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Articles avec #nebal lit des bons bouquins tag

"L'Art du Disque-Monde", de Terry Pratchett & Paul Kidby

Publié le par Nébal

"L'Art du Disque-Monde", de Terry Pratchett & Paul Kidby

PRATCHETT (Terry) & KIDBY (Paul), L’Art du Disque-Monde, [The Art of Discworld], illustré par Paul Kidby, traduit de l’anglais par Patrick Couton, Nantes, L’Atalante, coll. La Dentelle du cygne, [2004] 2007, [n.p.]

 

Ouep. Parfaitement.

 

Je me suis dit que, pour les fêtes, ça pourrait être sympa de rattraper mon retard en ce qui concerne les disque-monderies de Terry Pratchett.

 

Ouep. Parfaitement.

 

Bon, je n’avais pas tant de retard que ça, non plus. Juste deux romans des « Annales » à proprement parler, Coup de tabac et Déraillé, un petit machin parallèle qui m’a attiré des remarques sarcastiques de mon perfide libraire quand j’en ai fait l’acquisition, ce qui peut se comprendre, c’est-à-dire Le Monde merveilleux du caca (à lire semble-t-il dans la foulée de Coup de tabac), et deux beaux bouquins, L’Art du Disque-Monde qui date un peu et va nous retenir aujourd’hui, et le tout récent Tout Ankh-Morpork (je me garde les tomes 2 et 3 de La Science du Disque-Monde pour plus tard).

 

L’Art du Disque-Monde n’a absolument rien de narratif. Il s’agit d’un artbook de Paul Kidby, responsable de l’illustration des disque-monderies depuis un certain temps déjà (il a pris la succession de Josh Kirby, au style plus déconcertant, fouillé et baroque ; Kidby est plus classique, mais j’avoue préférer, pour le coup). Or, Paul Kidby parvient à ce tour de force incroyable : réaliser des chouettes couvertures pour des livres qui paraissent à L’Atalante. C’est pas rien, tout de même.

 

Au fil des pages de ce beau livre grand format, on passe ainsi par tout ce qui fait le Disque-Monde (enfin, essentiellement des personnages, cela dit). Et c’est très agréable à l’œil. Kidby sait manier crayons et pinceaux, et le résultat est généralement très impressionnant. De justesse, surtout : la plupart du temps, et mine de rien ce n’est pas toujours le cas loin de là, et c’est sans doute particulièrement délicat pour une œuvre au long cours telle que « Les Annales du Disque-Monde », Kidby tape dans le mille, et traduit graphiquement à merveille tant le propos de Pratchett que les fantasmes de son lecteur (enfin, les miens, en l’occurrence). Certains personnages sont même particulièrement bien vus, et là je pense notamment à la Mort (son regard !), à Nounou Ogg, ou encore aux Nac mac Feegle. Bon, il y a bien quelques cas où je ne suis pas d’accord (notamment, je trouve Vétérini bien jeune, ainsi représenté, et j’ai toujours du mal à me faire au look très « Clint Eastwood » de Vimaire), mais dans l’ensemble c’est tout de même assez remarquable de pertinence, et je suis loin d’accorder cette appréciation à tous les illustrateurs du genre, même aux plus prestigieux (à titre de comparaison, en matière de tolkienneries, j’aime beaucoup ce que font John Howe ou Alan Lee, mais suis loin de toujours acquiescer à leurs représentations de mes personnages fétiches ; il faut dire que cela fait plus de vingt ans que je m’en suis constitué une image mentale, certes…).

 

La variété des sujets est remarquable, tout comme l’est celle de leur traitement. On appréciera tout particulièrement, dans un esprit très pratchettien, quelques savoureuses parodies de tableaux célèbres (la « Mona Ogg » de la couverture est loin d’être la seule, et connaît une autre version dans le livre – plus intéressante, d’ailleurs – ; mais on pourrait aussi citer, je sais pas, moi, « Le Cri de Rincevent » ou encore « Lancrian Gothic »…), et même d’autres choses encore (j’avoue avoir explosé de rire devant l'affiche de « Feeglespotting »…). Un beau livre, donc, qui remplit bien son office ; je ne suis pas en temps normal très fan d’artbooks, mais celui-ci est tout à fait réussi, bien conçu, et vaut bien son prix. Un beau cadeau de Noël, quoi (c’est un peu tard cette année ? Ben, commandez-le au Père Porcher…).

 

Ce n’est cependant pas là le seul intérêt de cet Art du Disque-Monde. En effet, il est abondamment commenté. Assez peu, somme toute, par Paul Kidby lui-même, et essentiellement par Terry Pratchett (qui peut bien avoir son nom sur la couverture, du coup). L’auteur des « Annales » glisse bien quelques remarques, très justes le plus souvent, sur le travail de son illustrateur (pour le louer, bien sûr, même s’il émet à l’occasion quelques légers doutes – lui aussi a un vague problème avec « Clint Eastwood », par exemple –, très vite gommés au bénéfice de la liberté d’interprétation, sans surprise), mais le plus souvent il en profite pour revenir de manière assez intéressante sur son processus créatif, l’origine de tel thème ou tel personnage, et surtout leur évolution durant toutes ces années. Cela pourrait être convenu – d’autant que ce n’est certainement pas pour cela que l’on va faire l’acquisition de L’Art du Disque-Monde, en principe –, mais non, c’est tout à fait intéressant et instructif.

 

Un bien bel ouvrage, donc, riche et bien conçu, qui satisfait pleinement les mirettes mais sans négliger les neurones. Ce que sait parfaitement faire Terry Pratchett dans « Les Annales du Disque-Monde », en tout cas quand il est au mieux de sa forme (et là, je ne peux m’empêcher de faire cette remarque : j’ai donc entamé Coup de tabac, et, après 200 pages environ, ben, euh, je le trouve franchement mauvais… mais j’y reviendrai bientôt). L’Art du Disque-Monde, bien loin de constituer un simple gadget annexe et tristement mercantile, saura donc séduire les fans, même les moins jusqu’au-boutistes.

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"Snoopy & les Peanuts. Intégrale", de Charles M. Schulz

Publié le par Nébal

"Snoopy & les Peanuts. Intégrale", de Charles M. Schulz
"Snoopy & les Peanuts. Intégrale", de Charles M. Schulz
"Snoopy & les Peanuts. Intégrale", de Charles M. Schulz
"Snoopy & les Peanuts. Intégrale", de Charles M. Schulz
"Snoopy & les Peanuts. Intégrale", de Charles M. Schulz
"Snoopy & les Peanuts. Intégrale", de Charles M. Schulz
"Snoopy & les Peanuts. Intégrale", de Charles M. Schulz
"Snoopy & les Peanuts. Intégrale", de Charles M. Schulz
"Snoopy & les Peanuts. Intégrale", de Charles M. Schulz
"Snoopy & les Peanuts. Intégrale", de Charles M. Schulz
"Snoopy & les Peanuts. Intégrale", de Charles M. Schulz
"Snoopy & les Peanuts. Intégrale", de Charles M. Schulz
"Snoopy & les Peanuts. Intégrale", de Charles M. Schulz
"Snoopy & les Peanuts. Intégrale", de Charles M. Schulz
"Snoopy & les Peanuts. Intégrale", de Charles M. Schulz

SCHULZ (Charles M.), Snoopy & les Peanuts. Intégrale, Paris, Dargaud, 15 tomes à ce jour

 

(Article de synthèse rédigé il y a de cela un bail, pour un autre support qui en met du temps à arriver ; mais j’en ai marre de le laisser traîner dans les limbes du ouèbe… Comme je viens de me remettre à cette intégrale – avec du retard, j’en suis au septième volume, 1963-1964 – et comme ça me paraît approprié pour Nouwël, hop, voilà.)

 

Dans le cadre d’une vaste entreprise de snoopysation des esprits initiée il y a quelque temps de cela par quelque perfide libraire parisien, j’ai eu l’occasion, non seulement de retrouver la joyeuse (ou pas) petite bande crée par Charles M. Schulz, mais aussi de rencontrer plusieurs personnes qui m’ont dit avoir instantanément accroché aux Peanuts. Ce ne fut certes pas mon cas. Il m’a fallu à vrai dire des années pour adhérer à ce strip légendaire, œuvre d’une vie (50 ans, tout de même ! Et sans baisse dans la qualité, comme le faisait très justement remarquer, si je ne m’abuse, Lewis Trondheim dans Désœuvré). Il faut dire que les conditions étaient contre nous, pauvres lecteurs francophones, qui n’avions accès qu’à quelques strips piochés ici ou là, publiés un peu n’importe comment dans des éditions qui n’étaient clairement pas à la hauteur du monstre. Mais, depuis quelques années déjà, les États-Unis bénéficient d’une édition intégrale (toujours en cours) des Peanuts, reprise en France par Dargaud au travers de très beaux ouvrages, véritables objets de collection. Dès lors, nous pouvons redécouvrir, ou découvrir véritablement, les Peanuts, et prendre toute la mesure du chef-d’œuvre des arts et lettres du XXe siècle qui se cache derrière ce titre dérisoire infligé à l’auteur, qui ne l’a jamais digéré.

 

Si les premiers strips sont encore très puérils, la donne change assez rapidement, et les mécanismes de l’œuvre se mettent en place, qui nous confirment bien vite qu’en dépit des apparences, Peanuts n’a rien d’une BD pour les pitinenfants (ou est tellement plus que cela, si vous préférez). On peut même, à vrai dire, se poser une question en apparence choquante : s’agit-il seulement d’une bande-dessinée humoristique ? Oui, sans doute ; répondre ainsi correspond à notre premier réflexe, et celui-ci se révèle en définitive le bon. Pourtant, on avouera qu’un strip des Peanuts pris isolément n’est pas nécessairement drôle – j’aurais même envie de dire qu’il l’est rarement, ou plus exactement qu’il perd en puissance si on l’isole du reste. Et c’est pourquoi je comprends volontiers le lecteur lambda qui n’accroche pas : j’ai été ce lecteur-là pendant des années.

 

C’est qu’il y a toute une poétique et une philosophie de l’humour dans Peanuts – je ne vais pas vous faire l’article à ce sujet, nombreux sont ceux qui s’en sont déjà chargés et l’ont fait bien mieux que je ne saurais le faire (tel Umberto Eco, s’il faut en citer un). L’humour des Peanuts se développe sur le long terme ; c’est un comique de répétition, qui joue beaucoup sur les running gags : le cerf-volant, le base-ball, la couverture de Linus, l’anniversaire de Beethoven , la « Grande Citrouille », etc. Aussi la lecture des Peanuts nécessite-t-elle, ou prend-elle la forme d’un apprentissage, voire d’une initiation. Au fil des années, tandis que les strips s’accumulent jusqu’à former une masse considérable, le lecteur découvre l’univers si singulier de Snoopy et compagnie, et c’est à force de familiarité avec le sujet qu’il acquiert les outils permettant de pleinement l’apprécier. Et de se marrer franchement devant des gags qui pourraient à bon droit laisser perplexe le lecteur innocent qui se contentait de passer par-là. Non, il faut accompagner les Peanuts ; c’est ainsi que l’on en vient à intégrer leur famille, et que l’on prend conscience de toute la richesse de l’univers créé par Charles M. Schulz.

 

Et ceci grâce à une magnifique galerie de personnages, tous plus attachants et plus névrosés les uns que les autres. Car c’est bien, le plus souvent, de névroses qu’il s’agit – rien d’étonnant, dès lors, si l’enquiquineuse Lucy ouvre régulièrement son bureau de consultations psychiatriques à cinq cents. Rien d’étonnant non plus si son patient le plus régulier est ce bon vieux Charlie Brown, archétype du loser dépressif ; mais les autres personnages ne sont pas en reste, tel Linus accroché à son doudou et qui continue contre vents et marées de croire à la « Grande Citrouille », ou encore le mélomane Schroeder, qui se coupe du monde avec son piano-jouet. Mais il y a aussi, parmi tous ces névrosés, un psychotique : Snoopy, beagle inoffensif au départ, mais qui devient bien vite, avec la conscience et la pensée, un archétype pour le moins singulier – celui du chien qui n’accepte pas sa condition de chien – et devient progressivement la vedette au sein de la troupe (confirmant ainsi que, décidément, Charlie Brown est un loser…). Snoopy est un mythomane complet, qui s’imagine en vautour, en Joe Cool, en célèbre avocat, ou en non moins célèbre pilote de la Première Guerre mondiale. Il est aussi un brin parano – souvenez-vous de cette planche légendaire où il s’assure que ses maîtres ne cherchent pas à le vendre – et sans doute un peu claustro – pas pour rien, après tout, qu’il prend l’habitude de dormir sur sa niche (image emblématique), même si celle-ci possède un jacuzzi…

 

Lire l’intégrale des Peanuts, c’est s’immiscer dans cet univers d’une richesse incroyable, peuplé d’enfants aux préoccupations existentielles parfois très adultes – je n’ai pas parlé de leurs amours, mais il y aurait tant à dire sur le sujet ! Un monde (plus ou moins) fixe, dans lequel les adultes sont systématiquement absents, et laissent le devant de la scène à leurs charmants bambins pour l’éternité. Lire Peanuts, aussi, c’est un peu se retrouver, avec un regard adulte, dans une cour de récré envahie par des personnages familiers, auxquels on s’attache très vite et qui nous inspirent tous – même Lucy, tiens – une tendresse étouffante et réconfortante. La familiarité avec l’univers et les personnages, renforcée par les running gags – qui sont autant de clins d’œil complices – permet d’appréhender enfin cette géniale bande-dessinée et d’en saisir ses incroyables beauté, délicatesse et subtilité.

 

Alors on peut bien le répéter : Peanuts est, qu’on se le dise, un monument de la bande-dessinée, et donc de la littérature comme de l’illustration. Ici, le terme de chef-d’œuvre n’est certainement pas galvaudé (on peut d’ailleurs en juger par l’influence remarquable des Peanuts sur quelques autres légendes du strip, comme Mafalda ou Calvin & Hobbes). Et l’édition de cette intégrale chez Dargaud étant irréprochable, vous n’avez plus aucune excuse. Précipitez-vous sur cette merveille : si vous accrochez immédiatement, ma foi, tant mieux ; mais sinon, je ne peux que vous encourager à persévérer : il faudra peut-être y mettre le temps, mais la récompense justifie amplement l’effort.

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"Mourir pour la patrie", d'Akira Yoshimura

Publié le par Nébal

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YOSHIMURA (Akira), Mourir pour la patrie. Shinichi Higa, soldat de deuxième classe de l’armée impériale, [Junkoku – Rikugun Nitôhei Higa Shin’ichi], traduit du japonais par Sophie Refle, Arles, Actes Sud, coll. Lettres japonaises, [1967] 2014, 173 p.

 

Akira Yoshimura, c’est bien, très bien même, mais, avouons-le, c’est souvent pas exactement joyeux (voyez mes comptes rendus de La Jeune Fille suppliciée sur une étagère et Un spécimen transparent, suivi de Voyage vers les étoiles). Mourir pour la patrie, du coup, rien qu’au titre on se doute que ça va être fun… Et ça ne manque pas, effectivement. Il faut dire que l’auteur nippon se penche ici sur un traumatisme durable de son pays, en traitant de la Deuxième Guerre mondiale, et plus précisément de l’engagement de soldats mineurs durant la bataille d’Okinawa. Et c’est terrifiant.

 

Shinichi Higa a quatorze ans. Au début du roman, comme tous les jeunes garçons de son âge à Okinawa, il est engagé pour intégrer l’armée impériale, dans une unité Fer et Sang pour l’Empereur, en tant que soldat de deuxième classe. Et il en est très fier. Il entend bien servir le Pays des Dieux du mieux qu’il pourra, et plaint ceux qui sont trop jeunes pour être engagés en dépit de leurs réclamations larmoyantes. Or, servir le Japon, cela impliquera probablement de mourir… Pas question pour les jeunes soldats japonais (et pour les civils pas davantage, à vrai dire) de se rendre aux Américains : ils doivent tous tuer au moins dix ennemis avant de mourir eux-mêmes. Shinichi Higa sait que c’est là son destin, et il s’en accommode, voire l’attend avec une certaine hâte.

 

Mais sans doute n’aura-t-il guère à attendre longtemps : les Américains sont aux portes d’Okinawa, les bombardements et pilonnages sont incessants, et le débarquement ne saurait tarder… Mais les jeunes soldats japonais entendent bien repousser l’ennemi à la mer, et lui disputer en attendant chaque mètre carré de l’île. Les habitants d’Okinawa, militaires comme civils, font preuve d’une motivation fanatique, renforcée par une ardente propagande qui ment sur les succès de l’armée impériale et sur les secours attendus, et propage des rumeurs horribles sur les atrocités commises par les barbares au service de l’Oncle Sam. Aussi n’ont ils guère le choix : oui, ils vont mourir ; il est même dans un sens de leur devoir de mourir ; mais pour la patrie.

 

Le thème suicidaire apparaît très tôt dans le roman, avec l’éloge absurde des troupes de choc qui se jettent sous les chenilles des chars et des célèbres kamikazes. L’approche en est cependant différente de ce que l’on avait pu lire dans l’extraordinaire Voyage vers les étoiles. La mort, ici, est non seulement souhaitée, mais idéalisée, et le suicide n’est pas égoïste, mais altruiste, pour reprendre la dichotomie de Durkheim. Il s’agit de mourir pour quelque chose de plus grand que soi.

 

Mais, en attendant, Shinichi Higa se rend utile. Dans un premier temps, il ne joue guère au petit soldat : s’il vient assister l’artillerie, il travaille essentiellement à la cuisine, puis dans les hôpitaux de campagne submergés par d’innombrables blessés. Notre jeune garçon fait la guerre, oui, mais sans user de son fusil, et en gardant précieusement ses trois grenades, la dernière étant destinée à se faire sauter lui-même le moment venu. Il n’en est pas moins confronté aux pires horreurs : au milieu des cris des blessés, dont bon nombre n’ont aucun espoir de s’en sortir, au milieu des cadavres qui jonchent le sol de part en part, Shinichi Higa, qui en vient lui-même à être recouvert d’asticots, obéit aux ordres, aussi improbables voire absurdes soient-ils ; et il espère bien pouvoir enfin se servir de son fusil…

 

Mais la bataille d’Okinawa, pour lui, sera avant tout une longue errance, à la recherche désespérée de son commandement qui ne cesse de se replier devant l’avancée des soldats américains. Et, au cours de ses pérégrinations, Shinichi Higa enchaînera les rencontres marquantes, qui tour à tour renforceront sa détermination et le plongeront dans des abîmes de terreur…

 

La résistance acharnée des soldats japonais face à la reconquête du Pacifique par les Alliés est bien connue. La bataille d’Okinawa – une des premières à avoir lieu officiellement sur le sol même du Japon, quand bien même nous sommes à des centaines de kilomètres au sud de Kyushu – est particulièrement documentée ; elle a, à certains égards, joué en faveur de l’emploi de la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki, les Américains prenant ici plus que jamais conscience du fanatisme des Japonais de toute condition, bien décidés à leur faire payer cher le moindre pouce de terrain, et à se suicider quand rien d’autre n’apparaît possible.

 

Ici, je ne peux m’empêcher de penser à ce documentaire (Ils ont filmé la guerre en couleurs, peut-être ?) où l’on voyait des images terribles de ces femmes et ces enfants, notamment, qui jaillissaient des innombrables grottes parsemant l’île pour se jeter du haut des falaises, refusant d’être pris par les Américains… scène qui, bien sûr, figure dans ce roman, au milieu de dizaines d’horreurs toutes plus insoutenables les unes que les autres.

 

Mourir pour la patrie est insoutenable, oui. Roman d’une noirceur, d’une morbidité et d’une violence rares, il secoue le lecteur jusqu’à l’écœurement. Et il constitue un terrible tableau des horreurs de la guerre, sans jamais verser dans la dénonciation « facile ». Il ne s’agit en effet pas de « juger ». Les victimes de toutes ces abominations sont pleinement volontaires, convaincues de faire ce qui doit être fait, sans possibilité d’échappatoire ; et c’est avant tout ce fanatisme jusqu’au-boutiste qui laisse pantois. Shinichi Higa a peur, oui ; c’est encore un enfant, perdu dans tous ces événements qui le dépassent (et perdu dans l’île…) ; mais sa peur n’a d’égale que sa fierté, son patriotisme et sa conviction aveugle de « petit soldat », et c’est bien ce qu’il y a de plus déprimant dans tout ça…

 

Roman terrible et fort, Mourir pour la patrie secoue impitoyablement le lecteur en le revoyant à sa misérable condition d’être voué à la mort et en interrogeant la signification de cette dernière, ainsi que le rapport au devoir. On n’en ressort pas indemne.

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"Chroniques orsiniennes", d'Ursula Le Guin (abandon)

Publié le par Nébal

Chroniques-orsiniennes.jpg

 

 

LE GUIN (Ursula), Chroniques orsiniennes, [Orsinian Tales], traduit de l’américain par André de Los Santos, Arles, Actes Sud, [1976] 1991, 233 p.

 

(Abandon à la page 136.)

 

Cela n’aurait jamais dû arriver, et je ne comprends toujours pas comment cela a pu être possible. Mais voilà : j’ai abandonné un livre de la grande Ursula Le Guin. Celle-ci, ainsi que vous avez déjà pu vous en rendre compte en farfouillant sur ce blog interlope, figure incontestablement parmi mes auteurs d’imaginaire préférés. Bien sûr, tout ne m’a pas fait le même effet, et j’ai parfois connu d’étonnantes déceptions, mais relatives : ainsi avec le cultissime Terremer, qui a pris à mon sens un petit coup de vieux, mais reste néanmoins tout à fait recommandable. Disons simplement que l’on est loin, à mon sens, de l’excellence du cycle de « l’Ekumen », que je porte aux nues, ou, pour citer une œuvre plus récente et moins ouvertement typée imaginaire, du remarquable Lavinia. Mais je ne pensais pas, néanmoins, en arriver un jour à devoir déclarer forfait devant une de ses œuvres…

 

Il faut dire que, fort logiquement, la déception est à la hauteur de la réputation du livre : ces Chroniques orsiniennes, j’en avais entendu parler depuis un bail, et en bien, voire très bien, voire plus encore… Mais non.

 

Les Chroniques orsiniennes ont été publiées en France par Actes Sud, et, en effet, en dépit de cette idée d’une contrée imaginaire (mais sur notre bonne vieille Terre), elles ne relèvent pas à proprement parler de la science-fiction ou de la fantasy. Non, on peut bien parler de « littérature générale » ou « blanche » ici. Ce qui, loin de m’effrayer (je ne suis pas de ces gens-là), éveillait plutôt ma curiosité…

 

Avec l’Orsinie, pas forcément évidente à situer sur une carte, notamment du fait de ses noms propres aux racines très diverses, même si l’on penche instinctivement pour l’Europe centrale, on est très loin des mondes de « l’Ekumen » ou de « Terremer » et de leur prédilection pour le sens du détail anthropologique (or c’est bien là une des choses qui me parlent le plus en temps normal chez Le Guin). Ce pays ne constitue à vrai dire qu’un lien très vague entre des nouvelles très relâchées, d’autant qu’elles sont présentées dans un ordre non chronologique (l’année où se situe le récit étant chaque fois précisée à la fin du texte seulement). La quatrième de couverture promet à certains égards un vague État policier, un totalitarisme intrusif pouvant évoquer, j’imagine, Kafka ou Orwell, mais, dans les textes que j’ai lus en tout cas (un peu plus de la moitié du recueil, donc), cette dimension est finalement très discrète. C’est d’autant plus regrettable à mon sens que, pour peu originale qu’elle soit, c’est probablement quand cette thématique intervient que le recueil décolle vaguement…

 

Non, ce qui intéresse ici Ursula Le Guin (mais pas forcément son lecteur…), ce sont les personnages, forcément très humains, et leurs relations complexes. Dans ce que j’en ai lu, on a ainsi droit à beaucoup de personnages en roue libre, un peu perdus, à des histoires d’amour plus ou moins contrariées par exemple, ou à des situations de handicap difficiles à vivre… L’humanité est généralement un des grands atouts de Le Guin en ce qui me concerne, mais ici, ça n’est hélas pas passé. Peut-être parce qu’il n’y a pas le fond anthropologique habituel chez l’auteur, son goût du détail précis, son ambition aussi : on fait cette fois dans l’intimiste pur, et j’ai trouvé – c’est rien de le dire… – que cela ne lui réussissait pas.

 

En tout cas, je n’ai jamais pu m’intéresser vraiment à ce qui était raconté (vaguement : les trames sont assez minimalistes, hein). Disons-le, même si j’en ai honte et ne parviens pas à comprendre comment cela a pu être possible : je me suis fait chier comme un rat mort (enfin, plus, puisque le rat, lui, au moins, il est mort), peinant sur chaque page ou presque. J’ai mis plus d’une semaine à lire ces 130 pages environ…

 

Le style, il est vrai, n’a sans doute rien arrangé à l’affaire. Généralement, je suis assez preneur de la plume de Le Guin, qui me paraît clairement au-dessus du lot dans le monde souvent terne de la science-fiction et de la fantasy, a fortiori « classiques »… Ici, pourtant, ça n’est pas passé. Mais alors pas du tout. J’ai trouvé ça – mon Dieu c’est horrible… – « mal écrit », même, disons-le. Confus et laborieux. L’ancienneté des textes est peut-être en cause ? La traduction aussi, peut-être, plus ou moins inspirée ? Je manque à vrai dire d’éléments pour en juger. Mais pour une œuvre de « blanche », où l’on pouvait s’attendre peut-être à une plus grande attention stylistique que dans les textes de science-fiction ou de fantasy de l’auteur, c’est franchement décevant…

 

Non, les Chroniques orsiniennes ne sont pas passées. Du tout. C’est incroyable, donc, je n’aurais jamais cru ça possible, mais j’ai préféré déclarer forfait. La déception est énorme…

 

Actes Sud a publié d’autres œuvres de Le Guin. Outre le très bon mais rude d’accès La Vallée de l’éternel retour, depuis réédité chez Mnémos dans la belle collection « Ourobores », on peut ainsi mentionner Malafrena, roman plus ou moins lié à l’Orsinie ; en dehors, il faut également citer Le Commencement de nulle part, ainsi que le jeunesse Loin, très loin de tout. Je vais les lire prochainement, oui (il y a du dossier en préparation)… mais j’espère bien ne pas me retrouver confronté à la même déception que pour ces Chroniques orsiniennes. Une déception dont je ne reviens toujours pas…

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"La Maison au bord du Monde", de William H. Hodgson

Publié le par Nébal

La Maison au bord du Monde

 

 

HODGSON (William H.), La Maison au bord du Monde. D’après le manuscrit découvert en 1877 par MMrs. Tonnison et Berreggnog dans les ruines qui se trouvent au sud du village de Kraighten, dans l’ouest de l’Irlande. Reproduit ici avec des notes, [The House on the Borderland. From the Manuscript, discovered in 1877 by Messrs. Tonnison and Berreggnog, in the Ruins that lie to the South of the village of Kraighten, in the West of Ireland. Set out here, with Notes], traduit de l’anglais par Jacques Parsons, préface de Brian Stableford [traduite de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel], Dinan, Terre de Brume, coll. Terres fantastiques, [1908, 1971] 2014, 205 p.

 

Ça fait partie des bonnes nouvelles que j’ai eu lors de mon périples aux Rencontres de l’Imaginaire de Sèvres. Je croyais naïvement que Terre de Brume n’était plus, n’en découvrant plus de nouveautés dans les librairies – les lieux de perdition, plutôt – où je mets régulièrement les pieds, mais c’était semble-t-il une simple question de distribution. Heureusement, donc, Terre de Brume est toujours là. Et même si c’est des Bretons (sale engeance), je leur pardonne beaucoup de choses au vu de leur catalogue, notamment pour leur goût des précurseurs et influences de Lovecraft, parmi lesquels Lord Dunsany, Arthur Machen et William Hope Hodgson, qui nous intéresse plus particulièrement aujourd’hui : La Maison au bord du Monde a ainsi été rééditée en avril dernier, et je ne pouvais pas décemment passer à côté.

 

Ce roman – probablement le plus célèbre de l’auteur ? – m’intéressait en effet à plus d’un titre ; je savais notamment – et la quatrième de couverture ne se prive bien évidemment pas de le rappeler – que c’était le roman d’Hodgson que Lovecraft prisait par-dessus tout, ainsi qu’il le clamait haut et fort dans Épouvante et surnaturel en littérature. Et j’étais d’autant plus curieux que je savais que ce roman – semble-t-il un des premiers de l’auteur – s’éloignait du champ d’investigation fétiche d’Hodgson, à savoir la mer. On oublie donc les marins, leurs bateaux et leurs rencontres avec des poulpes et compagnie, ici. Ce qui ne fait que rendre La Maison au bord du Monde plus singulier encore, dans l’œuvre d’Hodgson et au-delà. Le roman est en effet à la fois bien de son temps par certains aspects et constitue un incroyable précurseur par d’autres. S’il n’est pas sans défauts, loin de là (on aura l’occasion d’y revenir), il n’en est pas moins étonnant, et même fascinant en bien des endroits…

 

Deux touristes en Irlande découvrent donc les ruines d’une étrange maison au milieu de jardins sauvages. Cette maison, les autochtones ne la connaissent finalement que peu, à moins qu’ils ne soient avant tout rétifs à en parler. C’est qu’elle a une sale réputation ; on dit même qu’elle aurait été bâtie par le diable… Superstition locale, oui, sans doute, mais qui ne s’en rapporte pas moins à des faits étranges qui s’y sont déroulés, et que nos hardis explorateurs (venus pour pêcher, cela dit…) vont découvrir par le plus improbable (et même grotesque, avouons-le) des biais, en lisant un étrange manuscrit déniché dans les ruines, manuscrit en très mauvais état par endroits et dont l’origine est inconnue.

 

La Maison au bord du Monde constitue ainsi un récit dans le récit, le manuscrit étant reproduit (avec des notes souvent inutiles) entre deux chapitres se rapportant aux actions et impressions de messieurs Tonnison et Berreggnog (le narrateur/éditeur).

 

Avec un titre pareil, la réputation de la demeure en ruines et le sourd sentiment d’inquiétude qui assaille le lecteur dès les premières pages, on pourrait naïvement croire que William Hope Hodgson va se livrer ici à une énième variation sur le thème de la maison hantée. Pas grand-chose à voir, pourtant : le roman se révèle très vite bien plus inventif que ça.

 

Il joue sur deux tableaux bien distincts, presque opposés dans un sens, et pourtant entrelacés dans le manuscrit. Nous avons droit, ainsi, à des visions cosmiques totalement folles, inspirées semble-t-il notamment par l’astronome Camille Flammarion (mais on peut également penser, surtout au cœur du roman, aux tableaux impressionnants accompagnant les plus lointains voyages de l’explorateur dans La Machine à explorer le temps d’H.G. Wells). Et ces visions cosmiques, où l’anticipation scientifique est tellement débridée qu’elle vire au surréalisme, ne pouvaient sans doute que saisir Lovecraft, correspondant bien à sa philosophie du weird ; d’autant qu’il s’agit bien, au travers de ces hallucinations, de susciter l’effroi. Le narrateur, plongé dans un univers fou qui le dépasse et le malmène, croise ainsi des dieux incarnés, entre autres rencontres marquantes, et se rend, effectivement, « au bord du Monde », dans un éprouvant voyage temporel qui le fera assister à la mort de l’univers… J’avouerai cependant que cet aspect n’est pas celui qui m’a le plus parlé dans le roman d’Hodgson ; à vrai dire, si la vision introductive colle une sacrée baffe qui laisse pantois (et évoque donc directement l’œuvre du Maître de Providence, avec de l’avance), celle, beaucoup plus longue, qui intervient en gros à partir de la moitié du livre pour s’étendre quasiment jusqu’à sa fin, m’a paru un peu laborieuse et ennuyeuse, en dépit de quelques beaux tableaux…

 

Non, ce qui m’a vraiment saisi – et même stupéfait – dans La Maison au bord du Monde, c’est sa deuxième dimension horrifique. En effet, entre ses visions, le narrateur inconnu en vient à subir, cloîtré dans son angoissante demeure, l’assaut de mystérieuses et agressives créatures porcines. Celles-ci, à s’en tenir à leur aspect, pourraient être ridicules ; loin de là, elles sont particulièrement effrayantes… Et si j’étais au courant de la dimension « cosmique » de La Maison au bord du Monde, je ne m’attendais certainement pas à y trouver quelque chose d’aussi évocateur, et avec quel brio, du survival moderne, notamment cinématographique (mais pas que : on m’a très justement fait remarquer que cet aspect du roman se retrouvait dans le très chouette La Peau froide d’Albert Sánchez Piñol, livre que j’avais bien évidemment trouvé très lovecraftien quand je l’avais lu, mais qui, pour le coup, doit donc peut-être encore plus à Hodgson – cadre marin y compris…). Bordel, le livre est paru en 1908, tout de même ! Ici, l’auteur est à son meilleur ; et son roman fait vraiment frissonner, que ça faisait un bail que ça ne m’était pas arrivé…

 

Bien entendu, dans les deux cas, le manuscrit suggère par moments la folie du narrateur, même s’il est bel et bien persuadé de voir ce qu’il a vu, et si les découvreurs du texte en viennent à croire à l’authenticité du récit. On peut penser, pour le coup, à La Maison du Diable de Robert Wise… mais avec la même astuce, et en allant bien au-delà ; cette dimension psychologique n’est à vrai dire probablement pas essentielle, et si l’on ne saurait faire l’impasse sur cet aspect, le roman insiste avant tout sur la « matérialité » de l’horreur.

 

Ainsi que je l’ai laissé entendre, tout séminal, effrayant et inventif qu’il soit, le roman de William Hope Hodgson n’est cependant pas sans défauts. Le style assez quelconque n’est probablement pas trop gênant ici… La construction du récit peut interloquer davantage : quand survient la deuxième vision cosmique, le changement de ton perturbe un tantinet… Et surtout, cette deuxième vision m’a paru beaucoup trop longue, et j’ai parfois peiné à la lire jusqu’au bout. Toujours pour ce qui est de la construction, on peut également relever d’assez nombreuses incohérences et invraisemblances (mais elles participent sans doute de la dimension psychologique rapidement évoquée plus haut). On notera enfin, dans cette lignée, que l’artifice du manuscrit ne convainc pas toujours, loin de là… et sombre même à l’occasion dans le ridicule, notamment vers la fin (les dernières lignes en sont pour le moins cocasses).

 

Mais si La Maison au bord du Monde pèche par ces quelques aspects, il n’en demeure pas moins avant tout très étonnant et parfaitement saisissant. Oui, Lovecraft kiffait (si j’ose m’exprimer ainsi), et cela n’a rien d’étonnant : entre l’horreur cosmique et les assauts des hybrides, on est vraiment en plein dans les préoccupations du Maître de Providence. C’est dire combien sa lecture s’impose à tout lovecraftien amateur (et au-delà aussi, rassurez-vous) ; et si Hodgson, découvert semble-t-il tardivement, n’a pas à la différence de Poe, Dunsany et Machen notamment, directement influencé Lovecraft, il en constitue néanmoins avec ce roman – même sans tentacules – un précurseur indéniable, qui mériterait sans doute qu’on le redécouvre et le célèbre bien davantage. En tout cas, je n’en ai pas fini avec lui…

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"Contes étranges", de Sade

Publié le par Nébal

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SADE, Contes étranges, texte établi, présenté et annoté par Michel Delon, Paris, Gallimard, coll. Folio Classiques, 2014, 384 p.

 

Ça s’est peut-être vu en ces lieux interlopes (par exemple ici, , ou encore, pour les plus téméraires, ), mais j’aime beaucoup Sade. L’outrance du Divin Marquis, que ce soit dans les scènes de fesses ou de torture (c’est la même chose) ou dans les diatribes morales et philosophiques, m’a séduit depuis un bail. Du coup, j’en ai lu pas mal… Parmi les textes majeurs de Sade, il n’y a guère que l’Histoire de Juliette qui m’ait encore échappé (je l’ai, pourtant, dans le tome 3 des Œuvres à la Pléiade, édition établie par Michel Delon, comme celle qui nous intéresse aujourd’hui). Pour le reste, j’ai trouvé mon bonheur tant dans les œuvres dites « ésotériques » (avec une prédilection pour La Philosophie dans le boudoir ou les Instituteurs immoraux) que dans les autres, « exotériques » (Aline et Valcourt ou le Roman philosophique en tête), Justine ou les Malheurs de la vertu me paraissant constituer un juste milieu idéal. Cela dit, il me reste encore bien des œuvres à tenter (je n’ai rien lu du théâtre sadien, par exemple, et on sait l’importance qu’il y accordait). Car le marquis a exercé sa plume aussi vigoureuse que délicieuse (mais alambiquée, attention) dans bien des domaines…

 

Aujourd’hui, ainsi, nous allons parler « textes courts », avec ce recueil dont je n’avais jamais entendu parler auparavant (et pour cause, d’autant que le titre en a été choisi par Michel Delon pour cette édition précisément). Il a été composé en prison, à la Bastille si je ne m’abuse, en parallèle aux autres nouvelles de l’auteur, plus célèbres, que sont Les Crimes de l’amour et Les Infortunes de la vertu (texte séminal qui sera considérablement développé pour donner Justine ou les Malheurs de la vertu, puis, en « pire », La Nouvelle Justine). Mais si les « récits héroïques et tragiques » composant Les Crimes de l’amour ont été publiés du vivant de l’auteur (en 1800 seulement, certes, mais tout de même), ceux qui forment ces Contes étranges (auparavant titrés Historiettes, contes et fabliaux ou encore Contes libertins) sont restés à l’état de manuscrit fort longtemps ; il faudra attendre une édition – anonyme – d’Anatole France d’un unique texte (« Dorci ») pour que cela change, puis, surtout, les éditions très complètes de Maurice Heine, Jean-Jacques Pauvert (dont le colossal Sade vivant prend la poussière dans ma bibliothèque de chevet, mais un jour viendra où…) et Gilbert Lely…

 

Mais nous avons donc aujourd’hui ces Contes étranges en Folio Classiques, qui reprennent l’intégralité des textes courts composés alors par le marquis, à l’exception, donc, des Infortunes de la vertu et des Crimes de l’amour, disponibles aisément par ailleurs, sans chercher à s’arrêter aux plans conçus par l’auteur pour une éventuelle publication. Ces textes, qui trouvent souvent leur matière dans d’autres auteurs antérieurs, et notamment dans les Lettres historiques et galantes de deux dames de condition de Mme du Noyer (la notion de plagiat n’était pas brandie aussi hardiment en ces temps où l’on ne parlait pas encore de droits d’auteurs, et les écrivains se pompaient allègrement…), se divisent en gros en deux catégories : on trouve tout d’abord des historiettes et fabliaux à proprement parler, textes très brefs, où la grivoiserie prête souvent à rire (en théorie du moins…), encore que l’auteur cherche à alterner récits amusants et récits tragiques ; ces vignettes, censément composées par un troubadour provençal, occupent surtout la première partie du recueil… et, disons-le, je n’y ai guère trouvé mon bonheur ; je me suis même assez fortement ennuyé pendant un moment, à ne pas rire devant ce qui était censé être drôle, à ne pas vibrer devant le reste. Non, j’ai – sans surprise – bien plus trouvé mon compte dans les récits plus longs que l’on trouve ultérieurement, allant de cinq à six pages pour les plus brefs à plus de quatre-vingts pour le plus long (et de loin), « Le Président mystifié ». Là, on trouve de vraies réussites bien dignes du marquis, et le contraste est éloquent avec les historiettes et fabliaux du début.

 

Il serait vain de vouloir détailler ici l’ensemble du recueil (a fortiori pour ce qui est des vignettes les plus brèves, souvent tout à fait inintéressantes, en ce qui me concerne en tout cas). Je vais donc m’en tenir aux récits qui, pour une raison ou une autre, m’ont le plus intéressé… en notant une indéniable prédilection pour ceux qui s’en prennent au premier chef aux magistrats, très nombreux ici (Sade, le prisonnier, a eu il est vrai maille à partir avec les robins, c’est rien de le dire, et, comme la plupart des membres de la vieille noblesse d’épée, il n’avait que mépris pour les parvenus de la robe… d’autant plus sans doute que les finances désastreuses de sa prestigieuse lignée l’ont contraint à un mariage dans une famille parlementaire autrement aisée, qu’il haïssait de toutes ses forces).

 

Parmi les textes brefs, je commence ainsi par relever le très drôle « Les Filous », attaque en règle de la naïveté des jeunes filles (thème qui revient souvent, sans surprise).

 

« Les Harangueurs provençaux » entame le cycle anti-parlementaire évoqué plus haut, de manière délicieusement outrancière. Je ne peux me retenir d’en citer ici l’éloquente conclusion :

 

« Nous voulons bien être des imbéciles, dirent ces graves magistrat ; ne le voulussions-nous même pas, il y a assez longtemps que nous le prouvons à toute la France ; mais nous ne voulons pas qu'un tableau l'apprenne à la postérité ; elle oubliera cette platitude, elle ne se souviendra plus que de Mérindol et de Cabrières, et il vaut bien mieux pour l'honneur du corps être des meurtriers que des ânes. »

 

Dans un genre très différent, je retiens l’étonnant conte fantastique (avec le diable dedans) qu’est « Aventure incompréhensible et attestée par toute une province ».

 

On attaque les textes plus longs avec « Émilie de Tourville ou la Cruauté fraternelle ». Un récit sadien somme toute classique, dans la lignée des Infortunes de la vertu, mais tout à fait efficace.

 

Parmi les grivoiseries les plus drôles – le blasphème s’y ajoutant –, j’ai particulièrement apprécié l’outrancier « L’Instituteur philosophe ».

 

On en arrive alors au « Président mystifié », de très loin le plus long texte du recueil. Aussi faut-il lui accorder une place particulière, d’autant que Sade s’y donne vraiment à cœur joie, infligeant mille et une avanies quasi surréalistes à un sot magistrat du Parlement d’Aix. Un récit qui tient de la vengeance pure et simple, et multiplie les allusions (d’une mauvaise foi consternante…), à travers la bouche d’un jeune marquis (forcément), aux propres soucis judiciaires de l’auteur, l’affaire d’Arcueil un peu, mais surtout, ça revient très souvent, et de manière très logique, l’affaire de Marseille (des catins qui avaient un peu de colique, c’est tout, bon…). Le texte est parfois assez franchement ennuyeux, quand Sade délaisse l’humour pour se lancer carrément dans des diatribes débordant de fiel contre les robins… Mais dans l’ensemble, aussi mesquin soit-il, il est très drôle. Je ne peux garder pour moi ces citations, où c’est le président lui-même qui s’en balance inconsciemment plein la gueule :

 

« Nous autres magistrats, c'est la chose du monde dont nous sachions le mieux nous passer, que la raison ; bannie de nos tribunaux comme de nos têtes, nous nous faisons un jeu de la fouler aux pieds, et voilà ce qui rend nos arrêts des chefs-d'œuvre, car quoique le bon sens n'y préside jamais, on les exécute aussi fermement que si l'on savait ce qu'ils veulent dire. »

 

Plus loin :

 

« Nous [les magistrats] voulons comme les médecins tuer indifféremment qui bon nous semble, sans que le défunt ait jamais rien à nous dire. »

 

Mais ceci ne donne aucune idée de la drôlerie de ce texte bête et méchant, très bête et très méchant, qui, avec ses défauts sus-mentionnés, constitue une pièce de choix dans le registre humoristique.

 

Puisqu’on en est à citer, je ne peux que reproduire intégralement le long paragraphe introductif de « Augustine de Villeblanche ou le Stratagème de l’amour » :

 

« De tous les écarts de la nature, celui qui a fait le plus raisonner, qui a paru le plus étrange à ces demi-philosophes qui veulent tout analyser sans jamais rien comprendre, disait un jour à une de ses meilleures amies Mme de Villeblanche dont nous allons avoir occasion de nous entretenir tout à l'heure, c'est ce goût bizarre que des femmes d'une certaine construction, ou d'un certain tempérament, ont conçu pour des personnes de leur sexe. Quoique bien avant l'immortelle Sapho et depuis elle, il n'y ait pas eu une seule contrée de l'univers qui ne nous ait offert des femmes de ce caprice et que, d'après des preuves de cette force, il semblerait plus raisonnable d'accuser la nature de bizarrerie, que ces femmes-là de crime contre la nature, on n'a pourtant jamais cessé de les blâmer, et sans l'ascendant impérieux qu'eut toujours notre sexe, qui sait si quelque Cujas, quelque Bartole, quelque Louis IX n'eussent pas imaginé de faire contre ces sensibles et malheureuses créatures des lois de fagots, comme ils s'avisèrent d'en promulguer contre les hommes qui, construits dans le même genre de singularité, et par d'aussi bonnes raisons sans doute, ont cru pouvoir se suffire entre eux, et se sont imaginé que le mélange des sexes, très utile à la propagation, pouvait très bien ne pas être de cette même importance pour les plaisirs. À Dieu ne plaise que nous ne prenions aucun parti là-dedans... n'est-ce pas, ma chère ? continuait la belle Augustine de Villeblanche en lançant à cette amie des baisers qui paraissaient pourtant un tant soit peu suspects, mais au lieu de fagots, au lieu de mépris, au lieu de sarcasmes, toutes armes parfaitement émoussées de nos jours, ne serait-il pas infiniment plus simple, dans une action, si totalement indifférente à la société, si égale à Dieu, et peut-être plus utile qu'on ne croit à la nature, que l'on laissât chacun agir à sa guise... Que peut-on craindre de cette dépravation ?... Aux yeux de tout être vraiment sage, il paraîtra qu'elle peut en prévenir de plus grandes, mais on ne me prouvera jamais qu'elle puisse en entraîner de dangereuses... Eh, juste ciel, a-t-on peur que les caprices de ces individus de l'un ou l'autre sexe ne fassent finir le monde, qu'ils ne mettent l'enchère à la précieuse espèce humaine, et que leur prétendu crime ne l'anéantisse, faute de procéder à sa multiplication ? Qu'on y réfléchisse bien et l'on verra que toutes ces pertes chimériques sont entièrement indifférentes à la nature, que non seulement elle ne les condamne point, mais qu'elle nous prouve par mille exemples qu'elle les veut et qu'elle les désire ; eh, si ces pertes l'irritaient, les tolérerait-elle dans mille cas, permettrait-elle, si la progéniture lui était si essentielle, qu'une femme ne pût y servir qu'un tiers de sa vie et qu'au sortir de ses mains la moitié des êtres qu'elle produit eussent le goût contraire à cette progéniture néanmoins exigée par elle ? Disons mieux, elle permet que les espèces se multiplient, mais elle ne l'exige point, et bien certaine qu'il y aura toujours plus d'individus qu'il ne lui en faut, elle est loin de contrarier les penchants de ceux qui n'ont pas la propagation en usage et qui répugnent à s'y conformer. Ah ! laissons agir cette bonne mère, convainquons-nous bien que ses ressources sont immenses, que rien de ce que nous faisons ne l'outrage et que le crime qui attenterait à ses lois ne sera jamais dans nos mains. »

 

Délicieux, non ? Et Christine Boutin ne saurait qu’approuver (même si la fin du conte, étrangement, pourrait davantage lui convenir…). En tout cas, cette histoire de séduction tordue où un homme se déguise en femme pour séduire une lesbienne acharnée déguisée en homme est assez plaisante.

 

On retourne à quelque chose de bien plus cru avec le très blasphématoire et amusant « Le Mari prêtre. Conte provençal ».

 

Et citons enfin la salutaire « Postface » :

 

« Lecteur, joie, salut et santé, disaient autrefois nos bons aïeux après avoir fini leur conte. Pourquoi craindre d’imiter leur politesse et leur franchise ? Je dirai donc comme eux : lecteur, salut, richesse et plaisir ; si mes bavardages t’en ont donné, place-moi dans un joli coin de ton cabinet ; si je t’ai ennuyé, reçois mes excuses et jette-moi au feu. »

 

On n’ira certes pas jusque-là… Car après un début qui m’a semblé laborieux, ce recueil de nouvelles m’a finalement séduit. Disons-le tout net : ce n’est pas là du grand Sade ; mais c’est du Sade néanmoins. Aussi les amateurs apprécieront-ils, comme de juste. Ce n’est toutefois pas une porte d’entrée idéale à l’œuvre du Divin Marquis, et on en déconseillera la lecture aux néophytes, qui ont d’autres ouvrages sur lesquels mettre la main en priorité. Mais pour ma part, c’est finalement avec un indéniable plaisir que je me suis ainsi replongé dans l’univers sadien, quand bien même par la petite porte.

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"L'Impasse-temps", de Dominique Douay

Publié le par Nébal

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DOUAY (Dominique), L’Impasse-temps, Montélimar, Les Moutons électriques, coll. Hélios, [1980] 2014, 190 p.

 

Dominique Douay figure sans doute parmi les grands noms de la science-fiction française des années 1970-1980, mais je n’avais encore jamais eu l’occasion de le lire. J’étais tombé sur un certain nombre de ses ouvrages en occasion, et étais curieux (notamment du fait de la réputation un tantinet dickienne du monsieur), mais ne savais pas par où commencer. Heureusement, l’auteur a connu tout récemment comme une résurrection dans la collection Hélios que les Moutons électriques partagent avec les autres Indés de l’Imaginaire ; sont ainsi parus deux titres, L’Impasse-temps dont je vais vous causer aujourd’hui, ainsi que Car les temps changent dont je vous causerai probablement un de ces jours. L’excellente réputation de ces deux courts romans (on m’en a dit vraiment, vraiment beaucoup de bien, et des gens a priori de goût) ne m’a guère laissé le choix : oui, il était bien temps de m’y mettre.

 

L’Impasse-temps tout d’abord, donc (c’est en effet celui dont on m’a le plus parlé). Ce roman paru initialement en 1980 oscille entre fantastique et science-fiction, en partant d’un postulat aussi improbable que riche de possibilités. C’est le récit à la première personne de Serge Grivat, un dessinateur de bande-dessinée, et comme de juste un loser. D’ailleurs, dès la première page, il se fait larguer comme une petite merde (qu’il est) par sa copine ; enfin, plus ou moins sa copine : en fait, une coucherie quand il monte à Paris, lui qui vit à Aubenas (un provincial : c’est vraiment un loser). Grivat fait dans la mesquinerie (on aura l’occasion d’y revenir), et se barre en laissant l’addition à son « ex ». Il arpente Paris en monologuant dans sa petite tête, et rentre à son hôtel miteux.

 

Et c’est alors que sa vie bascule, quand, afin d’allumer une cigarette, il plonge la main dans sa poche, et en ressort un briquet qu’il n’avait jamais vu auparavant, et dont il ne sait pas comment il a bien pu atterrir là. Sauf que ce n’est pas vraiment un briquet. En effet, quand Grivat appuie sur le bouton, nulle flamme ne sort ; mais le temps autour de lui se fige. Il continue de s’écouler normalement pour lui, mais tout autour de lui s’immobilise.

 

Une conclusion à laquelle Grivat ne parvient pas immédiatement, lui qui parcourt d'abord toute une série d’hypothèses, hésitant notamment entre une étrange fin du monde et sa propre mort. Il lui faut bien, pourtant, se rendre enfin à l’évidence, devant ces objets et ces personnes qui restent figés dans leur lancée au mépris des lois de la pesanteur. Et quand il use de nouveau du « briquet », tout reprend exactement comme si de rien n’était, alors qu’il a passé plusieurs heures à tourner et virer dans ce monde immobile.

 

La prise de conscience est progressive, mais Grivat découvre enfin l’immense pouvoir qui est désormais en sa possession, et qui fait de lui un être unique (enfin, à supposer qu’il n’existe pas d’autres « briquets » du genre…). Mais ce maître du temps est mesquin (donc), et use de ce don extraordinaire de manière finalement très banale. En commençant par regarder sous la jupe des femmes, le petit voyeur… Puis il en vient à organiser des mises en scène à base de nu, qui ridiculisent ses concitoyens. Mais ce n’est qu’un début. Les étapes suivantes, fort logiquement, sont plus évidemment criminelles. Vol et viol… Grivat use et abuse de son pouvoir au mépris des autres comme de la loi. La spirale infinie est enclenchée, qui ne sera pas sans conséquences, pour lui comme pour le monde qui l’entoure dès lors qu’il reprend son cours…

 

Commençons par dissiper un fâcheux malentendu. En gros caractères, sur la quatrième de couverture, on peut lire ceci, signé Jean-Pierre Andrevon : « Gigantesque éclat de rire grinçant et dévastateur. » Euh… On n’a pas dû lire le même livre. Ou alors le sieur Andrevon a vraiment un humour bizarre. Ou alors c’est moi qui n’ai pas d’humour… Non, franchement, non : ce livre n’a absolument rien de drôle. Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’humour (et encore…), mais on se contentera du qualificatif de « grinçant ». Là, à la limite. Mais un « gigantesque éclat de rire » ? Non. Franchement, non. Au sortir de l’hilarant (là, oui) Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater de Kurt Vonnegut, le contraste était même flagrant… Non, on peut dire bien des choses de L’Impasse-temps, mais certainement pas qu’on rigole comme un bossu à sa lecture.

 

Malentendu, donc. Et j’ai cru pendant un moment que le malentendu se prolongerait de manière plus gênante, en ce que je n’avais pas l’impression de lire un aussi bon bouquin que ce qu’on m’en avait dit. C’est qu’on m’avait amplement vanté la chose, aussi ; peut-être pas jusqu’à parler de chef-d’œuvre, mais en m’assurant tout de même que c’était vraiment vachement super hyper bien. Et je n’avais pas cette impression ; je peinais même un peu, à vrai dire ; j’ai trouvé le début vraiment très bavard (beaucoup trop, à mon sens, même si ça fait partie du jeu) ; et, par la suite, je n’ai pu m’empêcher de trouver ce conte moral un tantinet pontifiant…

 

Maintenant que j’ai fini ce roman, je peux même confirmer, d’une certaine manière : oui, c’est bavard et pontifiant. Si. Mais ça n’en est pas moins intéressant. Je n’ai aucun doute sur le fait que L’Impasse-temps est un bon livre ; mais il n’est pas aussi bon que ce qu’on m’en avait dit, non, et j’en suis du coup le premier désolé…

 

Il est une dimension qui m’a paru intéressante, néanmoins, et dont je n’ai longtemps su que penser, et c’est le caractère passablement antipathique et assurément mesquin (oui, je me répète) du narrateur. Serge Grivat est en effet à baffer. Il l’est d’autant plus qu’il maquille son égoïsme et sa triste banalité derrière des prétentions artisteuses teintées d’une supposée subversion. Quand il réalise ses mise en scène et prend des photos pour les immortaliser, Grivat pense se la jouer vaguement sadienne (le Divin Marquis est fort logiquement cité ; tiens, à ce propos, je vais bientôt vous entretenir des Contes étranges, je suis en plein dedans…). Mais il est loin d’avoir le panache et la classe des libertins qui parcourent l’œuvre du Donatien Alphonse François… C’est un petit joueur, qui entend justifier son égoïsme et ses crimes divers mais pas si variés que ça par des considérations pseudo-philosophiques, oui, mais en manquant d’assurance dans sa démarche ; il a quelques remords, notre maître du temps… mais les gomme bien vite de la manière la plus pathétique qui soit. Une dimension qui m’a paru intéressante, donc. Notamment dans sa critique ambiguë de la pseudo-subversion que ne cesse de revendiquer Grivat. Je dois dire que j’avais un peu peur à ce propos, ayant souvent entendu cataloguer Dominique Douay comme auteur de « SF politique » (argh), et craignant vaguement d’y lire une bourrinade quelconque, faussement punk et anarchisante, mais finalement simplette. Il se montre heureusement bien plus subtil que ça, et si son narrateur tombe volontiers dans ces travers au fur et à mesure de l’accomplissement de ses petites bêtises ineptes, l’auteur quant à lui garde une salutaire distance teintée d’ironie, qui fait finalement la force de son roman.

 

Car, sans faire de L’Impasse-temps quelque chose d’aussi bon que ce qu’on m’en avait dit (donc), je ne peux que reconnaître l’astuce de Dominique Douay dans le traitement de son sujet, exploré de fond en comble (peut-être un peu à l’excès ? je ne sais pas, finalement). Le conte moral a l’air un peu convenu vu de loin, mais sort renforcé du choix d’une première personne aussi antipathique et pathétique. Et, dans les dernières pages, l’auteur a finalement su me surprendre, alors qu’il ne faisait guère qu’aller au bout de sa démarche, en somme…

 

 Au final, L’Impasse-temps constitue donc un bon roman. Pas indispensable, non, mais bon assurément. Au dessus du lot, probablement. J’y ai longtemps vu une légère déception (mais n’essayais-je pas de m’en convaincre en raison d’un bête esprit de contradiction ?), mais celle-ci est sans doute toute relative, et largement atténuée avec le recul. Cette fable m’a en tout cas suffisamment convaincu (malgré tout) pour que je tente prochainement l’expérience de Car les temps changent, qu’un avis autorisé m’a dit être meilleur ; on verra bien…

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"Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater", de Kurt Vonnegut

Publié le par Nébal

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VONNEGUT (Kurt), Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater, ou Des perles aux pourceaux, [God Bless You, Mr. Rosewater], traduit de l’américain par Gwilym Tonnerre, Paris, Gallmeister, coll. Totem, [1965] 2014, 219 p.

 

Rares sont les auteurs à m’avoir autant bouleversé que Kurt Vonnegut, en l’occurrence avec le premier livre de lui que j’ai lu (et dévoré), le fantabuleux Abattoir 5, qui est probablement son ouvrage le plus célèbre. J’avais le sentiment, à la lecture de ce monument, et en dépit d’une traduction française pour le moins contestable, de toucher à la perfection : un roman de science-fiction lorgnant sur la « blanche », alternant avec maestria rire et larmes, et écrit d’une manière délicieuse, faussement simple, dans un style d’une fluidité exceptionnelle.

 

Du coup, j’ai cherché à lire d’autres romans de cet auteur, mais s’il est culte outre-Atlantique (à bon droit), il est hélas somme toute peu traduit de par chez nous, ou, plus exactement, il est difficile d’en trouver qui soit toujours disponible aujourd’hui, et on est plus ou moins contraint de faire dans l’occasion. Ce qui ne m’a pas empêché de me régaler avec Le Berceau du chat et Le Pianiste déchaîné (disponibles), ainsi qu’avec Les Sirènes de Titan (épuisé, hélas) et Le Petit Déjeuner des champions, qui vient tout juste d’être réédité par Gallmeister, dans une nouvelle traduction, en même temps que ce Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam (je n’avais par contre pas aimé le pamphlet Un homme sans patrie, mais j’aurai l’occasion d’y revenir), réédition tout à fait bienvenue donc (tout en notant que, pour ce Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater en tout cas, la nouvelle traduction tant attendue n’est peut-être pas irréprochable…). Et il y en a tant d’autres (dont quelques-uns dans ma bibliothèque de chevet)…

 

Mais venons-en donc à ce roman précis. À la différence de la plupart des romans que je viens de citer, Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater n’est en rien un roman de science-fiction, genre dans lequel avait débuté Kurt Vonnegut, mais il a su ne pas s’y enfermer. Ce qui n’empêche pas qu’on y retrouve régulièrement, comme de juste, le génial écrivain Kilgore Trout, dont plusieurs œuvres sont présentées, sans oublier une scène mémorable où le monsieur Rosewater du titre se rend à une convention de SF, où il tient un discours quelque peu alcoolisé mais pas moins pertinent sur ces types qui écrivent comme des pieds mais ont des idées formidables alors bon.

 

En tout cas, ce roman commence bien. Dès que j’en ai lu l’exergue – « Toute personne, vivante ou morte, est purement fortuite, et ne saurait faire l'objet. » –, j’ai explosé de rire. Je suis peut-être bon public, mais j’ai été pris par surprise et ça a marché. Et ce n’est pas la dernière fois, loin de là, que j’ai succombé à l’hilarité à la lecture de ce livre. Mazette, ça fait d’autant plus de bien que c’est tout de même tristement rare, ces auteurs qui savent être authentiquement drôles…

 

Mais venons-en à ce que nous raconte ce roman. Bon, parler de « trame » serait peut-être un brin excessif pour ce livre presque intégralement bâti sur des digressions… Mais il y a cette somme d’argent colossale que représente la fondation Rosewater, conçue pour préserver l’héritage des richissimes Rosewater accumulé sur plusieurs générations de margoulins cyniques et droitiers, dont la devise est : « Prendre trop, bien trop, ou se retrouver sans rien. » Le jeune avocat Norman Mushari (aux dents qui ne se contentent pas de rayer le parquet mais le transpercent carrément), du cabinet McAllister, Robjent, Reed & McGee qui gère justement tout ce bon pognon, compte bien mettre la main dessus d’une manière ou d’une autre. Et c’est ainsi qu’il en vient à s’intéresser aux Rosewater (de Rosewater, comté de Rosewater, dans l’Indiana, même s’ils n’y mettent quasiment jamais plus les pieds), et au premier chef au président de ladite fondation, Eliot Rosewater (fils unique du sénateur Lister Ames Rosewater, magnifique représentant du conservatisme dans ce qu’il a de plus tragique et bidonnant, auquel on doit notamment une loi anti-pornographie qui définit l’obscénité par les poils).

 

Eliot Rosewater est richissime (donc). Bon, et ivrogne, aussi. Vétéran de la Deuxième Guerre mondiale, pompier volontaire émérite (et fanatique), le si sympathique Eliot Rosewater donne son argent à tout va. Eliot Rosewater veut en effet aider les gens. Car Eliot Rosewater aime les gens. Plus généralement, on osera le qualificatif : Eliot Rosewater, qui a lu pas mal de science-fiction et notamment Kilgore Trout (donc), est un utopiste.

 

Disons-le : Eliot Rosewater est à l’évidence fou.

 

Ça tombe bien : si Norman Mushari parvient à démontrer la folie d’Eliot Rosewater devant un tribunal, il pourra faire passer le contrôle de la fondation Rosewater aux Rosewater du Rhode Island, cousins sans le sou, et se servir au passage.

 

Il s’agit donc de monter un dossier sur le président de la fondation, en cherchant les informations auprès de quiconque peut en fournir, ainsi son sénateur de père, mais aussi l’épouse d’Eliot, Sylvia, névrosée qui aime toujours Eliot mais ne peut plus vivre avec lui depuis longtemps, par exemple.

 

À partir de là, Kurt Vonnegut construit un roman presque intégralement basé sur des digressions, toutes bienvenues, tournant tout d’abord essentiellement autour d’Eliot, de son père et de Sylvia, puis des Rosewater du Rhode Island.

 

On rit beaucoup. Mais on se doute qu’on ne rira pas jusqu’au bout… d’autant que Kurt Vonnegut est un maître pour ce qui est de manipuler les émotions du lecteur ; et, retrouvant le tour de force d’Abattoir 5, il saura en temps utile faire pleurer sa victime, de tristesse et de désolation, cette fois, et non de rire.

 

Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater n’est probablement pas le meilleur roman de Kurt Vonnegut, et ne constitue sans doute pas la plus judicieuse des portes d’entrée pour découvrir son œuvre (on commencera de préférence par Abattoir 5, éventuellement Le Berceau du chat et, dans un style plus proche de celui-ci, et logiquement réédité en même temps, Le Petit Déjeuner des champions). Ceci étant, c’est néanmoins un livre tout à fait brillant, magnifiquement conçu, au style d’une fluidité exceptionnelle, qui se dévore d’une traite.

 

Au-delà des nombreux portraits croustillants qui émaillent le roman, il s’agit en outre pour Kurt Vonnegut de livrer un tableau impitoyable du capitalisme, et plus largement de la droite, américaine donc mais on peut se livrer à des adaptations sans trop de difficultés (hélas ?). Et, franchement : c’est quand même autrement plus fun de critiquer leurs vilaines gueules de putes au capitalisme et à la droite avec Kurt Vonnegut qu’avec, disons, je sais pas moi, Chavez ou Mélenchon. Et autrement plus pertinent aussi…

 

Vu de loin, le discours de Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater pourrait sans doute être perçu comme simpliste, la naïveté apparente du style renforçant cette impression. Mais, en creusant un peu – et il n’est pas nécessaire de creuser bien longtemps –, on découvrira une satire parfaitement réfléchie, et hautement convaincante. D’autant plus, sans doute, qu’elle est hilarante. Kurt Vonnegut, ici, sait appuyer là où ça fait mal ; mais plutôt que de se lancer dans une diatribe dégoulinante de haine vaguement ambiguë et ne sollicitant rien d’autre que l’indignation vertueuse des « camarades », il préfère pointer du doigt, l’air de rien, les ridicules de ses adversaires ; et c’est bougrement drôle… Toute la différence avec le pamphlet Un homme sans patrie, qui avait après tout les mêmes cibles, mais dont les procédés plus convenus ne faisaient pas mouche avec le même brio.

 

Et, pour ce faire, il passe donc par le personnage si sympathique d’Eliot Rosewater. On ne peut qu’aimer ce riche bonhomme qui dilapide son pognon ; on pourrait certes s’interroger sur sa charité et ce qu’elle implique, mais ce n’est sans doute pas le propos essentiel. Sur le tard, par contre, il y aura une réflexion ô combien pertinente sur la folie et l’intégration, le rapport aux normes, qui ne saurait laisser indifférent (et avec une intervention pour le moins surprenante, qui laissera le lecteur bouche bée). Et puis il y a cette  utopie… Le bonheur s’il le faut par l’argent, oui, mais plus généralement par l’attention aux autres, bordel. Avec une sincérité authentique, qui ne fait que pointer davantage du doigt les hypocrisies du système. Une utopie ? Sans doute… mais pas du luxe, même si elle vient « d’en haut ».

 

Dieu vous bénisse, monsieur Rosewater n’est sans doute pas le meilleur Vonnegut ; je n’irais pas pour autant jusqu’à le qualifier de « mineur », ça serait inconcevable après le bonheur qu’il m’a procuré. Mais, dans un sens, même un Vonnegut mineur écraserait la plupart des autres titres qui font l’actualité… Parce que Vonnegut est immense, un des très grands écrivains américains du XXe siècle. Alors une satire aussi drôle, pertinente et en définitive émouvante, ça se ne refuse pas… Dieu vous bénisse, monsieur Vonnegut.

 

EDIT : Gérard Abdaloff en dit du bien ici.

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"L'Opéra de Shaya", de Sylvie Lainé

Publié le par Nébal

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LAINÉ (Sylvie), L’Opéra de Shaya, préface et interview de Jean-Marc Ligny, Chambéry, ActuSF, coll. Les Trois Souhaits, 2014, 177 p.

 

J’imagine que c’est ressorti notamment de mes comptes rendus consacrés aux trois précédents recueils de Sylvie Lainé, Le Miroir aux éperluettes, Espaces insécables et Marouflages, mais j’aime vraiment beaucoup ce que produit cet auteur rare et précieux (c’est pas du luxe ?), spécialisé dans la nouvelle. Elle est pour moi, et de très, très loin, une des meilleurs nouvellistes de la SF française (à vrai dire, là, tout de suite, je ne vois pas qui pourrait rivaliser ; Thomas Day, peut-être ; sans doute Serge Lehman du temps où il écrivait, Léo Henry aussi en plus borderline… je n’ai pas d’autres noms en tête pour l’instant, désolé). Et c’est pas pour faire de la lèche, non, non. Je n’irais d’ailleurs pas jusqu’à parler de chef-d’œuvres absolument parfaits – il y a parfois un petit truc que je trouve un brin dommageable, mais c’est généralement tout à fait anecdotique en regard de la qualité globale. N’empêche, je me joins volontiers au concert de louanges qu’elle suscite à peu près partout sur son passage ; lisez Sylvie Lainé, c’est de la bonne.

 

L’Opéra de Shaya est donc le quatrième recueil de nouvelles de Sylvie Lainé, de nouveau chez ActuSF. Il comprend quatre textes composés entre 2012 et 2014, dont la longue novella (format peu commun chez cet auteur prisant la forme courte) qui lui donne son titre. Seulement deux inédits sur ces quatre textes, par contre (heureusement, la novella en fait partie) ; mais peu importe, je relis Sylvie Lainé avec plaisir – j’y reviendrai.

 

Un recueil qui frappe par sa cohérence, rarement aussi évidente dans une collection de nouvelles. Les quatre nouvelles lorgnent du côté du space opera (genre dont elle regrette dans l’interview en fin de volume qu’il soit aujourd’hui un brin délaissé – je n’en suis pas si sûr, perso, mais bon), ou peut-être plus exactement du planet opera, si l’on tient à pinailler. Mais participe plus encore de cette cohérence si frappante une grande unicité dans les thèmes, que l’on retrouve de nouvelle en nouvelle, le principal étant l’échange – mais on notera aussi un goût pour les écologies extraterrestres les plus « autres », qui joue beaucoup pour la réussie frappante de l’ensemble. Enfin, si la science-fiction de Sylvie Lainé a généralement quelque chose d’assez lumineux (sur la corde raide, le risque étant grand de tomber dans la niaiserie, mais son talent lui permet d’éviter avec brio cet écueil), on trouve cependant dans tous les textes composant L’Opéra de Shaya une très vague ambiguïté, rendant le tableau plus sombre au fond (et donc plus juste ?) : l’échange, thème central donc, n’est jamais loin de l’exploitation et de l’oppression… Sylvie Lainé, dans l’interview finale, se qualifie de « plutôt optimiste », mais après avoir exposé des vues qui pourraient la faire passer pour pessimiste, ce qui correspond bien au fond du recueil.

 

On commence donc avec la novella inédite « L’Opéra de Shaya ». So-Ann peine à trouver sa place dans la galaxie colonisée par l’humanité, d’autant qu’elle est née à bord d’un vaisseau. Partout, l’implantation humaine sur des mondes parfois hostiles a entraîné une éradication des spécificités locales ; mais l’intégration dans les colonies n’en est pas plus aisée, du fait notamment du développement de pratiques sociales fondées sur rien, plus ou moins ridicules, et qui se muent bien vite en traditions insupportables, ce que l’on voit bien sur Flog6 au début. So-Ann est ainsi contrainte d’errer sans cesse… jusqu’à ce qu’on lui confie un précieux secret : l’existence d’une planète où tout est harmonie, et qui a pour nom Shaya. Elle parvient à s’y rendre, et découvre un monde étonnant, et sans doute très original : oui, l’harmonie est ici essentielle, ce qui se justifie par le caractère évolutif de la structure génétique des autochtones, qui s’adaptent sans cesse à ce qu’ils croisent, et manifestent une empathie au premier abord extrême. Au premier abord… « L’Opéra de Shaya » est à n’en pas douter une réussite, et cela tient notamment à la superbe écologie extraterrestre qui y est détaillée avec un sens du détail presque maniaque, non, disons vancien. La réflexion sur l’harmonie et l’intégration est belle, profonde et juste, intelligente dans tous les sens du terme. J’ai en outre apprécié la subtile ambiguïté qui imprègne (eh eh) la novella, et qui lui évite de sombrer dans la naïveté (ce que l’on redoute à plusieurs reprises, tant Sylvie Lainé joue ici un jeu dangereux, façon baba-cool). J’ai un peu redouté le nécessaire retournement final, à cet égard, mais il est parvenu à me surprendre… Un tout petit bémol, toutefois, quasiment insignifiant : la plume m’a paru un peu moins élégante que d’habitude, notamment en raison de quelques répétitions et phrases alambiquées abusant de la virgule ; défaut de relecture ? Peu importe : le bilan est globalement très positif.

 

J’avais déjà lu « Grenade au bord du ciel » dans Utopiales 13, mais je l’ai relue avec grand plaisir. Nous avons ici une équipe d’explorateurs humains qui découvrent un astéroïde artificiel en orbite autour d’une planète passablement primitive, et qui décident d’en apprendre davantage (en y allant comme des bœufs). L’ambiguïté est cette fois encore plus subtile, mais dans le prolongement direct de la novella précédente, et m’a paru très intéressante. « Nous sommes une espèce vivante, et tout ce qui est vivant avance et marche, et bouge et se transforme. Ce qui ne bouge plus est mort. » Cette morale – qui a comme de juste sa contrepartie – me parle : dans l'absolu, je tends en effet à partager grandement ce point de vue, et j'abhorre en tout cas la réaction et ne comprends tout simplement pas le conservatisme et l'attachement aux traditions. Mais là il y a un petit truc qui gêne, tout de même (que je ne révèlerai pas ici, bien sûr...) ; très intéressant, oui. Je lui reprocherais juste, pour pinailler là encore, une fin peut-être un poil expédiée… Mais peu importe, vous dis-je.

 

Suit « Petits arrangements intra-galactiques ». Cette nouvelle figurait déjà dans l’anthologie « positive » de Laurent Gidon Contrepoint (également chez ActuSF ; je l’ai, mais n’ai pas encore eu l’occasion de la lire…). Cette nouvelle « légère » (mais pas si légère que ça, remarque à bon droit Jean-Marc Ligny dans sa préface) prête largement à rire, ce qui fait du bien, d’autant que le thème de l’échange y est là encore fort bien traité, et que nous avons droit à une écologie extraterrestre très réussie (avec des sapinous). C’est aussi sans doute, de ces textes, celui où la violence de l’exploitation par l’homme de ce qu’il ne comprend pas ressort le plus, paradoxalement… Et tout cela simplement parce que nous y suivons un homme échoué sur une planète quasiment inconnue, et qui cherche à bouffer. Reste à savoir quoi… Assez remarquable dans son genre.

 

Le recueils se conclut enfin (non, déjà ?) sur « Un amour de sable » (inédit), avec là encore une belle écologie étrangère, là encore un développement, poussé ici jusque dans ses moindres recoins, de la thématique de l’échange… avec là encore un fond d’exploitation bornée, et un retournement plus « cruel », pour reprendre le qualificatif employé dans l’interview. Cette histoire, en apparence seulement simple voire convenue, de scientifiques humains décortiquant le sable recouvrant une planète tout juste explorée, constitue à nouveau une vraie réussite. C’est aussi, ai-je l’impression, celle où le style est le plus travaillé (mais Jean-Marc Ligny dans sa préface vante les « plumes invisibles », alors je sais pas…).

 

Une fois de plus, avec L’Opéra de Shaya, Sylvie Lainé nous livre un très bon recueil qui confirme tout le bien qu’on pensait déjà d’elle. Une science-fiction subtile et intelligente sans être pontifiante, qui sait se montrer authentiquement dépaysante et parfois émouvante, assez lumineuse mais jamais totalement… Oui, Sylvie Lainé est bien l’une des meilleures nouvellistes de la SF française, je l’ai dit maintes fois et le redis encore une fois, histoire de. La concurrence ? Quelle concurrence ? Eh. N’empêche : si vous avez aimé les trois précédents recueils (y a pas de raison), vous pouvez vous précipiter sur ce petit nouveau. Il ne constitue peut-être pas la meilleure des portes d’entrée à la production de Sylvie Lainé (je n’en sais rien, à vrai dire), mais les novices auraient également tout intérêt à se procurer la chose.

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"Les Cheyennes", de Mari Sandoz (abandon)

Publié le par Nébal

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SANDOZ (Mari), Les Cheyennes, [Cheyenne Autumn], traduit de l’anglais (États-Unis) par Thierry Chevrier, avant-propos d’Olivier Delavault, Paris, Télémaque, coll. Frontières, [1953, 1996] 2014, 570 p.

 

(Abandon après 200 pages environ.)

 

Longtemps, toujours en fait, j'ai lu jusqu'au bout des livres qui me faisaient suer abondamment dès le début ; j'ai peiné d'innombrables fois sur des ratages, voire des saletés, simplement parce que, par principe sans doute, ça me faisait un peu mal au derche de lâcher l'affaire... J’ai pris la résolution de ne plus me laisser faire de la sorte : pas de temps à perdre, nan mais oh. On verra si je parviens à m'y tenir... C’est pourquoi j’inaugure une nouvelle catégorie d'articles sur ce blog, que j'espère rares, des notules consacrées à mes abandons, expliquant brièvement (euh...) pourquoi je laisse tomber le bouquin en cause.

 

Première victime : Les Cheyennes, de Mari Sandoz : à environ 200 pages, je m'emmerdais toujours à mourir, je ne me sentais pas de m'en enfiler encore 370 comme ça (oui, parce que gros bestiau tout de même)...

 

La déception est à la hauteur de la réputation du roman, mais plus encore du très célèbre film qui en a été tiré par John Ford en 1964 (je ne l’ai bien évidemment pas vu…), et qui a joué son rôle dans la « réhabilitation » des Indiens dans les westerns.

 

L’histoire, vous la connaissez probablement, et même très certainement si vous êtes un habitué de ce blog, puisque je l’ai évoquée récemment dans un autre article, en rendant compte (mal...) de ma lecture de La Dernière Frontière d’Howard Fast. Un livre très différent cependant (outre qu’il est lisible, au moins…), essentiellement pour une question de point de vue : le roman de Mari Sandoz, en effet, se passe presque intégralement chez les Cheyennes.

 

Ceux-ci, qui ont longtemps figuré l’incarnation la plus « noble » des Indiens, n’en ont pas moins subi les conséquences de la politique hostile (oserait-on dire d’extermination programmée ? On pourrait probablement...) des Blancs. C’est ainsi qu’après de nombreux accrochages (avec Custer entre autres), au moindre prétexte, ils ont été exilés loin de leurs terres ancestrales pour s’installer de force dans ce qu’on appelait alors le « Territoire Indien » (aujourd’hui l’Oklahoma), pauvre et d’autant plus invivable qu’il était déjà surpeuplé. On avait fait bien des promesses aux Cheyennes, au travers d’une agence – ressources diverses, notamment –, promesses jamais tenues. Et puis on leur avait dit que, si ça se passait mal dans le Territoire Indien (euh…), ils pourraient rentrer chez eux.

 

Les chefs Dull Knife et Little Wolf (pas vraiment des excités par ailleurs, probablement plutôt même des « pacifistes »), se fondant sur cette parole donnée, qu’ils entendent bien faire respecter, décident donc en septembre 1878 de conduire environ 280 des leurs, affamés et souvent malades, dans une odyssée de quatre mois, un long périple devant les ramener dans le Montana.

 

Bien évidemment, les Blancs ne l’entendent pas de cette oreille… et, face à ce peuple finalement assez réduit et dans un état lamentable, ils font péter les grands moyens : environ 10 000 soldats, secondés par 3000 civils, supposés arrêter les Cheyennes, et les abattre le cas échéant…

 

Le sujet, on en conviendra aisément, est absolument fascinant et sans aucun doute très porteur. Howard Fast, ainsi, en a tiré un western tout à fait recommandable, encore qu’en adoptant un point de vue très différent. J’en attendais à vrai dire davantage encore (bien davantage) du roman de Mari Sandoz, justement en raison de son approche centrée sur les Indiens. La quatrième de couverture, élogieuse comme il se doit, n’hésite pas à parler d’un « chef-d’œuvre de la littérature américaine » ; je la croyais naïvement, d’autant que ce qualificatif s’applique indéniablement au Little Big Man de Thomas Berger, paru en même temps dans la même collection.

 

Tu parles…

 

Au début, j’ai pensé qu’il s’agissait seulement d’une question d’acclimatation, mais le fait est qu’au bout de 200 pages (tout de même), je n’y parvenais toujours pas. Le problème est que,en fait de roman, on est là devant quelque chose de « pas vraiment littéraire », à la limite de l'essai historique et anthropologique. Ce qui devrait me plaire en temps normal, me ravir même, mais là je me suis ennuyé : le déroulement, pointilleux, est en effet monotone et répétitif (au bout de la centième scène de conflit entre Little Wolf et les jeunes chiens fous, on en a quand même un peu marre…). Accessoirement, mais cela va de pair, la structure du roman tend à être un peu confuse, avec des allers-retours pas toujours bien gérés (au sortir du Wilderness de Lance Weller, qui en use beaucoup mais avec brio, ça faisait comme un choc…). À côté de ça – et c’est sans doute ce qui m’a le plus gêné, au final –, j’avais une fâcheuse tendance à me perdre dans les très nombreux personnages mis en scène par Mari Sandoz ; il faut dire que la caractérisation, même s’il y a quelques exceptions notables (Little Wolf en tête), n’est pas vraiment son fort…Quant au style, de manière générale, il se montre au mieux quelconque, mais assez souvent un poil laborieux (d’autant que pas hyper romanesque, donc).

 

C’est ainsi que Les Cheyennes m’a fait l’effet, tant il était pénible, d’un roman à peu de choses près illisible. Et c’est pourquoi j’ai décidé d’arrêter les frais avant la moitié : je ramais dessus et ne prenais absolument aucun plaisir à ma lecture. Inutile donc de prolonger le calvaire, même si j’ai eu du mal à me résoudre à refermer définitivement le livre… Bon, au-delà de cette déception carabinée, demeure la curiosité de voir le film de John Ford (faudra vraiment que je m’y mette, un de ces jours…). Mais pour le « chef-d’œuvre de la littérature américaine », c’est rapé.

 

 (‘tain, moi qui devais faire une courte notule, j’ai fait un article aussi long que d’habitude… Allez comprendre…)

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