceci dit, cet aspect est parfaitement géré, et compte pour beaucoup dans la réussite du roman.

 

Pourtant, même chez les partisans de l’originalité intrinsèque de La Bibliothèque de Mount Char, d’autres noms encore ont pu être avancés – deux surtout : celui de Charles Stross, notamment pour le « cycle de la Laverie », mais ça ne m’a pas sauté aux yeux pour ce que j’en ai lu ; et, corrélé, primordial, celui de Lovecraft – et là je ne suis vraiment pas convaincu : même à vouloir ériger comme un pseudo-panthéon autour de Père et de ses ennemis, avec les Pelapi comme séides, idée plutôt saugrenue à mes yeux, tout cela est à mon sens bien trop « humain » (mais c’est à débattre, et justement parce que c’est sans doute le thème de fond sous-jacent au roman de Scott Hawkins, quelle que soit la lecture qu’on en tire ; j'y reviendrai, forcément) ; tardivement, le roman acquiert une perspective que l’on pourrait qualifier de « cosmique », certes, mais, là encore, ça ne me paraît pas coller au niveau des principes – Scott Hawkins s’intéresse à des personnages, lui.

 

Mais peu importe. Si j’ai laborieusement livré ce genre de développements, c’était pour tenter d’expliquer en quoi ce roman m’avait été un peu « survendu », même avec les meilleures intentions du monde et une sincérité dont je ne doute pas un seul instant ; or je n’ai pas ressenti lors de ma lecture cette originalité fondamentale. Sur cette base, j’en attendais donc trop – et « reconnaître », ici tel truc, là tel autre, ne pouvait que me décevoir un peu a priori, parce que je souhaitais être bien plus violemment dépaysé. Cela ne m’a pas empêché de beaucoup aimer le roman, heureusement.

 

DES FOIS JE ME DIS QUE JE SUIS QUAND MÊME UN PEU PSYCHOPATHE

 

Un dernier point, toutefois, concernant ce ressenti personnel un tantinet différent de ma part, à en juger par les nombreuses critiques mises en ligne depuis la publication du roman – un point qui me fait me demander si je ne serais pas un peu psychopathe, tout compte fait…

 

J’ai en effet lu plusieurs articles mettant en avant quelques passages un peu gores et/ou sadiques dans La Bibliothèque de Mount Char – et, oui, il y en a bien quelques-uns, j’imagine… Le supplice incroyablement atroce du « barbecue », ou disons plutôt, ça sonne plus sérieux, du « taureau d’airain » (ou « taureau de Phalaris » – la symbolique n’est probablement pas neutre), produit bien quelques scènes passablement horribles ; la violence de David, cette cruelle ordure qui torture, viole et tue comme elle respire, de même – alors le lien entre les deux, forcément…

 

Reste que je suis perplexe – ayant lu çà et là que le roman était proprement horrifique, que ces scènes étaient terribles, insoutenables même… Je n’ai certainement pas eu ce sentiment. Pas le moins du monde, en fait. Est-ce donc que je ne ressens rien ? Trop blindé à force de mauvaises lectures et de mauvais films ?

 

(« Mauvais », pas pour moi, hein.)

 

En fait, les quelques scènes mentionnées mises un peu à part s’il le faut, les usages conjoints de la violence, de la cruauté et de l’horreur dans La Bibliothèque de Mount Char… ont bien plus souvent suscité mon rire que mon effroi ou mon dégoût. C’est vraiment dans ce registre rigolard que je suis porté à inscrire le roman de Scott Hawkins, de manière générale. Comme certains films gores – mais sur un mode incomparablement plus atténué, par ailleurs, il dérive, si l’on y tient, du Grand-Guignol, où l’outrance est essentiellement drôle.

 

D’autres ont par ailleurs trouvé ce roman très sombre – et cela n’a pas du tout été mon cas. Le passé des personnages (Carolyn, David, Steve, Erwin) contient certes des moments tragiques, mais je n’ai pas le sentiment que le roman en acquière pour autant une tonalité noire prononcée, à un niveau global disons. Cependant, ces personnages sont autant de pistes pour explorer un autre ressenti eu égard à la cruauté – non pas physique, cette fois, mais clairement psychologique. Et c’est ici que ladite cruauté produit son effet, me concernant – en s’associant en dernier recours à une douloureuse mélancolie : c’est dans la dernière partie du roman que j’y trouve effectivement des aspects sombres et désagréables, mais toujours rapportés à l’échelle des personnages, et à leur ressenti psychologique, de manière pertinente et efficace tout à la fois.

 

Le reste… mais je dois être un peu psychopathe.

CONSTRUCTION CERTES ZARBI – MAIS SENS DE L’INTRIGUE

 

Sans aller donc jusqu’à y déceler une originalité fondamentale (ou une « folie » du même ordre), le roman de Scott Hawkins peut effectivement surprendre à maints égards, mais cela concerne surtout à mon sens la construction de l’intrigue, relativement alambiquée. La linéarité n’est guère de mise, et les séquences, même s’il y a bien un fil rouge, s’enchaînent souvent dans le désordre – au point en fait où parler de flashbacks ne fait plus vraiment sens.

 

Cette dimension est encore accrue par le jeu sur les points de vue, peut-être plus complexe qu’il n’y paraît. Deux personnages, essentiellement, nous servent de focales : Carolyn, et Steve – sa marionnette dans son plan inhumain ? Il faut y ajouter, un peu plus secondaire, Erwin, « bigger than life » mais néanmoins « américain ». Enfin, à l’occasion, Scott Hawkins produit quelques saynètes faisant intervenir d’autres personnages points de vue, éventuellement très éphémères (un exemple : la star du rap qui drague une jeune femme, notre point de vue pour le coup, en lui montrant ses lions, subtilement appelés Dresde et Nagasaki, lesquels jouent un rôle non négligeable dans la suite du roman).

 

L’alternance des points de vue a un effet pratique, qui se conjugue avec le caractère globalement non linéaire de la structure du roman, à savoir que les deux participent du sens de l’intrigue de l’auteur, qui sait ménager son suspense, quitte à « tricher » un peu – au sens où, au moment où ce sont les intentions de Carolyn qui sont primordiales, nous suivons alors plutôt Steve, ce genre de choses, et à plusieurs reprises. Globalement, c’est très efficace – et c’est pour partie ce qui explique pourquoi j’ai préféré faire une chronique spoiler-proof : si l’univers n’est pas si original, si le développement de la trame n’est pas si fou (mais un peu quand même), reste que Scott Hawkins balade bien son lecteur, et sait ménager quelques jolies surprises, et quelques jolie révélations. C’est assez roublard, en fait – même si pas sans aspects critiquables, tenant peut-être à ce qu’il s’agit d’un premier roman, après tout. Néanmoins une belle réussite, d'autant plus dans ces conditions.

 

Car la structure du roman interloque sous un autre angle – disons celui de la densité du récit, et par ricochet de ses connotations. Je suppose en effet que l’on peut grosso merdo le diviser en trois temps.

 

Dans un premier temps, Scott Hawkins, petit à petit, brique après brique et le cas échéant avec un certain nombre de détours qui ne sont pas aussi gratuits qu’ils en ont tout d’abord l’air, pose son univers et ses personnages – comme de juste, mais de manière parfois un peu inattendue, formellement, disons. Carolyn errant en sang le long de l’autoroute, les douze Pelapi qui se retrouvent après la disparition constatée de Père, Steve qui croit draguer Carolyn, ce genre de choses… C’est très efficace, réellement intriguant, et cela a constitué à mes yeux une très bonne « accroche prolongée », disons – mais tout le monde n’est visiblement pas de cet avis. Opinion très personnelle, donc.

 

Après quoi nous en arrivons au cœur – et au plus gros – du roman. Le plan de Carolyn entre en action, ce qui passe tout d’abord par les galères de son instrument, Steve, abondamment détaillées – mais il faut aussi y inclure les à-côtés d’Erwin, qui est d’une certaine manière un antagoniste, et que, pourtant, on n’est pas du tout porté à envisager de la sorte. C’est ici que le roman devient « fou », si l’on y tient. L’action est très dense, et part du niveau du trottoir pour dériver vers le délire cosmique, sur un rythme proprement frénétique. La dimension comics est ici plus particulièrement appuyée, il se passe plein de choses, et les personnages y acquièrent un caractère « bigger than life » essentiel, qui transcende toutes leurs actions. On a pu dire qu’il fallait avoir une certaine capacité à la « suspension d’incrédulité » pour gober tout ça, mais à titre personnel, et sans doute parce que « l’accroche prolongée » avait bien fonctionné sur moi, me mettant bien comme il faut dans le bain, je n’ai ressenti aucune difficulté à cet égard, me régalant avec jubilation des excès d’une trame qui ose des choses incongrues, pour notre plus grand plaisir.

 

Ça monte, ça monte, ça monte… Jusqu’à l’explosion totale… Et pourtant, il reste encore une troisième partie du roman, qui fait une bonne centaine de pages, et qui prend à nouveau le lecteur par surprise, pas tant pour les « révélations » (en fait assez convenues) qui y son exposées, que par son caractère « calme après la tempête », où tout est plus lent, plus mou, plus morne. S’il y a eu « accroche prolongée », il y a donc aussi « épilogue prolongé », encore que cette expression ne soit pas très juste car nous sommes alors encore dans le récit, sans ambiguïté. Or c’est ici, surtout, que la souffrance psychologique s’exprime, dans une atmosphère où la fascination cosmique, qui aurait dû l’emporter, ne parvient pourtant pas à se dégager d’une gangue très humaine de mélancolie. L’effet, pour le coup, est passablement déstabilisant. À en juger par certaines critiques, d’aucuns y ont vu une faiblesse du roman – qui se traînait un peu trop en définitive. Je ne le crois pas pour ma part : même si je n’exclus pas que cette approche déconcertante tienne pour partie au statut de premier roman de La Bibliothèque de Mount Char, j’ai apprécié ce finale étrange, un peu cotonneux, après l’hystérie du cœur du livre. Et, là, oui, j’ai ressenti quelque chose – au-delà de la seule jubilation hilare qui m’avait accompagné sur la majeure partie du roman. C’est peut-être un peu maladroit, parfois, mais cela a fait sens, pour moi.

 

Reste donc que cette construction alambiquée pourra surprendre – mais, globalement, de manière convaincante, et c’est donc à mettre au crédit de Scott Hawkins.

 

DES PERSONNAGES BRILLANTS (ET HUMAINS – S’IL LE FAUT ?)

 

Mais j’en arrive à ce qui, à mon sens, constitue les deux principaux points forts de La Bibliothèque de Mount Char : ses personnages, et sa plume – notamment en ce qui concerne les dialogues.

 

Mais commençons par les personnages – qui sont à peu près tous brillants. Et brillamment employés, aussi, au regard d’une problématique sous-jacente des plus complexe, renvoyant à leur humanité ou à l'absence (supposée) d’icelle.

 

Mais la question se pose différemment selon que l’on envisage les « Américains » et les Pelapi. Au début du roman, cela participe d’un procédé où le décalage systématique des disciples de Père, Carolyn et David en tête (parce qu’ils ne comprennent absolument rien au monde des « Américains », ce qui se traduit notamment par leur accoutrement fantasque), les relègue au rang de l’étrangeté absolue, ne facilitant pas l’identification. Ça ne durera pas éternellement.

 

Mais notre première véritable accroche est Steve – un personnage d’une richesse exceptionnelle, un peu loser, un peu naïf, humain au sens le plus chaleureux et appréciable, et qu'importe son passé délinquant, au-delà du bien et du mal. Dans sa relation ambiguë avec Carolyn comme avec sa propre histoire, savamment floutée le temps nécessaire, Steve sonne vrai, comme le type qu’on croiserait dans un bar, sans rien savoir de lui et de tout ce qui en fait un être humain à part entière, mais en ayant la conviction tacite de son importance à son échelle. Et c'est bien ainsi qu'on le découvre. Il est aussi profondément sympathique, sans arrières-pensées – en cela, il offre un contraste marqué avec son interlocutrice Carolyn, dont nous savons qu’elle ne dit pas tout, et qu’elle manipule l’ex-cambrioleur devenu plombier. Cette dimension du personnage de Steve devient toujours plus sensible au fil du roman, jusqu’à atteindre une forme d’apogée quand il prend soin, au mépris de sa propre vie, de sauver sa compagne Naga à l'agonie. Son Bouddhisme pour les nuls (ou pour les cons comme lui, selon ses propres termes) s’avère plus riche et sincère que bien des protestations d’adhésion à telle ou telle foi parce qu’il en faut bien une. Mais Steve est aussi le plus humain de tous ces personnages dans sa souffrance, en dernier ressort – car, à la différence de ce qui s’est produit pour Carolyn ou pour David, la profonde douleur ressentie par Steve ne l’a jamais dénué de sa plus profonde encore humanité ; quitte à ce qu’elle s’exprime en définitive dans le refus le plus redoutable de s’en exonérer : la pulsion suicidaire.

 

Un autre personnage « américain », mais particulièrement badass, est à mentionner, et c’est Erwin – un vrai bonheur. C’est le personnage fondamentalement « bigger than life » et qui pourtant reste humain ; la légende vivante qui fait son boulot au quotidien ; le type qui aide les autres, même violemment. Erwin aurait pu être une caricature – de vétéran des meuwines revenu de l’Afghanistan avec un bon vieux PTSD des familles. D’une certaine manière, c’est ce qu’il est – mais Scott Hawkins l’a tiré du côté systématiquement lumineux. Il incarne une forme de résilience qui suscite l’admiration. Erwin devrait être trop pour être humain, mais le demeure en définitive. Et, bordel, c’est pas tous les jours qu’un personnage de militaire de carrière entretient ma sympathie… Erwin est une figure relativement secondaire dans le roman (ou en tout cas pas au même niveau que Carolyn et Steve ; concernant David, ça se discute, car il est d’une certaine manière son reflet dans un miroir – les deux ne peuvent donc que s’affronter, même si c’est avec des cartes truquées), mais ses apparitions, même en uniforme, un flingue en main ou en ligne directe avec le président, sont d’étranges et salutaires respirations.

 

La question de l’humanité se pose différemment pour Carolyn, ses frères et ses sœurs. D’une certaine manière, c’est le propos du roman : Carolyn a été humaine, mais, dans ses attributs de bibliothécaire et pour exécuter son plan, elle doit ne pas l’être – et elle y a travaillé très, très longtemps. Une expérience personnelle qui relève d’un choix ? Pas si sûr… Car il y a eu formatage de la part de Père – dépouillement progressif de l’humanité, par la douleur individuelle et tout autant le spectacle de celle des autres. Il y a eu, aussi, un déclic – associé à David, sinon à Père lui-même. Mais justement : Carolyn entre ici en résonance avec « son adversaire », David ; lequel n’avait rien d’un monstre initialement, mais avait dû le devenir, dans le cadre de l’enseignement rigoureux et impitoyable de Père. Carolyn et David, en dernier ressort, sont bel et bien des monstres qui ont dû oublier leur humanité – mais Carolyn dispose d’un long épilogue pour tenter d’y revenir, au moins en partie, la partie utile car sensible. Ce qui se fera au contact d’un Steve qui n’en peut plus. Une bonne occasion de se retourner sur le passé – et sur David, le rival.

 

En définitive, seul Père est totalement inhumain – à bon droit, car, le concernant, il ne s’agit pas d’un jugement de valeur, mais d’un pur constat objectif. Il a pu dépouiller ses « enfants » de ce qualificatif malvenu, mais peut-être pas totalement – et, si ça se trouve, en pleine conscience de ce qu’il faisait, dans un sens ou dans l’autre (car opposer naïvement le bien et le mal ne ferait décidément pas sens ici).

 

Cependant, Le Bouddhisme pour les nuls ou pas, d’autres personnages doivent être mis en avant, qui n’ont rien d’humain non plus, mais suscitent pourtant une profonde empathie : les animaux chers à Michael, et au premier chef le couple de lions, Dresde et (surtout) Nagasaki. Ils ont d’ailleurs une autre fonction : plus encore que les personnages « humains » (au sens large), ils peuvent incarner des archétypes propulsant l’ensemble du récit au rang mythologique – dans une égale mesure par rapport à Père, si ça se trouve.

 

UN STYLE AU NATUREL

 

Enfin, le style de La Bibliothèque de Mount Char m’a beaucoup plu – et tout particulièrement les dialogues, mais la narration bénéficie d’une même fluidité, d’une même spontanéité (apparente, du moins), qui font ces livres qui coulent tout seul, se savourent et réjouissent. C’est une forme d’oralité, mais cela va probablement au-delà. Quoi qu’il en soit, à mes oreilles, cela sonne vrai – bien au-delà d’un vulgaire art de la punchline ou de l’aphorisme, et ceci quand bien même telle réplique bien sentie, telle description usant de termes incongrus, peuvent constituer autant d’appels à la citation facebookienne, mettons ; si je m’en suis abstenu, c’est pet-être parce que le livre entier mériterait d’être cité.

 

Tout le monde n’est pas de cet avis. J’ai vu çà et là des remarques portant sur les niveaux de langage qui bougent sans cesse, du plus soutenu au plus familier. Pour moi, c’est un atout – peut-être parce que j’ai le sentiment de parler moi-même comme ça ? En tout cas, ça a clairement facilité mon immersion dans le récit, comme mon identification aux personnages, quand cette notion n’est pas hors-jeu (essentiellement concernant Steve, mais cela peut impliquer d’autres figures du roman).

 

Bien sûr, j’ai lu ce livre dans sa version française – dès lors, le travail du traducteur est essentiel : je crois, sans la moindre surprise, que Jean-Daniel Brèque a accompli un excellent travail. En tout cas, le rendu français est en parfaite adéquation avec les modes empruntés par la narration comme avec le naturel, même tourmenté et ambigu, des personnages, dont les échanges sonnent vrai justement parce qu’ils sont susceptibles de variations, en fonction du contexte ou de l’humeur. Un bon personnage n'est que rarement monolithique.

 

BONNE PIOCHE (MAIS NE PAS TROP EN ATTENDRE NON PLUS)

 

Le bilan, dès lors, est clairement positif. La Bibliothèque de Mount Char est un roman efficace et stylé, porté par de beaux personnages et une jubilation de tous les instants – ou presque, car, en définitive, le roman peut aussi se montrer grave, sans qu’il s’agisse forcément de faire dans la rupture de ton ; il s’agit plutôt de la continuité somme toute bien naturelle de personnages qui, dans leur rapport au monde, offrent comme de juste des réactions toujours variées, toujours changeantes : c’est cette adaptabilité aux circonstances qui en fait des êtres de chair et de sang, au-delà du statut cosmologique et mythique – finalement, on en revient à l’humanité, ou à la variable la plus approchante dans les cas où cette qualification est moins adaptée.

 

Il ne faut cependant pas trop en attendre non plus. Les louanges unanimes ont eu cet effet pervers, sur ma lecture tardive, que j’en attendais beaucoup plus – de ce qui fait les chefs-d’œuvre, les livres qui durent, qui restent. Je ne suis franchement pas certain que le premier roman de Scott Hawkins entre vraiment dans cette catégorie. Il est en tout cas bien moins original qu’on ne l'a dit, si je lui concède tout de même une forme de singularité ; ce n’est pas non plus un roman aussi fou qu’on l’a dit, s’il a bel et bien un caractère ludique et souvent jubilatoire.

 

C’est déjà bien assez pour mériter qu’on s’y attarde. La Bibliothèque de Mount Char est assurément un livre enthousiasmant, et un premier roman de très bon augure pour la suite. Je garderai donc un œil sur la production future de l’auteur, dont j’attends… eh bien, beaucoup. Trop ? C’est la suite qui nous le dira.

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