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Articles avec #nebal lit des bons bouquins tag

La Chute de Damnos, de Nick Kyme

Publié le par Nébal

 

Aux abonnés : toutes mes excuses, un GROS souci sur Over-Blog a entraîné la publication de cet article en dizaines d'exemplaires, avec des dizaines de mails... Je suis vraiment désolé d'avoir pollué vos boîtes mail, et me montrerai plus prudent à l'avenir...

KYME (Nick), Sicarius : La Chute de Damnos, [Fall of Damnos], traduit de l’anglais par Laurent Philibert-Caillat, Nottingham, Games Workshop – Black Library, [2011] 2019, 454 p.

 

Eh oui : de temps en temps, un petit (…) roman Warhammer 40,000. D’autant que j’ai enfin succombé, me mettant au jeu de figurines après avoir tourné autour pendant… 25 ans ?

 

Et j’ai commencé avec une faction qui m’a toujours intrigué : les Nécrons. Ces Xenos ont une identité visuelle forte, avec un trip égyptien zombiesque sur-perverti au vert fluo, mais ils sont en même temps symptomatiques des excellentes idées fluff que le jeu de Games Workshop s’autorise plus qu’à son tour, et qui contribuent pour une part essentielle à sa démesure gothique et plus généralement à son attrait. Vus de loin, les Nécrons ne sont guère qu’une adaptation « SF » de l’archétype plus ouvertement fantasy de l’armée de morts-vivants, avec des nécromanciens mégalomanes à leur tête – et les robots tueurs de Terminator ont clairement contribué à leur définition graphique, ça saute aux yeux, mais aussi « philosophique ». Games Workshop pompe, c’est un fait – mais, dans le meilleur des cas, et finalement assez souvent, Games Workshop va au-delà, digère, redéfinit, brode, approfondit, et aboutit à quelque chose de singulier, évocateur, et très enthousiasmant – au-delà de la seule proposition esthétique forte.

 

Tout spécialement, en ce qui me concerne, quand on s’éloigne des figures centrales de cet univers : les Space Marines d’une part, le Chaos de l’autre. Les Xenos ont toujours eu ma préférence. Mais ils n’ont clairement pas la part belle dans les publications de Black Library, dont le point de vue est le plus souvent, voire presque systématiquement, celui de l’Imperium de l’Humanité, à quelques exceptions chaotiques près mais au fond essentiellement liées. Le présent roman ne déroge pas. Mais ils sont en outre très rares, ceux qui accordent un rôle d’importance aux Nécrons… Celui-ci venant tout juste d’être réédité en français, je me suis dit que je pouvais tenter l’expérience – histoire de.

 

La Chute de Damnos est un roman de Nick Kyme – un auteur dont je n’avais jamais entendu parler sauf erreur, qui a pas mal de publications Black Library à son actif. Hélas, ça n’est clairement pas un des meilleurs écrivains de la bande, hein : c’est rapidement une triste évidence…

 

Le roman, par ailleurs, a un positionnement éditorial un peu étrange : initialement, à ce que j’ai cru comprendre, il avait été publié dans une série consacrée aux grandes batailles livrées par l’Adeptus Astartes – et, de fait, la (double…) bataille de Damnos est peut-être bien la plus célèbre à avoir opposé les Space Marines, la IIe Compagnie des Ultramarines plus précisément, aux Nécrons. Mais la présente réédition ne met pas en avant ce contexte éditorial initial, préférant mettre l’accent sur un des personnages du roman (et du jeu, pour le coup), le Capitaine de la IIe, Cato Sicarius – le livre est présenté comme étant « un roman de Sicarius », et il y en a semble-t-il eu quelques autres. Le légendaire Space Marine n’est pourtant qu’un personnage parmi d’autres dans cette affaire, et il est très loin d’y occuper le devant de la scène. Bon…

 

L’histoire… est à peu près aussi étique que vous pouvez le supposer. Damnos est un monde de l’Imperium de l’Humanité parmi des milliards d’autres, et rien ne le distingue vraiment : un climat froid, une économie essentiellement tournée vers la prospection minière, un gouverneur corrompu et veule comme il se doit.

 

Hélas, à creuser trop profondément, on peut réveiller des choses endormies depuis des millions d’années… De fait, Damnos, au grand dam de ses habitants humains qui n’en avaient pas la moindre idée, s’avère être un monde-nécropole : un coup de pioche de trop, et les tombeaux des Nécrons s’activent… Les Canopteks artificiels gèrent l’urgence le temps que le processus de réanimation opère, et font déjà bien des dégâts – mais quand leurs maîtres s’éveillent enfin, la présence impériale sur Damnos est pour ainsi dire condamnée. Bientôt, des légions innombrables de guerriers mécanoïdes partent à l’assaut des centres industriels et urbains, bien décidés à reprendre ce qu’ils considèrent comme étant leur – et des millions d’humains, mineurs comme soldats, périssent en un laps de temps très restreint.

 

Tout. Est. Foutu.

 

Mais non, voyons ! Par chance, la IIe Compagnie des Ultramarines « passait par-là »... Les forces de l’Adeptus Astartes débarquent sur Damnos, et entreprennent de repousser « l’envahisseur » (euh…). À leur tête, le légendaire Capitaine Cato Sicarius – enfin, plus ou moins à leur tête, car, comme d’hab’, la Compagnie sinon le Chapitre est en proie aux magouilles de la politique politicienne la plus mesquine, et si la moitié des effectifs de la IIe révère Sicarius comme un héros, l’autre moitié… ne l’aime pas (tout cela est parfaitement artificiel et d’un ennui mortel). Ceci étant, Sicarius n’est pas la seule star des Ultramarines dans cette affaire : notamment, l’archiviste Tigurius, un des plus puissants psykers impériaux, est également de la partie.

 

Et… bien d’autres. Beaucoup d’autres. Trop. À vrai dire, c’est un des problèmes majeurs de ce roman : Nick Kyme multiplie les points de vue, mais ses personnages sont tous tellement fades et interchangeables qu’il est difficile, non seulement de s’y attacher, mais tout bonnement de comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe au juste.

 

Si ce n’est qu’il y a de la baston. Beaucoup de baston. À peu près que de ça, en fait. Certes, dans ce sombre futur, « il n’y a que la guerre » : c’est la note d’intention, on la connaît, on devra bien faire avec. Certains auteurs de la Black Library s’en tirent honorablement à cet égard, comme Dan Abnett, je suppose, qui est probablement le plus connu – mais justement : même si je n’ai pas plus que ça apprécié les deux romans des « Fantômes de Gaunt » que j’avais chroniqués sur ce blog, on pouvait au moins lui reconnaître qu’il savait concocter quelques scènes d’actions sympa, et donner de la chair et de l’âme à ses personnages de troufions – sur un mode très classique de « band of brothers », mais bon : ça fonctionnait. Ici, pas le moins du monde, hélas…

 

D’autant que l’action est mollassonne, répétitive, et plombée par des flashbacks parfaitement inutiles et que rien ne justifie de baston dans la baston.

 

Par ailleurs, les « stars » du roman ne sont pas beaucoup mieux loties que les Astartes de second ordre qui monopolisent l’essentiel des points de vue : le héros Sicarius n’est pas exactement un fin stratège, on va dire… Et c’est ballot, quand le Chapitre des Ultramarines est supposé se distinguer des autres par sa hauteur de vue tactique. Le plan le plus « malin » du bonhomme, c’est quand même de s’attaquer tout seul à un Monolithe nécron, hein… « Courage et honneur », tout ça…

 

En même temps, par accident peut-être, ou pas, ce traitement assez foireux des personnages des Space Marines a une heureuse contrepartie – qui est qu’ils ne sont vraiment pas sympathiques. Les « Anges de la Mort » n’ont certes plus grand-chose d’humain, à ce stade, mais ils en témoignent au-delà de leurs seules prouesses martiales – en méprisant profondément les humains de Damnos, qui, plus d’un en vient à le penser, ne méritent pas qu’on meure pour eux… Et si les plans des Schtroumpfs-marines doivent avoir pour conséquence d’envoyer cette piétaille se faire massacrer pour leur ouvrir le passage, eh bien, c’est dans l’ordre des choses, non ?

 

Bien sûr, parmi les Astartes interchangeables qui nous servent (mal) de personnages points de vue, plusieurs sont bien obligés d’admettre que leur sentiment à cet égard n’était pas très charitable, disons – et, du point de vue du lecteur, non seulement le lieutenant des Forces de Défense Planétaire Adanar Sonne, mais probablement plus encore les vaillants prolos Jynn Evvers, foreuse amenée à prendre la tête d’un groupe de partisans, ou Falka Kolpeck, ouvrier conscrit qui crève de trouille et n’en est que plus courageux, sont les vrais héros de cette histoire (et du coup les seuls dont j'ai retenu les noms). Ce qui n’a au fond rien d’étonnant, mais, oui, je suis tenté (charitablement, pour le coup…), de mettre cette dichotomie au crédit du roman.

 

Vaguement.

 

Insuffisamment...

 

Ce qui aurait pu, peut-être pas sauver le roman, mais le rendre du moins un peu plus intéressant, c’est le point de vue d’en face – celui des Nécrons. Il est largement minoritaire dans le roman, mais il intervient quelquefois – et ce sont souvent, en ce qui me concerne, les passages les plus (relativement) réussis de l'ensemble. D’autant que Nick Kyme a su, pour le coup, identifier un aspect très amusant du lore de ces Xenos pas comme les autres, au-delà de la seule image des légions innombrables qui avancent implacablement, et refusent de crever – à savoir que l’élite des Nécrons est complètement dingue. Leur stase de plusieurs dizaines de millions d’années a connu des ratés et produit des effets secondaires, sur Damnos comme ailleurs : les lords ne sont pas seulement des anachronismes faits chair (enfin, métal organique...), ils ont pété bien des câbles bien au-delà – et si le Cryptek fourbe est passablement convenu, que tel seigneur succombe à la folie nihiliste du Destroyer et tel autre à la très sordide et grotesque malédiction du Dépeceur, c’est peut-être un peu artificiel, mais ça aurait pu être intéressant.

 

Hélas, Nick Kyme, sur la base de ce seul roman en tout cas, est un trop mauvais écrivain pour en tirer vraiment parti. On pourrait s'accommoder d'un style sans surprise défaillant, mais l'auteur ne remplit même pas vraiment son office, en ce qui me concerne, qui devrait être de mettre en scène une bataille vraiment terrible. Le titre du roman est pourtant éloquent : la bataille de Damnos, pour les Ultramarines, est supposée être une colossale branlée. L’amateur du lore nécron ou ultramarine sait probablement, avant même d’entamer le roman, qu’en l’espèce les Bleus de la Marine vont perdre cette bataille – et que Sicarius va très mal le vivre, rongeant son frein et ruminant sa honte pendant plusieurs décennies, avant de trouver à revenir sur Damnos pour purger bien tardivement la planète de la présence des Nécrons. Ici, Nick Kyme foire complètement son coup : sûr, il met en scène la mort d’un paquet de personnages… mais comme ils sont tous interchangeables, eh bien, on s’en tape un peu, quoi. Et si tel ou tel Space Marine, ici ou là, a bien malgré lui des paroles morbides voire carrément défaitistes (bouh ! bouh ! pas bien !), on n’a jamais vraiment l’impression que les Ultramarines (et leurs grouillots humains) sont bel et bien en train de perdre. La focale sur les gestes héroïques, très mal gérée à force de triomphes censément inespérés, prohibe ce ressenti, et la fin du roman (spoilée par la quatrième de couv’, au passage) est tellement foireuse à cet égard que cela relève de la performance…

 

Bon, le bilan ne fait guère de doute, à ce stade : La Chute de Damnos est un mauvais roman, de manière générale comme en fonction des critères de la licence. Et je le regrette d’autant plus que j’aurais vraiment apprécié de voir les Nécrons briller dans un bouquin de la Black Library…

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Le Monde de Satan, de Poul Anderson

Publié le par Nébal

 

ANDERSON (Poul), Le Monde de Satan (La Hanse galactique, t. 4), [Satan’s World – « Lodestar »], traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Houssemaine et Jean-Daniel Brèque, avant-propos par Jean-Daniel Brèque, « Chronologie de la Civilisation technique » par Sandra Miesel, couverture de Nicolas Fructus, Saint Mammès, Le Bélial’, [1968-1969, 1971, 1973, 1979, 2008] 2019, 347 p.

 

Le Monde de Satan est le quatrième (sur cinq prévus) volume du cycle de « La Hanse galactique ». Une série qui a suscité en moi des sentiments très divers : j’étais mitigé au sortir du Prince-Marchand, très enthousiaste après Aux comptoirs du cosmos, franchement déçu en achevant Les Coureurs d’étoiles. Le Monde de Satan me paraît hélas plutôt figurer dans la continuité du tome précédent, encore que je le suppose un peu plus réussi… Pas très glorieux, cependant.

 

Maintenant, il y a probablement des biais, ici – comme souvent quand je lis et chronique ce genre de SF un peu poussiéreuse sans être véritablement antique : un état d’esprit adapté est requis pour pleinement en profiter – et je fonctionne par vagues ; j’ai lu Aux comptoirs du cosmos au bon moment, celui où ces aventures étaient exactement ce que j’avais envie voire besoin de lire – mais, pour Les Coureurs d’étoiles, et probablement aujourd’hui Le Monde de Satan, si l’envie demeurait (je ne suis pas masochiste, j'ai lu tout ça parce que ça m'intéressait a priori), j’étais dans le creux de la vague, et ça n’était pas vraiment l’idéal… Peut-être, si j’avais lu ces deux volumes dans la foulée du deuxième, les aurais-je davantage appréciés ? Pas dit, pourtant, car les redondances des Coureurs d’étoiles n’en auraient peut-être été que plus sensibles, et l’artificialité, à mes yeux, du présent volume.

 

Le Monde de Satan ne comprend que deux récits de Poul Anderson : le roman éponyme, qui en occupe l’essentiel (et qui avait déjà été édité en son temps en « Présence du Futur », à la différence à vue de nez de bon nombre de textes du cycle), et la nouvelle « L’Étoile-Guide », d'une grosse quarantaine de pages.

 

Ces deux aventures confèrent un rôle important à tous les personnages majeurs du cycle : Nicholas van Rijn, à peine moins insupportable que d’usage, David Falkayn, qui l’est quant à lui de plus en plus, la féline Chee Lan, qui demeure égale à son archétype, et enfin Adzel, le « dragon » bouddhiste, un vent de fraîcheur dans ce quatuor sordide porté aux saillies bien graveleuses et à l’humour affligeant.

 

L’intrigue du Monde de Satan a sa cohérence, et pourtant, dans le déroulé, elle se scinde en trois ou quatre blocs plus ou moins autonomes, et qui constituent autant de récits dans le récit, comme j’ai vu les choses – il a pourtant été publié en tant que roman, pour autant que je sache, mais je lui ai trouvé un caractère si feuilletonesque à cet égard que je n’aurais pas été surpris d’y voir initialement un fix-up.

 

L’affaire commence sur la Lune, où David Falkayn est dépêché par Nicholas van Rijn auprès de Serendipity, une sorte de société de courtage d’informations d’un genre bien particulier, encore assez récente mais qui a très vite su se rendre indispensable en suscitant la confiance absolue de ses clients. Là-bas, deux choses se produisent : d’une part, David Falkayn se voit (malencontreusement ?) communiquer une information cruciale, à savoir l’existence d’une planète errante que sa course amène à naviguer à proximité d’une étoile, ce qui la rendra « habitable » ou en tout cas extrêmement rentable – il y a beaucoup d’argent à faire, là-bas. D’autre part, et c’est lié, la vérité sur Serendipity est révélée à nos héros : la fonction première de la compagnie est en fait d’espionner la Ligue polesotechnique, via des agents humains domestiqués au service d’une civilisation sophonte inconnue, les Shenna !

 

Vous savez ce qui se passe, dans ces cas-là, au cours de ce cycle : oui, comme d’hab’, David Falkayn est enlevé/retenu contre son gré. Mais ses camarades le tirent de là, of course, et bombent vers la planète errante, qu’un Falkayn en verve poétique baptise Satan une fois sur place. Et, bien sûr, les mystérieux sophontes derrière Serendipity demeurent dans la partie, qui comptent bien accaparer pour eux-mêmes les richesses potentielles de Satan. On frôle la guerre – la « vraie », pas seulement l’économique. Car les Shenna sont colériques, et tout ce laid monde entend planter son pavillon sur la planète et y planter des piquets, affirmant : « CECI EST À MOI. »

 

Tout cela tandis que les signes commencent à s’accumuler de ce que la Ligue polesotechnique, dont les « mécanismes d’autorégulation » (mon cul) sont à bout, touche à sa fin : nos merveilleux capitalistes du cosmos, si fiers de leur doctrine du « tout pour ma pomme » harmonieux, produisent à travers elle (nul besoin pour ce faire de ce ridicule flic nazicommuniss’ qu’on croise brièvement dans le roman) les conditions de leur anéantissement bien étonnamment tardif – la Main invisible s’apprête à coller des baffes, en somme. C’est à vrai dire probablement ce qui m’a le plus intéressé dans tout ça – et ce sera semble-t-il au cœur de l’ultime volume de la série, justement intitulé Le Crépuscule de la Hanse. Ce qui pourrait être une raison d’en tenter la lecture malgré tout…

 

Un aspect qui, parmi d’autres, a semble-t-il totalement échappé à « Denis Philippe » (Jean-Pierre Andrevon sous pseudo, paraît-il) dans une vieille critique à charge contre le roman de Poul Anderson, critique très politique pour un livre jugé très politique, mais qui me paraît un peu trop à courte vue et infondée sur un certain nombre de points. Il ne semble guère faire de doute que Poul Anderson penchait à droite, et même bien à droite, ce cycle comme d’autres écrits en témoignent (et, c’est cadeau, ça fait plaisir, en conclusion de « L’Étoile-Guide » on trouvera un éloge de John W. Campbell qui résonne bizarrement après certaine polémique récente) – politiquement, philosophiquement, il y a plein de choses dans tout ça auxquelles je n’adhère vraiment pas, et parfois, oui, au point de me pincer le nez (j’en avais évoqué pour Les Coureurs d’étoiles, d’une certaine manière) ; mais je demeure convaincu que la critique de « Denis Philippe » est beaucoup trop premier degré, souvent, et parfois carrément de mauvaise foi.

 

Ceci étant… eh bien, je ne peux pas vraiment défendre ce roman. Je l’ai trouvé régulièrement fastidieux, et je me suis ennuyé plus qu’à mon tour à sa lecture. Le cocktail aventure pulp et bonnes idées hard-science, qui avait fait des miracles à mes yeux dans Aux comptoirs du cosmos, est toujours là, mais ne prend pas – une question de dosage, supposera-t-on.

 

Quand la science s’immisce dans le récit, c’est au travers de véritables tunnels narratifs qui cassent le rythme (une dimension qui affecte également « L’Étoile-Guide »), et c’est d’autant plus regrettable que les idées traitées sont intrinsèquement bonnes : cette histoire de planète errante dont l’écosystème sera bientôt bouleversé a des aspects très intéressants aussi bien au plan physique qu’au plan économique, et au fond c’était bien ce genre de choses que l’on était en droit d’attendre du cycle de « La Hanse galactique » ; et si l’histoire du développement des Shenna peut se montrer vaguement puante, elle repose sur des idées qui méritent sans doute d’être creusées… Mais, non, ça ne prend pas vraiment – pour des raisons essentiellement formelles, je crois.

 

Quant à l’aventure pulp, eh bien, elle se montre souvent redondante – un défaut criant des Coureurs d’étoiles. Cet énième enlèvement de David Falkayn sonne un peu comme une mauvaise blague, à ce stade. Quant aux scènes davantage imprégnées d’action, elles ne sont guère palpitantes.

 

Ce qui fonctionne probablement le mieux, ici, ce sont les séquences de « premier contact » avec les Shenna (un thème régulier du cycle, et dont la redondance affectait déjà, là encore, Les Coureurs d’étoiles) : ici, tout spécialement, la lecture de « Denis Philippe » sur les « gentils » et les « méchants » me paraît bien artificiellement plaquée sur un récit en fait plus subtil, et en tout cas pas si manichéen.

 

Mais, globalement, en ce qui me concerne, ça ne prend jamais vraiment – et c’est dommage.

 

Hélas, ce n’est pas « L’Étoile-Guide » qui va remonter le niveau. Là aussi, il y a de bonnes idées hard-science, mais, plus encore que dans Le Monde de Satan, elles impliquent de véritables tunnels narratifs des plus ennuyeux.

 

Un nouveau personnage apparaît, Coya Conyon, qui est la propre petite fille de Nicholas van Rijn, lequel a cependant pour elles les yeux de Trump lorgnant sur Ivanka (ça n’est certes pas la première fois que je suis amené à comparer van Rijn au Donald, à la différence cruciale bien sûr que le prince marchand, lui, n’est pas un imbécile) – et, oui, elle est forcément maquée avec David Falkayn. L'auteur essaye de lui donner du caractère, mais sans grand succès.

 

Notre quatuor habituel est là, par ailleurs, mais l’artifice de leurs rencontres est bien trop marqué pour ne serait-ce que vaguement convaincre ; du coup, la structure du récit n’en est que plus bancale.

 

Ultime problème et pas des moindres : la redondance, à nouveau, car l’histoire de « L’Étoile-Guide » (dont le thème central aurait donc été soufflé à l’auteur par John W. Campbell) évoque plus qu’un peu celle du Monde de Satan, et, à vrai dire, sciemment : les références ouvertes au roman ne manquent pas dans la nouvelle.

 

Seule dimension à véritablement sauver, me concernant : la sensation plus appuyée encore que dans Le Monde de Satan de ce que la Ligue polesotechnique, à force de contradictions irréconciliables, touche à sa fin – une dimension qui s’immisce, ici, jusque dans les relations entre les héros, qui jusqu’alors en semblaient relativement épargnés.

 

Mais non, tout cela ne m’a guère emballé. Je crois que j’ai trouvé l’ensemble un cran au-dessus des Coureurs d’étoiles – mais ça n’en fait pas une lecture que je pourrais véritablement recommander pour autant.

 

Lirai-je Le Crépuscule de la Hanse ? La relativement mauvaise expérience des Coureurs d’étoiles et du Monde de Satan devrait m’en dissuader – à ce stade, je n’escompte plus vraiment retrouver le cocktail merveilleusement harmonieux d’Aux comptoirs du cosmos. Mais l’idée même de ce que la Ligue polesotechnique va s’effondrer me titille, alors je n’exclus encore rien…

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La Mythologie viking, de Neil Gaiman

Publié le par Nébal

 

GAIMAN (Neil), La Mythologie viking, [Norse Mythology], traduit de l’anglais par Patrick Marcel, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2017, 306 p.

 

Un pan non négligeable (voire carrément essentiel) de l’œuvre de Neil Gaiman consiste à puiser dans diverses mythologies pour les réincarner, disons, dans un contexte contemporain – c’est vrai tout particulièrement de Sandman, côté BD (et je maintiens : cela demeure sa plus grande réussite à ce jour), mais aussi dans des romans comme American Gods et Anansi Boys, bien sûr, et sans doute d’autres, dont De bons présages avec Terry Pratchett, d’ailleurs. Je ne vous apprends absolument rien.

 

Avec La Mythologie viking, l’auteur rend hommage à une de ses inspirations majeures – et nous offre de retrouver en contexte des personnages et des figures qu’il avait auparavant et avec talent « décalé » dans son propre univers – là encore, nous pouvons citer tout spécialement American Gods pour Odin notamment, tandis que Loki joue un rôle crucial dans Sandman.

 

Ce livre part d’un constat, que je suppose assez juste : même si le lecteur occidental lambda, et a fortiori le fan de Gaiman et/ou de fantasy, a au moins de vagues idées des mythes liés aux divinités nordiques, eh bien… oui, elles demeurent souvent vagues. Cette mythologie nous imprègne profondément, et nous savons tous (plus ou moins) qui sont Odin, Thor et Loki (un trio clairement mis en avant dans le présent ouvrage), mais cela ne va pas forcément bien au-delà – en fait, pour beaucoup, dont Gaiman lui-même ainsi qu’il le dit dans son introduction, les comics Marvel ont pu imposer une figuration de ces personnages, et constituer une porte ouverte assurément pour explorer cet univers, mais tout le monde ne franchit pas cette porte pour autant (à titre personnel, j’avoue que le Thor des comics ne m’a jamais vraiment emballé, du moins jusqu’à sa redéfinition en gentil métalleux altermondialiste dans Ultimates). Dans un autre registre, on peut sans doute se référer à Wagner, et avoir une vague idée de ce qu’est le Ragnarök, mais, là encore, il n’est pas dit qu’on aille de manière générale bien au-delà. Et je ne parle même pas de certains délires identitaires, notamment dans le metal, dont on pourrait allègrement se passer. Sous cet angle, la mythologie nordique n’est en fait guère mieux lotie que bien d’autres de par le monde : dans l’univers européen des représentations, tout en constituant un fonds sous-jacent, bel et bien présent, elle ne produit pas les mêmes images, ou en tout cas pas avec la même assurance, qu’un fonds mythologique gréco-romain bien mieux connu et intégré, héritage païen qui a survécu dans la culture officielle, via les arts et lettres, sous la triste domination des religions du Livre.

 

Le propos de Neil Gaiman est donc de narrer les principales histoires de cette mythologie – sans spécialement s’immiscer lui-même dans ces récits. En tant que telle, l’entreprise est louable, tout spécialement si on la considère comme une introduction à une matière plus ample – une nouvelle porte ouverte.

 

Maintenant, cela confère une place particulière à ce livre : d’une part, il se contente de reprendre les mythes nordiques les plus connus – quelqu’un qui s’est intéressé à la matière, ne serait-ce qu’un tout petit peu, avec des lectures plus érudites sans doute (et je ne peux pas me targuer d’en avoir pratiqué des masses – en fait je m’en suis tenu essentiellement à L’Edda, même si le désir d’en lire davantage est ancien et persiste, sans s’être hélas réalisé depuis), n’apprendra finalement pas grand-chose, voire rien, à la lecture de La Mythologie viking. Ce livre est une introduction, ou une vulgarisation – ce qui n’est certainement pas un problème en soi, c’est même très bienvenu, mais mieux vaut savoir dans quoi on s’engage.

 

D’autre part, eh bien, le nom de Neil Gaiman apparaît sans doute en gros sur la couverture, et à bon droit, mais… ça n’est pas vraiment un livre de Neil Gaiman : il raconte des histoires qui ne lui appartiennent pas, et sans véritablement se les accaparer – il ne triture guère, il ne brode pas. Le seul trait gaimanien du présent livre, à mon sens, ne joue d’ailleurs pas en sa faveur : des répliques au ton décalé, familier (ça, cela pourrait être à propos, comme on le verra), voire anachronique parfois – mais ce qui crée des miracles dans Sandman ou American Gods, tombe ici un peu à plat, voire nuit à l’immersion… Bon, ça se discute, mais tel est en tout cas mon ressenti personnel.

 

Il faut donc savoir dans quoi on s’engage – et c’est important pour éviter toute déception. En fait, d’une certaine manière, il faut presque sortir Neil Gaiman de l’équation (et c’est peut-être un peu dommage).

 

Maintenant, demeure cet imaginaire foisonnant, riche en images épiques et en personnages hauts en couleur : de la création du monde, ou plutôt des neuf mondes, dans le feu et la glace, jusqu’à leur fin, avec cette merveilleuse ambiguïté qui propulse les récits du passé mythique à l’évocation d’une fin qui arrivera ou est peut-être déjà arrivée, mais dont le récit est de toute façon d’ores et déjà décidé et connu, la mythologie nordique ne manque certes pas de matière propre à réjouir tout amateur de fantasy. À vrai dire, il ne fait guère de doute que nombre des grands auteurs du registre y ont trouvé matière à inspiration – c’est vrai des classiques, comme Tolkien ou Le Serpent Ouroboros (une sacrée remise en perspective du Ragnarök), comme d’auteurs plus contemporains, dont bien sûr Gaiman lui-même. Je ne vous apprends (toujours) rien (comme ce livre, quoi).

 

Ce qui est merveilleux dans cet univers mythologique, mais en caractérise à vrai dire bien d’autres, c’est le goût du contraste : la majesté et la trivialité s’y associent sans cesse, la fureur et la grandiloquence épiques s’accompagnent de (très) mauvaises et (très) sordides blagues, et les Ases et Vanes si puissants suscitent aussi bien l’admiration que la consternation.

 

Le trio central de ces mythes, Odin, Thor et Loki, en fournit quantité d’illustrations. Si Odin est une figure d’essence supérieure, mais qui a travaillé à acquérir ce statut au fil de longues quêtes initiatiques, il brille peut-être surtout par son ambiguïté, et pas seulement au plan moral, qui le rend proprement insaisissable. Thor est assurément plus franc du collier – l’incarnation de la force, il est régulièrement… un peu con quand même. Ce qui en fait une proie toute désignée aux facéties de Loki, qui est forcément mon préféré (et probablement celui de Gaiman ?) : le bâtard entre deux mondes, à maints égards mais sans qu’il en ait forcément bien conscience le moteur du changement, la figure ultime du trickster, et qui, comme souvent les tricksters, tels Ulysse ou même Hercule éventuellement, en tout cas ce « coquin de roux » de Renart, nombres d’avatars du diable médiéval dont Méphistophélès sera l’aboutissement, ou, à l’autre bout du monde, le fougueux Susanoo, ou probablement Anansi, est alternativement d’une astuce incroyable… et d’une lamentable bêtise, tant ses pulsions malicieuses l’amènent invariablement à commettre des méfaits d’une stupidité atterrante. Il y a aussi les enfants de Loki, bien sûr – présages du Crépuscule des Dieux, ils introduisent dans le récit le sentiment de la peur, si les Ases arrogants ne se l’avouent peut-être pas, en augures anticipés bien à l’avance d’une conclusion que tout le monde sait inévitable.

 

Si ces images, ces figures, ces histoires suscitent autant l’enthousiasme, c’est aussi parce que nous sommes très, très loin, ici, de la fatigante perfection monothéiste, et de la nécessaire édification qui lui est associée. Si la mythologie nordique est édifiante, c’est en raison de son caractère essentiellement humain : les dieux vikings partagent bien des traits avec les Vikings eux-mêmes – à l’instar des dieux grecs et de bien d’autres. Ils sont faillibles, ils ont des défauts qui leur jouent bien des tours, ils sont capables du pire comme du meilleur – mais avouons que le pire est généralement ce qui produit les récits les plus amusants. Bien loin de ne susciter que l’admiration, ils sont plus qu’à leur tour matière à rire… C’est ce qui donne tant de couleur à l’ensemble – et renforce par contraste la conviction que l’imaginaire des religions abrahamiques est triste, terne, laid.

 

Je ne vous apprends rien – et c’est éventuellement le défaut de ce livre : il ne vous apprendra probablement pas grand-chose. L’entreprise demeure louable : au fond, qui s’intéresse à cet univers mythologique mais redoute de se confronter aux sagas dans des éditions lourdement érudites (ce qui vaut sans doute pour votre serviteur), y trouvera son content. Neil Gaiman sait assurément raconter des histoires – qu’importe alors si ce ne sont pas les siennes. Dès l’instant que l’on sait dans quoi on s’engage, La Mythologie viking est une lecture tout à fait recommandable. Mais il ne faut donc pas en attendre davantage que cette volonté bienvenue de rendre accessible à tous un imaginaire que l’on ne connaît souvent que bien trop vaguement. Avouons-le : c’est déjà beaucoup.

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Promenades au pays des Hobbits, de Jean-Rodolphe Turlin

Publié le par Nébal

 

TURLIN (Jean-Rodolphe), Promenades au pays des Hobbits – Itinéraires à travers la Comté de J.R.R. Tolkien, [Dinan], Terre de Brume, coll. Terres Fantastiques, 2012, 197 p.

 

Actualités tolkiéniennes pendant l’interruption de ce blog : l’été ne s’est pas montré très propice au jeu de rôle, cela dit j’ai deux comptes rendus en retard pour notre campagne d’Adventures in Middle-Earth, que nous reprendrons normalement dans la semaine qui vient. Jeu de rôle toujours, le supplément Erebor Adventures est sorti il y a quelque temps de cela, je compte le lire prochainement et vous en rendrai bien sûr compte.

 

Et côté littérature ? Eh bien, il y a eu une lecture de Tolkien himself… mais pas exactement la plus facile à chroniquer : La Légende de Sigurd et Gudrún. Rien à voir avec la Terre du Milieu, si ce n’est dans l’inspiration. Mais, à mon grand regret, je dois avouer être passé largement à côté de cet ouvrage très érudit, que sa forme poétique délibérément archaïque si très soignée (pour un rendu français convaincant, à la différence des illisibles Lais du Beleriand) rend plus hermétique encore. Ma méconnaissance de la mythologie nordique et de ses sources germaniques (si j’avais lu L’Edda de Snorri Sturluson il y a quelques années de cela – mais ici c’est plutôt du côté de L’Edda poétique qu’il s’agirait de creuser ; oh, au passage, j’ai lu, mais depuis seulement, La Mythologie nordique de Neil Gaiman, à voir si cela vaut la peine d’en parler ici), associée à la forme tout de même très particulière de cet ouvrage, ne m’ont pas permis de l’apprécier à sa juste valeur ; au fond, j’en ai surtout retenu les commentaires, comme toujours très pointus, de Christopher Tolkien – qui m’ont tout spécialement intéressé quand ils faisaient le lien avec les événements historiques impliquant les Huns dont Attila, ainsi que les Burgondes, une origine dont je n’avais franchement pas idée, ignare de moi.

 

Mais il y a eu une autre lecture, disons « autour de Tolkien », et c’est le relativement bref ouvrage dont je veux vous parler aujourd’hui : les Promenades au pays des Hobbits de Jean-Rodolphe Turlin (aux initiales de circonstance). Ce livre est assez inclassable, et cela contribue d’ailleurs à son charme – car, oui, j’ai bien conscience que ce qualificatif a quelque chose d’horrible, mais j’ai trouvé ce petit livre tout à fait charmant.

 

C’est le mot.

 

Je n’y peux rien.

 

Mais de quoi s’agit-il ? Eh bien, de sept « promenades » à travers la Comté de J.R.R. Tolkien – qui trouvent leur origine dans divers travaux en ligne de Jean-Rodolphe Turlin : en confrontant les sources, l’auteur s’attache à nous en dire le plus possible, sans extrapoler outre-mesure, sur la géographie de ce petit bout so British de la Terre du Milieu. Toutefois, si la moindre allusion est sourcée (encore une fois, il ne s’agit pas d’extrapoler à vol d’oiseau), le ton de l’ouvrage n’est guère « universitaire », disons – il a quelque chose de bien plus « léger » en apparence, qui s’avère parfaitement approprié.

 

Un guide de voyage à travers la Comté, alors ? Une sorte de Guide du Routard ou de Lonely Planet pour un espace restreint d’un univers fictionnel ? Eh bien, oui, si l’on prend les choses largement – et pourtant le résultat s’avère non dénué de qualités proprement littéraires qui le hissent sans peine bien au-dessus de ce que l’exercice pouvait laisser craindre : la plume de Jean-Rodolphe Turlin, très agréable, contribue à véhiculer l’atmosphère aimablement bucolique de la Comté, dans une veine qui fait écho avec habileté aux écrits de Tolkien lui-même.

 

En se fondant, ici sur Le Hobbit, là sur Le Seigneur des Anneaux, parfois même sur Les Aventures de Tom Bombadil, gai dol et toutes ces sortes de choses, là-bas sur des notes de travail ou la correspondance de J.R.R. Tolkien, un peu plus loin sur les cartes (éventuellement inédites) dessinées par Christopher Tolkien sur les indications de son père, et enfin, le cas échéant, sur d’autres ouvrages de la critique tolkiénienne qui avaient pu traiter occasionnellement de sujets similaires, Jean-Rodolphe Turlin met en scène sept itinéraires, parcourus ensemble par ses lecteurs et lui-même (autant de Hobbits joufflus, de toute évidence), qui témoignent de l’invraisemblable précision dont faisait preuve Tolkien en matière de création d’univers. De fait, les sources diverses consultées par Jean-Rodolphe Turlin permettent, effectivement, de définir de telles promenades de manière relativement rigoureuse, et de savoir qu’à cet endroit, sur la gauche, il y a un petit ruisseau, et un peu plus loin là-bas sur la droite les terres de tel gentleman farmer hobbit, etc.

 

Bien loin cependant de s’en tenir à une énumération qui aurait tôt fait de se montrer fastidieuse, l’auteur met toutes ces informations en scène, trouvant plus qu’à son tour à « montrer plutôt que dire », et, au gré des pages, la magie opère : ce ruisseau est bel et bien ici, cette ferme bel et bien là, et nous les voyons – de même que nous apprécions cette aimable brise qui accompagne nos pas, que nous entendons les abeilles qui bourdonnent, etc. Le ciel est bleu, la campagne d’un beau vert – un temps idéal pour « partir à l’aventure », à la manière hobbitique raisonnable et définitivement non-Touque, c’est-à-dire sans orques et sans dragons ; encore que l’on puisse croiser ici ou là, mais probablement dans telle ou telle taverne (il y en a beaucoup) où il fait bon se désaltérer après quelques heures de marche, des Nains qui font le trajet depuis ou vers les Montagnes Bleues, ou parfois même des Elfes, dont certains peut-être, aimablement las du monde, se rendent aux Havres Gris pour l’ultime traversée. La compagnie est agréable, la bière rafraîchissante, et l’herbe à pipe de la meilleure qualité qui soit. Tout est parfait.

 

Cependant, en la personne de Jean-Rodolphe Turlin, nous avons bel et bien un guide, et pas seulement un compagnon de route – et si, à l’occasion, ses attributions doivent l’amener à jouer au conférencier, il s’acquittera de sa tâche avec passion. Ceci, tout spécialement, vaut pour l’étymologie, l’origine des très nombreux toponymes, patronymes, etc., de la Comté. Là encore, on perçoit combien le moindre choix de Tolkien était réfléchi, et d’une précision presque maniaque – au-delà, on apprécie aussi combien les traducteurs de Tolkien ont dû batailler pour trouver à intégrer autant que possible les notions philologiques des termes « anglais » dans leur rendu français ; cela n’a certes pas toujours été irréprochable (au passage, l’ouvrage était plus ou moins contemporain des nouvelles traductions de Daniel Lauzon, mais, en raison de considérations éditoriales, il s’est appuyé essentiellement sur la base de la traduction de Francis Ledoux), mais il est intéressant de constater l’astuce de certains rendus français, sous la plume de traducteurs professionnels comme d’amateurs exégètes de Tolkien, dont Jean-Rodolphe Turlin lui-même, proposant le cas échéant leurs propres adaptations. Par chance, ces développements ne rompent pas excessivement le caractère bucolique des promenades – du moins en ce qui me concerne, mais j’ai pu lire des avis divergents.

 

Autre trait qui contribue à rendre ces balades agréables : le livre est, de manière fort pertinente, très aéré, et émaillé de cartes ainsi que d’illustrations, très diverses à vrai dire (outre les crayonnés de l’auteur lui-même, nous avons aussi bien des œuvres d’illustrateurs tolkiéniens, comme cette couverture de Ted Nasmith, mais aussi des gravures, etc., empruntées à des guides, des dictionnaires, que sais-je, du XIXe siècle, assez souvent), mais généralement bien trouvées et adaptées au propos – sans que la représentation ne vienne excessivement parasiter l’imaginaire propre du lecteur.

 

Promenades au pays des Hobbits est donc une réussite, dans son registre très singulier. Il satisfera probablement aussi bien les amateurs de Tolkien que, mettons, les rôlistes qui voudraient jouer dans la Comté (pourquoi pas, après tout ?). Et c'est un ouvrage, oui, tout à fait charmant. On n’ira probablement pas bien au-delà de ce qualificatif, mais, très honnêtement, je n’en attendais probablement pas autant en en entamant la lecture. Bonne pioche !

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Le Convoi de l'eau, d'Akira Yoshimura

Publié le par Nébal

 

YOSHIMURA Akira, Le Convoi de l’eau, [Mizu no sôretsu 水の葬列], traduit du japonais par Yutaka Makino, Arles, Actes Sud, coll. Babel, [1967, 1976, 2009] 2011, 173 p.

Bon, je vais essayer de m’y remettre… Parce que ça me manque un peu, honnêtement. Maintenant, si même je suis seulement capable de rebloguer dans la durée, je ne vais probablement pas me montrer aussi exhaustif que par le passé – je pense de manière générale faire l’impasse sur les BD, notamment. Peut-être réorienter purement vers les littératures de l’imaginaire, aussi ? On verra…

 

Mais, pour aujourd’hui, retour sur un court roman japonais ne relevant pas de l’imaginaire, pour le coup – même si Yoshimura Akira, que j’ai souvent eu tendance à associer à Ogawa Yôko, probablement pour la bête raison que c’est le même éditeur, Actes Sud, qui les publie en France, prise à l’instar de la seconde les récits (souvent courts) un peu décalés, pas fantastiques ou SF à proprement parler mais du moins… étranges, si la morbidité est probablement l’aspect qui ressort le plus de prime abord. Cela s’était vérifié dès ma première lecture de l’auteur, La Jeune Fille suppliciée sur une étagère, ou dans celui de ses textes qui m’a le plus bouleversé, Voyage vers les étoiles, ou encore, dans un registre un peu différent, dans Mourir pour la patrie.

 

La morbidité, la froideur clinique aussi, ne sont certes pas absentes du Convoi de l’eau, court roman datant de 1967, et à vue de nez un des plus plébiscités de Yoshimura Akira – en France, du moins. Mais chroniquer ce bref texte n’a rien d’évident : s’il n’a absolument rien d’un thriller, il est tout de même bâti sur une succession de « révélations » qu’il serait regrettable de SPOILER – mais, pour en dire quelque chose, il va me falloir lâcher deux, trois trucs tout de même : vous êtes prévenus. L’autre difficulté, c’est que le sens à donner au roman ne coule peut-être pas autant de source que son symbolisme pourtant initialement très marqué pourrait laisser supposer… Mais mieux vaut ne pas trop en dire à cet égard de toute façon.

 

Nous sommes dans un coin reculé du Japon – en pleine montagne. À vrai dire un endroit si reculé que se tapit au fond de la vallée un petit village longtemps oublié de tous : il a fallu le crash d’un bombardier pour que l’on se souvienne, ou découvre, que des gens vivaient là-bas. Mais ce microcosme isolé, qui a pu me rappeler Narayama (ou éventuellement mais dans une moindre mesure La Femme des sables, d’Abe Kôbô, roman lu durant l’interruption de ce blog), est en sursis – le reste du pays, certes interloqué par cette découverte, n'y accorde bien vite que peu d'importance : le site est idéal pour la construction d’un barrage, les villageois seront expropriés. Déjà une première équipe se rend sur place – la montagne est si dangereuse qu’ils doivent s’encorder pour y parvenir, ensemble, les ouvriers et les ingénieurs, ces derniers guère appréciés des premiers : la symbolique est pour le moins appuyée – mais pas vaine, ceci dit.

 

Le camp de base, comme pour une expédition d’alpinisme, s’installe sur les pentes, surplombant le village et ses habitants étranges, aux coutumes forcément un peu barbares. Dans un premier temps, tout est fait pour que ces deux mondes ne se rencontrent pas – à vrai dire, le luxe de précautions à cet égard a quelque chose d’un brin navrant, car on sait très bien que, rapidement, il faudra dynamiter ici, là, et encore là : on sait, tout le monde sait, que le village est condamné. Mais les ouvriers l’observent – de haut, littéralement. Ils ne sont dans l’ensemble pas les plus fins ni les plus ouverts des hommes, encore qu’ils ne soient pas tout à fait indifférents à une certaine forme de beauté rustique et sauvage qui caractérise le village, une beauté pas nécessairement et naïvement innocente, à vrai dire plutôt cruelle, mais peut-être surtout parce qu’ils savent très bien être les agents de sa destruction. Et ils s’en accommodent.

 

Notre narrateur fait partie des ouvriers. Et c’est ici que je dois recourir, au cas où et un peu absurdement, à la balise SPOILERS. Très vite, nous avons l’impression qu’il y a quelque chose d’un peu étrange, ou d’un peu décalé, dans le regard du narrateur. Véhicule de la plume de Yoshimura Akira, il s’exprime avec une froideur clinique, rigoureuse mais pas sans charme – son regard, pourtant, n’est jamais exactement ce à quoi nous pouvions nous attendre. Quelque chose ne va pas.

 

Nous comprenons bientôt qu’il est tout récemment sorti de prison – et, assez brutalement, d’ailleurs, nous apprenons pourquoi il y est allé : il a assassiné sa femme, adultère, à coups de bûche (?!), sous le regard terrorisé de leurs filles. Après une peine absurdement courte, il a retrouvé la liberté – ses collègues ne savent pas forcément grand-chose de son passé, peut-être même rien, ils s’en moquent. Mais, dès l’instant que nous, lecteurs, le savons, notre regard à son tour est affecté, qui se décale lui aussi.

 

Son crime obsède le narrateur – mais pas au sens où il éprouverait du remords, ça n’est pas le cas. La prison ne l’a à vrai dire en rien rédimé (elle n’y parvient jamais, ce n’est au fond pas son but), et son obsession a quelque chose de pathologiquement morbide qui ne surprendra a priori guère chez Yoshimura – notre narrateur a profané la sépulture de sa femme pour en extirper des ossements, qu’il garde sur lui comme une relique criminelle, une délicieuse accusation, un jouet sempiternellement désacralisé (là encore, j’ai forcément pensé à Ogawa Yôko et ses collections bizarres). Il se pose cependant des questions sans réponse – une, notamment : pourquoi son premier et dernier réflexe a-t-il été de s’en prendre à son épouse seulement, et non à l’amant de cette dernière ? Qu’il a totalement ignoré. La « trahison » suffit-elle à expliquer le choix de la victime ? Probablement pas…

 

Or un drame, dans ce village de montagne coupé du monde, va rendre ces questionnements plus obsédants encore (seconde balise SPOILERS). Le plus navrant dans ce drame est d’ailleurs qu’il n’a rien pour nous surprendre… Forcément, un des ouvriers viole une jeune villageoise. Le village se rend en procession pour dénoncer le crime aux cadres et contremaîtres du camp, ce qui jette comme un froid, mais silencieux – tout est silencieux, ici : ouvriers et villageois ne communiquent guère avec des mots, de manière générale, plutôt avec des gestes, des signes, comme une tribu égarée au fond de la forêt et brutalement accostée par des explorateurs « civilisés ». Le coupable n’a guère à redouter que le silence de ses camarades, d’ailleurs – mais la jeune fille, « déshonorée », se suicide : son frêle corps pendu oscille au vent, comme une accusation muette.

 

Qui, pour le coup, affecte notre narrateur bien plus que les autres ouvriers. La scène macabre lui rappelle son propre crime. Doit-on y voir pour lui l’occasion de la rédemption, enfin ? Peut-être – mais pas sûr. Car, dans son itinéraire intime, le narrateur a des raisons plus ou moins avouées, et plus ou moins convaincantes.

 

Qui tiennent d’ailleurs à l’incommunicabilité générale des rapports humains dans le roman, l'incompréhension qui règne sans partage entre les deux communautés. Le village est nécessairement « autre », et ce n’est pas un hasard si le camp sur les pentes fait que les ouvriers « le voient de haut », littéralement. À leur manière rude et très matérielle, ils incarnent la « civilisation » qui s’étend et gagne partout, et ne s’embarrasse guère de l’avis des « sauvages ». Il y a une forme d’hypocrisie latente, sans doute – peut-être accentuée par la froideur clinique du récit du narrateur : parfois, l’ouvrier chausse ses lunettes et prend des notes sur son carnet d’anthropologue, avec une fascination distante, un tantinet déshumanisante parfois (souvent) ; l’admiration pour le village se teinte de connotations rappelant au mieux le « bon sauvage ». Ce qui contribue encore un peu plus à fausser les rapports.

 

Et, en même temps, il y a la nature environnante – sauvage, belle, cruelle, condamnée. Il y a sans doute une dimension écologiste dans le roman, encore que plus subtile qu’il n’y paraît, en dépit d’une symbolique nécessairement appuyée. Le village fait partie de cet écosystème – les villageois s’acharnent à le perpétuer, jusqu’à la dernière minute. Les explosions de dynamite dans la vallée font s’effondrer les mousses amalgamées aux toitures, mais les villageois les réinstallent sans cesse – sachant pourtant sans doute qu’elles tomberont à nouveau lors de la prochaine explosion. Même si la construction du barrage est encore relativement lointaine, l’environnement est drastiquement chamboulé par la seule présence des ouvriers – et la découverte d’une source chaude, d’abord accueillie avec le sourire, soulève bientôt des questions embarrassantes : ceux qui se baignent n’empiètent-ils pas sur les prérogatives des villageois ? Un questionnement un peu absurde à la veille de l’apocalypse – mais on n’y échappera pas.

 

Les villageois savent pourtant qu’ils devront partir. Les ingénieurs, puis les employés des assurances, le leur ont dit. Les villageois ne se sont d’ailleurs pas montrés gourmands au regard des indemnités d’expropriation – ce qui intrigue tout le monde : ils ne devraient pas réagir comme ça… Le lecteur, peut-être d’autant plus qu’il est perturbé par les obsessions propres au regard biaisé du narrateur, s’attend à quelque drame ultime, qui achèverait le cercle symbolique initié par l’arrivée des ouvriers dans la vallée. C’est que l’expropriation la plus vitale, ici… est celle du cimetière – un cimetière étonnamment grand pour un si petit village. Il constitue sans doute une part essentielle de son identité, pourtant – et les villageois semblent bien plus préoccupés, au fil des pages, par le déménagement des morts que par celui des vivants. Il faudra bien abandonner cette terre au barrage – les villageois demeurent eux-mêmes en se consacrant aux morts (et tant pis pour Barrès).

 

Bien sûr, tout ceci, ce regard panoramique, s’imbrique avec le regard essentiellement subjectif, et assumé comme tel, du narrateur. Les ossements de l’épouse adultère entrent en résonance avec les crânes extirpés des tombes du village pour les ranger dans des petites boîtes. Le cadavre de la jeune suicidée oscille au vent, comme les réminiscences du crime du narrateur. Il a sa place dans cette ronde symbolique : il lui faudra finalement intervenir – avec peut-être l’arrogance du colon, et en même temps l’empathie, enfin, d’un homme qui a commis le pire des crimes et en pèse enfin, au moins vaguement, les motivations.

 

Le Convoi de l’eau est un très beau roman. Sans doute n’est-il pas sans failles, et certains rechigneront peut-être à sa symbolique parfois lourdement appuyée… Elle contribue pourtant indéniablement à l’ambiance remarquable du récit, d’une morbidité sourdement et délicieusement dérangeante. Dans une critique pour Le Monde, René de Ceccatty faisait le lien, étonnant de prime abord, avec le roman gothique, et ça me paraît finalement assez pertinent. D’autant qu’il plane sur tout cela une inquiétude assez terrible et en même temps savoureuse – c’est insidieux, là encore, mais cela fait au fond pleinement partie de cette morbidité caractéristique. La plume est belle, par ailleurs – sobre, pour le coup, elle n’en fait jamais trop, mais elle a une fluidité (forcément) très à-propos, telle que la rend le traducteur Yutaka Makino. Elle rend au mieux le récit un peu pervers et pourtant touchant du narrateur – elle n’excusera pas son crime, parce que ce n’est pas le propos, mais elle lui rendra en définitive un semblant au moins d’humanité. Le village n’en disparaîtra pas moins sous les flots.

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La Chute de Gondolin, de J.R.R. Tolkien

Publié le par Nébal

 

TOLKIEN (J.R.R.), La Chute de Gondolin, édition établie par Christopher Tolkien, traduit de l’anglais par Daniel Lauzon, Tina Jolas et Adam Tolkien, illustré par Alan Lee, Paris, Christian Bourgois, 2019, 227 p. + 9 p. de pl.

 

Ma chronique a été publiée directement sur le blog de la revue Bifrost, dans le (second !) cahier critique complémentaire en ligne du n° 95. J’en ai du coup aussitôt fait une vidéo.

 

Vos commentaires, critiques, etc., sont les bienvenus, comme d’hab’.

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La Tétralogie Noire, de John Brunner

Publié le par Nébal

 

BRUNNER (John), La Tétralogie Noire (Tous à Zanzibar – L’Orbite d’échiquetée – Le Troupeau aveugle – Sur l’onde de choc), traduit de l’anglais par Didier Pemerle, Frank Straschitz et Guy Abadia, préface de Patrick Moran, Saint Laurent d’Oingt, Mnémos, coll. Univers, 2018, 1198 p.

 

Ma chronique de ce gros parpaing associant quatre des plus fameux romans de John Brunner (dont un seul que j'avais déjà lu, Tous à Zanzibar) a été publiée directement sur le blog de la revue Bifrost, dans le (premier !) cahier critique complémentaire en ligne du n° 95. J’en ai du coup aussitôt fait une vidéo.

 

Vos commentaires, critiques, etc., sont les bienvenus, comme d’hab’.

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Je suis Providence, de S.T. Joshi

Publié le par Nébal

 

JOSHI (S.T.), Je suis Providence – Vie et œuvre de H.P. Lovecraft, traduit de l’anglais (États-Unis) par Thomas Bauduret, Erwan Devos, Florence Dolisi, Pierre-Paul Durastanti, Jacques Fuentealba, Hermine Hémon, Annaïg Houesnard, Maxime Le Dain, Arnaud Mousnier-Lompré et Alex Nikolavitch, sous la direction de Christophe Thill, Chambéry, ActuSF, coll. Perles d’épice, 2019, 2 vol., 704 p. et 670 p.

 

Ma chronique de cette brillante somme biographique et critique (que j’avais déjà lu et chroniquée en anglais, ici) a été publiée dans le Bifrost n° 95, dans le cahier critique, pp. 106-107.

 

Le moment venu, elle figurera sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici, en même temps que j’en ferai une vidéo.

 

EDIT 12:11/2019 : ça y est, chronique en ligne, ici.

 

Mais, d’ores et déjà, vos commentaires, critiques, etc., sont les bienvenus, comme d’hab’.

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La Loterie et autres contes noirs, de Shirley Jackson

Publié le par Nébal

 

JACKSON (Shirley), La Loterie et autres contes noirs, nouvelle traduction de l’anglais (États-Unis) par Fabienne Duvigneau, Paris, Rivages, coll. Noir, 2019, 250 p.

 

Ma chronique de cet excellent recueil de nouvelles a été publiée dans le Bifrost n° 95, dans le cahier critique, pp. 100-101.

 

Le moment venu, elle figurera sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici, en même temps que j’en ferai une vidéo.

 

EDIT 12/11/2019 : voilà, la chronique est en ligne sur le blog de Bifrost, ici.

 

Mais, d’ores et déjà, vos commentaires, critiques, etc., sont les bienvenus, comme d’hab’.

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Le Condamné à mort, de Jean Genet

Publié le par Nébal

 

GENET (Jean), Le Condamné à mort et autres poèmes, suivi de Le Funambule, Paris, Gallimard, coll. Poésie, [1942, 1945, 1947-1948, 1958, 1979, 1999] 2018, 129 p.

Sur ce blog, ces dernières années, il s’est passé un truc étrange : j’ai régulièrement causé de poésie – allons bon. Mais essentiellement de poésie japonaise, certes… Il m’a pour ce faire bien fallu abandonner ma pose de gazier totalement hermétique aux vers, même si chroniquer de la poésie demeure quelque chose de très compliqué pour moi – au point où j’ai parfois déclaré forfait : tout récemment encore, j’ai poursuivi contres vents et marées mes tentatives en matière de haïkus, en lisant le recueil Cent Sept Haiku de Shiki chez Verdier, mais, à l’évidence, je n’y étais pas le moins du monde sensible et n’avais absolument rien à en dire… Aussi n’en ai-je rien dit. Je n’en ai cependant pas fini avec la poésie japonaise, loin de là : j’ai récemment entamé les Cheveux emmêlés de Yosano Akiko, qui me parlent bien davantage ! Et j’ai encore d’autres recueils, de poésie classique notamment, à lire…

 

Mais au-delà du Japon ? Les chroniques sur ce blog se font plus chiches, même si je peux avancer çà et là quelques belles pièces, comme Le Fou de Laylâ de « Majnûn », ou, dans un registre diamétralement opposé, mettons Plouk Town de Ian Monk. N’empêche que mes lacunes sont énormes – et tout spécialement en matière de poésie française, en fait, si, ado, je n’étais pas insensible à Rimbaud ou Baudelaire, surtout (forcément : j'étais un ado), éventuellement Victor Hugo aussi (quelle originalité !). Et je me suis dit qu’il était bien temps d’essayer d’y remédier un chouia. En fait, je pense procéder chronologiquement, sur la base d’anthologies le plus souvent, partant mettons de François Villon pour avancer tranquillement jusqu’à nos jours.

 

Mais les anomalies chronologiques, des fois, c’est bien, et, tombant sur ce recueil de Jean Genet, je me suis dit que je pouvais aussi bien commencer par là. Ceci, même si (ou justement parce que) je ne savais pas grand-chose de Jean Genet, pour ne l’avoir jamais lu. Oh, j’avais quelques très vagues aperçus de sa vie (je savais du moins qu’il était homosexuel et qu’il avait multiplié les séjours en prison, pour des délits de droit commun), quelques titres de ses œuvres majeures ne m’étaient pas totalement inconnus (Notre-Dame-des-Fleurs en tête, mais aussi le présent Le Condamné à mort, si c’est un titre davantage passe-partout), ce genre de choses, mais guère plus. Quelques citations pourtant – car, sans le savoir, ce fameux quatrain du Condamné à mort, je le connaissais bien avant d’entamer la lecture de ce recueil (p. 18) :

 

Nous n’avions pas fini de nous parler d’amour.

Nous n’avions pas fini de fumer nos gitanes.

On peut se demander pourquoi les Cours condamnent

Un assassin si beau qu’il fait pâlir le jour.

 

Ceci dit, l’œuvre poétique de Genet, qui fut surtout connu pour être un romancier, un dramaturge, et plus tard disons un pamphlétaire, cette œuvre poétique donc est relativement restreinte : tout tient dans ce petit recueil, et encore, en relevant que « Le Funambule », qui le conclut, est un texte assez inclassable, tandis que l’attribution à Genet des « Poèmes retrouvés » anonymes, si elle est probable, n’est semble-t-il pas totalement assurée. Par ailleurs, il faut relever que l’essentiel de cette production poétique date des années 1940, soit le tout début de la « carrière » de Genet, si c’est bien le mot, car il était alors en prison et les premières « publications » de ces vers étaient « hors commerce » (doux euphémisme ?), avant d’être reprises par les éditions de L’Arbalète – là encore, « Le Funambule » est une exception, un texte bien plus tardif puisque écrit en 1957 et publié l’année suivante.

 

Mais, en ce qui me concerne, « Le Condamné à mort » et « Le Funambule » sont bien les pièces maîtresses de ce petit recueil.

 

Et « Le Condamné à mort » est bien le plus célèbre de ces poèmes – au-delà du seul quatrain cité plus haut. À vrai dire, je ne suis pas tout à fait certain de comment il faut l’aborder – notamment au regard de cette anecdote voulant que Genet ait écrit ce poème en réaction au poème d’un autre prisonnier, qu’il trouvait médiocre : quelle est alors la part d’exercice de style ? Notamment au regard de la forme somme toute très classique de ce poème, essentiellement composé de quatrains d’alexandrins à vue de nez (sauf à la toute fin) – tous les autres poèmes de ce recueil tendront à se montrer souvent bien plus libres, et leur propos en même temps que leurs images souvent autrement obscurs, avec quelque chose de surréaliste je suppose, à la limite de l’écriture automatique parfois, là où « Le Condamné à mort » brille entre autres par sa limpidité… et le cas échéant sa crudité.

 

Car ce « chant d’amour » à un « assassin de vingt ans » du nom de Maurice Pilorge (que Genet avait connu en prison et qui avait été guillotiné en 1939, le poème n’étant rédigé qu’en 1942), ce chant relativement sage dans sa métrique et (certaines de) ses images, combine avec audace l’élégance formelle de la poésie classique et la pornographie homosexuelle la plus explicite. D’un vers à l’autre, le raffinement poétique le plus sensible cède le pas à la bifle agrémentée d’éructations ordurières. En fait, l’entrelacement de ces vers que tout serait supposé opposer produit un effet singulier, chaque rupture renforçant paradoxalement l’unité de l’ensemble : la gorge de l’amant noyée de sperme rend ce qui précède et ce qui suit plus élégant par contraste, tandis que la perfection des alexandrins les plus classieux jouit de s’abandonner à la pornographie la plus crue.

 

Sur ce point, et sur un certain nombre d’autres, « Le Condamné à mort » sinon Genet de manière générale (car je ne peux certes pas me permettre d’en dire quoi que ce soit de « général » après la seule lecture de ce petit recueil), ce long poème aussi beau que sordide, et très contrasté, ne manque pas de m’évoquer le marquis de Sade, ses écrits les plus « ésotériques » au premier chef, encore que la savoureuse hypocrisie des versions les plus « soft » de Justine ait quelque chose à y voir.

 

Maintenant, la parenté éventuelle entre les deux auteurs, au regard en tout cas du « Condamné à mort », va au-delà, je suppose – et même au-delà de ce seul point commun de l’œuvre écrite en prison, si ça n’est pas négligeable et a son impact sur ce qui va suivre : c’est qu’il y a ici quelque chose d’une « littérature du mal », ou peut-être du péché, et « qui sent un peu le soufre » (avec beaucoup, beaucoup de guillemets pour toutes ces expressions, d’autant que le propos moral n’est pas absent du poème et semble-t-il d’un certain nombre au moins des écrits ultérieurs de Saint Genet, comédien et martyr, comme l’appelait Sartre), quelque chose en tout cas qui fait bien plus que subvertir les formes littéraires et l’expression poétique de l’amour, du désir et de la jouissance ; on ne saurait en effet mettre de côté le fait que le dédicataire du poème, Maurice Pilorge, s’il était « si beau qu’il en [faisait] pâlir le jour », n’en était pas moins, donc, un assassin. Pas un innocent victime d’une erreur judiciaire – quelqu’un dont le crime était avéré, qui n’avait pas suscité chez le criminel le moindre remords, et qui était rendu plus navrant encore par le fait qu’il avait porté sur un ami/amant, et impliquait une somme d’argent parfaitement dérisoire… Or Genet n’en fait pas mystère – en fait, non seulement il ne nie pas le crime, mais je suppose qu’il y voit quelque chose de nature à embellir encore Pilorge, et c’est là que se situe éventuellement une ambiguïté éthique.

 

Par ailleurs, ce poème, et d’autres qui suivront, et qui développeront encore cet univers de la prison, du bagne et de la guillotine, ne me paraissent pas forcément constituer des réquisitoires contre la peine de mort ? Notre-Dame-des-Fleurs s’ouvre sur une évocation lapidaire de la dernière exécution publique en France qui a de quoi serrer un peu l’estomac, mais j’ai l’impression que tout cela est plus « factuel » qu’autre chose – et le Genet du « Condamné à mort » n’est pas le Hugo du Dernier Jour d’un condamné (quand bien même il s’engagera radicalement en politique bien plus tard). Peut-être y a-t-il cependant, une dernière fois comme chez Sade, quelque chose qui condamne l’exécution capitale comme un meurtre inacceptable pas tant pour son résultat que pour son caractère froid et dépassionné ? Je n’ose pas m’avancer plus loin sur ce terrain – j’ai probablement écrit beaucoup de bêtises, et surtout n’hésitez pas à éclairer ma lanterne !

 

Quoi qu’il en soit, « Le Condamné à mort » m’a séduit et même, je crois que le mot n’est pas trop fort, bouleversé. Sa perfection formelle comme son caractère essentiellement subversif m’incitent à y voir une des plus belles œuvres poétiques que j’ai jamais lu.

 

Les autres « poèmes de prison » qui complètent ce recueil m’ont dans l’ensemble moins parlé – probablement du fait, pour partie du moins, qu’ils adoptent une forme un peu plus libre, plus « moderne » disons, encore que sans excès, mais, surtout, se montrent régulièrement plus hermétiques, notamment du fait de certaines associations d’idées constituant des images évoquant une forme d’écriture automatique – en fait, de plus en plus à mesure que l’on progresse dans le recueil, ai-je l’impression. « Marche funèbre » et « La Galère » m’ont beaucoup plu, qui poursuivent assez clairement sur la lignée du « Condamné à mort », jusque dans la référence affichée à Maurice Pilorge parfois, tout en témoignant d’évolutions marquées ; « La Parade » et « Un chant d’amour » me paraissent encore franchir une étape, et « Le Pêcheur du Suquet » une autre encore, mais, tout en reprenant çà et là quelque chose de la pornographie du « Condamné à mort », en développant peut-être une veine plus singulière, qui annoncerait le cas échéant, avec une dizaine d’années d’avance, « Le Funambule » (sans me convaincre autant que ces deux œuvres toutefois). Je dois avouer cependant avoir été totalement insensible aux « Poèmes retrouvés », des pièces généralement brèves, et qui jouent éventuellement avec la typographie, sur un mode un peu trop obscur pour vraiment me parler.

 

Cependant, le recueil se conclut sur une dernière (longue) œuvre magistrale : « Le Funambule ». On l’a fait figurer dans ce recueil au motif qu’il s’agirait d’un long poème en prose – peut-être est-ce bien le cas, mais ce texte à part est assez rétif à la classification, on pourrait tout aussi bien y voir une sorte d’essai philosophique, ou une brève pièce de théâtre, voire le motif d'une performance artistique, et probablement d’autres choses encore.

 

Le contexte également distingue cette œuvre de toutes celles qui précèdent. « Le Funambule » est écrit en 1957 – soit une dizaine d’années après tous les autres poèmes figurant dans ce recueil. À cette époque, non seulement Genet est sorti de prison, mais il a été adoubé par l’intelligentsia parisienne, les Cocteau, les Sartre, qui le célèbrent comme un génie, un des plus grands de son temps ; plusieurs de ses œuvres majeures ont alors eu droit à une « vraie » publication, incluant le poème Le Condamné à mort, le roman Notre-Dame-des-Fleurs, ou encore la pièce de théâtre Les Bonnes, qui a été jouée dans une mise en scène de Louis Jouvet (même si elle a davantage suscité le scandale que convaincu la critique à l’époque). Mais cette célébrité soudaine avait eu son effet pervers : accablé par tous ces éloges, et notamment le Saint Genet de Sartre, Genet n’a rien pu écrire pendant une petite dizaine d’années… En fait, « Le Funambule » est peut-être justement le texte qui l’a ramené à l’écriture, suscitant une deuxième phase de sa carrière littéraire.

 

Enfin, si « Le Funambule » est un nouveau « chant d’amour », il porte sur un dédicataire bien différent de l’assassin Pilorge, s'il s'agit toujours d'un beau jeune homme : l'amant algérien de Genet, nommé Abdallah Bentaga. Le couple a beaucoup voyagé à travers toute l’Europe à l’époque, éventuellement contraint et forcé car Genet avait incité son amant à déserter alors que la conscription devait l’amener à se battre en Afrique du Nord française… Et Genet avait des ambitions pour Abdallah : en faire un immense funambule. Abdallah était semble-t-il déjà un artiste de cirque, mais pas forcément dans cet exercice particulier, et cette ambition était clairement celle de Genet, qui lui payait les meilleurs professeurs et songeait à des spectacles uniques qu’il concevrait de bout en bout. Hélas, cet apprentissage s’est avéré douloureux : Abdallah a été victime d’au moins deux accidents assez graves… Et, à terme, ils ont peut-être joué leur rôle, outre la fin de la liaison entre les deux hommes (en 1962 – même si Genet continuait d’entretenir Abdallah et sa mère), dans le suicide de cet amant idéal en 1964. Ce qui contribue sans doute à rendre la lecture du « Funambule » parfois un peu nauséeuse, éventuellement au point d’une nouvelle ambiguïté éthique, voire à nouveau d’une vague « odeur de soufre »… A posteriori, certes. Mais le tragique événement ne serait semble-t-il pas sans affecter Genet – qui n’écrirait dès lors plus de fictions ou de pièces de théâtre jusqu’à sa mort.

 

Ceci dit, tout cela n’aura lieu que bien plus tard. Quand Genet écrit « Le Funambule », en 1957, sa liaison avec Abdallah est toute fraîche, entamée seulement l’année précédente, et le couple a encore cinq années de vie commune et de voyages devant lui. Le texte de Genet n’en est à vrai dire que plus « programmatique ».

 

À vrai dire, on pourrait être tenté d’y voir une sorte de « discours motivationnel », si cette expression ne renvoyait pas illico aux pires abominations que l’on commet sous l’intitulé « développement personnel ». Genet est de toute évidence bien au-dessus de tout cela, fond et forme, au point où ce qualificatif a quelque chose d'insultant, et cependant il y en a bien quelque chose dans « Le Funambule », je crois..

 

À ceci près que ce long poème en prose, si l’on tient l’envisager de la sorte, procède selon une logique de ruptures qui peut renvoyer au « Condamné à mort » : l’injonction artistique comme éthique, à dimension spectaculaire dans les deux cas, si j’ose dire, est contrebalancée, ou plutôt étrangement complétée, par un discours davantage nihiliste, parfois à la limite du pamphlet ; il apparaît en tout cas clairement que, dans le propos de Genet, l’accident et la mort sont parties intégrantes du spectacle, voire le fondent.

 

Et, en cela, assez logiquement pour le coup, le discours du « Funambule » dépasse sans doute le seul cas du jeune fildefériste qui, si j’ose dire là encore, le motive. Il en découle en fait un contenu allégorique marqué, qui interroge aussi bien la vie que l’art, à supposer que les deux doivent être distingués, de manière autrement générale.

 

Et l’ensemble est absolument parfait – l’élégance des tournures, comme la splendide et spectaculaire profondeur et acuité des images, produisent un texte à nouveau bouleversant et d’une intense beauté.

 

« Le Condamné à mort » et « Le Funambule » sont bien à mes yeux les pièces maîtresses de ce recueil ; à eux seuls, ces deux textes (assez longs, bien plus que tous les autres) suffisent à en justifier la lecture – et le reste vaut le coup d’œil, avec une réserve toute personnelle pour les « Poèmes retrouvés ». C’est un livre magnifique, et il était bien temps que je le lise… Et il serait sans doute bien temps de lire désormais d'autres écrits de Jean Genet, en commençant probablement par le roman Notre-Dame-des-Fleurs.

 

Chroniquer de la poésie demeure un exercice particulièrement compliqué pour moi, et j’ai probablement écrit pas mal de bêtises… Surtout, n’hésitez pas à me reprendre quand c’est le cas !

 

Mais je vais probablement continuer l’expérience, en alternant à vue de nez le Japon et la France – aussi ma prochaine chronique poétique portera-t-elle sans doute sur les Cheveux emmêlés de Yosano Akiko. À un de ces jours, donc...

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