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La Vie de Bouddha – Intégrale, vol. 1, d’Osamu Tezuka

Publié le par Nébal

La Vie de Bouddha – Intégrale, vol. 1, d’Osamu Tezuka

TEZUKA Osamu, La Vie de Bouddha – intégrale, vol. 1, [Budda ブッダ], traduction [du japonais par] Jacques Lalloz, préface de Patrick Honnoré, Paris, Delcourt/Tonkam, coll. Tezuka, [1972] 2018, 809 p.

Delcourt/Tonkam poursuit ses très luxueuses rééditions « intégrales » des œuvres de Tezuka Osamu : après une première salve constituée par Ayako et les deux volumes de L’Histoire des 3 Adolf, en voici une deuxième, avec Barbara (en un seul tome) et les deux premiers volumes de l’intégrale de La Vie de Bouddha, qui devrait en comprendre quatre – on est donc, dans ce dernier cas, sur une œuvre d’une tout autre ampleur, sur laquelle l’auteur a travaillé une dizaine d’années, et ce fort premier tome dont je vais vous entretenir aujourd’hui pèse déjà ses 800 pages…

 

La Vie de Bouddha est souvent comptée parmi les plus grands chefs-d’œuvre de l’auteur, qui en a commis quelques-uns – c’est aussi une BD importante dans sa carrière, car elle a quelque chose, de plus ou moins défini, qui s’inscrit dans la « transition » opérée par Tezuka dans les années 1970, vers des récits plus adultes et/ou plus sombres ; Ayako en est peut-être une illustration plus franche, tandis que L’Histoire des 3 Adolf est une œuvre tardive, datant d’après cette transition, mais la masse colossale de La Vie de Bouddha y a probablement sa part. Le dessin demeure très rond et dynamique, à la façon des réalisations antérieures de l’auteur plus enfantines, mais le propos est autrement sombre, ou peut-être surtout ambigu, avec des personnages qu’il n’est pas toujours aisé de faire rentrer sans y revenir à deux fois dans les cases du « bien » et du « mal » ; par ailleurs, la violence de cette BD, et son caractère très cru à l’occasion (dans des registres sexuels ou même scatologiques), en dépit du trait plutôt naïf, ont de quoi surprendre un lecteur occidental qui s’attend à lire une sorte d’hagiographie…

 

Mais s’agit-il seulement de cela ? La question est compliquée, et, honnêtement, je ne dispose pas des éléments me permettant d’y répondre de manière assurée. Cette question, pourtant, je me la posais avant même de faire l’acquisition de ce premier volume – je me demandais si moi, occidental et non-bouddhiste, j’allais y panner quoi que ce soit, ou même être seulement touché par le propos. Je me demandais si un certain exotisme malvenu, même de nature spirituelle, ne risquait pas de fausser mes perceptions, moi qui étais visiblement prêt à me pencher sur une BD rapportant La Vie de Bouddha, là où je n’aurais peut-être (probablement…) pas été le moins du monde attiré par une BD traitant de La Vie de Jésus, et peut-être à tort d'ailleurs. Et, à cet égard, je me demandais quelle était au juste la position de Tezuka lui-même au regard de son sujet : s’agissait-il de l’œuvre d’un croyant ? Voire d’un dévot ? Auxquels cas, quels seraient les biais que le bouddhisme japonais impliquerait dans cette narration ? Ou n’était-ce de toute façon qu’un prétexte ? Ce qui me paraissait relativement probable, mais… Je me doutais, en revanche, que cette Vie de Bouddha ne s’inscrirait probablement pas dans un registre historique à proprement parler, mais jouerait de tout ce que la tradition religieuse a très tôt rapporté de fantastique dans la vie du prince Siddartha peu ou prou divinisé (Siddartha, oui, c'est ainsi qu'apparaît ce nom dans la BD, là où on rencontre plus souvent « Siddharta » ou « Siddhartha », ai-je l'impression, mais je vais me plier à ce choix dans cette chronique). Maintenant, qu’allais-je faire de tout ça ? Cette BD était à mes yeux aussi attirante qu’intimidante – et pas seulement en raison de sa masse impressionnante…

 

Et certaines de ces interrogations demeurent au sortir de ce premier volume, si d’autres ont peut-être d’ores et déjà trouvé leurs réponses. Ce qui apparaît certain, en tout cas, c’est que cette Vie de Bouddha n’est pas l’œuvre de ce que l’on qualifierait, dans le monde catholique, d’une « grenouille de bénitier » : si Tezuka respecte sans l’ombre d’un doute la figure de Bouddha, auréolée par ailleurs de tous ses traits semi-divins (ou divins tout court), c’est dans un contexte où elle se fait régulièrement voler la vedette par d’autres personnages, à vue de nez des créations personnelles de l’auteur le plus souvent. Par ailleurs, la dignité globale du propos s’accommode de traitements qu’un bigot jugerait irrévérencieux – l’aventure est frénétique, quand Bouddha lui-même n’est pas au cœur du propos, et l’humour est très présent, qui joue par exemple des anachronismes, très nombreux, en même temps que le dessin de l’auteur lorgne plus qu’à son tour sur la caricature, y compris, bien sûr, quand il s’agit d’apparaître lui-même dans sa BD, dans un traditionnel caméo. Enfin, dans un registre probablement un peu différent, il faut relever combien Tezuka « profite » de son sujet pour développer des thèmes qui, sans être annexes, certainement pas, ne coulaient peut-être pas de source à ce point : ici, tout spécialement, il insiste sur l’horreur que lui inspire le système des castes, c’est vraiment un thème central de ce premier tome – et, à ses côtés, l’idée que la séparation entre les hommes et les animaux n’a pas non plus lieu d’être. Sauf erreur, le bouddhisme a pu s’opposer historiquement aux castes, et ce rapport aux animaux y a souvent été associé dès les origines (débouchant éventuellement sur le végétarisme) ; mais peut-être n’était-ce pas de manière aussi franche ? Je ne suis pas sûr de moi – mes connaissances en la matière sont limitées, euphémisme, même si, avant de lire cette BD, j’ai jugé bon d’éclairer un chouia ma lanterne en lisant Le Bouddhisme d’Henri Arvon… Ce qui s’est avéré assez utile, cela dit, au plan notamment de la contextualisation, historique mais aussi spirituelle.

 

Mais Bouddha, dans cette BD rapportant sa vie, n’est pas toujours au cœur du propos. À vrai dire, sa naissance n’a lieu que vers la fin du premier tome compilé dans cette intégrale, soit un peu avant la moitié de ce premier volume. Et il s’en est passé, des choses, avant cela ! Des choses qui peuvent paraître tout d’abord bien éloignées de la vie de Bouddha, même si tout y est lié d’une manière ou d’une autre…

 

Après un bref préambule remontant aux origines de la civilisation aryenne et de sa spiritualité, avec le système des castes donc et la primauté accordée aux brahmanes, nous passons aux environs du Ve siècle av. J.-C., dans le nord de l’Inde, quand un brahmane particulièrement respecté du nom d’Asita (un personnage historique, même si Tezuka ne reprend pas dans le détail la légende bouddhique le concernant), quand Asita, donc, après avoir rapporté un vieux mythe énigmatique qui introduit d’emblée le thème de la non-discrimination entre les hommes et les animaux, émet une prophétie : viendra bientôt un homme sortant de l’ordinaire, et qui sera « le roi du monde ». Il dépêche un de ses disciples, le jeune Naradatta (qui semble là encore avoir un modèle historique), pour trouver cet homme. Le brahmane part sans plus attendre et, très sûr de lui, suppose que l’homme qu’il cherche appartient à sa propre caste – comment pourrait-il en aller autrement ? Toutefois, il doit bientôt se confronter à la charlatanerie de certains des siens, et la piste du « roi du monde » l’amène à s’intéresser tout particulièrement à un enfant… qui n’est pas le prince Siddartha, alors même pas né.

 

Pire, cet enfant, du nom de Tatta… est un intouchable ! Un paria – hors-castes, plus bas encore que les esclaves… Et nous faisons bientôt sa rencontre : il s’avère qu’il s’agit d’un petit voleur, à la tête de sa bande de gosses aussi intouchables que lui… Ses traits évoquent un Astro, le petit robot, avec quelque chose de rusé et malicieux en sus – et il se balade tout le temps à poil, il n’est certes pas le seul dans cette BD. Mais il s’agit bien d’un être hors du commun : il bénéficie d’un don unique, la capacité à faire passer son esprit dans celui des animaux – pour sonder leurs pensées ou prendre temporairement le contrôle de leurs corps ; mais avec le plus grand respect ! Au fond, c’est Tatta, en sage incongru, qui tentera tout d’abord d’enseigner au sympathique mais obtus Naradatta le principe de non-discrimination du vivant – même si le brahmane, tout bien disposé qu’il soit, devra connaître bien des épreuves avant d'intégrer pleinement ce précepte, que son maître le sage Asita avait pourtant tenté de lui inculquer dès les premières pages de la BD…

 

Mais Naradatta est un personnage relativement secondaire, bien vite, et ce premier volume, en tout cas sa première moitié, se focalise surtout sur deux autres figures, deux enfants (et des créations de Tezuka, cette fois), Tatta donc, mais aussi Chaprah – qui appartient quant à lui à la caste des esclaves (la plus basse à l’intérieur du système, les parias étant à proprement parler en dehors). La première rencontre entre les deux se déroule très mal, avec Tatta et les siens qui volent à Chaprah des tissus qu’il convoyait pour son maître – lequel le menace en représailles de vendre sa mère ! Pourtant, les deux enfants deviendront bientôt des amis : ils sont aussi courageux l’un que l’autre, mais Tatta a également pour lui sa ruse, son don peu ou prou magique, et, dérivant des deux, une certaine sagesse hors-normes qui le singularise plus encore ; Chaprah, lui, fait preuve d'une détermination presque inhumaine, et a de l’ambition – car il serait prêt à tout pour échapper à sa condition d’esclave ; or une opportunité lui est bientôt offerte, qui lui permet de devenir le fils adoptif du général Boudhaï, le chef des armées du Kosala, puissant royaume voisin de celui de Kapilavastu (tilt !) où vivent nos héros… Boudhaï, à la dégaine hirsute impayable, est un excellent personnage – capable des pires atrocités comme de comportements autrement louables, c’est le type même de ces figures que l’on n’ose trop ranger dans les cases du « bien » et du « mal ». Mais il a certes sa contrepartie dans les rangs des guerriers : l’odieux Bandaka, archer hors-pair et arriviste plein de morgue – le personnage véritablement maléfique de cette histoire, dont les yeux vides traduisent le caractère menaçant et détestable.

 

Mais ce dernier ne prend véritablement de l’importance que plus tard. Or nous y sommes : Kapilavastu est le lieu de l’enfance du Bouddha historique. Les aventures frénétiques de Tatta et Chaprah, riches en rebondissements (et en épisodes typiques du nekketsu, ce registre mythique plus ou moins « créé » par Tezuka – scènes d’entraînement et même de tournoi incluses), des aventures qu’il serait vain de vouloir résumer, sont dès lors entrecoupées de séquences au palais de Kapilavastu, où le couple royal attend la naissance d’un enfant, et tous les signes indiquent qu’il s’agira d’un être exceptionnel : sa mère fait toujours ce rêve impliquant un éléphant qui entre dans son flanc droit, les animaux se montrent si dociles à l’égard du roi qu’il en vient à être dégoûté de la chasse, une nuée de criquets anéantit l’armée du Kosala en même temps qu’elle sauve nos héros en bien fâcheuse posture… Oui, l’enfant à naître est bien le prince Siddartha, qui vient donc au monde (sous cette incarnation ?) un peu avant la moitié de ce premier volume.

 

Le récit procède ensuite par ellipses, et en alternant toujours, quoique avec moins d’ampleur et bien des zones d’ombre, avec les aventures de Chaprah et Tatta qui vieillissent à mesure ; nous avons ainsi des aperçus de l’enfance de Siddartha… lequel ne répond pas tout à fait aux attentes de son roi de père – un personnage plutôt sympathique par ailleurs, mais qui entend élever un prince à même de lui succéder à la tête de Kapilavastu. Caste oblige, ce prince se doit d’être un guerrier ; par ailleurs, devenu adolescent, Siddartha doit se marier, et assurer d’ores et déjà sa succession en concevant un héritier : c’est sa place dans le monde. Mais, c’est peu dire, Siddartha déçoit les attentes de son père : enfant indolent, qui dort beaucoup et s’ennuie quand il ne dort pas, il n’a aucun goût pour le métier des armes, pour la politique ou pour la bagatelle. Ses centres d’intérêt sont ailleurs, et les signes entourant sa naissance trouvent leurs prolongements dans d’autres, plus ou moins explicites, ainsi que dans l’intérêt que lui manifestent divers brahmanes, qu’ils lui soient favorables ou hostiles. À plusieurs reprises, le futur Bouddha est ainsi amené à quitter le palais de Kapilavastu pour découvrir le monde – et, si ce tableau commence d’ores et déjà à l’édifier, il lui répugne plus qu’à son tour : le prince Siddartha, sans le savoir, prend le relais des interrogations de Chaprah sur le sort qui est le sien, et celui des esclaves, mais en fait au-delà celui de tous les hommes, sans discrimination (de castes ou autre) ; il entrevoit la vérité première, qui est que la vie n’est que souffrance. Il lui faudra encore approfondir son expérience pour dériver de cette vérité les trois autres qui forment le substrat du bouddhisme – dans la continuité des préceptes des brahmanes parfois (le principe de causalité est envisagé d’emblée comme essentiel, et associé à la transmigration des âmes), en s’y opposant le plus souvent.

 

Quand ce premier volume s’achève, Siddartha a enfin pris sa décision : il ne succédera pas à son père, il ne sera pas un guerrier, il ne cherchera pas l’amour (ou plus exactement il le rejettera, car, d’une certaine manière, il l’avait trouvé sans qu’il le désire) ; il partira sur les routes en quête de sagesse, pour comprendre ce monde si hostile qui l’entoure – et, d’une certaine manière, trouver comment y vivre.

 

On imagine mal le prince Siddartha, moine errant, et futur « roi du monde », vivre des aventures aussi rocambolesques que celles de Tatta et Chaprah – il y a donc un contraste entre les deux moitiés de ce premier volume, qui suscite des interrogations quant à la suite, laissant supposer un ton tout différent. Ceci étant, jouant de la carte mythologique, Tezuka peut dans ces deux approches faire usage du merveilleux – de ce que l’on qualifierait, dans un registre non spirituel, de fantasy, au fond, sur les bases du monomythe redéfini en nekketsu. J’avoue être assez curieux de voir comment les choses évolueront…

 

Car ce premier tome m’a amplement convaincu, oui. Il m’a tout d’abord surpris, comme décidément nombre de BD japonaises – mais il m’a assurément emballé. L’art du récit de Tezuka, mais aussi son dessin, même rond et enfantin, remarquablement dynamique par ailleurs (et bénéficiant à cet égard d’un découpage complexe, souvent « éclaté »), emportent l’adhésion.

 

La Vie de Bouddha, comme il se devait, n’implique pas, de la part du lecteur, une adhésion spirituelle particulière – si ce n’est celle à des valeurs somme toute universelles, ou ce qui s’en rapproche le plus dans un monde par essence complexe et contrasté :  celles de l’humanisme. C’est au fond de cela que traite Tezuka, au prétexte du bouddhisme. Ce qui en fait une lecture universelle, autant qu'il est possible du moins.

 

Admirable, et à suivre.

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Japon ! Panorama de l'imaginaire japonais, de Julie Proust Tanguy

Publié le par Nébal

Japon ! Panorama de l'imaginaire japonais, de Julie Proust Tanguy
Japon ! Panorama de l'imaginaire japonais, de Julie Proust Tanguy

PROUST TANGUY (Julie), Japon ! Panorama de l’imaginaire japonais, Bordeaux, Les Moutons Électriques, 2018, 464 p.

(Et qui c’est c’est qui qui a égaré ses notes ? C’eeeest Nééébaaaaaaaaaaaal ! Putain…)

 

Japon ! Panorama de l’imaginaire japonais est un gros « beau livre » (j’y reviendrai...) publié par les Moutons Électriques au travers d’un financement participatif – soit une méthode devenue tellement courante chez cet éditeur qu’elle en est presque systématique, ce qui m’ennuie quand même un chouia.

 

Le sujet m’intéressait, forcément, et j’ai craqué – à ceci près que le sujet… eh bien, s’avère ne pas correspondre tout à fait, voire du tout, à ce à quoi je m’attendais. Disons que j’ai été leurré par le titre : le mot « imaginaire », chez un éditeur de littératures de l’imaginaire (SFFF si vous prisez les acronymes), disons qu’il avait ses connotations qui me parlaient tout particulièrement. Seulement voilà : cet « imaginaire » doit être entendu au sens large – beaucoup plus large : c’est au fond la culture japonaise qui est ici envisagée (ou qui est censée l'être, car il y a des biais conséquents, j'y reviendrai), avec plein de développements qui n’ont absolument rien à voir avec la SFFF – sur la gastronomie, par exemple, ou l’érotisme, mais aussi bien le vieillissement de la population, les arts martiaux, la figure de la lycéenne, celle du yakuza, « le Japon entre traditions et modernité », ce genre de choses. Je suppose toutefois que je ne peux pas vraiment blâmer l’éditeur ou l’autrice, ici : si je m’étais renseigné un peu plus avant de souscrire, peut-être aurais-je alors perçu ce que le mot « imaginaire », ici, signifiait au juste. Il n’en reste pas moins que ç’a été d’emblée une petite déconvenue.

 

D’autant que ce prisme assez large, en apparence tout du moins, a un côté « Le Japon pour les nuls » un peu ennuyeux, parfois. De fait, les bouquins sur la culture japonaise « en général » ne manquent pas, les meilleurs comme les pires, et celui-ci, sans je crois faire partie des pires, ne fait certainement pas partie des meilleurs. L’analyse est régulièrement assez approximative, et emprunte un certain nombre de clichés, en prétendant justement les dépasser. Et l’enthousiasme de l’autrice, tout en qualificatifs extatiques et parfois points d’exclamation, vient contrebalancer une objectivité de façade qui ne trompe pas bien longtemps. Selon les sujets traités, cela fonctionne plus ou moins…

 

À vrai dire, parfois, le volume pâtit d’un côté un peu « touristique » à cet égard – pas certes au même plan que dans Le Guide géographique des otaku, petite, euh, « brochure » bonus issue du financement participatif, et qui proposait des itinéraires touristiques, avec indications de trajet, d’horaires, de coûts, etc., qui auraient pu figurer dans un Lonely Planet, mettons ; mais bon, pourquoi pas… Après tout, je n’ai moi-même jamais mis les pieds au Japon, ça ne fait pas exactement de moi quelqu’un de particulièrement qualifié pour trouver à y redire de quelque manière que ce soit. Reste que, dans certains chapitres de ce Panorama, le côté « touriste » ressort à fond, et se montre assez pénible : les pages consacrées à la bouffe, tout spécialement, sont édifiantes à cet égard.

 

Et elles souffrent d’un travers assez récurrent dans cet ouvrage : le lexique japonais abondant, et pas toujours bien employé, et parfois même erroné (les coquilles ne manquent pas), balancé façon bombardement dans une énumération par le menu (aha) de plats, comme plus loin de termes techniques liés aux voies du samouraï ou du ninja, etc. Ce qui généralement ne sert pas à grand-chose, et donne plus qu'à son tour l’impression d’un remplissage tenant pas mal du cache-misère – ces paragraphes saturés d’italiques ne vous apprendront absolument rien d’utile.

 

Mais justement : le caractère assez « généraliste » de l’approche est en même temps contrebalancé par une approche « otaku » assez franche, et qui biaise plus qu’à son tour l’analyse, tout particulièrement – eh – quand c’est « l’imaginaire », au sens où je l’entendais à première vue, qui est enfin traité (mais pas que, loin de là). De fait, passé le long chapitre « Monogatari » qui introduit l’ouvrage, plus ou moins un fourre-tout de tout ce qui a fait la culture littéraire et artistique du Japon, disons jusqu’à la Seconde Guerre mondiale,  même si ça dépasse régulièrement, « l’imaginaire » devient le domaine réservé des mangas, des animes, et même des goodies et du merchandising en général, avant les jeux vidéo. Le reste ? La littérature et le cinéma, tout spécialement, ne sont alors plus guère traités, et, quand ils le sont, c’est le plus souvent de manière assez superficielle. Je suppose, dès lors, qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que le chapitre consacré à « l’imaginaire scientifique », par exemple (encore qu'ici les mangas et les animes ont certes leur mot à dire), soit aussi lapidaire, et lacunaire, tandis que le fantastique et l’horreur n’ont droit qu’à quelques paragraphes égarés dans des ensembles plus vastes, et plus lacunaires encore. Ceci étant, cette dimension « otaku » dépasse assurément le seul « imaginaire » au sens SFFF – prenez le chapitre sur la musique contemporaine (oui) : passé la J-Pop, point de salut !

 

(Dit-il en allant nettoyer ses oreilles dégoulinantes de sucre à coup de Merzbow.)

 

(Après avoir lu dans cet ouvrage que Kraftwerk était connu pour leurs tubes des années 1980, et que The Prodigy étaient des pionniers de la musique électronique. Oh...)

 

Tout ceci n’est donc guère convaincant. Oh, j’y ai appris plein de trucs, hein, je ne prétendrai pas le contraire ! Et c’était bien pour cela que j’avais participé au financement de cet ouvrage. Seulement… Eh bien, dans les quelques domaines où mon ignorance n’est pas totale, j’ai quand même eu le sentiment d’une analyse plus superficielle qu’elle n’en a l’air, et plus qu’à son tour approximative. Certaines interprétations me paraissent simplistes, mais je suppose que c’est à débattre – encore une fois, je ne suis pas le plus qualifié pour contester telle assertion ou telle autre. Mais j’ai régulièrement eu l’impression d’une analyse « à distance », empruntant à des ouvrages de seconde main (ce que commet votre serviteur, hein).

 

Plus ennuyeux, en un nombre non négligeable d’occasions, je suis tombé sur des erreurs pures et simples – j’entends par-là des erreurs factuelles, pas des interprétations contestables. Comme un con, j’ai égaré mes notes, et n’ai plus forcément tant d’exemples en tête, mais je peux tout de même avancer que, dans l’immense majorité des cas, l’autrice n’a pas lu, vu, etc., les œuvres dont elle parle ; c’est bien évidemment inévitable au regard de la masse énorme des œuvres traitées, et pas toujours problématique dans l’absolu, mais quand les erreurs à leur propos se multiplient, eh bien, ça se voit. Par exemple quand l'autrice fait du Dit de Heichû un récit épique comme les dits de Hôgende Heiji ou des Heiké. Ou, dans un autre registre, quand elle attribue aux moines au biwa (qu'on n'appelle pas ainsi pour rien !) interprétant lesdits récits épiques, un bien plus encombrant koto. Ou encore quand elle cite, et à plusieurs reprises, Umezu Kazuo, non pour ses mangas, mais pour leurs adaptations cinématographiques, en en faisant le réalisateur (et en faisant l'impasse sur les BD). Même en mettant de côté des erreurs qui sont peut-être avant tout des maladresses dans l'expression (par exemple, du fait d'une apposition peut-être, Le Tombeau des lucioles est d'abord présenté comme traitant du « traumatisme d'Hiroshima », si, ultérieurement, l'autrice rapporte bien que son point de départ est le bombardement de Kôbe), dans bien des cas les références avancées sont tout simplement erronées.

 

(Et ces erreurs ne concernent donc pas que le Japon, voyez les exemples musicaux européens précédemment cités.)

 

Tout cela n’est donc guère satisfaisant – et clairement pas à la hauteur du projet. Hélas, il y a une dernière dimension à mettre en avant, et pas moins navrante : ce « beau livre »… n’est pas très beau. Les photographies sont très inégales, le meilleur côtoie le pire, ce qui inclut des clichés baveux (ici l’impression est peut-être en cause – le papier glacé est agréable au toucher, mais ce côté baveux est tout de même très récurrent) ou d’un flou qu’on n’osera certainement pas qualifier d’artistique. Régulièrement, le bouquin a recours à la très mauvaise idée de glisser des photographies à l’arrière-plan du texte – ce qui rend, et les photographies, et le texte, peu ou prou illisibles. Les légendes de ces photographies se contentent d’avancer un titre en italiques, et parfois hermétique, et le nom du photographe (généralement l’autrice ou Morgan Thomas) ; aussi ne comprend-on pas toujours ce qui est photographié au juste… D’autant que ces photographies, de manière générale, ne renvoient pas toujours, et même pas le moins du monde, pour certains sujets traités, au texte en regard ! Bon, je suppose que ces critiques concernant les photographies sont parfois subjectives…

 

Mais j’ajouterai que la maquette est franchement dégueulasse ! Pour un « beau livre », c’est quand même ennuyeux… Et, comme dit plus haut, les coquilles ne manquent pas, dans un texte français insuffisamment relu (et la plume de l’autrice est globalement assez lourde, par ailleurs, qui sature son propos d’adjectifs parfois incongrus, tout spécialement quand c’est l’enthousiasme qui parle), parfois dans le lexique japonais ou les noms des œuvres originales (aussi bien que des artistes, en fait : « Akira Kurozawa », « Ozamu Tezuka »…), qui n’ont probablement pas été relus.

 

Japon ! Panorama de l’imaginaire japonais, même en prenant en compte que la méprise quant au sujet traité ne tient qu'à moi et ne saurait légitimer un reproche pertinent, s’avère hélas un ouvrage très décevant bien au-delà. Pas inintéressant dans l’absolu, mais mal branlé et trop souvent approximatif ; pas outrancièrement mauvais, mais au mieux médiocre. Clairement pas à la hauteur du projet. Que ça me serve d’avertissement…

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Les Derniers Jours du Nouveau-Paris, de China Miéville

Publié le par Nébal

Les Derniers Jours du Nouveau-Paris, de China Miéville

MIÉVILLE (China), Les Derniers Jours du Nouveau-Paris, [The Last Days of New Paris], roman traduit de l’anglais par Nathalie Mège, Vauvert, Au Diable Vauvert, [2016] 2018, 254 p.

China Miéville ? Ça faisait un bail que je n’en avais plus rien lu… En fait, depuis The City & the City, ah oui tout de même. Je m’étais promis de poursuivre le « cycle du Bas-Lag », après avoir beaucoup aimé Perdido Street Station et adoré Les Scarifiés, mais ça ne s’est pas fait, pas plus que je n’ai lu… eh bien, quoi que ce soit d’autre de l’auteur depuis. Il faut dire que les retours portant sur ses ouvrages postérieurs n’étaient à vue de nez pas forcément très enthousiasmants, de manière générale (à part peut-être pour ce qui est de Légationville ? Peut-être ?) ; l’auteur, qui avait si brillamment commencé, semblait avoir quelque peu perdu de son aura…

 

Et c’est finalement avec Les Derniers Jours du Nouveau-Paris, un court roman traduit Au Diable Vauvert (comme Lombres en son temps, mais en France China Miéville était et est plutôt un abonné du Fleuve), que je retente l’expérience – un bouquin relativement bref, donc, que l’auteur lui-même (ou pas ?) qualifie de « novella » à vrai dire, ce qui serait sans doute quelque peu excessif, même selon les standards d’un pondeur de pavés comme, encore une fois, Perdido Street Station ou Les Scarifiés. Problème : je savais pertinemment qu’il n’avait pas très bien été accueilli… Et je me souvenais notamment d’avoir parcouru une recension assez sévère de nul autre que Christopher Priest himself. Mais j’étais quand même curieux, que voulez-vous...

 

Ne serait-ce que parce que l’idée de base était plutôt séduisante ? De fait, Miéville sait faire dans les concepts accrocheurs – ce qui vaut pour les trois autres romans que j’en ai lu, même si probablement d’abord et avant tout pour The City & the City. Ici, il nous sort un truc particulièrement bizarre – un monde dans lequel la Seconde Guerre mondiale s’est prolongée au moins jusqu’en 1950 (OK), en tout cas dans un Paris coupé du reste du monde depuis qu'il a été chamboulé et redéfini par l’explosion d’une bombe S qui a matérialisé les créations délirantes des surréalistes, oui, ceux-là mêmes, ces « manifs » se frittant avec les nazis qui font quant à eux appel à des démons (allons bon).

 

Le roman alterne deux époques : l’essentiel et de loin se déroule donc dans ce contexte très bizarre, le Stalingrad dément du Nouveau-Paris relooké par André Breton et son abondante et excessive clique, où Thibaut, un résistant unique en son genre (et pas très copain avec les gaullistes, on fait la Révolution ou on ne la fait pas), Thibaut donc, le dernier de la Main à Plume, survit sans plus d’objet dans un environnement absurde en même temps que sanglant. Il fait bientôt la rencontre de Sam, une… artiste ? espionne ? qui ne devrait en tout cas pas se trouver ici ; ensemble, ils parcourent la ville folle, traquant plus ou moins une inévitable arme secrète des nazis, mais passant bien plus concrètement d’une « manif » à l’autre (en prenant notes et photographies, c'est gentil de nous documenter tout ça), et takatak boum les Schleus et les démons (et l’art massif et massivement terne d’Arno Breker).

 

L’autre trame, bien moins développée, se déroule dix ans plus tôt, du côté de Marseille essentiellement, où le groupe surréaliste central s’est délocalisé pour fuir l’occupation. Là, Breton et compagnie jouent à des jeux débiles, c’est là leur forme de Résistance, l’art se revendiquant dégénéré opposant sa liberté absolue à la brutalité nazie, la fausse futilité au service de la Révolution. Et c'est tout ? Cela agace considérablement un curieux bonhomme qui se voudrait bien davantage proactif, Jack Parsons, un Américain prisant aussi bien la science de pointe et notamment les fusées, en alternative sans uniforme à Wernher von Braun, que l’occultisme à la sauce Aleister Crowley – et on y devine sans peine l’origine très concrète de la bombe S.

 

L’idée est suffisamment dingue, et grotesque, pour être bonne – du moins dans les grandes largeurs, c'est ce qui renvoie au surréalisme qui est bon : les nazis qui copinent avec les démons, c’est autrement banal, et je ne suis pas persuadé que ça se mêle bien au reste, la sauce ne prend pas toujours. Mais, ceci mis à part, l’idée centrale, surtout, suscite sans peine un imaginaire débridé, riche en images folles en même temps que fortes, et que la plume de l’auteur, et/ou la traduction de Nathalie Mège, servent plutôt bien – en fait, c’est quand le roman s’abandonne au délire, aux confluents de l’écriture automatique forcément, qu’il fonctionne le mieux, autant dire quand il louche sur le poème en prose, alignant cadavres exquis au sens le plus littéraire ou artistique et authentiques cadavres probablement un peu moins exquis, réifiés sous les yeux terrifiés des protagonistes, car on ne s’habitue jamais vraiment au non-sens du Nouveau-Paris.

 

Le problème, c’est que China Miéville… eh bien, se plie totalement à sa caricature – cette critique qu’on lui a souvent adressée, parfois à bon droit, parfois (je le crois, du moins) à tort : il a de bonnes idées, des idées fortes, mais ne sait pas en dériver d’intrigues qui tiennent la route. Et, de fait, The City & the City, même si j’ai beaucoup aimé ce roman, n’était probablement pas tout à fait à la hauteur de son postulat proprement génial. Ma première lecture de l’auteur, Perdido Street Station, était affectée d’un travers du même ordre, mais je dois dire que j’avais eu tendance à retourner la proposition, quant à moi : l’univers était tellement bon qu’il suffisait à m’emballer, et j’en venais presque à regretter que China Miéville, tardivement, ait jugé bon, malgré tout, de raconter une histoire, une concession sans vrai enthousiasme, voire sans vraie compétence… Mais Les Derniers Jours du Nouveau-Paris ? La folie grotesque de cet univers ne saurait avoir la cohérence foisonnante du Bas-Lag, et, passé quelques effets de manche, nous ne sommes plus guère surpris jusqu’à la fin. Quant à l’intrigue, disons-le, elle ne vaut absolument rien (et sa résolution passablement grotesque ne satisfera probablement personne) ; les déambulations de Thibaut et Sam dans les arrondissements parisiens virent bien vite au catalogue de « manifs », en même temps que les combats se poursuivent sans cesse, dénués d’âme – et la sauce ne prend absolument pas. Honnêtement, les chapitres de 1940 sont en fait ceux qui s’en tirent le mieux à mes yeux : c’est moins fou, forcément, mais on a tout de même parfois l’impression que l’auteur a quelque chose à nous raconter…

 

Dix ans plus tard, on n’a hélas plus guère qu’un catalogue d’exposition agrémenté de takatak boum. Les notes en fin de volume en rajoutent dans cette dimension (même si j’aurais pesté, sans doute, si je n’avais pas pu m’y référer). Miéville compulse ses histoires du mouvement surréaliste, et s’applique à reproduire les œuvres avec ses mots ; cela fonctionne peut-être au début, mais, assez rapidement, l’exercice devient laborieux, trop démonstratif, trop propre et trop servile quand c’est la liberté irrépressible de l’inconscient qui devrait triompher. Et les clins d’œil amusants virent aux clins d’œil pénibles, à la science qui s’étale gratuitement, comme du mauvais Alan Moore mais en bien plus agaçant, et le constat est sans appel : tout cela est, oui, parfaitement dénué d’âme.

 

(Y compris, d’ailleurs, dans la dimension politique, engagée, à laquelle l’auteur est notoirement attaché… Ici, je sauverais au mieux l’incompréhension de Jack Parsons, qui pourrait être l’auteur je suppose, face à la futilité de la « résistance » ludique et frivole des surréalistes de Marseille, puis la contamination exercée par cette idée, débouchant sur la bombe S. Ce qui devrait être, plus encore que le moteur du roman, le moteur de l’histoire, dans l’idée – mais il n’y a pas d’histoire.)

 

Ce manque d’âme vaut pour le Nouveau-Paris en général, et pour les protagonistes : Thibaut et Sam sont tristement creux – la ville, en fait, devrait être le protagoniste principal, le Nouveau-Paris devrait (forcément ?) répondre à la Nouvelle-Crobuzon, tout autant à Besźel, voire à Armada… China Miéville, c’est ça, au fond, et sa bibliographie en témoigne presque systématiquement, dès les titres le plus souvent : des villes folles, qui sont des personnages, les vrais personnages, ceux qui importent le plus – quand ces personnages brillent vraiment, ils se passent très bien de personnages plus conventionnels, aussi bien que d’intrigues ; seulement, ici, cela ne fonctionne pas. Nous n’avons rien d'autre qu’un catalogue de musée, absurdement terne, et des fusillades en guise de liant qui ne lie absolument rien.

 

Notez, je ne me suis pas forcément ennuyé à la lecture de ce roman : il ne fonctionne pas, en ce qui me concerne, mais il est plus médiocre que mauvais – c’est à se demander, cependant, si cela n’est pas pire, d’une certaine manière, avec un postulat pareil… Mais, oui, c’est certain, il ne fonctionne pas – et parce que le Nouveau-Paris ne brille pas, la vacuité des personnages ressort d’autant plus, et parce que l’hommage au surréalisme est trop servile, scolaire et d’une érudition plate, l’absence de véritable intrigue se montre criante et navrante.

 

L’auteur a pu faire tellement mieux…

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La Confession d'une âme fausse, d'Ilarie Voronca

Publié le par Nébal

La Confession d'une âme fausse, d'Ilarie Voronca

VORONCA (Ilarie), La Confession d’une âme fausse, suivi de deux contes, préface de Thierry Gillybœuf, Bordeaux, L’Éveilleur, [1942] 2018, 98 p.

Ma chronique pour Bifrost a été publiée directement sur le blog de la revue, dans la rubrique Objectif Runes en plus (Bifrost 93) – 2.

 

N’hésitez pas à commenter ici même le cas échéant.

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Les Portes de la Maison des Morts, de Steven Erikson (abandon)

Publié le par Nébal

Les Portes de la Maison des Morts, de Steven Erikson (abandon)

ERIKSON (Steven), Les Portes de la Maison des Morts (Le Livre des Martyrs, t. 2), [Malazan Book of the Fallen, Deadhouse Gates – A Tale of the Malazan Book of the Fallen], traduction [de l’anglais (Canada) par] Nicolas Merrien, Paris, Éditions Leha, [2000] 2018, 892 p.

Ma chronique de ce deuxième tome du « Livre des Martyrs » se trouve dans le cahier critique du Bifrost n° 93, pp. 106-107.

 

Le moment venu, elle figurera sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici.

 

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Population : 48, d'Adam Sternbergh

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Population : 48, d'Adam Sternbergh

STERNBERGH (Adam), Population : 48, [The Blinds], traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Bonnot, Paris, Super 8, [2017] 2018, 418 p.

Ma chronique se trouve dans le cahier critique du Bifrost n° 93, pp. 102-103.

 

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Eymerich ressuscité, de Valerio Evangelisti

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Eymerich ressuscité, de Valerio Evangelisti

EVANGELISTI (Valerio), Eymerich ressuscité, [Eymerich risorge], roman traduit de l’italien par Jacques Barbéri, [s.l.], La Volte, [2017] 2018, 307 p.

Ma chronique de ce onzième tome de la série « Nicolas Eymerich, inquisiteur » (reprenant les affaires après L’Évangile selon Eymerich) se trouve dans le cahier critique du Bifrost n° 93, pp. 100-101.

 

Le moment venu, elle figurera sur le blog de la revue, et j’en donnerai alors le lien ici.

 

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Moi, d'un Japon ambigu, de Kenzaburô Ôé

Publié le par Nébal

Moi, d'un Japon ambigu, de Kenzaburô Ôé

ÔÉ Kenzaburô, Moi, d’un Japon ambigu, [Aimaina Nihon no watashi あいまいな日本の私 ], traduit du japonais par René de Ceccatty et Ryôji Nakamura, Paris, Gallimard, [1986, 1988, 1990, 1992, 1994-1995] 2001, 96 p.

Ce très bref ouvrage qu’est Moi, d’un Japon ambigu, rassemble quatre essais d’Ôé Kenzaburô – plus précisément, quatre discours ou conférences. La première de ces communications, qui donne son titre à l’ensemble, est la plus significative en même temps que la plus « récente » : il s’agit du discours prononcé par l’auteur à Stockholm à l’occasion de la remise de son Prix Nobel de Littérature, le 7 décembre 1994 ; les autres communications ici rassemblées, bien qu’antérieures et, en ce qui me concerne, d’un intérêt moindre, développent des thématiques synthétisées dans le discours du Nobel, et l’ensemble forme ainsi un tout cohérent.

 

Ces diverses communications ont leur dimension protocolaire, forcément, et comprennent quelques « passages obligés », relatifs notamment à la vie de l’auteur – cela dit, c’est d’autant moins surprenant en l’espèce qu’Ôé Kenzaburô est un écrivain qui a beaucoup puisé dans son expérience personnelle pour écrire ses romans et nouvelles : qu’il parle de son enfance dans la forêt de Shikoku, ou surtout de son rapport avec son fils handicapé Hikari, tout cela est dans l’ordre des choses, et moins gratuit qu’il n’y parait peut-être – pas le moins du monde, en fait. Il en va d’ailleurs de même quand l’écrivain, au cours d’un voyage, ressent le besoin d’expliquer la littérature et plus largement la culture japonaises à son auditoire européen ou américain (avec trois jalons : Le Dit du Genji de Murasaki Shikibu, l’œuvre de Sôseki… et la sienne, d’une certaine manière, même s’il prétend aussitôt ne pas avoir l’arrogance de se hisser au niveau des deux jalons précédents ; mais il faut aussi mentionner, et ça le concerne là encore, son enthousiasme pour la « littérature d’après-guerre », il faudra y revenir), ou, dans une égale mesure, quand il témoigne de son goût pour la littérature occidentale : parcourant la Scandinavie deux ans avant de recevoir le Nobel, il évoque la littérature suédoise, notamment, et tout spécialement Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, comme un livre qui l’a beaucoup marqué dans sa jeunesse (et il y reviendra lors de son discours à Stockholm, dans les mêmes termes), mais aussi d’autres œuvres peut-être moins « cliché » des lettres scandinaves ; son goût pour la littérature française (et tout autant les philosophes français, à vrai dire) est connu, et régulièrement illustré ici, via par exemple aussi bien Rabelais que Céline ou Sartre, et, dans le discours du Nobel, d’une certaine manière, il joue des cartes de William Butler Yeats et de W.H. Auden contre Kawabata Yasunari.

 

Et c’est probablement là que réside l’essentiel. Le titre Moi, d’un Japon ambigu, qui est donc celui du discours du Nobel, renvoie directement et ouvertement au discours prononcé dans les mêmes circonstances par Kawabata Yasunari en 1968 – ils demeurent à ce jour les seuls écrivains en langue japonaise à avoir été récompensés par le Prix Nobel de Littérature. L’auteur des Belles endormies, entre autres, avait livré une communication intitulée « Moi, d’un beau Japon », et Ôé le dépeint avec force, lisant en japonais, à un auditoire qui n’y comprenait rien, des poèmes de Heian. Kawabata, dans son discours, avait choisi de mettre en avant son pays et sa culture, pour mieux les faire connaître et apprécier tous deux de par le monde, et le Nobel était sans doute une occasion idéale pour cela – même si cette anecdote sur les poèmes non traduits constitue en même temps comme une métaphore éloquente. Quoi qu’il en soit, Kawabata parlant de son pays ne pouvait l’envisager que comme étant « beau ». Ôé ne nie pas cette beauté, pas plus d’ailleurs qu’il ne dénigre de la sorte son prédécesseur au Nobel ou son œuvre, loin de là ; cependant, le discours de Stockholm lui paraît l’occasion d’envisager la question d’un œil différent – et, faisant appel donc à Yeats, Ôé choisit de mettre en avant l’ambiguïté de son pays, et les sentiments contrastés qu'il suscite en lui.

 

Et, au-delà de la diversité du Japon ainsi constatée (notamment quand l'auteur oppose un Japon périphérique, dont il serait, lui, l'homme de la forêt, et un japon urbain et surtout tokyoïte visant à l'hégémonie), c’est une question politique : à l’époque comme aujourd’hui, Ôé Kenzaburô est au Japon une figure emblématique de l’écrivain engagé. Le « beau Japon » de Kawabata a produit des merveilles, et Ôé ne le nie certainement pas, louant donc Murasaki Shikibu ou Sôseki, mais l’envisager uniquement de la sorte revient trop souvent à cacher sous le tapis ce qui n’est pas aussi beau – ce qui est à vrai dire atroce : Ôé parle d’un pays qui n’assume toujours pas le rôle qu’il a joué un demi-siècle plus tôt – responsable de guerres d’agression émaillées d’horreurs comme le massacre de Nankin ou la prostitution forcée des « femmes de réconfort » coréennes ; et, pour l’auteur des Notes de Hiroshima, il est particulièrement détestable que ce pays, parfois, ose se draper dans son rôle de seule victime au monde de bombardements atomiques pour faire l’économie d’une véritable réflexion sur ses torts (tout en développant très cyniquement des programmes nucléaires). Et ce « Japon ambigu » inquiète tout spécialement l’auteur, qui se retrouve confronté aux tentatives révisionnistes du PLD, notamment aux manœuvres visant à « éditer » les manuels scolaires pour les expurger des pourtant très vagues aveux qu’ils contiennent de la responsabilité du Japon dans la guerre, mais aussi aux votes récurrents dans le but d’amender la constitution « imposée par les Américains » pour en ôter l’article 9 stipulant la renonciation perpétuelle à la guerre. Le Japon dont parle Ôé Kenzaburô n’a pas accompli son devoir de mémoire, il s’y refuse toujours, et cela pourrait se montrer nuisible à terme ; il serait en tout cas sur une mauvaise pente.

 

(À noter : à l’occasion de son Nobel, Ôé Kenzaburô a été nommé pour l’Ordre du Mérite Culturel Japonais, distinction dépendant de la maison impériale, et, cohérent avec lui-même, il l’a refusée. À noter toujours, très peu de temps après son Nobel, Ôé a polémiqué sur la reprise des essais nucléaires français, après quoi il s’est beaucoup investi dans divers combats au Japon, dans la lignée de ceux précédemment évoqués, mais aussi, tout particulièrement, concernant Okinawa, et la catastrophe de Fukushima l’a amené à reprendre la plume, avec un écho non négligeable.)

 

Mais ce discours doit être envisagé dans une perspective historique aussi bien que culturelle. Dans ces diverses communications, de manière plus marquée à vrai dire dans les trois antérieures au Nobel, Ôé Kenzaburô loue plus qu’à son tour la « littérature d’après-guerre » japonaise – une littérature bénéficiant tout à la fois d’une liberté inouïe et d’un degré de conscience que seul le traumatisme de la guerre et de la défaite (outre celui plus spécifique de Hiroshima et Nagasaki) était en mesure de susciter. Et ceci rassemblait les auteurs d’alors, en dépassant les divergences de façade : l’obsession impériale de Mishima Yukio n’y changeait rien, dans sa formation comme dans sa vie et dans son œuvre, il était pleinement un écrivain de ce temps, au même titre que ceux qui se situaient à l’extrême gauche… ou que Ôé lui-même. Sans que l’auteur ne le dise de manière aussi brutale, c’est au fond ici que réside le troisième jalon de la littérature japonaise dont il parle – en même temps qu’il semble hésiter à s’inscrire totalement lui-même dans ce courant, ce que l’on ne déduit véritablement que de la chronologie qu’il expose, notamment quand il fait se poursuivre ce moment littéraire jusque dans les années 1970 ; à cet égard, il demeurerait donc au mieux un exemple tardif de ce mouvement.

 

Et c’est ici qu’il se montre tout particulièrement inquiet : qu’en est-il de la relève ? Il ne la voit pas vraiment. À l’énergie militante et audacieuse de l’après-guerre a succédé un Japon au mieux je-m’en-foutiste, typique des mœurs du temps de la bulle spéculative et héritier de la croissance économique forcenée, au pire arrogant à nouveau – cette arrogance pouvant rappeler celle qui se trouvait à la source des atrocités de la guerre. La littérature japonaise contemporaine lui paraît en témoigner, qui verserait dans ces deux travers. On est d’ailleurs tenté de relever combien il se montre au mieux sceptique à l’égard de l’œuvre à succès d’un Murakami Haruki, déjà, ce même auteur que l’on pronostique chaque année pour le Nobel ces derniers temps. Cependant, cette critique pourra laisser un goût amer en bouche, notamment au lecteur de SFFF comme votre serviteur, un peu chatouilleux quand l’expression de « littérature d’évasion » se pare de connotations un tantinet méprisantes (l'auteur n'épargne pas non plus les mangas, à ce titre)… Et cela va sans doute au-delà : Ôé Kenzaburô, tout brillant écrivain qu’il soit, et nobélisé, donne régulièrement ici l’image bien naturelle au fond d’un homme qui vieillit, et qui, inévitablement, ne saurait envisager « la relève » comme digne de succéder aux auteurs majeurs de son temps. C’est particulièrement sensible, et parfois un brin agaçant, dans la dernière communication du recueil, « Sur la littérature japonaise moderne et contemporaine », prononcée en 1990 (et rédigée directement en anglais). Les bons auteurs ne manquaient pourtant pas dans les années 1980 et depuis… Et la figure de l’écrivain militant n’est certes pas la seule à mériter d’être louée.

 

D’autres passages de ces quatre discours et conférences peuvent également laisser sceptique – éventuellement pour des raisons très différentes. Je me dois d’avouer mon inculture : quand Ôé Kenzaburô verse davantage dans la philosophie, surtout contemporaine (et régulièrement française), j’ai du mal à le suivre. En comparaison, mais cela tient peut-être (probablement…) à l’auditoire de ces communications, occidental et plus ou moins familiarisé avec la culture japonaise, Ôé Kenzaburô tend à présenter cette dernière de manière assez convenue et somme toute assez peu enrichissante.

 

Non, décidément, c’est quand il traite de ce « Japon ambigu » qu’il se montre le plus convaincant. Cependant, même si le discours du Nobel me l’a parfois laissé croire, ce petit ouvrage n’a certainement pas à mes yeux la force d’évocation, la pertinence et l’étrange beauté des Notes de Hiroshima, pour en rester dans le registre de la non-fiction. Et, à cet égard, cette lecture a été globalement une déception : si le discours du Nobel n’est pas sans intérêt, l’ensemble me paraît cependant un peu mineur, et somme toute très dispensable. J’ai plusieurs romans et nouvelles de l’auteur à lire, et j’en attends bien davantage.

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Je suis Shingo, vol. 4, de Kazuo Umezu

Publié le par Nébal

Je suis Shingo, vol. 4, de Kazuo Umezu

UMEZU Kazuo, Je suis Shingo, vol. 4, [Watashi wa Shingo わたしは真悟], traduit du japonais par Miyako Slocombe, Poitiers, Le Lézard Noir, [1984-1985, 1996] 2018, 414 p.

Avec pour le coup un peu de retard sur la parution, je reviens sur la série Je suis Shingo d’Umezu Kazuo, avec un tome 4 (sur six)… aussi déconcertant que ses prédécesseurs, mais que je ne suis pas bien certain d’avoir autant aimé, pour le coup – en tout cas, l’auteur y a pété un câble, ou, disons, plus exactement, un de plus. Comme d’hab’, le risque de SPOILERS est non négligeable, alors méfiance…

 

Le tome 3 (en fait avec un petit prologue tout à la fin du tome 2) avait fait basculer la série dans l’horreur – le genre de prédilection de l’auteur – en même temps que la dimension proprement science-fictive devenait toujours plus frontale. La relative naïveté du premier tome, où la SF perçait à l’horizon mais guère plus, et le poignant quasi-shinjû du tome 2, paraissent désormais bien loin.

 

Impression renforcée par le changement des protagonistes principaux : depuis, Marine et Satoru n’ont guère été qu’entraperçus ici ou là, davantage d’ailleurs la petite fille, « exilée » en Angleterre, que son amoureux. L’essentiel de ce tome 4 poursuit dans cette voie, en introduisant de nouveaux personnages qui, dans leur confrontation au robot Shingo, ne lui volent certes pas la vedette, mais n’en occupent pas moins le premier plan, comme antagonistes le cas échéant, tout au long du volume. Cependant, Marine se voit accorder un certain nombre de pages, bien plus que dans le tome 3… et à vrai dire probablement les plus problématiques de ce tome 4.

 

On peut en gros scinder ce volume en trois arcs. Le premier, qui se tient relativement tout seul, reprend les choses là où le tome 3 s’était (brutalement et douloureusement) arrêté, quand les enfants entendaient protéger le robot Shingo contre ses concepteurs qui le traquaient, entreprise généreuse qui débouchait pourtant sur l’horreur pure – avec un robot qui ne comprenait pas bien ce qui se passait autour de lui, et commettait dès lors le pire sans s’en rendre compte. Shingo, quoi qu’il en soit, a trouvé refuge dans un immeuble en cours de démolition – mais il est toujours obsédé par le désir de retrouver ses parents Marine et Satoru. Pour ce faire, une prise électrique de bon aloi lui permet de communiquer avec l’extérieur, même sans bien comprendre à qui il s’adresse et ce qu’il peut en attendre : par chance (?), il éveille ainsi la curiosité d’un nouveau petit génie de l’informatique, après Satoru – un autre petit garçon, passionné par les possibilités ouvertes par le hacking aussi bien que par les jeux vidéo, et qui, dans son rapport avec le robot, croit en fait jouer à un jeu d’un nouveau type, en même temps qu’il comprend que des tiers (les concepteurs de Shingo, mais lui n’en sait rien) surveillent ses actions et pourraient prendre le contrôle de son ordinateur en cas de boulette… Si le tome 3, dans ses derniers chapitres, me faisait immanquablement penser à une version gore d’E.T., l’extraterrestre de Steven Spielberg, ici nous louchons clairement sur le Wargames de John Badham, là encore tout récent (le film est sorti en 1983, et ces épisodes datent de 1984-1985). Cependant, quand il s’agira pour le petit garçon de se rendre dans l’immeuble, au secours de Shingo, l’ambiance changera du tout au tout, et reviendra à l’horreur – mais une horreur qui a désormais quelque chose de charnel en même temps que d’hallucinatoire, pas seulement froid et/ou technologique ; Shingo semble (?) susciter des images folles issues des pires cauchemars… Sans que je comprenne très bien ce qui se produit au juste. Ceci étant, tout cela fonctionne bien, dans la lignée des tomes précédents.

 

C’est ensuite que ça se corse… La seconde moitié du volume est en effet occupée par deux arcs plus ou moins parallèles, et qui nous éloignent cette fois du Japon. Nous avons tout d’abord plusieurs chapitres qui se déroulent dans un bateau à destination de l’Angleterre, où la présence de Shingo suscite des scènes cauchemardesques qui renchérissent sur l’horreur hallucinée du début du tome, avec moult atrocités éventuellement très visuelles, accompagnées d’ailleurs d'images proprement psychédéliques à la manière du pire bad trip de votre existence. Parce qu’Umezu est un maître de l’horreur, cela fonctionne plutôt bien, mais je n’ai pas été totalement convaincu, cette fois : on a quand même vraiment le sentiment d’un arc de transition avec scènes et personnages jetables, dans un récit qui pourrait éventuellement être lu indépendamment et se montrer assez satisfaisant de la sorte, comme une nouvelle en forme de condensé d’horreur en huis-clos (à la The Thing, ou peut-être plus encore Alien, en même temps – le film de Carpenter date de 1982, celui de Ridley Scott de 1979), mais qui m’a paru ici un peu trop redondant, même avec des apports relatifs hallucinatoires voire « body horror », et à vrai dire bien trop dilatoire par ailleurs.

 

Mais, surtout, il y a le problème de l’arc « parallèle »… Nous sommes cette fois en Angleterre, plus ou moins autour de Marine, et Umezu Kazuo se lance dans une sorte de délire paranoïaque sur le sentiment anti-japonais, dont je n’ose déterminer s’il doit être pris au premier degré, au second degré, ou au trente-septième post-post-méta-degré. Et pour le coup on est là aussi tenté de faire péter les références filmiques, du genre cette fois Les Guerriers de la Nuit (1979), voire tout bonnement, avec une carte post-apo plus franche, le premier Mad Max (1979 aussi) et peut-être même le second (1981), sans même parler de tous les nanars, italiens notamment, qui ont voulu surfer sur cette vague à la même époque. Quoi qu’il en soit, les Anglais n’aiment vraiment pas les Japonais, un thème qui avait été vaguement introduit dès le tome 3, mais qui prend ici des proportions tout autres ; des furies à moto sèment le chaos dans les rues, et traquent, agressent, torturent et tuent les Japonais qui leur tombent sous la main gantée de cuir clouté ! Au fil de scènes un tantinet nauséabondes qui évoquent plus qu’à leur tour la nuit de cristal… Difficile de prendre tout ça au sérieux – d’autant qu’Umezu en rajoute une couche sur le rapport des Japonais à la technologie et aux machines. Forcément. Ce connard de Robin, qui compte bien se farcir la petite Marine (…), répète le même gag un peu navrant à plusieurs reprises, où il s’étonne de ce que tel ou tel objet de la technologie de pointe japonaise (une télévision, par exemple) connaisse des ratés : si c’est japonais, ça ne peut pas ne pas marcher ! Ce qui est vaguement drôle une ou deux fois devient pénible à la cinquième ou sixième itération… Mais, en même temps, les Japonais entretiennent des liens bizarres et contre-nature avec les machines, c’est notoire – et une des raisons majeures à la furie post-apocalyptique anti-japonaise qui s’empare des rues anglaises… Marine en fait bientôt la démonstration, qui « parle aux machines », frigo comme poupée qui dit forcément « Maman », sans bien appréhender que c’est son « enfant » Shingo, dont elle ne se souvient plus, pas plus que de Satoru, qui se trouve à l’autre bout du fil. Quoi qu’il en soit, Marine veut par-dessus tout retourner au Japon, et le chaos urbain xénophobe qui l’environne prend de plus en plus des atours de grand complot contre le Pays du Soleil Levant et ses ressortissants persécutés… Et, franchement, tous ces passages… c’est un peu rude. Régulièrement ridicule, en fait. Parfois, je suppose que cela tient à une démonstration de l’humour pas qu’un peu tordu de l’auteur, et l’idée de la poupée est plutôt bonne par ailleurs, et le cauchemar vécu par Marine est palpable, mais l’accumulation produit un effet un peu nauséeux qui a fini par m’assommer. Alors, premier degré, second degré, trente-septième post-post-méta-degré ? Je ne me sens pas capable de trancher – ou je n’ose pas, plus exactement. Peut-être la suite nous éclairera-t-elle davantage…

 

Reste que ces chapitres ont pesé dans la balance, et mon sentiment est donc bien plus mitigé qu’au sortir des trois tomes qui précèdent. Peut-être est-ce par ailleurs ce qui a renforcé un sentiment du même ordre concernant cette fois le dessin – de manière sans doute injuste, car on est dans la continuité des tomes précédents et de bon nombre d’autres œuvres d’Umezu Kazuo ; mais, si les planches les plus « expérimentales » sont toujours aussi fortes, qu’elles jouent à nouveau des visuels informatiques ou technologiques, ou s’aventurent sur des terres hallucinées davantage fantastiques, et si quelques scènes d’horreur, çà et là, sont parfaitement horribles (et font mal aux yeux, ce n’est qu’un exemple), le dessin plus « lambda » de la narration « normale » convainc moins, avec notamment ces personnages qui ont toujours la bouche ouverte en forme de rond noir et qui hurlent la moindre de leurs répliques (cette BD fait littéralement mal aux oreilles – et ce qui se justifiait pour le Satoru puéril du début du tome 1 passe moins bien ici).

 

Peut-être faut-il que je mûrisse un peu ce tome 4 – peut-être faudrait-il, par exemple, que je le relise au calme avant de me lancer dans le tome 5, qui ne devrait plus trop tarder en principe. Mais, en l’état, bilan plutôt mitigé, donc – bien inférieur à celui des tomes précédents. Mais on verra ce qu’il en sera de la suite.

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Le Bouddhisme, d'Henri Arvon

Publié le par Nébal

Le Bouddhisme, d'Henri Arvon

ARVON (Henri), Le Bouddhisme, Paris, PUF, coll. Que sais-je ? – Quadrige/Grands Textes, [1951] 2007, 146 p.

 

Attention, contient en introduction de longues bêtises très personnelles...

Je m’étais procuré il y a quelque temps de cela ce petit ouvrage – un classique dans son genre, initialement paru dans la collection « Que sais-je ? » en 1951, depuis réédité plus de vingt fois dans la fameuse collection encyclopédique des Presses Universitaires de France, avant d’être repris en 2007 en « Quadrige », comme « Grand Texte ». Je me disais que, si je voulais espérer « comprendre » quoi que ce soit au Japon et à sa culture, il me fallait avoir quelques bases à ce sujet, ou me rafraîchir la mémoire – tout compte fait, parce qu’un prétexte un peu saugrenu est toujours utile, si je l’ai lu aujourd’hui, c’est en guise d’introduction à La Vie de Bouddha, de Tezuka Osamu...

 

Mais cet article ne sera probablement pas tant une chronique à proprement parler que l’occasion d’émettre quelques réflexions très personnelles, probablement un peu creuses aussi, voire risibles, mais bon. C’est que, le bouddhisme et moi… C’est une histoire… compliquée, disons.

 

Si je n’ai jamais vraiment éprouvé de sentiment religieux à proprement parler, je ne suis certes pas étranger aux crises métaphysiques, aux grandes questions existentielles, celles qui nouent le ventre et plongent dans le malaise, par exemple au spectacle des étoiles, quand on se pose LA question, qui ne trouve jamais de réponse : qu’est-ce que je fais là, bon sang ? Et comment puis-je être là ? La conscience, le temps, l’espace, l’histoire, les autres…

 

Argh.

 

Mais, donc, le bouddhisme, quand j’étais ado, suscitait ma curiosité. Si je n’ai jamais adhéré à cette foi, et ne le ferai pas davantage aujourd’hui, ça n’en était pas moins une conception du monde qui me parlait davantage, intellectuellement, que les religions du Livre, qui ont toujours suscité, au mieux mon incompréhension perplexe, au pire mon hostilité agacée : la révélation sans expérience mystique, le rapport au créateur qui doit être adoré parce que créateur, la nécessité du culte, l’idée d’un dieu « bon » quand le monde et la vie ne sont porteurs que de souffrance, l’exhortation à la soumission absolue (peu d’histoires me révoltent autant que celles du sacrifice d’Isaac ou de Job), la bigoterie dogmatique et haineuse de gens qui prétendent adhérer à une religion d’amour quand ils ne sont que des brutes trop ravies de trouver une justification à leur détestation de l’autre, les innombrables atrocités commises au nom d'un Père jaloux et tyrannique, le fondamentalisme qui récuse le discours scientifique… Entre autres choses. Beaucoup trop d'autres. J’ai voulu lire les deux Testaments et le Coran, pour le même motif de volonté de comprendre un minimum le monde occidental, pour le coup, mais, hors Nouveau Testament, et dans la douleur, je ne suis jamais parvenu bien loin, même en m'y reprenant à plusieurs fois. Et puis… Il y avait comme un sentiment esthétique, en fait : j’ai toujours trouvé ces religions laides, je crois que c’est le mot – dans leur brutalité dogmatique qui imprègne tant leur imaginaire par ailleurs si pauvre…

 

En même temps, même agnostique et athée, j’ai toujours admis que ces religions, par quelque miracle (aha), avaient pu produire de belles choses, très belles mêmes – et la Bible n’en est d’ailleurs pas exempte, qui comprend l’étonnant Cantique des Cantiques ; au-delà, les cathédrales me font vibrer, les petites chapelles aussi, et tant d’œuvres d’art et de livres en des siècles d’histoire… Et, dans ces œuvres, l’expression du sentiment religieux peut me transporter et me toucher, oui – du Durtal En route de Huysmans (je n’y croyais pas moi-même !) au qawwalî de Nusrat Fateh Ali Khan, dont, confession peut-être un peu couillonne, mais moins ironique qu’il n’y paraît, j’ai écouté les « louanges à Dieu » en boucle après chaque attentat islamiste majeur, pour me rappeler que l’Islam, comme les autres religions, pouvait certes être odieux, mais aussi être beau, sublime même – il y a hélas eu un certain nombre d’occasions de le faire ces dernières années… Le questionnement mystique, surtout, me parle en dépit du bon sens – comme de juste, c’est bien le propos ; et la lecture de Kafka, par exemple, m’a à son tour noué le ventre, comme le spectacle des étoiles quand se pose LA mauvaise question.

 

Ado naïf, le bouddhisme me paraissait exempt des tares évoquées, en tout cas – ou moins affecté par elles, du moins. Seulement… Que savais-je du bouddhisme ? En réalité, rien – je n’ose même pas écrire « pas grand-chose », ce serait déjà beaucoup trop. Le bouddhisme me séduisait parce qu’il était autre, « exotique », distant des religions du Livre qui me paraissaient si oppressantes et laides, et beaucoup trop proches. Et parce que je n’en avais qu’une image « vague ». Mais c’en était donc une conception largement infondée : le bouddhisme que je croyais trouver séduisant, c’était un bouddhisme d’Occidental, mythifié, rationalisé en même temps, au mépris le cas échéant de la complexe histoire de cette foi particulièrement multiforme ; c’était surtout ce bouddhisme athée dont on disait toujours, de manière pavlovienne, qu’il était « plus une philosophie qu’une religion ». En même temps, je ne m’y abandonnais pas, je ne pouvais tout simplement pas le faire – d’autant que je percevais plus ou moins combien ce bouddhisme à l’occidentale pouvait aisément virer, disons, au « développement personnel », par exemple sur la base d’un zen de pacotille, et le développement personnel me hérisse et m’agace au plus haut point, sans que je sois bien en mesure de dire pourquoi ; la pseudo-sagesse des aphorismes « profonds » calibrés pour les réseaux sociaux dans une égale mesure. Et si le bonhomme m’était plutôt sympathique par certains aspects, je ne me sentais certes pas de sombrer dans l’adoration du Dalaï-lama, et, pire encore, de ses apôtres français – pour le coup, l’aspect proprement religieux du bouddhisme devenait ici plus flagrant, et, si je n’étais pas certain que le Dalaï-lama était « un Jean-Paul II comme les autres », pour reprendre des mots lus sauf erreur dans Charlie Hebdo il y a bien longtemps de cela, je sentais bien qu’il y avait quelque chose qui coinçait, à titre personnel, et, derrière le bonhomme, une théocratie en exil en même temps que des superstitions déconcertantes.

 

En fait, ce trouble le concernant a joué, parce que je sentais bien qu’il ne pouvait pas être « le pape des bouddhistes », comme on le disait trop hâtivement, et que c’était forcément beaucoup plus compliqué que cela. De fait, ça l’était, ainsi que mes premières lectures sur le sujet l’ont bientôt démontré de la plus violente manière – j’ai le vague souvenir d’un petit bouquin au format plus ou moins « Que sais-je ? », mais dans une autre collection axée elle aussi sur la vulgarisation scientifique, et qui mettait l’accent sur le bouddhisme en tant que religion universelle de salut, au travers d'une analyse précise mais qu'à l'époque je ne pouvais trouver qu'intimidante ; je n’y ai pas compris grand-chose, du coup, même si la distinction entre le Petit et le Grand Véhicules, surtout, était déjà un pas de géant au regard de ma méconnaissance absolue du sujet. Quoi qu’il en soit, ce petit livre a produit un effet immédiat : si j’en ai retenu quelque chose, sur le moment, c’était surtout que le bouddhisme était bel et bien une religion, et que, de toute évidence, je n’étais pas bouddhiste, ne le pouvais pas et ne le pourrais jamais.

 

Bien plus tard, quand j’ai commencé à m’intéresser à la culture japonaise, ce rapport au bouddhisme a encore eu l’occasion d’évoluer, au regard des spécificités, nombreuses, du bouddhisme nippon. Mais, dans un premier temps, c’était clairement l’incompréhension qui dominait : je n’avais absolument rien panné aux extraits du Shôbôgenzô du moine zen Dôgen lus dans l’anthologie Mille ans de littérature japonaise, et en avais bien trop hâtivement conclu qu’il n’y avait de toute façon rien à y panner ; quant à l’amidisme, il me faisait l’effet d’un bouddhisme contaminé par le paradis livresque, et l’idée même que le salut pouvait être assuré par la simple répétition d’une formule magique vide de sens me répugnait – comme une superstition poussée à l’extrême ; Nichiren, enfin, ajoutait à cette dernière tare un exclusivisme haineux qui rapprochait encore un peu plus la spiritualité bouddhique de tout ce que je détestais dans les religions du Livre…

 

Mais des lectures et relectures plus tardives ont fait plus que nuancer ce tableau initial, elles l’ont en fait totalement invalidé : relisant Mille Ans de littérature japonaise, je n’ai certes à peu près rien panné à Dôgen une fois de plus, mais j’ai cette fois au moins compris qu’il y avait bel et bien quelque chose à y panner – quelque chose d’extrêmement subtil et avancé, témoignant bien de ce que le rapport du zen à la raison était autrement plus complexe que ce que mille anecdotes, ou mille fois la même, sur la base des mêmes kôans, tendaient à laisser croire. Quant à l’amidisme, j’ai découvert par la suite combien, dans sa simplicité apparente, il reposait sur une réflexion philosophique complexe et éventuellement subversive – ici, je renvoie notamment à l’Histoire du Japon médiéval, de Pierre-François Souyri, et à ses pages passionnantes sur l’effervescence de la pensée religieuse japonaise à cette époque (qui m’a renvoyé à ce que l’Europe avait connu aux environs des XIIIe et XIVe siècles, soit plus ou moins à la même époque, un sujet qui m’avait étonné et passionné dans une autre vie). Bon, Nichiren, par contre, toujours pas… Mais Les Notes de l'ermitage de Kamo no Chômei continuaient cependant à me fasciner, en contrepartie, magnifique exemple adapté au bouddhisme nippon d'une religion suscitant de belles choses...

 

Bref, il était bien temps de me repencher sur la question – pour me rafraîchir un peu la mémoire, et repenser certains sujets, sur la base d’un bagage un peu différent et d’une expérience forcément différente elle aussi. Ce petit livre « classique » d’Henri Arvon était-il le plus approprié pour cela ? Ça n’est pas certain… Car, aussi « classique » soit-il, cet ouvrage de vulgarisation a un biais, que l’auteur ne dissimule en rien : il s’agit d’envisager le bouddhisme comme sujet historique, et avec une certaine distance ; or le bouddhisme qui séduit le plus l’auteur, ainsi qu’il le dit d’emblée, c’est surtout la doctrine originelle : il avoue « un intérêt passionné […] au spectacle étrange d’une religion athée et d’un athéisme qui veulent étreindre l’Absolu ». De fait, le bouddhisme tel qu’il est envisagé par Henri Arvon a pour cette raison quelque chose de ce bouddhisme « d’Européen » que je mentionnais plus haut (celui qui envisage cette foi au prisme avant tout de la philosophie, certes pas celui qui a viré au développement personnel pseudo-zen !). Et le reste de la bibliographie de l’auteur va dans ce sens, lui qui a surtout été connu, en dehors de cet ouvrage, pour avoir beaucoup publié sur son sujet de prédilection qu’était l’anarchisme, mais auquel on doit également ajouter d’autres livres portant sur l’athéisme, sur Feuerbach, etc.

 

Et puis, disons-le, cet ouvrage, dont la première édition date donc de 1951, accuse un peu le poids des ans, parfois : outre que, soixante-dix ans plus tard, le monde a bien changé, on y trouve à l’occasion des stéréotypes qui ont eu la vie dure (le Chinois essentiellement conservateur et xénophobe, le Japonais qui copie sur son voisin, etc.), mais aussi des jugements de valeur pas moins troublants (dans les enthousiasmes, ainsi le bouddhisme à son apogée en Inde, comme dans les rejets, il n’est qu’à voir le mépris affiché et revendiqué avec lequel l’auteur traite le tantrisme en général et le bouddhisme tibétain en particulier).

 

(Oh, au passage, il faut noter que l’auteur consacre pas mal de pages à un thème particulier, qui est celui de la misogynie dans le bouddhisme, et ce dès l’enseignement de Bouddha lui-même, pour ce que l’on en sait ; si ces passages n’ont formellement rien de militant à proprement parler, leur récurrence, même relativement détachée, me laisse supposer que cela n’avait rien d’innocent de la part d’Henri Arvon.)

 

Une lecture à prendre avec des pincettes, donc – loin d’être inintéressante, cela dit, dès l’instant que l’on a ces biais éventuels en tête ; et l’ouvrage satisfait autrement aux critères de la collection « Que sais-je ? », en offrant un panorama assez complet de la question, vulgarisé mais pas simpliste, et à vrai dire même assez dense à l’occasion, tout particulièrement d’ailleurs dans la première partie, passionnante heureusement, qui traite du terreau dans lequel le bouddhisme originel a germé : le védisme, le brahmanisme, et les notions d’âtman-brahman, de samsâra et de karma ; au passage, tout cela s’est montré immédiatement utile dans la lecture des premiers chapitres de La Vie de Bouddha de Tezuka, ce qui tombait plutôt pas mal, puisque c’était bien le but.

 

Après quoi les passages consacrés à la… eh bien, à la vie de Bouddha, donc (en posant la question de l’existence réelle du Bouddha historique, mais pour y apporter une réponse sans l’ombre d’un doute positive – ce qui m’a rappelé un certain « débat » concernant le Jésus historique, mais c’est une autre… histoire), sont un peu déconcertants en même temps que pertinents, qui tentent de faire le tri entre faits et légendes ; car la vie de Siddharta Gautama a été rapidement mythifiée, en même temps que le sage arborait toujours un peu plus les traits un peu paradoxaux d’une divinité – pour le coup, ici, et contrairement à ce que l’on pourrait tout d’abord croire, le Petit Véhicule n’a pas forcément attendu le Grand ; il me faudra revenir sur cette question quand je chroniquerai la BD de Tezuka (en même temps que la question corollaire, plus insidieuse peut-être : aurais-je seulement pu lire une « Vie de Jésus » au même format ?).

 

Cela dit, l’exposé de la vie du Bouddha s’efface bientôt devant celui de son enseignement. Et c’est là, dans cette approche, impliquant quelques reconstitutions, de ce que pouvait être le bouddhisme originel, que se manifeste effectivement « l’intérêt passionné » de l’auteur, évoqué plus haut – le « sermon de Bénarès » offrant un socle à l’exposé des « quatre saintes vérités » : « l’universalité de la douleur, l’origine de la douleur, la suppression de la douleur et le chemin qui conduit à la suppression de la douleur ». Or ces « vérités » se passent très bien de causes premières, ou en tout cas de la nécessité d’un créateur et de l’existence de Dieu ou des dieux ; l’enseignement du Bouddha historique ne les nie pas forcément, c’est plutôt qu’il choisit de ne pas accorder d’importance à ces matières indécidables – et cette souplesse favorisera sa diffusion en Asie, dans un registre syncrétique, en même temps qu’elle pourra expliquer pourquoi « l’identification » des masses à la foi bouddhique ne sera jamais totale. Mais, pour le coup, cet agnosticisme (et éventuellement seulement athéisme), de même que le pessimisme sous-jacent (à relativiser cependant, car le salut est offert à qui prend conscience de la nature du monde, c’est-à-dire de la souffrance universelle, et agit, si c’est bien le mot, en conséquence), correspondent bien aux éléments qui me parlaient « dans l’absolu » dans les représentations que je me faisais du bouddhisme, et c’est semble-t-il donc également le cas pour l’auteur – à noter, dès ces exposés sur la doctrine originelle du bouddhisme, Henri Arvon ne manque pas d’établir des passerelles avec Schopenhauer, notamment, et indirectement Nietzsche (sans même parler de Socrate, bien sûr, mais pour de tout autres raisons – à vrai dire, des développements assez nombreux sont consacrés aux rapports avec le monde grec, via les conquêtes d’Alexandre le Grand, mais aussi un ouvrage classique du Grand Véhicule qui voit un moine bouddhiste exposer avec conviction et pertinence sa doctrine au roi grec Ménandre). Il faut enfin relever ce que le bouddhisme pouvait avoir de subversif, aussi, du temps des brahmanes, en exposant une conception du monde qui, sans forcément rejeter en bloc le système des castes (là encore, il s’agissait plutôt, ai-je l’impression, de considérer la question comme secondaire voire futile), minait pourtant de toutes parts ses soubassements idéologiques (et ça, pour le coup, c’est semble-t-il un thème central dans la BD de Tezuka, en tout cas dans les chapitres que j’en ai lu pour l’heure).

 

Mais une autre question cruciale se pose – qui entre en résonance, de manière peut-être un peu paradoxale, avec la lecture que je mentionnais plus haut et qui mettait l’accent sur l’idée du bouddhisme comme religion universelle de salut : Henri Arvon, pour sa part, outre qu’il met en avant la dimension subjective et d’une certaine manière intime du bouddhisme originel, insiste plus qu’à son tour sur le caractère essentiellement monacal de l’enseignement de Siddharta Gautama – le « sermon de Bénarès » n’est pas le sermon sur la montagne prononcé par Jésus devant une large foule, il ne s’adresse en vérité qu’à cinq moines qui se font bientôt les disciples de l’orateur, et c’est là peu ou prou la totalité de l’auditoire ; des représentations ultérieures pourront chambouler cette image, en convoquant des foules d’hommes mais aussi d’animaux (ainsi donc dans la BD de Tezuka) venus entendre la bonne parole d’un Bouddha d’ores et déjà divinisé, après avoir assisté à sa naissance mythique, mais l’auteur insiste sur cette dimension originelle, et qui laissera des traces dans l’histoire du bouddhisme – ainsi notamment au Tibet, où, nous disait l’auteur en 1951, peut-être une personne sur cinq était dans les ordres… mais la Chine maoïste venait à peine d’envahir ce qui était alors considéré comme une théocratie. Sans aller jusqu’à cet extrême bien épineux, l’idée d’un bouddhisme ésotérique (au sens de « destiné avant tout à des initiés », qui sont les moines) persistera face à des conceptions davantage universelles (l’histoire religieuse du Japon en témoigne d’ailleurs régulièrement), et les moines font bel et bien partie des « joyaux » du bouddhisme, avec le Bouddha lui-même et son enseignement.

 

À vrai dire, l’auteur montre bien comment tout cela porte en germes aussi bien les succès remportés par la foi nouvelle que les revers parfois cinglants qu’elle a subis, au cours de la longue histoire de sa diffusion. Car, et sans surprise, très tôt après la mort du Bouddha historique, et éventuellement contre ses ultimes recommandations à ses disciples, la foi évolue, et drastiquement le cas échéant. Cette évolution est envisagée en deux temps : d’abord de manière, disons, théorique (les Véhicules), ensuite de façon plus concrète au regard de l’histoire aussi bien que de la géographie.

 

Les appellations des Véhicules sont par essence biaisées : c’est le Grand Véhicule qui s’est qualifié comme tel, et qui a employé l’expression de « Petit Véhicule » pour désigner ses adversaires, avec un certain mépris. Par ailleurs, il faut une fois de plus souligner combien le bouddhisme est une religion plurielle – probablement bien plus que les religions du Livre, qui ont pourtant connu leurs lots de schismes : les Véhicules constituent des ensembles englobants, mais qui ne doivent pas faire perdre de vue combien les « sectes » (au sens d’écoles) du bouddhisme sont diverses, au point où il vaudrait bien mieux parler des bouddhismes.

 

Quoi qu’il en soit, le Petit Véhicule demeure pour ce que l'on en sait le plus proche de l’enseignement originel du Bouddha – sans lui correspondre parfaitement, car il a fallu très tôt adapter la foi nouvelle, la faire évoluer ; de fait, l’enseignement du Bouddha comporte des lacunes, et de complexes questions théologiques ou en tout cas métaphysiques se posent, au regard desquelles il peut paraître insuffisant, voire un peu embarrassé – les disciples, puis ceux de ces derniers, etc., entendent y remédier, et la littérature bouddhique se développe, avec en outre la rédaction de canons en plusieurs langues. Et ce que l’on appellera ultérieurement le Petit Véhicule développe des traits propres à une foi, pas seulement à une philosophie : la vie du Bouddha est donc très tôt mythifiée, et le développement du culte des reliques en fournit l'illustration la plus éloquente peut-être, à moins que ce ne soit seulement la plus navrante... Tout ceci sera repris par les courants ultérieurs, bien sûr. Maintenant, l’essence de la réflexion religieuse dans le Petit Véhicule demeure la même que dans le bouddhisme primitif : la souffrance universelle, etc., mais aussi le caractère monacal, le cas échéant, qui ne pénètre pas forcément les foules, du coup. L’idée maîtresse est toujours celle d’un salut sous forme de libération de la souffrance, accessible par le détachement – un salut que le dévot pourra atteindre de son vivant (un point particulièrement épineux des querelles doctrinales), mais qui est en tant que tel intime, voire subjectif : le croyant se sauve lui-même, mais il ne peut rien faire pour les autres (tout au plus leur transmettre la parole de Bouddha, à charge pour eux et eux seuls de trouver eux-mêmes le salut). L’auteur revient régulièrement sur l’idée de non-intervention, au prisme notamment de la non-violence, et il évoque nommément l’ahimsa, un concept de la philosophie indienne antérieur au bouddhisme, et que Gandhi, assassiné trois ans avant la première parution de cet ouvrage, avait contribué à populariser de par le monde.

 

C’est là une manière positive d’envisager la question… mais on peut aussi la percevoir de façon bien plus critique, et c’est la une raison essentielle au schisme qui oppose bientôt le Grand Véhicule au Petit. Les nouveaux penseurs reprochent à leurs aînés ce qu’ils perçoivent comme une forme d’égoïsme, et ils ne goûtent guère la passivité qui semble les caractériser. Ils ne peuvent certes adresser ces reproches au Bouddha historique lui-même, qui, de modèle à imiter, avait déjà et très vite tourné à la figure divinisée à adorer, de même que les bouddhas à sa suite, mais ils se focalisent dès lors sur d’autres figures : celles des bodhisattvas – soit ceux qui auraient pu atteindre l’éveil, mais ont choisi de le différer afin d'aider les autres à accéder à l’éveil. C’est une idée généreuse et touchante, si elle s’éloigne de la doctrine originelle du bouddhisme, au point éventuellement de la contradiction. Mais s’il faut revenir aux sentiments esthétiques que la religion peut susciter, j’avoue trouver cette idée… belle, depuis que j’en ai pris conscience il y a quelques années de cela ; et Henri Arvon, même porté à préférer, intellectuellement, un bouddhisme « athée » primordial, exprime ici le même sentiment, en des termes parfois lyriques à vrai dire. Cependant, mais c’est sans doute lié, cette évolution en a accompagné ou suscité d’autres, pour produire une religion au plein sens du terme, souple cela dit, mais où la notion de divinité n’était plus « écartée » désormais ; en fait, il s'agissait surtout de s'adapter aux traditions religieuses locales, où tout devait être envisagé comme compatible avec le bouddhisme, afin de le justifier, quitte à opérer un tour de passe-passe en assimilant telle ou telle divinité avec tel ou tel bouddha ou bodhisattva. À ces deux titres, le Grand Véhicule a évolué vers la religion universelle de salut évoquée plus haut, même si ce n’était peut-être pas systématique non plus, du fait de la perpétuation, même sous des oripeaux plus chatoyants, d’un bouddhisme ésotérique et d’une tradition monacale.

 

Quant au Véhicule de Diamant, ou tantrique, qui a toujours été le plus mystérieux et hermétique à mes yeux… Eh bien, il le demeure après cette lecture. C’est que Henri Arvon ne s’étend finalement guère sur la question, considérant d’une part qu’en fait de troisième Véhicule il s’agissait plutôt d’une version… disons « dégénérée » du Grand Véhicule, et d’autre part, ce que traduit cette idée de dégénérescence, qu’il s’agissait d’un mouvement fondé essentiellement sur des superstitions d’ordre magico-religieux, à vrai dire à cet égard tenant peut-être plutôt d’une autre religion que du bouddhisme à proprement parler, et a fortiori s’il s’agit de le comparer au bouddhisme primitif, ou, à défaut d’une connaissance suffisamment établie de celui-ci, au bouddhisme du Petit Véhicule. Comme dit plus haut, l’auteur ne juge pas nécessaire, quand il en traite, de faire l’économie de jugements de valeur assez cinglants : tout lui répugne dans cette foi aux antipodes des élégantes et subtiles métaphysiques des grands penseurs bouddhistes. La question demande cependant à être creusée – notamment au regard du bouddhisme tibétain, qu’avant cela je ne rattachais pas nécessairement au Véhicule de Diamant (ce qui témoigne bien de mon ignorance en la matière).

 

Les chapitres consacrés à la diffusion géographique du bouddhisme, et à son évolution historique dans des environnements très divers, sont tout à fait passionnants – même si, là encore, ils ne sont pas exempts d’opinions un peu tranchées. Toutefois, ils sont surtout empreints d’une analyse plus globale qui m’a l’air tout à fait pertinente, sur les raisons donc des succès aussi bien que des échecs du bouddhisme en Asie méridionale et orientale. À vrai dire, ce thème est d’autant plus marqué que l’auteur met en avant combien des pays où le bouddhisme, fût un temps, était particulièrement florissant, ont vu au fil des siècles cette foi dépérir et même disparaître – avec deux exemples primordiaux, qui sont d’abord et avant tout l’Inde, son terreau pourtant, ensuite l’Indonésie (je crois qu’il nous faudrait peut-être aussi nous poser la question, même en des termes un peu différents, de la Chine, mais Henri Arvon ne la traite pas sous cet angle ; j'y reviendrai). Dans le cas de l’Inde, l’auteur retrouve des accents lyriques quand il décrit la grande époque du bouddhisme dans son pays natal élargi aux dimensions d’un sous-continent, et la figure charismatique d’Açoka le Pieux répond aux docteurs de la foi les plus inspirés ; mais il relève en même temps comment le syncrétisme auquel le bouddhisme était porté a pu lui nuire dans ce contexte, autorisant une réaction hindouiste le cas échéant, tandis que l’Islam intégrerait plus tardivement l’équation, beaucoup moins conciliant (et il joue indubitablement un rôle moteur dans la disparition du bouddhisme en Indonésie, aujourd'hui le premier pays musulman au monde) ; mais il faut aussi compter avec d’autres abâtardissements peut-être plus insidieux, et Henri Arvon semble donc juger que le plus notable et en même temps le plus regrettable concerne le tantrisme – il en dérive cependant quelques paragraphes intéressants portant sur le bouddhisme tibétain mais aussi mongol, et j’aurais apprécié, pour le coup, d’en lire davantage, avec peut-être un peu moins de passion.

 

Mais le gros des développements, ici, porte sur les aires géographiques et culturelles du Petit et du Grand Véhicules. L’auteur oppose un bouddhisme méridional, du Petit Véhicule, qui domine essentiellement dans l’Asie du Sud-Est, avec la Thaïlande et plus encore la Birmanie (ou Myanmar) comme centres principaux (pour ce qui est de ce dernier, la crise des Rohingyas nous rappelle aujourd’hui que certains stéréotypes concernant les bouddhistes non-violents sont particulièrement infondés…), et un bouddhisme septentrional, du Grand Véhicule, incluant notamment la Chine, la Corée et le Japon (je ne reviendrai pas sur ce dernier, ayant eu l'occasion d'en discuter ailleurs). Mais le cas chinois est probablement le plus important, où l’auteur poursuit son analyse sur les avantages et les inconvénients de la souplesse éventuellement syncrétique du bouddhisme au regard d’autres traditions religieuses – en l’espèce, le confucianisme et le taoïsme ; cependant, si le second s’en est très bien accommodé, les deux fois pouvant être jugées complémentaires (mais l’auteur insiste avant tout sur la dimension superstitieuse et magico-religieuse du taoïsme dans des termes qui peuvent rappeler son peu d’estime pour le bouddhisme tantrique), le premier s’y est montré plus qu’à son tour hostile.

 

Or il faut prendre en compte ici les vicissitudes politiques de l’histoire de la Chine : selon l’auteur, le bouddhisme y a essentiellement prospéré durant les périodes où le pouvoir politique appartenait essentiellement à des « étrangers », en y incluant par exemple les Wei et les Yuan (ces derniers mongols), car ils étaient somme toute d'un statut équivalent eux-mêmes, tandis qu’il était amoindri voire combattu ouvertement dans les périodes où le pouvoir redevenait essentiellement chinois, quand le mouvement réactionnaire, désireux de rejeter tout ce qui n’était « pas chinois », y incluait sans l’ombre d’un doute le bouddhisme, contre lequel il jouait la carte du confucianisme – le cas le plus flagrant étant celui de la dynastie Ming, qui a eu un impact considérable en l’espèce. Cependant, je me demande si cette analyse n’a pas ses limites, puisque aux Ming ont succédé les Qing, mandchous, sans que le bouddhisme n’y effectue véritablement son retour (mais peut-être parce que la réaction Ming s’était avérée trop décisive pour qu’on y revienne).

 

Surtout, se pose la question de la Chine contemporaine, avancée plus haut : dans ses lapidaires données statistiques en annexes, Henri Arvon répond par un point d’interrogation à la question du nombre de bouddhistes en Chine (il fait de même pour la Corée et le Vietnam, ou plutôt les), mais il semble considérer sans l’ombre d’un doute que ces pays demeurent bouddhistes, voire essentiellement bouddhistes. Maintenant, ce livre date originellement de 1951 – soit deux ans à peine après la proclamation de la République Populaire de Chine, un an après l’invasion du Tibet et le déclenchement de la guerre de Corée, cette dernière ne devant s’achever que deux ans plus tard, tandis que la guerre au Vietnam se poursuivrait encore 24 années (on parlait encore d’Indochine française à l’époque, et la bataille de Diên Biên Phu n’aurait lieu que trois ans après !). Et je tends à croire, du coup, que la question se pose aujourd’hui en d’autres termes, tout spécialement dans le cas chinois – enfin, je n’en sais rien, mais ici ce « Que sais-je ? » ne nous est clairement d’aucune utilité, disons…

 

Avec ces quelques bémols, et les quelques précautions à prendre évoquées plus haut, ce petit ouvrage de vulgarisation demeure intéressant et instructif. Il m’a rafraîchi la mémoire sur certains points, un peu éclairé sur d’autres. Ce qui me laisse de la marge, c'est peu dire, mais c’était sans doute une lecture utile – a fortiori donc avant d’entamer la lecture de La Vie de Bouddha de Tezuka, on verra bien ce qu’il sera alors possible d’en dire…

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