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Articles avec #nebal lit des bons bouquins tag

"Le Duel", de Joseph Conrad

Publié le par Nébal

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CONRAD (Joseph), Le Duel, [The Duel], traduit de l’anglais et présenté par Michel Desforges, Paris, Ombres – Rivages, coll. Rivages poche / Bibliothèque étrangère, [1991] 1993, 137 p.

 

Si la lecture récente de  Jeunesse ne m’a que modérément enthousiasmé, elle m’a par contre incité à sortir de ma commode de chevet ce Duel, qui y prenait la poussière depuis bien trop longtemps. Ainsi que je l’évoquais, il s’agit là d’une lecture – une fois n’est pas coutume – rendue indispensable par un film que j’aime beaucoup, Les Duellistes de Ridley Scott, si je ne m’abuse son premier long-métrage, et qui témoigne avec un brio époustouflant du talent que le futur réalisateur d’Alien et de Blade Runner était alors en mesure de déployer (j’ai appris ici en postface que ledit film, de même d’ailleurs que le texte de Conrad dont il est l’adaptation en son temps, avait reçu un accueil critique plutôt mitigé, malgré sa distinction à Cannes ; dans les deux cas, je n’en reviens pas…). Un film qui s’inscrit – cela a été noté sévèrement – dans la lignée du génial Barry Lyndon de Stanley Kubrick, tant pour le fond que pour la forme, et dans lequel brillent Keith Carradine et, surtout, Harvey Keitel ; une œuvre riche en plans magistraux – je reste encore aujourd’hui tétanisé au souvenir de la séquence infernale de la Retraite de Russie, et époustouflé par le magnifique tableau sur lequel se conclut le film –, aussi divertissante qu’intelligente. Autant de traits que l’on retrouve dans la longue nouvelle (ou le court roman, comme on voudra) de Joseph Conrad qui l’a inspiré.

 

Nous sommes à l’aube de l’ère napoléonienne. À Strasbourg, nous faisons la connaissance de deux jeunes lieutenants de cavalerie, le désinvolte d’Hubert et le bouillant méridional Féraud. D’Hubert est chargé par l’état-major de convoquer Féraud et de le mettre aux arrêts, ce dernier s’étant battu le matin même en duel contre un civil ; il le trouve dans le salon de Madame de Lionne, et Féraud n’apprécie guère cette interruption : il y voit un camouflet, et, si son grade l’empêche de s’en prendre à son officier supérieur, il considère que d’Hubert doit répondre sur son honneur et avec son sang de cet « affront ». Motif absurde s’il en est pour un duel – institution absurde s’il en est (et qui m’a toujours fasciné, sous sa forme originelle d’ordalie comme dans ses déviations les plus modernes ; j’avais d’ailleurs fait l’acquisition d’un volumineux essai sur le sujet qu’il faudra bien que je lise un jour prochain) –, mais qui n’en aura pas moins des conséquences inattendues : d’Hubert, lors de cette première rencontre, se contente de blesser Féraud. Mais, par la suite, à chaque nouvelle promotion – et on grimpe vite les échelons dans la Grande Armée –, le duel « interrompu » reprendra, toujours aussi incompréhensible, et ce pendant une quinzaine d’années, ne trouvant son aboutissement qu’au cours de la Seconde Restauration, qui voit d’Hubert rallié aux anachroniques aristocrates de retour d’émigration tandis que Féraud continue de proclamer contre vents et marées son attachement à l’Empereur (et en conclut, suprême infamie, que son adversaire n’a jamais aimé Napoléon…).

 

Avec Le Duel, Conrad brosse le magnifique tableau d’une époque folle et dense, au travers d’un fait divers d’autant plus absurde qu’il est à bien des égards frappé d’obsolescence, réminiscence d’un autre âge, pré-révolutionnaire, où le « point d’honneur » voulait dire quelque chose. L’honneur supposé bafoué de Féraud est en effet la seule justification à ce déchaînement de violence aveugle, répondant à une échelle microcosmique à la folie guerrière de l’Empire opposé au reste de l’Europe ; à Féraud, Gascon de basse extraction qui doit tout à la Révolution et à l’Empire et sait y rester fidèle, répond ici, plus que d’Hubert, la figure ignoble de Fouché, aperçu lors d’une scène mémorable, traître à tous les régimes, homme sans conscience, qui s’empresse de dresser des listes « d’exemples » lors de la Terreur blanche pour éviter d’y figurer lui-même. Mais Féraud est un être paradoxal : finalement homme d’un autre temps, celui des volontaires de 1793, il écrit sa légende d’une plume trempée dans le sang de duels évoquant bien davantage l’Ancien Régime. Et d’Hubert, le dandy aux engagements nébuleux, de se retrouver pris dans cet engrenage bien malgré lui ; c’est à travers son point de vue que nous suivrons cette triste affaire, du premier sang à sa conclusion en forme de rédemption par la femme. L’histoire est aussi grotesque que fascinante, comme l’Histoire l’était en ce temps-là.

 

Absurdité et anachronisme sont les deux traits saillants de ce Duel, prodigieuse mise en abyme de l’épopée napoléonienne, que l’on peut bien, malgré les réserves exprimées par certains à sa sortie, qualifier, ainsi qu’il est fait en postface, de « petit chef-d’œuvre ». Tout, ici, est brillant : personnages, situations, fond, forme. La plume est subtile et délicieuse, et le thème a quelque chose de kafkaïen avant l’heure, mais sous la forme d’un roman d’aventures, extrêmement palpitant malgré la nécessaire répétition des séquences. Preuve éclatante qu’un livre peut être tout à la fois divertissant, intelligent et remarquablement écrit, Le Duel est un vrai modèle en son genre, et, autant le dire, une lecture indispensable.

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"La Science-fiction en France", de Simon Bréan

Publié le par Nébal

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BRÉAN (Simon), La Science-fiction en France. Théorie et histoire d’une littérature, préface de Gérard Klein, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, coll. Lettres françaises, 2012, 501 p.

 

Contrairement aux apparences, et même si son nom apparaît trois fois sur la couverture, le présent ouvrage n’est pas dû à la plume de Gérard Klein, mais bien à celle de Simon Bréan, talentueux jeune chercheur s’il en est (aussi lui pardonnera-t-on sa passion immodérée pour les Bisounours). Et – rendez-vous compte, ma bonne dame – il s’agit d’une thèse.

 

Sur la science-fiction. Oui.

 

Publiée par les bons soins de la Sorbonne. Wow.

 

Tout arrive.

 

Le titre, à vue de nez, pouvant être un poil ambigu, délimitons le corpus. Simon Bréan s’intéresse donc ici à la science-fiction française, certes, mais essentiellement aux romans et aux collections (et à leur réception critique, notamment dans les pages de Fiction – où il y avait tout de même à vue de nez une sacrée bande d’ayatollahs…), tout au long de la période 1950-1980. Pour être passé par là – même si moi, je n’ai rien achevé… –, je ne saurais blâmer l’auteur d’avoir ainsi restreint son sujet. Pourtant, je dois avouer d’entrée de jeu que j’ai du coup un peu regretté cette délimitation. Dans le temps, tout d’abord : ainsi, même si Simon Bréan traite bien – rapidement, mais bien – de « l’imagination scientifique » française antérieure à 1950, je confesse ne pas avoir été totalement convaincu par la distinction fondamentale effectuée entre cette « proto-SF » et la SF revenue des États-Unis à partir de 1950 (d’autant que, mais j’y reviendrai sans doute, bon nombre de ces vieux bouquins me semblent avoir mieux passé l’épreuve du temps que les premières productions françaises étiquetés SF) ; à l’autre bout du spectre, je regrette un peu également que la SF des années 1980 (au moins) ne soit évoquée qu’aussi brièvement : le cyberpunk, Limite, tout ça, ça aurait pu amener des pages fort intéressantes. L’exclusion presque totale des nouvelles me semble aussi regrettable (même si, vu la masse, encore une fois, elle est tout à fait compréhensible ; mais la SF étant un genre particulièrement approprié à la forme courte, et qui a souvent trouvé à s’y épanouir…).

 

Mais je chipote, et sans doute à tort. Car il faut bien reconnaître qu’en l’état, le corpus des œuvres étudiées par Simon Bréan sur ces trente années est considérable. Et là, d’emblée, j’avoue être passablement admiratif : non seulement parce que Simon Bréan s’est farci une somme considérable de romans publiés dans cette période (exhaustive ? je manque des connaissances pour en jurer, mais ça y ressemble), mais aussi parce que, du coup, il s’est enquillé un paquet de drouilles. Enfin, à mes yeux, hein : décidément, même si les pages qui y sont consacrées sont tout à fait passionnantes, dans la mesure où ces romans sont effectivement passionnants en tant qu’objet d’étude, je ne peux que constater ce dont je me doutais déjà, à savoir que la SF à papa du FNA, pour l’essentiel, c’est vraiment pas ma came, et j’ai frémis plus d’une fois devant les titres et les résumés, sans même oser imaginer les couvertures. C’est comme ça : dans la distinction qui est souvent faite entre les différents types de lecteurs de SF, je crains d’être – pour l’essentiel : après tout, je ne crache pas sur un bon divertissement de temps en temps, et j’ai su trouver mon bonheur dans quelques rééditions du FNA –, je crains d’être, donc, un abject « littéraire »…

 

Mais assez. Revenons au livre, qui s’ouvre donc (enfin, après la préface et l’introduction pertinente mais parfois complexe, ainsi sur la question des régimes ontologiques) sur une partie « historique » : chacune des trois décennies étudiées est envisagée dans un chapitre propre, et Simon Bréan attribue à la production science-fictive française de ces années trois paradigmes différents (ce qui est peut-être un peu arbitraire, mais se tient bien, tout de même). Sans surprise, pour ma part, je me suis surtout reconnu dans celui des années 1970, avec ses mondes hostiles et/ou truqués, et ça m’a donné plein d’envie de lectures (je sens notamment que, dans l’année qui vient, je vais bouffer du Pelot), là où les deux premières décennies ne m’ont inspiré qu’assez peu d’envies d’achats compulsifs (il y en a eu, tout de même ; j’avais déjà des Klein en réserve, je vais en rajouter quelques-uns, il va falloir que je découvre Stefan Wul au-delà du seul Niourk que j’avais lu et apprécié dans ma prime adolescence, je vais probablement jeter un œil également à certains Kurt Steiner… donc, oui, il y eut bien des exceptions, y compris au FNA).

 

Simon Bréan s’intéresse donc à la production romanesque sur ces trente années, mais aussi – c’est inévitable – sur les conditions de cette production, autrement dit, pour l’essentiel, sur les possibilités offertes aux écrivains français de SF de publier leurs œuvres. C’est là encore tout à fait passionnant (et – décidément j’arrête pas les exceptions – on y voit notamment le rôle fondamental joué par le FNA, longtemps seul espace de publication envisageable). Après une sorte « d’âge d’or » (aha) dans les années 1950, avec un premier enthousiasme pour la SF américaine de la part notamment d’une certaine intelligentsia, on assiste ainsi à une grave crise dans les années 1960, jusqu’à ce que l’après-68 génère une floraison incomparable de collections (et une production à l’avenant).

 

Toutes ces pages « historiques » sont non seulement pertinentes et fort intéressantes, mais qui plus est admirablement composées et d’une lecture agréable, ce qui est loin d’être toujours le cas pour les ouvrages universitaires. Chapeau bas.

 

On passe ensuite à la partie « théorique ». Si celle-ci se fonde sur le corpus français détaillé dans les chapitres « historiques », les considérations qui y sont exprimées dépassent largement ce seul champ, et sont à vrai dire applicables à la science-fiction dans son ensemble. Ici, je dois reconnaître que Simon Bréan fait dans le pointu, ce qui est tout à son honneur, mais que, du coup, certaines propositions me sont largement passées au-dessus de la tête, ne disposant pas du bagage nécessaire pour apprécier pleinement ces développements parfois ardus et subtils (ainsi sur le passage de la xéno-encyclopédie au vade-mecum). Dans l’ensemble, toutefois, et ces réserves qui ne s’appliquent qu’à moi du fait de mon ignorance étant mises de côté, cette lecture est à nouveau fort intéressante, et a priori tout à fait pertinente (j’ai beaucoup apprécié, notamment, tout ce qui porte sur le macro-texte, et les analyses détaillées des œuvres de Gérard Klein et Pierre Pelot).

 

Le bilan ne saurait donc faire de doute : cette Science-fiction en France est une lecture plus que recommandable, un ouvrage à certains égards salutaire et dont on peut espérer qu’il constituera une rampe d’accès pour d’autres études aussi enrichissantes. On saluera donc le travail titanesque accompli par Simon Bréan, qui mérite bien les félicitations unanimes du jury nébalien.

 

Bon, allez, j’ai plein de livres à lire, moi, du coup…

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"La Face obscure du soleil", de Terry Pratchett

Publié le par Nébal

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PRATCHETT (Terry), La Face obscure du soleil, [The Dark Side of the Sun], traduit de [l’anglais] par Dominique Haas, Paris, Pocket, coll. Science-fiction, [1976] 1998, 186 p.

 

Si l’essentiel de l’œuvre de Terry Pratchett est constitué par les « Annales du Disque-monde », il n’a cependant pas écrit que cela. Assez récemment, je vous avais par exemple causé de Nation, et j’attends avec une certaine curiosité (mêlée de crainte, je l’avoue) la traduction française de sa collaboration avec Stephen Baxter, The Long Earth, à paraître chez L’Atalante courant 2013. Et, bien sûr, il y a De bons présages avec Neil Gaiman, et quelques autres textes encore. Mais il y avait aussi, avant le Disque-monde, des romans de science-fiction (ou disons de « pure » science-fiction, dans la mesure où les « Annales », pour être une série de « fantasy burlesque », comme ils disent à L’Atalante, usent de nombreux ressorts typiques de la SF, définie par l’auteur comme « de la fantasy avec des boulons »), La Face obscure du soleil et Strate-à-Gemmes ; c’est le premier, au titre passablement pinkfloydien, qui va nous retenir aujourd’hui (notons qu’il n’a été publié en France que plus de 20 ans après sa parution originale, justement du fait du succès des « Annales »…).

 

Nous sommes dans un lointain futur (improbable, mais on va y revenir), où l’humanité n’est qu’une des 52 espèces intelligentes à parcourir la galaxie. Sur la planète Reverseau, nous faisons la connaissance du jeune Dom Sabalos, destiné à devenir le Président de ce monde essentiellement marécageux et à hériter de la colossale fortune de la famille Sabalos (Dom est en outre le filleul de la Première Banque de Sirius, une planète vivante…). Jusqu’ici, tout va bien ; très bien, même.

 

Le problème, c’est qu’on cherche à tuer Dom. Et les mathématiques sont formelles : selon les calculs de son père, un spécialiste des probabilités qui fut assassiné peu de temps après sa découverte, il ne saurait y avoir de doute à cet égard. Dom sera en toute logique tué le jour de son accession à la présidence, et rien ne saurait permettre d’éviter ce sort tragique. Déjà, la veille, on manque le tuer près d’une Tour des Jokers, un mystérieux artefact d’une non moins mystérieuse race extraterrestre, qui a disparu, mais que l’on suppose être la plus ancienne de toutes, et peut-être celle qui a créé le reste de la vie intelligente dans l’ensemble de la galaxie…

 

Seulement voilà : le jour dit, Dom fait mentir les probabilités et survit à la tentative d’assassinat le visant. Il y aura d’autres tentatives d’assassinat, auxquelles il réchappera tout aussi miraculeusement (quitte à s’en tirer avec une peau verte). C’est comme si quelqu’un le protégeait ; et peut-être, justement, les Jokers ? Dom est très tôt persuadé que l’énigme constituée par la race quasi divine est liée à son sort, et il se lance à la recherche de la fameuse planète des Jokers, qu’un poème d’une antiquité inconcevable dit se trouver sur la face obscure du soleil…

 

Le roman de Terry Pratchett est un hommage (évidemment parodique) à une certaine SF à l’ancienne, qu’on n’ira peut-être pas jusqu’à qualifier de « SF à papa », mais pas loin. C’est un livre saturé de références, dont beaucoup sans doute m’ont échappé ; mais, à titre d’exemple, on peut relever que le bon docteur Asimov, entre autres, passe à la casserole : les hautes probabilités omniprésentes ne manquent pas d’évoquer la psychohistoire du « cycle de Fondation », tandis que le « cycle des Robots » est malmené au travers de nombreuses lois et sous-lois de la robotique (sachant en outre que le robot personnel de Dom s’appelle Isaac…). Autre exemple : il me semble avoir repéré une allusion au Solaris de Stanislas Lem. Et j’ai également lu des critiques évoquant Herbert ou Niven, et il y en a sans doute d’autres encore. La Face obscure du soleil emprunte à cette science-fiction, non seulement ses thèmes, mais aussi ses procédés ; d’où, notamment, une certaine tendance à user et abuser du « jargon », et autres Mots Bizarres à Majuscule (ce qui, au mieux, évoque en fait pas mal des mots-valises et autres triturations du langage à la Lewis Carroll, mais se contente souvent d’être un brin pénible, et ne facilite pas toujours la lecture de ce roman court mais dense – on y reviendra).

 

Parallèlement, La Face obscure du soleil contient déjà en germe des éléments que l’on retrouvera dans les « Annales du Disque-monde » ; pas seulement l’humour de manière générale, mais parfois des idées plus précises, comme celle, fameuse, de la « chance sur un million », puisque tout, ici, n’est que probabilités, ou encore, même s’ils ne sont qu’évoqués à la va-vite, les « Petits Dieux ».

 

Tout cela pourrait constituer un cocktail roboratif, et, tout du moins, un divertissement plus qu’honnête. Hélas, ce n’est pas vraiment le cas, et ce roman antédiluvien m’a paru dans l’ensemble plutôt raté, ce qui explique sans doute pas mal qu’on ait attendu (ou pas) si longtemps sa traduction… Cela vient surtout de ce que les péripéties picaresques de Dom, qui enchaînent les rebondissements à une vitesse frénétique – le roman est très court, mais très dense, débordant d’idées parfois fort intéressantes, qu’elles soient « originales » ou « empruntées » –, sont pour le moins difficiles à suivre : de manière générale, c’est la confusion qui règne dans La Face obscure du soleil, divertissement qui se révèle étrangement plus qu’à son tour un brin hermétique. On ne pige pas toujours où Pratchett veut en venir, ni, et c’est plus gênant, le comment du pourquoi de tel événement improbable succédant à un autre événement improbable. C’est d’un fouillis presque vanvogtien (une référence, là encore ?). Ainsi, pour donner un exemple frappant, le lien entre les tentatives d’assassinat et l’énigme des Jokers, qui fonde quand même la base de l’intrigue, s’il paraît couler de source aux yeux des personnages, a quelque chose de franchement capillotracté pour le lecteur… Niveau motivation, Dom, aussi sympathique soit-il, pèche un peu ; et il manque en outre, de même que la plupart des autres personnages et au premier chef le robot Isaac et le Phnobe Hrsh-Hgn, de véritable caractérisation, à la différence des meilleurs « héros » des « Annales » à venir. La fin, en outre, est des plus décevante.

 

Aussi, au final, et malgré la brièveté et la densité du roman, c’est un ennui poli, mais un ennui tout de même, qui domine à la lecture de La Face obscure du soleil. Un roman pas franchement mauvais, on n’ira peut-être pas jusque-là, mais au mieux anecdotique, au pire médiocre. Les fans de Pratchett comme les autres feront bien de s’en passer. Ça ne m’empêchera pas de lire prochainement Strate-à-Gemmes, par curiosité, mais le fait est que je suis déçu…

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"L'Invisible et autres contes fantastiques", d'Erik Kriek & H.P. Lovecraft

Publié le par Nébal

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KRIEK (Erik) & LOVECRAFT (H.P.), L’Invisible et autres contes fantastiques, [Het Onzienbare], traduit du néerlandais par Johanna Schipper, préface de Gerard Soeteman, postface de Milan Hulsing, [Arles], Actes Sud, coll. L’An 2, 2012, 111 p.

 

L’horreur selon Lovecraft, c’est un fait qui a été souvent noté, n’a le plus souvent rien de « psychologique » ou « suggestif » : elle est matérielle, foncièrement graphique. Peu importe à cet égard, ainsi que l’avait noté si je ne m’abuse Michel Houellebecq dans  sa lecture, si les narrateurs lovecraftiens sont parfois les premiers à remettre en question leur santé mentale, et à supposer que ce qu’ils ont vu n’était peut-être que le fruit de leur imagination délirante. Non : les personnages lovecraftiens ont bien pour fonction de percevoir, et, malgré qu’ils en aient, le lecteur, lui, sait que tout cela est vrai. Aussi l’horreur lovecraftienne fait-elle un usage abondant de tous les sens, la vision n’étant pas le moindre. Les monstres et entités qui pullulent dans l’œuvre du Maître de Providence, aussi invraisemblables soient-ils, aussi délirants et démesurés, prennent chair sous sa plume. Ils ont une corporalité, une véracité graphique, empruntant parfois la forme de longues descriptions cliniques, où la folie convole avec la science (pensons notamment à la fameuse scène de dissection des « Montagnes hallucinées »).

 

Ce qui ne va pas sans poser problème dès lors qu’il s’agit d’adapter « visuellement » Lovecraft. La description littéraire laisse la place à l’imagination, aussi précise soit-elle. Le lecteur peut se faire sa propre idée de Cthulhu ou des shoggoths, une idée probablement un brin nébuleuse, mais néanmoins suffisante pour exprimer l’horreur. Mais quand il s’agit de représenter graphiquement, de montrer l’horreur, les arts visuels encourent le risque de se montrer défaillants. Cela explique sans doute pour une bonne part la difficulté d’adapter Lovecraft de manière convaincante, que ce soit au cinéma (où le résultat est plus qu’à son tour ridicule… parfois volontairement) ou, ce qui nous intéresse aujourd’hui, sous forme de bande-dessinée.

 

Plus d’un s’est essayé à adapter Lovecraft en BD, et plus d’un s’y est cassé les dents. Je me souviens notamment d’un volume d’adaptations par un (ou des ?) dessinateur(s) italien(s) dont le nom m’échappe, et qui était au mieux médiocre. A contrario, un génie tel que Breccia a pu livrer des adaptations hautement convaincantes, mais en contournant la difficulté de montrer ce qui ne saurait l’être (grâce à une technique sublime mêlant dessin et collage, laissant la monstruosité et le délire dans un délicieux clair-obscur).

 

Le dessinateur néerlandais Erik Kriek a, à son tour, décidé de tenter l’expérience. Il en est résulté cette BD publiée par Actes Sud dans la collection L’An 2, et reprenant cinq textes de Lovecraft : « Je suis d’ailleurs », « La Couleur tombée du ciel », « Dagon », « L’Invisible » (c’est-à-dire « De l’au-delà ») et enfin « Le Cauchemar d’Innsmouth ». Kriek a donc dû se poser la question de la représentation graphique de l’horreur lovecraftienne, et a pris le parti de montrer, de manière bien plus frontale qu’un Breccia. Il faut dire que, s’il use lui aussi du noir et blanc, c’est d’une manière radicalement différente, mêlant influences underground américaines et ligne claire, avec un certain brio, d’ailleurs. Cependant, ce parti-pris me paraît plus ou moins pertinent selon les cas, et explique sans doute pour une bonne part mon impression mitigée au sortir de ce recueil.

 

Ainsi, je le trouve plutôt inapproprié pour « Je suis d’ailleurs ». Si Erik Kriek a le bon goût de garder pour la dernière case – une pleine page, en fait – la « révélation » du titre, il se montre à mon sens bien trop démonstratif lorsqu’il évoque le périple de « l’Outsider ». Le trait est joli, l’ambiance – passablement gothique – est des plus appréciables, mais l’ambiguïté qui fait une partie non négligeable du charme de la nouvelle de Lovecraft n’est ici plus de mise, et on peut le regretter.

 

Rien à redire, par contre, sur l’adaptation de « La Couleur tombée du ciel ». Cette fois, le trait se révèle particulièrement approprié, et le choix de montrer tout à fait judicieux. L’horreur suinte littéralement de cette adaptation fort réussie d’une des plus brillantes nouvelles de Lovecraft, qui constitue à mon sens et de très loin le sommet de ce recueil.

 

« Dagon », un texte à mon avis trop court pour donner un résultat intéressant sous cette forme, convainc beaucoup moins ; l’apparition – très graphique, donc – de la colossale créature embrassant le monolithe est réussie, mais le tout laisse un peu froid…

 

« L’Invisible », de même, ne présente en ce qui me concerne qu’un intérêt très limité, mais la faute en incombe cette fois davantage à Lovecraft qu’à Erik Kriek – qui parvient à en tirer de jolies planches. C’est que j’ai toujours trouvé cette nouvelle assez franchement mineure, pour ne pas dire ratée… Cela dit, le résultat est quand même autrement plus séduisant que le pathétique (bien qu’étrangement culte) From Beyond de Stuart Gordon…

 

Reste enfin « Le Cauchemar d’Innsmouth », assurément un des plus grands textes lovecraftiens. Et, cette fois, je trouve que le choix de montrer se révèle pour le moins inapproprié : le narrateur affiche très tôt le « masque d’Innsmouth », quand bien même c’est à un degré moindre que chez les répugnants habitants du petit port de Nouvelle-Angleterre (là, le dessinateur en fait trop) ; et, les mêmes causes produisant les mêmes effets, j’aurais donc envie d’adresser à cette adaptation le même reproche qu’à celle de « Je suis d’ailleurs » : Erik Kriek lâche le morceau bien trop tôt… C’est d’autant plus regrettable qu’il sait à l’occasion mitonner de jolies scènes (l’horreur panique de la chambre d’hôtel, par exemple, est très bien rendue) ; mais la fin me paraît là aussi trop démonstrative.

 

Bilan mitigé, donc, pour ce volume d’adaptations en BD. Pour ceux qui ne connaissent pas Lovecraft, cela peut à la limite constituer une porte d’entrée correcte – surtout pour ce qui est de « La Couleur tombée du ciel », donc –, mais c’est tout de même très critiquable. Assez beau, oui, mais pas toujours très pertinent. Avis qui n’engage bien évidemment que moi… Mais, si vous cherchez de bonnes adaptations lovecraftiennes en BD, de préférence à ce volume bancal, je vous conseillerais donc le magnifique travail de Breccia. Un tout autre style, mais bien plus convaincant à mon sens.

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"L'Etoile du matin", de Wu Ming 4

Publié le par Nébal

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WU MING 4, L’Étoile du matin, [Stella del mattino], traduit de l’italien par Leila Pailhès, Paris, Métailié, [2008] 2012, 356 p.

 

Sous le nom de « Wu Ming » se cache un collectif de quatre jeunes auteurs italiens, qui publient des ouvrages signés ensemble (comme par exemple Manituana, dont on m’a dit le plus grand bien), ou bien écrits individuellement, mais en gardant cette désignation, assortie d’un numéro. Ainsi, j’avais déjà fait l’acquisition de Guerre aux humains de Wu Ming 2, sans avoir encore eu le temps de m’y mettre (mais va falloir, un jour ou l’autre). L’Étoile du matin est semble-t-il le premier roman publié en solo par Wu Ming 4. Et, autant le dire de suite, c’est un grand, et même un très grand roman, à la lecture duquel je me suis régalé.

 

Il faut dire que son postulat comme le « casting » sont des plus alléchants… Nous sommes à Oxford, en automne 1919. Dans la vieille ville universitaire, nous faisons la connaissance de trois jeunes gens, tous trois rescapés de la Première Guerre mondiale qui les a passablement traumatisés, et tous trois destinés à devenir des intellectuels renommés et des grands noms des lettres britanniques. Il y a ainsi Robert Graves (que, honte sur moi, j’avouais ne pas connaître avant la lecture de ce roman…), qui est déjà un poète à la réputation grandissante, et publiera plus tard d’importants essais sur la mythologie ; C.S. Lewis, dit « Jack », alors fervent rationaliste et athée (ça changera au contact notamment du suivant…), déjà poète, mais pas encore l’auteur à succès de SF et de fantasy que l’on sait ; et, last but not least, J.R.R. Tolkien, qui a déjà écrit les premiers contes qui constitueront plus tard les récits du Premier Âge, mais est bien loin de s’imaginer en colossal auteur du non moins colossal Seigneur des Anneaux. Ces trois jeunes gens ne se connaissent pas vraiment, voire pas du tout (l’amitié entre Lewis et Tolkien ne débutera qu’ultérieurement), mais, on le voit, ils ont pas mal de points communs.

 

Et tous trois, dans le cadre feutré d’Oxford, vont être amenés à côtoyer plus ou moins un autre jeune homme, également rescapé de la guerre, également destiné à devenir un grand nom de la littérature anglaise, un ancien archéologue qui ne se contente pas d’exprimer un intérêt pour les mythes, mais qui en est devenu un, plus ou moins malgré lui, une légende vivante à la réputation sans pareille : le colonel T.E. Lawrence, alias Lawrence d’Arabie… Robert Graves deviendra un de ses proches, et lira les premiers jets des futurs Sept Piliers de la sagesse (dont j’avais entamé la lecture il y a fort longtemps, ça serait une bonne idée que de terminer un jour ces fascinantes mémoires…) ; J.R.R. Tolkien le rencontrera à l’occasion, plus ou moins par hasard, dans un musée, devant une vitrine contenant… des anneaux, et finira par y reconnaître son Túrin Turambar (voir notamment  Les Enfants de Húrin) ; C.S. Lewis, quant à lui, sans le connaître, deviendra sa Némésis…

 

Tout cela à la lumière de l’étoile du matin aux noms multiples : Vénus, Lucifer, Eärendel… Tout un programme se dissimulant derrière ces diverses désignations.

 

Vous, je sais pas, mais moi, j’ai trouvé ça plus qu’alléchant. Surtout pour deux de ces quatre personnages il est vrai : j’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer pour ce qui est de Tolkien (et je note que, finalement, même si cela n’a probablement rien d’indispensable, la lecture préalable de  la biographie de Humphrey Carpenter m’a été utile) ; quant à Lawrence, c’est un personnage qui m’a toujours fasciné, le dernier des héros dans un sens (depuis que je suis gamin, j’ai vu et revu le film classique de David Lean des dizaines de fois, avec toujours le même plaisir, voire de plus en plus à chaque fois ; et j’avais donc entamé la lecture des Sept Piliers de la sagesse, mais…).

 

Et l’on retrouve bien ici cette fascination pour la légende vivante, avec ce qu’elle a sans doute d’imposture – oui, Lawrence d’Arabie est à bien des égards une icône forgée par le journaliste américain Lowell Thomas, en tripatouillant parfois la vérité pour lui conférer un vernis qu’on aurait envie de qualifier d’hollywoodien, au prix peut-être d’un léger anachronisme – et de part d’ombre – « Urens » cache bien des choses, sur la piste desquelles se lance Lewis, et, surtout, il traîne la culpabilité d’avoir peut-être trahi Fayçal, Auda et les Arabes en général, en leur vendant la liberté et l’indépendance quand Anglais et Français avaient négocié les accords Sykes-Picot pour se partager les anciennes possessions de l’empire turc…

 

Mais c’est justement une belle occasion d’interroger la notion de mythe, obsession semble-t-il du groupe Wu Ming en général comme des personnages de ce roman. Il s’agit bien, ici, de « transformer le monde en le racontant ». L’exergue du roman, empruntée à Pline le Jeune, est éloquente : « Pour moi, j’estime heureux ceux à qui les dieux ont accordé le don, ou de faire des choses dignes d’être écrites, ou d’en écrire de dignes d’être lues ; et plus heureux encore ceux qu’ils ont favorisés de ce double avantage. »

 

Encore que « heureux » prête à débat… Tous, ici, Lawrence au premier chef bien sûr, mais les trois autres également, sont des êtres en souffrance. La guerre et son cortège d’horreurs les ont traumatisés (dimension surtout sensible chez Graves, qui s’en est fait le poète mais veut abandonner ce thème, ce que ses admirateurs digèrent plus ou moins, mais aussi chez Tolkien, marqué à vie par la disparition brutale de deux des membres du TCBS, hanté par leurs spectres, et qui, du coup, laisse reposer dans un tiroir ses contes perdus pendant l’année que dure le roman). Mais cela va au-delà. La grandeur des personnages et de leur œuvre est toujours mise en regard, avec une profonde adresse et une remarquable sensibilité, avec leur quotidien parfois misérable ; chez Lewis, surtout, porteur lui aussi d’une grande culpabilité, c’est particulièrement troublant. Sans parler bien sûr de Lawrence, qui cristallise tous ces thèmes dans sa figure bigger than life, et réclame la punition…

 

Roman profond sur le mythe et la réalité, et les rapports ambigus qu’ils entretiennent, L’Étoile du matin est également une belle réflexion sur l’acte d’écrire, sur ses difficultés intrinsèques, et sur le merveilleux pouvoir des mots (belle épiphanie, quand Lawrence le « révèle » au philologue Tolkien…). Et il constitue lui-même à cet égard une impressionnante réussite : doté de personnages extrêmement humains et campés avec une délicatesse et une sensibilité des plus notables, superbement écrit, d’une plume majestueuse et puissante on ne peut plus appropriée au sujet, d’une intelligence indéniable, qui ne verse heureusement jamais ni dans le didactisme, ni dans la froideur, mais sait bien au contraire la conjuguer à l’émotion, le roman de Wu Ming 4 passionne et fascine. Le pari était un peu dingue, et indéniablement risqué, mais l’auteur italien a su user avec talent de ses extraordinaires personnages et de la richesse de sa thématique. Et L’Étoile du matin est une merveille, destinée à marquer durablement. Lisez-moi ça tout de suite, c’est un ordre.

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"Lovecraft", de Maurice Lévy

Publié le par Nébal

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LÉVY (Maurice), Lovecraft ou Du fantastique, Paris, Christian Bourgois – Union Générale d’Éditions – 10/18, 1972, 189 p.

 

Retour aux études sur Lovecraft, toujours de par chez nous, avec le petit mais néanmoins important essai de Maurice Lévy Lovecraft ou Du fantastique (dont on notera qu’il a été traduit outre-Atlantique par S.T. Joshi, ce qui ne doit tout de même pas arriver tous les jours).

 

Datons et situons (puisqu’il paraît que) : ce court livre, issu de travaux universitaires – on notera que Maurice Lévy s’était auparavant intéressé au roman « gothique » anglais –, a été publié début 1972, soit au pire trois ans après le cahier de l’Herne dirigé par François Truchaud… et il me paraît autrement lucide. On ne disposait à l’époque que de cinq traductions françaises de Lovecraft : Dans l’abîme du temps, La Couleur tombée du ciel, Je suis d’ailleurs, Démons et Merveilles et Dagon (seul ce dernier n’était pas sorti au moment de la rédaction des textes constituant le cahier de l’Herne), mais la situation était tout autre aux États-Unis, où l’on avait en outre commencé la publication des Selected Letters (les deux premiers volumes, les seuls auxquels a pu se référer l’auteur, datant de 1965 et 1968). On ne trouvait probablement pas à l’époque de « grande » biographie de Lovecraft – a fortiori rien de comparable à la somme de S.T. Joshi – mais on commençait donc à mieux connaître le bonhomme. Et, pour ce qui est de la situation en France, on ne peut que constater une avancée phénoménale entre le décevant volume « mythique » dirigé par François Truchaud, qui s’est donc pris comme un coup de vieux, et le bref essai de Maurice Lévy, tout aussi « mythique », mais qui reste largement d’actualité (au passage, et au risque de faire grincer des dents, la filiation me paraît évidente entre ce Lovecraft ou Du fantastique et la lecture de Michel Houellebecq), malgré quelques erreurs ici ou là (pour l’anecdote, on notera la confusion entre shoggoths et profonds…), et en dépit du « retournement de veste » auquel s’est semble-t-il livré l’auteur dans une publication récente, où il a à son tour brûlé ce qu’il avait adoré…

 

Mais restons-en au petit bouquin du jour. Ce qui frappe tout d’abord à la lecture de cet essai, et constitue une différence significative avec le cahier de l’Herne, donc, c’est l’introduction – enfin ? – de la thématique du racisme dans la vie et l’œuvre de Lovecraft. Ici, Maurice Lévy se montre bien plus pertinent que ses prédécesseurs français, et le portrait qu’il dresse du Maître de Providence dans le premier chapitre – après s’être intéressé à la situation de Lovecraft dans le fantastique en général et dans le fantastique américain en particulier, lui conférant un statut tout à fait singulier – reste tout à fait convaincant aujourd’hui, alors que l’exégèse a connu les progrès que l’on sait. Les grandes lignes y sont, en tout cas ; évidemment, on n’y trouvera rien de comparable à l’étude de William Schnabel entièrement consacrée à ce thème (mais, soulagement, on n’y trouvera pas non plus les mêmes dérives psychanalytiques, qui polluaient déjà le cahier de l’Herne…), et qui a pu se fonder sur des sources autrement abondantes, mais cela n’empêche pas Maurice Lévy, en quelques paragraphes bien sentis, d’étudier avec lucidité l’importance des obsessions racistes de Lovecraft, à mettre en rapport, pour une part du moins, avec sa biographie, et caractérisées dans son œuvre par des thèmes tels que la dégénérescence ou l’hybridité, quand ce n’est pas plus frontalement l’assimilation directe des étrangers aux plus répugnantes créatures du Mythe.

 

Si cette dimension est importante, cependant, on aurait bien évidemment tort de s’arrêter là, et le reste de l’étude de Maurice Lévy est du plus grand intérêt (avec, comme de bien entendu, quelques nuances à apporter ici ou là, mais l’essentiel reste juste). On trouve par exemple d’intéressants développements sur ce que l’on pourrait appeler la géographie lovecraftienne : sa Nouvelle-Angleterre fictive, le rôle des demeures ou des cimetières, la mer enfin… Autre idée pertinente : celle de « l’abomination profonde », qui, dans le même registre, étudie le rapport de Lovecraft à la verticalité, pour situer l’horreur « dans les profondeurs ». De l’espace au temps, il n’y a qu’un pas, et le thème ressurgit avec l’importance de l’hérédité (les exemples sont ici trop nombreux pour qu’il soit utile de les citer). La tératologie lovecraftienne est bien évidemment envisagée, de même que les principales entités/divinités du Mythe sont détaillées, les différentes formes de culte et leur signification (avec notamment la déformation du langage), et comme de juste les grimoires lovecraftiens, Necronomicon en tête. Puis, inévitablement, Maurice Lévy s’intéresse aux rêves chez Lovecraft, et livre de ses contes les plus oniriques une lecture des plus pertinentes, sans verser dans la psychanalyse (volontairement, Lévy ne se jugeant pas suffisamment armé pour ce faire). Puis de s’intéresser à la signification du Mythe, envisagé globalement et dans ses rapports aux mythologies traditionnelles.

 

L’essai de Maurice Lévy, court mais dense, reste donc une lecture tout à fait recommandable aujourd’hui, d’autant qu’il est écrit dans une langue agréable ; le fond et la forme sont toujours liés, sans que l’un prenne jamais le pas sur l’autre (sous cet angle aussi, j’ai pensé à Houellebecq). J’ai lu ce Lovecraft ou Du fantastique avec beaucoup de plaisir, et lui trouve le plus grand intérêt. Date importante dans l’exégèse lovecraftienne française, et peut-être au-delà, ce « classique » est donc à mes yeux autrement recommandable que l’à peine plus vieux cahier de l’Herne, et a autrement mieux supporté le passage des années. Indispensable pour qui s’intéresse au pôpa de Cthulhu.

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"L'Employé", de Guillermo Saccomanno

Publié le par Nébal

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SACCOMANNO (Guillermo), L’Employé, [El Oficinista], traduit de l’espagnol (Argentine) par Michèle Guillemont, préface de Rodrigo Fresán, Paris, Asphalte, coll. Fictions, [2010] 2012, 169 p.

 

La dernière publication des gens bien d’Asphalte (sous une nouvelle maquette ; juste histoire de faire chier, je vais confesser préférer l’ancienne) (eh eh) continue, en toute logique, d’explorer l’imaginaire urbain, versant plus noir tu meurs. Mais, une fois n’est pas coutume, c’est cette fois dans un cadre qu’on aurait envie de qualifier de « dystopique », tout en notant que le futur indéterminé de Guillermo Saccomanno fait surtout penser à un aujourd’hui en à peine pire. Cela dit, il ne fait effectivement pas bon vivre dans la métropole sud-américaine anonyme de L’Employé (qu’on supposera être Buenos Aires, mais bon). La ville est en proie à l’autoritarisme militaire, voire au totalitarisme – il est vrai que l’Argentine est passée par là il n’y a pas si longtemps… –, symbolisé par la surveillance omniprésente des hélicoptères de la sécurité ; y répond une contestation parfois pacifiste (mais sévèrement réprimée comme de juste), sombrant toutefois volontiers dans le terrorisme le plus aveugle ; dans les rues où les éboueurs ramassent les cadavres au petit matin, errent hordes de chiens clonés et bandes de jeunes sans avenir portés sur l’agression gratuite. Tout ça n’est pas très glop…

 

La ville, personnage central, est anonyme, donc. Elle n’est pas la seule. En fait, dans L’Employé, on ne trouvera pas un seul nom propre : les personnages, très russes à bien des égards, comme ceux que vénère le collègue du « héros », sont réduits à leur fonction, leur rapport à l’autre, ou, au mieux, à un sobriquet dérisoire. Il y a l’employé (donc), le collègue, le chef, la secrétaire, l’épouse, les enfants (dont un seul est singularisé, « Petit Vieux » l’albinos fragile)… Procédé qui contribue à la généralisation du propos, et favorise sans doute l’identification avec l’employé, malgré ses bassesses (on y reviendra). Tout cela est en outre très kafkaïen, ce que l’auteur reconnaît volontiers.

 

L’employé, réduit à cette seule fonction, reste tard au bureau ; il est souvent le dernier à partir, au cœur de la nuit. Mais ce n’est pas la conscience professionnelle qui l’incite véritablement à faire du zèle, d’autant qu’il sait que, quoi qu’il fasse, le couperet du licenciement peut tomber du jour au lendemain (ceci est évidemment de la science-fiction). Ses heures supplémentaires se justifient davantage par sa crainte de retourner au « foyer », si tant est qu’on puisse appeler ainsi le taudis où végètent son horrible et brutale épouse et leurs gosses élevés à la baffe, répugnants obèses indifférenciés (sauf le frêle « Petit Vieux », donc). L’employé est un perdant, un raté, qui est passé à côté de sa vie ; bouffé par l’aigreur, conscient de son aliénation mais évidemment impuissant, il ronge son frein en multipliant les fantasmes homicides.

 

Mais, une nuit, il découvre qu’une autre personne est restée au bureau : la secrétaire, qui est nécessairement jolie, et, tout aussi nécessairement, écarte les cuisses pour le chef. Chevaleresque, l’employé argue des dangers de la nuit pour raccompagner la belle chez elle ; un adultère plus tard, il est persuadé d’être amoureux, et veut croire, le con, que cet amour est partagé. Et voilà qui nous fournit la trame – pour le moins légère – du roman de Guillermo Saccomanno.

 

L’employé, accablé de tant de malheurs, suscite inévitablement notre compassion, sans que le roman ne joue sur le pathos pour autant, et on s’y identifie volontiers. Il n’a pourtant rien d’un héros ; c’est même, autant le dire, une petite merde. Pas seulement un loser, mais aussi un type tellement aigri qu’il n’en est guère sympathique, et fondamentalement lâche. Dans sa relation au collègue, qu’il suppose longtemps homosexuel parce qu’il semble tenir un journal intime, il est ignoble. Aussi se fond-il dans la masse ; il n’a rien du classique héros de la dystopie qui découvre progressivement l’horreur du système et se met à lutter contre celui-ci, même si le combat est perdu d’avance. Non, l’employé s’écrase et joue le jeu ; il rêve parfois de massacres, mais à son échelle mesquine ; et il ne rechigne pas lui-même à la bassesse. En bon Joseph K. qui accepte en définitive son sort – à vrai dire, il ne se pose guère la question –, l’employé fait contre mauvaise fortune mauvais cœur. Il veut certes croire en une sorte d’amour rédempteur, l’imbécile, un amour qui mettrait un peu de rose dans le grisâtre du quotidien et le noir d’encre de la nuit ; mais ce n’est pas l’amour subversif de Nous autres, 1984 ou de Brazil : il s’inscrit à vrai dire dans le système, et se montre d’autant plus jaloux qu’il n’est pas partagé. Pauvre type…

 

L’Employé produit indéniablement son petit effet, et ce n’est pas vraiment le bouquin idéal pour se remonter le moral (surtout, j’imagine, après une journée de bureau, mais ceci relève déjà pour moi du fantasme…). Bien aidé en cela par son style lapidaire – chapitres très courts, phrases très courtes – et adroitement morne – notamment du fait de l’absence de dialogues et de points d’interrogation ou d’exclamation, ce qui exprime une certaine lassitude très prégnante –, le roman de Guillermo Saccomanno, qui se lit très vite, frappe au cœur avec une adresse incontestable. L’horreur de ce futur anonyme, sa noirceur déshumanisée – ou trop humaine ? –, le sentiment général d’aliénation, le lecteur ressent tout cela avec force. L’empathie et le dégoût alternent – voire se renforcent mutuellement –, et le sentiment d’identification est donc très fort.

 

Pourtant, à l’arrivée, même si je suis certain d’avoir lu un bon bouquin, je dois m’avouer un peu déçu… C’est que tout cela m’a tout de même paru passablement convenu, voire rebattu ; on ne peut pas dire que L’Employé brille spécialement par l’originalité de son propos… Et, à travers les « pensées » (faut le dire vite) de son « héros », il sombre parfois dans une philosophie de comptoir un tantinet agaçante, même s’il n’y a pour autant rien de rédhibitoire.

 

Le truc, c’est que, sans trop savoir pourquoi, j’attendais beaucoup de cette nouvelle production asphaltienne ; et la brillante préface de Rodrigo Fresán en a rajouté une couche, en survendant quelque peu la chose, et en se livrant à un vigoureux et réjouissant éloge de la SF – enfin, d’une certaine SF… –, multipliant les allusions à des auteurs aussi passionnants que Dick (surtout), Ballard ou Vonnegut (et les habitués de ce blog savent la passion que je voue à ces trois écrivains). C’est tout de même un peu grossir le trait, et L’Employé, sans être mauvais pour autant, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, ne me semble pas à même de soutenir la comparaison avec l’œuvre de ces géants. Il a hélas quelque chose d’un peu trop anodin pour ça.

 

Efficace, oui ; adroit, sans doute ; bon, je ne prétendrai pas le contraire. Mais loin d’être indispensable. Je ne regrette pas ma lecture, mais sais d’ores et déjà que je ne vais pas en conserver grand-chose très longtemps… et c’est tout de même un peu dommage. Alors à vous de voir.

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"La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés", d'Akiyuki Nosaka

Publié le par Nébal

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NOSAKA (Akiyuki), La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés, [Honegami Toge Hotoke-Kazura, Macchi-Uri no shojo], traduit du japonais par Corinne Atlan, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier Poche, [1967, 1969, 1997] 2003, 110 p.

 

J’ai découvert Akiyuki Nosaka lors de ma période « Le Japon, c’est le bien » (dont je vous avais causé  ici). Deux lectures seulement avaient suffi à me convaincre qu’il s’agissait là d’un des plus grands écrivains nippons contemporains : la première, sans surprise, ce fut ce sommet d’émotion qu’est le récit largement autobiographique intitulé La Tombe des lucioles (superbement adapté au cinéma par Isao Takahata, sous le titre Le Tombeau des lucioles) ; mais la nouvelle qui suivait, dans le même volume, laissait déjà supposer la riche palette de l’auteur, impression confirmée peu après par la lecture de l’hilarant roman Les Pornographes. Mais je n’en avais rien lu depuis un bail, faute d’en trouver d’autres titres ; j’avais pourtant entendu dire grand bien de cette Vigne des morts sur le col des dieux décharnés (j’adore ce titre), mais impossible de mettre la main dessus jusqu’il y a peu. Et puis joie ! joie ! grâce au bon goût légendaire de la librairie Charybde, dont on ne dira jamais assez de bien, je l’ai enfin déniché. Inutile de dire que je me suis précipité dessus, même si divers impératifs m’en ont fait retarder la lecture. Mais il était bien temps de m’y mettre, et, mazette, je peux d’ores et déjà dire que je ne le regrette pas, bien au contraire.

 

Il s’agit d’un tout petit bouquin regroupant seulement deux textes, « La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés », donc, et « La Petite Marchande d’allumettes ». Deux fabuleux récits érotiques plus ou moins en forme de paraboles, où Éros convole plus que jamais avec Thanatos, pour un résultat aussi poétique que délicieusement sordide. La plume de Nosaka, merveilleusement rendue par la traduction de Corinne Atlan, y est d’une beauté sans pareille, alternant moments de grâce et horreur pure, poignant et scabreux, avec une touche d’humour « autre » qui n’appartient qu’à lui.

 

Le long récit intitulé « La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés » prend pour cadre la mine de charbon Kazura, paumée dans la montagne, et dresse à sa manière pour le moins originale un étonnant mais pertinent tableau de l’histoire du Japon au XXe siècle. Takao, la fille du propriétaire Sakuzô Kazura, nous est tout d’abord présentée sous les traits d’une adorable petite fille prise de passion pour les jolies fleurs de la vigne qui pousse dans le cimetière où l’on enterre à la hâte les mineurs décédés par accident (ce qui arrive fréquemment) et les bébés victimes d’une mortalité infantile très élevée. Las, elle a beau multiplier les efforts, cette vigne ne semble pas fleurir ailleurs que sur le col des dieux décharnés… C’est que – et le récit acquiert ici une légère mais jolie dimension fantastique – ce parasite se nourrit des morts, ainsi que Takao le comprend assez vite, avant même d’hériter de la mine.  Je ne vais bien évidemment pas vous raconter toute l’histoire, mais je peux vous dire, sans rentrer dans les détails, et dans la mesure où la quatrième de couverture ne s’en prive pas, que tout cela va virer progressivement dans un délire érotico-macabre et passablement sadien, où la communauté des mineurs et de leurs familles va s’engager inéluctablement dans une perpétuelle orgie incestueuse et homicide. Nosaka, de sa très belle plume, d’une poésie remarquable malgré le sordide des tableaux, nous conte ainsi une surréaliste et grotesque (dans le bon sens du terme) histoire de grandeur et décadence et, derrière la mine Kazura, c’est tout le Japon de l’ère Shôwa que l’on entrevoit, avec la Seconde Guerre mondiale pour point d’orgue. Je n’hésiterai pas à qualifier ce récit de chef-d’œuvre, et le terme ne me paraît vraiment pas trop fort. « La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés » est un texte extraordinaire, d’une singularité forte, bien révélateur du talent comme des obsessions d’Akiyuki Nosaka ; c’est rien de le dire, mais on n’en sort pas indemne : une merveille, vous dis-je.

 

« La Petite Marchande d’allumettes » n’a probablement pas le même brio, mais c’est néanmoins un récit tout à fait recommandable (euphémisme). Il s’agit d’une variation érotique sur le conte d’Andersen (qui a dû s’en retourner dans sa tombe…). La petite Oyasu y expose son corps déjà ravagé, proposant à ses clients d’entrevoir son sexe à la lueur d’une allumette pour une somme dérisoire. Mais, derrière ce prétexte, c’est toute la (courte, bien sûr) vie d’Oyasu que nous raconte Akiyuki Nosaka ; une vie scabreuse au possible, la petite fille étant très tôt livrée à la passion d’adultes, l’amant de sa mère et son beau-père en premier lieu… Elle sombre ainsi dans la prostitution, mais sans vraiment en ressentir de gêne : c’est qu’Oyasu est en quête de son père, qu’elle n’a jamais connu, et multiplie les incestes symboliques, criant « Papa ! Papa ! » quand des hommes mûrs la prennent… Le récit, qui, à l’instar du précédent, ne manque pas d’un certain humour décalé, est là encore susceptible de plusieurs lectures, et parvient à se montrer émouvant malgré son caractère sordide, sans sombrer excessivement dans le pathos pour autant. Et si j’y ai largement préféré « La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés », décidément extraordinaire, cette « Petite marchande d’allumettes » se lit également avec beaucoup de plaisir.

 

Comme pour Kwaidan de Lafcadio Hearn dont je vous entretenais hier, je n’adresserai donc qu’un seul reproche à La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés : celui d’être si court… C’est tellement bon que l’on se trouve terriblement frustré une fois arrivé à la dernière page ; on en veut encore, de ces textes brillants, trash, fous, drôles, horribles, poignants… Akiyuki Nosaka m’a une nouvelle fois bluffé avec ce court recueil, que je vous encourage chaudement à lire (de même que ses autres œuvres) ; quant à moi, je vais me mettre en quête d’autres écrits du bonhomme, parce qu’il le vaut bien, c’est le moins qu’on puisse dire.

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Kwaidan, de Lafcadio Hearn (traduction Logé, lecture 2012)

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HEARN (Lafcadio), Kwaidan ou Histoires et études de choses étranges, [Kwaidan: Stories and Studies of Strange Things], traduit de l’anglais par Marc Logé, [s.l.], Mercure de France, coll. Le Petit Mercure, [1983] 1998, 126 p.

 

Chose promise, chose due : j’ai enfin lu Kwaidan ou Histoires et études de choses étranges, le grand classique du fascinant Lafcadio Hearn. Récemment, deux lectures m’avaient donné une forte envie de m’y mettre : tout d’abord,  Fantômes du cinéma japonais de Stéphane du Mesnildot (qui évoque surtout, mais pas que, l’adaptation cinématographique de Masaki Kobayashi, que je regarde bientôt) ; ensuite,  le n° 21 du Visage Vert, dans lequel on trouve « Hi-mawari », à l’origine l’avant-dernier texte du recueil, mais qui avait été « oublié » dans les traductions françaises de Kwaidan (et notamment celle, classique, de Marc Logé qui est reprise dans cette édition). J’ai donc enfin franchi le pas, et le moins que l’on puisse dire, c’est que je ne le regrette pas.

 

Quelques mots sur Lafcadio Hearn en guise d’introduction. Cet écrivain bourlingueur a semble-t-il toujours été au carrefour des civilisations, voire entre deux mondes. Fils d’une Grecque et d’un Anglais (il n’a semble-t-il quasiment pas connu son père), il naît dans la mer Ionienne, mais passe son enfance en Irlande. Il vit ensuite aux États-Unis, où il se fait journaliste, mais son mariage avec une métisse lui coûte son poste… Il multiplie les voyages (notamment à la Martinique), et finit par se fixer au Japon, où il épouse une Japonaise, change de nom (il devient Koizumi Yakumo) et de nationalité, et enseigne l’anglais à l’université de Tokyo. Il meurt en 1904 dans son pays d’adoption, après avoir laissé divers écrits, dont Kwaidan est probablement le plus célèbre.

 

Le titre évoque des histoires de fantômes (c’est en effet surtout de cela qu’il s’agit), mais le sous-titre se fait plus général : dans ce tout petit ouvrage, Lafcadio Hearn a rassemblé quinze (enfin, seize à l’origine, donc) « histoires et études de choses étranges » prenant le Japon pour cadre, généralement un Japon médiéval ou en tout cas antérieur à Meiji, même s’il a recueilli (ou vécu, nous dit-il…) certains de ces récits auprès de paysans autochtones. Ses sources sont autrement livresques, et certaines histoires ont probablement une origine chinoise. Le bouddhisme, de manière particulièrement flagrante, et le shintoïsme imprègnent ces textes souvent très courts, narrés sur le mode de l’anecdote (parfois édifiante) ; aussi Kwaidan se situe-t-il entre recueil de contes fantastiques et ouvrage d’ethnographie ou, si l’on préfère, de folklore (sous cet angle, il m’a pas mal fait penser au plus récent et plus volumineux mais tout aussi jouissif Les Évangiles du Diable, de Claude Seignolle).

 

Rapide tour d’horizon des textes (ils sont si brefs qu’il est difficile de les résumer, le plus souvent, mais essayons tout de même ; attention, on peut y voir des spoilers, vous êtes prévenus). Le recueil s’ouvre sur « La Légende de Mimi-Nashi-Hôichi », en rapport avec le Dit des Heike (que j’ai dans ma commode de chevet périgourdine, et qu’il faudra bien que je lise un jour…), qu’un « prêtre luthier » aveugle interprète sans le savoir pour les morts de l’ultime bataille. Saisissant, c’est rien de le dire : l’ambiance est remarquable, et la conclusion passablement gore fait son petit effet. « Oshidori » traite de la fidélité en se basant sur un couple de canards sauvages. « L’Histoire d’O-Tei » est un joli récit de réincarnation amoureuse. « Ubazakura » est une fort belle saynète sur une nourrice qui prie pour mourir à la place de la petite fille dont elle a la charge (ce thème de la « substitution » reviendra à plusieurs reprises dans le recueil). « L’Histoire d’Aoyagi » est une très belle histoire d’amour entre un jeune samouraï et une humble paysanne au terrible secret… « Rien n’arriva » raconte comment on parvint à contourner la malédiction d’un condamné à mort. « Yuki-Onna », « La Femme de la Neige », est un spectre qui commet un meurtre, mais épargne un jeune homme à condition qu’il ne parle à personne de ce qu’il a vu, puis l’épouse sous une autre identité. Frappant. « Jû-Roku-Zakura » est une nouvelle histoire de « substitution » (un samouraï pour un cerisier). « Rokuro-kubi » est un excellent récit où un prêtre, ancien samouraï, affronte des fantômes dont la tête se sépare du corps. « À propos d’un miroir et d’une cloche » évoque la malédiction (ou bénédiction ?) d’une suicidée, et en profite pour multiplier les anecdotes sur le procédé de « substitution ». « Mujina » se penche sur de terrifiants fantômes sans visage, tandis que « Jikininki » traite d’un fantôme mangeur de cadavres. « Riki-baka » évoque la réincarnation d’un jeune simplet. « Le Rêve d’Akinosuke », splendide, traite du pays des fées, où le rêveur épouse la fille du roi et gouverne une province pendant 23 ans. « Le Secret de la morte » nous rapporte l’histoire d’un fantôme de femme qui revient toutes les nuits dans son appartement. Et le recueil se conclut sur « Hôrai », superbe description d’une ville idéale fantomatique, où la plume de Lafcadio Hearn, parfaitement traduite par Marc Logé, fait des merveilles.

 

Kwaidan n’a au final qu’un seul défaut : celui d’être si court… On en redemande, une fois tournée la dernière page. Aussi vais-je prochainement m’y remettre avec un autre recueil plus volumineux sur un thème comparable, Fantômes du Japon. Et, bien sûr, je vais regarder l’adaptation cinématographique de Masaki Kobayashi, qui a obtenu le Prix Spécial du Jury au Festival de Cannes en 1965. J’en salive d’avance…

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"L'Etrangère", de Gardner Dozois

Publié le par Nébal

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DOZOIS (Gardner), L’Étrangère, [Strangers], traduit de l’anglais (U.S.) par Jacques Guiod, Paris, Denoël, coll. Présence du futur, [1978] 2000, 217 p.

 

Le libraire est fourbe, c’est un fait, et on ne le répètera jamais assez. Non content de « proposer » à la vente tout un tas de nouveautés plus alléchantes les unes que les autres, le voilà qui se met à faire de la propagande pour des vieilleries plus ou moins obscures ! Salaud ! Il en est allé ainsi pour L’Étrangère de Gardner Dozois (j’avoue préférer le Strangers original…), premier roman en solo du célèbre anthologiste (et si je ne m’abuse le seul ; mais je vous avais parlé, il y a de ça un bail, de sa collaboration avec George R.R. Martin et Daniel Abraham, Le Chasseur et son Ombre).

 

Un roman qui, à vue de nez, semble s’inscrire dans la filiation des Amants étrangers de Philip José Farmer (je dis ça, mais je n’ai toujours pas lu ce grand classique… mais je suppose en même temps que ce n’est pas tout à fait par hasard que le héros de ce roman-ci s’appelle Joseph Farber). Au centre de ce roman, ou plutôt, peut-être, en guise de prétexte, nous trouvons en effet l’amour unissant un Terrien – Joseph Farber, donc – et une extraterrestre, la Cian Liraun Jé Genawen.

 

Les deux tourtereaux se rencontrent sur la planète natale des Cians, Lisle (Weinunach pour les autochtones), à l’occasion de l’Alàntene, « la Pâque du solstice d’hiver, l’Ouverture-des-Portes-de-Dûn… quand les morts hantent les vagues ». À cette occasion, l’artiste – une sorte de photographe, on va dire – Joseph Farber quitte en effet l’Enclave où sont en temps normal confinés les humains. Dans le lointain futur qui est celui de ce roman, les Terriens ont en effet eu accès aux immensités de l’espace… mais pas tout seuls. Ils ont bénéficié de la grande avance technologique d’une race extraterrestre, qui s’est comportée à leur égard de même que le commodore Perry à l’encontre du Japon, et ce n’est qu’à ce prix que les humains ont pu, bon gré mal gré, s’intégrer à la communauté interstellaire ; et que, par exemple, une poignée d’entre eux a pu s’installer sur Weinunach. Les Cians sont intégrés à cette communauté depuis bien plus longtemps, et leur savoir, notamment en matière de génétique, est très avancé ; pourtant, dans un sens, ils vivent d’une manière assez « primitive », sans que l’on parvienne à s’expliquer pourquoi…

 

Mais revenons à nos amoureux. Joseph Farber rencontre donc Liraun Jé Genawen… et c’est le coup de foudre. Ça tombe bien : les anatomies des deux races sont suffisamment compatibles pour faire l’amour ; et Farber de se faire bientôt taquiner pour avoir sauté une « bougnoule », comme ses compatriotes imbéciles ont l’outrecuidance de désigner leurs hôtes… Mais, au grand scandale des deux communautés, l’amour de Farber et Liraun va plus loin, et ils se mettent à parler mariage, ce qui ne manque pas de faire jaser autour d’eux (un thème d’actualité, tiens). Problème : les humains menacent de couper les vivres à Farber s’il épouse l’extraterrestre, tandis que les Cians se montrent vigoureusement hostiles à cette union qui ne pourrait être que stérile… à moins que Farber – c’est tout d’abord proposé comme une blague – n’accepte de subir une opération chirurgicale qui, sans en faire véritablement un Cian, lui permettra néanmoins d’avoir des enfants avec sa femme. Chiche ! Farber accepte. Mais ce n’est que le début…

 

L’Étrangère relève à bien des égards d’une certaine science-fiction ethnologique qui ne manque pas de faire penser à la grande Ursula K. Le Guin. La société des Cians y est littéralement disséquée, dans ses aspects biologiques comme culturels, et c’est tout à fait passionnant. L’amour de Farber et Liraun est donc largement un prétexte pour détailler une espèce extraterrestre sous toutes ses coutures. On en apprend ainsi au fur et à mesure long – le roman est court mais dense – sur les Cians, peuple secret s’il en est.

 

Mais ce n’est pas là le seul thème exploré par L’Étrangère. Il y en a aussi un relevant davantage des sciences dites « dures », centré sur l’évolution et la génétique. Tandis que les secrets culturels des Cians sont progressivement dévoilés, c’est aussi leur biologie qui se trouve à découvert. Il y a un lien très fort entre les deux, enchâssés l’un dans l’autre dans une perpétuelle boucle de rétroaction.

 

Mais le cœur du roman, c’est l’incompréhension et l’incommunicabilité. Les humains et les Cians ne se comprennent pas ; et, malgré leur amour, Joseph Farber et Liraun Jé Genawen ne se comprennent pas beaucoup plus. L’Étrangère est ainsi un drame poignant enchaînant les malentendus, les erreurs d’interprétation, les préjugés de toute sorte, et Gardner Dozois se montre très habile dans le maniement de ce thème.

 

L’Étrangère est ainsi un roman intelligent (ça arrive), très subtil et bien conçu – même s’il n’est bien évidemment pas « parfait » pour autant : si la plume est dans l’ensemble agréable, il y a de temps à autre quelques pains stylistiques ; et on ne m’ôtera pas de l’idée que le gros retournement qui « justifie » le titre français n’est pas hyper crédible… mais il débouche sur des conséquences tellement intéressantes et bien vues qu’on ne se montrera pas trop tatillon. D’une richesse exemplaire, ce premier roman de Gardner Dozois fait regretter que l’auteur ne se soit pas montré plus prolifique. Aussi, je peux bien remercier le libraire fourbe dont je causais plus haut : sa propagande était justifiée, L’Étrangère méritait effectivement le détour. Merci, donc, et je continuerai de suivre ses conseils.

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