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Noise, t. 1, de Tetsuya Tsutsui

Publié le par Nébal

Noise, t. 1, de Tetsuya Tsutsui

TSUTSUI Tetsuya, Noise, t. 1, [Noizu ノイズ], traduction [du japonais par] David Le Quéré, Paris, Ki-oon, coll. Seinen, 2018, 182 p.

Une fois de plus, c’est l’excellente revue Atom qui m’a incité à lire cette BD parue tout récemment, et due à un auteur dont, une fois de plus, je ne savais rien jusqu’alors. Et qui a eu un parcours intéressant car hors-normes : Tsutsui Tetsuya, galérant à placer ses BD auprès des éditeurs japonais, est devenu mangaka indépendant, publiant ses histoires en ligne. C’est là qu’il a été repéré… par un éditeur français, Ki-oon (dont je ne savais rien il y a peu encore, mais la merveilleuse Emanon est passée par là depuis). Et c’est ainsi que plusieurs de ses titres ont été publiés en français avant d’être édités au Japon. Quelques années ont passé, et Tsutsui Tetsuya est maintenant attaché à un éditeur japonais, Shûeisha, mais il a maintenu une relation privilégiée avec son éditeur français Ki-oon, et consulte d’une certaine manière les deux dans la conception de ses mangas – et Noise, en l’espèce, paraît donc très vite en français après sa prépublication japonaise.

 

Tsutsui Tetsuya s’est essentiellement fait connaître dans le genre du thriller – à dominante urbaine et souvent technologique. Une thématique semble-t-il récurrente de ses histoires est la manière dont la société compose avec le crime en son sein. Cette thématique ressort de manière frontale dans ce nouveau titre qu’est Noise, prévu pour durer trois tomes. Mais le cadre change drastiquement par rapport aux productions antérieures du mangaka : cette fois, Tsutsui Tetsuya délaisse la ville et les réseaux sociaux pour la campagne japonaise et la rumeur du bouche à oreille.

 

Nous sommes à Shishikari, petite bourgade à deux heures de Nagoya, qui a beaucoup souffert, comme tant d’autres dans les coins reculés du Japon, de la désertification rurale et du vieillissement de la population. Mais ce sombre tableau n’est peut-être pas inéluctable ? Izumi Keita, un enfant du pays, s’est lancé dans la culture de figues, et une star du web a assuré sa promo ; elles se vendent très bien, et Keita entend en faire profiter la communauté – là où tout le monde s’attendait à ce que Shishikari décline toujours davantage, ce soudain afflux de renommée et de devises a permis de rénover la mairie, de construire une bibliothèque, en attendant une école… Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes !

 

Quand, un jour, arrive un individu dont le comportement étrange attire aussitôt la suspicion. Ce Suzuki Mutsuo a vu une annonce d’Izumi Keita, qui disait qu’il avait besoin de bras pour son exploitation, alors il vient proposer ses services… Mais un ami de Keita, Tanabe Jun, comprend que le bonhomme est… bien plus que suspect : c’est un ex-taulard, qui avait été condamné pour le harcèlement et le meurtre d’une jeune fille, il y a quelques années de cela ! Ici, Tsutsui Tetsuya semble s’être inspiré d’un fait divers authentique, l’agression d’une idole par un « fan » frustré… Même si, ce qui l’intéressait le plus dans cette affaire, c’était le constat que cet homme finirait bien par sortir de prison : que se passerait-il à ce moment-là ?

 

Quoi qu’il en soit, Tsutsui Tetsuya ne cherche pas le moins du monde, ici, à laisser planer le doute quant à la dangerosité du bonhomme : nous savons, très vite, que Tanabe l’a correctement identifié, et que c’est toujours un monstre – un pervers violent, qui a des vues sur Kana, la femme de Keita, qui a hâte de divorcer, voire sur leur fille Erina.

 

Un petit cercle d’hommes, à Shishikari (car il faut rapidement y ajouter Shinichiro Moriya, tout jeune flic qui vient à peine d’entamer son service dans ce bled), a donc conscience que la communauté est menacée par la simple présence d’un individu dangereux ; ils ne peuvent croire un seul instant que sa peine de prison, pas entièrement exécutée, ait pu le rédimer. De fait, il n’en a rien été, et le danger est réel. Dès lors, à eux de prendre les choses en mains pour se protéger ?

 

Vous vous doutez de comment tout cela va tourner… Des innocents peuvent ainsi être amenés à commettre le pire ? En prenant en compte que ces innocents peuvent avoir des motivations souterraines, je suppose – Tanabe Jun est un peu trop porté à manier le fusil, Izumi Keita est obsédé par son mariage en déliquescence et surtout la garde de sa fille (ce n'est pas pour rien qu'il déplore la décision de construire une bibliothèque avant l'école qui l'intéresse bien davantage), et le jeune flic veut tellement se faire bien voir des administrés, d’autant qu’on lui a dit qu’il vaudrait mieux qu’il se montre coulant… Mais, quoi qu’il en soit, ces trois personnages se retrouvent à partager un lourd secret, et sont bientôt menacés, non plus par les vues perverses d’un criminel, un mal absolu aisément identifiable, mais par l’enquête du policier Hatakeyama, sur la piste de Suzuki Mutsuo – un homme « bon », et qui doit retrouver le criminel, pour réparer d’anciens torts et pour en éviter de nouveaux…

 

En fait de thriller, et même si Tsutsui Tetsuya sait susciter et entretenir une certaine tension, ce premier tome de Noise n’est au fond guère surprenant. L’essence de la trame se devine très vite. Du coup, la seule surprise potentielle, ici, porte sur ce choix, éventuellement étonnant si pas nécessairement non plus, consistant à faire de Suzuki Mutsuo un monstre, sans la moindre ambiguïté. D’autres auteurs auraient probablement joué de la possibilité, soit qu’il ait été un innocent injustement condamné dès le départ, soit que la prison l’ait effectivement racheté et que le remords pour son crime atroce en ait fait un autre homme, à moins que la question ne doive être posée dans des termes plus froidement juridiques aussi bien que psychologiques ou sociologiques, des approches dans lesquelles la connotation largement spirituelle voire religieuse de la rédemption n’est tout simplement pas de mise – c’est au fond l’essence de la réflexion sur la législation criminelle : s’agit-il de punir, ou de protéger ? Le Suzuki qui offre son patronyme à Mutsuo amène tout naturellement à envisager le problème sous cet angle, et c’est pertinent. Mais, ceci mis à part, Tsutsui Tetsuya ne joue donc pas ce jeu de « l’innocence », fondamentale ou acquise/retrouvée – et, à tout prendre, je suppose que c’est probablement préférable pour son récit.

 

Dès lors, ce n’est pas la personnalité de Mutsuo qui compte, et pas davantage ses crimes, mais la réaction de la communauté à son arrivée à Shishikari. Il y a d’emblée une forme de paranoïa latente, et je suppose que c’est là un thème central de Noise – avec cette idée de rumeur qui enfle, bien sûr, et qui n’a pas besoin de la caisse de résonance des réseaux sociaux pour colporter bruits funestes et (très) mauvaises idées, dont celle d’une « justice » personnelle. Que Keita ait raison de se méfier de Mutsuo ne change rien au fait davantage navrant qu’il se montre suspicieux d’emblée – quand l’homme se présente devant lui, son premier réflexe est de vérifier qu’il n’y a pas de traces de piqûres sur ses bras, ou de tatouages identifiant un yakuza, voire carrément de phalanges coupées… Qu’il n’y ait rien de la sorte semble presque le frustrer, d’une certaine manière. Quant à l’ami Tanabe, oui, il est décidément bien trop content de se balader avec son fusil et d’en faire usage, ou de promettre de le faire ; ce en quoi il peut évoquer bien des croisés du web, j’imagine… ou le vigilante lambda convaincu de sa supériorité morale. Oui, je suppose que c’est là qu’est le cœur de Noise, si j'ose dire – et que ce manga se montre à cet égard pertinent.

 

Pour autant, il ne m’a pas des masses emballé. Pour un thriller, il est bien plan-plan, et donne une impression de déjà lu – ce qui, hélas, n’exclut pas l’usage de mécaniques un peu forcées, un peu trop apparentes ; mon problème avec les thrillers en général, faut dire. Ce premier tome se lit sans déplaisir, certes pas, mais sans guère d’enthousiasme non plus. La mise en place est bien gérée, mais, quand j’ai retourné la dernière page, j’ai un peu eu le sentiment de n’avoir… rien lu ? J’entends par-là qu’il ne s’agissait pas d’une frustration souhaitée, celle qui pousserait à lire au plus vite la suite. Non, là il s’agissait plutôt… d’indifférence, je suppose.

 

Ce qui vaut pour le dessin en même temps que pour le récit. C’est pro, mais un peu fade. Les personnages sont bien caractérisés, mais les décors souvent minimalistes. Et, globalement, j’ai eu l’impression que cela manquait un peu de personnalité.

 

Ou, dessin et scénario, de véritable accroche ? Le thème est bon, voire plus que ça (il me ramène à vrai dire à de vieilles interrogations personnelles), mais j'ai tout de même le sentiment qu'il manque quelque chose pour que ce soit vraiment intéressant. Je ne regrette pas ma lecture – mais je ne suis pas certain de lire la suite. Peut-être me faudrait-il essayer une autre BD de Tsutsui Tetsuya ? Je ne sais pas. Mais ce premier contact n’a donc pas été très enthousiasmant.

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NonNonBâ, de Shigeru Mizuki

Publié le par Nébal

NonNonBâ, de Shigeru Mizuki

MIZUKI Shigeru, NonNonBâ, [NonNonBâ to ore のんのんばあとオレ], traduit du japonais et annoté par Patrick Honnoré et Yukari Maeda, adapté par Jean-Louis Capron, introduction de Jean-Louis Capron, Bègles, Cornélius, coll. Pierre, [1977, 2006] 7e éd. 2016, 420 p.

J’ai découvert Mizuki Shigeru bien tardivement et en commençant par la fin, d’une certaine manière, via sa génialissime autobiographie Vie de Mizuki, publiée dans une édition très luxueuse par Cornélius. L’éditeur avait déjà quelques titres de l’auteur à son actif, dont sa plus célèbre et emblématique série, Kitaro le Repoussant, mais aussi d’autres œuvres au contenu autobiographique simplement un peu moins frontalement avoué que dans Vie de Mizuki – ce qui incluait notamment Opération Mort, et, d’abord et avant tout, NonNonBâ.

 

En effet, quand Cornélius a publié (déjà de façon luxueuse) ce dernier titre en 2006 – une BD réalisée par Mizuki trente ans plus tôt –, l’auteur était largement méconnu en France, bien loin de son statut colossal au Japon : pas de la stature de Tezuka Osamu, parce que personne ne l’est, mais la catégorie immédiatement en dessous, ce qui est proprement énorme. Le pari s’est avéré payant, la BD étant aussitôt récompensée du prix du meilleur album au festival d’Angoulême, ce qui a permis d’en traduire d’autres titres.

 

Il faut dire que cette BD précisément avait été très bien choisie, qui permettait de faire la bascule entre l’œuvre autobiographique de Mizuki, et sa passion bien connue des yôkai, un folklore nippon qui n’avait pas forcément jusqu’alors suscité beaucoup d’échos en Occident, mais qu’un Miyazaki contribuait éventuellement à faire connaître – là où Mizuki lui-même, quelques décennies plus tôt donc, avait pour ainsi dire ressuscité aux yeux mêmes des Japonais ce passé mythique qu’ils avaient tendance, et depuis longtemps, à négliger.

 

Pour traiter de ce thème, Mizuki a donc choisi de se replonger dans ses souvenirs d’enfance, sans vraiment se cacher – le petit garçon au cœur de l’intrigue s’appelle bien Shigeru, et ceux qui ont lu la bien plus tardive Vie de Mizuki reconnaissent sans peine l’auteur, ses frères, ses parents, et la petite vieille NonNonBâ (d’autant que certaines planches de NonNonBâ ont finalement intégré le premier volume de Vie de Mizuki !).

 

Qui est NonNonBâ ? La veuve d’un bonze, qui vivait de mendicité. Elle a toujours une activité de « prieuse », mais vit dans une misère noire. Dans le contexte très pudique de cette petite ville de province qu'est Sakaï-minato, on ne met pas en avant la pauvreté, pas plus que la générosité de ceux qui permettent à la vieille de survivre : de manière plus digne et informelle, on lui confie du travail (pas toujours très utile, à vrai dire) – et c’est ainsi que NonNonBâ se retrouve au service des Murata, et est amenée à fréquenter le petit Shigeru.

 

Or NonNonBâ exercera une influence (presque) sans pareille sur le garçon. Volontiers bagarreur, mais un peu froussard en même temps, le gamin est éveillé par sa nounou à la présence perpétuelle des yôkai : ce n’est pas parce qu’on ne les voit pas qu’ils ne sont pas là ! Oui, il y a des choses qui existent, et qu’on ne voit pas… Un abondant folklore que la petite vieille connaît sur le bout des doigts ! Quantité de figures grotesques, aux attributs absurdes – mais attention à ne pas le leur dire en face, ils peuvent se montrer dangereux ! Pourtant, si les histoires de yôkai que narre l’intarissable vieille procurent dans un premier temps au petit Shigeru de délicieux frissons, elles en viennent bientôt à remplir d’autres fonctions : la peur est une émotion utile, mais la perception de l’omniprésence des yôkai peut aussi se montrer rassurante, en témoignant d’une sorte d’ordre du monde finalement sécurisant.

 

On pourrait se contenter de voir en NonNonBâ une petite vieille superstitieuse parmi tant d’autres, a fortiori dans une province aussi nommément arriérée, bien loin des néons de Tôkyô. On aurait probablement tort. Si la foi sincère de NonNonBâ envers les yôkai ne fait absolument aucun doute, elle y trouve visiblement de l’inspiration voire de la ressource au quotidien ; la bonne femme n’est pas seulement généreuse, dévouée, le cœur sur la main, elle est en même temps astucieuse, et fondamentalement pratique – les yôkai, au travers de ses récits, lui viennent en aide, comme ils viennent en aide au petit Shigeru ; ils peuvent aussi s’en prendre à ceux qui le méritent… Mais, dans un sens comme dans l’autre, les yôkai facilitent d’une certaine manière l’harmonie, un vivre-ensemble qui peut certes avoir des connotations spirituelles ou mystiques, mais aussi très pratiques – ce qui n’est au fond pas si étonnant : dans ce registre de la sagesse paysanne, un peu naïve, ou peut-être faussement naïve, le Japon n’est en définitive pas isolé. Et les enseignements de NonNonBâ portent – en tout cas sur le petit garçon qui sera un jour Mizuki, qui avait peur à l’origine des yôkai, mais a ainsi appris à vivre avec eux, partout… peut-être même à survivre, le moment venu. Plus tard...

 

NonNonBâ remplit assurément un rôle de figure tutélaire pour le petit Shigeru – l’artiste Mizuki lui rend hommage de manière très touchante, vibrante d’émotion. Mais, étrangement peut-être ? elle n’est pas la seule à exercer une influence déterminante sur l’auteur dans cette BD qui porte son nom : il faut y associer aussi un personnage bien différent – le père de l’auteur. On le reconnaît sans peine, ici, quand on a lu la bien plus tardive Vie de Mizuki ; ce qui m’a vraiment surpris, c’est que ce père joue un rôle probablement bien plus déterminant dans NonNonBâ que dans l’ultime série autobiographique de l’auteur. Il est à peu près tout le contraire de NonNonBâ : nonchalant voire tout bonnement paresseux quand elle est une travailleuse acharnée, tourné vers le progrès technique quand elle ne jure que par le passé et les traditions – l’incarnation d’un tout autre Japon, post-Meiji, qui n’a rien de commun avec les yôkai, ces balivernes d’antan (et pas beaucoup plus avec les réminiscences d’un passé familial glorieux dont le serine en permanence son épouse, très fière de son ascendance porteuse de sabres et dotée d’un patronyme, ce qu’elle remet sans cesse sur le tapis). Mais la nonchalance du père le rend drôle et sympathique – le plus souvent (il ne brille pas toujours par l’empathie, contrairement à la très sensible mais aussi très pudique NonNonBâ…) ; et il y a en lui quelque chose d’un vieux désir inassouvi de devenir un artiste – quand il se procure un projecteur pour ouvrir une salle de cinéma dans sa campagne, c’est avec la prétention d’illuminer les paysans avec la technologie moderne ; mais il y a aussi ce scénario qu’il s’est promis d’écrire depuis si longtemps… Et c’est ainsi, paradoxalement, qu’il en vient à remplir un rôle équivalent, complémentaire peut-être, à celui joué par NonNonBâ, en encourageant le petit Shigeru à faire ce pourquoi il semble d’ores et déjà si doué : raconter des histoires…

 

NonNonBâ et le père de Shigeru sont des figures tutélaires plus qu’à propos dans ce qui ressemble fort à un récit d’apprentissage. Mais la formation du futur mangaka implique deux autres personnages bien différents – deux petites filles, dont le sort tragique contribuera à former l’auteur à la dure, mais qui, chose appréciable, ont une véritable présence, et très empathique, en dehors de cette seule « fonction » un peu navrante : ce sont des personnages à part entière, et c’est bien pourquoi leur sort touche autant.

 

La première se nomme Chigusa, et c’est une cousine de Shigeru – une petite fille de la ville, qui se rend à la campagne pour ménager ses poumons malades… Elle finira bien par mourir, veillée par l’attentive et dévouée NonNonBâ. Mais elle aura eu le temps d’encourager Shigeru à raconter ses histoires et à développer son imaginaire : le folklore et l’art balbutiant se conjuguent pour offrir au petit être condamné une échappatoire onirique indispensable.

 

Mais la seconde de ces petites filles, Miwa, témoigne quant à elle de ce que les hommes peuvent être odieux – yôkai ou pas. Ils sont en définitive bien plus à craindre que les créatures folkloriques aux attributs un peu grotesques… L’art ne la sauvera pas plus qu’il n’a pu sauver Chigusa – les yôkai finalement pas davantage, s’ils ont pu, là encore, atténuer au moins temporairement la douleur, par l’émerveillement.

 

Tout cela a de quoi susciter chez le petit Shigeru des crises de foi – celles, je suppose, qui doivent affecter quiconque professe honnêtement une croyance. À quoi bon les yôkai, quand il y a la mort, et le sordide ? Les paroles réconfortantes de NonNonBâ ne suffisent pas toujours.

 

Car, en même temps que Shigeru découvre les yôkai, et se dévoue d’une certaine manière à leur cause en racontant leurs histoires en bandes dessinées, il s’éveille aussi au quotidien d’un Japon plus prosaïque, tristement prosaïque, au travers de jeux enfantins d’abord envisagés avec un semblant de nostalgie bienveillante, mais qui témoignent pourtant bientôt d’un arrière-plan des plus sombre et menaçant… C’est que les petits Japonais des années 1920-1930 jouent à la guerre. Un lecteur français pensera sans doute aussitôt à La Guerre des boutons, ce genre de choses, mais le contexte de l’époque, ce Japon nationaliste et militariste, rend d’emblée le thème un peu plus inquiétant. La désignation d’un nouveau chef, son sadisme même plus dissimulé à ce stade, sa brutalité de sous-officier, entraînent bientôt l’armée des gosses sur une pente fatale, faite d’agression permanente, de brimades et d’humiliations érigées en mode de vie, présages du grand suicide collectif dans lequel les militaires n’allaient plus tarder à lancer leur patrie entière… Les yôkai interviennent ici aussi – et les exemples de NonNonBâ aussi bien que du père ; ils inciteront le petit Shigeru, ostracisé par la bêtise pure et simple, à se faire le partisan d’une idée bien curieuse : le pacifisme. Et qu’importe si la flemme en est une motivation essentielle… ou, plus noblement, le désir d’avoir du temps pour raconter des histoires ; Shigeru sait se battre, mais cela l’ennuie bientôt – c’est tellement puéril ! Mieux vaut créer des mangas !

 

On le voit, NonNonBâ, au-delà du seul personnage titre, et des yôkai qui lui sont d’emblée associés comme ils le seront à jamais à l’auteur, NonNonBâ donc est une BD d’une grande richesse thématique, variée, toujours pertinente (même pour quelqu’un qui, comme votre serviteur, est on ne peut plus hermétique aux « choses qui existent même si on ne les voit pas » et à la spiritualité qui va avec). La narration décousue mais pas improvisée produit de délicates et touchantes tranches de vie imprégnées de merveilleux, qui s’associent thématiquement pour former un récit cohérent et subtil. La BD est tour à tour drôle et tragique, édifiante et désolante, enchanteresse et terrible – un jeu des contraires sublimé par un dessin parfait et immédiatement reconnaissable, qui m’avait déjà tant séduit dans la plus tardive Vie de Mizuki : ce que j’en disais vaut également pour NonNonBâ.

 

C’est une très belle bande dessinée, en même temps je suppose qu’une bonne introduction à l’œuvre de Mizuki Shigeru – elle avait semble-t-il été présentée comme telle par Cornélius en 2006, et à bon droit. On peut, une fois de plus, parler de chef-d’œuvre.

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Intégrale, vol. 3 : Autres Mondes, de Clark Ashton Smith

Publié le par Nébal

Intégrale, vol. 3 : Autres Mondes, de Clark Ashton Smith

SMITH (Clark Ashton), Intégrale, vol. 3 : Autres Mondes, traduit de l’anglais (États-Unis) par Alex Nikolavitch, préface de Scott Connors, postface de S.T. Joshi, note d’intention d’Alex Nikolavitch, couverture de Zdzislaw Beksinski, Saint-Laurent d’Oingt, Mnémos, 2017, 238 p.

TROIS

 

Autres Mondes est le troisième et dernier volume de « l’intégrale » (qui n’en est pas une, blah blah blah) des nouvelles de fantasy de Clark Ashton Smith, dans l’édition résultant du financement participatif organisé par les Éditions Mnémos.

 

Ce qui appelle deux remarques : tout d’abord, on est là dans du pur bonus – le trouvage de corbeau ne portait initialement que sur les univers les plus développés par l’auteur, à savoir Zothique, Averoigne, Hyperborée et Poséidonis, et l’idée même d’un troisième volume, sans parler de son contenu, n’est devenue concrète qu’à force d’engranger les paliers (d’où, d’ailleurs, quelques ultimes « cadeaux » récompensant les contributeurs, incluant leur liste – tiens, je n’y suis pas –, ou un glossaire des divers univers explorés dans les trois volumes ; à noter, au passage, les illustrations ne sont cette fois pas originales, mais des tableaux souvent célèbres, et appropriés, en noir et blanc par contre).

 

Ensuite, il faut relever que l’édition issue du financement participatif diffère de celle qui est arrivée « normalement » en librairie, les tomes étant découpés différemment : en l’espèce, ces Autres Mondes ont alors été associés à Averoigne, tandis qu’un volume entier était consacré au seul univers (le plus abondant, certes) de Zothique.

 

En tant que « volume bonus » compilant des textes en principe indépendants, Autres Mondes ne bénéficie pas de la cohérence interne des autres tomes… encore que ? C’est peut-être à débattre, et j’y reviendrai. Cependant, d’emblée, on peut déjà relever que s’y trouvent deux « mini-cycles » (l’un consacré à Mars, ou Aihaï, l’autre dévolu à Xiccarph), qui, s’ils n’ont certes pas l’ampleur de Zothique, ne sont pas forcément si éloignés dans l’absolu de Poséidonis, mettons.

 

AU-DELÀ DES ÉTOILES

 

Maintenant, qu’elle soit délibérée ou pas, on peut relever une différence notable avec les précédents cycles, même si peut-être moins cruciale qu’elle n’en a tout d’abord l’air : c’est qu’il s’agit bien d’Autres Mondes, entendre par là que nous ne sommes le plus souvent pas sur Terre – là où Hyperborée et Poséidonis renvoyaient à un passé mythique de la planète bleue, et Zothique à son lointain futur d’agonie, avec entre les deux une Averoigne plus ambiguë, comme une France médiévale ou d’Ancien Régime alternative. Dans cet ultime volume, si cela n’est pas tout à fait systématique, Clark Ashton Smith nous emmène sur d’autres planètes.

 

Il y a sans doute des raisons plus ou moins « commerciales » à cela. En quête de marchés pour ses récits en prose, Clark Ashton Smith ne manquait pas de relever que la « scientifiction », dans des revues comme Wonder Stories notamment (fondée par Hugo Gernsback), avait une certaine popularité, et que Weird Tales n'y était pas réfractaire, à la condition de mettre l'accent sur l'horreur. Smith, dans ses échanges avec Lovecraft, ne cachait pas que, à la différence de son éminent correspondant, lui-même n’était guère excité par l’imaginaire scientifique – ses univers étaient plus baroques, et relevaient clairement d’une fantasy absolument pas désireuse de se fixer des limites de quelque ordre que ce soit. Cela dit, le lectorat de Wonder Stories et d’autres pulps du même ordre n’était au fond guère regardant – et tant pis pour les ambitions scientifiques initiales de Gernsback : il suffisait de placer un récit sur une autre planète, et de confier un pistolaser à un héros, et, hop ! Succès. Inutile de s’embêter avec des développements prenant en compte les difficultés du voyage interstellaire, et les extraterrestres pouvaient se permettre de n’être que des humanoïdes assez fades tant qu'ils avaient les yeux globuleux de rigueur. Dans ces conditions, un Smith pouvait très bien concevoir des récits se déroulant sur Mars ou sur des planètes autrement lointaines – mais, au fond, astronefs et pistolasers ou pas, ils demeuraient des récits de fantasy… et/ou d’horreur, car le cauchemar était donc un bon moyen pour Smith de retourner à un univers baroque parlant davantage à son cœur. Cette approche est avant tout illustrée ici par les trois nouvelles martiennes – à vrai dire, tout le reste, dont Xiccarph, s’embarrasse encore moins de science ou d’illusion de science, et s’adonne sans entraves à la fantasy la plus colorée et la plus pure, planètes lointaines ou pas ; un système à trois étoiles a une poésie qui lui est propre, sans chercher à faire dans le « réalisme ».

 

Maintenant, il faut ajouter que, quel que soit le contexte de ses récits, Clark Ashton Smith ne rechignait guère à faire dans la formule : le récit type, ici comme ailleurs, voit régulièrement un ou des aventuriers pénétrer avec un peu trop de nonchalance un vestige d’une antique civilisation ou la demeure d’un sorcier, y trouver un truc parfaitement horrible, et en faire les frais, folie ou mort. On a déjà lu bien de ces récits-types dans les deux précédents volumes, et ils ne manquent certes pas dans celui-ci, notamment dans le cas martien. Souvent, jusqu’à présent, ce schéma m’a paru correspondre aux textes les plus faibles – étrangement, ici, ça n’est pas nécessairement le cas.

 

MARS/AIHAÏ

 

Le recueil s’ouvre sur trois nouvelles consacrées à Mars – ou Aihaï, comme l’appellent les autochtones. Ce sont, de tout le volume, les récits qui prétendent le plus à un minimum de « réalisme », disons du moins qu’ils sont un peu moins baroques que ceux qui suivent, et, par ailleurs, ils jouent beaucoup de la carte de l’horreur, au travers de périples chthoniens clairement inscrits dans la formule que je viens de décrire. Tout ceci pourrait faire craindre des nouvelles de seconde zone, mais, décidément, ça n’est pas nécessairement le cas.

 

À vrai dire, la première de ces nouvelles, « Les Caveaux de Yoh-Vombis », est une réussite marquée dans ce registre, avec son expédition archéologique découvrant une horreur sans nom dans des souterrains oubliés que les autochtones refusent d’approcher. Le schéma est très classique, et ne manquera pas d’évoquer des nouvelles fameuses du copain Lovecraft, au premier chef Les Montagnes Hallucinées et « Dans l’abîme du temps » (à ce stade, les emprunts sont probablement réciproques) ; surtout, à vrai dire, en ce que c’est ici l’horreur qui domine, et de manière agressive, car extrême – et peut-être assez originale, en fin de compte, pour l’époque ? La nouvelle suscite des images fortes chez le lecteur, et il est à vrai dire très tentant d’y associer des réminiscences de films bien postérieurs, tout particulièrement Alien ou The Thing – on est vraiment dans ce genre de récit d’horreur, et « Les Caveaux de Yoh-Vombis » en est une très puissante illustration.

 

Les deux autres nouvelles martiennes sont bien inférieures, même si pas dépourvues d’intérêt. « L’Habitant du gouffre » reprend en apparence le canevas des « Caveaux de Yoh-Vombis », mais en atténue la froide terreur avec des visions hallucinées d’ordre psychédélique, plus à même de susciter le genre de rêveries baroques qui caractérisent une part essentielle de l’œuvre de Clark Ashton Smith, en prose ou en vers. L’effet m’a dès lors paru moins marqué, et le texte bien moins singulier. Cela dit, il ne manque pas d’images fortes, qui, à leur manière, expriment un cauchemar certes d’un autre ordre, mais qui a sa propre puissance et sa propre saveur.

 

La troisième et dernière nouvelle martienne, « Vulthoom », est la plus problématique – on a l’impression que l’auteur ne sait pas sur quel pied danser. Deux Terriens « exilés » sur Mars, et au profil d’aventuriers, se retrouvent embarqués dans les profondeurs de la planète rouge pour satisfaire aux ambitions de Vulthoom, un être d’une puissance infinie que les autochtones envisagent comme une sorte de diable – si la créature elle-même assure qu’elle n’est rien de la sorte, simplement un extraterrestre issu d’une antique civilisation très avancée et très puissante. Pour Vulthoom, le temps est très différent de ce qu’il est pour les Terriens comme les Martiens : son cycle de sommeil passe par des phases de plusieurs centaines voire milliers d’années, qui ne sont pour lui que de brèves nuits – mais ses ambitions le portent à s’intéresser maintenant à la Terre, dont la civilisation a bien progressé depuis sa dernière période d’éveil… Je crois que Clark Ashton Smith tenait quelque chose avec Vulthoom – avec l’idée même du personnage, s’entend, qui a quelque chose d'un Grand Ancien, et en même temps de méphistophélique. Toutefois, il n’a visiblement pas su quoi en faire ; en tordant le récit pour en faire une aventure palpitante, il en a atténué la singularité – le périple des héros, exceptionnellement envisagés comme tels, relève d’une odyssée chthonienne type, et on a connu Smith autrement plus convaincant dans ce registre (ne serait-ce d’ailleurs que dans « L’Habitant du gouffre », juste avant – on peut aussi penser, plus loin, aux « Abominations de Yondo », qui se distinguent cependant en ce qu’elles sont à l’air libre). Dommage…

 

XICCARPH

 

Les deux récits suivants sont consacrés à Xiccarph, une très lointaine planète orbitant autour de trois soleils et dotée de quatre lunes – plus exactement, la première de ces deux nouvelles se situe intégralement sur Xiccarph, là où la seconde ne fait qu’y commencer… en illustrant bien que Clark Ashton Smith n’avait guère envie de se compliquer la vie en mettant en scène des voyages spatiaux, la magie est tout de même beaucoup plus pratique à cet effet. De fait, les nouvelles de Xiccarph n’ont pas l’ambiguïté de celles de Mars : planète lointaine ou pas, on fait ici dans la pure fantasy.

 

Le personnage clef de ces deux récits, Maal Dweb, est d’ailleurs un puissant sorcier dans la lignée d’Eibon ou de Malygris, sinon des nécromanciens de Zothique ; il se singularise par sa mélancolie, d’homme (enfin…) qui a tout vu, tout vécu et triomphé de tout, regrettant que la vie ne lui offre plus depuis bien trop longtemps de quoi le stimuler…

 

Maal Dweb est le héros du second texte, mais il a un rôle d’antagoniste dans le premier : « Le Dédale de Maal Dweb » a pour héros une sorte de chasseur primitif du nom de Tiglari, qui pénètre le jardin fantasque de Maal Dweb (une illustration marquée du riche imaginaire végétal de Clark Ashton Smith, qui sera encore plus sensible dans certains des textes figurant plus loin dans le recueil, comme « Les Femmes-Fleurs » en Xiccarph et surtout « Le Démon de la fleur ») afin d’en sauver la belle Athlé, le sorcier étant porté à changer les femmes en statues, afin de préserver à jamais leur beauté autrement bien trop éphémère. Vous vous en doutez, ça ne se passera pas très bien pour Tiglari et Athlé… La nouvelle est assez réussie : le jardin impressionne, et les créatures et plantes étranges qui l’habitent, et la mélancolie de Maal Dweb touche étrangement, alors même que la froideur criminelle de son comportement révulse.

 

« Les Femmes-Fleurs » s’ouvre sur Maal Dweb soliloquant face à la statue d’Athlé – le puissant sorcier, las de sa démesure, décide de l’abandonner en bloc. Avide d’aventure, il se rend sur une autre planète, où des femmes-fleurs offrent un miroir ironique à ses statues. Hélas, la nouvelle ne convainc guère : l’imaginaire végétal, propice à une sorte de poème en prose, s’accommode assez mal d’un substrat d’aventure davantage pulp, qui ne parvient jamais vraiment à emporter l’adhésion – on a un peu l’impression, là encore, que Clark Ashton Smith ne sait pas trop quoi faire de son puissant personnage, de même qu’avec Vulthoom.

 

AUTRES MONDES

 

Suivent, sous l’intitulé générique « Autres Mondes », cinq nouvelles relativement différentes, pour le coup – mais finalement peut-être plus constantes en termes de qualité que celles qui précèdent.

 

La première est « Les Abominations de Yondo », semble-t-il une des premières nouvelles écrites par Smith à destination du marché des pulps. Il est à vrai dire tentant d’y voir une forme de poème en prose plus typique de la production antérieure de l’auteur – là où certains des poèmes en prose que nous pouvons lire plus loin dans ce volume ont quelque chose qui pourrait les rapprocher davantage de nouvelles ; la question porte dans les deux cas sur l’importance que l’on accorde à la dimension proprement narrative de ces textes. Dès lors, « Les Abominations de Yondo » tient du périple halluciné, subi par un homme en condamnation de ses méfaits – cette dimension « pénale » étrange fournissant un intéressant motif à une errance absurde dans un désert très mystiquement connoté ; à tort ou à raison, tout cela m’a fait penser à une sorte de variation davantage horrifique sur, mettons, La Tentation de saint Antoine. Un texte intéressant – pas parfait, mais doté d’une certaine poésie baroque en même temps qu’étrange, au travers d’images totalement folles qui impressionnent durablement.

 

« Une nuit en Malnéant » n’a pour ainsi dire rien à voir. C’est une sorte de fable sur le deuil, empreinte sans doute d’un certain pathos démonstratif, et pourtant joliment touchante – et c’est ce en quoi elle est horrible, sans qu’il soit nécessaire d’y faire intervenir des monstres ou que sais-je. Oui, ce texte m’a étrangement touché, je l’ai beaucoup aimé.

 

« Le Monstre de la prophétie » revient aux voyages interstellaires plus magiques qu’autre chose, mais en développant une sorte d’étrange satire pince-sans-rire pour le moins déstabilisante : c’est que le monstre en question est un homme, un poète figurez-vous, emmené dans un monde lointain par une créature extraterrestre surpuissante (et résolument non humanoïde en dépit de l’apparence factice qu’elle adopte tout d’abord), qui y voit le moyen d’accéder aux plus hautes charges de cet univers, en accomplissant de la sorte une prophétie qui, à terme, pourrait bien se retourner contre lui. C’est un texte étrange, oui – notamment en ce qu’on ne sait jamais tout à fait ce qu’il faut y prendre au sérieux. Ce retournement ironique sur la monstruosité est intéressant, qui incite en même temps l’auteur à dépeindre les interactions entre le poète et ses hôtes sur un mode savoureux – ce jusqu’à l’érotisme, bien avant Les Amants étrangers de Philip José Farmer, ou encore L’Étrangère de Gardner Dozois. Une réussite en ce qui me concerne.

 

« Le Démon de la fleur » également est une réussite – mais dans un genre bien différent. Cette légende antique aux accents dunsaniens est en même temps un récit d’horreur sur un mode global inattendu, l’humanité y étant asservie par des plantes qui lui sont bien supérieures, avec à leur tête une fleur unique en son genre et d’une puissance proprement divine. L’imaginaire végétal sensible dans « Le Dédale de Maal Dweb » ou « Les Femmes-Fleurs » est ainsi transmuté en quelque chose de radicalement autre, qui peut à terme relever de la terreur pure. La nouvelle est en même temps très déprimante… C’est qu’il ne s’agit pas tant d’une variation végétale sur La Guerre des mondes (il y en a un certain nombre), plutôt d’une fable désabusée sur l’impossibilité absolue de changer la donne. Un texte dès lors à la fois baroque, terrifiant et glaçant – j’ai beaucoup aimé.

 

De ces cinq « Autres Mondes », c’est « La Planète défunte » qui m’a le moins parlé. D’une certaine manière, cette nouvelle ressemble à première vue au « Monstre de la prophétie », avec cet astronome/antiquaire, en lieu de poète, qui est amené (en rêvant, cette fois ?) à se rendre sur une planète très lointaine, et très étrange, mais où certaines choses persistent – dont la romance, en fait au cœur de l’intrigue, entre le Terrien fait poète Antarion et la belle Thameera ; comme de juste, ceci ne plaît pas au roi Haspa, etc. Le contexte est décrit avec un luxe de détails baroques typique de l’auteur, et la romance n’exclut pas, loin de là, des dimensions plus sombres en arrière-plan, dont une conviction de décadence qui devient subitement très concrète, très matérielle, mais cela n’a pas suffi à emporter mon adhésion. Ce texte n’est pas mauvais, mais m’a paru un peu médiocre – peut-être parce que je n’ai pas su, ou pu, en apprécier le style, généralement loué (globalement, la traduction d’Alex Nikolavitch ne me paraît pas exempte de tout reproche, d’ailleurs, même si certainement pas au point du rejet).

 

POÈMES EN PROSE

 

Suivent quatre poèmes en prose, un registre que Clark Ashton Smith a beaucoup pratiqué et qui lui a valu une certaine réputation. Joyeuse bonne idée, ces quatre textes sont présentés en version bilingue.

 

Je ne me sens pas vraiment de rentrer dans les détails – je n’ai au fond pas grand-chose à en dire, ne sachant pas très bien ce que j’en pense… Je relève simplement, comme mentionné plus haut, que la frontière entre le poème en prose et la nouvelle me paraît parfois ambiguë : j’ai vraiment le sentiment que « Les Abominations de Yondo » pourrait être considéré comme un poème en prose, là où, de manière particulièrement marquée, « Sadastor » a une certaine dimension narrative qui pourrait assez légitimement en faire une nouvelle. Bah, ça n’est sans doute pas très important…

 

Et, au-delà, je n’ai donc pas grand-chose à en dire. À l’évidence, ces quatre brefs textes se montrent particulièrement léchés, plus baroques encore que d’usage (et c’est donc peu dire – oui, je me rends compte combien j’ai sans cesse employé ce qualificatif dans cette chronique), au point à vrai dire où l’overdose me paraît commencer à menacer. Le lexique précieux renvoie souvent à l’imaginaire végétal dont ce recueil tout particulièrement a maintes fois témoigné, mais cela va au-delà.

 

Mais, dans ces poèmes en prose, c’est leur dimension profondément décadente qui me paraît la plus intéressante – ce qui n’a rien de bien surprenant chez l’auteur de Zothique, entre autres : il se sent chez lui au milieu des démons et des lamies ; on ne lui en voudra pas !

 

MERCI

 

Ce troisième volume « bonus » se montre en définitive plus qu’honorable, face à ses grands-frères consacrés aux univers les plus développés par Clark Ashton Smith – et il n’est pas dépourvu d’une certaine cohérence, finalement, une cohérence qui transcende le niveau un peu prosaïque des « cycles » identifiés en tant que tels.

 

Et on y compte des nouvelles tout à fait recommandables. La meilleure à mon sens est probablement « Les Caveaux de Yoh-Vombis », mais « Le Dédale de Maal Dweb », « Une nuit en Malnéant » et « Le Démon de la fleur » valent amplement le détour, et probablement aussi « Les Abominations de Yondo » ou « Le Monstre de la prophétie », sur un mode peut-être davantage mineur.

 

Un bon livre, donc – et une bonne conclusion à une très belle édition que j’attendais de longue date : voilà un financement participatif auquel je suis vraiment très heureux d’avoir pris part – depuis le temps que je voulais lire Clark Ashton Smith ! Il le méritait bien, assurément.

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Peleliu, Guernica of Paradise, vol. 1 et 2, de Kazuyoshi Takeda

Publié le par Nébal

Peleliu, Guernica of Paradise, vol. 1 et 2, de Kazuyoshi Takeda
Peleliu, Guernica of Paradise, vol. 1 et 2, de Kazuyoshi Takeda

TAKEDA Kazuyoshi, Peleliu, Guernica of Paradise, vol. 1, [Peleliu – Rakuen no Guernica ペリリュー~楽園のゲルニカ~], avec le concours de M. Masao Hiratsuka, traduction [du japonais par] Satoko Fujimoto, [s.l.], Vega, coll. Seinen, [2016] 2018, [n.p.]

Peleliu, Guernica of Paradise, vol. 1 et 2, de Kazuyoshi Takeda

TAKEDA Kazuyoshi, Peleliu, Guernica of Paradise, vol. 2, [Peleliu – Rakuen no Guernica ペリリュー~楽園のゲルニカ~], avec le concours de M. Masao Hiratsuka, traduction [du japonais par] Satoko Fujimoto, [s.l.], Vega, coll. Seinen, [2016] 2018, [n.p.]

Comme ses prédécesseurs, le n° 8 de l’excellente revue Atom m’a fait découvrir un certain nombre de mangas ayant l’air intéressants, dont, dans l’actualité, cette série qu’est Peleliu, Guernica of Paradise, due à Takeda Kazuyoshi, et dont la publication française vient d’être entreprise par un nouvel éditeur de manga, Vega. Les deux premiers volumes sont parus d’emblée, et ce sont ceux dont je vais vous parler aujourd’hui, mais la série est en cours de publication au Japon, où il y a au moins trois autres volumes, qui devraient être traduits relativement rapidement, ai-je cru comprendre.

 

Peleliu, Guernica of Paradise est un manga de guerre, centré sur le récit de la sanglante bataille de Peleliu, une paradisiaque (donc) petite île de corail dans l’archipel des Palaos. Cette bataille, semble-t-il méconnue des Japonais contemporains (tout particulièrement à en croire Hiratsuka Masao, un spécialiste de la guerre du Pacifique qui a conseillé Takeda Kazuyoshi dans la conception de cette BD), cette bataille donc a eu lieu entre septembre et novembre 1944, et a été particulièrement meurtrière. Elle a opposé, pendant près de deux mois (là où le commandement américain pensait régler l’affaire en quelques jours...), dans les 40 000 soldats américains et 10 000 soldats japonais. Si la bataille a autant duré, c’est que les Japonais avaient aménagé tout un réseau de grottes, dans l’optique de tenir le plus longtemps possible, et de rendre la victoire particulièrement coûteuse aux Américains – un scénario anticipant la (plus célèbre car hautement symbolique) bataille d’Iwo Jima (hop), quelques mois plus tard. Cet acharnement à défendre cette île minuscule, dans une opération clairement suicidaire et, funeste originalité, pour la première fois semble-t-il véritablement conçue comme telle au plan stratégique (le contingent japonais, constitué de troupes de réserve, en infériorité numérique marquée, mal équipé, mal approvisionné, et qui ne pouvait pas espérer de renforts, n’avait absolument aucune chance de l’emporter, et se rendre était inacceptable – 97 % des soldats japonais de Peleliu sont morts durant la bataille), cet acharnement, donc, tenait à ce qu’il s’y trouvait un aéroport, qui pourrait constituer un atout déterminant pour les bombardiers américains, à même depuis cette base de menacer directement le Japon, ou de fournir un support dans la campagne visant à reprendre les Philippines – de fait, la guerre dans les Palaos, et notamment à Peleliu, était associée au théâtre d’opérations philippin ; et la victoire décisive des Américains dans le Golfe de Leyte, fin octobre, avait considérablement diminué l’intérêt stratégique de la petite île de corail et de son aéroport… La bataille n’en continuerait pas moins, une des plus meurtrières de la guerre du Pacifique.

 

Il existe un certain nombre de mangas traitant de la Deuxième Guerre mondiale – ce même numéro d’Atom en dresse d’ailleurs un intéressant panorama (j’en aurais bien repris du rab, à vrai dire). Et le traitement de ce sujet varie considérablement… De manière périodique, le regard des Japonais sur cet affrontement est tour à tour imprégné d’héroïsme, au point parfois du révisionnisme (est-ce si étonnant, dans un pays où Abe Shinzô est Premier Ministre ?), et violemment critique ; dans les évocations de la guerre en manga, dans ce dernier registre, on pensera aussitôt à Mizuki Shigeru (notamment dans Opération Mort et les tomes 1 et, surtout, 2 de Vie de Mizuki), qui était non seulement soldat alors, mais a véritablement combattu sur le front, est passé à deux doigts de mourir à maintes reprises, et y a perdu un bras… Peleliu, Guernica of Paradise s’inscrit clairement dans la filiation de Mizuki – avec bien sûr cette différence essentielle que le jeune Takeda Kazuyoshi n’a quant à lui pas combattu, de toute évidence, mais revient sur des événements passés (et désormais lointains) avec l’assistance d’un historien.

 

Peleliu est le récit d’une guerre absurde et horrible, dans un cadre initialement paradisiaque ; le sort des soldats japonais émeut, mais l’inhumanité du commandement japonais, et ses innombrables brimades et mensonges, révoltent. À vrai dire, Takeda Kazuyoshi semble priser tout particulièrement l’évocation de morts parfaitement absurdes et anti-héroïques au possible : tel soldat qui trébuche et s’ouvre le crâne sur une pierre, avant même la bataille, tel autre qui est abattu par un des siens en train d’agoniser et dont le doigt était malencontreusement crispé sur la gâchette de son fusil… et quantité d’anonymes qui sont instantanément pulvérisés par une bombe tombée suffisamment près pour que la protection supposée de la grotte ne les sauve pas le moins du monde – sans même parler des charges suicides : appréciable ironie, la mort conne du sous-officier qui l’ordonne autorise ses subalternes à survivre encore quelques heures, quelques jours peut-être…

 

Cet accent mis sur les morts absurdes ressort tout particulièrement de la tâche confiée à notre (principal) héros et personnage point de vue, le soldat de première classe Tamaru : le jeune homme chétif et peureux, petit binoclard incapable de faire du mal à une mouche (au départ, du moins…), a (ou avait…) pour ambition de devenir mangaka – ses supérieurs le savent, et il craint tout d’abord que cela ne lui joue un mauvais tour, un énième déluge de baffes, la méthode disciplinaire par excellence de l’armée impériale… Mais les officiers entendent bien au contraire en profiter : ils ont besoin d’un « attaché au mérite », qui a pour tâche de rédiger les lettres envoyées aux parents des soldats qui ont trouvé la mort sur Peleliu (ce dès avant la bataille – à vrai dire, une fois les Américains débarqués, la simple idée que ces lettres puissent parvenir à leurs destinataires relève à son tour de l’absurde, à moins de procéder, là encore, comme dans Lettres d'Iwo Jima) ; cette mort ne peut tout simplement pas se permettre d’être « ridicule » et « gratuite » – l’office de « l’attaché au mérite » est donc d’enjoliver les faits, pour témoigner, avec ardeur patriotique et révérence pour l’empereur, d’un nécessaire ultime acte de bravoure : ce camarade, qui s’est connement fendu le crâne en trébuchant ? Le vaillant soldat de l’empereur a bien évidemment abattu des avions ennemis en s’emparant d’une mitrailleuse, geste héroïque qui coûta la vie à des Ricains en même temps qu’il sauvait celle de ses bons amis du régiment ! Banzaï ! Tamaru s’acquitte du mieux qu’il peut de sa tâche – même en comprenant alors, illumination cruelle, que le désir de ce camarade de mourir « dans un ultime acte de bravoure, comme son père » n’avait jamais été fondé sur autre chose qu’un odieux mensonge… Un même mensonge qui se répète de génération en génération. Le message est assez clair, pour le coup, et les résonances très actuelles.

 

Rien n’est épargné aux soldats de Peleliu – et, sans que l’on puisse pour autant parler de complaisance, Takeda Kazuyoshi ne cache rien. La terreur des interminables bombardements préliminaires, la découverte de ce qu’ils ont ravagé la si jolie petite île paradisiaque de Peleliu pour en faire un no man’s land lunaire, les terribles premières heures de la bataille, où d’innombrables vies japonaises comme américaines sont fauchées en quelques minutes, le repli dans les grottes, les blessés qui agonisent, les ressources d’ores et déjà épuisées, en eau tout particulièrement… Non, rien ne leur est épargné. Et nous n’en sommes qu’au début…

 

Maintenant, il faut voir comment cette histoire est racontée – ce qui saute aux yeux en regardant les couvertures. En effet, Takeda Kazuyoshi a fait le choix de prime abord incongru d’un dessin très enfantin, naïf, tout en rondeurs, faisant plus que loucher sur le super deformed, grosses têtes et petit corps. Mais il ne faut pas s’y tromper : cela ne fait certainement pas de Peleliu une bande dessinée destinée aux pitinenfants. La naïveté du trait n’y change rien, ce récit est d’une extrême noirceur, et d’une extrême violence. En fait, d’une certaine manière, ce parti-pris archétypal renforce le sentiment de violence.

 

Oui, ce choix peut tout d’abord paraître étonnant, voire inapproprié, mais je le trouve en définitive tout à fait pertinent – d’autant qu’il faut lui associer un character design bien pensé : les personnages ont des traits simplistes qui devraient, dans l’absolu, les rendre indiscernables les uns des autres (ce qui, dans pareil contexte, pourrait d’ailleurs faire sens, et je suppose à vrai dire qu’il y a de cela dans la mise en scène des innombrables anonymes mourant dans un absurde anonymat), mais c’est pourtant tout le contraire qui se produit : les yeux myopes et sempiternellement plissés de Tamaru derrière ses lunettes rectangulaires (l’auteur expliquant au passage en quoi ce choix n’était pas rigoureusement historique, mais pourquoi il l’a fait quand même) sont bien sûr le premier exemple que l’on a envie de citer, mais il en va de même pour les autres – ceux du moins qui ont un nom ; la simple manière de figurer la bouche, un trait dans ce sens, une épaisseur dans l’autre, suffit à identifier le caporal Yoshiki, et à exprimer sa naïveté et son dévouement – une bouche et des yeux plus larges, il s’agit du sous-lieutenant Shimada, assez bonhomme, pas moins obligé de prendre les plus cruelles des décisions – les lunettes rondes qui masquent ses yeux désignent le caporal-chef Kosugi, homme cynique et pragmatique, rusé aussi, qui ne se leurre pas sur les chances de succès des Japonais et fera tout ce qui est en son pouvoir pour survivre, quitte à piétiner les cadavres de ses compatriotes – la casquette et la moustache, c’est le fanatique et violent sergent Namoto – cette cicatrice et cette bouche large, c’est la brute Inokuma, etc. Et si les soldats américains sont trop anonymes, dans cette optique, pour bénéficier de traits aussi précis pour les singulariser (notons tout de même, car ça n’a pas toujours été le cas dans les représentations de cette guerre de part et d'autre, que nombre de ces marines sont des noirs), ils n’en expriment pas moins tous une même humanité : Tamaru confronté à un Ricain appelant sa maman dans son agonie, cela pourrait paraître convenu, mais cela touche bel et bien au cœur. Cette figuration très subtile, en quelques traits seulement, est assez remarquable, décidément – notamment eu égard à ce paradoxe voulant que l’identification aisée de ces personnages comme distincts permette pourtant au lecteur de s’identifier lui-même à chacun d’entre eux. Je manque de références manga dans ce registre, mais, instinctivement, cela m’a fait penser à Peanuts de Charles M. Schulz – dans un contexte certes on ne peut plus différent, et certes c'est là une comparaison très laudative, mais, oui, pourquoi pas ?

 

Ce parti-pris pourra donc déstabiliser, mais je le trouve pour ma part tout à fait approprié et pertinent. J’ai lu çà et là des critiques y trouvant quelque chose d’un peu « bâclé », et je ne suis vraiment, vraiment pas d’accord. D’autant que ce choix s’associe bien sûr, et de manière assez classique pour le coup, à une esthétique plus ou moins « ligne claire » : passé la rondeur naïve des personnages, si le décor a souvent quelque chose d’un peu abstrait, il peut cependant se montrer plus détaillé quand cela importe – que ce soit pour sublimer le paradis de Peleliu avant la bataille, ou au contraire pour exprimer la cruauté de la guerre en exposant la nature ravagée par les combats ; le dessin se montre surtout plus précis pour les engins militaires, les barges de débarquement, les tanks, les avions… Sans jamais trop en faire (et, là encore, Takeda Kazuyoshi explique brièvement dans quels cas il a décidé de faire des entorses graphiques à la rigueur historique et pour quelles raisons – par exemple concernant l’uniforme des soldats japonais). L’association de ces diverses caractéristiques fonctionne très bien.

 

Vous l’aurez compris, je suis très enthousiasmé, au sortir de ces deux premiers tomes de Peleliu, Guernica of Paradise. C’est une BD rude, encore une fois, ne pas s’y tromper, mais elle fait preuve d’une certaine subtilité dans sa méthode, qui vaut pour le dessin comme pour le scénario. Et ce point de vue est très intéressant – comme un contrepoint à Tarawa : atoll sanglant, de Charlier et Hubinon, BD lue et relue quand j’étais gamin puis ado, dans laquelle le point de vue américain animalisait (ou « végétalisait » ? Faces de prune, faces de citron…) un ennemi japonais par essence indifférencié et barbare. Par ailleurs, en cette triste époque où le nationalisme et le révisionnisme semblent (re)devenir toujours plus prégnants, cette BD a quelque chose de salutaire.

 

Mon seul regret, pour l’heure, est une certaine nonchalance dans la traduction, parfois, et (surtout ?) la relecture – la fin du deuxième tome, tout particulièrement, est saturée de coquilles, ce qui est tout de même sacrément pénible. J’espère que les jeunes éditions Vega se montreront à cet égard plus soignées dans les tomes suivants.

 

Ce petit bémol mis à part, oui, j’ai vraiment apprécié ces deux premiers tomes de Peleliu, Guernica of Paradise, et ai hâte de lire la suite.

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Confession d'un masque, de Yukio Mishima / Mishima ou la vision du vide, de Marguerite Yourcenar

Publié le par Nébal

Confession d'un masque, de Yukio Mishima / Mishima ou la vision du vide, de Marguerite Yourcenar
Confession d'un masque, de Yukio Mishima / Mishima ou la vision du vide, de Marguerite Yourcenar

MISHIMA Yukio, Confession d’un masque, [Kamen no kokuhaku 仮面の告白], traduit de l’anglais par Renée Villoteau, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1949, 1958, 1971, 1983] 2013, 246 p.

Confession d'un masque, de Yukio Mishima / Mishima ou la vision du vide, de Marguerite Yourcenar

YOURCENAR (Marguerite), Mishima ou la vision du vide, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1980, 1993] 2010, 120 p.

DEUX AUTEURS À DISTANCE

 

Mishima Yukio, de tous les grands écrivains japonais du XXe siècle, et il y en a eu un paquet, est probablement celui qui exerce le plus de fascination – et pour partie pour de « mauvaises raisons » : sa mort histrionique, comme un événement de la vraie vie qu’on jugerait trop outré s’il figurait dans un roman. Il serait dommage, pourtant, que la mort de l’auteur – bon sang, on ne parle même plus de sa vie à ce stade – gomme par sa folle démesure son œuvre. Ou en tout cas le meilleur de son œuvre, car cet écrivain de génie ne rechignait pas à commettre de temps en temps une petite chose alimentaire – qu’importe, les romans, recueils ou pièces de théâtre brillants ne manquent assurément pas ; et, parmi ces titres majeurs, Confession d’un masque occupe une place particulière – celle d’un déclencheur, d’une certaine manière, car, si ce n’est pas le premier roman de Mishima (c'est le second, sauf erreur), c’est néanmoins celui qui, très vite, alors qu’il n’est âgé que de 24 ans, en fait d’ores et déjà une célébrité et un écrivain reconnu et apprécié, aussi bien par la critique que par le public. C’est aussi une œuvre qui contient en germe un certain nombre d’aspects qui resurgiront par la suite, dans la vie et dans la bibliographie de Mishima – et à bon droit car il s’agit d’emblée d’un texte relativement ambigu, dont je suppose qu’il faut le rattacher au courant très nippon du watakushi shôsetsu, ou « roman du moi », une forme d’autofiction où l’autobiographie de l’auteur ne se dissimule pas totalement sous le récit romanesque, à moins qu’il ne faille prendre les choses à l’envers, et dans tous les cas en se méfiant raisonnablement de ce que l’on nous dit.

 

Il était bien temps que je lise Confession d’un masque. Mais j’ai supposé que c’était peut-être aussi le bon moment pour lire un fameux petit ouvrage consacré à l’auteur, et œuvre d’une prestigieuse consœur française : Mishima ou la vision du vide, de Marguerite Yourcenar – un essai paru initialement en 1980, soit dix ans après le suicide de Mishima, et qui en traite, forcément, mais sans oublier l’œuvre derrière le fait-divers. Confession d’un masque, comme de juste, y joue un certain rôle – même si l’académicienne s’intéresse surtout ici à la tétralogie de « La Mer de la Fertilité ». C’est une lecture que je repoussais sans cesse – parce que j’avais le sentiment de ne pas avoir suffisamment lu Mishima (notamment ladite tétralogie, d’ailleurs), et, disons-le, parce que je n’avais rien lu de Yourcenar (les Nouvelles Orientales, c’est très récent pour moi…). Mais je me suis dit, à tort ou à raison, que ce serait le bon moment pour au moins une première lecture – dans l’idée d’y revenir peut-être plus tard, quand je connaîtrais mieux aussi bien Mishima que Yourcenar.

 

MISHIMA EN ACTEUR

 

Mais, tout d’abord, Confession d’un masque. Ce roman paraît donc en 1949 – et le jeune Mishima passe aussitôt du statut d’inconnu à celui de célébrité. Ce qui, au-delà des évidentes qualités proprement littéraires de ce volume, peut surprendre un tantinet : le thème en est passablement tabou, et l’époque... « compliquée » (le Japon vient de perdre la guerre et est encore occupé par les Américains). Ceci étant, le genre watakushi shôsetsu était semble-t-il porté sur les récits où les auteurs/narrateurs « avouaient » leurs « travers », ce qui va d’ailleurs bien avec l’idée d’une « confession ». En l’espèce, Mishima, via un narrateur parfois appelé Kochan, mais c’est un diminutif affectueux qui pouvait s’appliquer à son véritable nom, Mishima donc témoigne de son éveil à la sexualité, et plus exactement à l’homosexualité, teintée de fantasmes sadomasochistes (mais probablement masochistes avant tout), dans une société qui ne prise pas exactement ces tendances ; aussi, tout en faisant l’aveu de ses « mauvaises habitudes » (c’est-à-dire la masturbation), se sentait-il contraint de porter ce « masque » de « normalité » en société. Mais l’imposture ne pouvait probablement pas durer, ainsi que l’auteur/narrateur en témoigne, même à demi-mots, à la fin du roman ; pourtant, la question de l'homosexualité de Mishima demeurerait longtemps tabou...

 

Ici, je suis tenté de faire un rapprochement qui, peut-être, n’a pas lieu d’être, et ne fait que témoigner de ce que mes connaissances en matière de littérature japonaise sont bien trop parcellaires : l’année précédant la parution de Confession d’un masque, un autre grand roman japonais avait adopté un dispositif qui me paraît assez proche – La Déchéance d’un homme, de Dazai Osamu, un auteur presque systématiquement associé au « roman du moi ». Passons sur le fait que les deux auteurs se sont suicidés (pour Mishima, cela ne se produirait que 21 ans plus tard ; et quand on voit le nombre de grands écrivains japonais qui se sont suicidés au XXe siècle, de toute façon…), mais voici deux grands textes de la littérature nippone du XXe siècle, parus en l'espace d'une année, dans lesquels les auteurs, jeunes encore voire très jeunes, exposent leur propre vie, les indices ne manquent pas, mais surtout leurs penchants jugés (par d’autres, mais aussi par eux-mêmes) les plus « immoraux », avec ce qui relève peut-être parfois d’une forme de complaisance, mais confessent avant toute chose que la société dans laquelle ils vivaient leur imposait de porter un « masque » ; le terme même, sauf erreur, revient chez Dazai, quand il pose et justifie sa figure de bouffon. Les deux auteurs usent de ces sujets parfois limites pour en extraire la meilleure littérature, mais il y a assurément une part d’exhibitionnisme dans la démarche – peut-être ne faut-il pas cependant s’attarder trop longtemps sur ce terme méprisant, car l’exposition était en même temps sincère… Reste que le texte de Dazai constitue comme un préambule à sa mort, si celui de Mishima est davantage un préambule à une carrière – et à une vie ? Car, dans Confession d’un masque, on est tenté, le lecteur contemporain est tenté, de faire quelque chose qui était forcément impossible pour le lecteur japonais de 1949 : tirer des traits, dessiner des trajectoires, anticiper tout ce qui suivrait… et pour le coup jusqu’à la mort, oui. La figure du masque, soit du personnage, à vrai dire, n’en acquiert que davantage d’importance.

 

Le roman de Mishima s’ouvre sur des tableaux saisissants d’une enfance remémorée au prisme de fantasmes divers, généralement liés, d’abord à l’art, plus tard à la littérature. Il est intéressant, à ce propos, de constater combien les références avancées par l’auteur sont généralement européennes, bien plus fréquemment en tout cas que japonaises. Quoi qu’il en soit, dans ces pages vibrantes et d’une élégance chargée de perversité, l’auteur se livre à une auto-analyse exhaustive, traquant dans les moindres souvenirs, probablement idéalisés, les sources de son être adulte – sources qui ne peuvent que témoigner de ses « mauvais penchants ». Nous voyons ainsi le petit Kochan, élevé par sa grand-mère assez « spéciale », s’enthousiasmer pour de beaux chevaliers – un, tout particulièrement, dont les traits androgynes l’émeuvent, bien avant qu’ils soient en mesure d’exciter ses hormones, jusqu’à l’instant fatidique où la vérité lui apparaît : c’est en fait le portrait d’une femme, une certaine Jeanne d’Arc… et le charme est rompu. Mais les chevaliers peuvent avoir d’autres atouts aux yeux du petit Kochan – tout particulièrement celui qui, combattant un dragon, subit mille douleurs et mille morts : Kochan, ou plus exactement son être adulte se repenchant sur son enfance de sorte à la rendre plus romanesque (un masque parmi tant d’autres), perçoit bien que ce sont ces souffrances qui lui plaisent – et quand le conte s’autorise la fantaisie de ressusciter le héros et de lui donner l’occasion de vaincre, le petit lecteur se sent floué : il relit sans cesse l’histoire, mais en n’en conservant que les passages de souffrance et de mort – c’est le reste qu’il censure, en masquant les mots malheureusement positifs de sa petite main d’enfant.

 

L’éveil à la sexualité, bientôt, changera la donne – ou, non, l’éclaircira, au fil d’un récit qui se déroule comme naturellement de causes en conséquences. Le passage, très célèbre, et tellement fort, vaut bien d’être cité (pp. 42-45) :

 

Je commençai par tourner une page vers la fin du volume. Soudain apparut, à l’angle de la page suivante, une image dont je ne pus m’empêcher de croire qu’elle était là pour moi, à m’attendre.

C’était une reproduction du Saint Sébastien de Guido Reni, qui fait partie des collections du Palazzo Rosso, à Gênes.

Le tronc noir et légèrement oblique de l’arbre servant de poteau d’exécution se détachait sur un fond de forêt sombre et de ciel crépusculaire, ténébreux et lointain, dans le style de Titien. Un jeune homme d’une beauté remarquable était attaché nu au tronc d’arbre. Ses mains croisées étaient levées très haut et les courroies qui lui liaient les poignets étaient fixées à l’arbre. Aucun autre lien n’était visible et le seul vêtement qui couvrît la nudité du jeune homme était une grossière étoffe blanche nouée lâchement autour des reins.

Je crus deviner que le tableau représentait le martyre d’un chrétien. Mais comme il était l’œuvre d’un peintre épris de beauté, appartenant à l’école éclectique issue de la Renaissance, même cette image de la mort d’un saint chrétien dégageait une forte odeur de paganisme. Le corps du jeune homme – on aurait pu le comparer à celui d’Antinoüs, le bien-aimé d’Hadrien, dont la beauté a été si souvent immortalisée par la sculpture – ne montre aucune trace des épreuves du missionnaire ou de la décrépitude qu’on trouve dans les représentations d’autres saints ; au contraire, il n’y a là rien d’autre que le printemps de la jeunesse, rien que lumière, beauté et plaisir.

Son incomparable nudité blanche rayonne sur un fond de crépuscule. Ses bras musclés, les bras d’un garde prétorien accoutumé à bander l’arc et à manier l’épée, sont levés selon un angle gracieux et ses poignets liés sont croisés juste au-dessus de sa tête. Son visage est légèrement tourné vers le ciel et ses yeux grands ouverts contemplent avec une profonde sérénité la gloire céleste. Ce n’est pas la souffrance qui erre sur sa poitrine tendue, son ventre rigide, ses hanches légèrement torses, mais une lueur d’un mélancolique plaisir, pareil à la musique. N’étaient les flèches aux traits profondément enfoncés dans son aisselle gauche et son côté droit, il ressemblerait plutôt à un athlète romain se reposant, appuyé contre un arbre sombre, dans un jardin.

Les flèches ont mordu dans la jeune chair ferme et parfumée et vont consumer son corps au plus profond, par les flammes de la souffrance et de l’extase suprêmes. Mais il n’y a ni sang répandu, ni même cette multitude de flèches qu’on voit sur d’autres représentations du martyre de saint Sébastien. Deux flèches seulement projettent leur ombre tranquille et gracieuse sur la douceur de sa peau, comme l’ombre d’un arbuste tombant sur un escalier de marbre.

Mais c’est plus tard que toutes ces interprétations et ces observations me vinrent à l’esprit.

Ce jour-là, à l’instant même où je jetai les yeux sur cette image, tout mon être se mit à trembler d’une joie païenne. Mon sang bouillonnait, mes reins se gonflaient comme sous l’effet de la colère. La partie monstrueuse de ma personne qui était prête à éclater attendait que j’en fisse usage, avec une ardeur jusqu’alors inconnue, me reprochant mon ignorance, haletante d’indignation. Mes mains, tout à fait inconsciemment, commencèrent un geste qu’on ne leur avait jamais enseigné. Je sentis un je ne sais quoi secret et radieux bondir rapidement à l’attaque, venu d’au-dedans de moi. Soudain la chose jaillit, apportant un enivrement aveuglant.

Un moment s’écoula, puis, en proie à des sentiments de profonde tristesse, je portai mes regards autour du pupitre devant lequel j’étais assis. Un érable, en face de la fenêtre, jetait alentour un reflet brillant – sur la bouteille d’encre, sur mes livres de classe et mes cahiers, sur le dictionnaire et sur l’image de saint Sébastien. Il y avait un peu partout des taches d’un blanc de nuage – sur le titre imprimé en lettres d’or d’un manuel, sur le flanc de la bouteille d’encre, sur un angle du dictionnaire. Certains objets laissaient échapper des gouttes molles, comme du plomb, d’autres luisaient d’un reflet terne, comme les yeux d’un poisson mort. Par bonheur, un mouvement réflexe de ma main pour protéger l’image avait empêché que le livre ne fût souillé.

Ce fut ma première éjaculation. Ce fut aussi le début, maladroit et nullement prémédité, de mes « mauvaises habitudes ».

 

Cette épiphanie, car l’excitant martyre lui confère d’emblée quelque chose de sacré (et, à nos yeux de lecteurs, on y voit l’origine de ce qui est peut-être la plus célèbre photographie de Mishima), cette révélation, donc, n’est peut-être pas immédiatement vécue comme telle – notamment parce que, dans la société japonaise des années 1930 plus encore qu’aujourd’hui, outre que les « mauvaises habitudes » suscitent invraisemblablement la suspicion voire la colère, comme elles le font étrangement toujours, dans cette société, donc, les inclinations de Kochan sont inavouables. Le collège, le lycée, sont des manufactures de normalité – bien hypocrites cependant : les jeux des garçons sont comme de juste imprégnés d’un érotisme, et parfois (souvent) d’un homoérotisme à peine dissimulé, qu’il serait vain de nier. Et puis, bien sûr, il y a ces figures qui excitent les fantasmes : Omi, le voyou, plus âgé que les autres, dur, beau. J’ai envie de relever combien les amitiés et attirances scolaires, dans La Déchéance d’un homme et dans Confession d’un masque, peuvent se reprendre, se refléter, ou se répondre, parfois se contredire, mais, je crois dans un même mouvement. De manière plus assurée, il apparaît que Kochan/Mishima conservera toujours une attirance pour les voyous, les brutes, dont la fin du roman témoigne, comme l’arrivée au terme d’une démonstration mathématique pas si compliquée en fin de compte. Cette fascination pour le corps masculin, peut-être héritée de la statuaire ou de la peinture, trouvera enfin à s’incarner dans l’investissement maniaque de Mishima dans le culturisme : honteux de son corps frêle, celui de Kochan, celui qui s’est fait réformer pendant la guerre, il entendra se sculpter, se parfaire – comme un livre, comme une mort.

 

Mais il y a un entre-deux – qui peut étonner. De fait, Confession d’un masque progresse initialement comme le récit de la découverte par Kochan de son homosexualité, d’abord dans les livres, puis au collège et au lycée – sans pour autant nouer de véritables relations charnelles. Mais le propos, au-delà, n’est finalement pas celui de l’acceptation de son homosexualité, pas du moins avant les tout derniers paragraphes, et pas vraiment non plus celui des souffrances que l’impossibilité sociale de s’assumer ainsi susciterait : dans toute la seconde moitié du roman, c’est bien l’idée du « masque » qui domine – mais de manière justement dépassionnée. La quatrième de couverture parle d’un « récit torturé sur la frustration du désir » ; c’est pour partie vrai, et pourtant insuffisant, je pense – car le désir même frustré n’a pas forcément beaucoup de place dans ces pages. La tentative, même condamnée d’avance, de feindre la « normalité », notamment au travers d’une amourette sciemment plate car forcément vide avec une jeune femme du nom de Sonoko, donne bien davantage le sentiment d’une neutralité fade (si le style est tout sauf ça !), ni désir, ni véritable refoulement – une mauvaise pièce de théâtre, où les acteurs portent nécessairement des masques, et feignent des émotions qu’ils seraient bien en peine de ressentir… en pleine connaissance de cause.

 

Cet entre-deux, d’ailleurs, ne concerne pas que le désir sexuel – à moins qu’il ne faille y associer, et il faut probablement le faire, les fantasmes masochistes suscités dès l’enfance par ces contes revisités où le dragon triomphe du chevalier, et d’autres plus tardifs, comme ce festin cannibale aux accents sadiens, qui contamine les rêves inavouables de Kochan en pleine tourmente molle. D’une certaine manière, le Japon en guerre est comme une hyperbole de ces fantasmes – avec moins de grandiloquence, pourtant ? Car le jeune homme, guère investi dans ses études, ne vibre alors pour rien – son masque déteint sur absolument tout le reste, atténuant les contours jusqu’à les effacer. Le Mishima de la fin des années 1960, qui dirige une société paramilitaire, et loue l’empereur à la moindre occasion, jusque devant ces étudiants gauchistes qui, ceci mis à part, lui paraissent comme des frères, est aux antipodes du Kochan des années de guerre, décrit par le Mishima de 1949. Indifférent à la guerre, tout de même trop heureux, malgré ses poses, d’y échapper en raison d’un début de tuberculose (qui lui fera honte plus tard), le jeune homme ignore les batailles perdues, et les bombardements et leurs drames, comme si ce grand suicide du Japon militariste et nationaliste n’était pas assez masochiste pour véritablement l’exciter ; je suis tenté, ici, d’établir un parallèle avec Le Pavillon d’or. Et Kochan semble perpétuellement en attente – du mariage avec Sonoko, pourraient avancer certains, dont la principale intéressée ? Non : Kochan ne poussera pas la mascarade aussi loin. Il continuera d’attendre – et reprendra en fait la mascarade d’une manière plus mesquine encore, en s’accordant des rendez-vous volés avec une Sonoko mariée ; en dernier recours, c’est à ses côtés, dans cette atmosphère pesante de faux adultère, qu’il prendra finalement conscience de ce dont il a besoin – soit tout autre chose.

 

Le récit de Mishima est assurément d’une grande force – mais il est aussi surprenant, notamment en ce que la trame attendue d’une certaine manière est en définitive remisée de côté. La frustration du désir est bien là, mais relativement à l’arrière-plan, passé les chapitres de l’enfance et de l’adolescence (qui, je ne prétendrai pas le contraire, sont de loin ceux qui m’ont le plus séduit). Le roman, à part égale, évite tout pathos pour se réfugier dans une froideur et un détachement qui relèvent probablement pour partie de l’imposture, mais ils n’en dominent pas moins le ressenti dans la seconde moitié du roman. L’auteur a traqué dans l’enfance l’être perverti qu’il croit constitutif de sa personne adulte, mais, délibérément, le portrait de l’adulte est d’abord celui d’un être tout opposé, creux, ou vide – ce qui entre peut-être (ou peut-être pas, car la spiritualité y a une part absente de ce premier chef-d’œuvre) en résonance avec le titre de la lecture de Marguerite Yourcenar. En somme, le roman de Mishima souffle le chaud et le froid exactement là où on ne les attend pas, peut-être du fait d’un certain formatage de ce type de récit : le charnel est ici du domaine de l’enfance, et irrémédiablement associé à l’art au sens large ; la froideur est caractéristique d’un adulte qui ne ressent rien, même dans un monde qui s’écroule autour de lui (et ici aussi je suis tenté de lire Dazai en parallèle, chez qui c'est un symptôme marqué de la dépression).

 

Maintenant, l’atout essentiel de l’auteur, celui qui unit ces deux moments du récit et avec un brio indéniable, réside dans sa plume. Or, ici, il y a un problème – car Confession d’un masque, comme un certain nombre d’autres œuvres de Mishima, a pâti d’une double traduction : cette version française est traduite de l’anglais, par Renée Villoteau. Telle pratique est toujours problématique : si traduire est trahir, la trahison ne peut être que plus signifiante encore quand la traduction est au carré. J’ai cru comprendre qu’une nouvelle traduction, du japonais cette fois, serait prévue pour l’an prochain ? Quoi qu’il en soit, ce texte français en l’état est bien d’une grande beauté, d’une grande élégance aussi – je suppose que l’extrait cité plus haut en témoigne. En fait, il a même quelque chose de précieux, qui apparaît souvent en décalage avec les événements rapportés – tout particulièrement, en fait, quand le Kochan enfant puis adulte, sous la plume certes du jeune écrivain Mishima, fait étalage de ses connaissances et de ses goûts en peinture comme en poésie. Mais ce décalage, sans doute, fait partie du « masque » : la confession est censée révéler ce que le masque cachait, mais, à la publication du roman, Mishima porte toujours un masque – et il le fera jusqu’au jour fatidique du 25 novembre 1970 ; une succession de personnages, en fait, plutôt qu’un seul – en dépit des redondances de façade, des explorations répétées des mêmes thèmes, des mêmes obsessions. Reste que l’écrivain Mishima naît véritablement avec Confession d’un masque : il brille dès le départ. Il a 24 ans – il a déjà vécu plus de la moitié de sa vie ; mais bien d’autres livres suivront, pour confirmer son génie.

 

YOURCENAR EN MÉDITATION

 

L’essai de Marguerite Yourcenar Mishima ou la vision du vide paraît en 1980, soit dix ans après le suicide de l’écrivain japonais. En fait, à ce que j’ai cru comprendre, il paraît peu ou prou en même temps que la traduction française de L’Ange en décomposition (L’Ange pourrit, dans le texte de Yourcenar composé un peu avant) – ce roman étant le dernier de la tétralogie de « La Mer de la Fertilité », et le dernier de Mishima tout court, puisqu’il en a fameusement envoyé le manuscrit définitif à son éditeur au matin de son suicide. La mort de l’auteur joue forcément un certain rôle dans cette lecture, elle était déjà devenue l’événement primordial à mentionner avant toute critique, mais l’autrice entend malgré tout parler des livres de Mishima – des meilleurs seulement, car elle sait bien qu’une part non négligeable de sa production était alimentaire.

 

De fait, ce court essai repose sur des choix marqués, des œuvres qu’il faut étudier, de celles sur lesquelles on peut passer. Pour ce qui est des romans, Marguerite Yourcenar traite surtout, mais assez brièvement, de Confession d’un masque donc, du Tumulte des flots, du Pavillon d’or et d’Après le banquet, assez vite cependant pour chacun d’entre eux, et surtout, bien plus massivement, de la tétralogie de « La Mer de la Fertilité » : Neige de printemps, Chevaux échappés, Le Temple de l’aube et L’Ange en décomposition (donc). Quelques nouvelles sont évoquées rapidement, individuellement plutôt qu’au travers des recueils les compilant : « Patriotisme », éventuellement, encore que Yourcenar préfère s’attarder sur le film qu’en a tiré Mishima lui-même, Yûkoku, rites d’amour et de mort, qu’elle aime (vraiment) beaucoup ; je crois me souvenir qu’elle mentionne hâtivement « Onnagata », nouvelle qui entre d’ailleurs d’une certaine manière en résonance avec Confession d’un masque. Pour ce qui est du théâtre, elle évoque à peu près dans une égale mesure (étrangement ?) Cinq Nô modernes et Madame de Sade. Concernant les essais, enfin, Le Soleil et l’acier a droit à quelques lignes – pas tant que cela Le Japon moderne et l’éthique samouraï, ceci alors même que Marguerite Yourcenar ne manque pas de mentionner que Mishima Yukio avait lu avec délectation et une grande attention le Hagakure. Autant de choix légitimes, pour un essai de cette taille, qui n’avait certes pas la prétention de se montrer exhaustif.

 

Et il me faut sans doute témoigner ici de mes lacunes : des huit romans cités, je n’en ai lu que deux ; j’ai lu les deux nouvelles que j’ai mentionnées, et j’ai vu le film Yûkoku, mais, côté théâtre, je n’ai lu que Madame de Sade, et, côté essais, que Le Japon moderne et l’éthique samouraï. Clairement, cela m’interdit de porter un jugement bien assuré sur la valeur de la lecture de Marguerite Yourcenar…

 

Disons… que je lui fais confiance ? Je suppose qu’un grand écrivain n’est pas forcément un grand critique (ne parlons même pas de l’inverse), mais ce statut autorise peut-être tout de même quelques remarques qu’un plumitif ne pourrait pas se permettre. Car Marguerite Yourcenar apprécie à l’évidence l’œuvre de Mishima – son œuvre « artistique », du moins –, mais ne lui épargne pas pour autant ses critiques, y compris dans les livres qu’elle loue le plus.

 

L’exemple le plus frappant concerne probablement le bouddhisme – et est associé ici, surtout, à « La Mer de la Fertilité » (il aurait probablement pu l’être à peu près autant au Pavillon d’or, mais, concernant ce roman, Marguerite Yourcenar ne s’attarde guère). L’autrice reproche à Mishima d’avoir, en gros, « recopié des encyclopédies » (du Houellebecq avant l’heure, diraient les mauvaises langues – et j’aime bien Houellebecq par ailleurs) pour exposer un peu lourdement le substrat bouddhique de la tétralogie, qui joue sur la transmigration des âmes ; elle affirme que le bouddhisme n’intéressait guère Mishima, davantage porté sur le shintô, et qu’il se retrouvait ainsi dans la situation d’un écrivain français contemporain athée qui voudrait écrire à propos d’un séminariste... Mais elle lui reproche en même temps d’avoir contaminé cette représentation de la réincarnation, hautement intellectuelle, avec d’autres davantage populaires et relevant de la superstition, comme les grains de beauté qui se retrouvent de génération en génération, ou les personnages condamnés à périr au même âge que leur précédente incarnation… Elle y voyait des incompatibilités franches, et des faiblesses dans la composition. N’ayant pas lu ces romans, et ne sachant pas grand-chose du bouddhisme, je suis bien évidemment incapable d’en dire quoi que ce soit, mais j’avoue ne pas être certain, pour le coup, qu’une romancière française soit la mieux placée pour expliquer à un Japonais ce qu’est le bouddhisme… Bon, je n’en sais rien.

 

Ceci mis à part… Enfin, non : on ne peut pas vraiment le mettre à part, car c’est là le cœur de la tétralogie de « La Mer de la Fertilité », soit et de loin la principale œuvre disséquée ici ; par ailleurs, l’apposition de cette lecture et du récit des derniers instants de Mishima suscite chez l’autrice de nouvelles résonances bouddhiques, ou peut-être issues aussi d’autres spiritualités orientales (elle mentionne l’hindouisme, sauf erreur, mais je suppose que le taoïsme au moins y aurait également eu sa part) : c’est bien ainsi qu’elle peut parler de ce « vide » qui n’a pas les connotations que nous lui associons instinctivement en Occident – et dont je suppose qu’il s’accommode bien du concept très japonais (mais qui a bien des sources bouddhiques) de l’impermanence des choses. L’analyse serrée des quatre derniers romans de Mishima reflète forcément le récit de sa mort – et l’on se demande dès lors qu’elle était la part de préparation consciente dans tout cela, comme on se le demandait en lisant « Patriotisme » ou en regardant Yûkoku. Marguerite Yourcenar, cela dit, ne peut pas vraiment répondre à cette question : il y faudrait un biographe autrement mieux au fait des réalités de la vie de l’auteur et du Japon de son temps et même d’avant – j’ai, dans ma pile à lire, Mort et vie de Mishima, de Henry Scott-Stokes, et il me faudra bien lire cette biographie souvent citée.

 

Peut-être à vrai dire mon rapport à ce livre sera-t-il différent de celui concernant Mishima ou la vision du vide ? A fortiori, bien sûr, si je peux lire quelques autres Mishima d’ici-là… dont « La Mer de la Fertilité ». Car mes lacunes, en lisant l’essai de Marguerite Yourcenar, se sont révélées conformes à mes craintes : je n’en savais pas assez de Mishima, ou des œuvres de Mishima, pour appréhender au mieux la pertinence de l’essai.

 

Cela n’a pas été pour autant une lecture vaine – car il y a la belle plume de Marguerite Yourcenar. Son essai n’a rien d’une sécheresse universitaire ou journalistique : il a une valeur littéraire qui lui est propre, il est une œuvre littéraire. La beauté du style suffit, avec la construction réfléchie, à conférer à cette lecture quelque chose de romanesque. Peut-être y a-t-il alors une part de « masque », dans cette évocation d’un mort ? De fait, elle ne déparerait pas tant que cela dans une pièce de nô – voire dans un des Nô modernes de Mishima ? L’impact sur le lecteur, en tout cas, est certain.

 

Quoi qu’il en soit, ces deux livres, chacun bien sûr d’une manière qui lui est propre, incitent à lire davantage de Mishima – et je compte bien le faire.

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Comment parler à un alien ? de Frédéric Landragin

Publié le par Nébal

Comment parler à un alien ? de Frédéric Landragin

LANDRAGIN (Frédéric), Comment parler à un alien ? Langage et linguistique dans la science-fiction, Saint Mammès, Le Bélial’, coll. Parallaxe, 2018, 262 p.

Dans la revue Bifrost, la rubrique « Scientifiction », animée depuis… longtemps par Roland Lehoucq, astrophysicien et plus récemment Big Boss des Utopiales, vise à dresser des passerelles entre science et science-fiction, dans une entreprise salutaire et en tout cas très instructive pour le lecteur moyen – une entreprise éventuellement prolongée en dehors des seules pages de Bifrost, avec des livres comme Faire des sciences avec Star Wars. S’il s’agit probablement de vulgarisation, dans l’ensemble, les thèmes explorés, aussi passionnants soient-ils, débordant plus qu’à leur tour de sense of wonder (car « expliquer » tel roman ou tel film au prisme de la science ne revient en rien à le désenchanter – bien au contraire, parfois), peuvent cependant demeurer hermétiques pour ledit lecteur moyen, ou du moins est-ce le cas pour le lecteur moyen Nébal, régulièrement largué dans tous tyeu-les machins scientifiques, là… O l’est que j’faisions au mieux dans les sciences mol’, moué…

 

Or les Éditions du Bélial’ viennent de lancer une nouvelle collection, « Parallaxe », dédiée à des essais de vulgarisation scientifique de cet ordre. La collection est forcément placée sous le patronage de Roland Lehoucq, par ailleurs co-auteur avec le paléontologue Jean-Sébastien Steyer d’un de ses deux volumes inauguraux, La Science fait son cinéma (émanation directe, pour autant que je sache, de la rubrique « Scientifiction »). Je ne m’y suis pas risqué, même si je suis certain de la qualité et de la pertinence de cet ouvrage ; mais j’étais très intéressé par l’autre titre inaugural, dans une optique de sciences humaines et sociales : Comment parler à un alien ? Langage et linguistique dans la science-fiction – dû au linguiste Frédéric Landragin. Et qu’importe si je ne m’y connaissais pas beaucoup plus en linguistique qu’en astrophysique ou en chimie : le sujet m’attirait vraiment, et me paraissait, à tort ou à raison, plus abordable au regard de mon bagage.

 

Le titre de cet essai évoque d’emblée au lecteur bien des romans ou nouvelles, bien des films aussi, qui jouent du thème fascinant du premier contact – où la question centrale de la communication implique d’avoir recours aux outils scientifiques de la linguistique, outils que manient les auteurs, parfois (souvent) en connaissance de cause, parfois sans bien s’en rendre compte, peut-être – à la Monsieur Jourdain. Pour m’en tenir à quelques exemples que j’ai lus ou vus, Solaris de Stanislas Lem (et ses adaptations par Andreï Tarkovski et Steven Soderbergh), Le Moineau de Dieu de Mary Doria Russell, « L’Histoire de ta vie » de Ted Chiang (et son adaptation par Denis Villeneuve sous le titre Premier Contact), Rencontres du troisième type de Steven Spielberg… Cependant, cette problématique est loin d’être la seule étudiée dans cet essai, qui aborde au moins autant des œuvres un peu différentes, où la linguistique fournit un substrat essentiel au récit, fond et forme, sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir la figure de la rencontre avec des aliens – ce qui peut inclure aussi bien 1984 de George Orwell ou Orange mécanique d’Anthony Burgess (et son adaptation par Stanley Kubrick) que Les Langages de Pao de Jack Vance, voire, si on s’éloigne un peu du seul champ de la science-fiction au sens strict, la majeure partie du corpus tolkiénien, carrément émané des inventions linguistiques (ou peut-être plus exactement philologiques) de l’auteur, ce qui en fait une passerelle de choix pour traiter de la question des langues artificielles (voire de fausses langues naturelles ?), en fiction et hors fiction.

 

La problématique de cet ouvrage est donc plus vaste qu’il n’y paraît – d’autant plus, en fait, que, si le lien avec des œuvres précises de science-fiction (et éventuellement, sous-genre certes assez rare dans sa forme la plus pure, de « linguistique-fiction ») est permanent, Comment parler à un alien ? implique en même temps d'intégrer le b.a.-ba de la discipline, si j'ose dire, les fondations indispensables à la compréhension du reste.

 

Ceci étant, Frédéric Landragin nous immerge immédiatement dans le thème, en consacrant l’essentiel du premier chapitre (après quelques définitions indispensables) au roman de Ian Watson L’Enchâssement – dont le titre même renvoie à un procédé linguistique riche de dérivations science-fictives intéressantes ; bon sang, cela fait des années que je dis qu’il faut que je le lise, celui-ci… En fait, à ce que j’ai cru comprendre, ce premier chapitre repose pour une bonne part sur une postface que Frédéric Landragin avait composé pour la réédition de ce roman aux Editions du Bélial’. Quoi qu’il en soit, cette étude permet d’envisager certains traitements courants des thématiques linguistiques dans la science-fiction : l’hypothèse de Sapir-Whorf, tout spécialement, qui postule en gros que les catégories linguistiques déterminent les représentations mentales (ou, autrement dit, que la langue que l'on parle influe sur la représentation du monde que l'on se fait), a été beaucoup travaillée par la science-fiction (ainsi, pour reprendre les exemples cités, dans 1984, Les Langages de Pao, « L’Histoire de ta vie » et Premier Contact), même si, aujourd’hui, elle paraît à peu près unanimement infondée aux linguistes – mais on peut aussi parler des théories très influentes de Noam Chomsky, par exemple ; si la SF est un laboratoire, il n’y a au fond rien de surprenant à ce qu’elle soit portée à extrapoler les conséquences les plus extrêmes des hypothèses scientifiques – c’en est un procédé essentiel, même.

 

Maintenant, l’étude de la linguistique en science-fiction, ce dont le « premier contact » n’est qu’un aspect, certes particulièrement visible voire envahissant, implique d’abord d’appréhender comment les langues vivent, évoluent, meurent le cas échéant. Dès lors, les deux chapitres suivants sont consacrés (même si, là encore, il y a toujours un lien avec telle ou telle œuvre de science-fiction), d’abord aux langues naturelles, ensuite aux langues artificielles. Dans le premier cas, s’il faut seulement les distinguer, c’est l’occasion d’envisager comment les langues naissent, quelles sont leurs structures, mais aussi comment elles ont évolué et pourraient évoluer encore – quoi qu’en pensent les conservateurs prompts à prophétiser la fin du monde si on se met à écrire « nénufar » au lieu de « nénuphar », ou les Superdupont académiques qui brandissent haut le mot-dièse contre les pollutions anglicisantes, sans même parler des guerres de tranchées de la féminisation des professions ou de l’écriture inclusive.

 

(Ne fais pas trop le malin, Nébal, toi qui es incapable d’écrire « évènement », qui ne portes pas exactement dans ton cœur la start-up nation qui se disrupte, et qui trouves l’écriture inclusive « quand même un peu moche » alors que ce n’est vraiment pas le propos…)

 

L’étude des langues artificielles, quant à elle, porte notamment sur leurs raisons d’être, souvent idéologiques – ce qui tient autant, par exemple, au souhait d’une langue internationale facilitant la communication, la compréhension et la paix, qu’à la conviction d’ordre philosophique de la prééminence absolue de la logique et de son caractère universel. C’est tout à fait passionnant dans absolument tous les cas – y compris quand l’analyse se prolonge au regard de spécificités de la science-fiction, sense of wonder, sense of reading et novum.

 

On passe ensuite à l’étude des éléments constitutifs d’une langue. Ce chapitre est probablement le plus technique de l’essai – ou du moins ai-je eu ce sentiment –, mais Frédéric Landragin l’a conçu astucieusement de sorte qu’il ne soit jamais indigeste. Pour ce faire, il a choisi une œuvre « principale » destinée à illustrer chaque notion (d’autres œuvres pouvant soutenir le discours à l’arrière-plan) : par exemple, l’étude de la phonétique se fait au travers d’Épépé de Ferenc Karinthy, tandis que celle de la prosodie passe par 2001 l’odyssée de l’espace (peut-être plutôt le film de Stanley Kubrick que le roman d’Arthur C. Clarke, pour le coup)... et Yoda la syntaxe explique (forcément). Ces choix s’avèrent très pertinents, et la technicité du chapitre n’est donc pas le moins du monde un frein pour le lecteur.

 

Ce n’est qu’alors, en fin de volume du coup, que l’on peut vraiment aborder la question titre : Comment parler à un alien ? Les exemples science-fictifs abondent, comme dans chaque chapitre, mais deux œuvres qui ont servi de fil rouge, et presque de prétexte (plus encore que L’Enchâssement ?), à l’ensemble de l’essai, s’avèrent ici plus que jamais essentielles : la fabuleuse nouvelle de Ted Chiang « L’Histoire de ta vie », et le film de Denis Villeneuve Premier Contact, qui s’en est inspiré (et qui est beaucoup, beaucoup moins subtil et bluffant, néanmoins plutôt réussi dans son genre). Et, disons-le, si tout ce qui précède est passionnant, cette étude approfondie et érudite du « premier contact » relève du fantasme le plus orgasmique pour tout lecteur de SF. Toutes les difficultés sont examinées, et nombre d’entre elles sont colossales – l’absence de lexique, ainsi que de référents culturels, la possibilité d’une physionomie différente qui pourrait avoir son impact notamment sur la gestuelle, l’éventualité d’une communication non verbale mais qui pourrait emprunter plutôt, par exemple, les odeurs ou même les champs magnétiques, la nécessité pas moins ardue de mettre en place une communication minimale à base de « oui » et de « non » (et, bon sang, comment exprimer les notions les plus abstraites ?!), sans même parler des innombrables confusions qu’un échange mal assuré pourrait susciter (« Gavagai ! »), avec le risque que ces confusions puissent entraîner des conséquences… aheum… « diplomatiques » ? À vrai dire, de tous les scénarios exposés, ceux où l’incompréhension demeure totale, en dépit de bien des efforts, peuvent paraître les plus crédibles – Stanislas Lem semble s’en être fait une spécialité, au-delà du seul Solaris qui en est probablement la plus fameuse illustration…

 

Pourtant le rêve demeure – et l’enthousiasme. En fait, c’est une chose que j’ai particulièrement appréciée dans cette lecture : Frédéric Landragin fait preuve d’une passion débordante, pour la science comme pour la science-fiction, et qui se montre irrésistiblement communicative. C’est aussi en cela que ce Comment parler à un alien ? est une vraie réussite – au-delà de sa dimension déjà appréciable de vulgarisation solidement étayée d’exemples science-fictifs pour la plupart accessibles et qui font vraiment envie.

 

Je vous recommande donc chaudement ce titre inaugural de la collection Parallaxe – et ai hâte d’en découvrir de futurs volumes, tout particulièrement (parce que moi) dans les domaines des sciences humaines et sociales, parfois un peu le parent pauvre de la SF. Et ceci sans douter le moins du monde de la qualité des publications davantage tournées vers les sciences dites « dures ». Vraiment une très belle initiative !

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Innocent, vol. 2 et 3, de Shin'ichi Sakamoto

Publié le par Nébal

Innocent, vol. 2 et 3, de Shin'ichi Sakamoto
Innocent, vol. 2 et 3, de Shin'ichi Sakamoto

SAKAMOTO Shin’ichi, Innocent, vol. 2, [Inosan イノサン], traduction [du japonais] et adaptation [par] Sylvain Chollet, [s.l.], Delcourt, coll. Manga seinen, [2013] 2015, 224 p.

Innocent, vol. 2 et 3, de Shin'ichi Sakamoto

SAKAMOTO Shin’ichi, Innocent, vol. 3, [Inosan イノサン], traduction [du japonais] et adaptation [par] Sylvain Chollet, [s.l.], Delcourt, coll. Manga seinen, [2013] 2015, 224 p.

Retour à Innocent, manga « historique », avec vraiment plein de guillemets, de Sakamoto Shin’ichi, avec les volumes 2 et 3… et, euh, bon, décidément j’ai un peu de mal – et ceci alors même que le sujet est vraiment très, très bon : la destinée de Charles-Henri Sanson, le plus fameux représentant de la plus fameuse des dynasties de bourreaux françouaise, à l’époque charnière qui voit le siècle des Lumières basculer dans la Révolution puis la Terreur. Maintenant, le réalisme historique n’est clairement pas de mise ici – ni au plan du graphisme, où l’auteur et sa flopée d’assistants en font des caisses côté magnificence, luxe, érotisme (et notamment homoérotisme), coiffures L’Oréal qui volent au vent parce qu’elles le valent bien, badasserie baroque-romantique et symbolisto-expressionnisme appuyé, ni bien sûr au plan du scénario, au regard duquel la très élégante formule pré-#MeToo attribuée à Alexandre Dumas que vous savez, eh bien, a quelque chose d’un brin timoré…

 

Résumons à gros traits l’histoire de ces deux volumes : nous avions laissé Charles-Henri Sanson, le pauvre, en train de se livrer à sa première exécution publique, celle tant qu’à faire de son fol amour Jean de Chartois – et la dernière case laissait comprendre qu’il avait merdé… Oui, c’est peu dire : son premier coup n’a pas tué sa victime, et il faut recommencer – et c’est de pire en pire ! Au point où la foule hypocrite, comme cela a pu se produire, remise sans trop de façons sa soif de sang de côté pour dénoncer vertueusement la boucherie à laquelle elle assiste : l’émeute gronde, et la réputation de Charles-Henri en est aussitôt entachée… jusque dans sa famille, dont certains membres, le paternel à demi-mort inclus, tendent décidément à croire que le rejeton récalcitrant et timide est un raté dans la dynastie ; la grand-mère de Charles-Henri seule s’attache encore à faire de lui le futur bourreau Sanson, certainement pas en raison de son bon cœur (elle est l’antithèse du bon cœur), mais parce que C’EST COMME ÇA, ce qui a toujours été la plus mauvaise des raisons – et Charles-Henri est bien conscient de n'être qu'un outil entre les mains bien trop propres de l'inquiétante et perverse dame. Les mâles n'ont en effet pas l'apanage des fantasmes sanguinolents, ce que démontre de plus en plus ici le portrait de la jeune sœur de Charles-Henri, Marie-Josèphe, créature séduite par la voie du bourreau, que son sexe lui prohibe… mais qui a quelque chose d'un peu punk, en même temps ? Sauf erreur, elle est l'héroïne du spin-off titré Innocent Rouge...

 

Mais revenons à notre timide Charles-Henri, qui (bien trop brusquement à mon goût…) se ressaisit, et assume enfin sa destinée – et cela tient sans doute au moins pour partie (on nous le laisse entendre assez explicitement) à une sorte de trauma sexuel inextricablement lié à la tâche salissante du bourreau. Mais il y a aussi de l’idéal chez Charles-Henri – qui accepte enfin sa mission, mais l’accompagnera en même temps, sinon d’un militantisme ouvert (mais pourquoi pas, le Charles-Henri Sanson historique a bien pesé dans l'adoption de la guillotine ultérieurement), sinon d'un militantisme ouvert donc, du moins des vœux les plus généreux pour qu’un jour, enfin, on cesse de tuer au nom de la justice, et s’il peut jouer un rôle à cet égard, il ne reculera pas ; d’ici-là, il fera en sorte d’épargner les souffrances à ses victimes désignées... ce qui n'est pas gagné, comme on le verra dès ces deux volumes.

 

Il faut sans doute y associer un versant parallèle des activités des Sanson – qui est la pratique de la médecine ; un bon bourreau doit parfaitement maîtriser l’anatomie humaine, et plus encore : aussi les Sanson dissèquent-ils en famille des cadavres au cours de leur formation perpétuelle, ce que l’estomac fragile de Charles-Henri tolère (forcément) mal, initialement du moins. Mais cela va au-delà, et les Sanson, occasionnellement, donnent des consultations, gratuites. C’est ce qui amène Charles-Henri à s’occuper d’un enfant très mal en point, qui a le bon goût d’être le fils d’un jeune homme assez sexy, dans un registre un peu plus viril (mais pas trop non plus) que de coutume dans cette BD qui prise autrement l’androgynie.

 

Et ce jeune homme assez sexy n’est pas n’importe qui : il s’agit ni plus ni moins, la vérole oubliée en route, de Robert-François Damiens ! Oui, le régicide de Louis XV… que Charles-Henri aura la rude tâche de supplicier dans les conditions que l’on sait, et qui ont fourni de belles pages, assurément dégoulinantes, à Michel Foucault, en ouverture de son Surveiller et punir. Ce lien préalable entre les deux personnages est bien sûr totalement fantaisiste – au moins autant que l’allure du régicide, sans même parler de sa motivation (prérévolutionnaire dans le manga, même si cela témoigne avant tout d'une méconnaissance fréquente de ce que serait la Révolution ultérieurement ; or, historiquement, j'ai l'impression que les raisons au geste de Damiens demeurent encore un peu floues, si nous savons tout de même que le personnage gravitait autour de l’opposition parlementaire, ce qui a pu être décisif – et là, souvenirs, souvenirs, j’en avais causé sur ce blog, il y a longtemps de cela, c'était une autre époque…).

 

Reste que le troisième tome d’Innocent est presque intégralement consacré aux tortures subies par Damiens avant son exécution (le tortionnaire, appelé ici Soubise, créature certes sadique, arbore un étrange tatouage en forme d’étoile et des costumes guère appropriés à sa salissante tâche, qui en font plus une icône glam qu’autre chose, un échappé de Kiss éventuellement – et, euh, là c’était vraiment too much pour moi, bien plus que la violence ahurissante des tortures infligées…), puis aux premiers moments de son interminable supplice (il reste encore beaucoup de marge à la fin du bouquin) ; un supplice donc particulièrement atroce, et atrocement mené par l’oncle de Charles-Henri, Nicolas-Gabriel, exécuteur des hautes-œuvres de Reims, désireux de faire de la chose un spectacle tellement inouï dans sa brutalité et son horreur, qu'il lui permettrait d’hériter de la charge de son aîné…

 

Bon.

 

Je ne suis pas très convaincu. Hein. Le premier tome m’avait laissé un peu perplexe, mais quand même curieux de lire la suite – de voir ce que ça pourrait donner. Notamment parce que j’aimais bien le dessin très « photoréaliste » (hors personnages, dont la dégaine baroque me parlait beaucoup moins), parce que le jeu expressionniste de l’ultime chapitre m’avait pris par surprise et emballé, et… ben, parce que j’étais curieux de voir comment Sakamoto Shin’ichi gèrerait l’histoire de France, même passablement malmenée, au fil de sa BD – et tout particulièrement en ce qui concerne la Révolution française, une période pour laquelle j'avais été pris de passion, là encore dans une autre vie...

 

Or, sous ces trois aspects, la lecture de ces deux volumes m’a beaucoup moins emballé… Le dessin reste très bon dans son genre, mais le découpage de Sakamoto Shin’ichi m’a un peu agacé – notamment dans ces planches muettes très récurrentes où il s’attache avant toute chose… à représenter des personnages mi-romantiques mi-sadiens qui tirent toujours invraisemblablement la langue pour exprimer leur douleur interne ? Euh… Et globalement le reste, la force initiale de la BD – les bâtiments, les costumes, les meubles, ce genre de choses –, m’a tout de même laissé bien plus froid, là où le premier volume avait au moins eu le mérite de me surprendre.

 

La dimension symboliste-truc du dessin (et du coup de la narration) m’a moins convaincu, là encore : l’ultime scène du tome 1 était vraiment brillante à cet égard, avec Charles-Henri qui s’était construit un monde fantasmatique de pantins pour trouver dans l'indifférence la force d'accomplir son sinistre office, une illusion qui cependant donnait beaucoup à penser aussi bien au lecteur qu’au personnage. Mais, dans les deux volumes suivants, si des procédés du même ordre sont récurrents, l’effet est tout autre – la symbolique plus lourde qu’autre chose, et, hélas, trop souvent creuse, avec en même temps quelque chose de systématiquement excessif qui empêche de prendre tout cela vraiment au sérieux. C’était peut-être l’objectif, en même temps – chose qui s’appliquera tout autant et comme de juste au traitement de l’histoire de France –, mais… ouais, décidément, j’ai trouvé ça lourd, et c’est tout.

 

Et le traitement de l’histoire, donc… Je m’attendais à de la caricature, hein : la BD ne fait pas mystère, dès ses toutes premières pages, qu’elle est forcément au programme – que ça fait partie du truc. Conseillers chargés des « vérifications historiques » ou pas. Reste que ça m’a plutôt déplu ici, à force d'excès – et que, visiblement, la Révolution est encore loin, par ailleurs. C’est que Sakamoto Shin’ichi prolonge les scènes ignobles datant du règne de Louis XV, tout particulièrement celles associées à la torture et au supplice de Damiens (forcément), le tome 3 entier n’y suffisant pas, et ce jusqu’au point de la complaisance – chose qui ne me gêne pas dans l’absolu, merde, j’ai beaucoup lu Sade… et il y a d’ailleurs clairement du Sade dans tout ça. Et c'est indéniablement pertinent. Mais, justement, d'une certaine manière, je me suis rendu compte, au fil de ma lecture, que la seule chose qui me tenait encore, la seule curiosité qui me demeurait, portait sur les atrocités dont Damiens serait encore la victime dans le tome 4. Une sensation pas très agréable – ai-je donc vraiment cette soif, même (rassurez-vous...) seulement littéraire, de sang et de sévices ? Mais c’est surtout parce que je n’en attendais plus rien d’autre à ce stade, oui, c’est ça le souci.

 

Mon vrai problème, je suppose, émerge en fait de l’association de ces trois aspects (et de quelques autres menus détails) : je ne parviens pas à prendre cette histoire au sérieux. Ça n’est pas forcément le seul fait de l’auteur et de ses choix artistiques et narratifs, plus probablement une conséquence de mes attentes générales en tant que lecteur – mais… non. Je ne parviens pas à prendre tout ça au sérieux – et au point où les choix de Sakamoto Shin’ichi, qui se défendent sans doute de bien des manières dans l’absolu (l’androgynie baroque des personnages, le sous-texte permanent associant la charge du bourreau et la sexualité, la manière de tordre l’histoire pour en dériver un autre sous-texte, davantage en forme de message, tout du long, etc.), ne parviennent guère qu’à renforcer mon impression grandissante… eh bien, de parfait ridicule. Je suppose que le point-clef à cet égard, dans ces deux volumes, est le personnage improbable de Soubise, avec son (mauvais) délire glam-SM – qui m’a illico « sorti » de la BD.

 

Je ne pense donc pas poursuivre l’expérience à vue de nez. Un brin de curiosité demeure, mais… Bon.

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Black Wings II, de S.T. Joshi (ed.)

Publié le par Nébal

Black Wings II, de S.T. Joshi (ed.)

JOSHI (S.T.) (ed.), Black Wings II – New Tales of Lovecraftian Horror, Hornsea, PS Publishing, 2012, IX + 321 p.

Retour à la série d’anthologies lovecraftiennes Black Wings, dirigée par l’éminent critique S.T. Joshi, et éditée initialement chez PS Publishing – de beaux bouquins hardcover à jaquette.

 

Bon, je suppose qu’il n’est pas vraiment nécessaire de vous refaire ici le pitch de la série, je m’étais suffisamment étendu à ce propos en traitant du premier volume (sous son titre « rallongé », et problématique, caractéristique des rééditions : Black Wings of Cthulhu… soit exactement ce que l’anthologiste souhaitait éviter – notez que, depuis, ce premier volume a été traduit en français, chez Bragelonne, sous le titre plus problématique encore si ça se trouve Les Chroniques de Cthulhu)… et, en fait, j’avais déjà auparavant chroniqué Black Wings III, qui était le premier volume de la série que j’avais lu (et je vais le relire).

 

Bref : ici, autant se lancer directement dans les nouvelles. Et je ne me sens pas vraiment de jouer le jeu des catégories, pas forcément très pertinent ici – je vais donc évoquer chaque nouvelle dans l’ordre où elle figure dans le recueil.

 

Nous commençons avec John Shirley et « When Death Wakes Me to Myself » : un psychiatre vient de s’installer dans une nouvelle demeure à Providence, mais, très vite, un jeune homme visiblement dérangé cherche à y pénétrer par tous les moyens. Et ce jeune homme exprime bien des traits du Lovecraft historique, dans sa manière de parler par exemple… Pas mal – de la mesure dans les effets, étonnamment, et c’était probablement indispensable pour que ça fonctionne ; cerise sur le gâteau, la fin, à bon droit, n’est pas totalement celle à laquelle je m’attendais, et s’avère bien plus fine. Oui, ça fonctionne assez bien. Je relève au passage que, contrairement à ce qui s’était passé dans Black Wings of Cthulhu, le procédé consistant à faire figurer Lovecraft lui-même en tant que personnage, dans cette deuxième livraison, est beaucoup plus rare – à vrai dire, en dehors de cette nouvelle précisément, je n'en vois qu’un seul autre exemple, l’excellente nouvelle de Rick Dakan, dont je vous parlerai le moment venu.

 

Ensuite nous avons Tom Fletcher, avec « View » : un couple visite une vieille maison, guidé par un agent immobilier enthousiaste et/ou menaçant – mais la bâtisse a d’étranges propriétés, d’ordre plus ou moins géométrique… et en tout cas beaucoup trop d’étages ou de semi-étages. La nouvelle fait sans doute référence à « La Maison de la sorcière », mais on pense surtout à M.C. Escher à sa lecture. Hélas, l’effet s’amenuise à force d’insistance – la nouvelle aurait gagné à être considérablement écourtée, clairement, et ce qui fonctionne initialement finit par sombrer dans la platitude (si j’ose dire). Dommage.

 

« Houndwife », de Caitlín R. Kiernan, est d’un tout autre niveau. Difficile de résumer cette nouvelle, notamment du fait de sa narration explicitement non linéaire, mais circulaire… On y accompagne une femme qui se cherchait et qui s’est (peut-être) trouvée dans quelque chose, quelque part entre le sexe et l’occulte – ce dernier devant le rester. Le titre et certains aspects de l’intrigue renvoient au « Molosse », aucun doute là-dessus, mais d’autres éléments, pas moins importants en ce qui me concerne, évoquent plutôt « Le Festival » ou « Celui qui hantait les ténèbres » ; cependant, ces références explicites sont en fait relativement secondaires, et le plus important est ce jeu sur la temporalité et la narration – d’autant qu’il se double, dans une perspective finalement bien plus lovecraftienne que le clin d’œil du pastiche, d’un profond sentiment d’horreur cosmique, encore que « horreur » ne soit probablement pas le mot le plus juste ici. Disons-le, je n’y ai probablement rien panné… et ça ne m’a pas empêché d’adorer, non, le mot n’est pas trop fort – belle plume, aussi, faut dire. En fait, je tends à croire que c’est ma nouvelle préférée de ce volume II de Black Wings. Quoi qu’il en soit, dans mes lectures lovecraftiennes modernes, Caitlín R. Kiernan tend vraiment à se singulariser comme bien au-dessus du lot.

 

Suit Jonathan Thomas, avec « King of Cat Swamp » : un couple d’une banalité très banale reçoit la visite d’un intrus envahissant – un certain Castro… La nouvelle brode (lointainement) sur « L’Appel de Cthulhu », au travers de ce personnage croisé initialement dans le bayou bien des décennies plus tôt, et qui pouvait assurément être développé comme Lovecraft ne l’avait pas fait ; enfin, la pertinence du procédé est en fait à débattre, car celui qui était simplement fou et, très probablement, se leurrait quant aux intentions du Grand Poulpe du Pacifique, dans la nouvelle de Lovecraft, devient ici par la force des choses un puissant sorcier (soit… l’antithèse du discours habituel de S.T. Joshi ?). Bon, tout ceci n’est pas sérieux : le registre est semi-parodique, et, oui, sur le moment, c’est plutôt amusant, mais c’est le genre de truc qu’on oublie sitôt la page tournée.

 

« Dead Media », de Nick Mamatas, m’a bien plus intéressé, même si cette nouvelle n’est probablement pas sans défauts. Il s’agit d’une sorte de « suite » à « Celui qui chuchotait dans les ténèbres ». Des étudiants de l’Université Miskatonic, de nos jours, entendent percer le vieux mystère de la fac – le récit par Wilmarth de ses aventures dans le Vermont. Sauf que lire le disque envoyé par Akeley au professeur nécessite un matériel archaïque particulier, et c’est déjà un problème… En même temps, le transfert de l’enregistrement sur un support plus moderne permettrait peut-être de percer à jour la supercherie ? Cet aperçu de « médias morts » est déjà en soit intéressant, mais je suppose que ce titre a aussi quelque chose de plus métaphorique, concernant le caractère aujourd’hui multimédia de l’œuvre de Lovecraft ? Ou pas. Quoi qu’il en soit, j’ai trouvé la « rupture » vers la fin de la nouvelle un peu trop sèche (en fait un problème survenu à plusieurs reprises durant ma lecture de cette anthologie), même si « l’épilogue » est loin d’être inintéressant, en donnant davantage de perspective à l’ensemble, avec une ampleur cosmique que les premières pages ne laissaient pas vraiment entrevoir. Oui, pas parfait, mais j’ai vraiment bien aimé.

 

« The Abject », de Richard Gavin, par contre, je n’ai vraiment pas accroché… La nouvelle est globalement très convenue, avec des trentenaires ou quadragénaires qui se retrouvent pour faire de la rando dans la forêt tout à l’ouest du Canada, autant dire au bout du monde (d’ailleurs, c’est dit), et là il y a une montagne bizarre, que les Indiens n’aimaient pas, etc., etc. Le récit, central, de la misère sentimentale du couple (hétéro et en crise) qui motive l’histoire n’en est pas moins convenu, hélas, au point où c’en devient pénible. Puis l’auteur nous inflige (précisément) une de ces ruptures « sèches » dont je viens de parler, une à vrai dire qui aurait pu faire un sacré effet, mais il s’y prend tellement mal, et tellement lourdement, qu’il ne parvient guère à susciter chez le lecteur qu’un soupir désabusé. La nouvelle aurait pu, et dû, être terrible – et touchante en même temps (et, par ailleurs, elle se serait peut-être très bien passée de connotations fantastiques). Elle n’est hélas ni l’une, ni l’autre. Un des points faibles du recueil – probablement le pire en ce qui me concerne.

 

« Dahlias », de Melanie Tem, est un (court) texte à part dans cette anthologie. Et qui ne m’a pas vraiment convaincu non plus... C’est que la nouvelle entend pour l’essentiel exprimer le sentiment d’horreur cosmique dans un cadre très quotidien – au travers d’une vieille dame qui va mourir et n’attend certainement rien après. Le texte a quelque chose d’une fable, mais il est un peu trop lourdement démonstratif…

 

Après quoi, John Langan nous livre « Bloom », une nouvelle assez sympathique, même si je peine à définir exactement les intentions de l’auteur. Le point de départ de la nouvelle a quelque chose d’une blague (délibérément mauvaise), avec ce couple qui ramène à la maison un container frigorifique malencontreusement égaré, et cette dimension aura l’occasion de revenir par la suite, mais on y trouve en même temps des choses plus sérieuses, dont quelque scènes… eh bien, oui, horrifiques… et un jeu avec les thèmes et textes de Lovecraft qui s’avère plus subtil (et peut-être même parfois plus profond) que dans bien d’autres nouvelles de ce recueil et a fortiori d'autres, des nouvelles qui se la pètent probablement bien davantage. Le manque d’unité du récit (dans le ton, du moins) me laisse encore un peu indécis, mais c’était globalement assez sympa, oui.

 

« And the Sea Gave Up the Dead », de Jason C. Eckhardt, est un texte très joueur et savoureux – et qui m’a beaucoup plu. Il s’agit là encore d’une variation sur « L’Appel de Cthulhu », mais qui se présente comme un document originel annoté par un chercheur – en l’espèce, le journal d’un naturaliste ayant accompagné l'amiral Cook dans le Pacifique, et tout spécialement à l’endroit que vous savez… Je ne sais pas ce qu’il en est, pour un anglophone, de l’anglais un peu archaïque et contourné de ce texte, mais je l’ai trouvé très amusant, oui, et plutôt bien fait – même si sa conclusion manque forcément d’ampleur, puisque nous savons très bien, nous autres lecteurs, ce qui se cache là-bas. Mais je n’ai pas trouvé ça problématique, et cette nouvelle figure parmi les textes du recueil que j’ai trouvés les plus savoureux.

 

Don Webb livre ensuite « Casting Call », qui fonctionne assez bien également. Même si je suis sans doute passé à côté de pas mal de trucs, car la nouvelle tourne autour des émissions télévisées de Rod Serling, au-delà de la seule Quatrième Dimension (que je ne peux pas vraiment prétendre connaître non plus, honte sur moi…) – il me manque donc sans doute pas mal de choses pour pleinement apprécier ce récit. Mais j’en ai apprécié l’approche, assez clairement comique, et même grotesque, mais futée dans ce registre – même quand il s’agit de mêler à tout ça l’ambition très « Actors Studio » d’un jeune acteur latino qui entend incarner au mieux une goule dans l’esprit du « Modèle de Pickman ». Ce qui est amusant, mais pas seulement – outre que, là aussi, nous avons un aperçu du caractère multimédia du corpus lovecraftien, en soi pas inintéressant. Certes, ma méconnaissance du contexte exact de la nouvelle joue contre elle, mais pas au point d’en amenuiser véritablement l’intérêt, trouvé-je.

 

On passe à (attention !) « The Clockwork King, The Queen of Glass and The Man with the Hundred Knives » (ouf), de Darrell Schweitzer. C’est une nouvelle étonnante et singulière à plus d’un titre – notamment parce que c’est la seule, ici, à jouer pleinement du registre onirique de Lovecraft, à la façon de la fantasy baroque des « Contrées du Rêve ». Et, à cet égard, c’est autrement plus convaincant que… eh bien, à peu près tout ce que j’avais pu lire dans La Clé d’Argent des Contrées du Rêve (sans même parler, obviously, des abominations de Brian Lumley). Ceci, surtout, dans la mesure où la nouvelle garde en même temps une assise « terrestre » et invite sans ambages à questionner la santé mentale des principaux protagonistes, narrateur éventuellement non fiable inclus comme de juste. Et, enfin, cet onirisme est radicalement perverti dans une optique pleinement cauchemardesque. Vraiment un texte intéressant, singulier, et qui produit son effet – parmi ce qu’il y a de mieux dans cette anthologie, en ce qui me concerne.

 

Nicholas Royle, avec « The Other Man », livre une variation sur le double, pas spécialement lovecraftienne (même si on laisse entendre qu’il y a de « Je suis d’ailleurs » dans tout ça), et un peu terne… Non, je suppose que c’est plus qu’honnête dans son genre, mais, très franchement ça ne m’a pas emballé – à l’instar de sa nouvelle « Rotterdam » dans Black Wings. Ça m’ennuie d’autant plus que mon premier contact avec cet auteur, sa nouvelle « Le Leurre » dans le n° 21 du Visage Vert, m’avait bien autrement séduit. Je suis convaincu qu’il y a quelque chose de très intéressant chez lui, mais je passe décidément à côté de pas mal de ses textes…

 

J’ai davantage adhéré à « Waiting at the Crossroads Motel », de Steve Rasnic Tem, nouvelle qui suinte le mal à l’état pur. Nous y suivons un personnage proprement répugnant, qui accomplit avec sa pauvre famille foutue depuis le départ une sorte de halte rituelle dans un motel aussi répugnant que lui-même. On y devine une forme de généalogie morbide typiquement lovecraftienne, qui peut renvoyer à Dunwich comme à Innsmouth (ou à la Kingsport du « Festival »), mais « modernisée » dans le plus bassement matérialiste des contextes – lequel est pourtant en même temps teinté de vagues cultes ancestraux, quelque part entre le décorum et la substance, qui contribuent en même temps à la perpétuation du « mauvais sang » (et renforcent à mes yeux le lien avec « Le Festival »). C’est le type même du texte poisseux, qui suinte, oui, et qui inspire un vague dégoût – et c’est une vraie réussite dans ce registre.

 

Suit « The Wilcox Remainder », de Brian Evenson, ultime variation sur « L’Appel de Cthulhu », comme son titre le laisse entendre. Le narrateur y a maille à partir avec une petite statuette (exactement celle que vous supposez) qui refuse de le laisser tranquille ; la nouvelle, dès le départ, laisse entendre que ledit narrateur pourrait bien être fou, et donc non fiable – un classique du genre qui, du coup, peut renvoyer davantage à d’autres nouvelles de Lovecraft, moins « cthuliennes », notamment « Le Modèle de Pickman » et « Le Monstre sur le seuil ». C’est bien fait dans son genre, ça fonctionne. Pourtant, je ne peux m’empêcher de ressentir une vague déception – à vrai dire la même qui s’empare toujours de moi quand je lis une nouvelle d’horreur de Brian Evenson, et peine à y reconnaître l’auteur d’Inversion, de La Confrérie des mutilés, éventuellement même de Baby Leg ou de Père des mensonges… Davantage celui d’Alien : No Exit, pour le coup ? Enfin, non, quand même pas : c’est bien quand même, oui. C’est juste que, comme toujours, j’en attendais davantage…

 

« Correlated Discontents », de Rick Dakan, est une nouvelle bien autrement ambitieuse – et peut-être cela m’a-t-il encore davantage incité à baisser la note de la nouvelle de Brian Evenson, à vrai dire. Comme le récit de Darrell Schweitzer un peu plus haut, celui de Rick Dakan bénéficie de sa singularité dans cette anthologie – mais si « The Clockwork King, The Queen of Glass and the Man with the Hundred Knives » jouait de la carte de la fantasy, « Correlated Discontents » joue de celle de la science-fiction – même un peu « TGCM », certes. L’idée est celle d’un programme informatique empruntant une interface humaine, et supposer rendre la personnalité de feu Howard Phillips Lovecraft après avoir ingurgité, analysé et digéré toute sa correspondance – qu’il s’agit ensuite de régurgiter, via donc un homme de chair et de sang, pour donner des réponses « authentiques » dans un contexte de conversation, en piochant pourtant dans des citations d’un objet parfois fort éloigné. L’idée est assez fascinante en soi – et la fin de la nouvelle est dans la droite lignée du postulat –, mais le récit ne met pas tous ses œufs (j’ai failli écrire « ses yeux »…) dans le même panier : lors de la démonstration publique du procédé, fans et non-fans amenés à questionner « Lovecraft » et à se réjouir de la parfaite authenticité de ses réponses biaisent bien vite le propos de l’expérience en interrogeant le personnage sur son racisme – frontalement. Le sujet est délicat, mais joliment amené – et ce d’autant plus qu’il faut intégrer dans l’équation « l’interface humaine », un jeune étudiant, et plus ou moins toujours un fan, qui est ainsi amené à prononcer les propos les plus outrancièrement racistes… tout en se laissant progressivement submerger par la personnalité de synthèse de Lovecraft. En même temps, il ne s’agit pas d’un texte bêtement à charge, c’est même tout sauf ça ; il sait se montrer assez subtil à tous ces égards, pertinent de bout en bout. Il y a bien plus de substance dans cette histoire que dans un bon millier sinon million de « débats » sur le racisme de Lovecraft. En même temps, ce n’est pas la même approche que celle de Victor LaValle dans La Ballade de Black Tom, mais elle me paraît tout aussi pertinente. Vraiment, j’ai trouvé ça très intéressant – casse-gueule, mais en fait d’autant plus intéressant.

 

Donald Tyson, avec « The Skinless Face », joue dans un tout autre registre, bien autrement classique – en fait un qui peut rappeler celui de Brian Evenson ? Avec tout de même un côté « grosse horreur qui tâche » autrement prononcé… De fait, l’histoire est somme toute assez banale : une expédition archéologique qui fait une dangereuse découverte du côté de la Mongolie, ce qui ne manque pas de rappeler Les Montagnes Hallucinées ou encore « Dans l'abîme du temps »… Cela dit, dans son genre, c’est vraiment très bien fait – et assez effrayant, oui, avec un vague malaise quand se révèle la nature de la statue dégagée des sables… C’est le moment pulp de l’anthologie, disons – et une réussite dans son domaine. Un texte qui ne brille ni par l’ambition ni par l’originalité, mais on s’en cogne, c’est un bon moment de lecture pour qui aime l’horreur pas-seulement-lovecraftienne-même-si-ici-très-lovecraftienne-pour-le-coup.

 

« The History of a Letter, as related by Jason V Brock » convainc beaucoup moins : il s’agit… eh bien, d’une lettre, auteur inconnu, destinataire inconnu et propos inconnu. Peut-être s’agissait-il de traiter de l’indicible lovecraftien, peut-être s’agissait-il en même temps de parodier la manière lovecraftienne, ou, piste au moins aussi valable, la critique lovecraftienne (avec le procédé de l’annotation inutile…), mais, pour le coup, nous avons essentiellement un texte qui ne mène nulle part, en fait une blague, et, oui, un peu mauvaise (mais pas de celles qui emportent l’adhésion), une blague en tout cas qui dure sans doute bien trop longtemps et s’avère d’un intérêt très, très limité. Une fausse note.

 

Et l’anthologie de se conclure sur « Appointed », de Chet Williamson, une nouvelle là encore relativement classique, encore que dans une veine de l’horreur rappelant bien davantage Stephen King que Lovecraft. Son contexte, à vrai dire, est ce qu’il y a de plus intéressant, avec ces conventions geekissimes, où se retrouvent sans cesse des acteurs de seconde zone, qui ont « brillé » il y a des décennies de cela dans tel ou tel film d’horreur à petit budget, éventuellement de la lovecrafterie à gros sabots, et qui, trente ou quarante ans plus tard, en sont réduits à mendier quelques piécettes en échange de leur autographe sur un DVD qu’ils n’ont aucune envie de s’infliger. La nouvelle a dès lors quelque chose de doux-amer, plus que de véritablement drôle, qui touche étonnamment, même quand il s’agit de mener l’histoire à son terme en accumulant les codes du genre. Ceci tout en jouant (de nouveau, ça revient décidément souvent dans cette anthologie) de la popularité multimédia de Lovecraft. Oui, une réussite !

 

Bilan ? Allez, essayons de classer tout ça, du moins bon au meilleur…

 

Dans le moins bon, je relève quatre nouvelles : celle de Tom Fletcher, « View » ; celle de Richard Gavin, « The Abject » ; celle de Melanie Tem, « Dahlias » ; et enfin celle de Jason V Brock, « The History of a Letter ». Je serais tenté de mettre à part celle de Melanie Tem, tout de même, qui n’est probablement pas mauvaise, mais m’a laissé de marbre, c’est tout… « The Abject » est en fait la seule nouvelle du recueil que j’ai vraiment envie de qualifier de « mauvaise » ; et ceci d'autant plus qu'elle aurait pu s'avérer très intéressante avec un peu plus de constance et de compétence dans la narration. Le reste est, soit un peu trop médiocre, soit indifférent en ce qui me concerne.

 

Après quoi, j’ai envie de rassembler quatre nouvelles qui fonctionnent tout à fait, si elles ne m’emballent pas des masses non plus – disons des nouvelles « honnêtes », mieux que médiocres, mais peut-être pas au point où je pourrais les qualifier véritablement de « bonnes » sans sourciller : « When Death Wakes Me to Myself », de John Shirley ; « King of Cat Swamp », de Jonathan Thomas ; « Bloom », de John Langan ; et enfin « The Other Man », de Nicholas Royle. Le cas de « Bloom » est un peu litigieux : à certains égards, j’aurais envie de faire figurer cette nouvelle dans la catégorie au-dessus, mais, j’ai beau tourner ça dans tous les sens, j’ai le sentiment, pas bien assis du tout, qu’il y manque pourtant quelque chose, un je-ne-sais-quoi qui… Bon, bref.

 

Viennent maintenant six nouvelles que je qualifie de « bonnes », voire plus, sans l’ombre d’une hésitation : celle de Nick Mamatas, « Dead Media » (même s'il y a indéniablement à y redire) ; celle de Don Webb, « Casting Call » ; celle de Steve Rasnic Tem, « Waiting at the Crossroads Motel » ; celle de Brian Evenson, « The Wilcox Remainder » ; celle de Donald Tyson, « The Skinless Face » ; et enfin celle de Chet Williamson, « Appointed ». Les cas de Brian Evenson et de Donald Tyson sont un peu limites à leur tour, car il s’agit de deux textes trèèèès classiques (outre que mon ressenti concernant Evenson est donc un peu biaisé), et en même temps très efficaces – ce sont des textes « pro », ce qui n’est souvent pas exactement un compliment, mais je ne peux nier avoir pris un certain plaisir à leur lecture, alors autant ne pas chipoter. En même temps, dans cette catégorie, je suis tenté de mettre en avant les contributions de Steve Rasnic Tem et de Chet Williamson – qui sont à l’extrême limite de mériter la classification dans la catégorie au-dessus…

 

Mais j’ai voulu distinguer les quatre textes qui m’ont le plus emballé : il s’agit de « Houndwife », de Caitlín R. Kiernan ; « And the Sea Gave Up the Dead », de Jason C. Eckhardt ; « The Clockwork King, The Queen of Glass and The Man with the Hundred Knives », de Darrell Schweitzer ; et enfin « Correlated Discontents », de Rick Dakan. Ce sont en même temps des textes assez différents – ceux de Darrell Schweitzer et de Rick Dakan ont gagné leur place dans cette ultime catégorie de par leur ambition et leur singularité, et ce pourtant de manière on ne peut plus différente ; tandis que « And the Sea Gave Up the Dead » a fini ici par son côté très ludique, disons même fun. Mais ce qui m’apparaît clair, oui – et ce alors même qu’il ne s’agit pas exactement d’une nouvelle très claire… c’est que la palme, dans Black Wings II, revient (une fois de plus ?) à Caitlín R. Kiernan.

 

Quoi qu’il en soit, le niveau est globalement élevé voire un peu plus que ça – incomparablement plus en tout cas que dans l’anthologie lovecraftienne ou para-lovecraftienne-truc lambda. J’ai dans l’ensemble lu cette deuxième livraison de Black Wings avec beaucoup de plaisir – et vais poursuivre, prochainement, en (re)lisant (pour le coup) Black Wings III. Restez tunés…

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Deathco, vol. 7, d'Atsushi Kaneko

Publié le par Nébal

Deathco, vol. 7, d'Atsushi Kaneko

KANEKO Atsushi, Deathco, vol. 7, [Desuko デスコ], traduction [du japonais par] Aurélien Estager, [s.l.], Casterman, coll. Sakka, [2017] 2018, [224 p.]

Une dernière danse ? Deathco, de Kaneko Atsushi, s’achève avec ce tome 7 tout récemment sorti en français, et qui met un point final à une orgie de tueries sanglantes, de personnages grotesques et d’oppressants et parfaits aplats de noir. La destinée de la gamine gueudin Deathko s’accomplit dans un finale relevant du feu d’artifice, comme il se devait.

 

Pourtant, comme dans les trois tomes précédents à vrai dire, titre ou pas, la petite bourrelle se fait parfois voler la vedette par sa patronne, mentor et ultime cliente en même temps qu’ultime cible : Madame M. Nous les avions laissées toutes deux, en compagnie du domestique zélé Lee (et de Taram s’il le faut), en train de quitter l’improbable château gothique qui avait été leur demeure pendant tant d’années… ou plutôt ses ruines, car, afin de gérer l’assaut en masse de Reapers dépêchés par la Guilde pour abattre celle qui fut la plus grande et la plus classe des Reapers, notre petit groupe avait dû recourir à des moyens pour le moins extrêmes : BOUM ! Conséquence embarrassante : nos « héros » (?) se retrouvent ainsi SDF… et les Reapers survivants ne les traquent pas moins impitoyablement (putains de connards de clowns).

 

Madame M est toute disposée à mourir, mais selon ses propres termes : elle a pris cette décision il y a longtemps de cela, c’est Deathko, et Deathko seule, qui devra mettre fin à ses jours. Pour que cette destinée s’accomplisse, il faut donc qu’elle survive encore un peu… Et les personnages de chercher, du coup, un refuge, et ce dans le plus improbable et en même temps le plus cohérent des asiles : la cellule la plus inaccessible d’une prison de haute sécurité jugée particulièrement redoutable et invincible, sur le mode de l’Alcatraz excessif (et à son tour pas dépourvu de caractéristiques gothiques, même si pour le coup le punk l’emporte).

 

Mais cela ne peut fonctionner qu’un temps : bientôt, les hordes de Reapers se rassemblent à nouveau – alors même que Deathko, qu’une prison ne restreint guère dans ses mouvements, fout le souk dans les locaux, y semant la peur et les cadavres… Et, parmi ces Reapers, il y a quelques habitués – dont ces crétins de Super Skull et Hyper Skull, ou les pom-pom girls de Dead Queen Bee. Mais c’est du menu fretin, et la Guilde dépêche dans la prison l’artillerie lourde – tandis que les détenus font diversion au travers d’une révolte massive, qui se mue forcément en immense tuerie aux proportions invraisemblables : les gardiens n’ont tout simplement aucune chance… mais les prisonniers non plus.

 

Globalement, ce finale correspond à ce que nous pouvions attendre – et c'est d’ailleurs un miroir du premier tome, avec ces masses de Reapers grotesques qui, ayant le même objectif, ne peuvent que s’entretuer, confirmant une fois de plus la connotation étrangement « darwinienne » de la Guilde. On y retrouve, surtout, cette débauche surréaliste de tueurs improbables, aux costumes tout droit sortis des comics de super-héros, mais dont le comportement cynique et violent relève de la parodie méchamment subversive autant que réjouissante – et ceci dans un cadre à la hauteur, qui renchérit sur le château gothique investi dans le tome précédent. Un feu d’artifice, oui, à la hauteur de nos attentes.

 

Maintenant, le scénario s’autorise quelques « finesses » (?), ou quelques twists en tout cas, qui convainquent plus ou moins ? C’est que rôdent dans la prison quelques alliés/ennemis hors-normes de Madame M… Mais, en définitive, oui, je suppose que c’est assez convaincant – d'abord parce que cela confirme l'aura du personnage, que ressent bel et bien le lecteur, jolie performance, mais surtout dans la mesure où l’ensemble de ce dernier volume souligne, sans trop appuyer mais à plusieurs reprises tout de même, que Madame M, d’une certaine manière, l'immense Madame M, l'intimidante (donc) Madame M, a peur – ou peut avoir peur. Elle a tout fait pour Deathko, et donc pour que Deathko la tue, mais l’échéance se rapproche à grands pas, et Madame M, déjà malmenée par les Reapers, une première, découvre peut-être que le rôle de proie n’est finalement pas à son goût – qu’il est horrible et redoutable… Et quand viendra le moment fatidique, elle s'accrochera à la vie, comme tous les trophées qu'elle a récoltés. Je demeure quand même un peu sceptique en ce qui concerne la fin finale… Bon, admettons.

 

De toute façon, en dépit d’un cadre de jeu sympathique, Deathco n’était probablement pas, dans l'ensemble, une BD brillant véritablement par son scénario, hein – ce qui comptait à cet égard, c’était l’ambiance, de folie meurtrière, qui fonctionnait très bien.

 

Mais, on ne va pas se mentir, l’atout essentiel de la série réside dans le dessin parfait de Kaneko Atsushi – parfait, oui, avec son caractère très cinématographique, son dynamisme, et bien sûr ce jeu sur le noir si caractéristique, et qui ne manque pas, une fois de plus, de me ramener outre-Pacifique à un Frank Miller ou un Mike Mignola. Je relève cependant une chose : l’impression que j’avais évoquée en chroniquant le tome 6 persiste dans ce tome 7 – que Kaneko Atsushi a fait évoluer son trait dans la série, vers quelque chose de plus « rond », plus fluide, peut-être un chouia moins « personnel », mais d’une efficacité redoutable. Qu’en pensez-vous, les gens ?

 

Quoi qu’il en soit, eh bien, c’est terminé… Disons-le tout net : Deathco n’a rien d’un chef-d’œuvre impérissable, ce n’est pas le manga du siècle, etc. Loin de là. Cependant, c’est une série qui fonctionne très bien de bout en bout, même s’il m’a fallu l’apprivoiser un peu avec un tome 1 quelque peu déroutant ; et son délire meurtrier costumé a quelque chose de bizarrement réjouissant et fun, que je ne m’explique pas forcément très bien, mais qui me paraît indéniable. Le dessin est vraiment remarquable, en tout cas.

 

Maintenant, ce qu’il faudrait que je fasse, c’est lire d’autres titres de Kaneko Atsushi – et notamment Soil et Wet Moon, largement plébiscités, et visiblement d’un tout autre registre, plus « sérieux » peut-être. Maintenant, le sérieux, hein… Deathco n’est pas sérieux, certainement pas – mais assurément jubilatoire.

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L'Abomination du lac, de Joseph A. Citro

Publié le par Nébal

L'Abomination du lac, de Joseph A. Citro

CITRO (Joseph A.), L’Abomination du lac, [Dark Twilight – Lake Monsters], traduit de l’américain par Michel Deutsch, Paris, J’ai lu, coll. Épouvante, [1991-1992] 1993, 315 p.

On ne se refait pas, et, de temps en temps, j’aime bien me taper un petit roman de grosse horreur qui tache – à une époque, je pouvais en dire autant pour les petits films de grosse horreur qui tache, mais ça fait quelque temps que je ne l’ai pas fait et je le regrette… Quoi qu’il en soit, si le bilan en fin de compulsion est plus qu’à son tour navrant, de temps en temps, oui, j’aime bien – et je me farcis des trucs « objectivement pas bons » mais qui me satisfont d’une manière ou d’une autre. Ce qui ne signifie peut-être pas non plus que je perds alors tout esprit critique – je suis bon public, mais aussi conscient de mes navrantes tares, dans ce que j’aime bien quand même, et dans ce que je n’aime pas parce qu’il ne faut pas trop déconner non plus. Exemple : Manitou, c’est vraiment de la merde…

 

L’Abomination du lac, de Joseph A. Citro, ça n’est certes pas fameux, c’est même probablement « objectivement pas bon », cependant je crois que c’est bien autrement honnête que le Masterton précité (et c’est déjà ça). Il y a au moins un semblant de choses qui surprennent un peu là-dedans, qui ne sauvent pas tout, ni peut-être même quoi que ce soit, mais suffisent du moins à préserver une vague forme de singularité du bouquin, et si l’auteur (dont c’était en fait le premier roman, même s’il n’est sorti qu’en 1991, après quatre autres titres) joue comme beaucoup dans ce registre à « J’aimerais bien être Stephen King », référence écrasante (avec celle de Lovecraft), sans l’emporter à la fin, eh bien, il y a au moins vaguement de ça – plus que chez… Oui, bon, OK.

 

Maintenant, comment ai-je mis la main dessus ? Enfin, oui, chez un bouquiniste, il y a quelques années de cela – la question serait plutôt : pourquoi ? D’une manière ou d’une autre, je l’avais vu mentionné quelque part comme étant « lovecraftien ». Mais où ? Je croyais que c’était dans The Rise, Fall, and Rise of the Cthulhu Mythos, de S.T. Joshi, mais n’en trouve pas trace… Bah, peu importe. Ceci dit, il y a bien quelque chose de « lovecraftien » dans ce roman, quelque chose que révèle d’emblée, d’une certaine manière, le choix d’employer le nom français « Abomination », qui n’a sans doute rien d’innocent. Et c’est un peu fâcheux, car, si ce roman bénéficie d’un vague atout, c’est probablement qu’il balade le lecteur dans des directions relativement inattendues. On peut relever que le titre original, Dark Twilight, n’a pas grand-chose à voir avec L’Abomination du lac… et pourtant, ce titre français ne manque peut-être pas totalement de pertinence ; car le roman a été ultérieurement réédité sous le titre que lui avait initialement attribué l’auteur, et qui était Lake Monsters – notez toutefois le pluriel… Cela dit, en matière de SPOILERS éventuels, ou justement pas, je suppose qu’il faut aussi prendre en compte combien, c’est ou c’était l’usage, cette couverture hideusement whatthefuckesque n’a pas grand-chose à voir, sinon rien, avec le contenu du roman… Aussi le lecteur était-il invité à ne pas trop extrapoler, je suppose.

 

Harrison Allen est notre… « héros » ? Trentenaire un peu terne, récemment licencié, il décide d’envisager ses allocations chômage comme une occasion de prendre des vacances (insérez ici un connard qui beugle : « LES CHÔMEURS SONT DES FAINÉANTS !!! »), et de satisfaire une vieille lubie en se faisant chasseur de monstres – ce décalque de l’auteur, car Joseph A. Citro a, depuis 1991, sorti beaucoup, beaucoup de bouquins sur le folklore du Vermont, la cryptozoologie, mais aussi les OVNI, et toutes ces sortes de choses, Harrison Allen donc entend en effet apporter la preuve que le monstre du lac Champlain, tendrement baptisé Champ ou Champy en miroir d’une plus célèbre Nessie, que ce monstre aquatique, donc, existe bel et bien. Et il se rend sur place pour enquêter, en squattant la vieille bicoque d’un camarade de fac, idéalement située sur Friar’s Island, une île (oui) bien placée dans ledit lac.

 

Et on a une carte de l’île en tête d’ouvrage C’EST DONC UN ROMAN DE FANTASY.

 

 

Friar’s Island attire les touristes en été, mais les autochtones ne sont pas toujours des plus accueillants pour les « étrangers ». Aux yeux de ce connard de Cliff, l’archétype du redneck détestable et borné dans ce roman, qui n’est pas du Vermont est forcément idiot et ridicule, et même les citoyens de l’État, quand ils sont « continentaux », sont au moins suspects – venir des grandes villes plus à l’est vous qualifie aussitôt en pédé.

 

Heureusement, tout le monde n’est pas comme Cliff, sur Friar’s Island. Et Harrison ne manque pas de croiser bienheureusement la route de la nouvelle instit’ de l'île, la belle et fraîche Nancy, dont chaque réplique ou pensée donne le sentiment un tantinet amer d'une femme cruchissime. C’est forcément le coup de foudre.

 

Mais… de quoi parle le roman ? Eh bien, vous pouvez oublier Champy : Harrison discute bien des « témoignages » avec quelques résidents de l’île, et en apprend un minimum sur le folklore qui va avec (pour un chasseur de monstres, l'étendue de son ignorance en la matière a quelque chose d'un brin troublant), mais l’hypothétique monstre du lac Champlain ne joue absolument aucun rôle dans ce roman, tout au plus celui d’un symbole (même si un épilogue lui donne bizarrement chair). Non, ce qui compte est ailleurs : le monastère abandonné au nord de l’île, habité en son temps par des moines un peu chelou, puis par une communauté spirite qui ne l’était pas moins ; des bruits bizarres dans la baraque de Harrison – une petite fille qui y disparaît ; un érudit qui ne dit pas tout ; une vieille dame peut-être un peu trop vieille, et son simplet de fils…

 

De fait, je crois que c’est plutôt un atout du roman – s’il doit en avoir un. Le cours des événements est assez imprévisible. C’est parfois à l’extrême limite de la cohérence, et, quand il s’agit pour Joseph A. Citro de rassembler les fils, cela implique des coïncidences un peu grossières, mais la surprise est là et bien là – y compris et peut-être surtout au regard du véritable caractère horrifique du roman, qui concerne notre pauvre Harrison, victime de son charme : c’est inattendu, grotesque sans doute mais étonnamment efficace, et… cruellement ironique ? Peut-être bien.

 

Maintenant, ce roman… ne fait pas peur. Loin de là. Si l’on excepte la disparition précoce d’une pauvre petite fille un peu trop curieuse (car manipulée par un petit con, en quelque sorte la promesse d’un Cliff futur), puis, mais en aparté, de ses parents, le roman n’a longtemps absolument rien d’horrifique. Tout ou presque est concentré dans, mettons, le dernier quart, et même ça, ça n’effraie pas des masses. La peur n’est vraiment pas du lot, en fait – la répugnance peut-être un peu plus ? Le cynisme ? La panique ? La curiosité, autrement...

 

Mais tout ceci est tardif et assez peu efficace, donc – même avec quelques surprises pas inintéressantes çà et là. Pourtant, ce roman (assez court, hein : dans les 300 pages, mais très aérées, avec une grosse police) se lit assez bien, je suppose – agréablement, oui. Quand Citro cherche à faire son King, en décrivant les habitants de Friar’s Island comme leurs contreparties de Castle Rock, il ne se débrouille pas si mal, je suppose – certes pas aussi bien, mais pas si mal… Et s’il use d’archétypes un peu trop voyants (le redneck cruel et borné, un compagnon de beuverie, le vieux Chef bourru de la police à la retraite, l’épicier d’une courtoisie à toute épreuve, l’idiot du village, la vieille qui sait tout, l’érudit à nœud papillon, et, oui, la jeune et jolie et cruchissime instit’), il arrive parfois, au détour d’un paragraphe, à leur donner un semblant d’âme.

 

Bon, le roman ne brille guère par le style, en même temps… Ça n’aide pas (et la traduction ? Je ne me prononcerai pas). Mais ça, on s’en doutait en en entamant la lecture, hein. Et, honnêtement… ben, oui, je suppose que c’est plutôt… honnête. Ça coule, en tout cas, et c’est sans doute tout ce qui compte. J’ai lu bien, bien pire, dans ce genre ou dans d’autres. C’est du roman de gare, qui a passé sans souci l’épreuve du train.

 

Je ne peux pas décemment recommander L’Abomination du lac à qui que ce soit… « Objectivement », ça n’est « pas très bon ». Mais je ne regrette pas ma lecture pour autant – car, oui, de temps en temps, j’aime bien m’offrir ce genre de péché mignon… Et je déplore que le genre horrifique, qu’on le qualifie de « mainstream » ou pas, soit aussi délaissé de nos jours – même si, durant sa Grande Époque, il a effectivement souvent consisté en bouquins parfaitement horribles. Cet unique roman traduit en français, sauf erreur, de Joseph A. Citro, s’en tire plutôt honorablement à cet égard, à vrai dire.

 

Mais c’est bien un péché mignon.

 

Oui, de temps en temps…

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