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Articles avec #nebal lit des bons bouquins tag

Blame! Deluxe, t. 1, de Tsutomu Nihei

Publié le par Nébal

Blame! Deluxe, t. 1, de Tsutomu Nihei

NIHEI Tsutomu, Blame! Deluxe, t. 1, [Buramu! ブラム!], traduction [du japonais par] Yohan Leclerc, Grenoble, Glénat, coll. Seinen Manga, [1998-2003, 2015] 2018, 402 p.

Glénat poursuit son entreprise de rééditions « Deluxe » et/ou « édition originale » portant sur les plus fameux titres de son catalogue – des choses comme Akira, Gunnm et tout récemment Gunnm Last Order, ou, et là je suis donc beaucoup moins fan, The Ghost in the Shell… Cette fois, c’est avec Blame!, manga culte de Nihei Tsutomu, que ça se passe – une BD que je n’avais jamais lue jusqu’alors, et dont je ne connaissais que de vagues échos (certes très laudatifs) ; de l’auteur, je n’avais lu que son Wolverine : Snikt!, et ce n’était pas exactement une lecture inoubliable, sans surprise. Blame!, en revanche, parue entre 1998 et 2003 au Japon, est une série culte qui a semble-t-il profondément marqué tous ses lecteurs… et, au sortir de ce premier tome « Deluxe » (il devrait y en avoir six en tout, et le deuxième sort dans une semaine), on comprend pourquoi.

 

 

Ou pas, car « comprendre » est un mot qui sonne faux dans cet univers délibérément cryptique – et tenter de « résumer l’histoire » de ce premier volume est au-dessus de mes forces. Nous ne savons pas où nous sommes, ni quand nous sommes (les chroniques consultées faisaient mention d’une déclaration liminaire « Peut-être sur Terre… Peut-être dans le futur… » dont je n’ai pas trouvé trace ici, a-t-elle été abandonnée ?). Une immense structure artificielle de béton, de métal et de plastique, des escaliers sans fin, des passerelles dont on ne voit pas le bout, des milliers de niveaux vers le haut comme vers le bas ou sur les côtés, et la conviction très vite ancrée que tout cela, quoi que ce soit, n’a absolument aucun sens.

 

Si l’on ose dire, puisqu’il s’agit d’un périple. Nous y suivons en effet un bonhomme du nom de Killee, mais nous ne savons rien de lui – ni d’où il vient, ni ce qu’il veut vraiment (il parle de « gènes d’accès réseau », et plus tard on nous parle vaguement d’une sorte de contamination génétique et d’un état antérieur qui suscite la convoitise – tiens, ça me rappelle le bien plus récent Kedamame) ; on ne sait pas davantage quelle est cette arme qu’il possède, un petit machin d’allure anodine mais d’un grand pouvoir de destruction ; on croise des gens, parfois, sans toujours bien savoir si ce sont bien des gens – oui, il y a des toutes petites communautés éparses ; et des affrontements, fréquents... Mais pas de scènes d’exposition de quelque ordre que ce soit.

 

De toute façon, Killee comme un certain nombre de ses rencontres occasionnelles sont plutôt du genre taciturnes, aussi ne nous apprendront-ils pas grand-chose : la BD est peu ou prou mutique, ou, plus exactement, l’essentiel du texte réside dans des onomatopées – mais les planches totalement silencieuses ne manquent pas ; et, côté dialogues, ou phylactères, c’est la disette : honnêtement, j’ai la flemme de faire l’expérience de compter, mais si, dans ce premier tome, il y a une page sur vingt comprenant des phylactères, ne serait-ce que pour un seul mot (en très gros caractères, à chaque fois, c'est dû au grand format je suppose), c’est bien le maximum. À cet égard, on pourrait supposer qu’il y a donc comme un point commun avec une lecture manga récente, L’Île errante de Tsuruta Kenji, ou en tout cas son deuxième tome – et pourtant non, car Blame! se montre plus extrême dans ce registre, et produit un effet tout autre : là où L’Île errante invitait à la promenade et à la contemplation, la série de Nihei Tsutomu, tout en déployant un même axe narratif du périple passablement philosophique, joue sur le malaise, l’angoisse, et plus qu’à son tour l’agression, dans tous les sens du terme – les créatures étranges qui s’en prennent à Killee, la BD qui s’en prend au lecteur.

 

Mais, oui, autre différence plus explicite encore, cela se traduit par des scènes de combat très fréquentes, et qui, disons-le, participent de l’hermétisme de la BD – on ne parle pas quand on se bat, d’une part, et, d’autre part, le dynamisme de ces séquences les rend parfois un peu difficiles à suivre… Chaque case prise indépendamment est parfaite, et très cinématographique, mais surtout au sens du cadrage – côté montage, l’enchaînement des cases, je suis moins convaincu, et s’il me fallait adresser un bémol à ce premier tome « Deluxe » de Blame!, ce serait celui-ci. Toutefois, cela ne vaut que pour les combats : la narration mutique dans les séquences moins frénétiques fonctionne quant à elle très bien.

 

Mais, oui : le malaise, l’agression. Ce sont deux sentiments qui ne m’ont pas quitté de la première à la dernière page – bien vite accompagnés d’un autre qui leur est en fait lié, qui les sublime d’une certaine manière : la fascination. Et tout cela dérive à la fois du dessin et de la manière de raconter, qui sont à certains égards la même chose dans le cas de Blame!.

 

Nihei Tsutomu, passionné d’architecture, crée un univers certes abstrait, indéfini, mais en même temps très matériel, et foncièrement intimidant de par sa folle démesure : l’univers de Blame! s’inscrit dans une mégastructure SF tenant du Big Dumb Object le plus invraisemblable, aux dimensions au moins d’une sphère de Dyson, si c’est seulement pertinent de parler de dimensions – quand on cherche à exprimer les distances, on parle de 5000 niveaux plus bas, ou 3000 niveaux plus haut, ce genre de choses… Et on n’espère pas voir le ciel un jour – le voyage, pris en cours (Killee sur une passerelle, dans la première planche), sans la moindre scène d’exposition, ne s’achèvera probablement jamais.

 

Et cette architecture, si elle est par nature propice au sense of wonder (mais on fait en même temps dans la rouille, la crasse, le post-quelque chose qui n’a pas tenu la moindre promesse ou en a perverti quelques-unes, transhumanistes surtout : c’est vers le cyberpunk que l’on lorgne, bien sûr, ou ce qu’il en demeure, après quelque cataclysme qui a tout chamboulé), cette architecture donc évoque avant toute chose un labyrinthe absurde, qui n’a pas de sortie, au point de se muer en cauchemar claustrophobe – que ce soit quand les murs se rapprochent, étouffant les personnages, ou quand l’horizon noie la structure, dans des passages ouverts qui jouent volontiers des effets d’échelle, et réduisent les personnages au rang de fourmis insignifiantes.

 

Le mot « cauchemar » n’est pas trop fort : si Blame! se catégorise avant tout comme une série de science-fiction, elle relève pourtant presque autant de l’horreur – et éventuellement assez extrême, notamment dans ces figures biomécaniques croisées çà et là, quelque part entre Clive Barker et des explosions « body horror » à la Itô Junji, en même temps que certaines créatures démesurées et incompréhensibles, machines laissées sans maîtres, pourraient évoquer, mettons, les shoggoths des Montagnes Hallucinées.

 

Mais le cauchemar est donc éventuellement et peut-être surtout d’un autre ordre : le plan distordu et incompréhensible de la structure fait que, graphiquement, on pense forcément à M.C. Escher, mais, en outre, à suivre Killee à travers quelques niveaux le long de ces 400 pages, j’ai ressenti exactement le même malaise, mais prolongé au-delà de toute mesure, que lors de ma première lecture du Procès de Kafka, et tout particulièrement de cette scène terrible où Joseph K. s’effondre dans les couloirs du greffe sous les combles – c’est un compliment, au passage. Établir un lien avec Kafka, de manière générale (mais peut-être surtout avec Le Château), est de toute façon très tentant – même avec toute cette baston.

 

Mais le dessin de Nihei Tsutomu assure donc l’essentiel de la narration, et se montre à la hauteur de la folie ambiante, de la démesure angoissante de la structure. Escher est de la partie, donc, mais aussi d’autres artistes : au Japon, au premier chef, il faut sans doute citer Ôtomo Katsuhiro, aussi bien Dômu – Rêves d’enfants qu’Akira, même si le caractère monolithique de la structure de Blame! implique sa persistance même au travers des combats sans cesse répétés, nous n’avons donc pas le même rapport avec la frénésie de destruction caractéristique d’Ôtomo. Peut-être aussi faudrait-il mentionner Gunnm de Kishiro Yukito, en restant dans les classiques de Glénat ? Mais le style de Nihei Tsutomu évoque aussi immanquablement d’autres modèles, à chercher plutôt en Europe : dans son interview dans le n° 7 d’Atom, l’auteur évoque de lui-même Mœbius, et c’est effectivement très sensible – mais la dimension biomécanique de certains décors et de nombre de « personnages » rencontrés et/ou affrontés renvoie immanquablement à Hans Ruedi Giger. Cela dit, chose remarquable, cette synthèse d’emprunts divers se mue en fait en un style très personnel : Nihei Tsutomu ne copie pas, il déploie son propre style, en intégrant de manière sereine ses influences. Quoi qu’il en soit, le résultat est de toute beauté – dans un registre oppressant et… assez fondamentalement déprimant, en fait.

 

Blame!, à en juger par ce seul premier tome, est une BD qui se mérite ; son caractère cryptique, poussé à l’extrême, pourrait très légitimement susciter une forme de blocage, voire de rejet – et, en ce qui me concerne, j’aurais apprécié moins de combats, et des combats davantage lisibles. Ceci étant, la lecture de ce premier tome équivaut à… une expérience, disons : si je n’étais pas bien certain, en cours de lecture, d’aimer ce que je lisais, j’avais par contre la conviction qu’il s’agissait de quelque chose de résolument autre, d’unique en son genre, d’ambitieux et de puissant. J’ai… oui, j’aimé le malaise ressenti en tournant les pages. Et, avec le bémol du combat, le dessin m’a bluffé, et a en définitive suffi à m’accrocher, et, plus encore, à m’investir dans cette lecture.

 

Je ne manquerai pas de lire sous peu le tome 2.

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La Magicienne, d'Akutagawa Ryûnosuke

Publié le par Nébal

La Magicienne, d'Akutagawa Ryûnosuke

AKUTAGAWA Ryûnosuke, La Magicienne, [Hina  ; Kaika no satsujin 開花の殺人 ; Kaika no otto 開花の夫 ; Yôba 妖婆 ; Aki ], nouvelles traduites du japonais par Elisabeth Suetsugu, avant-propos d’Elisabeth Suetsugu, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier poche, [1918-1920, 1923, 1999] 2003, 205 p.

J’ai très classiquement abordé l’œuvre d’Akutagawa Ryûnosuke avec son plus célèbre recueil en français, Rashômon et autres contes – puis j’ai poursuivi l’expérience avec La Vie d’un idiot et autres nouvelles : si ces deux recueils témoignaient chacun de ce que l’auteur était avant tout un maître du récit court, ils illustraient en même temps combien son œuvre sur ce format était variée – alternant vieux contes issus de la tradition japonaise, par exemple des Histoires qui sont maintenant du passé, et récits contemporains intimistes, davantage tournés vers la psychologie des personnages, et tout particulièrement le ressenti intime d’un narrateur au bout du rouleau qui se fait le porte-parole de l’auteur, à la façon des « romans du moi » dont un Dazai Osamu, notamment, était emblématique (voyez par exemple La Déchéance d’un homme) ; en même temps, quelle que soit l’époque choisie, le ton pouvait osciller entre un plus ou moins naturalisme un peu amer, et des expériences à la lisière du fantastique ou au-delà, éventuellement plus colorées – ce en quoi je suppose qu’il s’associe définitivement à son ami, moins connu de par chez nous, Uchida Hyakken (voyez Au-delà – Entrée triomphale dans Port-Arthur).

 

La Magicienne, troisième recueil de l’auteur que je lis, témoigne de cette diversité, mais, en même temps, met particulièrement l’accent sur une déchirure déjà sensible dans les deux précédents volumes, et à vrai dire emblématique des écrivains de Taishô : l’opposition parfois douloureuse entre un Japon traditionnel regretté et un déconcertant Japon engagé à marche forcée dans la voie de la modernisation à l’occidentale. En fait, trois des cinq nouvelles ici rassemblées, les trois premières, relèvent d’une sorte de « cycle thématique » qualifié de kaika (ki) mono, ou « histoires du temps de la modernisation » (le cycle comprend deux autres nouvelles figurant dans les recueils antérieurs : « Chasteté d’Otomi » dans Rashômon, et « Le Bal » dans La Vie d’un idiot) ; ce sont des récits assez divers, mais qui ont en commun d’illustrer cette thématique sans véritablement y apporter de solution – ce serait trop simple. Maintenant, on aurait probablement tort, à trop se focaliser sur cette question, de voir en Akutagawa un écrivain « passéiste », ou « réactionnaire » ; sans doute ne commet-il pas l’erreur de trop idéaliser le passé, comme celle de rejeter violemment et l’Occident, et la modernité (il y a trouvé son bonheur plus qu’à son tour, et au premier chef en littérature). Son propos n’est pas essentiellement politique, par ailleurs. Seulement, il fait part d’une vague nostalgie, pas forcément très rationnelle, pas moins poignante… Une vague nostalgie qui ferait alors écho à la « vague inquiétude », lacunaire explication par Akutagawa de son suicide en 1927, à l’âge de 35 ans – je relève au passage que les cinq nouvelles ici rassemblées ont été composées entre 1918 et 1920 pour quatre d’entre elles, et 1923 pour la dernière, toutes en tout cas avant le grand tremblement de terre du Kantô, qui serait un tel traumatisme pour les Japonais d’alors.

 

Si les trois nouvelles de kaika (ki) mono figurant dans La Magicienne ont une parenté thématique marquée, elles se montrent cependant assez différentes les unes des autres. La première, « Les Poupées » (Hina ), qui est la plus tardive (1923), est aussi la plus touchante. Elle est narrée par une petite fille (ou, plus exactement, Akutagawa rapporte les propos d'une vieille dame se remémorant quand elle était une petite fille, durant l'ère Meiji), issue d’une bonne famille toujours plus désargentée – au point où le père décide de vendre une collection de poupées traditionnelles (dont l’histoire remonte à l’époque de Heian) à un collectionneur américain (…) tout disposé à lui payer un gros chèque. La narratrice est horrifiée par ce choix, elle qui accorde une importance sentimentale énorme à ces poupées – y attache-t-elle aussi une valeur symbolique ? Indirectement, c’est probable – d’autant que l’affaire incite à voir en chacun des autres membres de la famille des archétypes au regard de cette question : la mère est enfermée dans le passé, mais pas moins dans l’impuissance, le frère est un jeune homme fort en gueule et qui brûle volontiers les bateaux, tous les bateaux, pour ne surtout pas repartir en arrière, et le père, enfin, prétend naviguer dans un entre-deux nébuleux et comme tel probablement intenable. En définitive, nous verrons bien ce qu’il en est de l’attachement à ces poupées, symbole faussement frivole d’une culture en proie au doute quant à son identité même… C’est une nouvelle très forte, riche d’images puissantes à vrai dire – et si les membres de la famille ont quelque chose d’archétypes, dans un récit au symbolisme marqué, Akutagawa Ryûnosuke parvient pourtant à ne pas trop charger la barque, et surtout à faire que les émotions de ses personnages ressortent avec le plus grand et le plus douloureux naturel ; la voix de la petite narratrice y a sa part, indéniablement.

 

« Un crime moderne » (Kaika no satsujin 開花の殺人, 1918) aborde la question d’une manière bien différente, dans le fond comme dans la forme. Comme le titre le laisse entendre, cette nouvelle tient du récit policier, au travers de la confession, dans une ultime lettre, d’un crime et de son mobile – avec quelque chose d’un peu pervers, qui me renvoie, peut-être à tort, à certaines œuvres à peine un peu postérieures d’Edogawa Ranpo, les deux écrivains étant des contemporains. En revanche, le qualificatif « moderne » du titre est probablement plus ambigu que dans la nouvelle qui précède et celle qui suit (« Un mari moderne ») ; je tends à croire qu’il renvoie, au moins pour partie, à ce genre policier, avec ses figures occidentales classiques chez Edgar Allan Poe, Arthur Conan Doyle ou encore Gaston Leroux, qui s’exportait bien, même si depuis tout récemment, dans le Japon de Taishô ? Bon, je ne sais pas… Cette « modernité » est probablement avant tout d’essence psychologique, en tout cas – éventuellement importée en même temps que le récit policier : dans cette confession, le crime compte peut-être moins que sa justification, ou plus exactement le fait que la justification initiale s’avère à terme, aux yeux mêmes du criminel, comme une imposture aux soubassements obscurs et d’essence égoïste, quand le geste fatidique avait été commis au nom de l’altruisme – et s’il faut encore chercher des équivalents parmi les écrivains japonais du temps, je suppose que c’est ici le nom de Tanizaki Junichirô qu’il faudrait avancer, un auteur qui s’était lui aussi, à l’époque, essayé et à plusieurs reprises au genre policier, avec une ambiguïté morale plus généralement caractéristique de son œuvre ; en tout cas, j’en ai l’impression… Quoi qu’il en soit, dans son registre, c’est une nouvelle sympathique, qui fonctionne bien – sans renverser pour autant.

 

La troisième nouvelle – et la dernière de ce « cycle » de kaika (ki) mono dans le présent recueil – s’intitule « Un mari moderne » (Kaika no otto 開花の夫, 1919) ; le titre renvoie à la précédente, et nous y croisons là encore un « vicomte Honda », le nom du destinataire (ou plus exactement d’un des destinataires) de la lettre d’aveu du « crime moderne », même si je ne suis pas certain qu’il faille à tout crin y voir un même personnage. Le ton, de toute façon, est très différent : nul aspect policier ici, mais un discours sur la modernité plus ouvert, plus explicite, au travers de ce personnage qui entend conclure un mariage d’amour (à la française, dit-on), et vit dans un univers où le Japon traditionnel n’a tout simplement plus sa place – ce qui ressort notamment de la décoration de sa résidence. Citons le texte (p. 68) : « Tout avait un parfum de nouveauté surannée, la décoration vous plongeait presque dans l’angoisse à force de faste, et si je voulais la qualifier encore, je dirais que l’ensemble faisait songer au son d’un instrument de musique désaccordé, oui, ce cabinet de travail était un reflet fidèle de l’époque. » Mais, au fond, sous couvert d’une discordance, donc, entre la tradition et la modernité, la nouvelle fait probablement autant sinon plus état de ce que le désir d’idéal ne peut conduire qu’à la déception – ceci, pour le coup, n’est peut-être pas propre à ces Japonais d’alors, avides de s’occidentaliser... La peinture (si j’ose dire…) des mœurs est remarquable, dans cette nouvelle, qui trouve donc à s’illustrer dans le mobilier et les œuvres d’art, même si la thématique prétexte du mariage d’amour ne m’a pas parlé plus que cela.

 

Avec la quatrième nouvelle, qui est de loin la plus longue du recueil (dans les 80 pages, contre une trentaine pour les quatre autres récits – en fait, il semblerait que ce soit une des plus longues nouvelles dans toute l’œuvre d’Akutagawa), on change assez radicalement de registre : « La Magicienne » (Yôba 妖婆, 1919) est en effet, même contemporain, un long récit fantastique qui pioche dans le folklore nippon, mais en se mettant sous le patronage explicite de Poe et de Hoffmann ; à vrai dire, le caractère contemporain de cette aventure est probablement de la première importance, et, en cela, pourrait malgré tout renvoyer au cycle kaika (ki) mono, car, tout aussi expressément, le narrateur insiste sur le fait que son étrange histoire s’est bien produite dans le Japon de Taishô, consacrant beaucoup de pages à assurer son lecteur que le surnaturel et l’inexplicable sont toujours aussi prégnants en cette époque par essence « moderne ». En ce sens, « La Magicienne » explore bien la même tension caractéristique entre Japon ancien et Japon moderne, et le fait de citer expressément des auteurs occidentaux, comme les modèles d’un récit pourtant parfaitement japonais, joue de cette même ambiguïté – et, je suppose, non sans un certain humour. Car si le récit, sur une base classique d’amours contrariées, abonde en séquences cauchemardesques, et si la magicienne du titre est un personnage effrayant, au service d’une divinité à son tour ambiguë, l’histoire cependant se montre avant tout grotesque, délibérément : on ne fait pas du tout dans le fantastique subtil, ici ! À vrai dire, et d’autant plus que, passé donc un assez long préambule, le récit se montre assez frénétique dans ce registre, il m’a à nouveau fait penser à Edogawa Ranpo – mais, bizarrement ou pas, davantage celui du récit policier Le Lézard Noir que celui d’histoires lorgnant plus ouvertement sur le fantastique. Hélas, cela a eu sur moi la même conséquence – un profond ennui… renforcé par une tendance du récit à se montrer bien trop bavard. Amateur de fantastique, et ayant particulièrement prisé certains récits d’Akutagawa dans ce registre qui lui plaisait bien, notamment dans Rashômon et autres contes, j’attendais beaucoup de cette longue nouvelle, mais, en définitive, c’est celle qui m’a le moins parlé – et même, autant le dire, celle qui m’a déçu, celle que je n’ai pas aimé… Le folklore nippon, qui a forcément quelque chose d’original pour un lecteur occidental (ou qui l’avait – mais je dois dire que certaines scènes m’ont évoqué les yôkai de Mizuki Shigeru, par exemple dans NonNonBâ), et de manière concomitante la tournure grotesque du récit, pouvaient jouer en sa faveur, mais son rythme et son débit ont pesé davantage dans la balance, hélas, et je me suis… ennuyé, oui.

 

Reste une dernière nouvelle, et c’est le jour et la nuit : « Automne » (Aki , 1920) est un récit très délicat, très subtil, tout en notes discrètes, qui tranche on ne peut plus avec la frénésie grotesque de « La Magicienne ». Le thème central du mariage rapproche peut-être « Automne » d’ « Un mari moderne », mais en inversant les rôles, puisque c’est cette fois une femme qui sera notre personnage point de vue, si elle est elle aussi, à sa manière, éprise d’idéal – seulement, ce récit est beaucoup plus poignant, ce qui le rapproche davantage à mes yeux des « Poupées » ; et je me demande, naïvement peut-être, si ce sentiment ne tient pas à ce que ces deux nouvelles mettent au premier plan, et dans le rôle de narratrice dans la première, des femmes ? Non que je sache bien ce qu’il faudrait en déduire, concernant aussi bien l’auteur, son pays, son époque… ou mon ressenti de lecteur. Quoi qu’il en soit, nous y voyons une femme brillante, et qui avait tout notamment pour devenir un grand écrivain, se sacrifier, en n’épousant pas l’homme qu’elle aime, un écrivain lui aussi, afin de laisser sa propre sœur, follement amoureuse, l’épouser à sa place, et en épousant quant à elle un ennuyeux banquier – cette décision fatidique ayant aussi (et peut-être même surtout ?) pour conséquence de mettre un terme à ses ambitions littéraires. L’archétype de la femme qui se sacrifie est très commun dans la culture japonaise, mais cette illustration particulière touche énormément, avec cette décision peut-être imposée par cette culture, ou tout autant par le désir d’idéal, et qui en définitive ne satisfait personne. Notons aussi que cette nouvelle dépeint par moments les milieux intellectuels de Taishô, un tableau qui vaut le détour. « Automne » est une très belle nouvelle, très émouvante.

 

À vrai dire, c’est probablement celle que j’ai préférée dans ce recueil, avec, à l’autre bout, « Les Poupées », donc. J’ai apprécié, aussi, « Un crime moderne », dans un registre très différent. « Un mari moderne » m’a laissé davantage froid, si j’ai apprécié ses descriptions, y compris morales. « La Magicienne », je suis passé totalement à côté. Le recueil, en prenant en compte ce bémol non négligeable (avec ses 80 pages, la novella occupe presque la moitié du volume auquel elle a donné son titre), m’a plu, toutefois bien moins que La Vie d’un idiot, et incomparablement moins que Rashômon. Mais je poursuivrai certainement l’expérience, probablement avec le quatrième recueil de nouvelles d’Akutagawa qu’est Jambes de cheval. À suivre, donc…

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Gunnm Last Order, vol. 1 (édition originale), de Yukito Kishiro

Publié le par Nébal

Gunnm Last Order, vol. 1 (édition originale), de Yukito Kishiro

KISHIRO Yukito, Gunnm Last Order, vol. 1 (édition originale), [Ganmu Rasuto Ôdâ 銃夢 Last Order], traduction depuis le japonais [par] David Deleule, Grenoble, Glénat, coll. Seinen manga, [2000, 2011] 2018, 334 p.

La réédition en version dite « originale » de la fameuse série Gunnm, de Kishiro Yukito, ayant été achevée, Glénat s’est lancée dans celle de sa suite controversée, Gunnm Last Order – parallèlement à la publication continue de la troisième phase de la série, Gunnm Mars Chronicles.

 

Gunnm Last Order répond à un regret de l’auteur : vers le milieu des années 1990, quelque chose qui ressemble fort à une dépression, à vue de nez, a abattu l’auteur, qui n’était plus en mesure de continuer à livrer les épisodes de sa série phare – aussi a-t-il décidé d’en précipiter la fin, bien plus tôt qu’il ne le pensait initialement : la série devait emmener Gally dans l’espace, mais cela n’était tout simplement plus envisageable dans ces conditions – Gunnm s’est donc achevée sur Terre, et les divers personnages ont connu leurs ultimes moments de manière parfois bien précoce. On a vu tout cela dans le dernier tome de la série originelle, soit le neuvième. Mais Kishiro Yukito n’était vraiment pas satisfait de cette fin improvisée et précipitée… Quelques années plus tard, au tournant du millénaire, après une expérience vidéoludique qui l’a confirmé dans cette voie, l’auteur propose de livrer la « vraie fin » de la série, projet qui tourne bientôt à la série à part entière, et finalement plus longue que la série originelle. La « fin » dans le tome 9 est invalidée : Gunnm Last Order n’en constitue pas une alternative sur le mode de l’uchronie fictionnelle, elle est, même invraisemblablement dilatée, la « vraie fin », ainsi que l’auteur le martèle sans cesse – celle qui permettra enfin à Gally d’aller dans l’espace, en quête d’elle-même.

 

Disons-le : Gunnm Last Order se paye une assez sale réputation… Les camarades qui m’en parlaient, tandis que je relisais la série initiale, étaient unanimes sur ce point – ce qui avait de quoi décourager toute tentative de lecture, hein ! Je me suis quand même lancé dans la lecture de ce premier tome, par curiosité un peu perverse sans doute, mais aussi parce que le dossier consacré à Kishiro Yukito dans le n° 8 d’Atom avançait que les premiers tomes, dans la continuité de la série originelle, étaient tout à fait honnêtes – à en croire ce dossier, les choses dégénéreraient progressivement… surtout à partir du moment où des vampires se mettraient de la partie, et j’en frémis d’avance. Je doute donc de poursuivre l’expérience bien loin, hein…

 

Tenons-nous-en donc à ce premier tome – qui « annule » donc la fin du tome 9 de Gunnm : les dernières séquences « validées » sont celles où Desty Nova, le savant fou amateur de flans qui a plus ou moins joué le rôle de Némésis pour Gally, ramasse les morceaux de la cyborg après une explosion. Les premières séquences de Gunnm Last Order alternent deux narrations : l’une voit Desty Nova, associé à un jeune scientifique prometteur autant qu’ambitieux, du nom de Jim Roscoe, reconstituer le corps de Gally – ou, plus exactement, lui en créer un autre, l’Imaginos, reposant sur des découvertes nanotechnologiques ; les motivations du savant fou sont forcément un peu nébuleuses, mais semble dominer l’idée qu’il est curieux de voir comment Gally ressuscitée changera le monde autour d’elle – ce qui s’inscrit dans ses considérations un peu fumeuses sur une science du karma… L’autre narration consiste en un flash-back, qui voit Gally, ou plus exactement Yoko, revivre une scène particulièrement traumatisante de son enfance sur Mars – car il s’agira aussi pour elle, tâche qui avait dû être abandonnée dans la série originelle, en dépit de quelques développements tardifs d’essence militaire, de découvrir véritablement qui elle est : c’est, après tout, sa principale raison de quitter la Terre.

 

Mais nous n’en sommes pas encore là : la suite voit Gally se réveiller, avec son nouveau corps, dans une Zalem en proie au chaos et à la destruction – à vrai dire, une des premières choses sur lesquelles elle tombe… n’est autre que le cadavre horriblement mutilé de Desty Nova. Maintenant, nous sommes dans un univers baignant dans le transhumanisme, hein – vous savez déjà que la mort n’a pas forcément la même signification dans ce contexte…

 

Quoi qu’il en soit, Gally découvre bientôt qu’elle se trouve sur Zalem, la cité flottante inaccessible. Et Desty Nova y a foutu le bordel, en révélant aux habitants de Zalem qu’ils n’étaient « pas totalement humains », dans la mesure où les adultes, au travers d’un rite d’initiation dont les véritables tenants et aboutissants sont tenus secrets, se voyaient remplacer le cerveau par une sorte de puce électronique. Et cette révélation, pour des raisons que je ne perçois pas très bien à titre personnel, les a rendus complètement dingues : l’utopie céleste a bientôt tourné au bain de sang… Quand Gally s’éveille, elle se retrouve bien malgré elle impliquée dans la guerre qui oppose les adultes désireux semble-t-il d’accomplir une sorte de grand suicide collectif, et les enfants et adolescents, qui ont toujours leurs cerveaux, et qui, même terrifiés par ce qui se passe autour d’eux, s’envisagent néanmoins comme « davantage humains » que les adultes. Or les enfants ont un allié de poids… en la personne de Jim Roscoe, devenu fou lui aussi et prêt à tuer tout le monde autour de lui – « juste pour voir » ; oh, tiens, un robot géant !

 

Par la force des circonstances, Gally, qui ne brille pas exactement par l’empathie, et est surtout obsédée ici par la découverte de son nouveau corps, qu'elle ne connaît pas, littéralement, Gally donc se retrouve dans le camp des enfants, mais « c’est pas sa guerre ». Ce qu’elle aimerait faire, c’est retrouver Lou – son amie (et/ou collègue/associée du temps où elle était tuned). Elle n’a plus la moindre trace de la jeune femme : l’ordinateur central de Zalem pourrait lui en apprendre davantage, encore faut-il parvenir jusque-là… et la guerre des adultes et des enfants n’est pas la seule chose à lui barrer la route : certains de ses clones, datant là encore de son passé tuned, sont parvenus sur Zalem – la plus dangereuse, qui s’est rebaptisée Sechs, est obsédée par le désir de tuer « l’originale » ; mais Desty Nova forcément ressuscité a également son mot à dire, avec deux autres clones à son service, Elf et Zwölf, en gardes du corps improbables… encore qu’il s’agisse surtout pour lui d’observer ce qui se passe plutôt que d’y participer.

 

Que penser de ce premier tome ? Le bilan est assez mitigé – ce n’est pas une purge, ça se lit plutôt bien en fait, mais il y a un certain nombre de défauts, clairement. J’évacue d’emblée ma bête noire dans les mangas de ce type : les notes de bas de page/case bourrées de pseudo-science-techno-mes-couilles teinté de mystique-mes-couilles-aussi-probablement-plus-grosses-et-qui-plus-est-velues – il y en avait un peu dans Gunnm, mais beaucoup plus ici, et aussi inutiles/pénibles/creuses/rayez-la-mention-inutile-ah-mais-y-en-a-pas que dans les horreurs type The Ghost in the Shell.

 

Les autres défauts sont probablement moins criants, mais un peu déstabilisants quand même. Parmi lesquels un dessin, qui, en l’espace de quelques années à peine après la « fausse » conclusion de Gunnm, me paraît avoir perdu en personnalité, en âme, en précision aussi parfois. On reconnaît grosso merdo la patte de Kishiro Yukito, ça reste globalement d’un bon niveau, mais… il y manque quelque chose. Notamment dans la représentation de Gally, plus fade, et le dynamisme mollasson des (nombreux) combats. Ceci étant, les autres personnages (Roscoe excepté en ce qui me concerne) bénéficient dans l’ensemble d’un character design assez soigné, tout particulièrement les trois ados qui restent tout le temps dans les pattes de Gally. J’avoue avoir un faible pour le gros connard de prof de sport moustachu, aussi… (Bon sang que cette phrase était bizarre à écrire.) Les clones sont…corrects, allez – y compris dans le fan service kawaii des jumelles girly-petits-cœurs Elf et Zwölf, qu’on avouera rigolo si un peu navrant (côté kawaii improbable, il faut d’ailleurs accorder une place particulière au flash-back martien, avec une petite Gally chibi invraisemblablement craquante dans un contexte parfaitement cauchemardesque…).

 

Et le scénario ? Du bon et du moins bon. Si la folie des Zalémites me paraît toujours aussi difficile à comprendre (ça doit être que j’ai une puce à la place du cerveau et que, comme Gally ici et plus que jamais, je ne carbure pas à l’empathie), j’ai apprécié l’atmosphère de chaos urbain de ce premier tome, oppressante, et qui rapatrie du Mad Max (déjà très présent dans Gunnm) dans un environnement artificiel cauchemardesque, qui doit aussi sans doute pas mal de choses au Néo-Tôkyô chaotique d’Akira. L’idée de cette utopie qui n’a eu besoin que de quelques heures pour se muer en un théâtre de guerre ruisselant de sang me parle pas mal. Les gags fonctionnent assez mal, par contre – et les combats cannibalisent un peu trop le récit. Mais il y a de bons moments, oui : des petites touches qui, ponctuellement, rappellent que Gunnm, même Last Order, n’est pas un manga lambda.

 

Bilan mitigé, donc – mais pas déshonorant. La qualité a un peu diminué par rapport aux derniers tomes de Gunnm, ça me paraît clair, mais à ce stade Gunnm Last Order demeure au-dessus du lot, et j’ai globalement lu ce premier tome avec un certain plaisir – je lirai donc probablement le deuxième, et on verra bien quand viendra le moment d’arrêter les frais.

 

Oh, PS important : ce premier tome se conclut sur un bonus tout ce qu’il y a de sympathique, à savoir « Hito (Le Peuple Volant) », une histoire courte réalisée par Kishiro Yukito en début de carrière. Ça ne fait pas partie de Gunnm, c’est bien antérieur à la création de Gally, et pourtant, même si le ton est autrement plus léger et même régulièrement humoristique (avec une certaine poésie par ailleurs), ça y fait beaucoup penser ! Tout spécialement, en fait, au tome 2, avec le personnage de Yugo, qui a clairement ici son premier modèle – un jeune homme obsédé par le désir de voler… Mais il y a aussi cet ange blond, aux traits remarquablement définis, qui ne veut pas voler, tiens, et un univers urbain à part, qui préfigure tantôt Zalem, tantôt Kuzutetsu, et probablement bien d’autres choses. C’est un peu brouillon parfois, probablement pas tout à fait abouti, et le dessin est clairement plus simpliste que ce que l’auteur a accompli ultérieurement, mais c’est une chouette lecture – un bonus tout à fait bienvenu !

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Kedamame, l'homme venu du chaos, t. 4, de Yukio Tamai

Publié le par Nébal

Kedamame, l'homme venu du chaos, t. 4, de Yukio Tamai

TAMAI Yukio, Kedamame, l’homme venu du chaos, t. 4, [Kedamame ケダマメ], traduction depuis le japonais [par] Thomas Lameth, Grenoble, Glénat, coll. Seinen manga, [2014] 2018, 192 p.

Kedamame, l’homme venu du chaos, suite et fin, puisque nous savions d’emblée que ce quatrième tome serait le dernier. Et il est au moins aussi surprenant que ses trois prédécesseurs : en effet, sur ce format relativement bref, Tamai Yukio a maintes fois eu l’occasion de démontrer qu’il savait jouer avec les attentes du lecteur, visant aussi bien, selon les circonstances et l’effet recherché, à les satisfaire ou bien au contraire à les déjouer. La mécanique du twist et celle du cliffhanger, régulièrement, me laissent un peu partagé, quand l’impression d’artifice est trop grande – au point parfois de l’agacement ; mais, dans le cas de Kedamame, je dois dire que je me suis montré assez client, parce que j’ai souvent été vraiment surpris : Tamai Yukio s’est montré assez malin à cet égard tout au long de son récit, par ailleurs très dense.

 

Ce qui nous amène cependant tout naturellement à nous poser cette question : quatre tomes, était-ce bien l’idéal, pour pareille histoire ? Le gros twist du tome 3 m’avait déjà amené à me poser cette question qui, à vrai dire, était lancinante, en bruit de fond, dès le premier – je me demandais si, dans le cas de cette BD, il n’y avait pas eu comme une tentative de prolonger un récit initial plus ou moins one-shot en une série, tentative qui, pour une raison ou une autre, n’aurait pas pris. Et ce questionnement demeure, arrivé au bout de ce quatrième et dernier tome… En même temps, il n’a pas forcément lieu d’être – il serait peut-être même particulièrement malvenu, à vrai dire, dans la mesure où il ne ferait guère de cas de ce que l’auteur voulait raconter aussi bien que de comment il s’y prenait…

 

Quoi qu’il en soit, ce tome 4 n’est pas avare de retournements et de surprises, comme ses prédécesseurs. Aussi, au cas où, et même si je vais essayer de demeurer un peu « abstrait », disons, ne pas raconter à proprement parler l’histoire, mettons quand même la traditionnelle balise SPOILERS

 

C’est que ce tome 4 rompt une fois de plus la structure temporelle de la série, mais d’une manière particulièrement extrême – vous me direz (encore une fois) : c’est une histoire de voyage dans le temps. Et vous aurez raison. Pourtant, l’impact de cette méthode sur la narration est d’un tout autre registre. Si l’essentiel des trois premiers tomes se passait à l’époque de Kamakura, malgré un intermède dans le futur, avec cependant une rupture brutale à la fin du tome 3 qui nous propulsait d’un seul coup en 1931, ce quatrième volume multiplie les époques, au fil de séquences assez brèves : nous concluons l’arc des années 1930, après quoi nous passons en 1945, puis en 2011 (très, très brièvement), puis en 2089 (un futur sobre, au passage, sans rien du côté apocalyptique et démesuré du « pays de l’Andemain ») – le « cycle troisième » de la série associant les épisodes de 2011 et 2089.

 

La multiplication des époques en bout de course produit l’impression d’une spirale folle, comme annonciatrice d’une certaine manière du chaos dont est issu Kedama ? On serait tenté de le lire ainsi si l’on s’en tenait au sentiment de précipitation, pouvant donner l’impression que Kedamame aurait durer plus longtemps, et ne l’a pas fait pour quelque raison que ce soit. Et… oui, c’est là que je tends à penser que ce serait une erreur, en fin de compte : cette spirale n’est au fond pas chaotique, et, même en jouant le jeu du voyage temporel, elle ne produit en fait pas de ces situations plus ou moins paradoxales où les époques s’enchâssent. Cependant, elle joue bien de l’idée de cycle (pertinente au regard du découpage de la série en trois arcs majeurs ainsi dénommés), et, là où le thème aurait pu laisser supposer que l’accent serait mis sur une narration non linéaire, l’effet final a pourtant quelque chose de linéaire, ou éventuellement (?) de circulaire – avec peut-être des considérations mystiques à la clef ; mais nous progressons bien, de Kamakura à 2089, dans une certaine continuité qui n’est interrompue que par le bref retour dans le futur chaotique, dans le tome 2.

 

L’idée serait peut-être alors plutôt celle d’une histoire qui se répète ? Oui, plus ou moins : à chacune de ces époques, Kedama est chargé de « protéger » (?) une jeune Mayu, destinée (?) à mourir bien vite, et il doit affronter d’autres « genome hackers », Sawada le poursuivant d’époque en époque – pour une raison ici explicitée… et qui me laisse un peu partagé ? De fait, je n’ai pas accroché au caractère « intime » de l’opposition entre les deux personnages, et sa résolution sous cet angle, dans l’arc de 1931, ne me convainc pas le moins du monde. En même temps, elle s’associe à un thème un tantinet complotiste qui… m’a paru bien plus intéressant, en fait : narrativement, il est certes un tantinet forcé, mais c’est… « philosophiquement » ? que je le trouve juste – dans ce qu’il révèle du « chaos » du futur : l’idée que le « mal » consistait à avoir rendu le génome humain « impur » en le mêlant à celui d’animaux, telle qu’elle avait été révélée dans le tome 2, m’avait d’emblée laissé perplexe – ici, le chaos l’emporte en définitive, mais en s’avérant étrangement positif, ou potentiellement positif en tout cas ; « Big Pharma » a fait de la merde, c'est certain et c'est peu dire, mais c’est au fond relativement secondaire sous cet angle ? Pas certes pour les « genome hackers », qui se révèlent enfin pour l’imposture qu’ils ont toujours été – vanité des vanités, je suppose...

 

Mais, dès lors, que signifient ces cycles ? Pourquoi Kedama continue-t-il, au fil des générations, d’accompagner et peut-être de protéger Mayu, ou ses divers avatars – ou sa descendance ? En définitive, Kedamame, après avoir remis en cause les jugements de valeur intempestifs motivés par les sentiments réflexes de « chaos » et d’ « impureté », s’en prend à une autre notion pénible, et qui imprégnait de manière ambiguë la série dès le premier tome : celle de destin. Là où, depuis Kamakura, Mayu, et le monde autour d’elle (en 1945, nous sommes en plein bombardement de Tôkyô… et la date du 11 mars 2011 renvoie au terrible tsunami qui a frappé le Tôhoku et abouti entres autres drames à la catastrophe de Fukushima), étaient en position d’infériorité, créatures fragiles et condamnées, vouées à subir une menace extérieure démesurée, le don de Kedama aux avatars ultérieurs de Mayu consiste en la possibilité du choix – ce qui implique aussi pour lui, pour notre héros… de demeurer en retrait, en fait. Certes, il lui faut parfois flanquer une torgnole à un monstre tel que lui à tel ou tel moment, mais au fond la question a été réglée en 1931 – Kedama est pourtant toujours là, mais, quand il apparaît, ça n’est que pour prononcer quelques mots, rien de plus ; il ne force pas, il laisse un choix – au plus fait-il prendre conscience que le choix existe, ce qui n’est pas rien, certes. C’est assez surprenant, et assez bien vu.

 

Même si je dois avouer qu’à titre personnel certains à-côtés de ce discours m’ont moins plu – la mort et notamment le suicide sont de la partie, ce sont toujours des sujets chatouilleux pour moi, aussi le ton lumineux qui accompagne leur rejet m’est-il un peu désagréable, et mieux vaut sans doute ne pas en dire davantage…

 

Étrange, ce tome 4. En définitive convaincant, je suppose, mais ce ressenti n’est probablement pas aussi instinctif et résolu, sans l’ombre d'un doute, que pour les volumes précédents. Cela dit, mes volumes préférés sont clairement le premier et le troisième – celui-ci, comme le deuxième, m’a paru un peu plus inégal. En fait, comme dit plus haut, la conclusion de l’arc de 1931, du moins en ce qui concerne directement Kedama et Sawada, m’a déçu – une baston lourde et bavarde, sans grand intérêt (y compris au plan graphique, d'ailleurs) ; le rapport de Mayu à cet affrontement est plus intéressant, mais cela a ses limites. Par contre, la suite des opérations, où l’action est bien plus en retrait, m’a paru autrement satisfaisante et bien pensée – j’en ai aimé par ailleurs l’ambiance : sobre, pas de délire futuriste, 2089 pourrait être 2019, et au fond c’est ça qui est déprimant – avec un côté un peu sordide et cru, aussi, qui déstabilise mais n’est probablement pas vain.

 

Bilan de la série dans son ensemble ? Positif. Nous ne parlons pas là d’un chef-d’œuvre impérissable, d’une merveille à lire à tout prix, certainement pas. Reste que ce seinen est bien au-dessus du lot en ce qui me concerne. Tamai Yukio, dont c’est la première BD traduite en français, y fait preuve d'un talent certain de conteur, et convainc le plus souvent dans ce style très dense et saturé de twists, mais de twists qui, c’est incroyable, fonctionnent et généralement ont un sens ; c’est un dessinateur doué, aussi, avec un style sans doute assez académique, mais plus que compétent, et bien au-dessus du minimum syndical. Kedamame n’est pas sans défauts, et peut laisser perplexe, assez régulièrement, mais j’ai bien aimé le voyage.

 

Ce que je suis incapable de dire, maintenant, c’est s’il aurait fallu d’autres volumes ? Non, « fallu » n’est pas le bon mot – avec certains doutes quant à la part de volonté dans tout ça, qui demeurent, je crois en définitive que la série se tient en quatre tomes ; mais, oui, j’ai bien aimé le voyage, et c’est à cet égard que j’aurais probablement apprécié qu’il se prolonge un peu... En même temps, cela nous a peut-être prémuni contre cette fâcheuse tendance, et si commune, des séries qui se prolongent trop, jusqu’à se perdre… Et j’en ai chroniqué quelques-unes. Bilan positif, donc – et, si d’autres œuvres de Tamai Yukio devaient être traduites, j’y jetterais au moins un œil curieux (et probablement deux tant qu’à faire).

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La Pierre et le sabre, d'Eiji Yoshikawa

Publié le par Nébal

La Pierre et le sabre, d'Eiji Yoshikawa

YOSHIKAWA Eiji, La Pierre et le sabre, [Musashi 武蔵], avant-propos par Edwin O. Reischauer, traduction du japonais par Léo Dilé, Paris, Balland – J’ai lu, [1935-1939, 1971, 1981, 1983, 1999] 2015, 856 p.

Hasards du calendrier : pour ma dernière chronique de 2018, il n’est pas exclu que je vous cause du roman que j’ai le plus adoré cette année – un livre dont je repoussais depuis bien trop longtemps la lecture en raison de son volume intimidant, et qui s’est avéré, comme on me le disait de toutes parts, un sommet dans son genre, le roman-feuilleton historique avec des samouraïs dedans.

 

Il me faut pourtant préciser d’emblée que La Pierre et le sabre est en fait quelque chose comme un « demi-roman » : le roman originel, sobrement titré Musashi, est extrêmement long, et a été scindé en français dans une édition en deux tomes (qui énervera sans doute un peu moins que les découpages, au hasard, du « Trône de Fer » par Pygmalion, tant le volume est effectivement conséquent) – le premier est donc La Pierre et le sabre, qui pèse dans les 860 pages, et le second La Parfaite Lumière, dans les 700 pages avec une police un peu moins riquiqui : Musashi, c’est l’ensemble (il existe au moins une édition en un seul volume, mais manier le pavé revient probablement à faire un exercice de musculation à chaque séance de lecture). Au début, j’envisageais du coup de faire une chronique commune des deux volumes français, mais, de crainte de trop repousser, j’ai finalement choisi de chroniquer chaque tome séparément.

 

Adonc, un roman-feuilleton, publié dans le fameux journal Asahi Shinbun entre 1935 et 1939 – et un feuilleton au succès colossal, d’abord au Japon comme de juste, puis dans le reste du monde, le roman s'étant vendu à des dizaines de millions d'exemplaires. L’auteur, Yoshikawa Eiji (1892-1962), à la carrière prolifique, prisait par-dessus tout les récits anciens et notamment épiques, de la tradition japonaise (il a livré « sa » version du Dit des Heiké), mais aussi chinoise, avec pour modèle, qui ressort particulièrement ici, les grands romans-fleuves du type Au bord de l’eau.

 

Avec Musashi, il livre une biographie romancée (très romancée…) d’un fameux personnage de l’histoire japonaise, à savoir Miyamoto Musashi (1584-1645), présenté comme le plus grand sabreur de tous les temps, celui qui n’a jamais perdu un duel, et par ailleurs l'auteur du fameux Traité des Cinq Roues, que j’avais chroniqué sur ce blog il y a quelque temps de cela (parce que s’y référer peut se montrer utile, j’ai complété cette vieille chronique par une vidéo, au cas où). Un sujet épique pour un livre épique, mais qui a bien d’autres choses à offrir également…

 

Résumer une histoire aussi colossale s’annonce compliqué, sinon vain : Musashi est un roman-feuilleton, avec de très nombreux personnages, de très nombreux décors (on navigue dans tout Honshû, à la campagne comme dans les grandes villes, Kyôto, Ôsaka dont la fortune est encore assez récente, Edo qui commence tout juste à émerger des marécages), au fil d’un récit qui s’étend sur des années (au début du XVIe siècle, et donc de l’ère Edo) ; les personnages, tous autant qu’ils sont, sont emportés dans une ronde infernale, ils se poursuivent, ils se fuient, ils se croisent par hasard, ils parviennent à se manquer quand tout les incitait à se trouver… Le destin et le hasard alternent leur domination sur les événements, et les quiproquos sont de la partie, de même que les rumeurs qui, très souvent, les fondent. Dans ces conditions, résumer La Pierre et le sabre n’aurait en fait pas de sens.

 

Donnons seulement quelques grandes lignes. Le livre s’ouvre sur une scène qui a tout du traumatisme : au lendemain de la bataille de Sekigahara (20-21 octobre 1600), qui a vu l’armée de l’est emmenée par Tokugawa Ieyasu triompher de ses ennemis et lui assurer le shogunat, une des batailles les plus importantes de l’histoire du Japon, deux jeunes gens s’éveillent au milieu des cadavres – l’arrogant Takezô, et son compère hautement influençable Matahachi ; deux imbéciles bouseux jouant aux samouraïs, qui pensaient que participer à la bataille leur procurerait immanquablement la gloire et un office bien rémunéré auprès d’un daimyô… Cela n’a pas été le cas – d’autant qu’ils ont combattu pour le mauvais camp.

 

Revenir au pays, dans ces conditions, est problématique – il faut dire que le volage Matahachi a été séduit par le frais minois d’Akemi, une jeune femme dépouillant les cadavres, et qui remplacera utilement dans son cœur la naïve Otsû qu’il était supposé épouser au village. Aussi, quand Takezô rentre à Miyamoto, seul, et pourchassé par les sbires des Tokugawa, il rencontre bien vite un autre problème de taille : Osugi, la mère de Matahachi, est convaincue que son fils est mort à cause de Takezô – et elle associe bientôt au jeune criminel une complice de choix, Otsû, qui était supposée devenir sa bru… mais qui serait un peu trop compatissante envers Takezô ?

 

Débute le jeu du chat et de la souris – qui se poursuivra donc tout au long du roman. Mais cette première étape est assez rapidement conclue, en somme : Takezô ne coupe pas au châtiment, mais le bonze zen Takuan fait en sorte qu’il en tire d’utiles leçons – et c’est ainsi que, supplicié puis enfermé dans un château, le jeune homme décidera de changer de vie : il lira, beaucoup, et il pratiquera l’escrime – il fera sienne la voie du sabre, et deviendra le meilleur dans son art. Un tel changement de vie justifie bien un changement de nom : lisant les kanjis de son prénom à la chinoise, Takezô devient Musashi – et il prend la route, bien décidé, non pas à se mettre à l’école des plus grands maîtres d’escrime du temps, mais à les affronter tous, où qu’ils se trouvent à travers le Japon, et à les vaincre.

 

Cependant, Musashi n’est pas le seul à prendre la route. La douce Otsû fait de même, qui doit bien admettre qu’elle est amoureuse de ce garçon autrefois si détestable, et qui le piste, alors même qu’il la fuit terrorisé. Osugi également, qui hait Musashi et Otsû de toutes ses forces, dans un délire paranoïaque de mère plus qu’envahissante, un tourbillon qui bat la campagne l’arme en main afin de réclamer justice pour le sort de son fils, se répandant partout en calomnies sur le compte de Musashi et de l’infidèle Otsû. Or Matahachi est toujours vivant, si dans un état lamentable, et navigue lui aussi au gré des événements à travers tout le pays, figure tragique de la déchéance, et en même temps bouffon plus qu’à son tour… Akemi aussi voyage beaucoup, et sa mère Okô – tout aussi infréquentable. Takuan également, à l’autre bout du spectre de la vertu, encore qu’à sa manière si… déconcertante : un kôan fait homme !

 

Puis il y a ceux que l’on croise en route : par exemple, l’enfant infernal Jôtarô, qui veut devenir samouraï. Mais aussi un rival de taille pour Musashi, un autre jeune sabreur, du nom de Sasaki Kojirô – porteur d’une épée démesurée, créateur de son propre style, et assurément arrogant, mais plus qu’assez compétent pour s’autoriser ces vantardises… Et, sur la route, il y a tout le Japon : paysans miséreux, bourgeois à la morale douteuse, prostituées par dizaines, rônins qui sont avant tout brigands, et quantité de samouraïs de premier ou surtout de second ordre, fils de sans l'aura de leurs ancêtres et membres d’autant d’écoles qui ne sauraient tolérer que ce Musashi humilie ainsi leurs enseignements et leurs personnes…

 

Au fil du récit, tous ces personnages occupent tour à tour le premier plan : Musashi a beau donner son nom au roman, on ne l’abandonne pas moins pendant des dizaines de pages, çà et là – il est un héros, mais Otsû aussi, et Osugi à sa manière, ou même Matahachi ou Sasaki Kojirô, ou les samouraïs défiés par Musashi…

 

La Pierre et le sabre est un roman-feuilleton – et un modèle dans son genre. Il bénéficie d’un souffle épique remarquable, et abonde en rebondissements, parfois très tordus, mais toujours savoureux, toujours palpitants, d’autant que l’auteur, assez pince-sans-rire parfois, joue avec ses personnages comme avec ses lecteurs : il y a une certaine complicité ludique dans le déroulement de cette trame très complexe, qui prend sans cesse le lecteur à partie, et c’est tellement bon de se faire ainsi balader…

 

De fait, et ç’a été pour moi une sacrée surprise, je ne m’y attendais pas spécialement au regard du très digne sujet du roman, et de son caractère épique qui plus est, La Pierre et le sabre est aussi un récit très drôle ! Il abonde en scènes comiques, dont certaines sont proprement hilarantes, dans des registres très divers – cela va des reparties spirituelles mais parfois sacrément incongrues, en apparence du moins, de Takuan, aux quiproquos quelque peu bouffons impliquant Matahachi et Sasaki Kojirô, en passant par le très amusant autant que délicieusement insupportable personnage d’Osugi, furie et belle-mère toute japonaise, jamais à court de reproches à l'encontre du monde entier, ou par le naturel irrévérencieux de la petite teigne Jôtarô, qui assène ses quatre vérités à des adultes ébahis de tant d’insolence. Et, bien sûr, il faut y ajouter tous ces samouraïs qui n’ont que l’honneur à la bouche, quand leur conduite est tout sauf honorable : leurs ridicules, et il y en a, sont impitoyablement raillés par Yoshikawa Eiji – parfois simplement en les confrontant à un Musashi naïf et qui ne comprend pas bien ce qui se passe autour de lui… Oui, c’est un roman palpitant, mais aussi très drôle !

 

Mais il a un autre atout dans son personnage principal, bien sûr – et qui, là encore, peut surprendre ? C’est que, dans cet itinéraire martial autant que spirituel qui fonde et justifie le roman, Musashi n’a pas toujours le beau rôle, loin de là. Ce n’est certainement pas un héros monolithique, par essence parfait : c’est bien au contraire un homme éveillé à son imperfection et qui souhaite y remédier – sa dévotion à la voie du sabre n’est pas seulement de l’ordre de la performance martiale, elle est en même temps essentiellement éthique. Cependant, en chemin, il ne se montre pas toujours très sympathique… et parfois, il a même quelque chose de foncièrement repoussant. Takezô, initialement, n’a à vrai dire rien d’un héros : c’est une petite brute, un adolescent porté à tyranniser ceux de son village, au seul argument de sa force supérieure – et il n’est pas très malin, à vrai dire, ainsi qu’en témoigne son idée absurde d’aller chercher de la gloire à Sekigahara, avec les conséquences que l’on sait. Si Osugi en fait trop quand il retourne à Miyamoto, et qu'elle s’en prend à lui pour de mauvaises raisons, pour des fantasmes totalement infondés, on comprend sans peine qu’il est d’autant plus aisé pour les villageois de le haïr qu’il a tout fait pour cela dans les années précédant le drame – Otsû, qui tombe pourtant amoureuse du jeune homme, parce qu’elle sent un changement en lui, et peut-être aussi parce que Takuan est là pour, à sa manière si étrange, faire en sorte que les deux jeunes gens s’améliorent, Otsû donc ne fait pas mystère qu’elle détestait initialement Takezô, pour avoir fait plus qu’à son tour, petite fille, les frais de sa brutalité. Certes, Takezô devenu Musashi a changé : son châtiment lui a été bénéfique, et il entend dès lors se montrer vertueux – il devient, progressivement, un héros. Mais c’est bien cette idée de devenir qui compte : Musashi est imparfait, et entend se perfectionner – ce qui va bien au-delà du seul art du sabre. En matière d’escrime, il apprend assez vite de ses erreurs – mais il y a toutes celles d’un autre ordre, et elles sont nombreuses, que ce personnage… un peu psychopathe, parfois, car cela va au-delà de la naïveté à ce stade, a du mal à seulement entrevoir. Lors d’une scène incroyablement épique vers la fin du volume, durant laquelle Musashi se bat seul contre des dizaines de samouraïs furieux, nous le voyons tuer (parmi tant d'autres, et délibérément) un enfant incapable de se battre véritablement, et ne pas être en mesure de comprendre que ce qu’il a fait était « mal » ! De même quand il « réalise » qu’Otsû ne le laisse pas indifférent, après tout… À vrai dire, toujours quelque peu arrogant, même s’il est sur la bonne voie, Musashi n’est pas totalement étranger aux ridicules de ses adversaires obsédés par l’honneur de leur école. Enfin, Musashi, si brave quand il se confronte à des sabreurs… est d’une incroyable lâcheté et puérilité quand il s’agit pour lui de faire face aux plus redoutables des adversaires : les femmes ! Otsû comme Osugi ou Akemi… Et cela participe de la dimension comique du roman, d’ailleurs !

 

Mais La Pierre et le sabre est bien un roman épique, et d’aventure – de cape et d’épée, dirait-on par chez nous ; de kimono et de sabre, quoi. Et dans ce registre également, bien sûr, Yoshikawa Eiji fait des merveilles. Son art consommé de la narration passe aussi par la mise en scène de faits d’armes stupéfiants, racontés avec un brio impressionnant. Moi qui, souvent, peine un peu devant les scènes de combat interminables (j’aime bien Robert E. Howard, mais il m’a infligé quelques suées dans ce domaine), j’ai toujours été emballé, ici, par les nombreux affrontements auxquels prend part Musashi tout au long de ces 850 pages environ – et il y en a, même s'il n'y a pas que de ça non plus, loin de là : en fait, les batailles peuvent être séparées par des dizaines voire des centaines de pages pas moins stimulantes et palpitantes, avec des dialogues virtuoses et des situations savoureuses. Mais, quand il y en a... C’est puissant, époustouflant, cela devrait parfois être grotesque, comme la bataille ahurissante mentionnée précédemment, qui aurait été à sa place dans un Baby Cart, et pourtant c’est toujours juste ; en même temps, l’humour comme la figure du rônin pouilleux mais habile, chez Musashi comme chez certains de ses ennemis, anticipe peut-être plutôt Yôjimbô, tandis qu’en fait de Baby Cart la dimension spirituelle du récit, même sur un ton moins cruel, évoque peut-être davantage les plus belles réussites de Lone Wolf and Cub. Quoi qu’il en soit, c’est parfait dans son genre.

 

Un dernier mot, enfin, sur la dimension spirituelle de cette épopée : elle est remarquablement adéquate. Ce contenu est toujours là, sous-jacent, mais jamais démonstratif, et en tout cas jamais sentencieux : l’itinéraire spirituel de Musashi est palpable, mais avec une certaine subtilité, et Yoshikawa Eiji ne donne pas dans la pseudo-sagesse si fréquente dans ce registre, et qui rend, pour en rester au Japon mais cela va bien au-delà, certains mangas comme certains films de sabre ou de yakuzas pénibles à force de mystique à dix yens, a fortiori quand elle est associée à des postures badass sous la pluie, etc. On devine pourtant, derrière chaque bataille, le Traité des Cinq Roues en train de s’inscrire, dans l’étude, l’expérimentation et la méditation, mais jamais cela ne se montre lourdement démonstratif et pédant.

 

C’est toujours essentiellement naturel – ou faussement naturel, sans doute. Ce qui caractérise aussi le style de ce roman, très fluide, un régal de simplicité apparente, qui ressort bien dans le texte français : la traduction de Léo Dilé me paraît très bonne à cet égard, si elle a peut-être un peu vieilli à l’occasion dans la manière d’exprimer certaines références à la culture japonaise, moins connue en France à l'époque, peut-être.

 

Oui, La Pierre et le sabre est un modèle de roman-feuilleton – un chef-d’œuvre dans ce registre, et probablement le roman qui m’a le plus enthousiasmé durant toute cette année 2018. À la hauteur de sa réputation, chaudement recommandé.

 

Et à un de ces jours pour la suite et fin, La Parfaite Lumière

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L'Île errante, vol. 1 et 2, de Kenji Tsuruta

Publié le par Nébal

L'Île errante, vol. 1 et 2, de Kenji Tsuruta
L'Île errante, vol. 1 et 2, de Kenji Tsuruta

TSURUTA Kenji, L’Île errante, vol. 1, [Bouken erekite tou 冒険エレキテ島], traduction [du japonais par] Géraldine Oudin, [s.l.], Ki-oon, coll. Latitudes, [2011] 2017, 192 p.

L'Île errante, vol. 1 et 2, de Kenji Tsuruta

TSURUTA Kenji, L’Île errante, vol. 2, [Bouken erekite tou 冒険エレキテ島], traduction [du japonais par] Géraldine Oudin, [s.l.], Ki-oon, coll. Latitudes, [2017] 2018, 192 p.

J’ai découvert le travail du mangaka Tsuruta Kenji cette année, avec sa splendide adaptation de la nouvelle de Kajio Shinji Souvenirs d’Emanon – clairement MA lecture BD de cette année 2018, le coup de cœur puisqu'il en faut bien de temps en temps quand on tient un blog. L’expérience a été prolongée plus récemment avec Errances d’Emanon, un « tome 2 » dont je n’espérais pas la publication de si tôt, et qui, s’il m’a moins bouleversé que son prédécesseur, effet de la découverte sans doute, m’a néanmoins enchanté. J’avais très envie, dès lors, de lire d’autres œuvres de cet auteur notoirement peu prolifique et qui aime à prendre son temps – mon dévolu s’est porté sur L’Île errante, le premier titre de Tsuruta à avoir été publié dans la très belle collection « Latitudes » des éditions Ki-oon, dont le grand format, ici comme avec Emanon, sert au mieux son trait à la fois précis et délicat (sauf erreur, en dehors de ces publications chez Ki-oon, seuls deux autres titres de l’auteur ont été publiés en France, et il y a quelque temps déjà, chez Casterman).

 

C’est une BD assez étrange dans sa conception. Six années, au Japon, ont séparé le premier tome du deuxième – et si ce dernier se conclut sur un « À suivre... » prometteur, nul tome 3 n’y est paru à ce jour. À vrai dire, il n’est pas certain que cette BD ait été conçue d’emblée par l’auteur comme une série – le tome 1 pourrait sans doute être envisagé comme un one-shot ; sa fin ouverte ne résout comme de juste rien, mais, au plan symbolique, même en frustrant quelque peu le lecteur, elle se tenait toute seule. Et le tome 2, s’il reprend les affaires dans la suite immédiate de ces dernières planches par ailleurs très fortes, adopte un mode narratif assez différent, ou, peut-être plus exactement, reprend celui du tome 1 mais en le poussant vraiment à l’extrême : c’est une narration très relâchée, peu ou prou dénuée de texte à ce stade, une narration donc presque purement graphique, certes pas dénuée de scénario pour autant (même si on a pu lire cette critique çà et là). Dans son interview dans Atom, que j’avais lue très peu de temps avant de faire l’acquisition de Souvenirs d’Emanon, l’auteur confessait volontiers qu’il était attiré par cette idée d’une narration purement graphique – et l’évolution formelle du récit entre ces deux tomes à ce jour de L’Île errante en témoigne assurément. Et avec brio.

 

L’Île errante met en scène une héroïne à peu près aussi craquante et adorable qu’Emanon – ce qui va bien au-delà de sa plastique, même si cette jeune fille très « au naturel » passe les trois quarts de son temps en maillot de bain (sans jamais que cela ne donne une impression de racolage en ce qui me concerne) : Mikura Amelia est aventureuse, volontaire, délicieusement têtue, drôle aussi… Un très beau personnage de forte tête, qui a quelque chose d’irrésistiblement vivant, ce qui la place bel et bien dans la filiation d’Emanon (Souvenirs d’Emanon est antérieure de trois ans à L’Île errante).

 

Il faut dire que Mikura mène une vie très particulière, et qui a quelque chose de fascinant, même si elle-même l’envisage peut-être différemment, car c’est après tout son quotidien : elle est pilote d’hydravion, et fait la liaison (postale notamment) entre la préfecture de Tôkyô et des archipels éloignés dans le Pacifique – au moins jusqu'aux îles d’Ogasawara (à 900 km au sud de Honshû environ). Elle a été élevée dans ce contexte peu banal, et en a fait sa vie, dans la continuité de son grand-père adoré.

 

Las, celui-ci décède… et Mikura effondrée, héritant de son logis et de ses papiers, découvre que son grand-père, et quelques-uns de ses proches (dont un professeur de Mikura quand elle était au collège, et dont elle était éperdument amoureuse…), que son grand-père donc était obsédé par « Electriciteit », une île du Pacifique ne figurant sur aucune carte… Et pour cause ! Une petite enquête révèle à Mikura que cette île fait l’objet de nombreuses rumeurs, même si par essence de seconde main – et ce serait… une île errante, se promenant dans le Pacifique ? Selon un cycle peut-être ? Les rumeurs prétendent qu’elle apparaît aussi soudainement qu’elle disparaît…

 

Mikura prend très vite cette histoire au sérieux – son amour pour son grand-père l’y incite. Or elle trouve dans les papiers de ce dernier un mystérieux colis, destiné à une certaine « Mme Amelia », avec pour seule adresse « Electriciteit, océan Pacifique » ; ce qui est un peu vague, certes… mais constitue un bon prétexte pour traquer l’île errante, dans les pas du grand-père ! Au point où cette quête virera à l’obsession…

 

À parcourir ce pitch, ça ne vous aura pas échappé : héroïne obstinée, avions et même hydravions, quête d’un lieu mythique intemporel et mouvant… On pense très fort à Miyazaki Hayao, notamment à Porco Rosso ou Le Château dans le ciel, mais aussi éventuellement d’autres titres, et, si ça n’est peut-être pas la référence la plus évidente ici, je serais tenté de mettre en avant Le Vent se lève – pour les avions comme pour l’obstination obsessionnelle…

 

De fait, l’originalité n’est probablement pas le point fort de L’Île errante – et ça n’est d’aucune importance, car cette BD a bien d’autres choses à offrir, qui compensent sans peine ce petit bémol global.

 

Et d’abord un dessin absolument parfait. L’Île errante régale les yeux au moins autant que Souvenirs d’Emanon et Errances d’Emanon – peut-être plus encore, en fait, car l’histoire s’y prête davantage, en matière de décors notamment : cet hydravion dans le vide du ciel comme de l’océan, les petits villages de pêcheurs sur les îles reculées du Pacifique, l’étonnante et mythique Electriciteit bien sûr, avec son quelque chose d’étrangement européen si loin de l’Europe… Et les personnages qui parcourent ces décors ? Il y en a somme toute peu derrière Mikura et son chat Endeavour le bien nommé – qu’importe, notre héroïne y suffit, qui est décidément parfaite, et dotée d’une forte personnalité qui ressort dans son dessin.

 

C’est que le dessin est ici plus que jamais une composante essentielle de la narration, et, à cet égard, Tsuruta fait vraiment des merveilles – ses grandes cases (incluant nombre de planches entières voire de doubles pages), très souvent silencieuses, obéissent à un découpage très sage, mais l’auteur fait preuve d’un impressionnant sens de la transition, proprement cinématographique : la narration, avec lui, peut effectivement se passer de texte, dès l’instant que le lecteur joue le jeu – en prenant le temps de s’arrêter sur chaque page, pour faire honneur au travail de l’artiste. C’est que ce découpage, comme au cinéma, et d’une manière qui n’est pas toujours si marquée en BD ai-je l’impression, induit véritablement un certain rythme – assez posé, éventuellement contemplatif dit-on, comme une balade attentive en compagnie de Mikura, que ce soit dans les cieux, dans l’océan, ou dans les ruelles escarpées d’Electriciteit. Vraiment un travail extraordinaire de la part de Tsuruta Kenji…

 

Cette approche a sans doute sa contrepartie : si le tome 1 se tient très bien tout seul, et est peu ou prou irréprochable, le deuxième, à mettre tellement l’accent sur cette narration graphique selon un rythme très posé, peut avoir quelque chose de frustrant pour le lecteur, indéniablement : arrivé à la dernière page, on peut très légitimement avoir le sentiment qu’il ne s’est pas passé grand-chose – et le « À suivre... » en bas de la dernière page peut avoir quelque chose d’un peu cruellement ironique… a fortiori s’il s’agit d’attendre encore six ans pour prolonger ne serait-ce qu'un chouia la balade de Mikura dans les rues d’Electriciteit.

 

En l’état, la balade est belle. Le premier volume est vraiment excellent – si je le place un peu en dessous de Souvenirs d’Emanon, c’est parce que cette dernière BD m’a vraiment fait l’effet d’un chef-d’œuvre. La réussite du tome 2 est davantage à débattre : si le dessin est toujours aussi exceptionnel, et ce choix narratif intéressant, on peut cependant se montrer réservé quant à la progression de l’histoire – si histoire il y a véritablement. Mais je n’en regrette certainement pas la lecture !

 

J’ai hâte de lire d’autres choses de Tsuruta Kenji – cet auteur, oui, est vraiment ma découverte BD de cette année. Mais je n’ai aucune idée du temps qu’il nous faudra attendre pour un troisième Emanon, ou pour un troisième tome de L’Île errante. Peut-être faudra-t-il que je me retourne sur ses œuvres plus anciennes ? On verra...

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Amatka, de Karin Tidbeck

Publié le par Nébal

Amatka, de Karin Tidbeck

TIDBECK (Karin), Amatka, [Amatka], roman traduit de l’anglais et du suédois par luvan, [Paris], La Volte, [2012, 2017] 2018, 217 p.

Karin Tidbeck est une autrice suédoise dont nous ne savons pas grand-chose en France. Si elle livre essentiellement des nouvelles, dans un registre généralement qualifié de weird, elle a cependant écrit ce roman, Amatka, en suédois en 2012, avant de le traduire elle-même en anglais en 2017 (d’où cette étrange mention concernant la traduction, car la camarade luvan s’est référée aux deux versions).

 

Amatka, c’est une colonie – une des quatre qui demeurent (il y en avait cinq, on évite d’en parler). Où se trouve cette colonie ? À vrai dire, nous n’en savons rien. Ce pourrait être sur Terre – mais on en doute un peu. Les colons sont venus d’un « ancien monde », mais l’expression est ambiguë, qui pourrait avoir des implications temporelles comme spatiales, voire les deux à la fois. Je me figurais quelque portail... Quoi qu’il en soit, ce monde inconnu est hostile – surtout en ce qu’il est vide et froid. Les animaux n’ont pas suivi les colons, pour quelque raison que ce soit.

 

La société des pionniers est au diapason de cette menace froide et vide, lourde de connotations d’immobilisme et d’inéluctabilité. C’est un régime communiste dans lequel l’individu n’est d’aucun poids face aux intérêts supérieurs du collectif. Le Comité, qui dirige les pionniers, sait mieux qu’eux ce qui leur est profitable, et gère la vie des administrés dans une optique totalitaire. Tout dépend des choix du Comité, et implique un archivage qui aurait donné la nausée à un Joseph K. Les attributions et occupations de chacun sont décidées à sa place, l'habitat est nécessairement collectif, les enfants sont élevés en commun loin de leur parents, les loisirs sont obligatoires et ritualisés. La dissidence (qui est souvent simple curiosité ou vague malaise) est traquée et punie par la lobotomie (ce ne sont pas des barbares, ils ne tuent pas les opposants…), et l’autocritique est prisée, éventuellement dans des séances collectives nous ramenant aux meilleurs souvenirs de la Révolution Culturelle.

 

Ce qui convient très bien aux colons, qui n’ont de toute façon jamais rien connu d’autre. Et ne souhaitent rien connaître d’autre, pour l’essentiel. Le monde des pionniers est celui d’un conservatisme fainéant, par défaut, monolithique – le changement n’est pas une option, trop inconfortable, trop incertain. Il y en a, cependant, comme notre héroïne Vanja de Brilar Essre Deux, envoyée à Amatka pour réaliser une enquête sur les pratiques, besoins et attentes des colons en matière d’hygiène (un boulot sacrément excitant), il y en a donc qui, sans trop savoir comment ni pourquoi, développent bien malgré eux le sentiment que « ça ne va pas », que « quelque chose ne va pas ». Une pente fatale, comme de juste – mais la frustration de ces quasi-dissidents les amène cependant à prendre des risques pour identifier leurs « semblables ». Avec de fortes probabilités que tout cela s’achève par une froide et dépassionnée lobotomie, garantie nécessaire de la perpétuation des intérêts supérieur du collectif.

 

À première vue, Amatka pourrait être une énième dystopie, et, de fait, les références ouvertes à 1984, notamment, ne manquent pas – on est tenté aussi, à tort ou à raison, de supposer une parenté avec la compatriote Karin Boye et sa Kallocaïne, antérieure. Cependant, ce roman assez bref parvient en définitive à se singulariser en raison de son ambiance remarquable, où d’une certaine manière le vide est aussi palpable que le froid, et où le poids de l’immobilisme des colons pèse sur la cage thoracique du lecteur au point de l’étouffer. Mais il se distingue également en mêlant à son propos dystopique un élément plus… étrange, et qui en même temps dispose de sa propre charge de réflexion politique, avec des implications qu’à tout prendre on devrait qualifier de vertigineuses.

 

En effet, dans le monde des pionniers, la réalité même, au sens le plus strict, l’existence des choses, s’avère pour une raison ou une autre instable. Si on ne rappelle pas aux objets qu’ils existent, je suppose qu’on pourrait le dire ainsi, alors ces objets sont menacés et, à terme, disparaissent purement et simplement. C’est pourquoi, sur un stylo, on écrit « stylo ». Ce marquage est plus souvent encore verbal : quand on entre dans une pièce, on énumère ce qui s’y trouve. Chaise. Table. Assiette. Etc. Mais cela va au-delà des petits objets du quotidien : on marque tout autant les bâtiments. Et peut-être les colons, d’une certaine manière, avec leurs identités descriptives à rallonge ? Eux ne semblent pas voués à disparaître, à se décomposer en un substrat gris et informe – celui au fond des champignons qui constituent leur seule pitance (je salue le camarade Gromovar parlant de « mycommunisme »). La disparition des colons est autrement prosaïque, et navrante de banalité : la mort ou la lobotomie. Mais tous les objets autour d’eux doivent être marqués sous peine d’anéantissement.

 

Pourtant, cette hantise des colons, dont l’environnement même est ainsi éphémère quand tout leur fait priser la perpétuation immobiliste (la notion même de « conservatisme » prend un sens très concret dans les colonies), cette préoccupation permanente révèle en même temps qu’ils disposent d’un certain pouvoir. En nommant, ils perpétuent – mais cela a ses corollaires : le choix de ne pas nommer décide de la disparition ; et le fait de nommer autre chose, ou autrement… permettrait en définitive le changement. Si la science-fiction est bien, comme on a pu le dire (ici, éventuellement), affaire de réification des métaphores, Amatka en livre une illustration des plus pertinente. En outre, le roman de Karin Tidbeck pervertit peut-être ainsi son modèle orwellien ? La novlangue de 1984 est demeurée à ce jour l’exemple même de l’accaparement du langage par l’autorité, découlant de la prise de conscience de ce qu’il est par essence politique : contrôler le langage, c’est contrôler ceux qui l’emploient – doubleplusbon pour le Grand-Frère. C’est aussi, dans la perspective éventuellement de l’hypothèse de Sapir-Whorf (je vous renvoie à l’excellent Comment parler à un alien ? de Frédéric Landragin), affecter directement la manière de penser, ou l’intelligence, des locuteurs. Tout ceci ressort à sa manière du roman de Karin Tidbeck, mais, en « chosifiant » plus que jamais le langage, en poussant à l’extrême l’idée que nommer fait exister, et que ne pas nommer fait disparaître, elle exprime, même à mots cachés (si l’on ose dire), le potentiel subversif du langage.

 

Un potentiel qui, par ailleurs, dépasse le seul champ verbal : le marquage, encore une fois, passe aussi par l’écriture – un stylo est un stylo parce qu’on écrit « stylo » dessus. Que dire alors d'un livre ? L’acte même d’écrire participe de cette perspective presque ésotérique des « mots de pouvoir ». La poésie unit Vanja de Brilar Essre Deux et le bibliothécaire, comme un secret jalousement partagé – même cette poésie en apparence sous contrôle, qui, dans son idéologie industrielle, a quelque chose des plus navrantes réalisations façon « réalisme socialiste », et en tant que telle n’aurait pas déparé dans un roman d’Antoine Volodine ou de ses avatars post-exotiques (Maria Soudaïeva, au hasard). Pourtant, ce n’est là qu’une façade : la poétesse, derrière ses odes aux installations agricoles d’Amatka, pesait mieux que quiconque le pouvoir destructeur et créateur des mots – leur faculté toujours ouverte de subversion. Mieux que quiconque… Peut-être pas mieux que le Comité, certes, qui valorise toujours plus les seuls mots froids du marquage – le papier manque, le bon papier comme celui de champignon : les poèmes peuvent bien disparaître pour que se maintienne, dans une absurdité archivistique, un monde terne qui n’a pas d’autre raison d’être que la perpétuation fainéante et triste de son implacable médiocrité.

 

Amatka est à n’en pas douter une réussite, un roman qui offre bien plus qu’il n’y paraît de prime abord. Son ambiance parfaite car éprouvante, sa pertinente bizarrerie, en font bien plus qu’une énième dystopie. Si les personnages manquent parfois un peu de corps, et si l’autrice, en dernier ressort, en fait parfois un peu trop, parfois pas assez (notamment dans les toutes dernières pages), ce roman bref mais dense, bien servi par la traduction fluide et évocatrice de luvan, constitue une très bonne surprise, et une lecture à recommander chaudement – ou froidement, allez savoir.

 

Livre.

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Monster, vol. 4 et 5 (intégrale Deluxe), de Naoki Urasawa

Publié le par Nébal

Monster, vol. 4 et 5 (intégrale Deluxe), de Naoki Urasawa
Monster, vol. 4 et 5 (intégrale Deluxe), de Naoki Urasawa

URASAWA Naoki, Monster, vol. 4 (intégrale Deluxe), [Monsutâ kanzenban vol. 04 モンスター完全版04], [histoire coécrite avec Takashi Nagasaki], traduit [du japonais] et adapté en français par Thibaud Desbief, Bruxelles, Kana, coll. Big, [1995, 2008, 2010] 6e éd. 2017, 410 p.

Monster, vol. 4 et 5 (intégrale Deluxe), de Naoki Urasawa

URASAWA Naoki, Monster, vol. 5 (intégrale Deluxe), [Monsutâ kanzenban vol. 05 モンスター完全版05], [histoire coécrite avec Takashi Nagasaki], traduit [du japonais] et adapté en français par Thibaud Desbief, Bruxelles, Kana, coll. Big, [1995, 2008, 2011] 5e éd. 2018, 402 p.

Retour à Monster, le fameux manga d’Urasawa Naoki (assisté de Nagasaki Takashi), avec les volumes 4 et 5 de l’édition dite « intégrale Deluxe », qui compilent donc les tomes 7 à 10 de l’édition originelle.

 

Le volume 4, ou peut-être plus exactement le tome 7 de l’édition originelle, surprend alors même qu’il se situe dans la continuité directe de l’arc entamé dans le volume précédent – c’est qu’il se focalise sur des personnages plus ou moins inédits, et en tout cas a priori bien loin du Dr Tenma ou même de Nina Fortner ; en même temps, c’est là une occasion exceptionnelle de côtoyer régulièrement leur adversaire, Johann, le Monstre, ce jeune homme aux traits séduisants qui incarne une sorte de Mal absolu. Ce maître es manipulations a trouvé le moyen de s'associer au richissime Schuwald, en son temps surnommé « le Vampire de Bavière » (tout de même !), tandis que le financier, avec sa bénédiction si l'on ose dire, noue enfin des liens avec son fils biologique, Karl, qu’il avait eu d’une prostituée et délaissé depuis. Mais le vieux renard n’a rien d’un imbécile, et, s’il garde Johann dans son entourage, il semble conscient de la menace qu’il constitue… Presque aveugle, le vieux ? Cela dépend de ce qu’on entend par-là.

 

Ceci étant, « l’enquête », dans cet arc, est confiée à d’autres personnages, assez divers – mais deux retiennent plus particulièrement l’attention : tout d'abord, un ex-flic du nom de Richard Brown (Braun aurait sans doute été bien plus approprié…), qui ressasse sans cesse son drame personnel, quand, quelques années plus tôt, sous l’emprise de l’alcool, il a abattu un voyou – ce qui a ruiné sa carrière aussi bien que son ménage. Ensuite, son psychiatre, le Dr Leichwein (ou Reichwein ?), doté d’une impressionnante moustache bismarckienne. Chacun à sa manière, et fonction d’implications différentes, sont amenés à prendre conscience de l’extrême dangerosité de Johann, de son caractère profondément vicieux, et à même de susciter les pires catastrophes ; il se livre notamment à un petit jeu avec les enfants de son entourage, qui fait particulièrement froid dans le dos…

 

Tenma revient cependant par la suite – Nina, aussi : deux personnages obnubilés par la monstruosité de Johann, et qui comptent bien, chacun, le tuer en personne... pour préserver l’autre de la souillure de cette exécution – car, que la victime soit un monstre ou pas, un meurtre est un meurtre, et Richard Brown (…) est là pour montrer qu’on ne s’en remet jamais vraiment… de même qu’un vieil homme qui erre depuis une cinquantaine d’années dans une forêt où il a participé au pire. Une chose que Johann saurait, à sa manière de psychopathe ? À vrai dire, il se promène délibérément avec une cible sur le dos – ce en quoi il se rapproche pas mal d’Ami dans la plus tardive série 20th Century Boys ; bon, ce n’est certes pas le seul point commun entre les deux personnages, voire entre les deux BD…

 

Quoi qu’il en soit, et de manière passablement artificielle pour le coup, l’affrontement eschatologique entre Tenma et Johann – ou un avatar invisible cette fois de ce dernier – se poursuivra en dehors de la seule Allemagne : pour quelque raison liée au passé du Monstre (et de Nina…), l’intrigue se déplace en République Tchèque, Prague et alentour. Tenma y rencontrera un allié inattendu et très déconcertant, du nom de Grimmer – un journaliste au sourire perpétuel, presque béat, et très débrouillard. Mais il y rencontrera aussi de nouveaux ennemis, et redoutables – davantage probablement que ce satané inspecteur Runge, le flic psychopathe aux rituels d’enquête mécaniques, et qui demeure contre vents et marées convaincu que Tenma est coupable de mille crimes, qu’il est le « méchant » dans cette histoire. C’est que, via l’enquête parallèle sur l’orphelinat Kinderheim 511, où le monstre Johann a été forgé, les personnages sont amenés à revivre le passé récent, non seulement de l’Allemagne, mais de l’Europe, et l’ombre du nazisme comme celle de la Stasi et d’officines comparables du Bloc de l’Est demeurent présentes çà et là, et toujours à même de commettre le pire – d’autant que la monstruosité de Johann est envisagée par les uns et les autres comme un outil unique en son genre pour restaurer leur rêve sombre dans toute sa puissance, un cauchemar pour tous les autres.

 

Je suis un peu sceptique quant à cette évolution de la BD – avec des arcs très distincts, peut-être un peu trop, et qui donnent parfois l’impression plus ou moins vague de s’égarer ; cela reste objectivement bon, mais il est difficile de se départir du sentiment qu’Urasawa Naoki rallonge ainsi un peu artificiellement la sauce. Il faut y ajouter, donc, que la transition vers l’épisode tchèque est pour le moins douteuse, sur la base de twists plus ou moins crédibles, et qui plus est amenés d’une manière franchement louche – cela vaut pour le livre pour enfants (reproduit en couleur, une bonne idée par contre) comme pour le « mystère » entretenu à cet égard par Schuwald… et la motivation essentielle de cette excursion à Prague.

 

Cependant, le bilan de ces deux volumes demeure largement positif – parce qu’Urasawa Naoki, même en s’autorisant quelques facilités un peu « formule », sait raconter une histoire, aussi et peut-être surtout parce qu’il sait créer et mettre en scène de bons personnages : Brown (…), Leichwein, Grimmer, sont tous très réussis – et attachants à leur manière. Le rapport de ce dernier aux enfants, de même que le petit Dieter plus ou moins dans les pattes de Tenma, ont quelque chose d’étonnamment touchant. Le criminologue Gillen gagne des points dans ces volumes, aussi – si je suis plus sceptique concernant Lotte Frank, un peu trop caricaturale, un peu trop artificielle (là encore) dans sa relation aux autres. Et si la stature bigger than life de Johann interdit peu ou prou de le juger en tant que « personnage » sur les mêmes critères, Urasawa Naoki nous concocte de bons méchants, tout particulièrement à Prague, en même temps qu’il sait définir des personnages davantage ambigus. Quant à Runge, je ne sais toujours pas vraiment qu’en penser – bon sang que son caractère borné et hautain le rend agaçant… Mais ce pourrait être une qualité.

 

Bien sûr, le dessin demeure un atout marqué de Monster : Urasawa Naoki a vraiment un trait admirable, personnel, limpide, fluide aussi – la narration est sobre mais dynamique, et toujours lisible, mais, surtout, les personnages sont admirablement caractérisés, notamment ce trio qui, décidément, est ce qui m’a le plus plu dans ces deux volumes : Brown (…), Leichwein, Grimmer.

 

Il me paraît certain que la BD a perdu en intérêt après un volume 1 tout bonnement parfait – et certaines évolutions, sensibles dans ces deux volumes après avoir été amorcées dans les deux précédents, m’inquiètent vaguement, au sens où je redoute qu’il se produise en définitive la même chose que dans la série plus tardive 20th Century Boys : une dispersion virant au tirage à la ligne, des arcs extrêmement inégaux, des twists pour le twist qui nuisent à la qualité de l’ensemble. Mais, à ce stade, ce ne sont que des craintes pour l’avenir : en l’état, j’ai apprécié la lecture de ces deux volumes – avec leurs défauts, ils demeurent un thriller palpitant, complexe, roublard.

 

Et j’ai envie de lire la suite. À un de ces jours, donc…

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Anthologie de la poésie chinoise classique

Publié le par Nébal

Anthologie de la poésie chinoise classique

Anthologie de la poésie chinoise classique, sous la direction de Paul Demiéville, Paris, Gallimard, coll. Poésie – UNESCO, coll. UNESCO d’œuvres représentatives, série chinoise, [1962, 1982] 2017, 613 p.

Ces, mettons, deux ou trois dernières années, j’ai été amené, à plusieurs reprises, à faire une chose autrefois impensable sur ce blog, en parlant de poésie – moi qui posais au couillon insensible aux pouètes (et le demeure sans doute pour l’essentiel, hein), je me faisais l’écho de lectures essentiellement nippones en la matière, et plus qu’à leur tour classiques ; à vrai dire, c’était souvent les œuvres les plus « classiques » (au sens de « lointaines ») qui me saisissaient le plus – les tanka issus du Man’yôshû ou du Kokinshû avaient généralement ma préférence sur les poèmes plus raffinés/subtils/artificiels de Kamakura, sans même parler des haïkus, notamment ceux de Bashô, qui me sont demeurés largement hermétiques.

 

Cependant, il m’a paru utile de compléter ces quelques lectures… en allant voir un peu ailleurs ? Pas n’importe quel ailleurs, certes : l’ailleurs proche et hautement influant qu’était la Chine classique. Si la poésie japonaise a de très longue date développé des caractéristiques propres, qui la singularisent à vrai dire à un point peut-être inouï, il demeure que les érudits japonais maîtrisaient par définition les classiques chinois et la poésie chinoise – le modèle continental indépassable, même si le Japon n’a jamais été soumis à la Chine, et si, à vrai dire, l’histoire des relations entre les deux pays, sur plus de deux millénaires, alterne sans cesse entre périodes d'échanges intenses et fermetures propices à la fermentation, de part et d’autre, d’identités culturelles propres. Quoi qu’il en soit, avec des hauts et des bas, les thèmes, voire le lexique, de la poésie chinoise, pouvaient infuser dans la poésie japonaise. Une « influence » à ne pas trop exagérer non plus, car, j’y reviendrai très vite, l’extrême différence entre les deux langues, que tout oppose (sinon l’emploi au Japon des caractères chinois, avec cependant des évolutions marquées, la plus cruciale étant celle des syllabaires), cette différence plus que marquée donc prohibe les transpositions directes, et implique de se référer, dans les deux langues, à des procédés poétiques et prosodiques qui n’ont en fait absolument rien de commun. Les passerelles demeurent, mais les variations sont cruciales – et ce qui est tout d'abord « copié » au Japon cède somme toute assez rapidement la place, chez les meilleurs poètes nippons, à des équivalents nationaux autrement signifiants : les poèmes gagnent ainsi en authenticité, et donc en puissance d'évocation.

 

Ce qui ne changeait rien à ma curiosité pour la poésie chinoise classique – dont je ne connaissais bien sûr absolument rien. J’avais pu croiser, avant mes lectures japonaises, quelques noms çà et là, les plus fameux, Li Po, Tou Fou, peut-être même Po Kyu-yi, et il n’est pas totalement exclu que j’en ai lu (et oublié, hélas) quelques vers çà et là, mais c’était plus que flou. Et, depuis, la lecture de poèmes japonais classiques a biaisé mon intérêt pour leurs équivalents chinois en mettant l’accent sur les thèmes et – chose très naïve à écrire, mais qui a eu son importance, je suppose – sur la découverte, dans les deux cas, de procédés poétiques entièrement inconnus de la poésie française ou plus largement européenne, tenant à la différence marquée des langues, qui implique une dichotomie aussi profonde.

 

J’y reviens tout de suite ; mais, pour en finir avec ces premiers développements, j’ai supposé que cette Anthologie de la poésie chinoise classique de la collection « Poésie » de Gallimard répondrait bien à mon goût, dans la même série, pour l’Anthologie de la poésie japonaise classique composée par Gaston Renondeau. Le présent ouvrage a quelque chose d’assez monumental, ayant été composé par une quinzaine de personnes sous la direction de Paul Demiéville, professeur au Collège de France, dans les années 1950 : 600 pages compilant des dizaines et des dizaines d’auteurs et de poèmes, couvrant près de 3000 ans d’une tradition poétique peu ou prou ininterrompue.

 

Mais une introduction de Paul Demiéville s’impose, détaillée, par moments un peu ardue, cependant indispensable et très édifiante. En effet, exprimer l’essence de la poésie chinoise rend nécessaires des considérations techniques liées à la langue chinoise en elle-même. On connaît l’adage : traduire, c’est trahir. Tandis que j'évoquais sur ce blog la poésie japonaise classique, ou à vrai dire aussi contemporaine, il m’a fallu y revenir à plusieurs reprises, mais, dans le cas de la poésie chinoise classique, les difficultés sont telles qu’on est en droit de se demander si l’entreprise même de traduction est seulement possible, d’une certaine manière.

 

Plusieurs caractéristiques du chinois jouent en effet un rôle crucial dans cette expression poétique, qui ne connaissent pas d’équivalent en français (ou dans les autres langues européennes, ou en japonais, d’ailleurs). Il en va ainsi tout d’abord du caractère monosyllabique du chinois, qui a nécessairement des conséquences d’ordre rythmique – mais la rythmique est aussi affectée par un autre trait essentiel de cette langue, qui est son caractère tonal ; la où, mettons, la poésie française s’attacherait essentiellement aux rimes et aux pieds, deux dimensions par ailleurs également présentes dans la poésie chinoise classique (avec des évolutions historiques marquées – le nombre de pieds, notamment, et leur régularité, changent considérablement selon les époques), cette dernière, pas dès les origines semble-t-il mais de plus en plus à mesure que le temps passe, développe des structures plus ou moins rigides liées à la tonalité, où tons plans et obliques s’opposent, se répondent, etc., et il est absolument impossible de rendre cela en français.

 

Il en résulte d’ailleurs une autre conséquence notable, qui est le caractère essentiellement musical de la poésie chinoise classique, laquelle pouvait s’exprimer sous la forme de poèmes chantés, notamment ceux que l’on appellerait les ts’eu, et qui sont présents à chaque époque, en miroir d’une poésie plus libre sur le plan mélodique. Ces poèmes chantés ont pu participer à conserver à la poésie chinoise classique une dimension plus populaire que la prose, mais il faut rapidement relativiser cette assertion, car l’élite s’est volontiers exercée dans ces poèmes chantés, tandis que le passage des années amenuisait le substrat musical initial de ces pièces – les mélodies sombraient tout bonnement dans l’oubli, en même temps que la production poétique de l’élite tendait toujours plus à l’exercice de style. Ceci, pour le coup, a pu me rappeler des évolutions sommes toute assez proches dans la poésie japonaise classique – dont les sources pouvaient avoir ce caractère musical, et avaient en tout cas cette dimension originellement populaire.

 

Mais il faut hâtivement relever que d’autres traits de la langue chinoise compliquent au moins autant la tâche du traducteur, voire la rendent impossible à maints égards. L’un est valable d’ailleurs pour la poésie japonaise également, comme de juste : l’écriture même peut produire des effets poétiques – les caractères chinois, dans leur dessin ! Comment rendre ceci dans un alphabet ? C’est peine perdue… Mais les poètes chinois sont aussi calligraphes, et leurs poèmes égayent plus qu’à leur tour des dessins ou peintures : l’ensemble est à la fois graphique et poétique. D’aucuns, traitant de cette anthologie, ont du coup regretté qu’elle ne soit pas bilingue, plus exactement qu’elle ne comporte pas les caractères chinois – honnêtement, pour un béotien dans mon genre, cela n’aurait pas fait la moindre différence, mais je suppose qu’il peut être utile de relever ce point.

 

Et le chinois présente au moins une autre difficulté à cet égard : son caractère invariant, que Paul Demiéville exprime notamment en relevant qu’un même mot, en chinois, sans la moindre variance (de désinence, etc.), peut être aussi bien un nom qu’un verbe – la langue en elle-même ne spécifie pas ; et comme il en va de même pour ce qui est du genre, du nombre, etc., dans une langue essentiellement contextuelle (ceci pour le coup vaut également pour le japonais, qui connaît cependant des variations grammaticales dans d’autres registres, une différence fondamentale), la traduction devient d’autant plus périlleuse, et il serait peut-être plus juste, dans bien des cas, de parler d’ « adaptation ». Or la langue chinoise peut de la sorte se montrer étonnamment souple et susciter des associations en elles-mêmes signifiantes, et en elles-mêmes poétiques, que le français ne peut en aucune façon rendre.

 

Mais la langue n’est bien sûr pas seule en cause, et la culture chinoise, comme de juste, s’exprime de mille et une manières dans cette abondante et très ancienne tradition poétique. Le contrepoint sémantique peut se montrer aussi important que le contrepoint rythmique, et éventuellement tout aussi codifié. Il y a tout un lexique, aussi ample que précis, de connotations liées aux couleurs, aux saisons, aux lieux, etc. À vrai dire, j’ai tout particulièrement prêté attention aux très nombreux toponymes évoqués dans ces poèmes, propices à la métonymie. Pour le coup, j’avais quelques souvenirs un peu déconcertants d’une poésie japonaise classique recourant à l’évocation de paysages chinois inconnus des auteurs, mais suscitant des associations d’idées parlant à tout Japonais érudit – ceci étant, en Chine, ces évocations pouvaient tout autant parler au peuple, et s’immiscer dans la tradition poétique populaire, notamment des poèmes chantés.

 

À cet égard, les liens entre l’Empire du Milieu et celui du Soleil Levant vont peut-être au-delà ? Car un même phénomène semble s’y être produit : avec le temps, la référence aux anciens, notamment au travers de ces archétypes tendant à devenir autant de clichés, a débouché sur une poésie élitiste d’un extrême raffinement, d’une subtilité revendiquée, mais qui tendait à ressasser les mêmes thèmes sans plus de dimension proprement créative, au point parfois de la copie. Les poèmes des Han et des Tang, sauf erreur, sont particulièrement tenus en estime, et sans cesse évoqués par les poètes ultérieurs – comme au Japon la poésie de Kamakura se référait sans cesse à celle de Nara ou de Heian. Mais, si un lecteur occidental peut, probablement à bon droit, se sentir quelque peu assommé par ce ressassement perpétuel durant des siècles et des siècles, il est capital de relever qu’un Chinois (ou un Japonais, donc, pour le coup) pourra percevoir les choses différemment, en identifiant des évolutions marquées que la traduction dans un contexte culturel tout autre n’est pas en mesure de rendre – et ces évolutions sont aussi bien formelles que thématiques ; l’histoire des idées, tout particulièrement, semble avoir joué un grand rôle ici, notamment en matière spirituelle : selon les époques, ce sont des inspirations taoïstes, confucianistes ou bouddhistes qui dominent, et cela peut changer considérablement la donne.

 

Il va de soi que la simple lecture, en béotien, de cette anthologie, ne me qualifie absolument pas pour tenir un discours véritablement pertinent sur les thèmes traités par la poésie chinoise classique. Je vais tout de même essayer d’en relever quelques-uns, qui ont plus particulièrement éveillé mon attention – et citer quelques poèmes au passage, assez peu par rapport à mes chroniques nippones, pas nécessairement les meilleurs mais du moins quelques-uns qui m’ont séduit pour une raison ou une autre.

 

Je relève par exemple qu’un certain nombre de ces poèmes traitent de sujets guerriers, ou peut-être plutôt militaires, mais d’une manière qui a pu m’étonner. De fait, ces poèmes font assez rarement dans la geste épique ou héroïque – même s’il y en a, et parfois un brin inattendus, je ne résiste pas à l’envie de vous citer, d'essence populaire, La Ballade de Mou-Lan, poème à chanter des dynasties du Nord, anonyme, entre le IVe et le VIe siècles :

 

Tsi-tsi et puis tsi-tsi :

Mou-lan tisse à sa porte.

Ce qu’on entend n’est plus le bruit de la navette ;

On entend seulement les soupirs de la fille.

 

La fille, qu’y a-t-il ? Est-ce pensée d’amour ?

La fille, qu’y a-t-il ? Quel souvenir d’amour ?

« Non, je n’ai rien, nulle pensée d’amour ;

Non, je n’ai rien, nul souvenir d’amour. »

 

Hier au soir, elle a vu la liste d’appel aux armes :

Le Khan fait grand recrutement de troupes.

Le texte de l’armée couvre douze rouleaux,

Et chacun des rouleaux porte le nom du père.

 

« Père n’a point de fils adulte,

Et je n’ai point de frère aîné.

Qu’on m’achète cheval et selle,

Et je pars en campagne à la place du père ! »

 

Elle achète au marché de l’Est un beau cheval ;

Elle achète au marché de l’Ouest selle feutrée.

Elle achète au marché du Sud rênes et mors ;

Elle achète au marché du Nord longue cravache.

 

Au matin prend congé du père et de la mère ;

Le soir s’en va camper au bord du Fleuve Jaune.

La fille n’entend plus l’appel de ses parents ;

Elle n’entend qu’un bruit : les eaux du Fleuve Jaune qui roulent et mugissent.

 

Au matin prend congé des eaux du Fleuve Jaune ;

Le soir parvient au pied de la Montagne Noire.

La fille n’entend plus l’appel de ses parents ;

Elle n’entend qu’un bruit : le cri sur les Monts Yen des escadrons barbares.

 

Elle a franchi dix mille stades, au gré des armes ;

Elle semble voler, par-delà monts et passes.

Le vent du Nord transmet le son des gongs d’airain ;

Un jour glacé reluit sur les cottes de fer.

Au bout de cent combats, le général est mort ;

Après dix ans, le preux soldat rentre chez lui.

 

À son retour, il se présente au Fils du Ciel.

Le Fils du Ciel, assis dans le Palais Sacré,

Consigne les hauts faits, élève aux douze grades,

Et distribue ses dons, par cent et mille et plus.

 

Le Khan parle à Mou-lan : quels sont ses vœux ?

Mou-lan n’a pas envie d’être ministre.

« Je voudrais un fameux coursier, courant mille stades d’une traite,

Et qui me reconduise à mon pays natal. »

 

Père et mère ont appris le retour de leur fille ;

Ils sortent des remparts, et vont lui faire escorte.

La fille aînée apprend le retour de sa sœur,

Et refait sur le seuil son maquillage rouge.

Le jeune frère apprend le retour de sa sœur ;

Aiguisant son couteau, il va quérir en hâte un porc et un mouton.

 

Mou-lan ouvre sa porte, au pavillon de l’Est,

Et s’assied sur son lit, au pavillon de l’Ouest.

Elle enlève son long manteau du temps de guerre,

Et revêt ses habits du temps jadis ;

À sa fenêtre, ajuste un nuage de boucles,

Et devant son miroir se colle au front une mouche jaune.

 

Mou-lan franchit le seuil, revoit ses compagnons,

Et tous ses compagnons sont frappés de stupeur :

Pendant douze ans ils ont fait route ensemble ;

Nul ne savait que Mou-lan était fille.

 

Lapin mâle sautille,

Et lapine voit trouble.

Lorsque les deux lapins courent à ras de terre,

Bien fin qui reconnaît le mâle et la femelle !

 

Mais ce qui m’a le plus frappé, dans ces poèmes traitant de guerres et de batailles, c’est justement que nombre d’entre eux ne sont absolument pas héroïques – au point même parfois de faire l’apologie de la désertion, voire du pacifisme, d’une certaine manière ? Voyez par exemple Le Vieillard manchot de Sin-fong, poème de Po Kyu-yi (772-846) :

 

Le vieillard de Sin-fong a quatre-vingt-huit ans ;

Tête et tempes, sourcils et barbe, il est blanc comme neige.

Soutenu par un fils de son arrière-petit-fils, il se rend à l’auberge.

Son bras gauche s’appuie sur la jeune épaule ; le bras droit est brisé.

« Depuis quand votre bras est-il ainsi brisé ?

Et dites-moi comment cela est arrivé ? Quelle en est la raison ? »

 

« Je suis inscrit à la sous-préfecture de Sin-fong.

Né dans une période sainte, sans expédition ni guerre,

Je fus élevé au son des chants et flûtes du Jardin des Poiriers.

Je ne connaissais bannières ni lances, arcs ni flèches.

Mais bientôt ce fut la grande levée de l’ère T’ien-Pao ;

Dans chaque famille on pointa le nom d’un adulte sur trois.

Et tous ces recrutés, où les a-t-on conduits ?

En plein cinquième mois, et à dix mille lieues, ils partirent vers le Yun-nan.

On disait qu’au Yun-nan était la rivière Lou,

D’où montent des miasmes malsains quand tombent les fleurs de poivrier.

Quand les soldats de la grande armée passent le gué, les eaux sont comme de l’eau bouillante ;

Sur dix hommes, il en est deux ou trois qui périssent…

Au Sud et au Nord du village, ce n’étaient que lamentations et plaintes ;

Les fils quittaient leurs parents, les maris quittaient leurs épouses,

Et tous disaient : Depuis toujours, de ceux qu’on envoie contre les Barbares,

Mille, dix mille partent, aucun n’est revenu. »

 

« En ce temps-là, le vieillard que je suis avait vingt-quatre ans ;

Sur la liste du Ministère de la Guerre, il y avait mon nom.

Au plus profond de la nuit, sans rien dire à personne,

Furtivement, avec un gros caillou, je martelai mon bras et le brisai.

Je ne pouvais plus tendre l’arc ni brandir les bannières ;

Et ainsi je fus exempté de l’expédition au Yun-nan.

La rupture de mes os, la blessure de mes muscles, n’allèrent pas sans douleur ;

Mais je ne pensais qu’à être renvoyé dans mon village.

Depuis que mon bras est brisé, soixante ans ont passé ;

Si l’un de mes membres est infirme, au moins mon corps subsiste.

Aujourd’hui encore, par les nuits de vent et de pluie, quand le temps est humide et froid,

Jusqu’au lever du soleil la douleur m’empêche de dormir.

La douleur m’empêche de dormir ;

Mais, après tout, je ne regrette rien !

Je me félicite au contraire d’être seul à rester en vie !

Sinon, je serais alors resté sur les bords de la rivière Lou.

Corps mort, âme esseulée, mes os non recueillis,

Il m’aurait fallu devenir au Yun-nan un esprit qui de loin regarde vers le pays natal ;

Et sur le tumulus des dix mille soldats, je crierais yeou-yeou ! »

 

Ces paroles du vieillard,

Écoutez-les, retenez-les !

Ne savez-vous pas que Song K’ai-fou, le Grand Ministre de l’ère K’ai-yuan,

Pour ne pas galvauder la gloire militaire, ne récompensait pas les exploits aux frontières ?

Et ne savez-vous pas aussi que Yang Kouo-tchong, le Grand Ministre de l’ère T’ien-pao,

Pour gagner la faveur impériale, recherchait ces mêmes exploits ?

Avant d’avoir réussi, il suscita le courroux du peuple.

Interrogez là-dessus, je vous prie, le vieillard manchot de Sin-fong !

 

Cela dit, le thème presque sempiternellement associé à ces poèmes traitant de la guerre, c’est l’éloignement considérable, du fait des dimensions intimidantes d’un immense empire impliquant des campagnes à l’autre bout du monde. Et c’est là semble-t-il quelque chose que l’on peut faire remonter à très loin – voyez Les Soldats, issu du Canon des poèmes, le plus vieux monument de la poésie chinoise, compilant des œuvres composées entre le XIe et le VIe siècles avant J.-C. :

 

Quelle plante n’est déjà jaunie ?

Quel jour n’avons-nous à marcher ?

Quel homme qui ne soit appelé

Pour défendre les quatre frontières ?

 

Quelle plante n’est déjà noircie ?

Quel homme qui ne soit pitoyable ?

Hélas sur nous, pauvres soldats,

Qui ne sommes plus traités en hommes !

 

Sommes-nous rhinocéros ou tigres,

Pour que parcourions ces déserts ?

Hélas sur nous, pauvres soldats,

Ni jour ni nuit n’avons repos !

 

Les renards à la toison dense

Parcourent ces épaisses prairies ;

Nos chariots couverts de clayons

Vont à pas lents sur la grand-route.

 

Pour le coup, ça ne relève peut-être pas du chant de marche – à moins que l’idée ne soit de démoraliser ses propres troupes.

 

Mais ce thème de l’éloignement est omniprésent. Bien loin de n’être associé qu’aux soldats partis combattre à l’horizon, il touche tout autant les fonctionnaires (bien souvent les poètes eux-mêmes, donc) que les vicissitudes de la carrière comme de la politique, haute ou basse, contraignent à traverser la Chine de part en part – on ne compte pas les poèmes qui évoquent ces voyages, et mettent en avant, surtout, la séparation. Celle-ci concerne aussi bien les amis que les amants – il y a toute une poésie amoureuse sur ce thème, la séparation étant en fait le motif même, par excellence, du poème amoureux (il en va de même dans le Japon classique, bien sûr) ; mais avec peut-être une part non négligeable d’exercice de style, car une grande majorité de ces poèmes qui évoquent à la première personne les lamentations d’une femme délaissée (parce que son mari a été muté voire exilé au loin ou parce qu’il l’a abandonnée) sont en fait écrits par des hommes (sauf erreur, il n'y a que très peu de poétesses dans cette compilation, s'il y en a). Mais l’éloignement peut parfois être connoté différemment, et, de même, on ne compte pas les œuvres dans lesquelles des fonctionnaires fatigués par leur office, ou, pas moins souvent, par les errances de dynasties qui ne tarderaient guère à se voir retirer le Mandat Céleste, à refuser ainsi d’écouter les bons conseillers, ces fonctionnaires, donc, évoquent avec émotion l’ultime retour au pays, ou parfois la retraite dans quelque humble ermitage. Ceci étant, la vieillesse et la retraite ont leurs lots propres de déconvenues – j’ai été très ému par ce poème de Tcheou Pang-yen (1056-1121), intitulé Sur l’air long « Les vagues baignent le sable » :

 

Mille feuilles frissonnent ; l’automne bruit, et la forêt se fige.

L’oie sauvage a franchi les syrtes sablonneuses ;

Mais l’herbe fine, enveloppée de brume, verdoie toujours.

Quand vient le soir, s’accuse l’azur des montagnes lointaines.

À la lisière des nuages paraît, confuse et pâle, une lune nouvelle ;

Sur les mille façades, les jalousies et les rideaux renvoient les rayons du couchant.

On entend quelque part, au bord d’un étage, les notes d’une flûte,

Dont la touche embellit les couleurs de l’automne.

 

Lourd de pensées muettes,

Le cœur du voyageur en secret se consume.

Je songe au temps des perles et du jade : au bord des eaux, déjà l’angoisse me prenait.

C’est bien pis aujourd’hui, que j’erre au bout du ciel !

Je me souviens de mes jeunes années, des chansons et du vin,

Des aventures d’autrefois.

La fleur de l’âge aisément se flétrit.

Des vêtements, la taille se relâche ; à force de soucis, le cœur étouffe.

L’essaim s’est dispersé, les gracieux compagnons ne se rejoignent plus.

Jusqu’au pont bleu des rendez-vous, la longueur du chemin me fait perdre courage.

Et comme un vieux cheval hennit encore

Quand son sabot franchit les rues et les chemins de jadis,

De même je soupire : des souvenirs de mon passé, chacun suffit à me blesser.

Au loin mes yeux se perdent :

Mais mon esprit soudain se glace, et de nouveau, du poing, je frappe la clôture.

­­

 

Pour finir sur une note plus légère, et qui n’est en même temps pas sans lien avec tout ce qui précède, il est un autre thème très récurrent qui m’a séduit dans cette anthologie, et c’est la célébration de l’ivresse – un sujet dont, sauf erreur, le grand Li Po s’était fait le plus talentueux exégète. Ce thème peut déboucher sur des poèmes très divers, de la méditation solitaire agréablement éméchée à l’éloge lié de l’amitié la plus touchante.

 

Le choix même de ces thèmes, dans cet article, doit beaucoup à mes biais, bien sûr. Mais ceux-ci m’ont d’autant plus marqué, en tout cas plus que bien d’autres que j’aurais pu citer, parce qu’ils m’ont éventuellement surpris ? La poésie chinoise classique, très codifiée dans les formes, m’a en même temps fait l’effet d’une liberté de ton qui peut étonner – et ces soldats qui rechignent à se battre, comme ces amis qui boivent ensemble quelques coupes avant l’inéluctable séparation, sous la plume de ces fonctionnaires élevés pourtant dans une certaine austérité morale prisant le dévouement voire le sacrifice, m’ont plus qu’à leur tout ému. C’est bien entendu un ressenti très personnel, et bien d’autres poèmes, de qualité tout aussi notable, pourraient aisément susciter un sentiment tout différent, voire carrément contradictoire.

 

Qu’importe ? Dans tous les cas, j’ai beaucoup apprécié cette lecture – édifiante, émouvante, stimulante. Belle, enfin. Une appréciable porte d’entrée pour un univers littéraire d’une ampleur sans commune mesure, d’une richesse unique.

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Le Pied de Fumiko, de Junichirô Tanizaki

Publié le par Nébal

Le Pied de Fumiko, de Junichirô Tanizaki

TANIZAKI Junichirô, Le Pied de Fumiko, précédé de La Complainte de la sirène, traduit du japonais et annoté par Madeleine Lévy-Faivre d’Arcier (« Le Pied de Fumiko ») et Jean-Jacques Tschudin (« La Complainte de la sirène »), Paris, Gallimard, coll. Folio 2 €, [1997, 2014-2015] 2016, 110 p.

Retour à Tanizaki, avec ce très bref recueil de la collection Folio 2 €, reprenant deux nouvelles (a priori de jeunesse, j’ai croisé la date de 1919 ici ou là) du fameux écrivain nippon, un des plus grands du XXe siècle – deux textes dans lesquels l’auteur de La Clef, entre autres merveilles, dissèque la passion amoureuse, avec ce petit quelque chose d’insidieusement pervers, en même temps que d’une immense élégance, qui me paraît, pour ce que j’en sais (c’est-à-dire fort peu...), caractéristique de son art ; à vrai dire, « ce petit quelque chose » n’est pas si petit, dans la nouvelle-titre en tout cas…

 

Mais le petit volume s’ouvre donc sur « La Complainte de la sirène », un conte très joliment traduit par Jean-Jacques Tschudin, Madeleine Lévy-Faivre d’Arcier s’étant pour sa part occupée du « Pied de Fumiko ». « La Complainte de la sirène », en fait de nouvelle japonaise, se situe presque intégralement en Chine, sous la dynastie Qing (1644-1912) – a priori à une date assez reculée, car il nous est dit que la dynastie était alors au faîte de sa gloire, et les Occidentaux peu présents dans le pays. Mais la précision n’a sans doute pas une grande importance en la matière, car le ton est donc celui du conte (« il était une fois » inclus), ou de la fable – et si le cadre chinois peut avoir quelque chose d’exotique pour l’auteur, le héros du récit, un prince d’une grande beauté, d’une grande fortune, et qui s’ennuie profondément, pourrait sans peine évoquer une sorte de Genji (rappelons que Tanizaki consacrerait beaucoup de temps, ultérieurement, à livrer une « traduction » en japonais moderne du chef-d’œuvre de Murasaki Shikibu). De fait, ce prince est fatigué de la vacuité de sa débauche – il a longtemps prisé beuveries et coucheries, mais il est devenu las de toute cette médiocrité. Il cherche une femme qui saura susciter et entretenir sa passion amoureuse, mais, si les candidates sont nombreuses, aucune ne lui sied vraiment – il a déjà pour concubines sept des plus belles femmes de Chine, mais elles l’ennuient elles aussi.

 

Un jour, pourtant, un étranger venu de la lointaine Europe se rend auprès du prince, dont il a appris les ambitions frustrées, et prétend les satisfaire enfin en lui apportant la plus belle des créatures : une sirène ! Le barbare a le bagout d’un escroc, mais son esclave paraît authentique. Sa beauté inhumaine est exactement ce dont le prince avait besoin. Mais c’est une créature d’une infinie tristesse, qui ne peut que se heurter au désir maladif de ce prince qui, une dernière fois, retrouve goût à la vie. Le sort cruel de la sirène n’exclut pas une certaine cruauté de sa part à l'encontre du prince, qui perce sous une mélancolie commune et dès lors à même d’être partagée.

 

Cette trame, et ce d’autant plus qu’elle joue des outils du conte, ne présente rien de bien inédit. Pourtant, la nouvelle emporte la conviction, et à plus d’un titre. Ce qui m’a particulièrement séduit, ici, tient à des développements beaucoup moins attendus : ainsi, l’évocation de la beauté de la sirène entraîne, chez le barbare surtout, mais le prince s’y montre naturellement réceptif, un véritable discours esthétique, très enflammé, mais aussi joueur et pour partie au moins moqueur ou du moins ironique, qui offre comme un contrepoint mêlant sincérité et ironie au fameux essai de l’auteur qu’est l’Éloge de l’ombre, plus tardif à vue de nez – c’est à se demander ce qu’il faut vraiment prendre au sérieux… dans ces deux textes. Ceci d’autant plus que la confrontation du prince et du barbare débouche chez le premier sur une véritable fascination pour le lointain et exotique Occident – la sirène, en quelque sorte, n’est que le véhicule, même particulièrement outré, d’un désir du prince (et de l'auteur ?) d’en savoir plus quant à ce monde si différent du sien, et comme tel bien plus fascinant. On est probablement en droit de se demander, ici, ce qui relève des personnages et ce qui relève de l’auteur – Tanizaki, comme bien d’autres écrivains japonais de son temps, incluant Sôseki et Akutagawa, etc., révèle peut-être ici plus que jamais ce tiraillement obsédant, emblématique des intellectuels de Meiji et, peut-être surtout ? de Taishô. La sirène y est d’autant plus propice qu’elle évoque aussitôt, et pas seulement pour des lecteurs européens, car le marchand barbare joue pleinement de ces références, elle évoque aussitôt, donc, Andersen bien sûr, mais aussi, avec quelques accommodements de circonstance, Homère.

 

C’est ici, je crois, que réside la singularité de la nouvelle. Maintenant, elle brille aussi, comme de juste, par la forme : Tanizaki est un maître, et tout particulièrement en matière de descriptions – elles sont toutes d’une finesse exquise, d’une attention au détail peu ou prou unique, et suscitent des pages exprimant une beauté pure et pourtant teintée d’un soupçon de malaise, en plein accord avec la séduction quelque peu malsaine de la triste sirène.

 

Mais si « La Complainte de la sirène » séduit sous cet angle, « Le Pied de Fumiko », tout bonnement, stupéfie. C’est ce qui fait du premier de ces textes une bonne nouvelle, et du second un chef-d’œuvre.

 

« Le Pied de Fumiko » narre la passion maladive et à terme fatale d’un vieil homme plus qu’un peu pervers, du nom de Tsukakoshi, pour sa jeune et belle maîtresse, ou, surtout, pour le pied de ladite. C’est une nouvelle sur un foot fetishist, en angliche in ze texte – un trouble répandu bien au-delà des seuls films de Quentin Tarantino (pardon). Mais elle adopte une forme très particulière – celle de la lettre écrite à Tanizaki himself par un jeune homme qui lui suggère de tirer une nouvelle de l’histoire authentique qu’il lui raconte, une nouvelle qui pourrait se montrer intéressante… Le jeune homme est pourtant amené à rédiger lui-même une nouvelle, en fait de lettre.

 

Mais, surtout, il décrit avec un grand luxe de détails et une admirable adresse formelle (celle à n’en pas douter du Maître Tanizaki) la ronde de la perversion qui tourne autour du vieux Tsukakoshi. On ne s’étonnera guère de ce que Fumiko, ex-geisha plus qu’intéressée par la fortune de son « protecteur », fasse preuve à son encontre d’une certaine cruauté, au point du sadomasochisme d’une certaine manière, mais aussi en courant de nouveaux amants/protecteurs tandis que Tsukakoshi agonise – rassurez-vous cela dit, elle lui offrira en dernier recours la contemplation rapprochée de son pied de déesse…

 

Mais ce n’est pas ce qui prime, en fin de compte. Car, si la perversité du Retraité, ainsi que le désigne le jeune homme, paraît tout d’abord au centre du récit (et présage éventuellement des textes ultérieurs de Tanizaki, notamment le Journal d’un vieux fou), il apparaît bientôt que le jeune homme, peintre de son état (et à l’occidentale, même s’il est ici appelé à se pencher sur des estampes – là encore, on est tenté de voir un auteur entre deux mondes), ce jeune homme donc n’est pas moins un foot fetishist que son employeur et/ou mentor, outre que c’est lui aussi par intérêt, comme Fumiko, qu’il s’insinue dans le premier cercle des intimes du vieil homme malade – c’est après tout notre peintre, pas le Retraité, qui va, sur des pages et des pages d’une plume exquise, pousser l’habileté frappante de Tanizaki pour la description très minutieuse jusqu’à ses derniers retranchements, à l’extrême limite de l’absurde, manière étonnante de sublimer la beauté ; on reste bien dans le discours esthétique, en définitive, et la beauté de Fumiko est comme de juste renforcée par de menues imperfections, comme dans l’Éloge de l’ombre. Ceci, toutefois, le peintre l'accomplit censément pour honorer l’ultime commande de Tsukakoshi – qui entend reproduire avec Fumiko une saisissante et quelque peu acrobatique estampe de Kunisada mettant en valeur le pied de son modèle. De la sorte, Tanizaki, via son « correspondant », peint un tableau avec ses mots – et c’est très impressionnant, très fort, très beau, même si ces pages très joueuses confinent à l’exercice de style un peu moqueur sinon vain.

 

Mais peut-être que cela aussi doit être intégré dans cette ronde de la perversion ; qui, ici, mérite le plus d'être qualifié de la sorte : Tsukakoshi, Fumiko ? Le peintre ? Tanizaki lui-même, qui joue à feindre de ne pas être l’auteur tout en se donnant du Maître et en brillant de mille feux à chaque page ? Son lecteur, jamais rassasié de détails infimes et de situations embarrassantes ? En dernier ressort, si tous ont quelque chose en commun, je tends à croire que c’est le désir vicié, pour ne pas dire le vice tout court. Et le délice qui va avec.

 

C’est merveilleux, admirablement écrit, admirablement traduit. « Le Pied de Fumiko » est une excellente nouvelle, et, oui, on peut la concernant parler de chef-d’œuvre.

 

Une lecture hautement recommandable, donc, que ce petit volume. Et il me faudra encore poursuivre la découverte de l’œuvre de Tanizaki, assurément.

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