J’imagine que ça peut avoir quelque chose de (tristement ?) révélateur, mais je n’ai vu que très peu de films « contemporains » de Kurosawa Akira. En fait, jusqu’alors, celui qui collait le plus était probablement Mâdadayo, l’excellent et poignant testament du réalisateur, avec quelques saynètes de Rêves en sus, et deux cas-limites : La Légende du grand judo, premier film du réalisateur et film de Meiji, et Dersou Ouzala, film soviétique qui se déroule pour l’essentiel au début du XXe siècle. Le réalisateur a pourtant tourné nombre de gendaigeki, notamment dans la première partie de sa carrière, mais c’est un pan de son œuvre que j’ignorais totalement ; sans doute avait-on tendance en Occident, comme souvent, à privilégier le plus exotique jidaigeki ?
Le visionnage de Vivre, unanimement considéré comme un des plus grands chefs-d’œuvre du réalisateur, a donc quelque chose d’une première en ce qui me concerne – et quelle première !
Le propos a quelque chose de faussement simple, comme une forme d’épure – sur la base d’un scénario original, coécrit par le réalisateur, et pour partie inspiré par Tolstoï. Rappelons que Kurosawa prisait beaucoup la littérature russe ; son précédent film, L’Idiot, était une adaptation de Dostoïevski – hélas un échec commercial terrible, et critique également, même si le réalisateur était fier de ce film...
Dans ce contexte, c’est la popularité un brin tardive de Rashômon en Occident, avec son Lion d’or à Venise (obtenu en 1951, le film était sorti un an plus tôt au Japon), qui a permis à Kurosawa de poursuivre sa carrière, à l’époque même où il revenait à la Tôhô pour tourner Vivre, qui sort en 1952. Il faut noter combien le réalisateur était alors prolifique : Vivre est son quatorzième film, en moins de dix ans !
WATANABE, MORT-VIVANT
Watanabe Kanji, brillamment interprété par l’excellent Shimura Takashi, acteur « à gueule » régulièrement croisé dans les meilleurs films japonais, chez Kurosawa (Rashômon, Les Sept Samouraïs...) et ailleurs (les amateurs de science-fiction se souviennent peut-être plus particulièrement de son rôle dans Godzilla, aux antipodes...), Watanabe Kanji donc est un employé de mairie d’un rang relativement élevé – sans excès non plus, une sorte de chef de bureau. L’administration japonaise, « maison qui rend fou » comme la française, oppose un rempart hermétique aux meilleures intentions, et Watanabe, au fond, a passé sa vie à ne rien faire – à simplement tuer le temps.
Mais il apprend (ou plus exactement devine) qu’un mal le ronge : l’ulcère à l’estomac dont lui parle son médecin est à l’évidence un cancer, même si personne ne prononce le mot tabou, si ce n’est un bien envahissant patient qui « prépare » Watanabe à ce diagnostic frauduleux – c’est ainsi qu’il sait qu’il n’en a plus que pour quelques mois à vivre.
Et il lui apparaît enfin combien sa vie a été lamentable – surtout depuis le décès précoce de son épouse, et son choix, très critiqué, de ne pas se remarier pour élever son fils Mitsuo (Kaneko Nobuo) ; lequel s’avère une déception supplémentaire – un ingrat, sans cœur et sans objet. Le film, ici, s’attarde sur un thème classique du cinéma japonais, la dissolution de la famille, qui a notamment été traité par Ozu Yasujirô et Naruse Mikio. Cependant, il va au-delà – car son thème est avant tout la prise de conscience par Watanabe de ce qu’il n’a rien fait de sa vie.
Cette révélation l’éloigne de son travail – dont il ne s’était jamais absenté jusqu’alors, quand bien même ce travail ne rimait donc à rien. Désespéré, incapable même de véritablement noyer son chagrin dans l’alcool, Watanabe fait un soir la rencontre d’un écrivain hédoniste (Itô Yûnosuke) qui le prend en pitié, et qui entend lui redonner goût à la vie – le faire vivre, enfin, dans les derniers mois qui lui restent. Leur virée nocturne, en forme d’illustration burlesque d’une éthique du carpe diem, confirme Watanabe dans la révélation qu’il n’a jamais vécu – mais sa mort à brève échéance l’empêche de véritablement s’impliquer dans ce tourbillon hédoniste : le chagrin, les regrets, sont trop forts – illustrés dans la chanson dite « de la Gondole » (Gondola no uta), un vieux succès que Watanabe marmonne, déchirant, dans un bar où le pianiste a pour habitude d’interpréter des airs autrement enlevés pour une clientèle jeune et pleine de vie. Tout cela est, littéralement, sans lendemain.
Pas totalement cependant ? Watanabe ivre, en quête de plaisir avec l’écrivain, a égaré son iconique chapeau ; qu’à cela ne tienne, il peut le remplacer ! Avec quelque chose de plus voyant, qui ne correspond guère à son comportement habituel, plus qu’effacé ? Car Watanabe reçoit un jour la visite d’une de ses employées, qui a besoin de son tampon pour démissionner et trouver du travail ailleurs ; la jeune femme est très joliment interprétée par une Odagiri Miki d’une fraîcheur et d’un enthousiasme stimulants, et un semblant d’aventure se noue entre les deux personnages, de deux générations différentes – c’est à l’évidence sans lendemain là encore, et même pas une romance à proprement parler, mais cette rencontre, l’aveu tout naturel, de la part de la jeune femme, de ce qu’elle avait surnommé son supérieur « la Momie », et ce bonheur partagé sur quelques délicieux premiers jours de complète innocence, participent peut-être davantage encore que la virée avec l’écrivain à cette douloureuse prise de conscience de ce que Watanabe est passé à côté de sa vie.
WATANABE, VIVANT
L’échéance approche – et Watanabe comprend qu’il lui faut enfin vivre. Pour cela, il fera quelque chose d’utile – enfin ! Manière de racheter son inexistence jusqu’alors, manière aussi de laisser une trace, une image plus flatteuse… Les motifs de l’ego ne sont sans doute pas totalement absents de cette ambition dernière de « faire le bien », plus que de simplement « faire ».
Watanabe fouille dans ses encombrants dossiers, et en extrait un projet qui n’avait jamais dépassé le stade de la pétition – retournant au début du film, quand nous avions vu les habitants d’un quartier populaire se faire balader d’un service à l’autre dans la vaine quête d’un fonctionnaire qui pourrait seulement écouter leurs doléances, sans même parler de chercher à y remédier. Il s’agit d’aménager un terrain insalubre – pour y construire un terrain de jeu pour les enfants. Sans le moins du monde s’expliquer sur ses motifs, Watanabe prend l’affaire en main et bouleverse le train-train de la mairie, en se déplaçant sur place, en harcelant (courtoisement, mais avec persévérance) les décideurs, etc.
Mais le film connaît alors une brusque ellipse – assez déconcertante. Nous avons à peine le temps de voir Watanabe se lancer dans son grand projet... que l’image se fige sur sa photographie mortuaire. « Le héros de ce film », comme il est régulièrement appelé par une voix off commentant l’action sur le mode d’un narrateur impersonnel (procédé qui ne m’a pas exactement séduit – dans l’introduction du film, tout particulièrement, j’ai trouvé ça un peu lourd, mais bon, c’est sans doute très personnel : ça m’a quasi-pourri bien des bons films, en fait, comme L’Ultime Razzia de Kubrick, par exemple), le héros donc a été terrassé par son cancer – dont il n'avait parlé à personne ; et nous assistons à sa veillée funèbre.
Tableau navrant : sur place pour la forme, sans le moindre sentiment, l’adjoint au maire (Nakamura Nobuo) s’attribue sans vergogne les mérites de l’action du défunt, qu’il rabaisse devant son propre fils, lequel laisse faire sans un mot. Les collègues de Watanabe sont tous plus veules les uns que les autres, qui multiplient les courbettes devant le pouvoir, n’honorant guère le disparu – il n’y a guère qu’une seule exception, et tardive, après le départ du politicien, un jeune homme du nom de Kimura (interprété par Himori Shin'ichi)…
La cérémonie permet cependant de revenir sur l’action de Watanabe – et sur le fait, qui laisse d'abord perplexe les convives, qu'il savait qu'il allait mourir, même s'il n'en avait parlé à personne, pas même à son propre fils, Mitsuo. Au fil du temps, cette conscience de son décès à venir, comme le caractère déterminant de son action en faveur du jardin d'enfants, ne font plus guère de doute.
Trois « visites » à la veillée funèbre sont déterminantes à cet égard : des journalistes qui savent très bien que c’est Watanabe qui a créé le jardin d’enfants, et non l’adjoint au maire, qu'ils interpellent – et lui s’en offusque... Mais, pour lui, la création de ce parc n’est jamais qu’un argument électoral. Succède aux journalistes (je ne suis pas très sûr de l'ordre d'apparition, à vrai dire, mais je crois que c'est celui-ci) un policier, celui qui a trouvé le cadavre de Watanabe dans le parc, et qui ramène son chapeau si farfelu à son fils. Enfin interviennent les habitants du quartier, reconnaissants envers le défunt, et qui sont les seuls à véritablement pleurer pour lui... ce qui met terriblement mal à l'aise toute l'assistance.
Plus tard, l’alcool déliant les langues, et il n’a jamais eu d’autres fonctions, les collègues de Watanabe, d’abord portés à propager le mythe attribuant le succès de cette entreprise à l’adjoint au maire, multiplient enfin les promesses et les protestations d’honorer la mémoire du défunt en suivant son exemple… mais il ne fait aucun doute que l’inertie de la mairie se poursuivra, comme avant, comme toujours. Le collègue le plus volontaire et le plus passionné, Kimura, le constate, mais conclut le film en se promenant sur un pont surplombant le petit parc créé par Watanabe – que fera-t-il lui-même ? Nous ne le savons pas.
Mais ce que gardera en tête le spectateur, à n’en pas douter, ce sont ces ultimes images de Watanabe, accompagnant le récit du policier qui l’a trouvé mort : le fonctionnaire, comme retombé en enfance, fait de la balançoire sous la neige, dans ce jardin d’enfants qui n’aurait jamais existé sans lui ; il fredonne la même chanson qui avait terrassé tout le monde, au terme de sa virée nocturne en compagnie de l’écrivain hédoniste – mais cette petite mélodie, doucement accompagnée par une musique de Hayasaka Fumio toute en cordes délicates (en contraste avec le début du film, où la musique était délibérément irritante dans la séquence voyant les habitants du quartier se faire sempiternellement renvoyer à un autre bureau pour soumettre leur pétition), cette naïve chanson de Taishô donc, sonne alors de manière bien plus positive. Et la neige se dépose sur le manteau et le chapeau si voyant de Watanabe qui se balance – nous savons que nous assistons à son trépas, où le froid a peut-être autant sa part que le cancer (qu’en est-il alors de la volonté de Watanabe ?) ; un départ poignant, qui émeut aux larmes, et qui n’est pourtant pas véritablement macabre : en dernier recours, Watanabe a vécu – pour lui, et pour les autres. Sa vie n’a pas été si vaine – elle peut s’achever, dans une certaine douceur ouatée…
PESSIMISME ET HUMANISME, EN MIROIR DE RASHÔMON
Deux termes sont souvent employés pour qualifier (moralement) le cinéma de Kurosawa Akira, et qui, d’une certaine manière, se contredisent : le pessimisme, parfois, et, surtout, l’humanisme. Le second est probablement le plus palpable – et Rashômon, un film tout récent encore quand le réalisateur tourne Vivre (deux années seulement séparent les deux films, avec L'Idiot entre les deux),en livre une illustration bien singulière : tranchant sur le désespoir que les nouvelles originales d’Akutagawa Ryûnosuke étaient portées à appuyer, le film se conclut sur une scène davantage tournée vers l’espoir, et dite « humaniste », quand le bûcheron, aussi perplexe que ses compères devant l’impossibilité absolue de décrire une réalité objective, trouve un bébé sous la porte Rashômon où ils s’abritaient de la pluie en discutant, et décide de l’adopter et de le protéger. Or ce bûcheron était déjà interprété… par Shimura Takashi, notre Watanabe Kanji.
En fait, Vivre résonne avec Rashômon à d’autres niveaux : à maints égards, la longue séquence de la veillée funèbre, avec ses flashbacks revenant sur l’action de Watanabe, fait preuve d’un sens de la construction tout aussi habile, en écho, et qui n’est pas pour rien dans la réussite du film ; cependant, cette fois, si bien des mensonges sont prononcés, verbalement, par l’adjoint au maire et les fonctionnaires serviles, les trois interruptions venues de l’extérieur – les journalistes, le policier, les habitants du quartier – justifient les seuls flashbacks filmés, et, comme telles, en contredisant cette fois Rashômon, ces interventions asseyent une réalité que l’on sait « objective ».
La question qui se pose alors, et qui teinte davantage ce film autrement très humaniste d’une certaine noirceur, est de savoir si l’exemple de Watanabe, en définitive, saura inspirer ses collègues qui lui survivent… Et c’est assez douteux : les professions de foi avinées n’inspirent guère confiance – et la fin du film est ouverte, avec Kimura qui, après avoir constaté que la vie à la mairie avait repris son cours normal et donc improductif, se promène sur un pont au-dessus du jardin d’enfants, séquence filmée d’abord en plongée puis en contre-plongée, et qui n’apporte pas véritablement de réponse définitive.
WATANABE, CHAIR ET ÂME
Ce sont autant d’aspects caractéristiques de la réussite de Vivre. À s’en tenir au seul pitch, on pourrait s’attendre à un mélodrame larmoyant, lourd de pathos, et en même temps positif – une leçon façon « sens de la vie », et il n’est pas beaucoup de choses que je trouve plus agaçantes.
Ce n’est pourtant pas le cas : le film est bien plus subtil que cela, et ceci du fait de deux atouts majeurs et pourtant presque contradictoires – la construction très habile et subtile du scénario, donc, et le jeu incroyable de Shimura Takashi, qui compose un Watanabe timide et quelque peu monolithique, et en même temps expressif au possible ; son visage est un masque, ses paroles un murmure à peine distinct, à la diction très hachée, mais ils n’en sont pas moins également bouleversants – les deux scènes de la « chanson » en sont de très parlantes illustrations, mais témoignent en même temps de cette construction très habile qui caractérise le film au plan plus technique.
Il semblerait que Kurosawa n’était pas totalement satisfait par l’interprétation de Shimura Takashi : quand il avait coécrit le scénario, il avait une image plus « naturelle » du personnage de Watanabe. Difficile aujourd’hui de dire si cette approche aurait été meilleure que celle qui a imprégné la pellicule ; ce qui est certain, c’est que le jeu de Shimura marque et touche considérablement, et sa prestation est inoubliable.
FILMER LA VIE
Mais, pour en revenir au plan technique, il faut aussi relever combien la réalisation de Kurosawa Akira est virtuose – encore que ce ne soit peut-être pas le bon terme, car le talent incroyable dont elle fait preuve ne s’affiche pas ouvertement ; Vivre n’est pas un film du brio, il est bien davantage dans la retenue sous cet angle. Mais il est très adroitement composé et filmé, avec un grand soin.
Le travail sur le cadre ne saute pas forcément aux yeux, du moins à première vue, mais un second visionnage plus attentif permet d’en prendre davantage conscience. La composition des plans est parfaite, mais elle est aussi d’une extrême richesse, pourtant pas démonstrative – notamment en ce qu’il se passe toujours quelque chose à l’arrière-plan, parfois également au premier plan, devant Watanabe ; quelque chose de discret, pas « fondamental », mais qui pourtant insuffle, l’air de rien, de la vie aux séquences, et les justifie narrativement avec la même discrétion. C’est peut-être plus particulièrement le cas lors de deux moments majeurs du film : quand les pauvres gens se font balader en vain d’un service à l’autre de la mairie, au tout début du film, et lors de la virée nocturne avec l’écrivain – qui donne l’image d’un Watanabe se noyant dans la foule en quête de plaisir ; il y a des images saisissantes du vieux bonhomme perdu dans la promiscuité des jeunes gens dansant et riant. Sa libération souhaitée, pourtant, a alors quelque chose d’une autre facette de son emprisonnement, car le premier plan est régulièrement envahi par des rideaux, des trombones, etc., qui barrent l'écran et cloisonnent le personnage, et illustrent éventuellement l’inadéquation personnelle de l’éveil charitable à la vie qu’entend mener le sympathique écrivain.
La structure du film et sa technique visuelle s’associent avec particulièrement de finesse dans les scènes de flashback, qui en disent beaucoup sans jamais s’étendre, sans jamais en faire trop. Ainsi, vers le début du film, des séquences déprimantes au cours desquelles Watanabe repense à sa famille – sa femme disparue bien trop tôt, son fils qui l’a tant déçu.
Mais, en contrepoint, les séquences contemporaines de ce moment du film sont appuyées par un jeu très savant de l’ombre et de la lumière, dans une esthétique très travaillée, parfois expressionniste, sans doute très imprégnée également des codes du film noir américain. Il faut dire que, même s’il demeure tout du long d’une remarquable cohérence, le film de Kurosawa témoigne en même temps de la richesse de son esthétique, au prisme de traditions éventuellement contradictoires, et qui pourtant fusionnent avec grâce : à l’expressionnisme (forcément allemand ?), au film noir (nécessairement américain, donc – mais cette influence américaine est probablement bien plus vaste, on a pu parler de Capra, etc.), on peut ainsi ajouter le cinéma néo-réaliste italien, tout particulièrement dans les séquences associant Watanabe et sa tonique jeune employée – une manière très juste de souligner l’exubérance de cette tentative de ramener « la Momie » à la vie, qui en même temps bénéficie d’un naturel rafraîchissant.
SUR UNE BALANÇOIRE, SOUS LA NEIGE
Vivre est bien un très beau film, très poignant, et même le chef-d’œuvre que l’on dit – ceci quand bien même je n’en ferais certes pas mon Kurosawa préféré : c’est le problème avec les génies, ils font tant de chefs-d’œuvre ! En ce qui me concerne, Rashômon et Ran, tout spécialement, trônent encore au sommet.
Pour autant, Vivre constitue sans doute une introduction de choix aux gendaigeki du réalisateur – et je suis tout naturellement porté à l’associer au seul autre film de Kurosawa pleinement dans ce registre que j’avais vu jusqu’alors : Mâdadayo, le tout dernier métrage ; dans cette ultime célébration de la vie, autour du professeur Uchida Hyakken (voyez Au-delà – Entrée triomphale dans Port Arthur) et de ses étudiants, il y a peut-être quelque chose d’un ultime écho de Vivre ; comme un miroir, à nouveau ? Watanabe, dès le début de son film, est condamné à mourir ; le professeur Uchida l’est également dans le sien, mais comme l’est tout homme – et, à la question rituelle : « Es-tu prêt (à mourir) ? », il peut se permettre de répondre : « Pas encore ! »
On s’enivre à l’anniversaire du professeur, avec bien plus de naturel, de joie mais aussi d’empathie que lors de la veillée funèbre de Watanabe. Mais l’image de ce dernier demeure – une silhouette apaisée, fredonnant sous la neige, au rythme de la balançoire, une chanson naïve incitant une hypothétique jeune fille à cueillir le jour ; parce qu’il a bel et bien vécu, en dernier ressort, il en restera quelque chose – pour nous, un film magistral.
(PS : une mention au passage de cette collection que je découvre, des « années Tôhô » de Kurosawa, distribuée par Wild Side, éditeur toujours aussi indispensable – du très bon travail, avec un joli livret très complet. Il me faudra en acquérir quelques autres, tiens…)
MAEKAWA Yutaka, Creepy, [Creepyクリーピー], roman traduit du japonais par Sylvain Cardonnel, [s.l.], Les Éditions d’Est en Ouest, coll. Polar, [2012] 2017, 315 p.
Titre :Creepy
Titre original :Creepyクリーピー ; Kurîpî : Itsuwari no rinjinクリーピー偽りの隣人
Double chronique : un livre, et son adaptation cinématographique. Le roman est le fait d’un inconnu (à l’époque du moins, 2011-2012), Maekawa Yutaka, dont c’était la première publication (en fiction en tout cas), et qui lui a valu d’être récompensé en tant que « jeune auteur de littérature policière japonaise » (on est toujours jeune à 60 ans, je suppose que c'est une bonne nouvelle) ; le film n’est pas exactement le fait d’un inconnu, lui, puisqu’il a été réalisé par Kurosawa Kiyoshi, très actif en ce moment faut-il croire.
Et, d’emblée, qu’en dire pour les adeptes du TLDR ? Le roman est mauvais – au point où j’ai préféré l’abandonner en cours de route, beuh… Ce qui ne m’arrive vraiment pas tous les jours. Le film est meilleur, et au moins honorable disons, mais pas renversant non plus (l’enthousiasme des critiques presse me laisse un peu perplexe) ; mais, oui – meilleur, bien meilleur.
Sur une base forcément similaire… Mais l’association du livre et du film illustre à sa manière, je suppose, qu’une bonne histoire ne suffit pas à faire un bon livre, ou un bon film, à ce compte-là. Le roman de Maekawa Yutaka patine dans la lourdeur et les effets mal gérés ; mais Kurosawa Kiyoshi, lui, sait filmer – ceci, on ne le lui enlèvera pas ; et ça change pas mal de choses.
UN ROMAN RATÉ
L’histoire – version roman tout d’abord. Takakura est un criminologue, plus précisément un spécialiste de psychologie criminelle, qu’il enseigne à l’université (et bien sûr en fricotant avec ses étudiantes, tout naturellement). Il s’installe avec son épouse Yasuko, femme au foyer jusqu’au bout des casseroles, dans un nouveau quartier – une banlieue résidentielle morne au possible. Là, il fait la rencontre de Nishino, son voisin – un bonhomme un peu bizarre, mais sympathique, au fond. Mais, oui : un peu bizarre. Puis un policier du nom de Nogami rend visite à Takakura – il y a trente ans de cela, ils étaient dans le même lycée ; mais, depuis, Takakura a acquis une certaine renommée, comme étant le spécialiste de psychologie criminelle que l’on interroge à la télé dans les affaires criminelles bizarres… Il se trouve que Nogami apprécierait d’avoir ses lumières sur une vieille affaire jamais résolue : la disparition, du jour au lendemain, de toute une famille. Des « évaporés » ? Je reviendrai sur ce thème un de ces jours, mais, pour le coup, non – Nogami est persuadé de ce qu’il y a eu un crime, là-bas… Tiens, la configuration des maisons est assez similaire, non ? Mais Nogami disparaît à son tour. Et il y a un incendie dans le voisinage, tiens. Oh, et vous a-t-on dit que le voisin Nishino était vraimentbizarre ? Pas qu’un peu : un soir, la fille dudit voisin, Mio, désespérée, sonne à la porte de Takakura – et fait au terne couple cet aveu improbable : Nishino n’est pas son père ; c’est un parfait inconnu… Un monstre qui s’est déguisé en voisin affable, et qui exerce son contrôle mental sur ses proies.
Le sujet est plutôt intéressant – ce que confirmera, je suppose, le film de Kurosawa Kiyoshi. Il y a matière à un bon thriller psychologique, qui détourne quelques codes pour proposer une variation un minimum inattendue sur le tueur en série (l'expression est sans doute contestable), en l’insérant dans un contexte tellement « japonais contemporain » qu’il en a quelque chose de plus encore oppressant. L’idée derrière le personnage de Nishino, avatar du vampire sans les fausses canines en plastique (puisque c’est de « contrôle mental » qu’il s’agit, on pourrait penser à L’Échiquier du mal, de Dan Simmons, même si le surnaturel n'est en principe pas de la partie ici), est bonne, oui – il y a derrière tout un potentiel de flippe, quelque chose qui devrait être effectivement creepy…
Et pourtant ça ne marche pas – au point où j’ai lâché l’affaire au bout de 150 pages, soit la moitié du roman environ. Il y a plusieurs raisons à cela – deux, surtout. La première : c’est abominablement mal écrit, la traduction n’arrange certainement rien à l’affaire, et l’édition bâclée non plus – c’est d’une lourdeur invraisemblable, et saturé de coquilles, voire de fautes pures et simples, sans même parler de quelques oublis fâcheux ; au point où ça en devient franchement pénible, et même illisible.
La seconde raison est sans doute liée, dans le cadre de la version originale : tout cela est d’une puérilité déconcertante… Les personnages sont mauvais, navrants même, leurs réactions caricaturales, et souvent enfantines, oui ; la « science » de Takakura n’est même pas au niveau d’un digest de Wikipédia sur la psychologie criminelle et les tueurs en série, exécuté par un ado enthousiaste mais pas hyper compétent – il est d’autant plus fâcheux qu’il soit notre personnage point de vue, qui ressasse sans cesse les mêmes banalités et explique tout, absolument tout, et d’abord ce qui n’a pas besoin de l’être. Il n’est pas très sympathique, par ailleurs – non seulement arrogant, mais aussi passablement machiste, et… ben… un vrai (petit) con ? Ce qui aurait pu être un atout, en fait (et Kurosawa Kiyoshi, sans trop insister non plus, en tirera bien quelque chose dans son film), mais pas en l’état : c’est juste atrocement lourd, et je ne suis pas bien certain que ce côté vaguement sombre était délibéré de la part de l'auteur… J'en doute un peu.
Oui, il y avait un bon sujet ; mais son traitement est tellement calamiteux que cela ne suffit pas à persuader le lecteur de faire l’impasse sur les faiblesses pour s’en tenir à ce qui vaut le coup. Une bonne histoire ne suffit pas.
UN FILM PLUS SATISFAISANT
Dans le film, c’est déjà un peu mieux. Kurosawa Kiyoshi s’autorise quelques libertés avec le matériau de base – plutôt bien vues : la scène d’ouverture fonctionne très bien. Takakura est à la base un policier – un épisode passablement traumatique (non seulement parce qu’il se solde par deux décès, mais aussi parce que notre héros est d’une certaine manière humilié pour avoir trop cru en ses capacités) l’incite à rendre son étoile de sous-shérif pour devenir enseignant-chercheur en psychologie criminelle ; on sent assez vite le vague connard en lui – il est « intéressé » par les crimes sordides, et c'est bien naturel, mais il est en même temps incapable de la moindre empathie (dans son couple ou à l'extérieur), ce qui en fait classiquement un type presque aussi psychopathe que ceux qu’il étudie ; bon, le film nous épargne les séquences avec la thésarde… Nogami est très différent du personnage du roman : absolument pas un copain d’enfance de Takakura, mais un (bien plus) jeune collègue, un peu con-con, mais pas toujours non plus, et d’une empathie assez limitée lui aussi. Son « remplacement », Tanimoto, diffère là aussi beaucoup dans le roman et dans le film ; au bénéfice de ce dernier, comme de juste : en faire un vieux bonhomme un peu indécis et mystérieux lui confère un minimum de chair, là où il n'est guère que l'incarnation d'une fonction dans le livre (son temps de présence à l'écran est pourtant limité, là où le personnage est très important dans ce que j'ai lu du roman).
Mais les changements essentiels concernent l’atmosphère : la banlieue résidentielle du film est bien plus oppressante que celle du livre – ce qui tient, outre la réalisation et la photographie soignées, au caractère détestable du voisinage (et pas seulement de Nishino) ; à maints égards, le film prend davantage son temps que le roman (à bon droit), mais il se montre plus direct sur un point essentiel : Nishino est vraiment, vraiment, vraiment bizarre, et ceci dès le début. Et inquiétant avec ça, bien sûr.
Il y a dans le film tout un jeu sur la politesse, j’ai l’impression – comme expression supposée du bon voisinage, mais aussi des bonnes relations en général, dans le couple, dans le travail, etc. On met en avant ce caractère comme étant essentiel à la langue japonaise, mais, dans le contexte du film, tous les personnages ou peu s’en faut se montrent d’une incorrection pas croyable, qui ferait hurler (même) un Français : les personnages s’ignorent ostensiblement, les interlocuteurs s’éloignent sans un mot, ils critiquent les autres pour un rien, ou leurs minables cadeaux, etc. Pas seulement Nishino : ce qui rend inquiétant ce dernier (au-delà de la gueule impayable de Kagawa Teruyuki, parfait dans le rôle et un atout majeur du film, peut-être bien le tout premier en fait), c’est plutôt son caractère instable – tantôt sympathique, tantôt grossier, toujours bizarre. Mais, au fond, Takakura ne bénéficie même pas de moments sympathiques, lui…
Puis le film bascule – d'un seul coup. L’enquête relativement pépère, mais riche d’allusions autant que de non-dits, cède brutalement (très brutalement, peut-être trop) la place à l’horreur, alors que nous pénétrons, entraînés par Yasuko sans doute, la femme au foyer qui n’en peut plus, dans l’intimité du foyer déviant de Nishino. Car c’est bien d’horreur qu’il s’agit – un vrai cauchemar, où la séquestration, la drogue, le viol peut-être, aussi horribles soient-ils, passent presque au second plan, tant le sadisme (façon « pervers narcissique », cette nouvelle icône de la psycho facile) de Nishino bouffe le récit, en jouant cruellement sur les sentiments de honte et de culpabilité de ses victimes, sur le dos desquelles il rejette toutes ses abominations. Le caractère sec de ce changement de focalisation est sans doute délibéré, mais j’ai du mal à me prononcer quant à sa pertinence… Il y a certes des choses très fortes, dans la maison – et d’abord dans sa cave. L’absurdité de tout ce qui s’y produit pourrait avoir un côté guignolesque, en écho de l’interprétation (très à propos) de Kagawa Teruyuki, mais on n’a somme toute guère envie de rire ; le spectateur, comme les victimes de Nishino, a été formaté au point de ne plus avoir le moindre contrôle sur ses réactions – c’est le voisin bizarre qui est aux manettes.
Pour un temps, du moins… Car la fin m’a déçu. Vraiment. Ici quelques SPOILERS : j’ai beaucoup aimé la très improbable séquence de la « nouvelle famille » qui part en quête d’un nouvel antre en voiture – avec ces nuées qui défilent et qui ont un rendu surnaturel, autant dire infernal. J’ai beaucoup moins aimé Takakura vainquant en définitive Nishino, ce que rien ne vient vraiment justifier… sinon les choix de narration, car, dans le film, cela établit clairement un parallèle, ou plutôt un miroir, de la brillante scène d’ouverture – ce qui serait plutôt malin pour le coup ? Ou bien cela devrait l’être ; en l’état, ça m’a paru plus forcé qu’autre chose, et décevant tant narrativement que… « moralement », d’une certaine manière ? L’ultime crise hystérique de Yasuko n’arrange pas exactement les choses…
Le fait est qu’il y a des pains dans le film comme dans le roman – simplement, là où leur accumulation dans le livre a fini par me convaincre qu’il valait mieux lâcher l’affaire en cours de route, le film de Kurosawa présente suffisamment de qualités par ailleurs pour rehausser le niveau et inciter le spectateur à une forme de mansuétude un tantinet blasée, devant le métier du réalisateur. Mais, oui, il y a des scènes qui ne fonctionnent pas, bien avant la conclusion du film – ainsi de cette discussion entre Takakura et Nogami noyée dans une musique ultra-démonstrative et qui sonne horriblement faux (maintenant, Kurosawa Kiyoshi est éventuellement coutumier du fait, il y avait des trucs de ce genre dans Séance, sauf erreur, et ce n'est qu'un exemple).
Alors, là encore, il y a peut-être un jeu du réalisateur ? Certaines scènes peuvent le laisser supposer. Dans le roman, très puéril donc, nous assistons à un cours de Takakura, où notre criminologue médiatique rapporte classiquement les crimes de la « famille » de Charles Manson, et, de manière passablement forcée, en extrait le terme « creepy » qui donne son titre au roman ; c’est tellement lourd que l’effet souhaité, soit l’association de Nishino à une forme de reptation menaçante, tombe complètement à plat. Dans le film, la scène du cours est plus futée : Takakura décrit un tout autre crime (peut-être fictif, je n’ai pas cherché à me renseigner), qui a eu lieu aux États-Unis là encore, mais qui avait quelque chose de totalement grotesque dans sa démesure ; et le professeur de conclure : « En Amérique, tout est plus spectaculaire. » Je suppose que cette pique n’a rien d’innocent, dans un film qui joue sur les codes du thriller – tout en payant régulièrement ses hommages à Hitchcock et compagnie. Mais il ne faut pas s’en tenir là, prendre cette saillie au pied de la lettre – car, une fois introduits dans la cave de Nishino, à l’improbable décoration arty, presque « vaisseau spatial rétrofuturiste », c’est le film japonais qui joue la carte de la guignolade excessive – non sans effet cela dit. Pour le coup, un Norman Bates est autrement plus sobre…
Le film est bien plus malin que le roman. Et Kurosawa Kiyoshi, je suppose, s’amuse un tantinet, dans ce qui aurait pu être un bête thriller de yes-man, à subvertir son propos çà et là. Son Creepy bénéficie cependant avant tout de deux atouts marqués : le très inquiétant Kagawa Teruyuki, un parfait Nishino, et une réalisation soignée et somme toute fine, rendant à merveille la terne froideur d’une banlieue résidentielle japonaise (la très belle photographie y est donc pour beaucoup).
Mais on ne criera certainement pas au chef-d’œuvre : on a beaucoup comparé les deux films, sur le ouèbe, mais, de toute évidence, Creepy n’est pas Cure. Loin de là. Cela reste un thriller plus qu’honnête, et dont les qualités certaines l’emportent sans peine sur quelques failles çà et là. C'est déjà ça.
Mais il gagne sans doute à être comparé au roman qui l’a inspiré… Vous connaissez tous cette réplique classique du bouquinovore : « Le livre est forcément meilleur que le film ! » Allez, vous l'avez vous-mêmes prononcée, et moi aussi... Ben, là, non : le livre est mauvais – le film bien plus satisfaisant. Et j’y reviens : la comparaison des deux confirme qu’une bonne histoire, ça ne suffit pas.
MISHIMA Yukio, La Mort en été, [Death in Midsummer and other stories], traduit de l’anglais par Dominique Aury, illustration [de couverture] de Romain Slocombe, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1966, 1983] 1988, 305 p.
Pour mémoire, il existe une version abrégée de ce recueil en Folio 2 €, sous le titre de Dojoji et autres nouvelles, où seulement quatre des dix nouvelles composant La Mort en été sont reprises : « Dojoji », « Les Sept Ponts », « Patriotisme » et « La Perle ». Le même recueil exactement, mais sans la mention « Folio 2 € », se trouve également sous le titre de Patriotisme et autres nouvelles, mais a priori seulement dans le coffret du DVD de Yûkoku, rites d’amour et de mort – l’adaptation par Mishima lui-même de la nouvelle « Patriotisme ».
MISHIMA Yukio, Dojoji et autres nouvelles, traduit de l’anglais par Dominique Aury, Paris, Gallimard, coll. Folio 2 €, [1966, 1983, 2004] 2009, 127 p.
MISHIMA Yukio, Patriotisme et autres nouvelles, traduit de l’anglais par Dominique Aury, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1966, 1983, 2004] 2008, 127 p.
Titre :Yûkoku, rites d’amour et de mort
Titres alternatifs :Yûkoku ; Rites d’amour et de mort ; Les Rites de l’amour et de la mort ; Yûkoku ou rites d’amour et de mort ; Yûkoku or the Rite of Love and Death ; Patriotism ; Patriotisme
RITES D’AMOUR ET DE MORT – PARDON, RITES OF LOVE AND DEATH
Mishima Yukio a touché à tous les genres littéraires – mais il a notamment écrit un certain nombre de nouvelles, et La Mort en été, recueil initialement publié en 1966, en comprend dix (ou plus exactement neuf et une petite pièce de théâtre…), très diverses dans la forme comme dans le fond, et qui pourtant témoignent d’un auteur génial faisant œuvre, avec une certaine cohérence, et des obsessions qui reviennent sans cesse ; Freud aurait apprécié, amour et mort font ici très bon ménage… même si jamais autant que dans la nouvelle « Patriotisme », sans le moindre doute celle qui marque le plus dans l’ensemble de ce recueil, pour de bonnes ou d’un peu moins bonnes raisons – ce qui implique une place à part, et j’y reviendrai plus en détail, en évoquant tant qu'à faire son adaptation cinématographique, par Mishima lui-même, et avec lui-même dans le rôle princpal, Yûkoku, rites d’amour et de mort.
Cependant, la primauté de « Patriotisme » ne doit pas non plus jeter une ombre morbide sur les neuf autres textes constituant ce recueil. Il est sans doute un peu inégal, comme le sont à peu près tous les recueils de nouvelles, mais le niveau est forcément très élevé (Mishima, bordel), et il contient de très belles pièces, qu’on aurait bien tort d’ignorer.
Une note préalable, toutefois : La Mort en été est un recueil traduit de l’anglais… On connaît l’histoire de ce souhait de Mishima, même si, pour ce que j’en ai lu, cela n’était pas systématique. Ici, le traducteur est donc Dominique Aury – et les différentes versions de ce recueil, complet ou abrégé, ne sont pas revenues sur cet état de fait. C’est éventuellement fâcheux, car il y a certains passages qui sonnent faux… En fait, le recueil est ici très inégal : il y a des moments de grâce infinie, il y a des lourdeurs qui pèsent sur l’appréciation du récit par le lecteur. Mais, pour le coup, c’est peut-être bien ce double degré de traduction qui pose problème – car les dix nouvelles composant en anglais Death in Midsummer and other stories… ont été traduites par quatre traducteurs différents ! Cela constituerait une explication possible à ce caractère inégal, qui est très regrettable… Un bon coup de ripolin aurait été appréciable – voire, soyons fous, une nouvelle traduction, du japonais…
TROIS EXCELLENTES NOUVELLES
Mais les nouvelles, donc. Outre « Patriotisme », trois nouvelles me paraissent devoir être mises en avant, qui brillent tout particulièrement.
La Mort en été
Je citerais tout d’abord « La Mort en été », un texte cruel et dur, pourtant d’une manière bien différente de « Patriotisme » ; le drame est ici avant tout psychologique, même en ayant des bases très concrètes, car le récit se focalise sur la réaction d’une femme à la tragédie constituée par la mort de deux de ses enfants, et de sa belle-sœur qui les surveillait, sur une plage agréablement ensoleillée, en villégiature.
L’horreur du fait-divers en lui-même passe d’une certaine manière au second plan, le ressenti de la femme est central, dont on ne sait trop que penser ; car elle prend tour à tour l’apparence d’une mère effondrée et d’une Médée, sinon d’une créature superficielle et égotiste (elle n’est certes pas le seul personnage féminin de ce recueil à susciter des sentiments ambigus de compassion et de répulsion tout à la fois).
La nouvelle traite ainsi de la possibilité ou non de vivre, simplement vivre, après pareil drame, mais, loin de tout sentimentalisme sirupeux, elle confronte directement le lecteur à la complexité de la psyché humaine, faite de paradoxes et de pieux ou moins pieux mensonges ; la nouvelle noue le ventre – sans l’échappatoire du seppuku.
Le Prêtre du temple de Shiga et son amour
J’ai beaucoup aimé aussi « Le Prêtre du temple de Shiga et son amour », un texte qui détonne un peu, éventuellement, du fait de son caractère « historique », qui lui confère en même temps un vernis « classique » pas désagréable.
Le thème de la nouvelle peut paraître passablement convenu : un saint homme croise la route d’une jolie femme, et, succombant à la tentation bien malgré lui, il perd aussitôt toutes ses certitudes, et craint d’être passé à côté de l’essentiel durant toute une vie de dévotion.
Cependant, Mishima ne livre en fait pas ici un texte si moqueur que cela, visant à railler l’ersatz en bonze de calotin : le prêtre comme son adorée sont des êtres en quête d’absolu, et leurs approches se répondent – la blague n’en est pas une, et s’il y a un semblant de réponse d’ordre éthique, ici, c’est d’une manière bien plus subtile que ce que l’on aurait pu croire.
Onnagata
Je citerais enfin « Onnagata », à mon sens la nouvelle de La Mort en été qui approche le plus le brio saisissant de « Patriotisme ». Peut-être parce que, là aussi, nous ne sommes pas seulement amenés à lire une histoire, mais à explorer crument la psyché de Mishima ?
La nouvelle traite donc d’un onnagata, c’est-à-dire d’un de ces acteurs mâles qui jouent les rôles féminins des pièces de kabuki. On sait, semble-t-il, que Mishima était fasciné par ces acteurs, et que cette fascination a pu jouer un rôle dans la découverte et l’acceptation de son homosexualité. Ils incarnent à leur manière une forme supérieure de beauté masculine, dans leur indétermination – dont le lieutenant suicidant de « Patriotisme » constitue le revers… a fortiori quand il est incarné par un Mishima fier de son corps sculpté dans les salles de gymnastique. Mais la nouvelle, habile, traite de cette fascination en biais, au travers du personnage d’un passionné de kabuki, mais plus encore d’onnagata, et follement amoureux du plus grand, du plus beau onnagata de son temps.
Cependant, la nouvelle ne s’en tient pas là, et s’extrait du registre classique du kabuki pour envisager une mise en scène « moderne », même si sur la base maligne d’un texte classique, Si je pouvais les intervertir ! (dont on trouve des extraits dans l’anthologie Mille Ans de littérature japonaise), un roman médiéval dans lequel, en raison de leurs inclinaisons naturelles, un garçon est élevé en fille et une fille en garçon… Ce travail de « modernisation » d’un classique renvoie sans doute à la propre activité de Mishima dramaturge (même si c’était le nô qu’il prisait avant tout, et j’y reviendrai forcément – mais d’ici-là je peux vous renvoyer à ma note sur une pièce « moderne », Madame de Sade), mais c’est aussi l’occasion d’une confrontation de deux mondes – l’onnagata doux et conciliant dans sa grâce divine davantage encore que féminine incarnant le Japon ancien, tandis que le jeune et arrogant metteur en scène l’a jeté aux orties. La relation entre les deux suscite à bon droit la jalousie du personnage point de vue…
C’est très fin, très bien exécuté : une nouvelle parfaitement brillante.
DEUX TRÈS BONNE NOUVELLES… ET UNE INTRIGANTE PIÈCE DE THÉÂTRE
Trois autres récits valent assurément le détour, même si sans atteindre les mêmes sommets – deux nouvelles… et une petite pièce de théâtre.
Les Sept Ponts
Commençons par les nouvelles, et d’abord « Les Sept Ponts ». Nous y suivons des geishas qui se livrent à un très superstitieux pèlerinage, leur imposant de traverser sept ponts tout en priant pour que leurs vœux s’exaucent – sans dire le moindre mot.
Ces personnages féminins suscitent le même sentiment ambigu que la mère meurtrie de « La Mort en été » – du fait de leur superficialité et de leur égoïsme, sinon de leur superstition. C’est un gynécée cruel, elles ne se font pas de cadeaux – les persiflages et les préjugés sont leur pain quotidien. Pourtant, dans leur condition guère enviable, elles ont aussi ce caractère endolori qui permet de les envisager avec sympathie.
La cruauté du texte ressort peut-être surtout de son côté moqueur, en définitive – avec comme une revanche morale à la clef, sous les atours d'une farce burlesque. Cela fonctionne très bien.
La Perle
« La Perle » est finalement une nouvelle assez proche des « Sept Ponts » : la distribution est là encore entièrement féminine, et ce cercle d’amies (des dames qui prennent le thé ensemble) peut s’avérer d’une extrême cruauté – a fortiori quand l’importance du « paraître » vient perturber cette relation naturellement empreinte d’hypocrisie. Du coup, la nouvelle affiche une dimension humoristique encore plus prononcée !
Ce récit comporte sans doute à son tour un aspect critique, en même temps – qui n’en fait pas totalement la vilaine blague que l’on croit tout d’abord. Et, en définitive, la dictature du paraître n’a rien de drôle… Mais, ceci, c’est un sentiment que l’on ne se permettra véritablement qu’une fois la dernière page de la nouvelle tournée. D’ici-là…
Dojoji
Le troisième texte à mentionner dans cet ensemble n’est donc pas à proprement parler une nouvelle, mais une brève pièce de théâtre : « Dojoji ». La vente aux enchères d’un très improbable meuble y est perturbée par l’irruption inopinée d’une jeune femme, qui entend bien raconter l’histoire horrible de cette « armoire » gigantesque…
Le propos peut paraître obscur. À tort ou à raison, ce mystère (passablement policier) aussi bien que la manière de le mettre en scène, avec ces dialogues très caractéristiques, m’a fait penser à Edogawa Ranpo (dont Mishima avait adapté pour la scène Le Lézard Noir)…
Mais l’inspiration essentielle est ailleurs, comme le laisse en fait entendre ce titre de « Dojoji », que l’on ne s’explique pas au vu du contenu du texte même. C’est qu’il s’agit d’une de ces pièces de nô « modernes » qu’a écrit Mishima – en empruntant directement à un nô classique intitulé « Dôjôji », lequel empruntait lui-même à un récit bien plus ancien et ayant connu des variantes (en fait, je ne m’en étais pas le moins du monde rendu compte en lisant la pièce de Mishima – sans autres indices, cela me paraît difficile –, mais j’avais déjà lu, tout récemment, une variante de ce récit dans les Histoires qui sont maintenant du passé, recueil de contes édifiants, dans une perspective bouddhique, composé entre les XIe et XIIIe siècles à vue de nez) ; le nô mettait en avant les crimes suscités par la jalousie, et, si l’approche de Mishima est différente, avoir cette référence en tête permet probablement d’envisager le texte avec davantage de compréhension comme de sentiment (pour ce personnage féminin plus subtil qu'il n'y paraît).
Toutefois, même sans cette référence, la pièce emporte l’adhésion par son côté étrange et quelque peu roublard.
TROIS TEXTES PLUS ANODINS ?
Trois textes me paraissent inférieurs – mais certainement pas mauvais, ni même médiocres d’ailleurs – simplement, ils sont peut-être un peu plus anodins ?
Trois Millions de yens
Ainsi tout d’abord de « Trois Millions de yens », récit qui voit un jeune couple, dont la situation financière est plus que précaire, dépenser un peu plus que de raison dans une sorte de parc d’attractions. Les amants sont presque archétypaux, au regard de certaines images suscitées par la condition des hommes et des femmes dans le Japon contemporain (à vrai dire peut-être bien plus aujourd’hui qu’alors) : la femme sérieuse et qui tient les comptes, l’homme profondément immature.
Un rendez-vous doit avoir lieu, avec une mystérieuse vieille dame – qui doit régler ces soucis financiers. Nous n’en saurons pas plus, cette nouvelle joue beaucoup, comme quelques autres, sur le non-dit, l’allusion : au lecteur de déterminer le « travail » demandé au jeune couple par la vieille dame. J’aurais bien quelques idées, mais je vais les garder pour moi… Toutefois, la nouvelle a quelque chose de lumineux, même dans toutes ces références à la misère du couple, qui incite à supposer la plus noire des conclusions, au mieux l'humiliation.
Bouteilles thermos
Ainsi également de « Bouteilles thermos », pas le plus enthousiasmant des titres. C’est à nouveau un récit très cruel, et qui joue beaucoup sur le non-dit. Toutefois, en l’espèce, la cruauté dépasse l’opposition des sexes : si y figure une ancienne geisha qui aurait pu être de celles accomplissant le pèlerinage des « Sept Ponts », l’homme qu’elle retrouve, son ancien client/protecteur, et qui constitue notre point de vue, est un individu de plus en plus acre et acerbe, au point du sadisme.
Une nouvelle qui remue un peu – sans briller, mais non sans pertinence.
Les Langes
Ainsi enfin de « Les Langes », de très loin la plus courte nouvelle du recueil, et qui le conclut. La nouvelle répond peut-être à « La Perle », qui la précède immédiatement, ainsi qu’à « La Mort en été », tout à l’autre bout du recueil : le personnage est là encore une femme torturée par la dictature du paraître, et qui, en outre, reporte sur son propre enfant absolument tout ce qu’elle constate au fil de ses errances empreintes d’obsessions à même de rendre la vie invivable.
La plume est belle, le tableau touchant, mais, pour quelque raison que j’ignore, je n’ai pas accroché plus que ça.
PATRIOTISME – UNE PLACE À PART
Reste une nouvelle : « Patriotisme », qui occupe une place à part dans ce recueil. C’est une des plus célèbres nouvelles de Mishima – probablement la plus célèbre, en fait. Pour une excellente raison : c’est une nouvelle absolument brillante, un vrai chef-d’œuvre. Et pour une raison, pas forcément mauvaise, mais un peu moins bonne : on ne peut pas lire ce texte, aujourd’hui, sans l’envisager comme une répétition, avec quelques années d’avance, de la propre (non, sale) mort de l’auteur lui-même…
L’histoire prend pour cadre « l’incident du 26 février » (1936), une tentative de coup d’État militaire (à une époque très agitée : il y a eu d’autres tentatives, et des assassinats politiques en nombre), durant laquelle de jeunes officiers nationalistes, désireux de renforcer le pouvoir de l’armée et plus impérialistes que l’empereur, ont assassiné des ministres au nom de leur chef suprême. Hélas pour eux, l’empereur Shôwa (ou Hirohito si vous préférez) a désavoué leur initiative, scandalisé, et a exigé que l’on mate cette rébellion. Dont acte : les troupes mutines sont dispersées, les meneurs qui ne se sont pas suicidés sont fusillés. Ce qui, certes, n’a pas empêché l’armée de prendre effectivement le pouvoir quelques années plus tard à peine, avec les conséquences que l’on sait…
L’incident a beaucoup marqué les Japonais – je ne compte pas les allusions dans des livres, des BD (par exemple Vie de Mizuki), des films (comme Furyo),que j’ai pu lire ou voir. Mishima n’a de toute évidence pas fait exception, qui y a multiplié les références dans sa carrière littéraire, même si surtout à partir de « Patriotisme ».
La nouvelle figure un lieutenant et son épouse – des jeunes mariés. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les officiers rebelles n’ont pas mis le lieutenant au courant de leur plan, afin de le préserver ainsi que son épouse… Mais que l’empereur exige d’écraser le coup d’État a pour le lieutenant cette conséquence terrible : on va lui ordonner de tuer ses meilleurs amis. C’est impossible… Le devoir s’oppose au sentiment, le giri au ninjô. Dans cette alternative indiscernable, le soldat n’a d’autre choix que de partir en soldat – ou en samouraï : il est résolu à se suicider par seppuku.
Ce que comprend très bien sa charmante épouse, qui entend partir avec lui. C’est un couple japonais parfait – deux êtres jeunes et beaux et purs, unis dans l’amour et dans la mort, la fusion charnelle anticipant le décès commun, variation anachronique sur le double suicide amoureux, ou shinjû, si cher notamment au grand dramaturge Chikamatsu (voyez ici)…
Tant de grâce, de beauté ! Pourtant, la mort est rude. Mishima s’étend à longueur de paragraphes sur le sabre pénétrant la chair et faisant jaillir les entrailles, sur la douleur inhumaine que s’inflige le soldat sous les yeux de son épouse dévouée mais qui n’a d’autre choix que celui de la passivité, même insupportable… J’ai, à plusieurs reprises, noté que La Mort en été était riche de nouvelles plutôt allusives, avec une part prononcée de non-dit, de manière particulièrement marquée dans les conclusions de certains récits. « Patriotisme », par contre, joue de la carte de l’explicite – à ce stade, on pourrait aussi bien dire du gore ou de la pornographie, et j’y reviendrai. La nouvelle est aussi belle qu’insoutenable de par sa crudité.
C’est ce qui en fait un chef-d’œuvre. La plume est parfaite, le tableau superbe et horrible. Mishima s’y livre totalement, et c’est parce qu’il est si entier dans son art qu’il peut se permettre d’attraper le lecteur par le col pour qu’il ne puisse pas détourner les yeux de la mort volontaire en train de s’accomplir si horriblement. « Patriotisme » est un chef-d’œuvre, oui – indépendamment de la mort effective de Mishima une dizaine d’années plus tard.
Mais, certes, il n’est tout simplement plus possible, depuis, de lire « Patriotisme » sans avoir en tête les circonstances fatales du pseudo-coup d’État tenté par l’écrivain et sa « Société du Bouclier », le 25 novembre 1970. On ne peut qu’y percevoir une forme de fascination pour cette mort grandiose et anachronique, une répétition, même, des gestes précis, rituels, à accomplir ; une fascination, oui, dont l’adaptation filmée Yûkoku témoignera plus encore, au point d’un insupportable malaise, non exempt pourtant d’une forme de séduction morbide…
Pourtant, à s’en tenir au texte, cela n’a rien de si évident. Même aux yeux du plus masochiste des lecteurs, la mort du lieutenant, peut-être belle dans l’idée, est hideuse dans les faits. L’idéal éthéré peut-il vraiment persister, quand les tripes se déversent sur le tatami dans les cris de douleur que le soldat ne saurait retenir ? La question même de la dignité se pose, dans cette mort rituelle envisagée comme une œuvre d’art… Une mort digne, ce spectacle affreux ? Que Mishima ait choisi de partir par seppuku après avoir écrit « Patriotisme », et après l’avoir filmé, ne coule dès lors pas de source. Quand la nouvelle est parue, en 1961, on n’y a pas forcément vu une apologie du suicide rituel, je suppose – l’horreur du tableau a pu saisir autant ou peut-être même davantage que sa majesté revendiquée ; mais, depuis 1970…
Il y a une autre ambiguïté, je crois – concernant le caractère politique ou non de la nouvelle. En 1961, le nationalisme de Mishima n’était pas forcément affiché. Depuis, là encore, on ne peut que l’intégrer dans l’équation : la « Société du Bouclier », la tentative de coup d’État, même ou peut-être justement car histrionique… Mais Mishima ne se posait pas en « écrivain engagé », alors – à l’extrême droite ou ailleurs. Toutefois, le sort des jeunes officiers rebelles de « l’incident du 26 février » semble l’avoir beaucoup marqué (rétrospectivement, bien sûr – il n’avait que dix ans à l’époque des faits), et même avoir eu un caractère déterminant dans le développement et la démonstration de cet engagement politique. Notons toutefois que la nouvelle, pourtant due à cet auteur qui prêchait auprès des étudiants gauchistes le soutien inconditionnel à l’empereur descendant des dieux, met en scène un homme qui n’a pas lui-même participé au coup d’État, mais qui a choisi de mourir ainsi en raison d’un dilemme impossible à... trancher – il n’en reste pas moins qu’à bien des égards sa mort rituelle est un message de refus adressé à l’empereur. C'est un suicide de protestation, revendiqué comme tel ou non, et il en ira de même, en théorie du moins, du suicide de Mishima. Je ne vais pas trop m’avancer sur ce terrain, parce que les choses sont forcément plus complexes, et je ne sais pas assez du contexte comme de l’idéologie de l’époque pour en déterminer une conclusion bien assise. Simplement, je ne crois pas que « Patriotisme », en dépit de son titre, soit une nouvelle à proprement parler « politique » ; elle a pu le devenir par association, mais elle ne l’était pas forcément initialement.
METTRE EN SCÈNE SA MORT
Bien sûr, les choses ne se sont pas arrêtées là. Mishima, obsédé par sa propre œuvre, a décidé d’en tourner lui-même une adaptation filmée – son unique film en tant que réalisateur, si on l’a vu acteur dans diverses productions. Yûkoku, ou, titre français susceptible de variations, Rites d’amour et de mort, constitue ainsi une pièce unique à verser au dossier Mishima.
Et qui a failli être perdue. Après les tragiques événements du 25 novembre 1970, l’épouse de Mishima, qui haïssait littéralement ce film, a voulu le faire disparaître. On a longtemps cru que toutes les copies avaient été détruites ; en 2005, pourtant, on en a retrouvé une dans une maison qu’avait habité l'écrivain…
C’est un projet bien singulier – un court-métrage (ou moyen-métrage ?) d’un peu moins d’une demi-heure, en noir et blanc, muet, ou plus exactement sans dialogues ni bruitages, car le réalisateur avait choisi sa bande-son, des extraits dénués de chant et savamment agencés d’une représentation de l’opéra de Wagner Tristan et Isolde datant de la fatidique année 1936. Il y a toutefois des intertitres – assez longs, déroulés par les propres mains gantées de Mishima, et qu’il a lui-même écrits voire calligraphiés en plusieurs langues (incluant, outre le japonais, l’anglais et le français). Enfin, le film est d’une stylisation extrême, presque outrancière, qui, en même temps, doit beaucoup au théâtre nô (c’est revendiqué dans le rouleau qui présente le contexte du drame), ce qui n’exclut certes pas le recours au gore – très impressionnant, et qui ne produit pas exactement le même effet sur le spectateur que les réalisations peu ou prou contemporaines de Hershell Gordon Lewis, visant un tout autre objectif, et c’est peu dire. En somme, c’est un film qui proclame en hurlant son statut « d’art et d’essai ».
Et c’est sans doute à la fois la force et la faiblesse de ce film. Si la nouvelle « Patriotisme » est un chef-d’œuvre en tant que telle, le film Yûkoku ne mérite peut-être pas ce qualificatif ; à titre personnel en tout cas, je ne le crois pas (d’aucuns sauront j’imagine vous convaincre que si, il n’est qu’à voir le livret très enthousiaste voire hagiographique qui accompagne le DVD, dû à Stéphane Giocanti). Oui, en tant que tel, là encore – c’est-à-dire en laissant pour l’heure de côté les événements ultérieurs…
Car ce qui frappe avant tout, dans ce film aux images par ailleurs léchées et qui produit indubitablement son effet, c’est son caractère outrancier de délire narcissique, louchant sur la boursouflure égotiste. Le rouleau « générique » en témoigne assez, avec cette merveilleuse succession :
Scénario : YUKIO MISHIMA
Tiré de la nouvelle « Yukokou » [sic.]
de YUKIO MISHIMA
Production : YUKIO MISHIMA
Réalisation : YUKIO MISHIMA
Ceci, bien sûr, dans un rouleau déroulé par YUKIO MISHIMA lui-même, calligraphié par YUKIO MISHIMA, ledit YUKIO MISHIMA se réservant en dernière mesure le rôle du lieutenant Takeyama (YUKIO MISHIMA), soit un des deux seuls rôles du film (théoriquement le principal… mais en fait ce n’est pas dit – le film, bien plus que la nouvelle, s’attarde sur le personnage de l’épouse, incarnée par Tsuruoka Yoshiko, semble-t-il une actrice débutante).
Or la propre représentation de Mishima dans le rôle de Takeyama accroît encore l’effet – et fait dériver la sobre et digne esthétique nô revendiquée par le film vers des éclats un peu troublants de kitsch, par ailleurs passablement connotés gay. Mishima exhibe son corps, parfaitement sculpté – mais, avec la visière de sa casquette qui lui masque sempiternellement les yeux (une seule exception, sauf erreur ; qu'en dirait, là encore, un psychanalyste ?), on pourrait avancer qu’il tient plus de la rock star prenant la pose, que du digne militaire de l’armée impériale qu’il est censé incarner. Dans l’interview filmée, datant de 1966, qui accompagne le film sur le DVD, la première question que pose le journaliste, Jean-Claude Courdy, est celle-ci : « Yukio Mishima, on dit que vous êtes exhibitionniste. Est-ce vrai ? » Question posée à un Mishima… torse nu, et émergeant de son lit ; la réponse (en français !) ne laisse guère de doute à ce sujet, mais Yûkoku pas davantage, au fond.
À s’en tenir là, en dépit des images savamment composées, de la proposition esthétique forte, ou du jeu assez retenu de Tsuruoka Yoshiko dans le rôle de la belle, jeune et dévouée Reiko, Yûkoku pourrait assez légitiment être jugé... risible ; en faire un chef-d’œuvre, à ce stade, me paraît tout bonnement impensable (mais, là encore, vous trouverez aisément des critiques beaucoup plus enthousiastes).
Cependant, rire du film s’avère tout aussi impensable passé un certain temps – quand on en arrive à la scène du seppuku ; le suicide rituel est ici à son tour une démonstration extrême de narcissisme, mais la scène est tellement horrible, plus qu’explicite, parfaitement gore, que les rires éventuels rentrent dans la gorge pour ne plus en sortir (par contre, mon sandwich rosette-etorki, c’est pas passé loin – pas une très bonne idée de regarder ça juste après le repas, croyez-moi). C’est insoutenable, très fort, brillant, scandaleux, efficace, repoussant… fascinant.
Finalement, c’est cette scène impossible qui, bien plus que le stylisme baroque dans lequel baigne l’ensemble du métrage, fait de ce film un Objet Cinématographique Non Identifié, comme on dit. Le film d’art et d’essai tourne au body art le plus sauvage – et, en même temps, préfigure une forme d’exploitation arty toute japonaise – par exemple les films de la série Zankoku-bi : Onna-Harakiri, qui figurent, sans vrai scénario, des jeunes femmes s’ouvrant le ventre avec un maximum de détails (je n’en « connais » que l’opus intitulé Lost Paradise, réalisé par Akita Masami, plus connu sous le nom de Merzbow – qui en signe la musique, bien sûr, et peut-être celle d’autres de ces films ? Je vous renvoie en tout cas aux albums Music for Bondage Performance). Car on est là dans une zone floue où se mêlent l’art, le gore et la pornographie.
Sexe et mort, bien sûr, sont intimement liés : le titre français (et anglais, etc.) est autrement plus explicite que l’original japonais. Pour que l’union des deux amants se réalise, il faut d’abord qu’elle passe par la fusion des chairs – le film ne manque pas de souligner cette dimension, dans des tableaux généralement très stylisés donc, mais « propres » pour le coup, et dont, outre la pose d’un Mishima ravi d’exhiber son corps musculeux, on retiendra peut-être surtout cette image du lieutenant Takeyama ébouriffant sa charmante épouse, dans un geste ultime de naturel contrebalançant le ritualisme sophistiqué du film dans son ensemble.
Mais c’est bien le seppuku qui autorise ce regard – rétrospectivement, peut-être. Non, on ne rit pas – et on rit d’autant moins, bien sûr, que l’on a les événements du 25 novembre 1970 en tête. Plus encore que la nouvelle « Patriotisme », le film Yûkoku ne peut tout simplement pas être envisagé de la même manière après la mort de l’auteur qu’avant. Le film n’en est que plus insoutenable – et en même temps plus fascinant… Une fascination morbide, désagréable, qui tient du malaise, que l’on cultive pourtant dans le spectacle des tripes répandues sur le tatami. Yûkoku réalise, ô combien horriblement, cette sensation que l’on juge généralement guère à notre honneur, mais qui n’en est pas moins inhérente à notre condition humaine, et que l’on éprouve lorsque, en voiture, on ralentit à proximité d’un accident…
Et, oui, rétrospectivement, c’est le film entier qui en est affecté. Le ridicule que l’on pouvait être tenté de stigmatiser dans les premières scènes du film ? Nul et non avenu : ne demeure que l’horreur, et la beauté qui se niche tout au fond, avant que cette dernière ne jaillisse et n’imprègne l’écran comme l’ultime giclée de sang du couple suicidant.
« SINCÉRITÉ ABSOLUE »
Dans l’appartement/scène de théâtre nô où se déroule le drame de Yûkoku, trône une colossale calligraphie (réalisée là encore par YUKIO MISHIMA lui-même), et qui signifie « SINCÉRITÉ ABSOLUE ». On est tenté d’en discuter – cela participe du narcissisme de l’œuvre, dont, d’une certaine manière, le seppuku du 25 novembre 1970 constituera le grandiose et pathétique achèvement. L’hommage aux jeunes officiers du « 26 février » est clairement parasité par la mise en scène d’un auteur aux talents multiples, tout à la gloire de sa démesure. Pour autant, contrairement à une idée reçue, néfaste, le narcissisme en la matière peut très bien soutenir, en vérité, la sincérité du geste suicidant.
Mais qu’en pensait au juste Mishima, quand il a écrit sa nouvelle en 1960, quand il l’a publiée en 1961, quand il l’a adaptée en 1966 ? Qu’en pensait-il dans les années qui ont précédé l’ultime coup d'État/d’éclat ? Peut-être, pour le coup, le pervers manipulateur ne le savait-il pas très bien ? Dans l’interview mentionnée plus haut, et qui date également de 1966, Jean-Claude Courdy interroge à plusieurs reprises Mishima sur le suicide – des passages autrement saisissants que ceux où le génial auteur se met en scène (ou est mis en scène ?), pris au réveil dans la nudité de son corps, ou s’amusant avec le plus grand sérieux (il le répète à plusieurs reprises : il est « un auteur sérieux ») à dégainer son sabre sur la terrasse de sa demeure bourgeoise et dégoulinante de kitsch. Mishima est ainsi interrogé sur son rapport à la mort ; en a-t-il peur ? La réponse, après tout cela, surprend : « J'aurais peur de mourir. Mais je voudrais surtout mourir d'une mort tranquille. Il me semble que c'est là la politesse d'un mort à l'égard de ceux qui lui survivent. » Cet homme-là est pourtant bien le même, qui mourra dans les conditions les moins tranquilles du monde, le 25 novembre 1970. Mais, plus tard dans l'interview, il distingue (classiquement, bêtement peut-être...), le « suicide des faibles » et celui des « forts » : il va de soi que ce dernier est celui des samouraïs (Mishima se présente ici comme un samouraï), et des jeunes officiers de 1936 ; ce suicide-là mérite bien sûr l’admiration…
LA MORT EN RITUEL – ET EN ŒUVRE(S) D’ART
Le suicide de Mishima est une malédiction – il parasite l’œuvre, et le génial écrivain mériterait assurément qu’on se souvienne d’abord de ses écrits, et ensuite seulement de sa mort. Le parasitage, dans le cas de la nouvelle « Patriotisme » et du film Yûkoku, n’en est même plus un, à ce stade. Mais le fait demeure : en 1960-1961, « Patriotisme » était déjà un chef-d’œuvre ; et si Yûkoku ne l’était probablement pas en 1966, cela demeure une pièce unique et fascinante, dont on ne saurait faire l’impasse.
S’arrêter là serait cependant regrettable – car il y a toute une œuvre, et variée, au-delà : en témoigne d’ailleurs le recueil La Mort en été, qui est de très bonne tenue et même plus que cela. Et en témoignent sans doute tant d’autres œuvres qu’il me reste à découvrir…
Titres alternatifs :Taketori monogatari竹取物語, The Tale of the Princess Kaguya, The Tale of the Bamboo Cutter
Titre original :Kaguya-hime no monogatariかぐや姫の物語
Réalisateur :Takahata Isao
Année : 2013
Pays :Japon
Durée :137 min.
Acteurs principaux (voix) : Asakura Aki (Kaguya), Chii Takeo (Okina), Miyamoto Nobuko (Ôna), Kora Kengo (Sutemaru), Takahata Atsuko (Sagami)…
La chronique contient des SPOILERS, si on peut employer ce terme, et j'en doute, mais bon...
UN CONTE (?) ET UN CLASSIQUE
Ultime réalisation à ce jour de l’immense Takahata Isao, Le Conte de la princesse Kaguya est un projet pharaonique, l’adaptation en dessin animé d’un des plus fameux contes japonais, également connu (davantage, en fait) sous le titre (surprenant, à vrai dire) de Conte du coupeur de bambou (Taketori monogatari).
Ledit conte a éventuellement des sources orales très anciennes, mais sa version japonaise canonique a été fixée par écrit aux environs de l’an mil – l’apogée de l’époque de Heian, quand la domination politique des Fujiwara au faîte de leur pouvoir s’accompagne d’une intense vie artistique et culturelle, dont le sommet est Le Dit du Genji de Murasaki Shikibu (j’ai vu çà et là des articles attribuer le conte qui nous intéresse à cette dame, je ne suis pas certain que ça se fonde sur grand-chose…), mais on pourrait également citer les Notes de chevet de Sei Shônagon, etc.
Le mot « conte », en français, a acquis (relativement tardivement, en fait ?) des connotations pénibles : « c’est pour les enfants ». Sans doute les enfants japonais connaissent-ils très tôt l’histoire de la princesse Kaguya, comme d’autres tout aussi anciennes et parfois proches (Issun-bôshi, Momotarô, etc.), mais le texte écrit il y a mille ans de cela ne leur était de toute évidence pas destiné, et ne l’est toujours pas (s'il a connu de nombreuses adaptations écrites plus abordables) : Le Conte du coupeur de bambou faisait les délices de la cour impériale, et d’autant plus qu’il s’agissait d’une œuvre profondément satirique, qui raillait les grands de ce monde (seul l’empereur y échappait – forcément ?) ; en outre, le merveilleux, ici, empruntait à diverses traditions culturelles, notamment bouddhique et taoïste, qui ne disent peut-être pas grand-chose aux enfants ?
Le Taketori monogatari est aussi et peut-être avant tout l’histoire d’une inconcevable rébellion : la princesse Kaguya ne se comporte pas comme devrait se comporter une jeune femme – son attitude est des plus choquante ! Là encore, on peut supposer que ce n’était pas spécialement la lecture jugée la plus appropriée pour des enfants par les austères moralistes d’un Japon prisant la piété filiale par-dessus tout – le néo-confucianisme de l’époque d’Edo, entre l’époque de la rédaction du conte et la nôtre, ne s’accommodait pas très bien, je suppose, des ruses de la princesse Kaguya…
Noter, enfin, que le film de Takahata, finalement, ne met pas vraiment l’accent sur le merveilleux – il est certes toujours présent, comme un arrière-plan nécessaire de l’histoire, mais ce n’est pas ce qui l’intéresse véritablement dans ce récit (cela serait plutôt du domaine de son compère Miyazaki Hayao) ; il a pu dire que la traduction française du titre, « conte » donc, ne le satisfaisait pas vraiment, il aurait préféré « histoire »… Ce qui est parfaitement envisageable : le mot monogatari, très fréquent dans les titres de la littérature japonaise classique, évoque littéralement la « chose racontée », disons ; on traduit parfois par « dit », quand bien même des œuvres telles que Le Dit de Heichû (Heichû monogatari), Le Dit du Genji (Genji monogatari) et Le Dit des Heiké (Heike monogatari) n’ont absolument rien à voir – respectivement, ce sont un uta monogatari, soit un recueil poétique avec un peu de prose pour faire un mince liant ; un roman fleuve brillant par sa finesse psychologique ; et une chronique historique épique… Les Contes de pluie et de lune (Ugetsu monogatari) d’Ueda Akinari sont certes des histoires fantastiques, les Histoires qui sont maintenant du passé (Konjaku monogatari) aussi, même si dans une autre perspective (religieuse), mais pas le moins du monde les Contes d’Ise (Ise monogatari), etc. Et absolument rien de tout cela n'est destiné aux enfants.
DEUX HISTOIRES
J’aurais aimé faire ici une double chronique, sur la base de la version française la plus rigoureuse du conte, due à René Sieffert (toujours lui), mais je n’ai pas pu mettre la main dessus… C’est dommage, parce que j’aurais aimé travailler les différences entre le conte originel et le dessin animé de Takahata ; je vais le tenter, mais sur des bases bien plus fragiles…
Qui est-elle donc, cette princesse ? Voici ce qu’il en est dans le conte originel – dont je vais narrer la fin, oui, si vous voulez appeler ça des SPOILERS, et ça vaudra ensuite pour le film…
Le conte originel
Un vieux coupeur de bambou, sans enfant, trouve un jour une petite fille minuscule, de quelques centimètres à peine, dans un bambou scintillant qu'il coupe. Émerveillé, il ramène l’enfant miracle chez lui (un thème commun à d’autres contes japonais, dont ceux cités plus haut), et, avec son épouse, ils l’élèvent comme leur propre fille – tandis qu’elle grandit à une vitesse improbable, jusqu’à devenir bientôt une très belle jeune fille ; une vraie princesse radieuse… Kaguya-hime.
Parallèlement, le pauvre coupeur de bambou a fait fortune, car d’autres bambous abritaient des pépites d’or ! Et les deux événements sont liés, à n’en pas douter.
Mais la rumeur colporte bientôt la beauté effarante de la « princesse », et cinq hauts dignitaires se présentent chez le coupeur de bambou pour lui demander la main de sa fille (sans jamais l’avoir vue). Or Kaguya n’a aucune envie de se marier ! Elle impose donc à ses arrogants prétendants des quêtes à accomplir – des quêtes impossibles… Moyen très sûr de les éconduire tous. C’est ici, tout particulièrement, que le conte se montre satirique – et use en même temps des folklores bouddhique, taoïste, etc. Et si l’empereur est davantage préservé de sa malice, la princesse Kaguya n’en refuse pas moins de l’épouser lui aussi, quel impensable outrage ! Ils correspondent, cependant – comme font dames et galants en ce temps, échangeant des poèmes…
Mais la vérité sur le cas de la princesse apparaît enfin : certes, elle n’est pas de ce monde – elle vient de la Lune, et a été envoyée sur Terre par punition. Sa peine ayant été exécutée, elle doit retourner sur son monde natal… Décidément rebelle (ne serait-ce pas la raison de sa punition, qui n’est pas autrement précisée ?), elle n’a aucune envie de s’exécuter – mais sait qu'elle n'aura pas le choix ; les meilleurs soldats de l’empereur ne sauraient lui permettre d’échapper aux êtres lunaires qui viennent la ramener « chez elle ».
Elle a cependant le temps d’adresser une lettre à l’empereur, accompagnée de l’élixir de vie éternelle… Mais, Kaguya partie, l’empereur (comme le coupeur de bambou et son épouse, affligés) n’a aucune envie de vivre éternellement (le rapport à la mort est un autre thème important du conte) ; il charge ses soldats de jeter l’élixir dans le plus grand volcan du Japon – celui que nous connaissons depuis sous le nom de mont Fuji, symbole d’éternité…
Le film
L’adaptation par Takahata Isao est fidèle dans les grandes lignes, mais présente pourtant des divergences marquées, qui changent en fait pas mal la donne. Du moins, je le suppose, en l’absence de texte de référence…
Déjà, le film, au rythme assez lent de manière générale, s’attarde sur l’enfance de Kaguya-hime, dans un cadre rural idyllique, où la nature est resplendissante, et où les gens sont simples et bons – elle joue avec les autres enfants, qui l’appellent Pousse de Bambou, et tombe amoureuse du hardi Sutemaru…
Ce qui autorise un contraste : dans le film, le coupeur de bambou prend sa « princesse » très au sérieux, et décide d’abandonner son métier et la campagne pour bâtir, avec sa fortune récemment acquise dans les bambous scintillants, une magnifique demeure à la capitale, où il charge l’austère et rigide dame Sagami de « former » Kaguya, pour en faire une « authentique princesse ». Le personnage du coupeur de bambou a donc quelque chose d’un parvenu un peu ridicule, ici (tandis que son épouse incarne une paisible sagesse paysanne de tous les instants), même s’il reste sympathique en définitive ; mais, ainsi, la rébellion de Kaguya peut s’afficher bien avant que les cinq prétendants n’entrent en scène…
En fait, ce passage crucial du conte originel est relativement expédié ici – de même pour la relation avec l’empereur, mais avec une différence colossale : chez Takahata, l’empereur n’est certes pas épargné par la critique, c’est un horrible personnage ! Peut-être, cependant, comprend-il quelque chose après avoir été rejeté ?
Mais, à toutes ces étapes, il y a des changements de ton marqués : l’humour du conte originel laisse régulièrement la place à la tristesse et la douleur – d’abord quand Kaguya, haïssant les rigidités de la capitale et les bêtises humiliantes de l’étiquette, rêve de retourner dans sa campagne, auprès de ses amis et notamment Sutemaru ; ensuite quand elle comprend sa véritable nature, et craint le retour sur la Lune – en sachant très bien que rien ne pourra s’y opposer : la rébellion de Kaguya a pu lui permettre de triompher des codes absurdes de la bonne société en préservant son individualité et en refusant de se soumettre à qui ou quoi que ce soit, mais le destin la force en définitive.
Le peuple sélénite, cependant, acquiert ici des traits indéniablement bouddhiques, qui m’ont surpris : l’imagerie emprunte clairement au motif Haya raigô de la « descente rapide » d’Amida et de ses bodhisattvas venant chercher l’âme de ceux qui ont cru en lui pour les amener dans son paradis de la Terre Pure de l’Ouest – pas vraiment la Lune a priori… J’en avais donné un exemple illustré en chroniquant L’Art japonais, de Joan Stanley-Baker, ça me paraît éloquent. Mais je ne sais pas du tout ce qu’il faut en penser, ici – même si l’on peut sans doute faire le lien avec le thème de la mort, certes sensible dans le conte originel ; bon, je ne sais pas, n’hésitez pas à m’éclairer si jamais !
Enfin, le rôle de l’empereur étant bien moindre et bien autrement connoté dans le film de Takahata que dans le conte originel, l’épilogue avec l’élixir et le mont Fuji est totalement absent du dessin animé.
CHANGEMENTS DE TON (ET PEUT-ÊTRE DAVANTAGE ?)
Le conte originel est, à ce qu’il semblerait, un texte avant tout rusé, drôle et irrévérencieux. Le ton est assez différent dans le film, qui se montre peut-être moins subtil dans ses critiques – ou plutôt est-ce qu’il préfère mettre en avant d’autres dimensions.
Le contraste entre la campagne belle et pure, d’une part, et la capitale toute d’artifices avec ses absurdités protocolaires, est sans doute un peu (trop) naïf (tout en étant lié aux préoccupations écologistes de Takahata, particulièrement sensibles dans l’excellent Pompoko), mais le réquisitoire contre l’étiquette est plus virulent que dans le conte, d’une certaine manière.
Maintenant, il ne faut pas non plus exagérer, hein : si le conte comme le film dénoncent la mesquinerie des puissants, en les opposant aux paysans (enfin, surtout chez Takahata, je ne suis pas bien certain que cette contrepartie soit sensible dans le récit originel), il serait sans doute bien abusif de parler de « marxisme » dans tout ça – rigolez pas trop vite, j’ai croisé cette affirmation sur le ouèbe… Même « libertaire » n’est pas beaucoup plus à propos, mais j’y reviendrai.
Dans le film, la rébellion de Kaguya demeure jubilatoire (voyez-la se blanchir les dents, vision d’horreur pour dame Sagami !), mais la ruse dont elle fait preuve en manœuvrant ses prétendants est moins accentuée ; l'humour persiste, bien sûr, mais la douleur est tout de même bien plus sensible, par exemple avec les rêves impossibles de retour à la campagne et à une saine pauvreté ; la fuite sous la lune est probablement le plus beau moment du film à cet égard – j’ai été bien moins convaincu par les retrouvailles oniriques avec Sutemaru, un peu Superman et Loïs Lane… Même s’il est un point très intéressant dans ce passage : que Sutemaru ait femme et enfants – en contraste, encore, avec la princesse Kaguya qui ne veut pas devenir épouse et (donc) mère.
Peut-on vraiment dire que le conte originel mettait en avant le thème de la condition des femmes ? On peut en douter – même avec cette rébellion frontale, impensable à vrai dire, et même en prenant en compte combien la littérature japonaise de cette époque était souvent, peut-être même majoritairement, le fait des femmes (dont Murasaki Shikibu et Sei Shônagon au premier plan, mais il y aurait aussi Izumi Shikibu, auparavant la poétesse Ise, etc.) ; leurs propres œuvres témoignent pourtant de ce que la société aristocratique d’alors les reléguait à un statut inférieur (même si je crois que le Japon, au fil de son histoire, a connu des hauts et des bas à cet égard – j’en avais indirectement parlé en chroniquant Européens et Japonais, de Luís Fróis). Mais ce trait me paraît davantage affirmé dans le film de Takahata, clairement – ce qui n’a rien de si évident dans le Japon contemporain, toujours très patriarcal, et c’est peu dire… En même temps, c’est peut-être ce qui justifie l’accent mis sur la tristesse et la douleur de Kaguya-hime ; mais la rébellion se teinte en définitive de résignation, ce qui en dit peut-être long.
UNE MERVEILLE VISUELLE
On appréciera donc diversement le récit en lui-même, et ses variations par rapport au conte originel. Pour ma part, j’ai apprécié le dessin animé à cet égard – mais je préfère ne pas trop m’avancer sur ce terrain, tant que je n’aurai pas lu le conte dans sa version la plus fidèle et « adulte ».
Là où le film emporte sans mal l’adhésion, c’est au plan du graphisme, et plus généralement de la réalisation. Le studio Ghibli n’a certes plus rien à prouver en la matière – Takahata Isao comme le compère star Miyazaki Hayao ont toujours livré un travail admirable. Mais leurs approches peuvent pourtant différer – dans le fond, sans doute, car ils ne visent pas forcément le même public, n’ont pas forcément le même rapport à l’imaginaire, etc., mais aussi dans la forme, car Takahata, qui dit lui-même ne pas être un dessinateur, contrairement à Miyazaki (il se perçoit avant tout comme un réalisateur), est en mesure d’oser des choses un peu « différentes ».
Son précédent long-métrage, Mes voisins les Yamada, quatorze ans (tout de même) avant Le Conte de la princesse Kaguya, en avait déjà fait l’éclatante démonstration – fond et forme, il n’avait pas grand-chose à voir avec les autres productions Ghibli (qui rapportaient bien davantage), mais notamment en raison de son style graphique très particulier, avec quelque chose de délibérément « inachevé », des crayonnés, des teintes d’aquarelle, etc. C’était de toute beauté, et à mille lieues des standards de l’animation japonaise, auxquels s’est tenu Miyazaki – avec ce côté qu’on dira peut-être, sans trop d’assurance, « ligne claire », et dérivé du manga classique à la Tezuka, je suppose.
Dans Le Conte de la princesse Kaguya, Takahata tente quelque chose du même ordre que pour Mes voisins les Yamada, dans l’idée, mais en faisant appel à des techniques très différentes, qui accentuent le rendu « papier » – en usant de fusains, notamment, et de cadres plus ou moins esquissés, dont les crayonnés à la marge donnent une impression de brouillon ; ce qui n’a rien d’un reproche, c’est absolument superbe ! Et très singulier – un autre moyen de mettre en avant l’individualité du film comme de son réalisateur, même au sein de Ghibli. Cette « norme graphique à façon » produit des merveilles tout au long du film, mais plus encore quand elle explose dans une radicalité plus marquée – le grand moment du dessin animé est donc très certainement cette scène incroyable où la princesse Kaguya fuit sa demeure, se dépouillant de ses innombrables vêtements sous l’œil menaçant de la lune, courant dans les champs, désespérée, avide de retrouver son enfance à jamais perdue... C’est proprement extraordinaire.
Un autre aspect à noter, plus classique, relève du character design. Certains personnages s’affichent comme des archétypes, et leur approche est donc relativement conventionnelle – ainsi tout particulièrement de Sutemaru. Mais les personnages davantage burlesques sont plus inventifs, ce qui inclut le coupeur de bambou parvenu, certains des prétendants, et surtout cette fillette (dont le nom m’échappe, hélas) qui fait office de dame de compagnie pour la princesse Kaguya ; ses traits un peu batraciens, sa silhouette petite et bouboule, initialement, incitent à l’envisager comme une dame Sagami en devenir, mais elle se révèle bientôt d’une humanité et d’un dévouement qui la rendent autrement sympathique. Autant de réussites marquées, pour un film irréprochable sous cet angle.
ENCORE, TAKAHATA-SENSEI !
Dans son traitement du Conte du coupeur de bambou, le film de Takahata Isao, qui prend à bon droit ses libertés, s’avère probablement plus ou moins convaincant selon les passages et les thèmes traités – quant à moi, je suis convaincu que le bon l’emporte largement, mais j’imagine qu’il y a matière à discuter de tout cela.
Quoi qu’il en soit, Takahata sait raconter une histoire, et Le Conte de la princesse Kaguya est plus qu’à la hauteur de nos attentes très élevées sous cet angle. Relativement long (un peu plus de deux heures), le film prend son temps pour poser contextes, personnages et péripéties – tout en ménageant régulièrement quelques moments plus burlesques qui dynamisent parfaitement l’ensemble. Là encore, le film est d’une parfaite maîtrise, et bien plus que satisfaisant.
Mais, là où il triomphe sans peine, et au point à mon sens d’inciter à la clémence pour d’autres aspects très éventuellement plus discutables, c’est au plan de la réalisation. Visuellement, le film est absolument superbe, de bout en bout – et brille de cette très appréciable singularité.
La tâche d’adapter ce conte classique avait bien quelque chose de monumental, mais le résultat s’avère à la hauteur. On est ravi par la poésie et la délicatesse du film, et on souhaite avec ardeur que Takahata-sensei nous livre encore d’autres films aussi beaux !
Goyokin est probablement le plus célèbre film de Gosha Hideo, réalisateur venu de la télévision, et qui s’est longtemps surtout illustré dans le jidai-geki, le « film historique », et plus précisément le chanbara, le « film de sabre ». En fait, ce film précisément est probablement un des plus grands sommets du genre, et il serait tentant de le placer tout au sommet… Je dois m'en abstenir, car mon inculture dans le domaine est terrible, mais, oui, c'est tentant.
C’est aussi un de ces films qui déconstruisent l’image classique du samouraï, de manière plus ou moins ouvertement politique, en mettant en scène un homme isolé, las des hypocrisies de sa caste, et qui décide dans la douleur de les dénoncer, quitte à y laisser la vie. À cet égard, on ne peut qu’inscrire Goyokin dans la filiation d’un autre colossal jidai-geki (mais pour le coup pas un chanbara), le splendide Harakiri de Kobayashi Masaki – en relevant bien sûr que, dans les deux films, c’est le même acteur, l’immense Nakadai Tatsuya, qui incarne le héros ; même si l’approche de l’idée même de « héros » diffère en définitive, et que Goyokin est un film tourné vers l'action et le divertissement, ce que n'est pas Harakiri. Mais, si l’influence du western notamment spaghetti est marquée (le chef opérateur Okazaki Kôzô, dans de passionnants bonus du DVD, parle de « western soba »), le ton du film n’a pour le coup rien à voir avec ces autres classiques du chanbara, un peu postérieurs, que sont les outranciersBaby Cart.
Nous sommes (en gros) vers la fin de l’époque d’Edo. Magobei (Nakadai Tatsuya) est un samouraï du clan Sabai – mais il l’a quitté après avoir participé bien malgré lui à une sale affaire, quand, à l’instigation de son ami et beau-frère Tatewaki Rokugo (Tamba Tetsurô), les hommes du clan ont détourné une cargaison d’or appartenant au shogun pour soulager les finances des Sabai, ce qui avait aussi impliqué de faire disparaître les témoins, en massacrant tout un village de pauvres pêcheurs, dès lors dits « enlevés par les dieux », toute trace du crime ayant été gommée… Et, trois ans plus tard, Rokugo compte remettre ça ! Mais un de ses sbires commet alors une erreur (très invraisemblable, avouons-le…), en dépêchant des assassins à Edo, où Magobei s’est retiré, (sur)vivant en faisant le saltimbanque, pour se débarrasser du samouraï renégat, de crainte qu’il ne parle ; la boulette, car c’est ce qui fait réaliser à Magobei que le plan diabolique va de nouveau être appliqué… Et, cette fois, il ne laissera pas faire ; lui qui était prêt à vendre son sabre, ultime signe de déchéance du samouraï, décide de le mettre au service des pêcheurs – et plus largement des opprimés. Il reprend la route de sa terre natale, et croise en chemin d’autres personnages hauts en couleur, comme Fujimaki Samon (Nakamura Kinnosuke ; le rôle devait initialement être tenu par Mifune Toshirô, mais il a quitté le tournage après quelques séquences en raison d’un différend avec Nakadai ; les deux grands acteurs s’étaient déjà régulièrement croisés, notamment dans des films de Kurosawa Akira, mais aussi de Kobayashi Masaki, comme Rébellion), un samouraï qui dit ne s’intéresser qu’à l’argent et que nous devinons vite, sous ses airs nonchalants, être un espion du shogun, ou encore Oriha (Asaoka Ruriko), seule rescapée du village « enlevé par les dieux », et devenue une courtisane et une voleuse… Au bout du chemin, cependant, c’est bien Rokugo qui attend Magobei – et les liens familiaux, et encore moins claniques, ne suffiront pas, cette fois, à empêcher que le sang ne coule entre eux…
J’avais déjà vu Goyokin, il y a une dizaine d’années de cela, et j’en avais surtout retenu sa réalisation parfaite, bien servi par une photographie sublime d’Okazaki Kôzô. Premier film japonais tourné en Panavision, Goyokin est d’une beauté plastique remarquable, et bourré d’idées de réalisation, de montage, etc., qui, en bien d’autres cas, auraient pu être périlleuses – ainsi de l’usage habile du zoom, au-delà du cadrage toujours millimétré. Le résultat est irréprochable, et n’a finalement pas vieilli – ce qui est le lot, parfois, de l’inventivité.
La technique et la narration, ici, se supportent mutuellement, car les lieux de l’action ont une grande importance : dans un col de montagne, par où doit passer Magobei pour rejoindre les terres des Sabai, le cadre est celui d’un village-fantôme ou peu s’en faut, où la boue est omniprésente (Okazaki Kôzô établit un lien direct avec le Django de Sergio Corbucci, sorti trois ans plus tôt), et bientôt la pluie (pour le coup on pense davantage à Kurosawa, même si l’approche est différente – en termes de « réalisme »), qui n’empêche pas les incendies ; c’est un cadre joliment morbide pour le piège tendu à Magobei, mais cette crasse, en même temps, est celle des personnages les plus authentiques et sympathiques du film, les pouilleux qu’il s’agit de défendre – en contraste, bien sûr, avec la neige des séquences finales, une fausse pureté car souillée par les exactions des samouraïs convaincus que la mort de quelques pêcheurs n’est d’aucune importance. Toutefois, l’usage de ces cadres dépasse la seule symbolique, et légitime nombre d’idées de mise en scène aussi bien que de narration – dont celle, très célèbre, de ces samouraïs qui, assaillis par le froid intense, doivent sans cesse se réchauffer les mains, à la chaleur d’une torche ou bien en soufflant dessus à l’heure fatidique du duel…
Ceci étant, Goyokin est un film très stylisé : la force des images l’emporte régulièrement sur la plausibilité scénaristique ou le « réalisme » – l’incendie sous la pluie, ou, surtout, le merveilleux finale au son des tambours taiko martelés par des interprètes aux sidérants masques grotesques, témoignent ô combien que cela peut en valoir la peine.
Mais Goyokin brille par d’autres aspects encore, outre son esthétique parfaite et toujours en adéquation inventive avec l’histoire qui nous est narrée – d’autres aspects que, cette fois, j’avais totalement oublié depuis mon précédent visionnage… Et ce sont des personnages excellents, interprétés par des acteurs qui ne le sont pas moins. Ces personnages n’ont pas besoin d’être d’une originalité folle, ils ne sont pas à proprement parler « épais », mais ce n’est pas le propos : ils sont bien définis, bien dessinés, bien campés.
Bien sûr, Magobei a le premier rôle – le regard si particulier, hanté, à l'extrême limite de la folie pure, de Nakadai Tatsuya, ne saurait laisser indifférent ; l’acteur exprime tout naturellement cette sorte de charisme subverti par la torture qui n’est sans doute pas pour rien dans mon appréciation du bonhomme, de ses rôles, de ses films.
Mais le film brille peut-être surtout au regard des personnages secondaires. Tamba Tetsurô incarne certes un « beau méchant » en la personne de Rokugo, mais justement parce qu’il n’en fait pas des caisses ; nous savons que c’est un salaud à la lumière sombre de ses méfaits, mais le film ne va jamais souligner cet état de fait, même à l’heure de la confrontation avec Magobei, autrefois ami et toujours beau-frère – foin des ricanements sardoniques, c’est sa dignité froide qui domine, et c’était sans doute le meilleur moyen de dénoncer en lui l’inhumanité des guerriers, sans jamais trop en faire…
Mais mes personnages fétiches sont ailleurs : tout d’abord, Samon, l’agent du shogun joué par Nakamura Kinnosuke ; on peut certes tirer des plans sur la comète, se demander ce que le géant Mifune en aurait fait, mais, en l’état, c’est un très bon personnage et très joliment interprété – sur un mode faussement comique qui fait des merveilles ; ensuite, mais dans une égale mesure en fait, j’ai adoré le personnage d’Oriha, joué par Asaoka Ruriko – « femme de mauvaise vie » qui s’avère bien autrement vertueuse et courageuse que bien des guerriers prêts à lui faire subir les pires avanies en raison de son sexe ; sa jeune beauté quelque peu teintée de vulgarité la rend à vrai dire bien plus humaine que celle, figée, glaciale, de Tsukasa Yôko dans le rôle de Shino, tout à la fois l’épouse de Magobei et la sœur de Rokugo – son maintien aristocratique, sa beauté canonique (dents noircies incluses), sa soumission « naturelle » pourtant, en font un personnage nécessairement en retrait ; délibérément sans doute, car nous l’avions vue briller autrement dans Rébellion, au titre éloquent. Quoi qu’il en soit, tous ces personnages sont très réussis, et très bien interprétés.
Goyokin est un film sublime – un excellent divertissement au propos fort et à la réalisation parfaite, bénéficiant de personnages très réussis et excellemment interprétés. Un très grand jidai-geki, un très grand chanbara. Il me faudra poursuivre avec Gosha Hideo – avec Hitokiri, par exemple…
Cela faisait des années que je voulais le faire, et je l’ai enfin fait : le visionnage des six films constituant la série Baby Cart, soit l’adaptation au cinéma du génialissime manga de Koike Kazuo et Kojima Goseki Kozure Ôkami, plus connu dans nos contrées sous son titre anglais Lone Wolf and Cub.
En fait, cette curiosité pour ces films remonte en ce qui me concerne à bien avant ma découverte du manga. Cet intrigant titre global de Baby Cart, en soi, suffisait à attirer l’attention, et c’était sans doute la série de chanbara la plus connue en dehors du Japon, si le Zatoichi de Kitano Takeshi, en 2003, a un peu changé la donne, en popularisant bien au-delà des frontières de l’archipel nippon le personnage très révéré là-bas du masseur aveugle. En fait, il y a un lien direct, voire plusieurs, et j’y reviendrai.
Mais ma découverte bien tardive de la BD de Koike Kazuo et Kojima Goseki a forcément rendu plus nécessaire encore le visionnage de cette saga – parce que Lone Wolf and Cub a constitué pour moi une putain de baffe, comme mes chroniques très enthousiastes des quatre premiers tomes en témoignent sans doute (je viens de lire le cinquième, j’en causerai sous peu). Le scénario de Koike Kazuo fait preuve d’une astuce extraordinaire, à même de conjuguer dans l’harmonie la violence et le sentiment, l’outrance et la documentation ; le dessin de Kojima Goseki, et la mise en page en fait partie, démontre quant à lui un sens du cadre et du montage qu’on est porté à qualifier de « cinématographique », même si c’est prendre les choses à l’envers – je n’en étais que plus curieux de voir ce que cela pourrait bien donner à l’écran. Certes, la série est très longue, et je doute qu’elle demeure aussi bonne au fil de ses vingt-huit tomes, mais, en ce qui concerne les cinq premiers du moins, les seuls que j’ai lus pour l’heure, on peut très légitimement parler de chef-d’œuvre, de monument de la bande dessinée.
Et les films ? Il me fallait voir ça – et merci aux indispensables éditions Wild Side, comme toujours, pour ce très beau coffret rassemblant les six DVD de la série, complétés par un DVD bonus fort instructif, où l’on disserte aussi bien sur l’œuvre de Misumi Kenji que sur l’influence de Lone Wolf and Cub sur Frank Miller, avec aussi une comparaison de la BD et des films, excellente idée, et bien rendue, mais hélas sur un format trop court et donc un peu frustrant.
Baby Cart, donc… Six films. Auxquels on accole systématiquement le qualificatif si dangereux de « culte » ; six longs-métrages sortis en l’espace de trois ans, mais les quatre premiers durant la seule année 1972 – et ce alors que la publication du mangan’avait débuté qu’en 1970 ; six films, enfin, qui ont rassemblé une équipe de personnages hauts en couleurs…
DES PERSONNAGES AUTOUR DES FILMS
Sans doute faut-il commencer par Katsu Shintarô, forte tête et/ou tête de cochon, mais alors un acteur extrêmement populaire au Japon, au premier chef pour son plus célèbre rôle : celui, donc, de Zatoichi – il a incarné le masseur aveugle dans vingt-cinq films très rentables au cours des années 1960 et 1970 ; comme dit plus haut, le film de Kitano Takeshi est un témoignage éloquent de l’importance de ce personnage dans le cinéma populaire japonais, dans la durée – comme un James Bond, peut-être.
Au tournant des années 1970, cependant, le cinéma japonais, et pas seulement le cinéma populaire d’ailleurs, connaît de plus en plus de difficultés ; après l’âge d’or des années 1950 et 1960, ce qui inclut l’internationalisation du cinéma nippon dans la foulée du Rashômon de Kurosawa Akira, se profile à l’horizon la chute des grands studios japonais – et Katsu Shintarô, à ce qu’il semblerait, en était parfaitement conscient. Il était sans doute très conscient d’une autre chose encore : le chanbara, ce genre dont il incarnait sans cesse le plus fameux personnage, était alors entré dans une phase de déclin, et le public tendait à s’en désintéresser, lui préférant notamment les films de yakuzas. Pour remédier à ces deux soucis, Katsu Shintarô, désireux d’une plus grande liberté, a donc fondé sa propre maison de production, Katsu Pro., qui, sauf erreur sans s’émanciper totalement du système des grands studios (je crois qu’il y avait des liens avec la Daiei ?), lui autorisait cependant une certaine marge de manœuvre – l’occasion de tourner des films dont les studios, frileux et conservateurs, n’auraient jamais voulu.
Entre alors en scène un deuxième personnage haut en couleurs… qui n’est autre que le frère aîné de Katsu Shintarô ! C’est que leur père était acteur de kabuki, et il a ainsi formé les deux garçons, qui y ont fait leurs premières armes… Wakayama Tomisaburô, donc – semble-t-il lui aussi une forte tête et/ou tête de cochon. Le bonhomme est massif, un judoka chevronné par ailleurs – et c’est ainsi qu’il a commencé à percer au cinéma. Mais, peut-être plus encore que son frère, Wakayama est un amateur de jidai-geki (« film historique », ou « en costumes »), au-delà du seul chanbara qui en est un sous-genre ; depuis 1955, il a tourné dans nombre de ces films, et entend continuer.
Or Wakayama découvre le manga Kozure Ôkami, de Koike Kazuo et Kojima Goseki, qui paraît depuis 1970 et remporte semble-t-il un certain succès. L’acteur est très séduit par le personnage d’Ogami Ittô, et soumet à son frère l’idée d’en produire une adaptation cinématographique, avec lui-même dans le rôle principal. Par ailleurs, de sa propre autorité, il va rendre visite au scénariste Koike Kazuo – à en croire ce dernier, à peine entré dans la salle, Wakayama Tomisaburô aurait aussitôt exécuté un saut périlleux : « Je suis peut-être gros, mais je peux quand même faire ça ! » Il est vrai que le physique de Wakayama peut surprendre, guère conforme aux images que l’on se fait couramment des héros de chanbara, et, dans le premier film notamment, j’avoue que je ne savais pas vraiment qu’en penser – mais, pour le coup, son côté massif et néanmoins vif de judoka, autant que l’âge qui commençait à marquer ses traits, en faisaient effectivement un choix pertinent pour incarner Ogami Ittô, et qu’importe s’il ne ressemblait pas vraiment au personnage dessiné par Kojima Goseki… Quoi qu'il en soit, Koike Kazuo est impliqué dans l’affaire (il scénarisera lui-même les cinq premiers films – il confesse volontiers que ça s’est fait de manière assez anarchique et désinvolte…), et, Wakayama Tomisaburô ayant convaincu son frère Katsu Shintarô de produire le film, débute bientôt le tournage du Sabre de la vengeance – nous sommes en 1972 ; le film connaîtra un beau succès, au point où trois autres épisodes seront tournés dans la même année (!), puis un autre en 1973 et un dernier en 1974. Il semblerait que la série se soit interrompue en raison d’un caprice de Wakayama…
Mais là, j’ai pris un peu d’avance… C’est qu’il fallait aussi trouver un réalisateur. La question ne s’est finalement pas posée très longtemps, car aussi bien Katsu Shintarô que Wakayama Tomisaburô avaient leur idée sur la question : ils voulaient Misumi Kenji. Là encore une forte tête, même si sur un mode beaucoup moins agressif – simplement, le réalisateur ne se laissait pas marcher sur les pieds… Ses relations avec les deux frères avaient pu être houleuses au début, mais, finalement, ça s’était avéré le meilleur moyen de gagner leur respect. Misumi avait réalisé des films très divers ; certains lui avaient conféré, semble-t-il, l’image d’un réalisateur « féminin » (ce qu’un dur passablement conservateur comme Wakayama Tomisaburô traduisait par « efféminé », initialement…), pas si éloigné au fond d’un Mizoguchi Kenji, auquel il était lié via le studio Daiei (et sa hiérarchie interne des auteurs) ; mais il avait également fait preuve d’un certain brio dans un registre davantage tourné vers l’action – et Katsu était bien placé pour le savoir, puisque Misumi l'avait dirigé dans nombre de films de la série des Zatoichi dans les années 1960, dont le tout premier en 1962 ! Un réalisateur inventif et digne de confiance, capable de faire œuvre au travers de films très différents, et pas étranger au registre populaire : le choix idéal pour Baby Cart. Misumi Kenji réalisera quatre des six films de la série – les trois premiers, et le cinquième. Aussi y reste-t-il attaché dans la mémoire cinématographique, on en a fait le réalisateur de Baby Cart...
Même s’il y en a donc eu deux autres : le quatrième film a été tourné par Saito Buichi, un réalisateur proche et qui avait été envisagé dès le départ – moins inventif peut-être que Misumi, mais impliqué et tout à fait compétent. Le sixième et dernier opus, un peu à part (le film n’est pas scénarisé par Koike Kazuo, et contient des éléments clairement surnaturels), a quant à lui été réalisé par Kuroda Yoshiyuki, qui avait semble-t-il connu une belle carrière dans le registre fantastique.
Pour être vraiment complet, ce tableau des personnages autour des films devrait sans doute mentionner d’autres noms plus discrets – chefs opérateurs, monteurs, compositeurs (la musique est totalement anachronique, très funky souvent, avec aussi à l’occasion des bruitages « bleep » d’une électronique so 1973…), etc. Mais là, ça dépasse allègrement mes compétences – encore plus que ce que je viens d’écrire, veux-je dire. Je vous renvoie au documentaire Baby Cart : lame d’un père, l’âme d’un sabre, dans le DVD bonus (Baby Cart : le guerrier de l’apocalypse), il contient plein de choses très intéressantes à ce propos, dont des interviews des grands responsables de tout ça.
LE CHANBARA JUSQU’À L’OUTRANCE
La série Baby Cart ne doit sans doute pas être envisagée isolément – elle s’inscrit dans l’histoire tumultueuse du chanbara, sous-genre du jidai-geki ; même si la nuance n’est peut-être pas toujours évidente ? D’autant que, si le chanbara originel avait des sources pré-cinématographiques, dans le théâtre kabuki, il a considérablement évolué au cours du XXe siècle – et Les Sept Samouraïs, de Kurosawa Akira, en 1954, est sans doute une date importante, notamment dans cette optique d’un registre un peu flou entre le genre et le sous-genre. Outre qu’il permet à quelques-uns de ces films de s’exporter, le film de Kurosawa incarne aussi un courant où le cinéma japonais prend compte de l’international, et l’influence en retour. Le lien avec le western est tout particulièrement marqué. Un fait qui éclate dans Yojimbo, en 1961, où l’hommage est explicite (et en même temps très joueur). Déjà, l’année précédente, John Sturges avait livré un remake des Sept Samouraïs en western, sous le titre Les Sept Mercenaires ; mais, en 1964, c’est cette fois Yojimbo qui est « remaké », par Sergio Leone – sous le titre Pour une poignée de dollars. Naissance (à l'international ?) du western spaghetti, et belle illustration d’une boucle de rétroaction qui se met en place, où le chanbara et le western italien, notamment, s’influencent sans cesse – Baby Cart en témoignera, et, outre les films de Leone, je suis très tenté de supposer une influence marquée du Django de Sergio Corbucci, notamment.
Et cette influence réciproque ne concerne pas seulement les techniques de réalisation ou même de narration. Yojimbo, au travers du rônin incarné par Mifune Toshirô, avait introduit un personnage de héros à la morale (en apparence, du moins) plus ambiguë que de coutume, dans un monde quant à lui sans l’ombre d’un doute d’un cynisme effrayant et prompt à la violence la plus sale – deux dimensions considérablement accentuées dans le film de Leone et ses deux suites, où cela tourne presque au nihilisme. Au Japon, ce constat plus désabusé (car je suppose que les films de Kurosawa avaient encore malgré tout quelque chose de « chevaleresque » ?) opère aussi une remise en cause des vieilles gloires du bushido et de l'honneur si cher aux samouraïs, approche qui prend de plus en plus de place dans le chanbara et le jidai-geki des années 1960, en contrepoint à celui des décennies précédentes – en témoignent notamment des films tels que le splendide Harakiri de Kobayashi Masaki, ou encore Goyokin ou Hitokiri de Gosha Hideo (qu’il faut à tout prix que je revoie sous peu…). À vrai dire, en bande dessinée, Lone Wolf and Cub en sera bientôt la plus criante des illustrations, et, je suppose, certains gekiga de Hirata Hiroshi de même (par exemple L’Argent du déshonneur ?).
La violence, aussi, prend une tout autre signification. À ce qu’il semblerait, le chanbara classique, comme le western classique d’ailleurs, ne jouait pas la carte de la violence graphique – les morts tombaient au sol sans une goutte de sang, sans un cri. Ici, c’est à nouveau un film de Kurosawa qui commence à changer la donne : Sanjuro, en 1962, la suite de Yojimbo, sorti quant à lui l’année précédente. Les deux films usaient de diverses techniques pour rendre les combats plus terribles, que ce soit au plan du montage, en usant d’accélérés ou de ralentis, ou encore en trafiquant le son des coups de sabre et des membres tranchés pour un impact plus viscéral (littéralement, parfois…). Mais, en outre, Sanjuro se conclue sur un fameux duel… qui s’achève bien vite en un geyser de sang ! La légende prétend que l’effet spécial avait déconné, mais pour le mieux… De ceci aussi le chanbara ultérieur saura se souvenir – et tout particulièrement Baby Cart, série où l’ultraviolence règne, très graphique (une dimension encore accentuée dans la diffusion internationale originelle des films, avec le remontage Shogun Assassin qui parvenait à rendre l’ensemble plus violent encore !).
Ceci, cependant, c’est la trame générale de l'évolution thématique du genre – mais, à la fin des années 1960, le chanbara semble avoir perdu en popularité au Japon. On lui reproche souvent d’être devenu trop baroque, trop maniéré – ce qui paraît pourtant entrer en contradiction avec cette évolution globale. Mais Baby Cart va – une dernière fois ? – remodeler le genre en reprenant ces différents aspects, et en les poussant plus loin que jamais.
Comme dans le manga originel, Ogami Ittô est un tueur impitoyable – un homme très dur, aussi, avec son fils Daigorô, même si, dans les deux cas, quelques scènes savamment saupoudrées témoignent de ce que la relation qui les unit n’est pas dénuée d’un authentique amour, peut-être d'autant plus touchant. Quoi qu’il en soit, l’ancien bourreau du shôgun, dans sa quête de vengeance, en s’abaissant à devenir un tueur à gages, paraît rompre tous les liens avec la figure mythique du samouraï. Il en conserve pourtant la dignité froide et intimidante… Mais les illusions ne sont plus de la partie. De la sorte, le monde autour de l’assassin ne bénéficie plus lui non plus des mêmes enjolivures fantasmées : il est cynique, immoral, révoltant, et d’une extrême violence. Nul besoin, pour s’en apercevoir de s’en tenir aux seuls Yagyû, les vilains de la série, clan ninja cupide et impitoyable – les agents plus « officiels » du shogunat ne valent pas mieux, et les routes de l’archipel sont parcourues par quantité de brigands, qu’ils s’assument en tant que yakuzas, ou feignent, peut-être même à leurs propres yeux, d’être des samouraïs, quitte à ce que ce ne soit que pour jouir des privilèges attachés à ce rang. Même si Baby Cart s’affiche avant tout comme un divertissement populaire, la série déploie donc un tableau très critique, et sans doute aussi railleur, à l’encontre des représentations idéalisées du bushido.
Mais, dans cette entreprise de démolition et de massacre, la série ne fait pas que broder sur le chanbara des années 1960 ; elle sait, comme les meilleurs de ses prédécesseurs, regarder ce qui se fait ailleurs, et en tirer profit (ce qui produira à terme une influence en retour). Le modèle du western spaghetti, même rendu confus tant il avait entretenu des liens complexes avec le chanbara depuis Yojimbo et Pour une poignée de dollars, est indéniable, et, tout particulièrement à partir du troisième volet, Dans la terre de l’ombre, je maintiens : j’ai vraiment l’impression que c’est Django la référence clef. Mais il y a d’autres choses encore – sans doute le cinéma de Hongkong, et tout particulièrement de la Shaw Brothers ; sans doute aussi et enfin, de manière peut-être plus surprenante, via notamment une multitude de gadgets improbables, y a-t-il dans les films Baby Cart bien des choses qui renvoient à James Bond – Le Paradis blanc de l’enfer, au terme de la série, ne laissera plus aucun doute à cet égard.
Baby Cart, quoi qu’il en soit, incarne le chanbara des années 1970 – même avec quelque chose d’un chant du cygne. De par son outrance à tous points de vue, la série y gagne une certaine singularité qui découragera l’imitation.
ULTRAVIOLENCE ET GROTESQUE
Outrance : c’est bien le mot. Si le premier film, Le Sabre de la vengeance, reste relativement sobre à cet égard, dès le deuxième, L’Enfant massacre, la série en rajoutera toujours plus dans l’ultraviolence et le grotesque – jusqu’à aboutir à l’ultime film, Le Paradis blanc de l’enfer, pour lequel le mot « excessif » paraît bien timoré. Il y a là une escalade qui ne pouvait peut-être pas continuer éternellement ; la folie du sixième film, même s’il n’était semble-t-il pas envisagé dès le départ comme devant être le dernier de la série, en témoigne sans doute à sa manière.
Cette outrance tient d’abord à l’ultraviolence de la saga. Le geyser de Sanjuro y fait bien des émules – le tuyau d’arrosage participe de nombre d’effets spéciaux, c'est presque un personnage à part entière à ce stade… La série est très gore, oui : le sang qui gicle s’accompagne régulièrement de têtes et de membres qui volent, de plaies à vif en gros plan, parfois même de corps littéralement coupés en deux d’un coup de sabre bien placé. Les combats sont bien chorégraphiés, avec une certaine élégance parfois (élégance qui ressort également de scènes plus contemplatives et très bien composées, notamment dans les films tournés par Misumi Kenji – c’est un point que je ne saurais pas développer beaucoup plus, mais il faut le prendre en compte : les films sont souvent beaux, et ils ne sont pas que tueries), mais la mort n’y est jamais élégante quant à elle – elle est horrible et noue le ventre… à moins de faire rire ? Les bruitages y participent, d’ailleurs – pas seulement du fait des astuces de Kurosawa et de ses collaborateurs, mentionnées plus haut, et dûment reprises : ici, la lame pénétrant dans la chair et qui y est retournée produit son lot de « sprotch splitch sprlutch » peu ragoutants – et les « pchit » des tuyaux d’arrosage sont comme amplifiés, avec des variantes (le nuage de sang en particules peut utilement remplacer le geyser). On est en plein registre du Grand-Guignol, parfaitement assumé – la réaction du spectateur est sans doute variable, sur un axe qui va du rire franc au dégoût nauséeux : mille nuances de gore… Même si je tends à croire que, du fait de cette escalade, les connotations de l’ultraviolence évoluent au fil de la série : ce qui est douloureux dans Le Sabre de la vengeance est hilarant dans Le Paradis blanc de l’enfer.
Plus exceptionnellement, la violence, sans être aussi graphique, peut prendre d’autres formes, éventuellement plus éprouvantes, d'ailleurs. Il y a çà et là quelques séquences de torture, dont une, dans Le Territoire des démons, s’avère particulièrement déconcertante – car c’est alors le petit Daigorô qui est supplicié sous les yeux de son père ! De manière un tantinet gratuite par ailleurs… Mais, dans ce registre, il y a plus insoutenable : quelques scènes de viol… Dans Dans la terre de l’ombre, le troisième film (et peut-être mon préféré ?), on trouve deux de ces scènes, très dures – d’autant qu’elles sont filmées caméra à l’épaule, ce qui rend les séquences plus brutales encore… Pour le coup, cette violence-là ne fait pas du tout rire.
Mais la violence, dans Baby Cart, c’est aussi le body count effarant dans chaque film – et toujours un peu plus. La série nous démontre par le menu qu’Ogami Ittô est la principale cause de mortalité dans le Japon d’Edo, le petit Daigorô atteignant une honnête deuxième place au classement. Les deux premiers films ne manquent pas de tueries, mais j’ai l’impression que la donne change avec le troisième, qui, dans sa scène finale, inaugure un principe de méga-baston conclusive que les films suivants reprendront avec toujours plus d’ampleur. Dans chaque film, Ogami Ittô tue des dizaines d’adversaires, dont une bonne moitié voire plus dans ces scènes finales totalement folles. Dès Dans la terre de l’ombre, cela a quelque chose de proprement (non, salement) surréaliste ; dans Le Paradis blanc de l’enfer, ultime volet, cela passe toute mesure – au visionnage du film, j’avais avancé que, lors de la dernière scène, Ogami Ittô tuait bien 150 à 200 personnes à lui tout seul ! Et Wikipédia de me corriger dans le détail mais pas dans le fond : « Ce film détient le record du nombre de personnages tués par un seul autre personnage, Ogami Ittô y faisant 150 victimes. »
Tout ceci n’est pas sans incidence quant à la réception des films. Disons-le, passé le premier opus, au-delà de quelques passages bienvenus dans les troisième et quatrième volets plus particulièrement, le ton de Baby Cart est assez différent de celui du manga de Koike Kazuo et Kojima Goseki. Lone Wolf and Cub pouvait sans doute faire appel au registre du grotesque, via des techniques et armes étranges de ninjas, ou via des massacres improbables,mais les films vont bien plus loin dans ce sens – et, s’ils n’ont absolument rien de comédies, et si Ogami Ittô y demeure un personnage grave et fondamentalement inquiétant, l’outrance des situations est telle que la noirceur essentielle du manga cède progressivement le pas au délire bisseux toujours plus excessif, et autrement amusant ; pas que ce soit forcément une critique, même si je préfère largement le manga sous cet angle, mais, oui, le ton diffère…
Et ce même si Koike Kazuo a scénarisé cinq films sur six, et si ces cinq films reprennent des éléments figurant dans la BD, et même dans ses tout premiers tomes (rappelons que le manga n’avait débuté qu’en 1970, soit deux ans seulement avant le premier film) : le cas du sixième métrage est à part, donc, mais la quasi-totalité des récits figurant dans les cinq premiers films ne m’étaient pas inconnus, car issus des quatre premiers tomes du manga.
Et le ton diffère d’autant plus que, dans ce principe d’escalade, il y a comme une compulsion à faire toujours plus dans le « bizarre », avec des « coups spéciaux » totalement dingues, des manières de mourir follement inventives et improbables… et, de plus en plus, quantité de gadgets tout droit sortis du laboratoire de Q. Ceci, souvent, via le landau de Daigorô : la daigorômobile ne manque pas d’astuces improbables dès le départ, mais, dans le dernier film, elle devient un putain de char d’assaut en même temps qu’une luge ! Ces gadgets, bien sûr, connaissent leur lot d’anachronismes rigolos… Dans la scène finale du troisième film (celle qui m’a vraiment rappelé Django), le landau se transforme en une bien improbable mitrailleuse (!), principe qui sera souvent repris dans les films suivants (jusqu’à plus soif, hélas : dans Le Paradis blanc de l’enfer, cela doit bien se produire cinq ou six fois en moins d’une heure et demie – à ce stade, la jubilation a depuis longtemps été remplacée par la lassitude…). Je note ici que, dans le tome 5 de Lone Wolf and Cub, un épisode très déconcertant amène Ogami Ittô à découvrir les plans d’une « arquebuse multiple », plutôt que d’une mitrailleuse à proprement parler – mais je ne sais pas si cet épisode est antérieur ou postérieur par rapport à Dans la terre de l’ombre.
Mais, au-delà des gadgets, il y a nombre de techniques martiales, souvent associées aux méchants ninjas du clan Yagyû, qui relèvent peu ou prou du surnaturel. Cela vaut aussi pour Ogami Ittô, bien sûr, dont la technique sui-o commet bien des ravages – par ailleurs, Wakayama Tomisaburô était amateur de combats très dynamiques et très impressionnants, et prisait beaucoup l’emploi des trampolines… ZBOING ! Il y a aussi quelques choses plus étranges, comme l’épée enflammée de l’épisode quatre. Mais, dans le dernier film (qui, rappelons-le, est le seul à ne pas avoir été scénarisé par Koike Kazuo), cette relative ambiguïté au regard de prouesses physiques peu ou prou surnaturelles cède la place à un contenu sans l’ombre d’un doute fantastique (genre qui avait semble-t-il la prédilection du réalisateur, Kuroda Yoshiyuki) : Ogami Ittô y affronte un sorcier et ses larbins zombies fouisseurs…
Ce grotesque, comme tout grotesque, n’est pas sans dangers : par définition, c’est un jeu d’équilibriste, qui peut pencher aussi bien du côté du sublime que du ridicule. En certains cas, la jubilation bisseuse n’est pas si éloignée de la jubilation nanarde… Satanés ninjas, ça doit être de leur faute ! Sauf, bien sûr, que Misumi Kenji, surtout, et Saito Buichi, et (même) Kuroda Yoshiyuki, filment autrement mieux qu’un Godfrey Ho. Mais les films, à part le premier, sont quand même sur la corde raide – et j’imagine que les réactions peuvent varier considérablement d’un spectateur à l’autre, voire, chez un même spectateur, d’un moment à l’autre.
LES SIX FILMS
Je ne peux pas faire ici de chroniques détaillées des six films, ce n’est pas vraiment le propos – quelques éléments qui me paraissent notables, des liens avec la BD quand c'est possible, c’est tout (au risque du jugement un peu lapidaire).
Deux très brèves remarques générales : les six films sont assez courts (moins d’une heure et demie chacun), et souvent un peu décousus – disons du moins avec une trame générale plus ou moins relâchée.
Allez, c’est parti…
Le Sabre de la vengeance
Titre :Baby Cart : Le Sabre de la vengeance
Titre original :Kozure Ôkami : Ko wo kashi ude kashi tsukamatsuru子連れ狼子を貸し腕貸しつかまつる (traduction littérale : Sabre et enfant à louer)
Le premier film de la série est en tant que tel le plus « normal », d’une part car il pose les personnages en livrant aux spectateurs le passé d’Ogami Ittô, fondant son errance avec le petit Daigorô, d’autre part parce qu’il fait encore preuve d’une certaine retenue au regard du grotesque qui sera, dès le deuxième film, un trait essentiel de Baby Cart.
Notons par ailleurs que le film s’ouvre sur une séquence d’une extrême gravité, quand Ogami Ittô, en tant que kaishakunin au service du shôgun, décapite un enfant noble, faisant un simulacre de seppuku avec un éventail – scène directement reprise de la BD, l’épisode « Le Chemin blanc entre les fleuves », dans le tome 3.
Mais le reste du film, sauf erreur, pioche surtout dans le tome 1 du manga – d’une part, l’épisode « La Route de l’assassin », logiquement repris en flashback, et qui montre la famille d’Ogami Ittô se faire massacrer par les Yagyû, Ogami Ittô pris au piège diabolique de ces derniers et refusant de se contraindre au seppuku, bien plus désireux qu’il est de se venger… et emmenant avec lui le petit Daigorô, dont le destin est décidé dans l’épreuve du sabre et de la balle. D’autre part, l’épisode « À l’oiseau les ailes, à la bête les crocs », où Ogami Ittô et Daigorô tombent sur un village dont les habitants sont séquestrés par des brigands – prétexte à la grande scène finale, une jolie tuerie, en même temps beaucoup plus retenue que ce que l’on verra dans la série par la suite.
Ce film a sans doute une limite : il construit sa narration sur les flashbacks d’Ogami Ittô trahi par les Yagyû – mais, du coup, la narration au présent n’a en contrepartie pas forcément beaucoup de sens ; en même temps, il s’agissait bien de mettre en scène une errance… J’ai d’ailleurs appris depuis qu’au Japon il y avait des « récits de vagabondage » éventuellement codifiés, et où le vagabond est souvent lié à un enfant – ce qui éclaire sous un autre jour aussi bien Lone Wolf and Cub que Baby Cart.
Mais, en contrepartie, la réalisation est impeccable, Misumi Kenji sachant doser son métrage en brillant dans une égale mesure dans les éclats de violence et dans les intermèdes plus posés, avec quelques très jolis plans à la clef. L’ambiance est remarquable, la violence douloureuse : peut-être s’agit-il d’un chanbara plus « classique » que les suivants, mais il n’en est pas moins, dans l’absolu, d’une très grande qualité. Beaucoup aimé.
L’Enfant massacre
Titre :Baby Cart : L’Enfant massacre
Titre original :Kozure Ôkami : Sanzu no kawa no ubaguruma子連れ狼三途の川の乳母車 (traduction littérale : Le Landau de la rivière Sanzu)
Ce deuxième opus, dès son entrée en matière, témoigne de ce que le grotesque s’est invité dans la série, et ne la quittera plus. Je crois que c’est ce qui m’a un peu gêné lors de mon visionnage, et qui a fait que j’en suis sorti un peu dubitatif – là où nombre de gens vous diront que c’est ici que Baby Cart devient Baby Cart, ce qui est sans doute très vrai.
Mon souci, en fait, a porté ici sur les adversaires d’Ogami Ittô – très connotés ninjas, d’abord des femmes que je suppose héritées de l’épisode « Les Huit Portes de la perfidie » (tome 1), puis, et surtout, les frères Hidari, repris de « La Flûte du tigre tombé » (tome 3) ; et il n’y a pas de mystère – ces deux épisodes, dans la BD, font partie de ceux qui m’ont le moins plu dans les premiers tomes… Parce que je préfère la série sur un mode moins systématiquement martial, et sans doute plus réaliste, le trip « ninja » ne me parlant pas plus que ça. Sauf que, dans les films, cette optique plus grotesque fait sans doute sens, et, à ce compte-là, le film se débrouille plutôt bien, je suppose.
Et, au-delà, il y a des choses plus intéressantes à mes yeux, même si la trame de fond, pertinente en tant que telle, est un peu confuse dans son exposition – je suppose qu’elle emprunte à l’épisode « Vague de froid » (tome 2), hélas sans son cadre montagnard et enneigé.
Ce qui est bien plus convaincant, c’est sans doute le rôle de Daigorô – dans quelques jolies scènes où l’enfant veille son père abattu ; car Ogami Ittô a beau être la machine à tuer que l’on sait, il n’est pas totalement invincible – et c’est un point sur lequel certains des films suivants reviendront, notamment le troisième et (surtout ?) le quatrième.
L'Enfant massacre... Je ne suis pas bien certain de ce que j’en pense, donc. Sans avoir trouvé ce film mauvais, j’en étais sorti un peu dubitatif – mais il gagnerait peut-être à être revu après coup. Pour certains, c’est peut-être même le meilleur épisode de la série ! Mais ceci, je ne le crois pas – je crois que, pour ma part, je décernerais ce titre au suivant…
Dans la terre de l’ombre
Titre : Baby Cart : Dans la terre de l’ombre
Titre original : Kozure Ôkami : Shinikazeni mukau ubaguruma子連れ狼死に風に向う乳母車 (traduction littérale : Le Landau face au vent de la mort)
Oui : Dans la terre de l’ombre, toujours signé Misumi Kenji, est peut-être bien mon film préféré de la série, au sens où il conjugue, à mes yeux avec le plus d’habileté, tout ce qui fait Baby Cart – la violence et la grâce, l’émotion et l’outrance.
Qui plus est avec une réalisation au poil, réservant nombre de très beaux plans. Misumi apporte beaucoup de soin au cadrage et au montage, et le résultat est d’une belle élégance, en même temps que d’une violence rare – j’avais déjà évoqué plus haut les scènes de viol, passablement rudes, caméra à l’épaule… Mais le rythme un peu plus posé que d’habitude (ou en tout cas davantage que dans L’Enfant massacre), à mon sens, bénéficie à toutes ces approches.
L’histoire est peut-être plus décousue encore que d’habitude, pourtant – mais c’est qu’elle ménage de jolies scènes qui mettent en valeur les personnages plutôt qu’un « récit » qu’on leur imposerait. Ainsi dans le thème de la prostitution – qui emprunte à l’épisode « Annya et Anema » (tome 3), y compris la séquence de torture pas vraiment indispensable. Mais, au-delà, le film offre à ses héros des moments plus intimes que d’usage, et qui les grandissent. Dans les deux premiers films, je l’avoue, j’avais un peu de mal à me faire au massif Wakayama Tomisaburô – mes préventions ont disparu avec ce troisième opus, qui confirme avec éloquence combien il était parfait dans le rôle d’Ogami Ittô : il parvient vraiment à livrer une composition idéale, où, à chaque plan, il est à la fois noble et pouilleux, le tueur et le père. Et toujours inquiétant, cela va de soi. Tout en ménageant des scènes non exemptes de tendresse avec le petit Daigorô.
Mais – et ça participe de sa réussite – ce troisième opus n’est bien sûr pas que moments tendres et délicats, loin de là ! Plus encore que le deuxième, il propulse la série dans le grotesque le plus intense au travers de son incroyable scène de bataille finale, avec le landau de Daigorô qui se transforme en mitrailleuse – ce qui, donc, m’a beaucoup rappelé Django et son cercueil. La scène est totalement folle, mais très efficace – elle institue d’emblée un modèle que les films suivants ne pourront que reprendre en tendant de le dépasser, et donc en le poussant plus loin encore.
Cependant, au registre de l’action, le film ne s’arrête pas là – car il est construit pour partie autour d’une boucle confrontant Ogami Ittô à un adversaire véritablement à sa hauteur (ce qui n’était certes pas le cas des brigands et même du plus habile des Yagyû dans le premier film, et finalement pas davantage des frères Hidari dans le deuxième) : un samouraï réduit à la misère, et qui côtoie de la mauvaise graine, des « faux samouraïs » (thème peut-être emprunté à l’épisode « Mauvais Sujets », dans le tome 4 ?). Le personnage bénéfice d’un charisme certain – mais qui ne le rend pas plus sympathique, car nous le voyons impitoyable et guère moral… Cependant, cette stature justifie l’affrontement – qu’Ogami Ittô souhaite pourtant différer ! En définitive, après la bataille, le film se conclura donc sur un duel – dont vous connaissez très bien l’issue ; mais il se double d’un questionnement moral qui fait quelque peu froid dans le dos… Les monstres et l'honneur...
Oui, un très bon cru – je crois bien que c’est celui que j’ai préféré.
L’Âme d’un père, le cœur d’un fils
Titre : Baby Cart : L’Âme d’un père, le cœur d’un fils
Titre original : Kozure Ôkami : Oya no kokoro ko no kokoro子連れ狼親の心子の心(traduction littérale : Cœur de père, cœur d’enfant)
Quatrième volet de la série, L’Âme d’un père, le cœur d’un fils est aussi le premier à ne pas être réalisé par Misumi Kenji (qui avait tout de même filmé les trois précédents durant cette même année 1972 !) ; c’est cette fois Saito Buichi qui prend la relève, et, disons-le, de manière plus qu’honorable : je crois qu’il y a peut-être comme un préjugé, si favorable envers Misumi Kenji qu’il impliquerait de dévaloriser les autres réalisateurs de la saga, mais, concernant du moins Saito Buichi, cela me paraîtrait bien injuste : peut-être moins innovant, il sait toutefois composer de très beaux plans (notamment quand il met en scène le personnage central d’Oyuki), et aussi raconter une bonne histoire.
Même si, là encore, la trame est un peu décousue, car elle se construit, plus ou moins en parallèle, sur deux voire trois récits différents – de bonnes histoires par ailleurs, mais qui se marient plus ou moins bien ensemble.
La trame de fond, c’est la traque d’Oyuki, la femme ninja qui s’est fait tatouer la poitrine pour déconcentrer ses ennemis – héroïne du très bon épisode « Saltimbanque » (tome 4). Comme dans la BD, ce prétexte qui vaut ce qu’il vaut débouche en fait sur de très bonnes scènes – par exemple quand Ogami Ittô visite la communauté paria des artistes ambulants, dont le propre père d’Oyuki ; les trois personnages se retrouvent impliqués dans un très cruel dilemme moral, qui fait la saveur de l’épisode et pour partie du film.
Mais une deuxième trame a son importance, même si essentiellement concentrée au début du métrage, et qui emprunte notamment à l’épisode « Derniers Frimas » (tome 4 également), dont l’originalité est que Daigorô y vole la vedette à son paternel – car les deux personnages sont séparés, et se cherchent. Sans doute ne peut-on pas aller jusqu’à dire que, dans ce film, c’est « Daigorô qui est cette fois au premier plan », comme le prétend la jaquette du DVD, car la deuxième moitié du film ramène le petit garçon à un rôle beaucoup plus accessoire – mais cela a tout de même permis d’en apprendre davantage sur lui, et de peser tout ce que l’éducation que lui prodigue par le fait Ogami Ittô a de cruel et d’inhumain (ce sur quoi reviendra le cinquième film, hélas avec beaucoup moins de pertinence à mes yeux).
Noter cependant que la trame de « Derniers Frimas » est ici altérée de manière assez significative : à la différence de ce qui se produit dans la BD, le sabreur intrigué par le regard de tueur de Daigorô, et qui le met à l’épreuve, n’est pas n’importe qui, mais un membre du clan Yagyû du nom de Gunbei, qui avait en son temps vaincu Ogami Ittô dans un duel qui devait désigner le prochain kogi kaishakunin – poste qui était pourtant revenu à notre assassin préféré, parce que le Yagyû, dans son arrogance, avait osé pointer son sabre sur le shôgun ! Et ça, pour le coup, c’est emprunté à l’épisode « Les Dochujins » (tome 5).
Au-delà, au travers de scènes de combat efficaces (et aussi gores que chez Misumi – c’est par ailleurs dans ce film que j’ai remarqué le truc des « splitch sprotch sprlutch »), et d’usages inconsidérés de la daigorômobile, le film progresse jusqu’à la désormais traditionnelle méga-baston finale, qui fonctionne même si elle tombe sans doute un peu comme un cheveu sur la soupe (miso).
Noter cependant que le film peut étonner dans sa tentative d’humaniser Ogami Ittô : il reste le tueur absolu, ne vous en faites pas, et le film lui permet de rajouter quelques dizaines sinon centaines de victimes à son body count… mais, à plusieurs reprises, il le confronte à une adversité de taille, qui lui vaut bien des soucis, voire... l’effraie. Ce qui n’est pas si commun.
Quoi qu’il en soit, en dépit de quelques maladresses occasionnelles, L’Âme d’un père, le cœur d’un fils est un Baby Cart tout à fait convaincant – un des trois meilleurs en ce qui me concerne.
Le Territoire des démons
Titre : Baby Cart : Le Territoire des démons
Titre original : Kozure Ôkami : Meifumadô 子連れ狼冥府魔道(traduction littérale : L’Enfer des damnés)
Avec Le Territoire des démons, cinquième film de la série, Misumi Kenji repasse une dernière fois derrière la caméra.
La trame est à nouveau un tantinet confuse – une sombre histoire de succession truquée, impliquant le shogunat et tant qu’à faire le clan Yagyû (dont le chef, Retsudô, apparu dès le premier film, s’implique davantage, dans celui-ci puis dans le suivant et dernier – j’avoue le trouver un peu ridicule de manière générale… Sauf erreur, ce n’est pas toujours le même acteur qui l'incarne ?). Il y a un atout, je suppose, à cette confusion : trier les bons des méchants n’a rien d’évident. Mais ce n’est peut-être pas suffisant pour convaincre.
Le film s’ouvre avec cinq samouraïs qui testent successivement Ogami Ittô « au cas où » avant de lui confier une mission, et vous vous doutez très bien de ce que ça donne. Mais notre tueur obtient ainsi un contrat, prétexte du film, comme d’habitude.
En chemin, cependant… il s’éloigne à nouveau de Daigorô, et le petit garçon se retrouve isolé. Ce qui débouche sur une scène passablement gratuite, où, du fait d’un personnage de femme pickpocket hélas sous-exploité, Daigorô tombe entre les mains de méchants policiers, qui le torturent en public pour qu’il dénonce la voleuse. C’est, euh… un peu déconcertant. Mais en même temps la démonstration que le louveteau est aussi impitoyable que le loup, et c’est sans doute un point important du film.
L’intrigue déjà si confuse mêle à tout ce bordel une sous-trame très étrange, empruntant à l’épisode « La Barrière sans porte » (tome 2) : Ogami Ittô y est chargé d’assassiner un bonze, révéré comme un saint par la populace. Mais les conditions de l’assassinat, sinon le questionnement moral (à vrai dire beaucoup plus vite évacué dans le film que dans la BD), diffèrent complètement : nous avons droit ici à une très improbable (et très rigolote !) séquence aquatique, après laquelle, jubilation, Ogami Ittô massacre toute une escorte en étant vêtu seulement d’un slip – mais, après tout, pareil samouraï demeure forcément d’une dignité à toute épreuve, même en slip. Eh.
Et le massacre, ça le connaît. Au bout de quelque temps d’errance çà et là, notre « héros » se rend enfin à la demeure du suzerain Kuroda pour y tuer littéralement tout le monde. En ce qui me concerne, c’est ce qu’il y a de plus réussi dans le film – avec un combat final évidemment absurde et ultraviolent, mais où la réalisation joue habilement du cadre fermé (les précédents exemples de ces batailles, dans la série, étaient en plein air, et ce sera également le cas dans le dernier film) ; avec enfin un Ogami Ittô impitoyable – oui. Mais alors vraiment.
Le niveau remonte donc à la fin du métrage, mais, dans l’ensemble, ce cinquième film ne m’a pas passionné plus que ça… Il n’est pas mauvais, non, mais un peu médiocre ; au bout du cinquième film, je suppose qu’il y a une certaine logique à ce que ça s’essouffle un peu… Ce que confirmera à sa manière bien particulière le sixième et dernier.
Le Paradis blanc de l’enfer
Titre : Baby Cart : Le Paradis blanc de l’enfer
Titre original : Kozure Ôkami : Igoku e ikuzo ! Daigorô 子連れ狼地獄へ行くぞ ! 大五郎(traduction littérale : Daigorô, on part pour l’enfer !)
Le Paradis blanc de l’enfer (oui, moi aussi je trouve ce titre français particulièrement euh) est donc le sixième et ultime film de la saga Baby Cart, réalisé cette fois par Kuroda Yoshiyuki (dont les interviews dans le DVD bonus m’ont mis très mal à l’aise, le bonhomme est inquiétant…). L’occasion en tout cas d’ultimes pétages de plomb – pour le coup bien gratinés !
L’absence de Koike Kazuo au scénario y est peut-être pour quelque chose ? Le film, cette fois, n’emprunte semble-t-il pas du tout au manga ; par ailleurs, il fait tomber un mur (plus ou moins translucide, certes) du manga comme de la saga cinématographique, en intégrant dans le récit des éléments cette fois sans l’ombre d’un doute surnaturels (la jaquette du DVD présente il est vrai le réalisateur comme un maître du fantastique et des effets spéciaux). Avec tout l’amour que je porte aux genres de l'imaginaire, je ne suis pas certain que cela ait été une très bonne idée…
Mais, pour cette raison et sans doute pour bien d’autres encore, le film est vraiment grotesque de bout en bout : à tous les niveaux ou peu s’en faut, il va beaucoup plus loin que ses prédécesseurs – et pourtant y avait du level !
Le film est à nouveau assez décousu, consistant en gros en trois temps. Ogami Ittô a décimé le vil clan Yagyû au fil des métrages précédents, ce qui agace non seulement le vieux borgne Retsudô, qui y a perdu tous ses fils, mais aussi le shôgun Tokugawa, en fait complice dès le départ des Yagyû, et qui menace de rendre l’affaire officielle. Retsudô n’ayant plus de fils… il se tourne vers sa fille, Kaori – qui se débrouille pas mal avec un couteau : la scène de son entraînement est assez improbable… Mais s’en débarrasser ne posera finalement aucun problème à Ogami Ittô : c’est même totalement expédié !
Exit la famille Yagyû ? Non ! Car Retsudô… se tourne maintenant vers ses enfants illégitimes (aha, surprise !). Et tout d’abord son fils (qu’il n’a jamais reconnu comme tel) Hyôe – lequel s’avère être un sorcier ! Et qui n’a que faire des Yagyû : son clan à lui, c’est celui des Mygales… Des adeptes de la magie noire, dont ses fidèles sbires, trois zombies fouisseurs – sérieux, ils passent la moitié du film « sous terre », en fait sous des draps qui se gonflent à leur passage, c'est plutôt risible… Reste qu’il s’en prend quand même à Ogami Ittô, par défi : c’est le cœur du film, et, oui, ça se passe très mal pour le vilain sorcier – qui finit, hop ! dans les bras de sa sœur, fille illégitime de Retsudô, qu’il entend violer pour le principe ; oh ben tant qu’on y est… Le problème est inverse par rapport à la séquence avec Kaori : cette fois, le film se traîne, et, en dépit de quelques jolis plans (du fantastique dans la brume, les draps ça ne vaut pas), on s’ennuie ferme.
Mais il y a enfin… l’ultime baston, dans la neige cette fois, et qui en rajoute des tonnes par rapport aux films précédents, pourtant déjà bien excessifs ! Comme dit plus haut, c’est une incroyable boucherie, je n’ai jamais vu un film où un personnage unique tue de ses propres mains autant de monde… C’est par ailleurs une scène totalement surréaliste, tellement grotesque qu’elle en devient métagrotesque (euh ?) : les ninjas font du ski, tandis que notre loup solitaire use de la daigorômobile comme d’une luge de compét’. La daigorômobile… Ça s’essouffle un peu, à force de séquences où Ogami Ittô fait parler la poudre, toujours de la même manière : c'était jouissif dans Dans la terre de l'ombre, mais, là, six ou sept fois dans le même film, ça commence à se voir… Et, à la fin, c’est un putain de char d’assaut, bordel ! Blindé de partout ! L’idéal pour affronter Retsudô… qui a lui aussi sa luge pré-madmaxienne. C’est vraiment n’importe quoi... Totalement nawak. Mais, avouons-le, c’est aussi très rigolo… Certes, on est à la lisière du nanar, mais ça a quand même quelque chose de jouissif. Sur un mode régressif peut-être, dont on ne s’enorgueillira pas dans les conversions entre cinéphiles téléramesques, mais, après tout, ce sont les moins intéressants des cinéphiles.
La musique est à l’avenant – plutôt chouette par ailleurs (si !), mais le générique sonne plus que jamais comme du Shaft, et ça fait toujours un peu bizarre ; et il y a des trucs qui sont… osés. Broder sur Moussorgski et Une nuit sur le mont chauve, OK – mais, dans la séquence dans la neige, déjà très jamesbondesque à la base (une référence qui saute littéralement aux yeux – en écartant les skis face caméra, ce qui n’empêche pas Ogami Ittô de la découper en vol par paquet de trouze), reprendre carrément des notes immédiatement reconnaissables du thème de 007, c’est UN PEU gros.
Autant dire qu’à ce stade de débilité profonde, on est très loin de l’ambiance très sombre et rude du génialissime manga Lone Wolf and Cub… Ceci dit, c’est rigolo. Honteusement peut-être, mais rigolo.
POUR UNE POIGNÉE DE RYÔ
J’ai enfin vu les Baby Cart – et j’en suis ravi. Tout n’est sans doute pas bon dans cette série, et son outrance ne parlera probablement pas à tout le monde, mais j’ai globalement passé de très bons moments devant chacun de ces films – même L’Enfant massacre qui m’avait tout d’abord un peu déconcerté, et même Le Territoire des démons et L’Enfer blanc du paradis, qui sont sans doute un ou deux crans en dessous par rapport à leurs prédécesseurs (au point de la quasi-nanardise dans le cas du dernier film). S’il faut vraiment faire un classement des meilleurs, je dirais que mon préféré a été Dans la terre de l’ombre, suivi de Le Sabre de la vengeance et L’Âme d’un père, le cœur d’un fils.
Cela a été une bonne occasion de découvrir le chanbara au-delà des références peut-être jugées plus fréquentables que sont Kurosawa Akira et Gosha Hideo, notamment – et de quoi me donner envie de poursuivre l’expérience avec d’autres fameuses séries, dont les Zatoichi avec Katsu Shintarô, et pour certains d’entre eux réalisés également par Misumi Kenji, Lady Snowblood là encore adapté d’une BD de Koike Kazuo, ou encore les Miyamoto Musashi d’Uchida Tomu… Autant dire que j’ai du boulot.
…
Et il faut aussi dire merci à Wild Side – que j’aime d’amour vrai.
NOSAKA Akiyuki, Les Pornographes, [Erogotoshitachi エロ事師たち], roman traduit du japonais par Jacques Lalloz, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier Poche, [1963, 1966, 1991, 1996] 2017, 266 p.
Titre : Le Pornographe (introduction à l’anthropologie)
Titre original : Erogoshitachi yori jinruigaku nyûmon エロ事師たちより人類学入門
Nouvelle occasion, après Narayama, de livrer une double chronique associant un roman et un film japonais – et le hasard veut que cela soit à nouveau avec un métrage signé Imamura Shôhei, bizarrement devenu le réalisateur japonais dont j’ai le plus parlé sur ce blog interlope… et ceci alors que je connais en fait très mal son œuvre, j’aurai l’occasion d’y revenir.
Un film d’Imamura, donc – mais d’abord un roman signé Nosaka Akiyuki, Les Pornographes, que j’avais lu il y a très longtemps de cela, disons une quinzaine d’années, et que j’ai relu tout récemment avec un immense plaisir. Mine de rien, ce livre a sans doute compté pour moi, parce qu’il a fait partie de ceux qui m’ont fait m’intéresser à la littérature japonaise contemporaine – après sans doute quelques Ogawa Yôko, et d’abord Le Musée du silence, et sans doute quelques ouvrages déjà considérés comme étant des classiques, notamment Le Pavillon d’or de Mishima Yukio, roman cela dit à peine antérieur à celui de Nosaka – et Mishima aura son mot à dire dans notre histoire. Cela dit, sans vraie surprise j’imagine, ce n’était pas ma première lecture de Nosaka : j’en avais d’abord lu (forcément ?) La Tombe des lucioles, récit peu ou prou autobiographique qui a débouché, bien sûr, sur le chef-d’œuvre animé de Takahata Isao, Le Tombeau des lucioles. Expérience des plus convaincante, mais qui appelait à davantage de développements, par exemple avec Les Pornographes, de peu antérieur, premier roman de l’auteur – absolument tout autre chose, et, bizarrement, peut-être un effet plus percutant encore…
Et Imamura ? À l’époque, je n’en connaissais probablement rien – même si je n’ai guère tardé, à vue de nez, à voir La Ballade de Narayama, et un peu plus tard L’Anguille, soit ses deux palmes d’or. Je n’avais en tout cas pas idée qu’il avait réalisé une adaptation du roman de Nosaka ! Il faut dire que je ne suis pas certain que le film ait été connu voire même simplement diffusé en France alors – peut-être, je n’en sais rien.
Mais l’occasion était trop belle, le moment tout trouvé : j’ai relu le roman de Nosaka, j’ai découvert le film d’Imamura, et je me suis régalé dans les deux cas.
NOSAKA ET IMAMURA SUR LE MOMENT
Il faut sans doute replacer les deux œuvres dans leur contexte, plus précisément dans la carrière des deux auteurs (je verrai plus loin pour le contexte historico-politique-truc) – en notant d’emblée que le film d’Imamura (1966) sort trois ans seulement après le roman de Nosaka (1963), alors un best-seller avec un succès de scandale sur lequel il s’agissait de surfer.
La vie de Nosaka Akiyuki a été notoirement tumultueuse. Passé les expériences traumatisantes de la guerre, de l’immédiat après-guerre fait de larcins et de combines, et du centre de redressement, il avait été « retrouvé » par son père (qui l’avait très tôt confié à une famille adoptive – pour l’anecdote, la mère naturelle de Nosaka était morte quand il était enfant, et c’était pourquoi son père l’avait confié à une autre famille : la femme qui meurt au début de La Tombe des lucioles est sa mère adoptive) ; ledit père si longtemps absent avait voulu arranger les choses, en tirant le jeune Akiyuki de la rue pour l’inscrire à l’université, mais l’expérience n’a guère duré, le jeune homme ayant la bougeotte et lâchant les études pour enchaîner les petits boulots sans lendemain. Vers le milieu des années 1950, cependant, il songe à devenir écrivain – c’est qu’il a des choses à écrire… Cependant, son premier roman ne paraît qu’en 1963, et il s’agit donc de Les Pornographes. Après un démarrage sauf erreur assez discret, le roman connaît un engouement marqué qui doit beaucoup au succès de scandale – après du moins qu’il a bénéficié d’un soutien conséquent : l’approbation enthousiaste de Mishima Yukio. Le grand auteur a des mots parfaits pour qualifier le premier livre de Nosaka : « Voilà un roman qui épouvantera le monde. C’est un roman affreusement, impitoyablement insolent, qui plus est enjoué comme un ciel de midi au-dessus d’un dépotoir... » La carrière littéraire de Nosaka connaît ainsi le meilleur départ, après quoi l’auteur livrera d’autres œuvres notables, dont La Tombe des lucioles en 1967, et, semble-t-il la même année, La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés. Ceci étant, cette carrière est au fond assez brève – car Nosaka a toujours la bougeotte, et multipliera encore ensuite les expériences les plus diverses, parolier (notamment pour des chansons enfantines ?) aussi bien que sénateur.
Et Imamura ? Issu d’un milieu assez bourgeois, il n’est pourtant pas si éloigné de l’auteur, peut-être : le futur réalisateur, indécis quant à son avenir au lendemain de la guerre, a ainsi que l’écrivain fréquenté des milieux un peu interlopes (il y reviendra régulièrement dans son œuvre, en fait – et, préparant Le Pornographe, par exemple, il assiste à quelques tournages orchestrés par des yakuzas...), et fait des petits boulots. On dit qu’il a enfin choisi de devenir cinéaste en voyant L’Ange ivre, de Kurosawa Akira, dont il apprécie l’exactitude de la peinture de ce milieu mal fréquenté qui était alors le sien. Quoi qu’il en soit, il ne tarde alors plus guère à devenir réalisateur, associé d’abord à la Shôchiku, où il fait office d’assistant pour Ozu Yasujirô (dont il n’aime pas le style, et il dit n'en avoir jamais été influencé…), puis à la Nikkatsu, et il livre alors plusieurs films qui attirent l’attention. Mais il a des manières d’électron libre, et une prédilection pour les thèmes passablement scabreux… Il réalise bien quelques films de commande, expérience qui l’agace au plus haut point, mais entame aussi une carrière bien plus personnelle, avec surtout le grinçant Cochons et cuirassés, puis La Femme insecte – des œuvres dont la Nikkatsu ne sait pas forcément que faire (le premier la choque et Imamura en est même sanctionné), même si le succès, critique et/ou commercial, est là (et commence à pointer à l’international, en dépit d'un éventuel charcutage). Il semblerait que le studio ait en fait dérivé plus spécialement du second la recette du pinku eiga, ces films érotiques soft qui généreront bientôt l’essentiel de ses revenus... Ce qui agace à nouveau Imamura, comme de juste, qui n’avait certainement pas cette postérité en tête, lui qui exècre les « formules ». Il a besoin de davantage de liberté, et c’est pourquoi il fonde sa propre compagnie de production, même sans totalement rompre avec la Nikkatsu (pour la distribution, sauf erreur) : c’est dans ces conditions que sort en 1966 Le Pornographe (introduction à l’anthropologie), adaptation d'un roman récent à succès, donc, mais aussi film qui raille le principe même des films d’exploitation tournés à la chaîne… C’est donc le premier film véritablement indépendant d’Imamura, et un moment clef de sa carrière.
Ici, une précision personnelle : ça ressort peut-être de ces lignes guère assurées, d’ailleurs, mais je ne connaissais rien de la carrière d’Imamura à cette époque avant de voir le présent film. J’ai l’impression que l’on peut distinguer trois périodes dans les œuvres du cinéaste : la première va de ses débuts à l’échec coûtant de Profonds désirs des dieux(1968) ; suit une décennie, en gros, où Imamura se consacre au cinéma documentaire (avec comme pierre de touche L’Histoire du Japon d’après-guerre racontée par une hôtesse de bar, en 1970) ; puis, à partir de La Vengeance est à moi (1979), il revient au cinéma de fiction (même avec une touche documentaire prononcée, à l’évidence), et cette dernière partie de son œuvre correspondra à la véritable reconnaissance internationale, avec notamment les deux palmes d’or pour La Ballade de Narayama (1983) et L’Anguille (1997), d’autres films attirant cependant l’attention, comme Eijanaika (1981),Pluie noire (1989) ou son ultime long-métrage, De l’eau tiède sous un pont rouge (2001). Le peu que je connaissais d’Imamura correspondait toujours à cette dernière période – je n’avais jamais vu de film du réalisateur antérieur à La Vengeance est à moi. Le Pornographe, c’est donc tout autre chose – et véritablement une découverte, en ce qui me concerne ; mais peut-être aussi un moyen de peser davantage le rattachement éventuel du cinéaste à la « Nouvelle Vague Japonaise » (avec notamment un autre trublion, Oshima Nagisa), et d’envisager d’un autre œil la dimension « documentaire » de ses premiers films, mettant régulièrement en avant l’assimilation des hommes aux animaux (un thème qui reviendra de manière frontale, tout particulièrement dans La Ballade de Narayama), et le vernis « scientifique » des œuvres (entomologie dans La Femme insecte, anthropologie ici – ce qui reviendra semble-t-il aussi dans Profonds Désirs des dieux, et très certainement là encore dans La Ballade de Narayama). Noter cependant que le beau noir et blanc du Pornographe autorise déjà de très beaux plans, et d’une réalisation régulièrement virtuose, témoignant du sens du cadre ou encore du travelling chez le cinéaste.
« UN MIYAMOTO MUSASHI DE LA FESSE »
Le film d’Imamura prend quelques libertés avec le roman de Nosaka : on y reconnaît bien le même fond, mais le traitement varie, et, surtout, la conclusion, ce qui, rétrospectivement, amène à envisager tout ce qui précède d’un autre œil. Je vais prendre le roman pour base, bien sûr, mais il faut garder ceci en tête.
Nous sommes au début des années 1960 (en insistant sur « l’après-guerre », la quatrième de couverture me paraît induire en erreur – même s’il y a une continuité thématique entre les deux époques). Le roman semble se dérouler à Tôkyô, mais le film plutôt à Ôsaka – ce qui change pas mal l’atmosphère.
Cependant, nous partons d’un même « héros », qui se fait appeler systématiquement Subuyan dans le roman, et alternativement Subu ou M. Ogata, fonction du locuteur, dans le film. Subuyan est un homme entre deux âges, qui s’est lancé dans le commerce de la fesse pour arrondir un peu ses revenus. Cette activité d’abord assez limitée (via le camarade Banteki, il enregistre les halètements et grognements de ses voisins qui baisent, pour vendre ensuite tout cela ; il revend aussi des photos érotiques retouchées, pour avoir des visages de stars, ce genre de choses) prend progressivement de l’ampleur, avec (surtout) le tournage de films toujours plus exigeants, mais aussi des prestations à la limite (souvent franchie) du proxénétisme (comme procurer une fausse vierge à un quinquagénaire frustré de n’avoir été que « le second » pour sa femme, ou, tardivement, l’organisation de partouzes), et d’autres choses encore dans ce registre (comme la « formation » d’un homme désireux d’apprendre comment palper au mieux les femmes dans le métro surchargé…).
Mais Subuyan n’a rien d’un criminel – ou, non, disons que, du moins, il n’est pas en cheville avec les yakuzas, qui exercent un monopole théorique sur ce genre d’activités, et qui lui causent en fait bien du souci. Car le fait est que les services offerts par Subuyan, alors, ne sont pas seulement jugés « immoraux », mais bel et bien sanctionnés par la loi : Subuyan est régulièrement inquiété par la police, et fait même quelques séjours en prison… Mais c'est en fait pour fraude électorale, dit-il dans le film !
Par ailleurs, les revenus qu’il tire de toutes ces prestations s’avèrent finalement limités… Ça n’en vaudrait pas la chandelle ? Qu’importe ! C’est que, voyez-vous, Subuyan n’est pas un vulgaire commerçant – il se voit, et le répète sans cesse, comme un humaniste, un philanthrope ! Ses films, ses partouzes – tout cela vise à procurer à ses clients des satisfactions fantasmatiques ou charnelles que la société leur dénie. Quoi d’immoral à cela ? Bien au contraire : ce qu’il fait ne saurait être plus moral ! En fait, de la sorte, il suit une voie, essentiellement élevée : « […] le gus se prendrait pour un Miyamoto Musashi de la fesse qu’il ne s’exprimerait pas autrement », nous dit-on (p. 157). Subuyan est du plus grand sérieux dans ses envolées – sans doute y croit-il. Mais l’adversité est de taille, pour notre philanthrope : tout conspire contre lui et sa précieuse voie du sexe… Y compris dans ce qui, pour lui, relève de la « famille », mais ça j’y reviendrai plus loin.
Voici notre pornographe. Le pluriel incite cependant à accorder une certaine importance à ses confrères, même si le film, avec son titre français au singulier (ce qui n’est pas le cas du titre original ou, à ce compte-là, du titre anglais) met l’accent sur le seul Subuyan. Il est vrai que ces personnages sont plus importants dans le livre, le film en ayant diminué la présence à l’écran, voire les ayant exclus à l’occasion. Banteki a un rôle important dans les deux œuvres, toutefois – c’est l’artiste de la troupe, et son technicien en même temps. Cancrelat, personnage très fantasque du roman, ainsi nommé en raison de son amour des cafards, qu’il materne l’hiver, est un débrouillard guère étouffé par les scrupules. Lagratte, dans le roman… est un romancier érotique, dont l’œuvre entière, anachronique et truffée de clichés, tourne autour de la répétition d’un même fantasme, et, dit-il, du désir de « venger » sa défunte mère, qui était frigide, en lui offrant enfin les satisfactions charnelles que la vie lui avait refusées – il joue au scénariste. Dans le roman, on trouve un petit con du nom de Paul, qui trahit Subuyan – aucun Paul dans le film, mais je suppose qu’il correspond alors à Koichi, dont les liens avec Subuyan sont d’une autre nature, et j’en parlerai donc plus loin. Mentionnons aussi Kabo, qui a cette fois un rôle assez conséquent dans le film – le jeune homme un peu naïf mais serviable, qui s’avère après formation un séducteur efficace, mais que le corps féminin répugne ; aussi, puceau, s’en tient-il à la masturbation, presque abstraite. Et quelques autres… Dont leurs clients.
LA PORNOGRAPHIE DE LA HAUTE CROISSANCE
Comme dit plus haut, et contrairement à ce que la quatrième de couverture pourrait laisser entendre, le roman et le film ne se situent pas dans l’après-guerre, sous l’Occupation américaine (période qui a par ailleurs marqué et inspiré nos deux auteurs, c'est certain), mais au début des années 1960, autre période significative de l’histoire du Japon contemporain, marquant le pic de la Haute Croissance.
L’économie japonaise, forcément en ruines au sortir de la guerre, comme l’était le pays lui-même, a fait preuve d’une capacité sidérante à redémarrer. La guerre de Corée est déterminante, qui relance l’économie du pays à coup de commandes américaines à honorer sur place sans avoir à s’embarrasser d’entretenir une coûteuse défense nationale. Le pays connaît une certaine agitation dans les années 1950, mais, à l’orée du changement de décennie, droite et gauche « de gouvernement » (le PLD en tête, comme de juste) concluent un pacte tacite mais non moins improbable remisant de côté la « saison politique » au profit de la seule « saison économique », visant au développement du pays, jugé un préalable nécessaire à tout autre débat. Et les résultats dépassent même les espérances les plus optimistes : en quelques années, le Japon en ruines devient la deuxième économie (capitaliste…) au monde, derrière les États-Unis.
Le cœur de cette prospérité correspond à la décennie 1960-1970, la « Haute Croissance » à proprement parler (les « chocs Nixon », à l’aube des années 1970, ralentiront le rythme de la croissance, mais il faudra encore attendre l’éclatement de la bulle spéculative, entre les années 1980 et 1990, pour que l’économie japonaise connaisse la crise). Et la Haute Croissance développe toute une symbolique très forte, au niveau national et même international (Jeux Olympiques de Tôkyô en 1964, Exposition Universelle à Ôsaka en 1970) comme au niveau du foyer – avec le discours sur les « trois trésors sacrés de la ménagère », soit les biens que tout foyer doit être en mesure d’acquérir en témoignage de son ascension sociale et de l’accroissement de son pouvoir d’achat : la télévision (déjà, en 1959, quinze millions de téléspectateurs regardent le mariage du prince héritier Akihito et de Shôda Michiko, symbolique très forte là aussi), le réfrigérateur et la machine à laver ; je suppose que la scène du film où Subu ramène une télévision à la maison n’a rien d’innocent à cet égard.
Le roman et le film sont donc contemporains de ces événements – ce n’est plus l’après-guerre, envisagée avec un certain recul mais pas moins de (res)sentiment, c’est ce qui se produit, là, maintenant. Ceci étant, il y a bien une filiation entre les deux époques – les deux auteurs établissent à leur façon un lien entre les magouilles du marché noir sous l’Occupation américaine (ils ont pu y prendre part) et le capitalisme frénétique de la Haute Croissance ; la place même des Américains dans cette histoire et cette culture est éclairante à ce propos. Car le regard de Nosaka et d’Imamura est sans doute très critique, même si avec des connotations éventuellement différentes (ainsi quand le réalisateur insiste sur le thème de la « machine »). Les deux œuvres décrivent un Japon jeté à corps perdu dans la réussite économique considérée comme étant la seule valeur cardinale, situation anomique propre à évacuer les repères notamment moraux de tout un chacun. C’est un Japon américanisé, par ailleurs, car le départ des soldats n’a certes pas suffi à « libérer » le pays de cette domination culturelle, même avec les manifestations monstres contre l’Anpo (le renouvellement du traité de sécurité nippo-américain, en 1960) et bientôt contre la guerre au Vietnam (dans laquelle le Japon, Constitution pacifiste ou pas, fait office de « porte-avions » américain). Nosaka comme Imamura sont impliqués dans tout cela, dans un contexte politique ambigu en raison des impératifs de la « saison économique », mais où les intellectuels comme les étudiants disposent d’une plus grande marge de manœuvre, en même temps que d’un goût plus prononcé pour la critique politique active, en face d’une élite politico-économique sclérosée et corrompue (le « Mai 68 » japonais en témoignera très vite, bien plus ample que le mouvement français).
Mais, dans le roman comme dans le film, c’est plutôt la satire qui prime, faisant l’économie (aha) d’un discours ouvertement hostile et explicite (même dans les prétentions « anthropologiques » en fait amusées d’Imamura) pour prendre le parti d’en rire. Subuyan, petit entrepreneur persuadé de la haute valeur morale de son travail et assuré de ce qu’il paiera un jour, représente pourtant le versant le plus sympathique de cette société malade à force de succès – ses clients, autant de cadres supérieurs égotistes et frustrés, aux fantasmes de domination parfaitement délétères, inspirent bien davantage un vague dégoût, qui se reporte sans peine sur le salaryman moyen prêt à tout sacrifier pour atteindre ce statut supérieur autorisant en principe tout, mais le privant dans les faits de tout ce qui devrait compter… comme une course éperdue à l’aliénation, vidant la vie de tout sens à force de ne l’envisager qu’au travers des chiffres.
Une société hypocrite – et parfaitement ridicule dans son hypocrisie. C’est là que réside la véritable pornographie. En fait d’immoralisme... eh bien, pour le coup, Subuyan a peut-être bien raison ? En tout cas, prosaïquement, il en fait son beurre.
FAMILLE ET INCESTES
Mais il nous faut revenir à Subuyan, oui, pour envisager cette fois sa vie intime ; or, ici, le roman et le film divergent (et c’est énorme) : Imamura y accorde bien plus d’attention que Nosaka, mais, par ailleurs, il brode sur un thème certes présent (très) dans le roman, pour en rajouter encore – l’inceste ; notre cinéaste « anthropologue » y est certes revenu à plusieurs reprises dans sa carrière...
Dans le roman, Subuyan vit avec une certaine Oharu (Haru dans le film), une femme comme lui entre deux âges, veuve et mère d’une jeune lycéenne du nom de Keiko. Les relations au sein du couple n’ont rien à voir avec les fantasmes sur pellicule fournis par Subuyan à ses riches clients – c’est un couple parfaitement « normal », même si pas marié sauf erreur (ce qui, pour le coup, n’était pas si banal). Subuyan se montre un compagnon assez attentionné, et fait ce qu’il peut dans son rôle de père de substitution. Mais la situation évolue, notamment bien sûr avec la mort de Oharu. Subuyan, dont le comportement en disait long bien avant cela (ainsi quand il fouinait dans les affaires de sa belle-fille, empruntant son costume de lycéenne pour un tournage, ou furetant dans ses culottes, car il y a des acheteurs), est bien obligé d’admettre que la petite Keiko ne le laisse pas indifférent – et, oui, elle est tout de même plus excitante que sa vieille mère, la fraîche jeune fille… Ceci, la lycéenne en a sans doute parfaitement conscience, qui apprécie de narguer son beau-père avec l'étalage de ses désirs (notre pornographe est terrifié par la, euh, vulgarité, aheum, de Keiko et de ses copines, très libres, notamment dans une scène où il les accompagne à leur demande dans un bar gay) ; elle joue en fait au chat et à la souris avec Subuyan – jusqu’à ce que ce dernier perde tous ses moyens devant elle : au moment de prendre sa fleur, Subuyan se découvre impuissant... Après quoi elle disparaîtra, au grand dam de notre pornographe, pour ne plus resurgir qu’à la toute dernière page du roman.
Bien sûr, même s’il ne partage pas de lien biologique avec Keiko, Subuyan perçoit bien que tout ceci ressemble fort à un inceste – mais nous le savons prompt à justifier un peut tout et n’importe quoi, via sa pornographie humaniste. C’est qu’il nous en avait déjà fait la démonstration, justement lors d’un tournage, quand il avait fait appel à un couple un peu dépareillé, dont il savait qu’il se produisait en « live » devant un public de choix : l’homme était assez âgé, la fille très jeune… et s’avérait être une handicapée mentale, incapable de jouer (même au regard des critères très souples des scénarios porno) : elle ne savait que baiser, rien d’autre. La scène était déjà assez dérangeante comme ça (et pourtant hilarante, odieusement, horriblement, mais hilarante), quand la vérité a éclaté : le vieil homme était le père de la simplette – oui, il se produisait avec elle, mais il faisait ça pour elle, après tout… L’équipe de tournage était perplexe – Subuyan aussi tout d’abord, mais il a eu tôt fait de légitimer ce comportement, ne tenant guère compte des avis indignés… ou railleurs à son encontre.
Le film d’Imamura reprend la scène du tournage tel quelle, mais développe au-delà le thème de l’inceste – notamment en ce qui concerne Subuyan et Keiko, laquelle se montre beaucoup moins « piégeuse », si c’est le mot ; en définitive, la jeune fille échappe à son beau-père, mais sans disparaître pour autant, même si nous savons qu’elle a quelque temps eu une « mauvaise vie », dont elle se sort cependant. Notons au passage que Imamura fait ici du Crash ! avant Ballard et avant Cronenberg...
Mais la situation familiale, dans le film, est beaucoup plus importante, et beaucoup plus complexe. Déjà parce que Haru, qui aime « M. Ogata » mais reste obnubilée par feu son mari – dont elle est persuadée qu’il s’est réincarné en la carpe qui les espionne depuis son aquarium –, sombre progressivement dans la folie pure et simple. Une folie libératrice, peut-être ? Braillant à la fenêtre de l’asile des chansons paillardes, elle anticipe peut-être sur les prostituées d’Eijanaika. Par ailleurs, elle s’immisce d’elle-même dans la passion qu’elle devine entre son amant et sa fille ; ou, plus exactement, elle comprend les sentiments de Subuyan, car ils ne sont probablement pas réciproques... Et elle l’encourage ! Et, pour le coup, cela met Subu mal à l’aise…
Mais, surtout, la cellule familiale déjà compliquée s’accroît ici d’un quatrième personnage : Koichi. Sauf erreur, ce personnage ne figure pas dans le roman, mais il rappelle à plus d’un titre le personnage (absent du film) de Paul, qui n'est pas lié à Subuyan autrement que par la profession. Le point commun, c’est qu’ils « trahissent » en définitive Subuyan – dans le roman, Paul, associé au félon Banteki, décide de « se séparer » de Subuyan, pour se mettre à son compte ; il le vole au passage, et lui complique la vie de bien des manières. Dans le film, Koichi… est le fils de Haru. Et il ne cesse de ponctionner sa coiffeuse de mère comme son escroc de beau-père, en venant progressivement au vol pur et simple, tout en obtenant de Haru mourante un héritage conséquent, ce qui ne sera pas sans impact sur Subuyan. Mais le comportement de Koichi, au-delà, est… troublant. Je ne sais pas s’il s’agit d’amae, c’est bien possible, mais la relation très charnelle entre la mère dévouée et le fils geignard et puéril évoque plus qu’à son tour un inceste au moins potentiel, ou fantasmatique. Subuyan, s’il ne le dit jamais, est visiblement gêné à cet égard.
Et peut-être les ultimes partouzes organisées par le pornographe, sans qu’il y participe lui-même, entrent-elles alors en résonance avec ces scènes du début du film, où toute la famille peut se retrouver à coucher dans la même pièce, chose sans doute banale à l’origine, mais que le comportement des quatre personnages épice d’un peu de vice ? Entre-temps, nous avons aussi l’occasion de voir Keiko inviter copines et copains, en nombre, à dormir dans la même pièce – dormir ?
Et Imamura a une dernière évocation incestueuse à nous livrer, à la toute fin du film, alors que Subuyan fou s’entretient avec le dévoué Kabo – le jeune homme que le corps des femmes répugne. Il lâche tout de go qu’il a « presque » une copine, finalement ! Oui : sa mère – ils s’entendent bien… Mais non, ils n’ont pas baisé. « Alors rien n’a changé », lui rétorque son sensei.
LE RIRE…
À l’évidence, le roman de Nosaka comme le film d’Imamura relèvent au premier chef de la comédie ; leur propos ne manque certes pas de fond, mais il s’agit d’abord de rire, et ensuite de voir ce que l’on peut faire de tout ça. C’est un rire scabreux, bien sûr – vulgaire, aussi, sans doute (les deux auteurs s'en accommodent très bien) ; parfois un peu puéril ? Grinçant. Mais pas forcément méchant, par contre – on a pu évoquer une certaine tendresse de Nosaka, notamment, pour ses personnages… Jubilatoire, en fait, avec quelque chose d'anarchiste qui s'avère particulièrement savoureux.
Le fait est que les deux œuvres sont très drôles. Elles l’étaient à l’époque, et le demeurent aujourd’hui. Même si, pour le coup, le traducteur Jacques Lalloz a fait le choix d’un parler très argotique pour rendre la gouaille des pornographes – ce qui, parfois, fait un peu bizarre, même si cette approche était globalement légitime. Reste que la plume est belle, au milieu des blagues…
Notons, tant qu'on y est, que le ton employé n'a rien de pornographique : il y a certes quantité de scènes de sexe et plus encore où le sexe est évoqué, mais, si le langage est coloré, il n'a rien d'ordurier, et si les situations sont en tant que telles explicites, le texte n'y insiste pas pour autant ; le film d'Imamura de même, qui ne choquera pas par ses images.
Parce que ce n'est pas le propos ? Ce que l'on constate, très vite, c'est que, oui, certaines scènes sont à mourir de rire. Dans le tout début du roman, je relève par exemple cette séquence absolument folle où Subuyan, diffusant un film hélas muet à une distinguée clientèle, fait appel à un benshi, un de ces artistes du cinéma d’antan qui racontaient l’histoire du film pour un public pas toujours en mesure de lire les intertitres, et qui, parfois, brodaient bien au-delà, voire racontaient tout autre chose. Mais faire le benshi pour un film porno… C’est à se pisser dessus (et ça m’a tout naturellement fait penser àPierre Desproges doublant un film porno en langage des signes).
C’est un comique scabreux, oui – et qui joue beaucoup sur les situations et les contrastes. L’humour de Nosaka, sans que ce soit très surprenant d’ailleurs, peut en fait s’avérer très noir, et même parfaitement horrible. Voyez ce souvenir de Subuyan – un double de l’auteur à ce stade (pp. 15-16) :
Le lendemain, en fouillant dans les décombres brûlants qui menaçaient à tout instant de s’enflammer de nouveau, les hommes de la défense passive mirent au jour le corps de sa mère ; de toutes les courtepointes avec lesquelles il l’avait enveloppée, en nombre qu’il ne se rappelait plus, les deux dernières ne montraient aucune trace de cramé, de dessous lesquelles apparut enfin sa mère : tout son corps avait revêtu une teinte roux clair, chose étrange, ses cheveux conservaient leur soyeux, et rien sur son visage ne révélait qu’elle eût souffert.
— La plupart du temps, on retrouve des cadavres calcinés et recroquevillés sur eux-mêmes, on dirait des singes. Intacte comme ça, celle-là peut s’estimer heureuse.
Un des secouristes passa les mains sous ses aisselles, un autre sous ses jambes, ils tirèrent pour la soulever, et c’est alors que les chairs se décollèrent en lambeaux, dévoilant les os, exactement comme se déchire dans la main d’un enfant une épuisette de papier pour la pêche aux poissons rouges ; les deux hommes poussèrent un cri, la main sur la bouche, en même temps qu’ils bondissaient en arrière puis, quelques instants après – « On a pas le choix, ramassons-là à la pelle » –, on avait vu toutes les chairs se détacher et partir en miettes sous le fer de l’outil, jusqu’aux os des doigts qui s’étaient proprement dénudés, et pour finir les restes avaient été déposés sur une civière recouverte d’une natte en un salmigondis où se mêlaient les morceaux de son pauvre kimono de nuit. Subuyan avait assisté à toute la scène cloué sur place, et aujourd’hui encore une chose qu’il ne pouvait supporter, c’était la vue d’un poulet rôti.
C’est, plus globalement, un humour féroce et qui ne respecte rien (pp. 65-66) :
— Qu’est-ce que vous diriez de tourner un film dans le temple de mon frangin ?
— Un temple… shintô ?
— J’ai déjà vu pas mal de films, mais jamais où ça se passait dans un temple. Y a pratiquement pas un chat dans celui-là, ça devrait payer, non ?
La proposition réjouit Banteki.
— La fille, on en fait une lycéenne et moi je me la farcis, habillé en prêtre. Voilà une combinaison du tonnerre des dieux !
Subuyan, quant à lui, n’était qu’à demi emballé.
— Ça risque pas de nous retomber sur le paletot ? Les dieux…
Mais Crancrelat apporta sa caution.
— Alors là, ça me ferait mal ! Nos dieux, faut savoir que c’est cochons et compagnie ! Au contraire, portés comme ils sont tous sur la bagatelle, je les vois plutôt bicher comme des poux.
La remarque émanait d’un fils de prêtre shintô, il ne pouvait guère y avoir d’erreur.
Certes – et niveau inceste tout particulièrement, les divinités japonaises s’y connaissent.
La littérature peut railler la littérature, aussi – d'abord les mauvais porno au lange si codifié, comme Imamura, dans son film, raillera la politique d’exploitation de la Nikkatsu (p. 81) :
— Que voulez-vous, faut voir d’abord que les jeunes d’aujourd’hui sont ignares.
Pour faire imprimer et relier ses livres, Lagratte recourait à une discrète imprimerie de quartier, mais tout commençait par les ouvriers qui se montraient incapables de comprendre ce qu’il écrivait. « Hé, c’est quoi cette "porte de jade" ? » lui demandait-on, et il était obligé de le leur expliquer ; et alors : « Ah, les petites lèvres, vous voulez dire ! » Pas plus « liqueur » que « blason » ou que « chanterelle » ne passaient, autrement dit, rien de toute la terminologie conventionnelle. Le voyait-on donc écrire chaque fois des « clitoris », des « humidifié par l’action de la glande de Bartholin » et autres machins aseptisés, inodores et sans saveur ? Non, mais ! Il s’était donc entêté à écrire comme il le faisait jusque-là mais à force, parce que tout ça était soi-disant un peu trop compliqué, il s’était retrouvé sur le sable.
— Tout ça, je vous dis, c’est la faute au ministère de l’Éducation nationale, gémit-il, vibrant de sincérité.
Et la meilleure littérature aussi ? J’avoue avoir particulièrement apprécié cette ultime envolée de Subuyan (pp. 263-264) :
Une humeur lyrique s’emparait de lui et, se remémorant Bashô lu autrefois dans les polycopiés de l’université Waseda :
Pénis rabougri
Que seul éclaire un blême
Rayon de lune
Sur mon nombril une ombre
Se profile un rameau mort.
Villa d’Itami
D’orgie la folle nuit
Est fort avancée
Pendouille mon long membre
De tous ses ressorts privé.
Pagne ni obi
Plus rien ne retrouve
Où sont-ils passés ?
Ne reste au petit homme
Que son fier torse velu.
Cubes de tofu
Fin prêts pour la brochette
En chaudrons tout neufs
Attendent aussi les moules
Ne reste qu’à consommer.
Tous deux bouche pleine
Lui affamé la suce
Jusques aux moelles
Pendant ce temps ses jambes
Font un curieux grand écart.
Ah, diverses sont
Les voies à nous offertes
Vers la volupté
Mais nulle pour le gourmet
Ne vaut la bonne bouche.
Ah, je suis morte !
Sanglote l’amoureuse
De plaisir perdue
Frileuse, papier de soir
Qu’elle froisse entre ses doigts.
Dans la latrine
Où je reste accroupi
Se penche la lune
Comme moi finit tout homme
Vit mort entre les jambes.
Allez, un dernier extrait pour la route, avec de vieux ados redoutables (pp. 133-135) :
Mais ça n’avait pas fait long feu et tout avait changé avec le rationnement, puis son paternel avait été mobilisé et tué au combat. « Oui, il aura sa tombe, dès que mes moyens me le permettront… », déclara-t-il [Subuyan] avec un brin d’attendrissement, auquel mit fin Cancrelat avec sa proposition de « concours de biroutes ».
Ils s’étaient baignés tant et plus, à s’en sentir tout ramollis, en avaient plus qu’assez du mah-jong, et quant aux geishas, si, comme il va sans dire, ils en avaient fait venir le premier soir, ce genre de distraction laissait sur leur faim nos maîtres ès porno. Et de cette inaction forcée était née la suggestion opportune de Crancrelat. « En quoi ça consiste ? – En quoi d’autre veux-tu que ça consiste ? Chacun se débrouille pour bander et on compare les dimensions, les couleurs et les formes, tiens. » Là, Lagratte se montrant dans ses petits souliers, et il était bien le seul : « Dans un métier comme le nôtre, faut bien savoir aussi comment c’est foutu un bonhomme. Un gus en train de marquer midi, avouez qu’on a pas tous les jours l’occasion de voir ça. Toi, Lagratte, quand t’en décris dans tes bouquins, de quoi tu parles, hein ? de "dard qui se dressa dans un jaillissement d’épaisses nervures noires", de "hampe fine au chef lourd qui, tirée au clair, se cambra dans une vigoureuse saillie", mais c’est ringard, ces expressions, si tu veux mon avis. Participe à notre concours, va, ouvre bien tes châsses et ça te fera de bonnes références, crois-moi. » Et pour commencer, il emprunta un mètre à une femme de chambre.
La procédure d’érection présentant quelques inconvénients légitimes, même pour eux, ils convinrent de se placer chacun dans un coin de leur suite et de se retrouver lorsque la chose serait à point chez les cinq. Le premier à l’y faire parvenir, en un tournemain, d’ailleurs, fut le jeune Paul, suivi dans l’ordre de Cancrelat, Subuyan, Lagratte, et de Banteki en queue. Les résultats et appréciations devaient être dûment enregistrés sur une grille de mah-jong.
— Bon, on va commencer par ma pomme, dit Subuyan. Mais dites, je mesure le haut seulement ou bien à partir de la base des précieuses ?
La première solution fut retenue.
— Voyons, quinze centimètres et six millimètres, conclut-il, mais Paul chicana :
— Vous rabiotez, en enfonçant le bout comme vous le faites, faut juste le poser.
— Alors, ça me fait quinze centimètres deux.
La circonférence maximale s’avéra mesurer onze centimètres huit, être de couleur brune, rose tirant sur le noir dans la partie dégagée, avec cinq grains de beauté. Cancrelat exhiba un chauve qui gardait son bonnet mais était doté d’un gland de remarquables proportions, six pouces de long et bout en pointe ; Lagratte, pour sa part, présenta le plus beau morceau, peut-être fruit de ses incessantes remises sur le métier : un boutoir de belle allonge en « museau-de-loup et tête-de-baleine », propre à enfoncer l’huis le plus impressionnant ; Banteki ? Truffe en bec de cafetière, passablement lustrée et avec ça gland plein de fougue, mais, mauvais point : la modestie des bourses. Quant à Paul, ah Paul ! quelle promptitude dans la générosité amoureuse, reconnaissable entre tous par son intrépidité, altier lansquenet d’élite lancé dès les aurores, lancier chargeant sans trêve à la nuit tombée. Vision ô combien jubilatoire que cette parade de massues rivales brandies à l’envi hors des fourrés dissimulés par les sorties de bain.
Après cela, on vit jusqu’à quelle hauteur était propulsée, grâce à un vigoureux raidissement, une pièce de dix yen posée sur les pavois de chair, puis ce fut une épreuve d’endurance : combien de minutes d’affilée était-on capable de tenir sans mollir sa virilité au garde-à-vous ? Et tandis qu’au-dehors le mont Rokkô se couvrait de ses volutes de brume si caractéristiques, que déjà tombait le soleil d’automne, nos concurrents en oubliaient le temps qui passe dans leur frénésie à se stimuler de la voix et de la main. Au terme de cette quintuple priapée épique, c’est à Lagratte que revint la victoire au classement général.
... ET LA NAUSÉE
Tout, certes, ne fait pas rire – intentionnellement ou pas. Peut-être, parfois, parce que les temps ont changé – ou plus exactement parce qu’il y a avait dès le départ quelque chose de moche, et c’est peu dire, dans les situations rapportées, même si c'était plus ou moins bien perçu alors. L'ambiguïté peut être de la partie, à cet égard : j'avais déjà évoqué le cas de l'inceste avec une handicapée mentale, scène drôle de par son outrance, mais au fond parfaitement horrible...
Nosaka comme Imamura dressent le tableau d’une société malade, et, s’ils ont pris le parti d’en rire, cela n’enlève rien au tragique éventuel du constat. Et, tout particulièrement quand ce constat se perpétue aujourd’hui, le réflexe de rire peut être remplacé par une forme de nausée.
Ainsi, surtout, de l’univers fantasmatique des films porno ? Subuyan et ses camarades tournent régulièrement des films en fonction des « scénarios » que leur remettent leur clients – et nombre de ces scénarios, presque tous à vrai dire, tournent autour du viol, notamment du viol de lycéennes avec le costume approprié. Principe qui est visiblement déjà un cliché alors, et qui connaîtra une longue postérité – notamment dans les pinku eiga de la Nikkatsu, parfois prétendument dérivés de réalisations d’Imamura.
L’activité de Subuyan tournant toujours un peu plus au proxénétisme, le rire si franc des premières séquences, où les tournages amateurs ont quelque chose de salutairement libertin voire libertaire, tend à s’amoindrir – notamment, pour poursuivre le thème précédent, quand les hommes font preuve de violence à l’encontre de leurs jeunes proies, ce qui n'a rien d'inhabituel.
Même la violence mise à part, l’activité d’entremetteur de Subuyan, confiant à des vieux messieurs des jeunes filles faussement vierges (en fait des prostituées accomplies qui en rigolent) peut sonner plus douloureusement en cette époque où, soi disant pour pallier à la « crise du mariage » au Japon, on organise très officiellement des « fêtes » (omiai party), dans une perspective de « chasse au mariage », visant à arranger les rencontres entre deshommes murs au portefeuilles bien fourni et de jolies et fraîches jeunes filles (même si on en interdit expressément l’accès aux étudiantes – et j’imagine que c’est très révélateur, au fond). Ceci dit, nul besoin d’aller au Japon : tout récemment, en France, une polémique a porté sur un « site de rencontres », je crois, qui appelait ouvertement des lycéennes à rencontrer des vieux porcs...
Il y a aussi cette scène (du roman, elle n'a pas été reprise dans le film) – drôle dans sa conception, mais terrible au fond, ce qui prohibe le rire franc – où Subuyan se voit confier la tâche d’apprendre à un vieux cochon frustré comment palper au mieux les jeux filles contre lesquelles il se colle dans les transports en commun bondés ; activité de « frotteur » qui a un nom, au Japon : chikan. Ça n’en est pas moins, là encore, un phénomène également répandu et répugnant en France.
Le roman et le livre sont globalement drôles, et même très drôles – c’est le monde qui ne l’est pas du tout, qui est même horrible. Le passage des années, ici, a sans doute changé le regard du lecteur/spectateur – le drame est que le monde tout autour, et ici le Japon en particulier, ne change à certains égards que bien trop lentement.
JUSQU’À LA MACHINE
La question de la famille de Subuyan mise à part, qui est beaucoup plus développée dans le film d’Imamura que dans le roman de Nosaka, les deux œuvres, globalement, sont assez proches. Mais, sur le tard, elles prennent des voies assez radicalement opposées – et, en définitive, le film se conclut sur un épilogue très éloigné de la conclusion (étrangement brutale) du roman.
Bon, je sais pas si ça rime à quelque chose dans pareille chronique, mais, au cas où, SPOILERS, du film d’Imamura surtout...
Le point de départ est le même : Subuyan, au moment tant attendu/redouté de se farcir sa belle-fille Keiko, constate son impuissance. Et ça le travaille, même s’il ne participe en rien aux débauches qu’il filme ou organise… Keiko prenant très vite le large, notre pornographe en vient à se persuader que seul son retour pourra lui rendre sa virilité. Cependant, Keiko ne revient pas… et Subuyan en vient à envisager d’autres expédients.
En fait, un plus particulièrement : la poupée gonflable, on va dire (ou mannequin, etc.). Dans les deux œuvres, Subuyan frustré en vient à tenir un discours confus mais qu’il prétend dériver de son activité philanthropique de pornographe, voulant que le mannequin artificiel soit en définitive seul à même de pleinement satisfaire aux fantasmes des hommes.
Dans le roman, Subuyan se fait ainsi livrer une poupée gonflable qu’il assimile aussitôt à sa chère Keiko disparue. Il est fasciné par la réalisation de l’objet… mais n’a pas vraiment l’occasion d’en profiter : le jeune Kabo, qui s’est alors considérablement rapproché d’un Subuyan aux abois, plus que jamais, est lui aussi troublé par la qualité de la « machine »… et décide d’en faire usage, y perdant lui-même son pucelage, d’une certaine manière, et déflorant la femme artificielle. Subuyan, le prenant sur le fait, est écœuré, et, à l’instar de ce client qu’il avait tourné en bourrique, il n’a aucune envie de passer en second : quel intérêt ? La poupée n’est plus vierge ! Elle est bonne pour la décharge – ou, tiens, que Kabo la prenne, puisque c’est ça… Subuyan retourne à l’organisation de partouzes – avec un argumentaire revendicatif toujours plus extrême. Il ne reverra pas Keiko, mais Keiko le reverra. La fin est très brutale.
Rien de la sorte dans le film. On reprend à cette orgie où Subu a l’illumination concernant les vertus des poupées gonflables – et où sa passion exprime une folie qui ne saurait dès lors plus être qualifiée de latente. Mais on comprend alors qu'il ne s'agit pas, pour lui, de se faire livrer pareil outil, mais bien de le réaliser lui-même ! Puis…
Une ellipse de cinq années, et un épilogue totalement inédit.
Nous retrouvons tout d’abord Keiko, qui travaille comme coiffeuse dans le salon qui fut celui de sa mère Haru. Elle bavarde avec ses clientes (qui n’ont pas froid aux yeux), quand son frère Koichi fait son apparition, élégant et souriant : c’est le propriétaire. Mais il est accompagné d’un vieux bonhomme, et se rend derrière le salon de coiffure – qui donne sur un quai. Là il appelle « M. Ogata »… et Subu apparaît, sur un petit bateau, dont la forme évoque tout à la fois une maison et un cercueil ; il a visiblement changé… Il est visiblement devenu fou. Nous apprenons que cela fait cinq ans qu’il vit ainsi, sur ce bateau, à travailler avec acharnement sur son chef-d’œuvre : la poupée ultime – merci à Keiko, qui récupère les cheveux de ses clientes, il en est justement à la finition des perruques ! L’homme qui accompagne Koichi s’avère être un scientifique – il serait très intéressé par la poupée de M. Ogata ; c’est pour les expéditions au pôle Sud, voyez-vous… Kabo, toujours fidèle, comprend cela très bien : un jour, les astronautes emporteront eux aussi une poupée de cet ordre ! Mais Subuyan ne veut pas en entendre parler : il ne fait pas ça pour l’argent ! Il n’a jamais fait ça pour l’argent ! Il est un philanthrope… mais... Non : cette poupée, c’est pour lui seul !
Le vieil homme est complètement cintré, obsédé par sa réalisation – le missionnaire du sexe en est réduit aux fantasmes les plus intimes et incommunicables : les autres, ils ne peuvent pas comprendre…
Peut-on en dériver un « culte » très japonais de la « machine » ? C’est ce que semblent dire Stephen Sarrazin et Julien Sévéon dans leur présentation du film. Je ne sais pas. Je suppose que cela pourrait en même temps renvoyer à un concept prégnant des « nippologies » : le mitate.
Je suppose aussi, enfin, que je peux noter cet ultime plan : tandis que Subu travaille dans l'ombre de son antre flottant en entonnant la chanson paillarde interprétée jadis par Haru à l'asile, son bateau/maison/cercueil, mal amarré, part littéralement à la dérive..
Mais il y a en fait encore un tout dernier plan – celui de l’écran dans l’écran. Le film d’Imamura avait débuté par un zoom sur un écran de cinéma, jusqu’à ce qu’il emplisse complètement le cadre – manière de nous plonger dans un récit où le cinéma est mis en abyme… Le procédé est donc inversé pour la toute dernière séquence : zoom arrière, le bateau à la dérive se trouve finalement dans un écran dans l’écran. Mais ça ne s’arrête pas là – car nous avons en voix off les commentaires des spectateurs ! Semble-t-il un peu perplexes… L’un d’entre eux, et il semblerait bien que ce soit Imamura lui-même, va jusqu’à avouer à l’autre : « J’ai rien compris... » Mais inutile de s’appesantir là-dessus : « Film suivant ! » réclame bientôt l’autre – et d’enchaîner sur un autre film que nous ne verrons pas.
Sans doute effectivement s’agit-il là d’une sorte de pique à l’encontre de la politique d’exploitation des studios, et probablement de la Nikkatsu en particulier – en contrepartie, cela peut aussi impliquer le consumérisme des spectateurs… Tout cela, bien sûr, entre en résonance avec les méthodes de tournage de Subu et Banteki, notamment quand ils usent, dans la première scène du film, d’un dispositif maison associant huit caméras Super 8 pour tourner huit films en même temps ! Une pique dans le ton du film, du coup…
ROMAN-PORNO (OU PAS VRAIMENT)
Les Pornographes, roman de Nosaka Akiyuki, s’est avéré à la hauteur des souvenirs très enthousiastes que j’en avais conservé. Le Pornographe, film d’Imamura Shôhei qui en est adapté, et que je découvrais cette fois, m’a de même parfaitement convaincu. Un beau doublé, là encore, et un bel exemple d’adaptation.
Il me faudra lire d’autres livres de Nosaka, j’en ai quelques-uns en réserve ; il me faudra aussi voir beaucoup d’autres films d’Imamura – d’autant que ce visionnage a constitué pour moi un premier aperçu de la première carrière du réalisateur, avant l’interruption documentaire, et avant encore le succès international. Il ne serait donc pas étonnant que j’y revienne un de ces jours sur ce blog...
Je poursuis ma découverte assurément bien tardive de l’œuvre de feu Kon Satoshi, grand maître, si éphémère, de l’animation nippone, qui a pas mal chamboulé les choses dans le domaine. J’avais commencé par son unique série, Paranoia Agent, qui m’avait fait de l’effet et c’est peu dire, et j’avais poursuivi avec Paprika, son dernier long-métrage, admirable adaptation d’un roman de Tsutsui Yasutaka (Kon Satoshi s’est toujours présenté comme un fan de l’auteur de Hell, pour citer un titre pas forcément si éloigné dans l’esprit, à défaut de La Traversée du temps, son œuvre la plus célèbre, mais très jeunesse, qui a toutefois débouché sur une autre remarquable « adaptation » animée, très libre, par Hosoda Mamoru). C’était sans doute prendre un peu les choses à l’envers, et il était bien temps de retourner aux débuts de la carrière du réalisateur, avec Perfect Blue, son premier long-métrage d’animation, en 1997 (le film est sorti en France deux ans plus tard).
Mais ce n’était pas tout à fait le début de la carrière de Kon Satoshi, en fait. Celui-ci avait commencé par être auteur de mangas, mais il avait aussi déjà travaillé dans le domaine de l’animation avant 1997, ayant en fait été pris sous son aile (et ça je n’en savais absolument rien) par Ôtomo Katsuhiro, le mythique auteur d’Akira, qui lui a régulièrement confié du travail, par exemple sur Roujin Z, etc. En fait, le rôle d’Ôtomo est essentiel ici, puisque le projet de Perfect Blue est largement de son fait : il a confié à Kon Satoshi l’adaptation du roman éponyme de Takeuchi Yoshikazu, et le réalisateur novice a ensuite seulement conçu son scénario en collaboration avec Murai Sadayuki. Une initiative bienvenue, assurément – car le projet collait en fait parfaitement aux envies de Kon Satoshi, réalisateur qui n’a jamais caché son admiration pour Philip K. Dick et ses jeux complexes sur la notion de réalité, ce dont, plus tard, Paranoia Agent et Paprika (au moins) témoigneraient encore.
Ceci étant, Perfect Blue ne se présente pas comme un film de science-fiction, mais comme un thriller. Ce qu’il est jusqu’au bout de la pellicule, mais avec tout de même une singularité admirable, et un brio narratif autant que visuel qui le hisse tout au sommet du genre ; en fait, à sa sortie, Perfect Blue a fait l’effet d’un vicieux coup de poing dans le bide, au point où on y a vu comme l’essence d’une « nouvelle animation japonaise ».
DE LA J-POP À L’ENFER (ENFIN, UN AUTRE ENFER, QUOI…)
L'histoire ? Mima est une chanteuse dans un trio J-Pop (horreur glauque) du nom de Cham. Aidoru, poupée érotisée par la force des choses, la jeune femme autour de la vingtaine a désormais envie de tourner la page : elle annonce en public qu’elle quitte le groupe (à l’espérance de vie de toute façon douteuse, après deux ans et demi de tubes guimauve à faire saigner les oreilles), et ce afin de devenir actrice. Pour l’heure, cependant, elle n’obtient guère qu’un très second rôle dans une série télé… Pas exactement de quoi devenir une star du petit ou du grand écran, et elle en a certainement conscience – ses agents aussi, qui se disputent sur la pertinence de ce choix de carrière : la maternelle Rumi, qui fut chanteuse elle aussi en son temps, est au mieux perplexe… Il est vrai que l’on incite la petite Mima à briser son image virginale (?) de chanteuse J-Pop pour percer dans le métier, que ce soit en tournant une scène de viol passablement graphique ou en posant nue pour tel magazine de charme...
Cette reconversion est en soi problématique, donc, mais les événements dégénèrent. Car les fans, ou du moins l’un d’entre eux, que l’on devine d’emblée être ce bonhomme au faciès monstrueux qui suit à la trace son idole, n’apprécient pas dans une égale mesure la décision de Mima de tourner la page Cham. Autour de la jeune femme, les menaces se muent vite en attentats, et les morts commencent à s’entasser.
Forcément, à tourner ainsi autour de Mima, ces meurtres semblent en fait l’accuser elle-même. Au point où la starlette se pose la question de sa responsabilité… de manière éventuellement très concrète. Car la réalité autour d’elle semble toujours moins palpable, tandis que sa santé mentale apparaît bien fragile : bientôt, distinguer ce qui est vraiment et ce qui n’est que fantasme devient peu ou prou impossible (pour l’héroïne, et tout autant pour le spectateur). Mima se noie dans une spirale hallucinée, où le temps lui-même semble la prendre à parti, et l'accuser de tous les maux !
‘CAUSE THIS IS THRILLER !
Ces derniers éléments, qui, à maints égards, constituent la substance du film, pourraient bel et bien tirer Perfect Blue vers la science-fiction notamment dickienne – ou éventuellement, pour ce que j’en sais, celle d’un Tsutsui Yasutaka, une dizaine d’années seulement avant Paprika, l’ultime réalisation de Kon Satoshi.
Cependant, la couleur (…) est vite donnée, qui affiche Perfect Blue en tant que thriller psychologique – en fait, le réalisateur s’en amuse : très tôt dans le film, nous voyons des fans de Cham (pas les plus tendres pour Mima, suite à sa décision de lâcher le trio J-Pop) déambuler dans une librairie, en se demandant « pourquoi les thrillers psychologiques japonais sont si mauvais »…
Perfect Blue n’est certainement pas « mauvais » ; en fait, il atteint à la quintessence du genre, muri et savamment exposé en même temps que détourné. Une dimension qui ressort du scénario, déjà : très honnêtement, et peut-être d’autant plus maintenant que vingt ans se sont écoulés depuis la sortie du film, l’histoire de Perfect Blue n’a rien de bien révolutionnaire – sa trame de thriller, en tant que telle, est limite convenue. Bien sûr, les jeux sur la réalité changent la donne, et c’est sans doute ce qui compte le plus. Cependant, même cette approche n’est pas forcément si audacieuse, et l’on pourrait sans peine avancer quelques titres qui opèrent plus ou moins de la sorte.
D’autant que ces titres, cinématographiques, sont aussi à avancer en tant que modèles (éventuellement à dépasser) sur un plan autrement fondamental : non pas l’histoire en elle-même, mais la manière de la raconter – ce qui inclut des procédés purement narratifs, mais aussi d’autres relevant bien davantage de la réalisation et de la mise en scène, et c’est à mon sens ici que Perfect Blue brille tout particulièrement. Des noms viennent aussitôt en tête – comme Brian De Palma (je dirais notamment pour Sisters, de manière assez frontale, mais aussi probablement Pulsions, voire Obsession), ou Dario Argento, du temps où il était brillant (Les Frissons de l’angoisse en tête, peut-être aussi d’autres films comme Le Chat à neuf queues ou L’Oiseau au plumage de cristal), le registre du giallo pouvant suggérer d’autres noms, éventuellement celui de Mario Bava, d’ailleurs. Mais tout ceci pointe au fond sur la même référence commune : Hitchcock – celui de Psychose, de Vertigo ou de Marnie, peut-être aussi Frenzy et d’autres titres de la mouvance la plus sombrement menaçante du maître de l’angoisse…
Il y a de tout cela, dans le thriller de Kon Satoshi, mais aussi bien d’autres choses (dans le registre du thriller ou au-delà), qui lui permettent de revendiquer farouchement sa singularité ; cependant, je crois qu’il faut garder derrière l’oreille l’idée d’un film qui brille avant tout, non pour son histoire (ou même plus largement son propos, à certains égards, mais avec tout de même d’éloquents contre-exemples), mais pour sa manière de la raconter.
CE QUI DEMEURE QUAND ON CESSE D’Y CROIRE (S’IL DEMEURE QUOI QUE CE SOIT)
En attendant, mais c’est lié, il faut tout de même revenir sur le caractère insaisissable de la réalité dans le film de Kon Satoshi, d’autant que c’est probablement là que réside la clef, ou du moins une clef, essentielle, de son œuvre, au-delà de ce seul premier long-métrage – même si mon impression est peut-être faussée par la persistance de ce thème au tout premier plan dans les deux seules autres réalisations de Kon Satoshi que j’ai vues, Paranoia Agent et Paprika, donc.
Si l’on reprend la fameuse définition de Philip K. Dick, voulant que « la réalité est ce qui demeure quand on cesse d’y croire », on perçoit bien toute la difficulté soulevée par ce thème dans Perfect Blue – car il n’est pas dit qu’il y demeure quoi que ce soit en définitive. Impression d’une certaine manière renforcée par les ultimes twists du métrage, dans leur composante thriller : il s’agit bien d’apporter une conclusion à l’histoire, et même, chose horrible, une conclusion en forme d’explication plausible – et éventuellement un peu banale, à la limite en fait de la déception, s’il fallait s’en tenir là… Seulement voilà : à ce stade, le spectateur, dressé par le réalisateur au fil de séquences remettant sans cesse en cause sa perception de la « réalité » (et, je suppose, interrogeant en même temps la pertinence de ce concept dans une œuvre s’affichant comme fiction, tout particulièrement dans un registre de film d’animation qui, en tant que tel, crie à chaque plan son irréalisme), le spectateur, donc… y croit plus ou moins. Et c’est probablement ce qui fait tout le sel de cette conclusion.
Car les dérapages de Mima ou du monde autour d’elle (?), auparavant, ont toujours un peu plus perturbé le spectateur et son appréhension du récit. Avec habileté, car Kon Satoshi joue avec lui et avec ses attentes : tantôt, le questionnement de la réalité ira dans le sens de ces dernières – mais, d’autres fois, il en prendra le contrepied avec une violence, une brusquerie, d’une radicalité telle qu’elles en deviennent physiquement palpables, et même douloureuses.
Le film prend soin, et d’autant plus à mesure qu’il a conditionné le public, ce qui demande un peu de temps (mais le timing est d’une extrême précision à cet égard), de cultiver l’ambiguïté, plutôt que les seuls rebondissements, qui auraient à force quelque chose d’un peu trop mécanique. La bascule entre réalité et fantasme est alors impossible, à l’encontre de la logique du twist, et l’incertitude du spectateur n’a plus rien à voir avec le sourire complice qu’il pouvait arborer lors de tel précédent retournement de situation, parce qu’il l’avait « prévu », ou de tel autre, parce que, bien au contraire, il devait admettre s’être fait posséder par un auteur forcément diabolique – et le genre exige qu’il le soit. Mais l’ambiguïté maintenue opère différemment : dans ces cas-là, le spectateur réclame d’une certaine manière une réponse, même « temporaire » (et à terme probablement « fausse », mais qu’importe), que lui refuse le réalisateur, qui bien au contraire fait mariner sa proie dans les tourments de l’indécision – une dimension qui me paraît essentielle dans les scènes les plus violentes du film, et notamment celles où la violence est largement d’ordre sexuel ; ainsi, surtout, de la scène où Mima actrice « joue » son viol : le questionnement de la réalité y passe par tant de degrés que c’en devient vertigineux, alors même que cette sensation oppressante entretient une relation plus qu’étrange avec le malaise ressenti par le spectateur devant la douleur obscène de la scène dans la scène (dans la scène)…
Sur un mode moins nauséeux, voire carrément ludique si ça se trouve, mais pas si éloigné pourtant, le film expose d’ailleurs la mécanique du twist et de ses procédés narratifs en « imposant » (mais pour un temps seulement) des grilles de lecture au spectateur, et là encore en jouant de ses attentes : par exemple, Mima est en fait morte – à la « Ce qui se passa sur le pont de Owl Creek » ou Ubik ; ou encore, Mima n’existe pas, seulement Yôko, qui n’est pas le personnage joué par Mima dans la série, mais la vraie jeune femme qui a suscité pour se protéger le fantasme Mima, et l’actrice jouant la psychiatre est en fait une vraie psychiatre, etc. Ce genre de choses... En fait, le moment Mima/Yôko représente un pic dans le questionnement de la réalité, au point, où, ai-je l’impression, le film choisit, et de manière radicale, de provoquer ainsi chez le spectateur un effet de saturation, voire d’overdose. « L’explication » ne convainc pas, alors qu’elle n’est « objectivement » pas moins bonne qu’une autre – c’est que le public, qui s’espérait malin à la hauteur du film (et qui, très épisodiquement ici, peut avoir l’impression que le métrage n’est au fond « pas si malin », impression sans doute vite démentie), doit alors admettre qu’au fond il ne sait absolument rien, et qu’il n’y a peut-être rien à savoir, a fortiori dans une œuvre de fiction qui, en définitive, si elle doit expliquer quoi que ce soit, le fera de toute façon sans lui demander son avis, et probablement sans que cela importe, au fond : une histoire de chat quantique, autant dire qu’elle ne peut se permettre d’exister que dans la mesure où la boîte est encore fermée ; le dénouement justifie peut-être l’histoire, il faudra bien trancher l’indécision, sans quoi elle ne ferait peut-être pas sens (c’est à débattre), mais c’est bien cette indécision qui séduit.
Tout ceci est très malin – mais pas forcément, donc, eu égard à la seule mécanique des twists, plutôt dans sa manière de l’exposer et de jouer avec les attentes du spectateur, au point où le jeu se mue insidieusement en un assaut frontal (et peut-être même un peu sadique ?) de ses convictions, de son intelligence, mais aussi de son ressenti.
MISE EN SCÈNE ET RÉALISATION : DU BON USAGE DU MÉDIUM
Tout ceci implique une mise en scène et une réalisation à la hauteur – et c’est peu dire qu’elles le sont.
Enfin, j’ai lu (rarement, ouf…) quelques retours chagrins sur la technique du film, hein… D’aucuns ont trouvé son animation « approximative », voire « bâclée »… Mais non, franchement, non. C’est un très beau travail, et on sent toute la minutie des auteurs, le soin presque maniaque que Kon Satoshi a apporté à son bébé.
Mais je vais dire un truc idiot à mon tour, tiens : Perfect Blue m’a d’autant plus bluffé que j’ai eu conscience, au fil même du visionnage, de la qualité extraordinaire de sa mise en scène et de sa réalisation – au point même où je me suis demandé si j’avais jamais vu quoi que ce soit du genre ailleurs, y compris chez les plus grands maîtres de l’animation nippone, les Miyazaki Hayao, les Takahata Isao, les Ôtomo Katsuhiro… C’est sans doute absurde : bien sûr, que les notions de réalisation et de mise en scène sont pertinentes quand on parle du Voyage de Chihiro ou de Princesse Mononoké, du Tombeau des lucioles ou de Pompoko, ou encore d’Akira… Pourtant, il y a quelque chose, ici…
Je crois que cela tient en partie du moins à un aspect du film qui a pu prêter à confusion, y compris me concernant. Dans une brève interview d’époque, en bonus du DVD, Kon Satoshi (visiblement guère à l’aise dans cet exercice médiatique, d’ailleurs…) est visiblement déconcerté, et même agacé ai-je l’impression, par une remarque de l’interviewer voulant que la réalisation de Perfect Blue évoque celle d’un film en prise de vue réelle. Quoi qu’en pense le réalisateur, je ne jetterai pas la pierre à l’interviewer, car j’ai eu très exactement ce sentiment en cours de visionnage… Il y a quelque chose, dans les mouvements des personnages notamment, qui m’a immédiatement saisi à cet égard, et qui, pour le coup, ne me paraît pas si fréquent dans les films d’animation. Une scène de meurtre notamment (celle du photographe) m’a interloqué, où les gestes du tueur comme de la victime sont rendus avec une précision rare, un degré de « réalisme » (mais c’est donc une notion à réévaluer globalement dans ce film…) jamais atteint ou peu s’en faut.
Cependant, je crois comprendre pourquoi Kon Satoshi ne se reconnaissait pas dans cette remarque – et le fait est que Perfect Blue, même avec cette approche du mouvement qui m’a paru très singulière, est bel et bien un dessin animé, entendre par-là qu’il use à plein, et avec une grande habileté narrative, et, tout autant, une indéniable maîtrise technique, des possibilités uniques offertes par ce médium. Sous cet angle, Perfect Blue n’est pas « réaliste », et à dessein (animé) (…) (pardon). Dans la construction des plans comme dans leur montage, dans les effets graphiques comme dans les procédés narratifs, il constitue un film d’animation mûrement réfléchi, et comme tel. Le résultat est admirable d’intelligence autant que de beauté… et de violence – mais ça, j’y reviendrai.
Bien sûr, cette approche est en fait indissociable du questionnement de la réalité au cœur du film : la narration n’est pas seulement affaire scénaristique, elle relève tout autant de la réalisation au sens le plus technique, voire matériel (ce qui inclut la qualité de l’animation, mais pas seulement), et de la mise en scène, au plan graphique (ou sonore, d’ailleurs – le bruitage et la musique ont leur part dans cette affaire, ce que la scène du meurtre dans le parking illustre à merveille) comme à celui de la direction d’acteurs. Ces différentes approches constituent un tout qui est le film – un tout dont on sent bien que le moindre aspect a suscité l’attention presque maniaque de l’auteur-démiurge. Le budget était assez serré, ai-je cru comprendre, mais le résultat n’en fait pas le moins du monde état : c’est admirable de bout en bout – irréprochable, disons-le.
TÔKYÔ 1997 : OTAKU, STALKERS ET POUPÉES ÉROTISÉES
Mais le film présente bien d’autres intérêts – et je suppose, mais peut-être avec un certain recul ? qu’il faut mentionner ici le regard qu’il porte sur le Japon de son temps, dont il capte une image, sinon l’essence ; il en a figé quelque chose, en tout cas, et constitue en tant que tel une forme de témoignage sociologique – plutôt sombre…
Le point de départ, ici – enfin, après un « faux départ » amusant autant que déstabilisant sous la forme d’un sentai joué en live (« C’est moins bien qu’à la télé… »), – le vrai point de départ, donc, est sans doute la J-Pop. Et là je dois avouer un sacré biais : je ne comprends pas. Je ne comprends rien à tout ça. Il y a visiblement des fans (chez mes jeunes collègues japonisants c’est assez flagrant), et ça me dépasse. En tant que tel, je ne suis donc pas le mieux placé pour en parler…
(Bon, j’ai regardé une ou deux vidéos de Babymetal, OK, je le confesse, mais ne le répétez pas, c’était juste pour ne pas mourir inculte, voilà !)
Mais bon : la J-Pop. Mima, avec son groupe Cham, est tout ce que l’on est en droit d’attendre de ce genre de chose. Si les trois chanteuses et danseuses ont dans la vingtaine (elles tournent depuis deux ans et demi), elles jouent sur scène des personnages probablement plus jeunes, avec leurs robes improbables de sages poupées chantant niaisement l’amour ; elles sont fortement érotisées, bien sûr, et le culte que leur vouent leurs fans, des hommes plus ou moins jeunes, voire beaucoup moins, doit sans doute plus à leur plastique avantageuse et virginale et, paradoxe seulement en apparence, aux fantasmes plus ou moins avouables qu’elles entretiennent prestation après prestation, à l'extrême limite de l'excitation pédophile, qu’à la « qualité » de leur musique, soupe variétoche matinée de pénibles reliquats d’eurodance en voie de ringardisation rapide. Certes, cela reste de toute façon une affaire de mauvais goût.
Dans les premiers temps du film, d’ailleurs, un petit groupe de fans jouent presque autant le rôle de personnages point de vue que Mima elle-même – et ce sont des fans qui ont la dent dure pour la traîtresse (mais de toute façon, ce n’était pas celle qu’ils préféraient dans Cham, alors…). En contrepoint de ces exégètes, dignes en façade mais pas moins aiguillés par leurs hormones dans leurs passions « musicales », un second groupe de fans étonne encore davantage – des sortes de voyous, entre punks et racailles, dont on ne comprend tout simplement pas ce qu’ils foutent là (à part le bordel, bien sûr).
Lequel groupe de crétins a bientôt maille à partir avec un fan d’un autre ordre – l’incarnation, en fait, du TRVE fan, un personnage plus qu’inquiétant, dont les traits du visage sont horriblement défigurés, lui conférant un air monstrueux, quelque part entre la créature de Frankenstein et Quasimodo. Il est de tous les concerts, il achète tous les disques et tous les livres, il ne vit que par et pour Cham, non, par et pour Mima… Il est un otaku, même s’il sort en fait parfois de chez lui, mais seulement pour se rendre aux concerts de Cham et pour acheter les produits dérivés en lien avec le trio de jeunes filles.
Son caractère d’otaku est encore accentué dans une dimension du film dont j’avoue qu’elle m’a surpris : c’est que nous sommes alors en 1997, et Internet commence tout juste à se démocratiser… En fait, Mima ne sait absolument pas ce qu’est Internet, et pas davantage comment l’utiliser. Rumi le lui explique, quand Mima apprend qu’ « un fan » (nous savons très bien de qui il s’agit) a conçu un site intitulé « Chez Mima », et sur lequel il tient, à la première personne, le journal de la jeune femme, avec une précision inquiétante – le bonhomme est bien renseigné… Rien d’étonnant à cela : en fait d’otaku, il est peut-être plus encore un stalker – et le malaise s’installe (en jouant du thème classique du double, notamment, ce qui fait sens dans l'identification du fan avec son idole). Bien sûr, la situation devient plus préoccupante encore, quand le ton du journal de « Chez Mima » se met à critiquer les choix de carrière de la jeune femme… puis à se répandre en accusations contre les responsables de la série Double Bind (bien nommée), qui la « forcent » à jouer cette fameuse scène de viol incompatible avec la pureté virginale de l’aidoru, ou à réaliser ces odieuses photos dénudées qui, à mesure que le photographe s’excite, bave aux lèvres et goutte au front, prennent une tournure à la lisière de la pornographie !
Mais c’est justement un autre point, crucial, à mettre en avant. Au-delà du seul prétexte de la reconversion de la chanteuse en actrice, tout le film, via une Mima qui paraît pourtant bien naïve à cet égard, insiste sur son érotisation nécessaire et permanente, dans une société dont le machisme, même plus insidieux à ce stade, c’est frontal, lui impose toujours plus de compromissions en forme de chantages pervers. Pour devenir une starlette de la J-Pop, Mima se devait d’être jolie, et de savoir danser ; mais son image censément « pure » ne changeait rien au fait qu’elle était avant toute chose, pour son public, masculin, plus âgé, un objet de désir, une poupée génératrice de fantasmes éventuellement très salaces. L’hypocrisie de ce rôle ne fait guère de doute, mais abandonner la J-Pop pour le cinéma et la télévision n’améliore en rien les affaires de notre naïve héroïne – c’est simplement qu’on s’y montre un peu moins hypocrite, au fond… Pas moins cynique. La scène du viol ? Les photographies dénudées ? Mima se montre conciliante, voire volontaire, mais la certitude de ce qu’on les lui extorque ne fait guère de doute. C’est purement et simplement du chantage : elle veut être actrice ? Il faut alors qu’elle se salisse – c’est ce que l’on attend d’elle. Qu’importe si ses répliques sont limitées (on verra plus tard… peut-être…), ce que son public veut, qu’il l’admette ou s’en défende (le spectateur de Perfect Blue inclus), c’est la voir à poil, et/ou malmenée par un agresseur sur une scène de théâtre, elle-même la scène d’un film… Profond malaise, que la rixe au concert de Cham annonçait pourtant d’une certaine manière, mais qui prend alors une tout autre dimension.
Car la réification assumée de la starlette, sur scène ou à l’écran, et les chantages qu’on lui impose, dont le tournage de la scène de viol n’est finalement que la concrétisation au-delà du symbole (pas moins insoutenable), relèvent de cette ultime dimension du film que je compte envisager ici, et pas celle qui m’a le moins bluffé : sa violence ahurissante, y compris voire surtout quand elle relève de l’intime.
AVATARS DE LA VIOLENCE
Depuis que les dessins animés japonais se sont internationalisés et démocratisés, y compris, en France, via quelques « malentendus » au Club Dorothée, on n’a pas manqué de stigmatiser leur violence – réflexe, souvent, de pères la pudeur incapables d’intégrer que les dessins animés n’étaient pas en tant que tels destinés aux pitinenfants. Oh, cela ne signifiait certes pas que cette violence relevait purement du fantasme, et elle pouvait assurément constituer un argument de vente – rememberl’élégante présentation des VHS Manga Vidéo avec Sepultura en fond sonore ?
Mais, sans aller jusque-là, la question de la violence se pose pour Perfect Blue – qui n’est certainement pas un dessin animé pour les enfants, faut-il le préciser… Reste que cette question est en fait essentielle à mes yeux, même si dans un tout autre registre, sans rien de putassier. Certes, il y a çà et là quelques éclats de gore, quelques giclées d’hémoglobine qui repeignent les murs ; et je connais un certain tournevis qui devrait vous hérisser les nerfs… Mais c’est somme toute très épisodique, et ce n’est pas vraiment de cela dont je parle. Et l’effet n’a pas grand-chose à voir avec du gore rigolo à force d’outrance.
Le fait est que la violence, dans Perfect Blue, est palpable, douloureuse, terrible, incomparablement plus que dans le tout-venant racoleur. Elle joue pour partie sur les codes du cinéma d’exploitation, j’imagine, mais elle les subvertit en même temps, en ce que les scènes les plus rudes sont intégrées à un niveau que je dirais intime : elles ne font certainement pas rire, et ne laissent pas non plus froid – un sacré risque chez qui s’enquille quantités de métrages du genre. Non : la violence, ici, est redoutable – les scènes violentes font mal au ventre, elles sont autant de coups de poings vicieux en plein dans les intestins, qui coupent le souffle et suscitent bientôt la nausée ; mais pas dans un registre d’exploitation, donc – le sentiment, c’est que la violence n’est jamais anodine.
D’une certaine manière, j’ai l’impression qu’elle s’accapare ici le qualificatif « psychologique » du genre thriller, pour en exprimer une dimension pas forcément si courante. La violence la plus palpable, ici, est intime – et c’est ce qui la rend si redoutable. C’est peut-être particulièrement vrai quand cette violence est d’ordre sexuel, ce qui se produit à plusieurs reprises dans le film, via Mima et ce qu’on attend d’elle (ce « on » renvoyant donc aussi au spectateur mâle lambda), autant dire l'obscénité la plus cracra.
La scène de viol simulé, dont j’avais déjà parlé plus haut, est probablement le moment clef dans cette approche. À s’en tenir à « l’objectivité » la plus plate, il n’y a pas de violence à proprement parler, l’agression est jouée en parfaite connaissance de cause, c’est de la comédie ; le spectateur le sait... mais il vient bientôt à en douter – et à en douter avec Mima elle-même, qui, à ce stade, n’a pas encore totalement décroché de la réalité, mais, a posteriori, cette scène constitue sans doute la bascule du film. Mais l’angoisse, ici, ne tient pas seulement à ce que le viol simulé pourrait devenir, plus ou moins insidieusement, un viol authentique (d'autant plus du fait de sa répétition, très cruelle !) ; cette crainte est terrible, ô combien, mais elle s’associe à un constat plus… intime, oui, de ce que la scène est de toute façon déjà une violence en tant que telle insupportable, inacceptable.
C’est là, à mon sens, que le film atteint en fait des niveaux de violence proprement ahurissants : il ne s’agit pas que de mutiler et tuer, on ne quantifie pas la violence en seaux d’hémoglobine ; si la violence est ici si redoutable, c’est parce qu’elle ne s’en tient pas à ses connotations les plus démonstratives et explicites – il peut y avoir violence sans que le sang ne coule, et c’est probablement ce qui se produit le plus souvent. Cela tient à ce que cette violence d’un autre ordre est intériorisée – tout particulièrement quand elle est d’ordre sexuel, donc ; mais c’est aussi ce qui lui permet, paradoxalement peut-être, d’embrasser un champ autrement global, une notion autrement large (et complexe), en étendant la violence aux attentes psychologiques et peut-être plus encore sociales, dans une société dont l'exigence relève de la perversion sadique plus ou moins bien admise (ce qui, au passage, va probablement au-delà de la seule question de la condition des jeunes femmes japonaises, même si la focale est légitimement placée sur ce thème).
D’une certaine manière, le viol commence dès l’ultime concert de Mima au sein des Cham – dans le film ; mais l’intuition est alors irrépressible, que cela a commencé en fait bien avant.
Et le résultat est saisissant, terrible, nauséeux. D’une certaine manière, c’est la violence de Festen, disons – plutôt que celle d’un film d’exploitation italien post-Zombie ou Cannibal Holocaust. Et d'autant plus stupéfiante dans le cadre d'un dessin animé !
Et c’est un atout de taille. Le film prend aux tripes, il fait mal (et ça fait du bien), et je ne doute pas que son souvenir demeurera longtemps imprimé dans un recoin douloureux de mon cerveau.
BLUFFANT
Toutes ces dimensions s’associent pour faire de Perfect Blue un vrai chef-d’œuvre. Le voyant avec vingt ans de retard, je suis incapable d’appréhender ce qu’il a pu représenter au moment de sa sortie, mais c’était sans doute quelque chose.
Oui, je découvre bien tardivement Kon Satoshi… Et en plus j’ai pris les choses à l’envers, ayant commencé par Paranoia Agent et Paprika, avant de revenir à ses débuts (en tant que réalisateur de longs-métrages, du moins) avec Perfect Blue. Ça ne m’aide pas à tenir un discours à la fois cohérent et véritablement pertinent sur l’œuvre de cet auteur en forme de comète dans le ciel de l’animation nippone.
J’ai toutefois envie d’émettre une remarque, concernant ces trois œuvres : j’avais adoré Paprika, mais dans une optique que je suppose avoir été un peu… « intellectuelle » ? « À froid », d’une certaine manière ? Une autre manière de le dire, peut-être plus juste, consisterait à avancer que j’ai eu l’impression d’une œuvre où mon appréciation, marquée, empruntait d’une certaine manière d’emblée le mode « compte rendu », dès le visionnage même : tiens, ça, c’est intéressant, tiens, ça aussi, etc. Il y a eu cette tendance dans les premières scènes de Perfect Blue, mais cela n’a pas forcément duré – parce que le film m’a alors assené ces terribles coups de poing dans le bide, manière radicale mais pertinente de me dire qu’il me fallait remettre la tentative d’analyse à plus tard, et pour l’heure me prendre le film en pleine face, ou plutôt en plein ventre, donc, d’une manière autrement viscérale. Du coup, mon ressenti n’est pas du tout le même – et, si j’ai adoré Paprika, je crois que j’ai encore préféré Perfect Blue, justement pour cette… eh bien, cette violence, en fait – mais au sens large que je viens de décrire, et sur le moment, pas après coup.
À cet égard, j’ai l’impression que Paranoia Agent, et pas seulement au sens prosaïque, à savoir dans la filmographie de l’auteur, constitue un entre-deux – car la série, ma chronique en témoignait d’ailleurs, m’avait profondément touché, à un niveau intime, de par son traitement de la thématique du suicide ; au point où les qualités indéniables de la narration et de la réalisation, sans passer totalement au second plan, ne venaient du moins pas parasiter outre-mesure la perception et l’intégration sur le vif des épisodes.
Mais j’ai l’impression que Perfect Blue va encore plus loin à cet égard. C’est littéralement une grosse baffe – une grosse baffe qui fait mal, et donc qui fait du bien, oui, et on en redemande.
FUKAZAWA Shichirô, Étude à propos des chansons de Narayama, [楢山節考, Narayama-bushikô], traduit du japonais [et préfacé et postfacé] par Bernard Frank, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1956, 1958-1959, 1979, 1980, 1983] 2004, 151 p.
Acteurs principaux : Ken Ogata (Tatsuhei), Sumiko Sakamoto (Orin), Takejo Aki (Tamayan), Seiji Kurasaki (Kesakichi), Tonpei Hidari (Risuke « le Puant »), Ryutaro Tatsumi (Matayan), Junko Takada (Matsu)…
TROIS VARIATIONS SUR LA BALLADE DE NARAYAMA
Tentative, aujourd’hui, dans un exercice auquel je ne me suis sauf erreur jamais livré : la chronique parallèle d’un livre et de son adaptation au cinéma – sauf que, tant qu’à faire, je vais en fait parler d’un livre et de deux de ses adaptations...
Le livre, c’est Narayama, ou plus exactement Étude à propos des chansons de Narayama, un court roman, ou même une nouvelle (publiée en tant que telle en revue, d’ailleurs), signée Fukazawa Shichirô, dont c’était la première publication, en 1956 : coup d’essai, et coup de maître. Puis vinrent les adaptations : dès 1958, la nouvelle est transposée au cinéma par Kinoshita Keisuke, avec pour titre français La Ballade de Narayama (le titre japonais demeure le même, Narayama-bushikô, et cela vaut aussi pour le film qui suit) ; enfin, en 1983, Imamura Shôhei en livre une nouvelle version, avec toujours pour titre français La Ballade de Narayama, qui remporte la Palme d’or à Cannes (la première du réalisateur, qui en obtiendrait une seconde pour L’Anguille en 1997). À noter, je viens tout juste d’apprendre qu’il y aurait encore une autre adaptation de la même nouvelle, mais coréenne cette fois, Goryeojang, de Kim Ki-young, en 1963.
Les trois œuvres (japonaises) dont je vais parler aujourd’hui ont ceci de fascinant qu’elles affichent toutes une forte singularité, et ce alors même que, par définition, elles racontent peu ou prou la même histoire. En fait, le terme de « singularité » est à maints égards bien trop timide – car on ne saurait imaginer des œuvres aussi violemment opposées, dans le fond comme dans la forme, que les films de Kinoshita et Imamura, alors qu’ils sont tous deux inspirés de la même nouvelle de Fukazawa… Et pourtant, dans tous les cas, nous avons affaire à des chefs-d’œuvre, le mot n’est pas trop fort.
Je précise à tout hasard que j’avais déjà lu Narayama, et vu le film d’Imamura Shôhei – plusieurs fois dans les deux cas, d’ailleurs, il me semble. Par contre, je n’avais encore jamais vu le film de Kinoshita Keisuke, une découverte à l'occasion de cette chronique.
LES AUTEURS ET LEUR NARAYAMA
Quelques mots, d’abord, sur les trois auteurs qui vont nous intéresser aujourd’hui, avec une présentation hâtive de « leur » Narayama.
Fukazawa Shichirô et les chansons de Narayama
Il faut bien sûr commencer par l’auteur de la nouvelle originelle, Fukazawa Shichirô (1914-1987). Il présente un profil assez atypique dans les lettres japonaises, car il n’est venu que tardivement à l’écriture. Il n’a pas poussé ses études, et a longtemps été musicien professionnel, et guitariste d’abord, un peu partout mais surtout au music-hall.
Étude sur les chansons de Narayama est sa première publication littéraire, en revue, en 1956 – il a alors 42 ans. La nouvelle, pour être l'œuvre d'un débutant, ne passe cependant pas inaperçue, loin de là : elle est très tôt récompensée par un prix littéraire, et, surtout, s’attire les louanges de sommités des lettres japonaises, parmi lesquelles, ce n’est pas rien, Tanizaki Junichirô et Mishima Yukio ! Et sans doute cet écho n’est-il pas pour rien dans la décision de la Shôchiku, l'un des grands studios japonais de l'époque, d’en faire une adaptation cinématographique dès 1958, confiée à Kinoshita Keisuke, tandis que le livre sera traduit en français dès 1959.
Mais restons-en à l’auteur, pour l’heure. Bernard Frank, le traducteur, ne s’en fait pas écho dans ses postfaces « réactualisées » en 1979 et en 1983 (il n’y parle pas davantage des films, alors que celui de Kinoshita avait pourtant précédé sa traduction ; mais, à la dernière réactualisation, le film d’Imamura était sorti quelques mois plus tôt à peine au Japon, s'il ne tarderait plus en France, et à Cannes), car il préfère évoquer quelques œuvres d’un point de vue « strictement littéraire » (et pas si bienveillant ?). Mais Fukazawa s’est retrouvé à nouveau au cœur de l’agitation littéraire en 1960-1961, dans des circonstances tout autres, au parfum de scandale… En décembre 1960, il publie, dans la même revue où il avait publié Narayama, une nouvelle dans laquelle le narrateur fait un rêve : la gauche radicale a pris le pouvoir au Japon, et le prince Akihito (l’actuel – mais a priori pas pour longtemps – empereur Heisei) et son épouse la princesse Michiko sont décapités en public devant une foule qui acclame l’exécution… Et cette « fantaisie » ne plaît pas du tout à l’extrême droite nippone, qui ne supporte pas que l’on touche à l’empereur, de quelque manière que ce soit. Le 1er février 1961, un adolescent de 17 ans du nom de Komori Kazutaka, membre d’un groupuscule d’extrême droite, se présente au domicile de Shimanaka Hôji, l’éditeur de Fukazawa Shichirô – mais il est absent ; qu’importe : le jeune homme tue la domestique Maruyama Kane, et blesse grièvement l’épouse de l’éditeur, Shimanaka Masako ; le lendemain, le jeune terroriste se livre à la police, expliquant qu’il ciblait l’éditeur, parce qu’il avait publié la nouvelle de Fukazawa… Et la réaction de Shimanaka Hôji est pour le moins étonnante : lui qui, dans sa revue, avait toujours prôné la liberté d’expression, déclare officiellement que les écrivains auraient bien tort de mettre des vies en danger, et notamment les leurs, au seul prétexte de leur liberté créative… Il prône en fait l’autocensure, et admet comme légitime un véritable tabou concernant l’institution impériale. Quant à Fukazawa, qui avait reçu de très nombreuses menaces de mort, il doit se cacher pendant cinq ans en Hokkaidô.
Or cette affaire, entrée dans l’histoire sous le nom d’ « incident Shimanaka » (Shimanaka jiken), n’est pas un fait isolé : le 12 octobre 1960, un peu avant la publication de la nouvelle de Fukazawa donc, un autre jeune militant d’extrême droite, Yamaguchi Otoya, lui aussi âgé de 17 ans précisément, avait assassiné le chef du Parti Socialiste Japonais, Asanuma Inejirô, en plein débat télévisé – un fait-divers qui avait inspiré au jeune Ôe Kenzaburô, futur prix Nobel de littérature, sa fameuse nouvelle « Seventeen » (dans Le Faste des morts), ou plus exactement la nouvelle « complète », titrée alors « Ainsi mourut l’adolescent politisé »… Pour un même effet : quantité de menaces de mort adressées à l’auteur et à son éditeur ; le premier a choisi d’arrêter la publication de la nouvelle complète pour s’en tenir à la seule version abrégée « Seventeen » (et c’est toujours le cas aujourd’hui), tandis que son éditeur… a présenté des excuses. Aujourd’hui encore, semble-t-il, les lettres japonaises sont affectées par cette autocensure que le terrorisme d’extrême droite, via ces deux sordides affaires, a peu ou prou imposé au pays à l’aube des années 1960 – précisément à cette époque où le Japon était censé remiser de côté la « saison politique », et ses affrontements idéologiques parfois violents, pour se concentrer sur le seul consensus de la « saison économique », et l’accroissement de la richesse globale du pays, à l’aube de la « Haute Croissance ».
Mais revenons à Narayama, ou, plus exactement donc, à l’Étude à propos des chansons de Narayama. Sous ce titre complet sonnant un peu comme une parodie d’ethnographie, l’auteur reprenait une vieille légende, dite « obasute » ou « ubasute », sans vraie assise historique, pour dépeindre un Japon ancien (mais pas forcément tant que ça…) qui n’a en fait jamais existé, mais demeurait crédible, et porteur, via ses personnages qui étaient autant d’archétypes, délibérément, d’un symbolisme fort empreint de pensée morale, d’inspiration bouddhique surtout, mais aussi éventuellement confucéenne, et dans un contexte où le shintoïsme a aussi sa place. La nouvelle, au style sobre, minimal, dément bien vite le caractère ethnographique du titre, mais joue bien, cependant, de l’évocation récurrente des chansons de Narayama, en fait des variations censément improvisées par les paysans sur la base d’une même chanson, transmise depuis des siècles, et qui contient dans ses rythmes et ses images toute la vie sociale du petit village de montagne – l’auteur longtemps musicien fournit d’ailleurs en annexe de son récit les partitions de la Chanson de Narayama dans sa forme la plus canonique, et du Ballottement du Sourd, au sens tout différent mais non moins populaire. La nouvelle, dans son économie remarquable sous son apparence de simplicité, est susceptible de bien des lectures éventuellement antagonistes – ce dont témoigneront ses adaptations cinématographiques on ne peut plus opposées.
Kinoshita Keisuke et le théâtre de Narayama
Kinoshita Keisuke (1912-1998) était jusqu’alors, je plaide coupable, un parfait inconnu pour moi – enfin, j’avais croisé son nom à plusieurs reprises, bien sûr, mais je n’avais jamais vu un seul de ses films… Il est vrai qu’il est bien moins connu à l’international que des réalisateurs tels que Kurosawa Akira, Mizoguchi Kenji ou Ozu Yasujirô, la triade qui revient toujours ; mais, au Japon, ce réalisateur très prolifique (il a tourné 42 films dans les 23 premières années de sa carrière) était une figure majeure du cinéma dans les années 1940, 1950 et 1960, et y rencontrait un très beau succès tant critique que commercial. Passionné de cinéma depuis son plus jeune âge (au point d’avoir fugué en compagnie d’un acteur alors qu’il n’était qu’adolescent), il a dû batailler pour devenir réalisateur, mais est finalement parvenu à intégrer le fameux studio Shôchiku, où brillaient des réalisateurs tels que Ozu, donc, et Naruse Mikio. Habile dans bien des genres, Kinoshita a connu son lot de succès populaires, et a par ailleurs réalisé, en 1949, le premier film japonais en couleurs (en Fujicolor), Carmen revient au pays.
Je note en passant que Kobayashi Masaki était devenu son assistant en 1946, à son retour d’un camp de prisonniers – cette association me paraît intéressante à relever, car, même si Kobayashi n’a sauf erreur pas travaillé sur La Ballade de Narayama, il a pu faire preuve, dans Kwaïdan notamment (six ans plus tard), d’une même esthétique foncièrement irréaliste et empruntant beaucoup au théâtre japonais (kabuki et bunraku surtout, peut-être également nô). Quoi qu’il en soit, les deux réalisateurs ont eu à nouveau l’occasion de s’associer en 1968, quand, avec Kurosawa Akira et Ichikawa Kon, ils ont fondé la Shiki no kai (ou Four Horsemen Club), organe dont la fonction était de concevoir des films destinés à une audience plus jeune (ce qui n'est sans doute guère le propos ici !).
La Ballade de Narayama, en 1958, vient après plusieurs succès populaires conséquents, notamment ai-je cru comprendre dans le genre mélodramatique. Mais Kinoshita choisit une approche particulière pour tourner ce nouveau film : ce qu’il entend mettre en avant, dans la nouvelle de Fukazawa à laquelle il reste globalement très fidèle, dans l’esprit mais aussi, généralement, dans la lettre (avec tout de même une exception très notable, outre quelques points de détail çà et là), c’est son caractère de légende – il ne s’agit pas de « prétendre » reconstituer un Japon ancien (plus ou moins ancien, d’ailleurs…) sur un mode soi-disant « réaliste », mais d’assumer pleinement ce caractère de pure invention édifiante. Dès lors, il choisit de tourner intégralement en studio, avec des toiles peintes magnifiques mais absolument pas réalistes en fond, et un jeu complexe de mouvements de caméra (de nombreux travellings latéraux, notamment) destiné à appuyer, dans le chatoiement des couleurs exacerbées, la symbolique essentielle du récit, qui est celle du périple et de la transmission. Pour ce faire, il emprunte aux formes classiques du théâtre japonais, notamment le kabuki et le jôruri oubunraku ; l’introduction du film renvoie sans ambiguïté au théâtre de marionnettes, et la narration repose sur un chant récitatif de type jôruri, bien sûr accompagné au shamisen, et éventuellement d’autres instruments du nagauta. Le film affiche donc son caractère foncièrement irréel, il le met en avant, le revendique pleinement – comme un moyen d’exprimer une vérité autrement essentielle que celle que l’on associe d’usage au « réalisme ». Rien d’étonnant à cet égard si Kinoshita a détesté le film d’Imamura, 25 ans plus tard – au point de le qualifier de « pornographique »...
Imamura Shôhei et le documentaire de Narayama
J’ai déjà eu l’occasion de parler d’Imamura Shôhei (1926-2006) sur ce blog, y ayant chroniqué La Vengeance est à moi et Pluie noire, aussi n’est-il pas nécessaire de revenir outre mesure sur les détails de sa carrière. Notons simplement qu’Imamura, dès ses débuts, était un réalisateur passablement trublion, et sans doute la figure la plus célèbre, encore qu’un peu hétérodoxe, de la Nouvelle Vague Japonaise, après Oshima Nagisa. Surtout, Imamura avait une approche assez documentaire, dont les deux films cités témoignent – pendant la quasi-totalité des années 1970, suite à l’échec commercial de Profonds Désirs des dieux en 1968, il n’avait d’ailleurs peu ou prou tourné que des documentaires. La Vengeance est à moi, en 1979, lui a permis de revenir à la fiction mais en ayant donc mûri cette approche « réaliste » – le film avait aussi révélé un acteur jusqu’alors inconnu, Ogata Ken, qui jouerait dans plusieurs autres films d’Imamura par la suite, notamment les deux qui succèdent à La Vengeance est à moi, à savoir Eijanaika, et, donc, La Ballade de Narayama (il deviendrait une célébrité internationale en 1985, avec son interprétation de Mishima Yukio dans le film de Paul Schrader Mishima : une vie en quatre chapitres). L’approche documentaire d’Imamura « l’entomologiste », enfin, s’accompagne d’un discours provocateur dont un trait récurrent est la relégation de l’homme au rang d’animal – et La Ballade de Narayama est peut-être son film le plus éloquent à cet égard (parce qu’il se montre moins subtil que les autres en l’espèce ?).
Car Imamura adopte un parti drastiquement opposé à celui de Kinoshita – il semble, en fait, le contredire point par point, comme méthodiquement, avec une jubilation destructrice et éventuellement anarchisante. Qu’importe si Narayama se base sur une légende, et non sur des faits : le réalisateur choisit de faire un film outrancièrement réaliste, entièrement en extérieurs, tranchant sur la beauté des décors peints de Kinoshita, et sans rien des effets théâtraux caractéristiques de la première version filmée de La Ballade de Narayama. Adieu les éclairages « expressionnistes » et les filtres colorés, à la beauté sans pareille, qui cèdent la place à un éclairage farouchement « naturel » (avec son inconvénient : c’est sans doute délibéré, mais nombre de séquences nocturnes ou d’intérieur sont difficilement lisibles…). Adieu la végétation luxuriante se mouvant devant la caméra comme autant d’accessoires de théâtre et opérant comme des rideaux – la nature chez Imamura ne saurait être domestiquée et maîtrisée de la sorte, elle est parfaitement rétive aux injonctions de l’homme et de l’art. Adieu les travellings latéraux remarquablement soignés, et les gracieuses chorégraphies millimétrées qu’ils impliquent : Imamura se montre autrement direct et cru dans sa réalisation. Adieu, enfin, les procédés sonores hérités du théâtre classique japonais, et au premier chef ce récitatif à la façon du jôruri accompagné d’un shamisen virtuose : Imamura ne compte certainement pas laisser à cette intervention extérieure la possibilité d’expliquer son histoire en l’embellissant – et sans doute en l’affadissant ; son film dispose bien d'une bande originale, mais nettement moins envahissante, et par ailleurs guère traditionnelle.
Finalement, le parti d’Imamura est celui d’un naturalisme cruel, tout de crasse et de violence, aux antipodes d’un Kinoshita sublimant par sa réalisation délibérément artificielle et esthétisante la beauté et la dignité de l’épreuve humaine. Dès lors, la hauteur morale sublimée par la précédente adaptation de la nouvelle de Fukazawa laisse place à un univers autrement rude et sauvage, où la faim et le désir sexuel frustré crèvent perpétuellement l’écran – certes pas les subtilités d’un complexe discours éthique. La joliesse des tableaux savamment agencés, dans une perfection par essence irréaliste, est subvertie par la tenace horreur de la réalité, la saleté, et la misère, et la bestialité – au sens le plus strict, d’ailleurs. Vraiment rien d’étonnant à ce que Kinoshita ait jugé ce « remake » qui n’en est en fait pas un comme étant « pornographique »…
Ce qui n’a pas empêché le film d’Imamura d’obtenir la Palme d’or à Cannes en 1983, même si, semble-t-il, à la surprise générale – et alors que parmi les concurrents japonais figurait un autre excellent film, Furyo, signé Oshima Nagisa, compagnon d’Imamura dans la Nouvelle Vague Japonaise, et que l’on pronostiquait vainqueur (on était tout aussi certain que Kitano Takeshi, pardon, Beat Takeshi, serait récompensé à titre de meilleur second rôle pour sa merveilleuse prestation dans le film d’Oshima, mais ceci non plus n’a pas eu lieu…).
LA LÉGENDE « OBASUTE » AU PRISME D’UNE ETHNOGRAPHIE FANTASMÉE
Maintenant que j’ai donné ces grandes lignes pour les trois œuvres, je peux entrer davantage dans le détail, en comparant les approches des trois auteurs, violemment opposées le cas échéant.
Étude à propos des chansons de Narayama, la nouvelle originelle de Fukazawa Shichirô, ne doit pas nous tromper du fait de son titre complet un peu alambiqué, qui semble parodier telle ou telle communication ethnographique. Le style du récit, d’ailleurs, dans son minimalisme, laisse bien vite comprendre qu’il s’agit là d’une fausse piste. Mais cette ambiguïté très temporaire n’est pas gratuite pour autant, et la nouvelle a bel et bien un certain contenu qui ne dépareillerait pas totalement dans une étude scientifique rigoureuse – essentiellement, donc, dans le jeu crucial sur les chansons de Narayama, lié à la fête de Bon, et dont nous avons très régulièrement des aperçus, généralement sous la forme de deux vers seulement, qui sont autant de variations plus ou moins improvisées sur un fond peu ou prou unique. La chanson a sa magie, car toute la vie sociale du microcosme auquel nous nous intéressons dans le récit semble y être contenue ; ce qui peut s’avérer oppressant, d’ailleurs. Les variations moqueuses de Kesakichi, le petit-fils d’Orin, jouent notamment un grand rôle dans cette histoire – et on peut relever, ici, que le film de Kinoshita semble réévaluer en dernier recours l’égoïste petit homme, car son ultime chanson ne raille plus la vieille Orin pour ses trente-trois dents de démon, mais semble bien honorer son sacrifice, en en transmettant le sens à ses cadets…
Mais ce sacrifice, donc – il est bien temps que j’y vienne… La nouvelle de Fukazawa s’inspire d’une légende, dite « obasute », ou « ubasute », ce qui signifie en gros « l’abandon de la vieille femme ». À en croire cette légende, très implantée dans le folklore nippon, il est des endroits, ou des moments (des périodes de famine, de sécheresse, etc.), où il est de tradition pour les paysans de porter leurs vieux parents sur telle ou telle montagne, où ils les abandonnent pour qu’ils y meurent (de froid, de faim, etc.), car le village et encore moins le foyer ne peuvent subvenir à leur alimentation.
C’est donc ce qui se produit dans la nouvelle de Fukazawa. Dans le village perdu au milieu des montagnes où se situe l’action, une tradition bien ancrée impose aux villageois atteignant l’âge de 70 ans de se rendre à Narayama (littéralement « la montagne aux chênes ») pour y mourir, et rejoindre ainsi dans la félicité le kami de la montagne. Ces vieillards ne pouvant le plus souvent accomplir eux-mêmes cet ultime pèlerinage, ils sont conduits à la montagne par leurs enfants, qui les portent sur leur dos. C’est ce qui arrive ici à la vieille Orin, qui atteint les 70 ans et a hâte de mourir à Narayama, ceci alors que son fils (appelé Tappei dans la nouvelle et Tatsuhei dans les deux films – par commodité, je m’en tiendrai dans le reste de cette chronique à ce dernier nom) redoute cette épreuve débouchant forcément sur la plus terrible des séparations.
Mais il s’agit donc a priori d’une légende. Dans le folklore japonais, elle revient souvent – dans des chansons, des estampes, des récits… Et le film d’Imamura, avec son optique « réaliste », a pu faire croire à la réalité de cette pratique. Pourtant, il semblerait qu’elle ne soit en rien attestée dans les faits : c’est une légende, oui, une histoire – avec son contenu symbolique et surtout éthique, éventuellement une vérité d’un autre ordre, mais, non, les Japonais n’abandonnaient pas leurs vieux dans la montagne.
LE VILLAGE D’EN FACE, ET NARAYAMA AU-DESSUS
Situer le récit est dès lors plus ou moins pertinent… puisque ce Japon-là n’a en fait jamais existé. Mais la chose est tout de même tentante, et je crois qu’elle peut faire sens, en opérant comme un reflet de la « vraie » société japonaise.
Dans l’espace
La situation dans l’espace, à cet égard, n’a probablement guère d’importance, même si Fukazawa cite quelques provinces (du milieu du Japon, sauf erreur) : l’essentiel est que nous sommes dans les montagnes, et dans un village isolé d’une extrême pauvreté – même si les conditions de vie peuvent varier selon les récits : notamment, dans le film de Kinoshita, entièrement dédié à la beauté, la misère du village n’est finalement guère palpable, et il pourrait se trouver n’importe où ; par contre, dans le film d’Imamura, la rudesse de la montagne ne cesse de saisir le spectateur par le col ; et les belles rizières aux teintes d’or de Kinoshita n’ont guère d’équivalent ici, tant Imamura préfère filmer, alternativement, la neige et la boue ; quant aux belles maisons de Kinoshita, joliment éclairées par la lumière solaire s’insinuant dans les parois mobiles de papier shôji, elles cèdent la place à des bâtisses austères, aux murs épais afin de se protéger autant que faire se peut du froid mordant de la haute montagne, où les hommes vivent au milieu des bêtes et des déchets dans une pièce unique, à la lueur insuffisante d’un brasier dont la lutte contre les ténèbres est d’emblée vaine (et pour le coup, cela paraît atténuer la thèse esthétique de Tanizaki dans son fameux Éloge de l’ombre).
Quoi qu’il en soit, le village où se situe l’intrigue n’a en tant que tel pas de nom. Il vit en symbiose avec un autre village, par-delà la vallée, et les deux villages sont de toute éternité, l’un pour l’autre, « le village d’en face ». En fait, les communautés villageoises n’ont pas besoin d’autres précisions toponymiques… C’est de toute façon le prosaïsme qui domine dans la vie quotidienne – et les maisons, ainsi, en guise d’adresse, sont désignées par une expression basique et qui parle à tout le monde : nous nous intéressons surtout à la « Maison de la souche », ainsi nommée parce qu’une souche se trouve devant l’entrée, mais il y a aussi, sur le même mode, la « Maison de d’vant l’étang », ou, dans un registre un peu différent, la « Maison au sou » (j’y reviens tout de suite), la « Maison du sel », ou encore la « Maison qu’y pleut » (du fait des phénomènes météorologiques locaux), etc. Le seul toponyme qui compte vraiment est celui de Narayama, car conservé comme tel dans la traduction française – mais il signifie donc très prosaïquement « la montagne aux chênes », et désigne en même temps la montagne et le kami de la montagne, ou « Messire Narayama ».
Dans le temps
Mais qu’en est-il de l’époque ? On est instinctivement tenté d’y voir un Japon très archaïque – plein d’éléments nous y incitent… et tout d’abord nos préjugés. Pourtant, ce n’est probablement pas le cas – et les trois œuvres, chacune à sa manière, semblent situer le récit légendaire dans un Japon en fait très récent… voire contemporain !
L’emploi des fusils par les villageois est un indice plus ou moins probant, car trop vague, même si l’arme de Tatsuhei, dans le film d’Imamura du moins, a l’air relativement moderne.
Mais la nouvelle de Fukazawa nous donne peut-être d’autres indices, plus pertinents ? L’un, surtout, en guise de limite antérieure. Une maison du village, dite la « Maison au sou », possède en effet un trésor unique dans la petite communauté tout juste autosuffisante et qui, au mieux, échangerait le peu qui, par miracle, resterait, dans un système relevant du troc : une pièce d’un sou de l’ère Tenpô, qui lui donne donc son nom. Or l’ère Tenpô a duré de 1830 à 1844 – le récit est donc forcément postérieur, et éventuellement très postérieur, car il semblerait que cette pièce soit associée à cette maison depuis longtemps.
Il y a peut-être un autre indice, mais moins assuré, dans l’apparente absence de noms de famille au sein du village : les familles jouent un rôle crucial dans l’organisation villageoise et le déploiement du récit, mais elles sont identifiées par la maison où elles vivent, et rien d’autre ; ceci, pour le coup, paraît archaïque – mais faut-il forcément en déduire que le récit est antérieur à Meiji, quand le nouveau régime a finalement permis aux roturiers d’avoir un nom de famille ? Je suppose qu’il n’y a rien de certain à cet égard – car, de toute façon, le village est situé hors du temps, et hors d’atteinte : les bouleversements rapides de la modernisation à marche forcée du Japon pouvaient demeurer totalement inconnus de ces villageois même contemporains, car coupés du reste du monde.
Mais le film de Kinoshita est encore plus troublant – car il s’achève sur une séquence très étonnante… dans laquelle nous voyons cheminer un train, avec une locomotive à vapeur, que regardent passer des individus aux costumes autrement modernes (et occidentaux) que ceux des villageois ; et le train passe devant une station dont le nom est « Obasute », nom écrit en kana, en kanji… et en caractères romains. Certes, il serait peut-être trop hardi d’en déduire que le récit est totalement contemporain, car cette ultime séquence n’est pas directement reliée à la narration qui précède ; j’ai tout de même l’impression que cela contribue à laisser supposer que la légende telle qu’elle est ici illustrée, si l’on tient à l’ancrer dans la « réalité », ne serait pas si archaïque que cela.
Et cela peut avoir son importance, car il s’agit bien, d’une certaine manière, d’illustrer un Japon traditionnel, pas si lointain même si à jamais perdu ; cependant, ensuite, les connotations diffèrent selon les œuvres… Fukazawa conserve tout du long une certaine distance qui peut rendre son propos un peu ambigu à cet égard ; Kinoshita, lui, semble clairement louer ce Japon du passé, sa beauté et sa dignité ; mais Imamura se montre autrement critique...
ORIN ET LA MAISON DE LA SOUCHE
Le récit, dans les trois œuvres, tourne autour de la même base, avec deux personnages centraux : la vieille Orin, et son fils Tatsuhei.
Orin, dans tous les cas, est une adorable petite vieille (même si le film d’Imamura vient brutalement contredire ce sentiment général, par exception, dans une scène d’une extrême cruauté, j’y reviendrai), et, dans les deux adaptations filmiques, elle est interprétée par des actrices absolument parfaites, Tanaka Kinuyo chez Kinoshita (elle avait connu une brillante carrière, et tourné dans un certain nombre de films de Mizoguchi Kenji, notamment), et Sakamoto Sumiko chez Imamura.
Mais voilà : Orin a 69 ans, et, à 70 ans, il est d’usage de partir pour Narayama. Ce qui ne pose aucun problème à la petite vieille – elle en a envie, cette perspective la met en joie ! Ce qui l’ennuie, c’est bien plutôt d’avoir encore d’aussi bonnes dents à la veille du pèlerinage… Elle en a honte : une vieille femme comme elle, avoir toutes ses dents ? Et le village lui rappelle sans cesse que ce n’est « pas bien ». Le village... mais au premier chef son propre petit-fils, Kesakichi, qui livre à ce propos une variation sur la chanson de Narayama qui rencontre un beau succès dans toute la communauté : la vieille Orin a trente-trois dents, les dents du démon… Même si le ton semble alors léger, humoristique – ne pas se méprendre sur la signification du « démon ». Orin se défend tout d’abord prosaïquement : Kesakichi dit des bêtises, elle a vingt-huit dents… Mais le sale ingrat de prétendre que c’est seulement qu’elle ne sait pas compter au-delà. Quoi qu’il en soit, ses bonnes dents sont le symbole de sa bonne santé (il y en aurait d’autres : Orin est toujours une travailleuse acharnée, et assurément la plus douée du village pour attraper des truites, ce dont elle se targue – mais c’est qu’elle a son petit secret…), et elle prend toujours un peu plus conscience de ce que c’est problématique, même si bien après Tatsuhei, que le comportement de son fils scandalise. La méthode employée par Orin pour régler cette difficulté est pour le moins douloureuse…
Ceci étant, le vrai problème d’Orin est ailleurs – et c’est que son fils n’est certes pas pressé de porter sa vieille mère à Narayama… Dans les trois œuvres, le personnage de Tatsuhei présente de subtiles différences, et cette ambivalence à l’égard du pèlerinage de Narayama est plus ou moins appuyée, pas tant fonction des œuvres, ai-je l’impression, que fonction des séquences en leur sein. Mais, bizarrement, c’est dans le film de Kinoshita que Tatsuhei semble le plus souffrir du caractère inéluctable de sa mission – bizarrement ou pas, car l’on peut supposer que cette douleur accrue n’embellit que davantage le loyal sacrifice d’Orin, condition nécessaire à l’édification de son fils, et à son appréhension des cycles de la vie et de la mort. Dans le film d’Imamura, toutefois, Ogata Ken campe un Tatsuhei autrement plus rugueux, et dont le rapport à sa mère est plus complexe (peut-être aussi parce qu’Imamura a décidé d’étoffer l’historique du personnage – censé avoir abattu son propre père, et l'époux d'Orin, d’un coup de fusil, il y a bien longtemps de cela), outre qu’il a d’autres préoccupations d’ordre familial, avec son frère cadet incontrôlable. Mais, dans tous les cas, qu’on le montre ou pas, la mission de Tatsuhei lui pèse, et il faudra bien toute la dignité attentionnée d’Orin pour le convaincre de l’abandonner dans la montagne. Point essentiel – même si connoté différemment chez Imamura, peut-être ; car chez Fukazawa et Kinoshita, le pèlerinage est donc aussi affaire de transmission de l’éthique d’une génération à l’autre, transmission que le caractère extrême du « bien-mourir » transcende à un point inouï.
Mais il y a comme un marché latent entre Orin et son fils – car la première sait qu’il ne serait guère à propos de partir pour Narayama tant que son fils ne s’est pas remarié ; son épouse est décédée il y a un an environ… Mais un marchand de sel apprend à Orin que, dans le village d’en face, une femme vient de perdre son époux – et cette Tamayan a exactement l’âge de Tatsuhei ! Orin, ivre de joie, arrange le mariage – en fait parfaitement informel, comme toujours dans le village, où le statut matrimonial ne relève jamais d’autre chose que du fait accompli, quand la femme s'installe dans la maison de son époux. Et elle a l’occasion de voir combien sa nouvelle bru est admirable : la femme digne et travailleuse qu’il fallait à son Tatsuhei ! Maintenant, ce dernier n’a plus rien à opposer à Orin : il faudra bien qu’il l’abandonne dans la montagne. Même si, alors, c’est parfois Tamayan qui redoute le plus l’approche de cet ultime pèlerinage, car elle a très tôt noué des liens très forts avec sa nouvelle belle-mère… Mais elle est bien trop digne et consciente de sa place dans l’ordre du monde pour s’opposer à la volonté inébranlable d’Orin de « bien mourir ». En fait, dans les trois œuvres, la relation entre Orin et Tamayan est presque aussi forte que celle entre la vieille et son fils… C’est seulement qu’elle s’exprime différemment – davantage dans la retenue.
Ce qui opère un contraste d’autant plus marqué avec Matsu, qu’épouse bientôt Kesakichi en la ramenant à la « Maison de la souche » – et qui est enceinte d’un « souriceau ». Tant de monde dans cette famille… Il n’est pas possible de nourrir autant de bouches. La solution du petit-fils est dès lors toute trouvée : les vieux doivent laisser la place aux jeunes ! Tamayan n’aurait jamais dû venir, de toute façon, car il n’avait pas besoin d’une autre mère (texto : l’égocentrisme est un trait de caractère essentiel du personnage), mais, maintenant que c’est fait, sa grand-mère doit partir pour la montagne ! Et au plus tôt ! Discours qui agace profondément Tatsuhei – au point de la colère indignée à l’encontre du petit ingrat… Orin est bien moins colérique : sa rivalité avec Kesakichi, bien réelle, ménage quelques scènes très troublantes où la vieille femme semble apprécier le comportement de son petit-fils, au fond plus lucide que Tatsuhei.
Mais la situation dans la maison est aggravée par l'arrivée de Matsu, la femme que se choisit Kesakichi en l'imposant à sa famille, et qui est l’antithèse aussi bien d’Orin que de Tamayan : la jeune femme est gourmande et fainéante, et, ce qui n’arrange rien, elle est profondément stupide (et son égoïsme découle de sa bêtise, contrairement à celui de son époux Kesakichi) ; Imamura en rajoute une couche, car, dans son film, elle est affligée d’une maladie de peau qui la rend aussi laide physiquement que moralement, en plus d’être idiote. De toute façon, il ne faut certes pas se leurrer sur l’amour entre Kesakichi et Matsu (le moment venu, le premier remplace d’ailleurs hâtivement la seconde dans le film d’Imamura, décidément très cruel, et où le désir sexuel, au point le plus instinctif, l’emporte toujours sur les sentiments quels qu’ils soient), et encore moins sur leur désir d’enfants : le « souriceau », eux non plus n’en veulent pas, et ils se disputent presque pour décider qui des deux abandonnera l’enfant à naître dans le ruisseau… Noter que, dans le film d’Imamura, on assiste très tôt à ce genre d’infanticide – ou plus exactement on découvre du moins le cadavre d’un nourrisson frigorifié, de telle manière que l’on a l’impression que cela relève de la norme dans le village.
La famille de la « Maison de la souche » comprend aussi d’autres enfants, fils et filles de Tatsuhei, mais ils ne jouent guère de rôle significatif dans les trois œuvres. Par contre, le film d’Imamura y ajoute un dernier personnage, inédit, et d’une certaine importance : il s’agit de Risuke, le frère cadet de Tatsuhei, que tout le monde au village appelle « le Puant ». Réputation dérivée de son statut de cadet, guère enviable dans la société japonaise classique, ou authentique odeur corporelle, qu’importe, il est « le Puant » pour tous au village (sauf peut-être sa mère Orin et son frère aîné Tatsuhei ? À voir…), et y compris pour lui-même. En conséquence, Risuke, sans cesse brimé et raillé, souffre surtout de ne pas avoir de vie sexuelle : les femmes du village n’en veulent certainement pas – même celle que son père oblige, à sa mort, à coucher avec tous les hommes du village pour contrer la malédiction qui ne manquerait pas de s’abattre sur la famille, en raison de son incapacité à se rendre à Narayama pour mourir… C’est devenu une obsession chez Risuke – et Tatsuhei s’en rend bien compte, qui cherche sans trop savoir comment à combler ce désir obsédant et animal chez son petit-frère ; en fait, même Orin cherche à y remédier ! Mais « le Puant » n’a guère d’alternative – et fornique avec la chienne des voisins… L’occasion pour Imamura d’appuyer encore sur la bestialité de son film, qui prend ici une connotation particulièrement scabreuse. Ce qui est horrible, c’est cependant avant tout que « le Puant » est un personnage aussi tragique que burlesque ; nombre des scènes le faisant intervenir relèvent de la comédie acerbe (et grivoise), mais du genre qui met le spectateur mal à l’aise… En cela, il m’a rappelé un personnage d’un autre film d’Imamura, ultérieur : Yuichi, le militaire traumatisé incarné par Ishida Keisuke dans Pluie noire...
Voici pour la « Maison de la souche ». Il y a bien sûr d’autres maisons dans le village, mais la plupart ne consistent qu’en figurants – même si le film d’Imamura, plus long que celui de Kinoshita, prend soin de développer l’ensemble de la communauté et des personnages qui la composent avec davantage de profondeur et de précision que les deux œuvres antérieures. Il y a cependant quelques exceptions, qui valent pour les trois : la « Maison qu’y pleut », au sort funeste (dans le film d’Imamura, cette maison est celle d’où vient Matsu, pour des raisons que nous verrons plus loin, mais, dans les deux autres versions, elle vient de la « Maison de d’vant l’étang »), et la « Maison au sou », celle du vieux Matayan qui ne veut pas mourir, et de son brutal fils qui ne lui en laissera pas le choix… J’y reviendrai ultérieurement.
LA FAIM AU CŒUR DE TOUT
Tout ceci, dans les trois œuvres, fournit un contexte à une riche parabole où le thème primordial de la faim débouche sur la mise en scène du devoir – en l’espèce, le devoir de mourir. En résulte une appréhension contrainte, douloureuse, mais aussi très digne le cas échéant, des cycles de la vie comme de la transmission du sens que les villageois y accordent de toute éternité. Cependant, là encore, les trois œuvres diffèrent grandement dans leur approche de ces diverses thématiques.
Dans la nouvelle
La nouvelle de Fukazawa contient bien sûr tout cela, mais, avec son style minimal et laconique, j’ai le sentiment qu’elle l’exprime surtout par défaut. La faim, ici, relève tellement de l’évidence qu’elle n’a finalement pas à être davantage appuyée. La description lapidaire du mode de vie des villageois suffit le plus souvent à rendre cette dimension essentielle sans la brutalité de l’évocation directe. D’où ces nombreux passages où le point de vue extérieur, à sa manière de faux ethnographe, disserte sur l’alimentation des villageois, en évoquant à satiété les « pois à péter », surtout, mais aussi occasionnellement d’autres choses, comme ces truites que la vieille Orin attrape comme nul autre. Il en va de même pour ces expressions locales, qui découlent de cette importance cruciale de la faim : « Ne bouffe pas ! » relève alternativement du juron, de l’insulte et du sarcasme. La pauvreté, par contraste, c’est alors peut-être surtout ce que l’on ne mange pas – ou, plus exactement, ce que l’on ne mange qu’exceptionnellement : en l’espèce, le riz. Ce produit que l’on envisage comme étant de première nécessité, et comme le plat fondamental dans la société japonaise (où, sauf erreur, le terme pour désigner le riz peut désigner le repas de manière générale ?), est ici un produit de luxe, et on ne le désigne d’ailleurs pas ainsi, mais au travers d’une périphrase faisant allusion tant à l’alimentation coutumière des villageois qu’à la félicité presque religieuse qu’ils associent à cette nourriture hors-normes : « Messire le hagi blanc. »
Il est cependant des cas où l’évocation de la faim se fait plus directe. Bien sûr, c’est le plus souvent à mettre en rapport avec la nécessité pour Orin de faire sous peu le pèlerinage de Narayama… Cela intervient dans ses propres paroles, car la digne vieillarde sait très bien ce qu’il en est et ne craint pas d’en parler, mais on peut être tenté de mettre en avant les saillies égoïstes de Kesakichi quant aux bouches à nourrir, à associer à la gourmandise de sa femme, la bêtasse Matsu : « Les pois, si on en mange quand ça cuit, on dit que plus qu’on en mange et plus qu’y en a ! » prétend-elle. Tatsuhei ose un sarcasme : « Matsu-yan, si plus qu’on en mange et plus qu’y en a, si t’en manges point, je crois qu’y en aura bientôt plus du tout. » Mais la gourde ne comprend pas qu’on se moque d’elle… Il faudra que Tatsuhei ordonne à Kesakichi de la gifler pour qu’elle cesse de se gaver – pour un temps du moins.
Enfin et surtout, ce discours se tient plus ouvertement encore dans une autre espèce, exceptionnelle, et qui fait froid dans le dos : quand les villageois découvrent que ceux de la « Maison qu’y pleut » leur ont volé des patates. « Amende honorable à Messire Narayama ! » Les villageois se précipitent sur ce qu’on leur a volé, disent-ils, et premier arrivé, premier servi, dans une scène très douloureuse et même répugnante ; mais ce n’est pas suffisant aux yeux de beaucoup, car la « Maison qu’y pleut » est pourrie jusqu’à la moelle, et ce depuis des générations, et ça ne changera jamais… J’y reviendrai.
Dans les films
Mais le rendu de la faim, aussi cruciale soit-elle dans le récit, varie énormément dans les deux adaptations cinématographique. Pour le coup, si Kinoshita est plus fidèle à la lettre, je tends à croire qu’Imamura l’est davantage à l’esprit. Car la faim, chez Kinoshita, n’est finalement guère palpable : elle transparaît certes dans les répliques des personnages, directement empruntées à la nouvelle, à la lettre donc : « Ne bouffe pas ! », les pois à péter, les voleurs de patates, etc. Mais les images semblent dire tout autre chose, car elles sont entièrement dédiées à la beauté. La rizière dorée, même petite, semble garantir que « Messire le hagi blanc » ne manquera pas, du moins quand on en aura besoin, et, en plusieurs scènes, différents personnages se gavent littéralement de riz. Dans les répliques, la gourmandise de Matsu est critiquée et moquée, mais sans que cela noue le ventre du spectateur – contrairement à ce qui se produit dans la nouvelle. Les villageois ont globalement l’air en bonne santé, et les travaux des champs ont quelque chose d’iconique dans leur majesté – au moment du repas, les aliments ne semblent finalement pas manquer…
Bien sûr, Imamura adopte un parti tout autre : la faim, dans son film, est visible, omniprésente, et cruelle. Les paysans, d’une crasse épouvantable, sont d’une extrême pauvreté, ils mangent peu, et ils mangent mal ; il faut se rationner en permanence, et la venue de l’hiver porte en elle une menace récurrente autrement palpable que celle de Westeros (pardon). Ceci car l’hostilité de la nature est systématiquement mise en avant – même, le cas échéant, de manière burlesque : ainsi quand les villageois chassent le lapin dans la neige, battue bruyante et invraisemblable pour le si petit animal que Tatsuhei abat d’un joli coup de fusil… mais dont il est aussitôt dépossédé par un rapace qui s’empare de la dérisoire carcasse.
Chez Imamura, en outre, la thématique centrale de la faim est redoublée par celle du désir sexuel, une dimension peu ou prou absente de la nouvelle (même si son ton prosaïque ne l’exclut pas toujours) et plus encore du digne film de Kinoshita – dans lequel Tatsuhei, quand Orin lui apprend qu’elle lui a trouvé une nouvelle femme, confesse un peu gêné à sa vieille mère qu’il n’est « plus vraiment porté sur la chose »… La « chose », chez Imamura, est partout, mais selon deux modes différents : la satisfaction, et la frustration – en écho donc avec la nourriture. Dans le premier cas, c’est probablement Kesakichi qu’il faut mettre en avant, qui fornique sans cesse avec Matsu, et plus tard, sans plus d’états d’âme, avec celle qu’il a très vite choisie pour lui succéder. Dans le second cas, c’est bien sûr « le Puant », personnage ne figurant que dans le film d’Imamura, qui, bien malgré lui, obtient la vedette, personnage ridicule et pourtant poignant, dont l’odeur est si infecte qu’il ne saurait trouver d’autre partenaire que la chienne des voisins – quoi qu’il prétende à cet égard : tout le village (donc tout le monde) sait très bien ce qu’il en est. Entre les deux, la femme dont son père mourant exige qu’elle couche avec tout les hommes du village fait, si j’ose dire, la bascule, en refusant d’accorder ses faveurs au « Puant » qui n’attendait que ça, avec une anxiété adolescente (il n’est plus un adolescent depuis longtemps, s’il l’a jamais été dans ce rude monde rural où l’on passe probablement sans transition de l’enfance à l’âge adulte), et il succombe d’autant plus à une crise de folie furieuse tant son dépit est cruel ; à Tatsuhei et même Orin de voir ce qu’ils peuvent faire pour le calmer un peu…
Cette mise en avant du désir sexuel me paraît récurrente chez Imamura – même si je ne peux pas encore me prononcer, notamment, sur des films comme Le Pornographe (introduction à l’anthropologie), adaptation du génial roman Les Pornographes de Nosaka Akiyuki, que je compte relire sous peu, ou encore De l’eau tiède sous un pont rouge, avec son personnage de « femme fontaine » ; il me faudra voir tout ça, et bien d’autres choses encore… Cependant, ici comme dans les deux films qu’il a tournés juste avant, La Vengeance est à moi et Eijanaika, l’évocation de la sexualité est essentielle, et passe par des scènes relativement crues, sans être à proprement parler explicites. Quand Kinoshita stigmatisait le film d’Imamura comme « pornographique », je suppose que cela allait bien au-delà, que c’était une critique d’ordre général, mais ces scènes de sexe ont probablement eu leur part dans ce jugement – c’est ici que le caractère antithétique des deux adaptations de Narayama saute le plus aux yeux, même s'il est sous-jacent dans l'ensemble.
Mais, bien sûr encore, il faut y associer un autre trait caractéristique du cinéma d’Imamura, qui est la relégation de l’homme au rang d’animal – une autre connotation de la « bestialité ». Encore qu’il ne faille pas se tromper sur ce terme finalement contestable de « relégation », je suppose : quand Imamura filme des hommes comme des animaux, il ne s’agit pas pour lui de les insulter, ou même plus globalement de les juger – cela relève plutôt du simple constat, en tant que tel neutre sur le plan éthique. Nulle haine à l’encontre des paysans pouilleux du village – dans la filmographie du réalisateur, ils arrivent juste après ceux d’Eijanaika, et leurs contreparties davantage urbaines : or, dans ce film, le désir sexuel était associé à la joie et à une subversion bienvenue – les animaux rieurs qui braillaient « Pourquoi pas ? » dans un carnaval perpétuel étaient assurément plus sympathiques que les politiques et les propriétaires censément dignes qui les jugeaient et les massacraient… Il s’agit, peut-être plus particulièrement dans La Ballade de Narayama, et au regard de cet impératif de « réalisme », de présenter les hommes et les femmes comme ils sont – car la sexualité est une dimension importante de la vie humaine comme animale, ou humaine car animale, dépassant les jugements de valeur hérités d’une morale pudibonde, au critère bien préférable de l’anthropologie ou du naturalisme.
Or le film d’Imamura appuie sans cesse sur cette dimension – notamment du fait de l’usage de plans de coupe animaliers. Quand Kesakichi et Matsu font l’amour, nous voyons deux serpents s’emmêler ; tel frugal repas des villageois est associé à un prédateur engloutissant sa proie sans même y penser, etc. Pour le coup, La Ballade de Narayama se montre particulièrement explicite, bien plus sans doute que d’habitude, et je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise chose. On a pu critiquer ce procédé comme trop lourdement illustratif, mais le fait est qu’il produit son effet, indéniablement. Avec toujours quelque chose de foncièrement dérangeant – qui n’est peut-être pas sans me rappeler, dans un registre assurément bien différent, le « snuff animalier » du Cannibal Holocaust de Ruggero Deodato, vite devenu hélas un cliché du genre « film de cannibales », employé par la suite avec une gratuité navrante… Heureusement, Imamura se montre on ne peut plus pertinent, bien sûr – même si démonstratif.
LE DEVOIR, LA TRANSMISSION ET LA MORT
Mais la faim est donc associée à d’autres notions, qui sont le devoir et la transmission, en rapport direct avec la mort. C’est probablement la dimension la plus subtile, et parfois ambiguë, dans les trois œuvres, et donc pas la plus simple à exprimer ; j’espère ne pas dire trop de bêtises, tentons le coup...
La nouvelle de Fukazawa ne me fait pas vraiment l’impression de « juger » ses personnages – peut-être parce que son style laconique n’y est guère propice, et il faut plus que jamais lire entre les lignes. En tout cas, son contenu n’a rien d’unilatéral, et, aux yeux d’un lecteur occidental, cela peut s’avérer surprenant ; sans doute un lecteur japonais y verra-t-il en tout cas, presque instinctivement, bien des choses qu'il jugera fort compréhensibles quand un Français les jugerait incongrues…
Nous sommes probablement portés à juger la tradition de Narayama absurde, et le dévouement d’Orin envers ce cruel devoir parfaitement révoltant – Soleil Vert nous y a aidés. Mais d’autant plus, bien sûr, que la petite veille est extrêmement sympathique, de manière générale (avec donc un bien singulier bémol chez Imamura, j’y reviendrai dans la section suivante). Tatsuhei est notre point d’ancrage, le personnage auquel on s’identifie – mais surtout quand il souffre de la tâche à accomplir. Tout autre comportement, de sa part, pourrait paraître incompréhensible aux yeux d’un Occidental, dont la conception de l’amour filial diffère sans doute de celle du Japon traditionnel ; et l’on est culturellement disposé à envisager le fait d’abandonner Orin à la montagne comme un meurtre – sans guère tenir compte du désir de mourir dont fait preuve cette dernière. Si la faim endémique du village est censée justifier la tradition du pèlerinage (quel euphémisme !), on est tenté d’y voir une forme particulière mais non moins répugnante de realpolitik à l’échelle de la minuscule communauté, en tant que telle sinistrement amorale. Et dans une société où le fond catholique perçoit le suicide comme un crime, et particulièrement affreux, le qualificatif toujours polémique d’euthanasie ne paraît pas davantage approprié, du fait de la santé éclatante d’Orin…
Mais la nouvelle s’inscrit dans un contexte culturel tout autre. Et, si je ne suis pas certain qu’il soit totalement pertinent de l’associer à une « culture de la mort » censément propre au Japon, a fortiori sur le mode tout de même bien particulier du bushido (mais de manière générale, ce trait n’est pas forcément si évident, même si la lecture de l’essai de Maurice Pinguet La Mort volontaire au Japon peut fournir des clefs), il paraît par contre certain que les traditions philosophiques et religieuses du Japon ont ici leur mot à dire.
Peut-être d’abord et avant tout le bouddhisme ? Jusque dans sa relation plus ou moins syncrétique avec le shintoïsme ? Narayama désigne donc aussi bien la montagne que le kami qui est censé y vivre. De manière très marquée dans le film de Kinoshita, l’accès à la montagne aux chênes, lieu de pèlerinage, implique de franchir un portail, un torii : au-delà s’étend un sanctuaire, sacré en tant que tel, aussi effrayant soit-il. Mais, arrivée à destination, Orin attendant d’être accueillie par Messire Narayama n’en adresse pas moins ses prières au bouddha Amida… Et, à plusieurs reprises, bien avant cela, elle évoque avec sa famille et ses voisins des notions associées au bouddhisme, d’abord et avant tout le karma – ce qui conduit tout naturellement à envisager les questions de responsabilité d’une manière plus qu’intrigante pour quelqu’un, même athée, ayant baigné dans la culture chrétienne et a fortiori catholique. C’est notamment le cas quand l’aimable vieille est confrontée au personnage tragique de Matayan, de la « Maison au sou », le vieux qui ne veut pas mourir. Orin le sermonne : il doit se rendre à Narayama ! C’est son devoir ! Elle fait preuve d’une gentillesse indéniable quand elle s’adresse à lui, et le laisse volontiers se gaver du riz qu’elle a cuit pour la cérémonie, mais elle ne l’en morigène pas moins – et déplore, au fur et à mesure que la situation à la « Maison au sou » devient intenable, « tant de mauvais karma »…
La question de la piété filiale est peut-être plus complexe encore, car elle doit d’une certaine manière composer avec des traditions cette fois plus difficiles à associer dans un syncrétisme de circonstance. La filiation est assurément un thème important dans les trois œuvres, qui placent toutes au cœur du récit le couple mère/fils formé par Orin et Tatsuhei. Mais le devoir, ici, associé à la tradition du pèlerinage à Narayama, vient interférer, je suppose, avec les vertus cardinales de la piété filiale et tout autant de la loyauté héritées du confucianisme, ou plus encore du néo-confucianisme si prégnant dans la société d’Edo. Au regard de ces conceptions, la douleur de Tatsuhei est assurément légitime, et l’intransigeance d’Orin peut-être plus difficile à justifier ?
Mais, au fond, tout cela se voit progressivement accorder une importance presque secondaire – et justement du fait de l’institution du pèlerinage, de l’élément caractéristique de la légende « obasute » impliquant que ce soit le fils lui-même qui conduise sa vieille mère à la montagne pour l’y abandonner. Dès lors, ce qui compte en fait, c’est peut-être surtout la transmission, au gré d’une épreuve dont le caractère proprement traumatique est justement la raison d’être, permettant au final l’intériorisation de la loi. Dès lors, le périple est essentiel à l’appréhension de ces multiples dimensions, et, comme de juste, la nouvelle aussi bien que les deux films (mais peut-être plus encore ces derniers, en fait), consacrent bien du temps au voyage d’Orin et Tatsuhei ; en fait, avant cela, le film de Kinoshita, riche de complexes mouvements de caméras et tout particulièrement de travellings latéraux, ne cesse d’anticiper l’ultime périple dans une mise en scène du déplacement à la symbolique très forte. Dès lors, le voyage concret vers Narayama peut être envisagé comme une prémisse, ou une alternative, au voyage spirituel de la vieille bonne femme – et ce dernier voyage viendrait peut-être intervertir les rôles ? Ce serait alors la mère qui accompagnerait son fils, pour lui faire ultimement prendre conscience de sa place dans l’ordre du monde, même ce monde jugé fluctuant, si caractéristique de la pensée et de l’art japonais : au bout du chemin se trouve la compréhension, douloureuse assurément, et pourtant édifiante, de ce que la mort est le lot commun des hommes. Durant l’ascension de la montagne sacrée, il y a peut-être comme une émulation du triomphe romain, avec la vieille dame qui, sans certes embrasser le rôle de l'esclave, chuchote pourtant d'une certaine manière à l’oreille de son enfant : « Souviens-toi que tu vas mourir. »
Métaphoriquement s’entend, car le pèlerinage a ses règles, dûment expliquées à Orin et Tatsuhei par ceux qui l’ont déjà accompli par le passé, au fil d’une cérémonie à la majesté ritualisée (une scène proprement extraordinaire chez Kinoshita, long plan séquence en même temps que plan fixe, où le jeu des ombres et des couleurs, totalement surréaliste, produit un résultat époustouflant). Or une de ces règles, non la moindre, est qu’il ne faut pas parler durant l’ascension de la montagne. Ce qui suscite bien des moments déchirants dans les trois œuvres, car Tatsuhei ressent toujours la nécessité d’échanger quelques derniers mots avec sa mère, qui s’y refuse. En fait, bizarrement ou pas (j’avais déjà noté plus haut que le traumatisme de l’expérience pouvait l’expliquer dans une perspective symbolique aussi bien qu’éthique), c’est dans le film de Kinoshita que Tatsuhei souffre visiblement le plus, et ne cesse, en vain, de réclamer des paroles à sa mère. Le moment venu, pourtant, il s’agit bien d’abandonner la vieille dame dans cet endroit horrible, jonché des squelettes des innombrables villageois venus là pour mourir au fil des siècles… Le fils doit laisser sa vieille mère, qui n'a pas pipé mot, et il redescend les larmes aux yeux…
Et c’est alors que la neige se met à tomber – conformément aux prédictions pourtant gratuites d’Orin, persuadée de sa bonne chance ; car on dit que le pèlerinage se passe au mieux à la première neige. Dans les trois œuvres, Tatsuhei exalté remonte alors pour se rendre auprès de sa mère, criant : « Il neige ! Il neige ! » Mais la vieille dame, digne et pieuse, ne répond pas davantage. Pour Tatsuhei, ce n’est toutefois plus un problème à ce stade, peut-être – car il a connu enfin l’illumination, autant satori que memento mori. Regagnant le village, avec au cœur la conscience de sa place dans le monde, le fils abandonne, en même temps que sa mère, son chagrin par trop terrestre, pour admettre dans une bienheureuse indifférence qu’il lui faudra mourir un jour – et que ce sera alors à lui d’enseigner cette terrible leçon à Kesakichi. Ce qui confère un sens à la vie, en définitive, et aussi cruelle soit-elle : la transmission a opéré, et, dans le film de Kinoshita, outre Tatsuhei, c’est justement Kesakichi qui semble aussi en témoigner, lui dont l’ultime variation sur la chanson de Narayama ne raille plus la vieille Orin et ses trente-trois dents du démon, mais honore sa piété et son sens du devoir ; à moins bien sûr qu'il ne faille y voir une forme d'hypocrisie, mais je n'en suis pas persuadé.
Même chez Imamura, à l’évidence autrement plus critique envers l’institution de la légende « obasute » que Kinoshita, dont le film pouvait être perçu comme une ode à la dignité d’un Japon ancien idéal, et à l’appréhension sereine du devoir, de la transmission et de la mort, même chez l’acerbe Imamura donc, demeure quelque chose de cet apaisement bienvenu, et la douleur de l’abandon d’Orin, certes poignante, ne se montre finalement pas révoltante – ou pas seulement.
L’ABJECTION ET LA DIGNITÉ
Cependant, et chez Imamura avant tout, la moralité globale de la vie au village et de la mort à la montagne doit bien sûr être questionnée. Mais cette dimension plus ambiguë n’est pas absente de la nouvelle originelle, et même du film de Kinoshita, en fait.
Il faut dire que le contexte éthique du village, dès le départ, rompt avec la seule bienveillante dignité de la charmante vieille qu’est Orin, en mettant en scène nombre de personnages autrement détestables. Le film d’Imamura brode considérablement sur la population du village, qu’il développe et approfondit par rapport à la nouvelle canonique de Fukazawa, reprise le plus souvent à la lettre par Kinoshita. Chez Imamura, plusieurs seconds rôles, dès lors, presque des figurants, témoignent, par leur rudesse, leur violence, leur vulgarité, leur bêtise, de ce que le village n’a rien d’un idéal – la réalité ne saurait jamais être aussi parfaite.
Mais, même chez Fukazawa et Kinoshita, certains personnages, et certaines scènes, permettent de pondérer l’image idéale du village. Au minimum, il faut ici mettre en avant Kesakichi et Matsu. Kesakichi, quand il apparaît au tout début, pour railler la vieille Orin et ses trente-trois dents du démon, peut faire l’effet d’un simple gamin blagueur, aux plaisanteries finalement bien innocentes, mais le déroulement du récit par la suite nous forcera à revenir sur cette impression : Kesakichi est bien des choses, mais certainement pas innocent. C’est un gamin, oui, mais avant tout un monstre d’égocentrisme. Le film de Kinoshita, certes, semble le racheter quelque peu en dernière limite, mais l’image globale du petit-fils d’Orin reste essentiellement négative, et immorale. A fortiori si on lui adjoint sa femme Matsu, stupide et navrante, et égoïste pour ces lamentables raisons… Mais le film d’Imamura en rajoute encore une couche, quand, suite au décès de Matsu, événement qui n’apparaît que dans ce film, et j’y reviens tout de suite, Kesakichi nargue son oncle « le Puant », qui se moquait de lui parce qu’il n’avait plus de femme (car Risuke non plus n’est certes pas un personnage que l’on a envie d’apprécier), en exhibant aussitôt sa nouvelle conquête, poitrine dépareillée, à peine Matsu enterrée…
Et enterrée dans quelles circonstances ! C’est qu’il faut ici évoquer une des scènes les plus terribles du récit, dans ses trois avatars – mais, chez Imamura, toute mesure est alors abandonnée pour détourner ce moment du récit en une scène d’horreur pire encore, suscitant le dégoût et la haine du spectateur… Comme dit plus haut, vient un moment où les villageois se rendent compte que ceux de la « Maison qu’y pleut » leur dérobent des vivres. Lors de l’ « Amende honorable à Messire Narayama », les villageois scandalisés se rendent compte que c’est en fait bien pire que ça : la « Maison qu’y pleut » volait les patates des autres paysans à même les champs ! La répartition sauvage des biens volés est, dans les trois œuvres, une scène dure et quelque peu répugnante, tant la faim justifie exceptionnellement la cupidité sous un vernis bien hypocrite de solidarité villageoise (qui se fissure en même temps plus que jamais). Mais cela va plus loin : peu après, le brutal fils de Matayan, de la « Maison au sou », se rend à la « Maison de la souche » comme dans toutes les autres, afin d’exciter le ressentiment de l’ensemble de la communauté contre les voleurs de la « Maison qu’y pleut » – tous des bandits, et depuis des générations ! Il faut y mettre un terme… Mais comment ? Par la violence, sans doute ! Tatsuhei, hésitant comme souvent, fait la remarque qu’ils sont nombreux, ils sont douze… Mais Kesakichi, moins porté sur les sentiments, avance presque à la blague qu’il suffirait de creuser un gros trou, et de les y enterrer vivants ! Et l’idée plaît bien au fils de Matayan… Tel présage, selon lui, annonce qu’il y aura bien un enterrement sous peu ! Mais le roman et le film de Kinoshita, ici, font le choix du hors-champ et de l’allusion laconique – effet particulièrement saisissant dans la nouvelle, en fait, quand, au détour d’un paragraphe, le lecteur apprend, tout simplement et sans plus de chichis, que la « Maison qu’y pleut » a « disparu », et qu’on n’en parlera plus jamais…
Mais Imamura ne pouvait se contenter de cette approche à la fois terrible et pudique : il fait à nouveau le choix de montrer – d’une certaine manière... Dans son film, la séquence de l’ « Amende honorable à Messire Narayama » est donc suivie d’une autre, là encore dans une nuit presque impossible à pénétrer (du fait du choix de l’éclairage « naturel »), où tous les habitants du village se rassemblent pour lyncher ceux de la « Maison qu’y pleut »… Ils pénètrent dans la grande bâtisse, se saisissent de ses nombreux occupants, et, dans une cacophonie de cris de haine et de terreur, ils les précipitent dans une vaste fosse et les enterrent vivants – la scène s’attardant sur les paysans maniant la pelle en produisant des cliquetis insectoïdes, renforçant encore l’impression d’une fourmilière à l’œuvre… Scène presque insoutenable.
Mais Imamura ne s’arrête pas là ! Il entend bien rajouter encore une couche d’abjection à cette séquence horrible en elle-même, en y apportant sa propre variation – pour le coup très inattendue… En effet, Matsu, qui vient de la « Maison de d’vant l’étang » dans la nouvelle et le film de Kinoshita, est chez Imamura originaire de cette même « Maison qu’y pleut » perçue comme un foyer de voleurs. Rappelons que, dans cette version, Matsu n’est pas seulement bête, elle est aussi hideuse du fait d’une maladie de peau tenant de la lèpre : depuis le début du film, elle est répugnante à tous les égards – au physique, au mental, au moral… Mais ce qui va lui arriver va invariablement amener le spectateur à l’entrevoir sous un nouveau jour, comme la victime bien innocente d’une odieuse fourberie – la fourberie de la si gentille Orin ! Jouant de la bêtise notoire de la jeune femme, Orin, qui sait très bien ce qui va se passer dans la nuit, offre de la nourriture à Matsu en l’enjoignant de la partager avec ses parents… Aussi, quand les villageois revanchards se rendent à la « Maison qu’y pleut » pour en massacrer les habitants, Matsu se trouve parmi eux – et elle est enterrée vivante avec les autres ! Le film ne fait preuve d’aucune ambiguïté, ici : c’est en pleine connaissance de cause que la vieille et charmante Orin a envoyé à la mort la jeune fille – et aussi détestable soit-elle, le spectateur accuse le coup, des nœuds au ventre, et ne peut plus voir Orin de la même manière... Et pour un temps Kesakichi ? Mais il se remet donc bien vite de son chagrin...
Du coup, les préceptes du pèlerinage à Narayama, dans le film d’Imamura, prennent peut-être une autre connotation ? Dans les trois œuvres, la digne scène de la cérémonie où Orin et Tatsuhei se voient enseigner les règles à suivre par ceux qui les ont précédé sur la montagne, comprend son lot d’éléments troublants : sortir sans être vu, ne jamais se retourner, et, règle secrète confiée au seul Tatsuhei après coup, la possibilité de ne pas aller jusqu’au bout… Tout cela laisse supposer que la tradition, même glorifiée et sanctifiée par les usages séculaires, comprend toujours ses parts de honte et de peur. Dans le film d’Imamura, après la scène funeste scellant le destin de la « Maison qu’y pleut », ces parts sont peut-être plus importantes ? Même si, en dépit de sa fourberie, Orin redevient alors à nos yeux la charmante vieille dame qu’elle avait toujours été…
C’est que le pèlerinage aussi, errant sempiternellement entre l’horreur et la majesté, contient quelques scènes à la moralité plus que douteuse. Et, pour le coup, c’est le film de Kinoshita qui se montre ici problématique dans sa singularité, en brodant sur la moralité de l’institution d’une manière très étonnante… En effet, dans les trois œuvres, Tatsuhei redescendant de la montagne où il vient d’abandonner, contraint et forcé, sa vieille mère Orin, tombe sur d’autres pèlerins : il s’agit de Matayan, le vieux qui ne veut pas mourir, et de son brutal fils… Dans les trois œuvres là encore, nous avons déjà eu l’occasion de les rencontrer – et de voir le craintif Matayan brusqué et battu par son fils, au point en fait où ce dernier s’est senti tenu de l’attacher avec une corde. Et, dans les trois œuvres, Tatsuhei sur le chemin du retour assiste à une scène horrible : le père et le fils qui se battent en hurlant ! Mais la partie est d’emblée perdue pour le vieil homme ligoté, que son fils précipite dans le ravin… suscitant l’envol d’innombrables corbeaux prêts à se jeter sur cette pitance bienvenue. La scène est très dure de manière générale, et particulièrement violente dans le film d’Imamura. Mais c’est donc cette fois celui de Kinoshita qui brode : chez lui, Tatsuhei, horrifié par ce qu’il vient de voir, ne fait pas, comme dans les deux autres versions, le choix de l’ignorer comme un spectacle impudique avant que d’être révoltant, mais il se jette sur le fils de Matayan, qu’il honnit pour sa méchanceté – les deux hommes se battent… et Tatsuhei finit par jeter à son tour le fils de Matayan dans le ravin ! Un comportement difficilement compréhensible eu égard à la logique du récit. Des trois, Kinoshita étant semble-t-il celui qui dresse le tableau le plus « positif » de la légende « obasute », je suppose qu’il a ajouté cet élément au film pour, d’une certaine manière, renforcer la moralité de Tatsuhei laissant sa vieille mère aux bons soins de Messire Narayama, en opposant son acte moralement légitime à la barbarie du mauvais fils ne respectant plus son père de longue date et lui refusant l’ultime réconfort d’une mort digne… J'imagine, plus simplement, que cela pourrait aussi tenir de l'exutoire, permettant d'exprimer une bonne fois pour toutes la douleur de l'abandon d'Orin... Mais cela demeure sans doute assez problématique – même si Tatsuhei semble récompensé de son intervention par la chute des premiers flocons de neige, assurant que le voyage spirituel d’Orin se déroulera dans les meilleures conditions.
TROIS RETOURS SOUS LA NEIGE
Et tout s’achève avec ce retour sous la neige – cela vaut pour les trois œuvres. Mais sans doute les connotations diffèrent-elles… Encore que, à chaque fois, il y ait ici une puissante émotion qui ne coulait pas toujours de source. Dans le film de Kinoshita, sans doute… et c’est bien pourquoi il brode là aussi sur le récit initial, avec Tatsuhei et Tamayan honorant la mémoire d’Orin devant la souche qui a donné son nom à leur maison – tandis que Kesakichi, à l’intérieur, chante avec ses frères et sœurs la beauté du geste accompli par celle qu’il raillait et agressait la veille encore. Ici, le film d’Imamura rejoint probablement davantage la nouvelle de Fukazawa – avec ce vague laconisme, même relativement apaisé par les ultimes développements du pèlerinage, concernant Tatsuhei.
Mais, ce qu’il faut en retenir, c’est que nous avons affaire à trois chefs-d’œuvre – qui racontent la même histoire, et en même temps tout autre chose. L’opposition drastique des deux adaptations filmées n’empêche pas une certaine fidélité paradoxale au matériau initial, dont la souplesse et l’ambivalence sont ainsi sublimées.
Faut-il, alors, préférer une œuvre à l’autre ? On le peut, sans doute… Au plan de la réalisation, je ne prétendrai pas le contraire : tout immense cinéaste que soit Imamura, le film de Kinoshita est d’une perfection formelle, dans son registre théâtral et délibérément artificiel qui en irritera plus d'un, qui m’a plus que séduit ; en contrepartie, la rudesse et la violence frontale du film d’Imamura m’ont autrement parlé que la majesté artificielle d’un Japon ancien idéalisé qui semble préoccuper avant tout Kinoshita. Mais, bien sûr, chaque film est ici cohérent avec lui-même. Pour dire les choses autrement, le film d’Imamura n’aurait jamais pu exprimer cette rudesse et cette violence frontale en usant des procédés théâtraux de Kinoshita…
On peut préférer une œuvre à l’autre, oui, sans doute. Mais je crois que je ne me le sens pas, à titre personnel. Chacune à sa manière, et sur une même base pourtant, chacune de ses trois œuvres mérite bien d’être qualifiée de chef-d’œuvre. Et c’est une belle illustration de ce que l’adaptation d’une œuvre littéraire, pour être pertinente, ne peut se contenter de la copier : les deux Ballades de Narayama sont de bonnes adaptations, car elles respectent le matériau de base en même temps qu’elles se l’approprient. Et d’une manière formidable à chaque fois – même antithétique.
Autant vous prévenir, je ne suis probablement pas disposé à faire ici dans la demi-mesure : Dark Water est un de mes films préférés – le chef-d’œuvre de Nakata Hideo et le sommet (presque tardif ?) de la vague « J-Horror » qui a submergé le Japon puis le monde dans la foulée de Ring du même Nakata Hideo (et déjà inspiré par un texte de Suzuki Koji). Un film aussi que j’avais vu en salle à l’époque, ce qui n’était pas le cas de ses voisins de genre, d’ailleurs.
Ring, bien sûr, est un moment important – et demeure à ce jour le film qui m’a le plus terrorisé, un des très, très rares films d’horreur à m’avoir fait faire des cauchemars. Son succès est à mes yeux amplement mérité, si ses conséquences (aux États-Unis surtout…) sont vite devenues navrantes. Mais, avec tout l’amour que je porte à ce film, je ne peux que le considérer inférieur à Dark Water – un métrage peut-être un chouïa moins effrayant, cependant porteur de bien d’autres choses, et affichant une personnalité qui le hisse au-dessus du registre malgré tout encore un peu bisseux de Ring(pas nécessairement une tare par ailleurs).
C’est que Dark Water n’est pas qu’un film d’horreur – c’est assurément un film d’horreur, prétendre le contraire serait des plus douteux, mais c’est aussi autre chose. Et croyez bien qu’en tant qu’amateur de cinéma d’horreur, je n’ai certainement pas l’intention, en tenant ce discours, de dénigrer le genre en considérant que les dimensions de drame psychologique et social de Dark Water sont seules à même d’en faire un « meilleur film », voire – horreur glauque – un « vrai film d’auteur ». Je m’en tiens aux faits : Nakata, qui n’a jamais caché ne pas être plus passionné que ça par le cinéma fantastique, a saisi l’occasion, en tournant ce nouveau kaidan eiga, de raconter en même temps (et pas alternativement) autre chose, qui sans doute lui parlait davantage.
Et c’est là un aspect non négligeable de la réussite de ce film – qui parvient à être sincère au-delà de la commande, subtil quand la simple répétition des procédés de Ring aurait pu suffire à le rendre rentable, et, en définitive, aussi émouvant qu’effrayant, aussi beau qu’horrible ; ce qui n’arrive pas tous les jours – cette alchimie en fait peu ou prou un film unique, à mes yeux du moins.
L’équipe de Mad Movies ayant réalisé le livret de cette édition en DVD parlait d’un « film miraculeux » ; je reprends la formule, qui me paraît tout à fait appropriée.
TRAJECTOIRE D’UN AUTEUR
Pour apprécier pleinement Dark Water, je suppose qu’il faut remonter un peu dans le temps, et envisager, même succinctement, la trajectoire suivie par son réalisateur, Nakata Hideo – de la même génération qu’un Kurosawa Kiyoshi, avec qui il a partagé un mentor, Hasumi Shigehiko, entre autres, et l’on pourrait peut-être citer également des auteurs tels que Miike Takashi ou Tsukamoto Shinya, je suppose.
Nakata, après des études dispersées, et pas orientées originellement vers le cinéma, d’ailleurs, suit un cursus classique dans le monde des studios japonais : avant de tourner ses propres films, il travaille longtemps en tant qu’assistant. Très concrètement, il fait ainsi ses premières armes au sein de la Nikkatsu, studio ancien mais qui, à l’époque, ne survit plus guère qu’en enchaînant de populaires films érotiques soft, dits pinku eiga de manière générale, si la Nikkatsu qualifie les siens de roman porno. Dans les années 1980, Nakata travaille sur plusieurs films du registre, et notamment ceux de Konuma Masaru, réalisateur tourné vers les productions louchant sur le sadomasochisme, qui fera office pour Nakata de second mentor (en 2001, soit après que Ring a rendu notre réalisateur bancable, mais avant Dark Water, il consacre à son vieux maître un documentaire, titré… Sadistic and Masochistic). En fait, ses premières réalisations personnelles, en « direct to video », relèvent toujours de ce registre, avec de jolis titres comme Journal d’un professeur : sexe interdit, ou L’Art de filmer sous les jupes des filles…
Après quoi Nakata livre plusieurs autres réalisations, éventuellement « méta-fictionnelles », d’une certaine manière, car décrivant souvent le monde du cinéma ; à l’occasion, des revenants s’incrustent dans ces productions, et, à plusieurs reprises, on les entrevoit au travers d’une caméra faisant office d'écran dans l’écran…
Thèmes et techniques que l’on retrouvera bien sûr dans Ring, en 1998, que lui confie son producteur. Le film ne bénéficie pas d’un très gros budget, mais il est tout de même l’adaptation d’un roman de Suzuki Koji, qui a déjà rencontré un beau succès depuis sa parution en 1991 ; cependant, il s’inscrit dans un sous-genre, le kaidan eiga, qui n’est plus vraiment à la mode depuis pas mal de temps déjà…
Le brio et l’inventivité de Nakata, et sans doute l’air du temps, assureront au film un impact dont personne n’aurait jamais osé rêver ; le succès est d’abord japonais, et suscite une mode étrange dépassant le seul médium cinématographique – les jeunes filles japonaises se voient toutes en autant de variantes de la terrifiante Sadako… D’autres films sortent, jouant de cet engouement inattendu, des bons comme des mauvais, et, bizarrement ou pas, cette vague de films s’exporte, notamment en Occident : la vague J-Horror, dès lors, dépasse allègrement le seul Japon, en termes de production comme de réception (suscitant aussi la vague « K-Horror »… et, hélas, les tristes remakes hollywoodiens que vous savez, de Ring au premier chef, de bien d’autres aussi, et Dark Water lui-même ne sera pas épargné).
Pour Nakata, ce succès est tout à la fois une chance et une malédiction – parce qu’il pourrait l’enfermer dans un genre, l’horreur, pour lequel, répète-t-il à plusieurs reprises, il n’a pas forcément tant d’affinités que cela (son discours, sous cet angle, peut rappeler, je suppose, celui d'un George A. Romero). Dès 1999, certes, il tourne un Ring 2 – efficace dans mon souvenir, considérablement moins intéressant tout de même, et un peu trop visiblement « bricolé »… Note au passage : cette suite du film Ring n’est pas du tout l’adaptation de la suite littéraire de Ring par Suzuki Koji, soit Double Hélice – qui tire toujours un peu plus la série dans la direction de la science-fiction, d’ailleurs. Mais, à l'initiative de Suzuki Koji, justement, très satisfait du travail accompli par Nakata sur Ring, on propose au réalisateur de tourner une autre adaptation de celui que l’on surnomme alors parfois (et sans doute à tort) « le Stephen King japonais » ; cette fois, il s’agirait de mettre en scène, non un roman, mais une nouvelle à laquelle il tient tout particulièrement, en français « L’Eau flottante », figurant dans un recueil titré Dark Water (assez médiocre dans mon vague souvenir – sauf une nouvelle de spéléologie hyper claustrophobe, très flippante si je ne m’abuse). Nakata ne dit pas non, mais repousse l’échéance – il veut tourner d’abord des choses plus personnelles, parmi lesquelles, outre le documentaire mentionné plus haut, l’intéressant thriller Kaosu(ou Chaos), passablement hitchcockien. Le moment venu, tout de même, et ce alors que la vague J-Horror commence à retomber un peu, il se lance comme convenu dans cette entreprise de plus ou moins commande, débouchant en 2002 sur le film Dark Water(bénéficiant d’un budget, sans doute relativement limité, mais tout de même un peu plus confortable que celui de Ring).
LE DÉSIR ET LA PEUR : L’EXCITATION
Comment expliquer le succès de Nakata dans le genre horrifique ? Car, de toute évidence, en voyant Ring ou Dark Water (ou Kaosu dans un registre un peu différent, mais où l’angoisse et la peur conservent une place plus que notable), nous ne sommes pas là en présence d’un « faiseur » au sens le plus vulgaire – d’un yes-man, disons.
Il a en fait lui-même son avis sur la question, et n’en a jamais fait mystère : pour lui, tout vient de sa formation dans les roman porno – et notamment de son apprentissage auprès de réalisateurs attitrés du genre pinku eiga tel que, surtout, Konuma Masaru. Car, en fin de compte, pour filmer le désir ou pour filmer la peur, c’est-à-dire, car tel est l’objectif, pour susciter chez le spectateur le désir ou la peur, les mêmes codes peuvent être employés : ce sont des cinémas de l’excitation ; peur et désir ne sont pas sous cet angle antagonistes, mais deux sensations qui, dans leur caractère extrême et, si l’on ose dire, dans leur mécanique, s’avèrent en fait très proches.
Son cinéma en témoigne régulièrement – même si l’exemple le plus flagrant de cette approche, pour ce que j’en ai vu, ne se trouve pas dans Ring, Ring 2 ou Dark Water, mais dans le thriller Kaosu. Dans ce film très référencé figure une très impressionnante scène de bondage, qui représente pour moi un sommet de l’érotisme glauque au cinéma : la scène est pour le coup à la fois excitante sur le plan érotique et sur le plan de l’angoisse – c’est presque une démonstration, de la part de l’auteur, de ce que les deux sensations obéissent à des ressorts éventuellement partagés.
Nakata, en tant qu’assistant à la Nikkatsu, a ainsi appris plein de « trucs » utiles pour ses films d’horreur ultérieurs – ainsi, son usage du gros plan, et notamment sur des visages de femmes, en découle ; son sens du cadrage, s’il emprunte avec astuce aux codes du cinéma d’horreur américain (par exemple, ménager régulièrement des ouvertures dans le fond, propices aux apparitions surnaturelles, et avec la pleine complicité du spectateur avide de semblables effets), n’est à cet égard qu’une extrapolation d’une même technique cinématographique. Mais cet apprentissage va au-delà ; et, contrairement aux idées reçues, cela passe notamment par une direction d’acteurs – en l’espèce surtout une direction d’actrices – très resserrée ; étonnamment d’ailleurs, à en croire les interviews de ses actrices, ces deux aspects se combinent de manière presque paradoxale, car Nakata met en scène au plus près, en observant et guidant les actrices de manière frontale, car, s’il soigne au préalable son cadre, il préfère diriger ensuite sans recourir au moniteur, mais « en direct ».
Le roman porno lui a aussi appris à composer avec des budgets restreints et, surtout, des décors limités et « fermés ». Mais il fait plus que « composer » avec, à vrai dire – il en tire au mieux parti, on le dit même tout spécialement virtuose à cet égard, et un film comme Dark Water l’illustre parfaitement, dont la plupart des scènes, celles situées dans l’immeuble, ont été tournées en studio sur un décor très basique et à un même niveau : à charge pour le réalisateur, ensuite, d’en tirer des effets – notamment celui de la claustrophobie, comme de juste, mais aussi bien d’autres, au travers d’une véritable réflexion sur la « spatialisation » : les modes de déplacement ou plus généralement de transition (ici l’escalier et l’ascenseur) sont ainsi employés avec précision, jusqu’à devenir eux-mêmes des éléments de décor essentiels, le cadrage aidant, délibérément biscornu le cas échéant (c’est tout particulièrement sensible ici pour l’ascenseur, éventuellement au travers des images granuleuses et en noir et blanc d'une caméra de surveillance, procédé renvoyant bien sûr à la cassette vidéo maudite de Ring).
LA CONDITION DES FEMMES
Un autre aspect du cinéma de Nakata découle peut-être lui aussi de cet apprentissage dans les roman porno, et qui peut surprendre : c’est la place des femmes dans ses films. Loin des clichés aussi bien d’un érotisme formaté et patriarcal que d’un cinéma horreur abondant en « scream queens » dénudées, il construit pour ses actrices de véritables personnages, riches, profonds, subtils, et qui prennent régulièrement le devant de la scène. À en juger par des interviews lues çà et là, c’est même notoire, et Nakata, du moins à cette époque, était un réalisateur couru des actrices…
Bien sûr, Ring a eu un impact certain concernant cette réputation – en confiant le premier rôle à une femme, là où le roman de Suzuki Koji le confie à un homme. Je ne suis pas bien certain que ça ait d’emblée été un choix de Nakata – ce qui ne fait aucun doute, c’est que ce choix s’est avéré pertinent, et que le réalisateur en a tiré parti.
Mine de rien, changer le sexe du personnage principal change pas mal de choses – dans la mesure du moins où le scénario et la réalisation de Nakata ont choisi d’appuyer sur ce point. L’héroïne de Ring, donc, n’a rien d’une « scream queen », et fait preuve, dans ces circonstances, des qualités attendues d’un héros « viril », dont le courage et l’abnégation ; c’est aussi une femme intelligente, et qui a son caractère – perce même en elle un vague cynisme, notamment dans la dernière scène du film, bien sûr. Mais il s’agit bien d’une femme – et donc, dans un Japon lourdement patriarcal, elle est confrontée à une hostilité oppressante qui lui complique la tâche, mais ne la rend que plus humaine et en même temps… admirable ? Jusque dans sa décision finale, si ça se trouve…
Mais il faut prendre en compte un autre aspect dans cette logique : l’héroïne n’est pas qu’une femme, elle est aussi une mère. Ne pas s’y tromper, éviter le réflexe à courte vue : il ne s’agit pas de faire de la maternité un attribut essentiel, voire l’attribut essentiel de la femme, dans la société japonaise ou au-delà, et donc de véhiculer ne serait-ce qu’inconsciemment un cliché machiste, mais justement de composer avec cet image et ce ressenti chez le personnage même, autant que chez ses antagonistes (en envisageant le cas échéant la société même, ou peut-être aussi la nature, comme des antagonistes), pour développer un tissage de relations humaines d’un ordre différent de ce que l’on trouve plus classiquement dans les films de genre. À vrai dire, c’est presque inédit à ce stade.
Dark Water va bien plus loin dans cette optique. Cette fois, à la différence de ce qui s’était passé pour Ring, la nouvelle originale de Suzuki Koji met bien en scène un personnage principal féminin ; mais c’est comme si Nakata en avait tiré argument pour appuyer davantage encore sur ce qui l’intéressait chez ces personnages de femmes.
Du coup, le film, à cet égard, rappelle parfois Ring, et d’autres fois s’en éloigne. La base, très semblable, est bien celle de ce personnage de mère au premier plan – ce qui implique aussi, mais de manière plus franche dans Dark Water, de mettre en scène des personnages de femmes entre deux âges, des jeunes mères disons, mais clairement pas des starlettes ; de belles femmes par ailleurs, mais certainement pas de purs objets de fantasmes, dont le physique avantageux serait systématiquement mis en avant – formation dans les roman porno ou pas ! Nakata lui-même notait d’ailleurs tout cela, en commentant son travail sur Dark Water, et expliquait ces choix plus poussés par le plus grand « réalisme » de l’histoire, par rapport à Ring qui avait pourtant déjà constitué quelque chose d’une rupture à cet égard. Les deux films, enfin, partagent l’image de la jeune mère élevant seule son enfant (un garçon dans Ring, une fille dans Dark Water), et ce contre vents et marées – d’ordre sociétal ou surnaturel, c’est la même chose.
Les ressemblances ne vont à mon sens pas beaucoup plus loin, à bien s'y attarder, et ce qui demeure contribue énormément à la très grande réussite de Dark Water ; il y a notamment que l’héroïne, cette fois, même si courageuse et portée à l’abnégation, n’est pas une héroïne au sens le plus « positif », ou plus exactement « volontaire », souvent mis en avant et associé presque systématiquement à la virilité ; pour le coup, elle est bien davantage une victime durant la majeure partie du film – et d’abord la victime des préjugés patriarcaux de la société japonaise, avant que de l’être du fantôme de Mitsuko. Mais ce rôle de victime demeure donc aux antipodes des clichés de la « scream queen ».
Et si la condition de la mère seule dans Ring était utilement abordée, mais de manière éventuellement marginale (c'est à débattre), elle est cette fois au cœur du propos, délibérément. Dark Water traite de la difficile émancipation des femmes japonaises telle qu’elle a été perçue et ressentie dans les années 1990 – émancipation qui s’exprime ici dans la thématique du divorce. Yoshimi est une femme à bout de nerfs, en lutte contre une société qui lui veut du mal – et personnifiée tant par son ex-mari, retors, que par une société la poussant toujours plus vers l’abîme en raison de ses choix de vie, notamment en matière de logement et de travail ; le film pourrait longtemps tenir du fantastique psychologique – c’est-à-dire d’un fantastique ambigu, avant tout révélateur d’une psyché sur le point de craquer ; auquel cas le personnage de Yoshimi pourrait emprunter d’une certaine manière à La Féline ou à La Maison du diable. Le drame social est d’une certaine manière un corollaire du drame psychologique. Mais son rôle de mère – pas (encore ?) sa fonction – complique encore la donne, et jusque dans les préjugés qu’elle pourrait tout d’abord percevoir comme lui étant « favorables » (pour les enfants en bas âge, la garde de la mère est largement privilégiée, la rassure-t-on), en fait l’émanation là encore d’un poids patriarcal contre lequel il serait vain de lutter ; mais, ce statut social, en tant que membre de cette société, Yoshimi l’a en fait pleinement et de longue date intégré, même si son souhait d’élever seule la petite Ikuko, en travaillant par ailleurs, exprime très certainement au moins un désir de rébellion. Mais, d’une certaine manière, c’est là que réside véritablement sa malédiction : au bout du compte, elle devra être mère – jusqu’au sacrifice ; consenti, sinon choisi...
DE SADAKO…
Bien sûr, il est d’autres personnages féminins à prendre en compte, dans les films d’horreur de Nakata Hideo : les fantômes… En fin de compte, si le rôle principal féminin, dans Ring, constitue un atout relativement original, la vraie star du film, elle aussi féminine, elle aussi une incarnation poussée de la violence patriarcale mais pour le coup sur un mode horriblement concret, c’est bien Sadako.
Sans doute Nakata n’était-il pas totalement libre, ici – car, même dans le cadre « technologique » de Ring, propulsant le folklore traditionnel dans la société de consommation du Japon des années 1990, il devait faire avec une représentation traditionnelle du fantôme nippon, du yûrei, presque forcément féminin. Dimension peut-être accrue, d’ailleurs, par un autre caractère « anachronique » du film, mais tenant cette fois, non à son contenu, mais à son contexte : le kaidan eiga n’était plus guère à la mode depuis une trentaine d’années ; sans doute le film de Nakata devait-il davantage encore comporter une part d’hommage (là où le roman de Suzuki Koji était probablement bien plus libre ; j’en profite d’ailleurs pour rappeler que le récit de Suzuki relève bien plus de la science-fiction que du fantastique horrifique : c’est particulièrement sensible dans les suites de Ring, Double Hélice et La Boucle, qui n’ont plus rien à voir avec les films pour le coup, mais c’est déjà une dimension non négligeable du roman initial).
Il fallait donc sans doute user de la représentation traditionnelle du fantôme féminin japonais, de longue date fixée, même si de manière canonique durant l’époque Edo, qui vu (re)fleurir le genre du conte fantastique, dont le plus fameux exemple demeure les Contes de pluie et de lune d’Ueda Akinari, qui ont notamment inspiré les Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi Kenji. La chevelure « désordonnée », la tenue généralement blanche, éventuellement l’absence de pieds (ou du moins l’impossibilité de les voir) étaient autant de codes sur lesquels travailler.
Et éventuellement extrapoler ? C’est devenu aussitôt le cliché essentiel de la J-Horror : la chevelure de Sadako n’est pas seulement « désordonnée », sa longue crinière est sale, et lui tombe sur le visage, qu’elle rend indiscernable – laissant plus que jamais supposer qu’il ne faut surtout pas voir ce qui se cache dessous, sous peine de devenir fou ou de mourir à son tour… Cet effet optimal dans le premier Ring a suscité tellement de mauvais clones qu’il est vite devenu de bon ton de railler tous ces films à base de « petite fille aux cheveux sales qui lui tombent sur la gueule ».
Ce n’est hélas pas le seul élément de caractérisation du fantôme dans Ring à avoir été reproduit jusqu’à plus soif et avec bien moins de talent et de pertinence : la très bonne idée de Nakata de filmer à l’envers les déplacements de Sadako (et à vrai dire d’autres personnages, notamment dans l’extraordinaire « vidéo maudite », chef-d’œuvre dans le chef-d’œuvre), pour leur donner quelque chose de particulièrement irréel et d’autant plus inquiétant, voire terrorisant à mesure que le fantôme approche implacablement, a donné lieu également à des ersatz malvenus (je crois me souvenir tout particulièrement de Ju-On: The Grudge, de Shimizu Takashi, en 2002 – pas sûr d’avoir vu d’autres films de cette « licence », du coup), si d’autres s’en sont mieux tiré, comme Kurosawa Kiyoshi, en 2001, dans son Kaïro (qui m’avait par ailleurs laissé totalement froid, mais, au moins, il savait filmer, c’était déjà ça…).
… À MITSUKO
Mais nous passons donc de Sadako à Mitsuko. La seconde est-elle comme de juste un des innombrables clones de la première ? À première vue, tout l’indique, encore que des différences notables apparaissent à un examen un peu plus poussé – outre, bien sûr, qu’elle est bien mieux conçue et employée, comme Sadako elle-même, que la quasi-totalité des pâles copies de cette dernière. En fait, les codes les plus marqués ne sont pas repris – ou du moins sont-ils subtilement décalés.
Y compris le plus emblématique ! Les cheveux… Ils ne tombent cette fois pas sur le visage de Mitsuko ; si celui-ci demeure longtemps indiscernable, c’est en raison du flou qui est son principal attribut sur les représentations « externes » comme l’affiche sur la disparition, ou du fait de choix de réalisation différents – si le flou n’est pas de la partie, alors il s’agira de filmer le fantôme de profil ; en mettant parfois l'accent, même ainsi, sur la chevelure faisant office de « barrière », ou d'autres fois sur d'autres attributs qui dispensent de se poser la question du visage : cela vaut pour les scènes où l’on n’entrevoit qu’une silhouette indécise, mais la première « apparition » de Mitsuko est sans doute plus significative – où l’on ne voit que sa main, pour le coup parfaitement matérielle et « normale ». En fait, la « révélation » du visage aura bien lieu dans le film (pas mon moment préféré, certes, même si, là encore, je suppose que Nakata a filmé à l’envers, car il y a quelque chose de très déstabilisant dans le mouvement de Mitsuko), ce qui là encore distingue le fantôme de Dark Water de Sadako, dont on ne voit tout au plus que l’œil (pour un effet autrement efficace à mon goût).
Une autre différence est clairement mise en avant, dans les codes graphiques du personnage, et c’est la couleur : dans Ring, Sadako est traditionnellement vêtue de blanc, ce qui est très à propos dans les scènes de « vidéo » en noir et blanc – elle n’en est que plus spectrale, et constitue une sorte de « tache » dans l’image, inquiétante en elle-même. Mitsuko, au contraire, est caractérisée par des couleurs plus franches et même paradoxalement chaleureuses : le jaune de son ciré, le rouge de sa sacoche. C’est très pertinent, en renouvelant utilement le besoin d’irréalité de ses apparitions, et en captant l’attention de l’œil par le contraste.
Mais ces différences formelles accompagnent (et justifient ?) d’autres différences tenant davantage au fond – en fait celles qui sont cruciales dans le film. D’une part, Mitsuko est une petite fille, non une jeune fille comme Sadako. Cela ne la rend pas moins inquiétante, mais – du fait de l’identification de Mitsuko et Ikuko, qui constitue la bascule du film –, cela permet par contre d’appuyer sur la thématique de la relation maternelle, qui aurait sans doute été beaucoup moins envisageable avec une nouvelle Sadako ; même si l’apparence de Sadako, dans Ring et Ring 2, semble varier selon les séquences, et renvoyer parfois à l’image de la petite fille – ainsi dans la « vidéo maudite », au moment de la séquence de la coiffure, développée dans Ring 2, et je crois que c’est de loin le meilleur moment de cette suite ; mais justement, dans les deux cas, c’est l’occasion d’introduire, même si moins frontalement, la thématique de la relation mère-fille. Disons en tout cas que Mitsuko n’a jamais les caractères de la Sadako qui sort du puits.
Et, bien sûr, cela renvoie sans doute aux motivations du fantôme de Mitsuko – car, là où tout nous indique une énième variation sur la vengeance posthume par un fantôme haineux et rancunier, c’est-à-dire l’essence même de Sadako, Nakata dérive en fait sur tout autre chose, et produit un choc inégalé sur le spectateur, qui se rend tardivement compte qu’il a été berné du début à la fin, non pas en raison de la malhonnêteté du script, mais au contraire en raison de son authentique astuce, et parce que lui-même s’en tenait instinctivement à un certain formatage affectant par ailleurs, et logiquement, les personnages mêmes du film, Yoshimi en tête ! Notons quand même pour mémoire que certaines séquences de Ring et Ring 2 pouvaient préparer ce retournement – car, dans la psyché de l’héroïne, une porte de sortie « positive » était envisageable… Sauf que, dans les Ring, c’était donc un leurre – et c’est en partie pour cela que cette même « porte de sortie » peut être envisagée autrement dans Dark Water… même si la grande finesse de Nakata à cet égard sera de montrer que les conséquences de cette approche « positive » demeurent horribles, même en étant incroyablement touchantes.
METTRE EN SCÈNE ET FILMER
Mettre en scène Dark Water n’avait rien d’évident, une fois ces divers « choix » définis (notons pour mémoire que, la nouvelle initiale étant bien trop courte pour fournir matière à un long métrage, deux équipes de scénaristes avaient travaillé parallèlement sur le script dans l’attente de la décision de Nakata – l’un des deux projets était « hollywoodien », l’autre « intime » ; on devine aisément lequel a été choisi… Ouf !).
Le budget du film était plus confortable que celui de Ring, mais pas indéfiniment extensible – ce qui a donc eu ses répercussions sur le décor, notamment. Qu’importe : Nakata y donne vie avec habileté, et en usant de plusieurs procédés – la « spatialisation » envisagée plus haut, notamment, et bien sûr les divers emplois de l’eau : pluies diluviennes, moisissure qui s’étend, goutte qui s’étale sur une joue, appartement inondé, etc. Autant d’effets participant de l’ambiance du film, et de sa cohérence.
Le film présentait tout de même une autre difficulté essentielle : son casting finalement très limité. Le film ne fait appel qu’à très peu de personnages – et deux d’entre eux sont des petites filles, dont une que l’on ne fait qu’apercevoir épisodiquement ! Et faire jouer des enfants, en bas âge qui plus est (Mitsuko est censée avoir six ans), est une gageure, nombre de réalisateurs ont pu en témoigner (sauf erreur, pour citer deux exemples, disons Stanley Kubrick dans Shining, ou, pour rester au Japon, Kitano Takeshi dans L’Été de Kikujiro). Par chance, Kanno Rio s’en tire finalement très bien ; elle est très attachante, et tout aussi émouvante.
Reste que le choix de l’actrice incarnant Matsubara Yoshimi n’en était que plus crucial, car, à tout prendre, c’est elle qui porte le film… Tous les autres personnages du film n’apparaissent que très peu à l’écran, et, même quand c’est le cas, ils n’ont le plus souvent que très peu de répliques : tout au plus peut-on mentionner Kohinata Fumiyo dans le rôle de l’ex-mari de Yoshimi, et Ogi Shigemitsu dans le rôle de l’aimable avocat Kishida – en fait une fausse piste narrative. Le cas de Mizukawa Asami, qui joue, dans la dernière scène du film, Ikuko âgée de seize ans, est un peu différent, forcément. Mais en ce qui concerne les quelques personnages qui demeurent, comme l’agent immobilier, le gardien de l’immeuble ou le directeur de l’école maternelle, ils sont en fait à l’extrême limite de la figuration...
Kuroki Hitomi, donc. Sa performance est plus qu’honorable : elle s’approprie bien le personnage, et compose une femme que l’on dirait prochainement entre deux âges, charmante mais d'une manière humaine, mère aimante à la psyché éventuellement fragile – ce que les épreuves qu’elle subit justifie assurément. Surtout, elle parvient à exprimer avec une certaine justesse les composantes les plus borderline de la psychologie du personnage – son angoisse teintée de méfiance paranoïaque, et son amour rendant crédible le sacrifice ultime, jusque dans la surprise. Et si les premières de ces « crises » peuvent paraître un peu trop outrées, elles permettent en fait de poser l’ambiance du récit et de rendre la bascule progressive dans la terreur et la folie parfaitement sensée.
Et la réalisation ? Globalement très habile – d’autant plus que le propos différent permet à Nakata de se montrer plus « posé » que dans Ring, de prendre son temps, et d’éviter le recours trop fréquents aux ficelles du cinéma d’horreur (classique ou nippon), jumpscares inclus (même s’il y en a quelques-uns dans le film, bien sûr, j’en compte au moins trois – pas forcément les moments les plus pertinents, certes).
Demeure quand même, dans ce registre, comme une marque de fabrique : le sens du cadre, évoqué plus haut. En fait, on peut sans doute en distinguer deux emplois, complémentaires : d’une part, il s’agit donc de ménager des ouvertures dans le cadre – et même, pour préciser, des ouvertures sur des ouvertures ; régulièrement, les plans conçus par l’auteur, même impliquant le cas échéant un gros plan, donc, sur un visage par exemple, laissent non seulement entrapercevoir la possibilité d’un mouvement ou d’une « apparition » dans le fond de la pièce où se déroule la scène, mais donnent aussi sur d’autres lieux eux-mêmes susceptibles d’être « traversés » : des portes entrouvertes, le balcon noyé sous une pluie diluvienne, etc. L’effet est remarquable – mais aussi parce que Nakata, finalement, fait preuve de retenue dans cette méthode : elle débouche parfois sur des « apparitions fantomatiques », mais c’est loin d’être systématiquement le cas – la pertinence en décide (à titre de comparaison, quand j’avais vu Séance, de Kurosawa Kiyoshi, j’avais eu l’impression que le réalisateur abusait un peu du procédé… et même chose pour la musique et les effets sonores, j’y reviens bientôt).
L’autre usage du cadre, éventuellement complémentaire, consiste à adopter des angles un peu biscornus – qui ne sont pas systématiquement révélateurs de l’emploi du surnaturel, mais peuvent agir en ce sens, là encore à la condition d’une certaine retenue. Certains lieux y sont bien sûr tout particulièrement propices, comme l’ascenseur ; mais c’est aussi un moyen de subvertir des cadres plus familiers et pas inquiétants en tant que tels : le moment le plus éloquent à cet égard est probablement celui qui introduit les flashbacks de Mitsuko, quand nous la voyons de dos, assise, vêtue de son ciré jaune, attendre à l’orée de son école – attendre que la pluie se calme… ou qu’on vienne la chercher, motif essentiel du film dès le tout premier plan (où c’est Yoshimi petite fille qui attend ; plus tard, ce sera bien sûr aussi le cas d’Ikuko, puis d’une fillette anonyme observée par l’Ikuko adolescente). C’est un très beau plan – qui a donné lieu à une des affiches du film, plus parlante que celle de ce DVD. Il suffit d’une légère inclinaison…
Bien sûr, cette approche est tout particulièrement pertinente au regard d'un procédé déjà employé dans Ring, et même dans des films antérieurs de Nakata, consistant à filmer un écran dans l'écran... Là encore, ce procédé est surtout employé ici pour l'ascenseur, constituant une forme de motif interne.
De manière plus anecdotique (enfin, façon de parler…), on peut aussi relever que le film bénéficie d’une très belle photographie, régulièrement dans des teintes un peu verdâtres évocatrices de l’eau trouble, mais peut-être plus encore de la moisissure qu’elle suscite – le témoin de ce que la situation évolue, et pour le pire. Enfin, pour mémoire, le mouvement de la caméra peut aussi susciter de beaux moments – se mêlant le cas échéant à la technique du cadre « ouvert » (bel exemple dans la dernière scène, quand Ikuko adolescente s’apprête à quitter les lieux, puis revient finalement en arrière, lentement, au signal pourtant très discret donné par la musique de Kawai Kenji – j’y reviens), ou « déstabilisant » l’image en sortant des rails pour un effet « caméra à l'épaule » (ainsi quand Ikuko se rend pour la première fois sur le toit de l’immeuble pour y jouer).
MUSIQUE ET DESIGN SONORE
Bien sûr, il est un dernier aspect de la réalisation qu’il faut mentionner, en lui conférant je crois une place à part – mais c’est que j’y suis très sensible… Il s’agit du très beau travail accompli par Kawai Kenji pour la bande originale du film – mais pas seulement : en fait, dans la collaboration entre Kawai et Nakata (entamée avec Ring ; Kawai, jusqu’alors, était surtout connu pour avoir travaillé avec Oshii Mamoru, surtout sur des dessins animés), le compositeur s’occupe plus généralement du design sonore. Par ailleurs, pour l’essentiel, il intervient après le tournage – Nakata lui confiant un montage quasi définitif, à charge pour Kawai de l’illustrer et sublimer.
La bande originale de Ring était assez diverse – comportant des pistes peu ou prou ambient (faisant volontiers usage de sonorités incongrues autant qu’inquiétantes, par exemple en employant un waterphone, à la fois de manière percussive et à la façon d’un violon), à mon sens ce qui s’y trouvait de mieux, sans surprise (jumpscare inclus – le plus beau de toute l’histoire du cinéma, peut-être, quand l’héroïne découvre son petit garçon en train de visionner la cassette vidéo maudite ; les crissements de la bande son produisent un effet incroyablement terrifiant, à hérisser tous les poils du corps...), mais aussi d’autres compositions plus mélodiques, éventuellement rythmées… et d’autres choses plus « J-pop » dont je me serais très bien passé.
La bande originale de Dark Water est plus convaincante dans sa globalité, sans doute parce qu’elle fait preuve de davantage de cohérence – mais aussi de discrétion ; et c’est bien pourquoi elle est autrement subtile. Les thématique ambient demeurent, avec comme de juste une dimension aquatique marquée ; mais les mélodies sont également de la partie, simplement sur le mode de thèmes presque invisibles, très appropriés notamment dans les scènes relevant plus du drame psychologique ou social. La rythmique en sus, sauf erreur, n’intervient que pour l’apogée de l’horreur, qui est en même temps le point culminant de l'émotion – le sacrifice de Yoshimi et la tristesse désemparée d’Ikuko petite fille ; je ne suis généralement pas preneur de ce genre de compositions, un peu trop lourdement démonstratives à mon goût, mais pour le coup cela fonctionne très bien.
Mais le travail de Kawai Kenji va donc bien au-delà des seules partitions – un crissement ici, une nappe là, relèvent plus de l’illustration sonore que de la bande originale à proprement parler ; le silence est en fait une alternative fort utile, sur ces bases ; le résultat est très convaincant, parce que généralement discret (je reviens ici notamment sur la scène mentionnée plus haut, avec Ikuko adolescente) – il est certes quelques moments où il se montre plus appuyé, mais rien de grave : globalement, c’est un très bon travail.
QUELQUES CRITIQUES QUAND MÊME ?
Je suppose que vous avez compris que j’adore ce film, aheum… Est-ce au point de le juger parfait ? Probablement pas : il est bien quelques points çà et là qui sont critiquables.
Ceci étant, le premier que j’ai envie de mentionner, je ne suis pas bien certain que ce soit une critique – en fait, on pourrait très bien y voir une qualité ! Mais voilà : à ce revisionnage, une chose m’a tout particulièrement surpris… et c’est que j’ai trouvé le film court, voire très court. Ce qu’il n’est pourtant pas du tout, objectivement : une heure quarante, c’est un format « normal » ; et j’avoue avoir parfois du mal à conserver ma concentration sur des durées supérieures… Point positif : je ne me suis pas du tout ennuyé, pas un seul instant. Point plus « neutre » : j’ai eu l’impression que cela allait vite… Et pourtant, objectivement, ce n’est pas le cas – d’autant que le film a un rythme bien plus posé que Ring. Mais, parfois, j’ai donc eu l’impression que cela allait quand même un peu trop vite… Notamment, j’ai été pris de court, en fait, quand le film atteint son climax – avec Yoshimi qui se rend sur le toit et grimpe sur le réservoir, tandis qu’Ikuko, dans l’appartement, approche de la baignoire en train de se remplir d’une eau sombre… Je m’attendais, dans mes souvenirs, à ce que cela arrive bien plus tard dans le film – et, corrélativement, j’avais l’impression d’une scène finale bien plus courte (pourtant, en ce qui concerne cette dernière, je n’ai aucun doute : c’est très probablement la durée qu’il fallait). Bizarre…
Bon, des choses un peu moins ambiguës ? Une, surtout : parmi les premiers effets de réalisation et d’illustration sonore de l’irruption du surnaturel, j’en ai trouvé un certain nombre trop appuyés – et tout particulièrement ceux concernant les réapparitions successives de la sacoche rouge de Mitsuko : tout le reste du film montre aussi bien Nakata que Kawai autrement subtils ; souligner ainsi me paraissait malvenu, surtout dans les toutes premières occurrences, car la vision de la sacoche en elle-même n’a finalement rien d’angoissant tant que le contexte et la répétition des situations n’ont pas associé l’ustensile au surnaturel… La première marque du surnaturel dans le film – la main de Mitsuko serrant celle de Yoshimi dans l'ascenseur – témoigne pourtant de ce que l’on pouvait faire bien plus en faisant moins…
Je suis sceptique, aussi, sur le « visage » de Mitsuko se jetant sur Yoshimi – l’effet me paraît bien trop « série B », au point de détonner dans un film certes pas porté sur le Grand-Guignol et l’horreur graphique. Je suppose toutefois que ma critique est un peu pondérée par ce qui se produit immédiatement après… et qui fonctionne si bien que l’on est légitiment tenté de se montrer bon prince pour ce très bref éclat de grotesque.
Le reste, ma foi… Des détails. Le premier trouble de Yoshimi devant les conciliateurs – quand elle parle de son hospitalisation avant son mariage, due à ce que, relectrice littéraire, elle travaillait sur des livres « parfois très sadiques » –, m’a fait l’effet d’être un peu trop exagéré (car gratuit ?) pour être crédible. Le plan fantasmatique sur l’ex-mari de Yoshimi écrasant son mégot sur le bouton de l’ascenseur, de même, m’a paru trop appuyé – ce genre de choses, rien de bien grave, simplement des petits endroits où le film aurait gagné à se montrer plus subtil, ce qu'il est le plus souvent...
AUSSI ÉMOUVANT QU’EFFRAYANT
Mais dans l’ensemble… Mazette, quel film ! Quinze ans plus tard, je l’aime toujours autant ; quinze plus tard, oui, il me fait toujours aussi peur, et m’émeut probablement encore davantage. Sommet tardif de la vague J-Horror, ce film est aussi l’illustration parfaite, et probablement indépassable, de ce que ce genre, avec ses gimmicks bientôt réduits au triste statut de poncifs, pouvait susciter de meilleur. C’est un excellent film d’horreur, et un excellent drame social – un film aussi émouvant qu’effrayant, qui figure bien décidément parmi mes préférés, tous genres et toutes origines confondus.
Et Nakata, alors ? Je n’ai rien vu de lui après Dark Water… Peut-être en partie, d’ailleurs, parce que l’engouement français pour le cinéma nippon au tournant du millénaire est retombé ? Ou simplement parce que je n’ai pas fait la démarche… Aussi, outre les succès d’exportation du réalisateur que sont Ring, Ring 2 et Dark Water, je n’ai vu de Nakata que Kaosu, qui m’avait séduit. Il me faudrait sans doute compléter, avec d’autres aperçus, moins connus, de sa filmographie… Car quelqu’un qui réalise Dark Water mérite assurément qu’on s’intéresse à lui.