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La Vengeance est à moi, de Shôhei Imamura

Publié le par Nébal

La Vengeance est à moi, de Shôhei Imamura

Titre : La Vengeance est à moi

Titre original : 復讐するは我にあり (Fukushû suru wa ware ni ari)

Titres alternatifs : La Vengeance est mienne ; La Vengeance m’appartient ; Vengeance Is Mine

Réalisateur : Shôhei Imamura

Année : 1979

Pays : Japon

Durée : 140 min.

Acteurs principaux : Ken Ogata, Rentarô Mikuni, Mitsuko Baishô, Mayumi Ogawa, Nijiko Kiyokawa, Chôchô Miyako…

 

BIEN SÛR QU’IL FAUT EN PARLER !

 

Bon, j’avais plus ou moins pris, même dans la douleur, la décision de ne plus trop causer de films ici pour cause de manque de temps, et ce alors même que je me remettais enfin à en regarder – oui, essentiellement japonais : c’est une motivation qui en vaut bien une autre, et il y a tant de merveilles à découvrir dans ce domaine !

 

Mais, du coup, ma dernière critique cinématographique sur ce blog portait sur Pluie noire, très bon film de Shôhei Imamura, et depuis, rien… Pourtant, j’avais vu des métrages qui auraient bien mérité que j’en parle ! Pour m’en tenir au nippon, Godzilla d’Ishirô Honda, La Condition de l’homme (trois films de trois heures, donc…) et aussi Rébellion de Masaki Kobayashi, Shokuzai de Kiyoshi Kurosawa (deux films, ou une mini-série, comme vous voulez), La Vie d’O’Haru, femme galante de Kenji Mizoguchi, Voyage à Tôkyô de Yasujirô Ozu, Suicide Club de Sion Sono, Le Couvent de la bête sacrée de Norifumi Suzuki, Pompoko d’Isao Takahata, et j’en oublie sans doute… Sans même parler de Cowboy Bebop, série et film. Oui, il y aurait eu de quoi faire, dans bien des registres différents. Ne pas chroniquer le merdique Uzumaki de Higuchinsky (lamentable adaptation de l’excellente BD Spirale de Junji Itô), c’est une chose – mais entretenir le même rapport avec les autres films cités, souvent très bons, parfois plus encore, n’a pas de sens. Je suppose que bon nombre de ces films auraient utilement remplacé ici tel ou tel roman ou bouquin de jeu de rôle passablement faible mais chroniqué par compulsion…

 

Il m’a bien fallu l’admettre au visionnage de cet autre excellent film qu’est La Vengeance est à moi… de Shôhei Imamura, dont le très beau Pluie noire était donc le dernier film chroniqué sur ce blog, il y a presque quatre mois de cela. J’ai (re-donc) vu plein d’autres choses depuis, mais ce semblant de fixette sur Imamura, aussi biaisé soit-il par la catégorie du blog, n’en est pas moins peut-être révélateur, en fin de compte – parce que je ne compte certainement pas m’arrêter là : il me faut voir plein de choses du bonhomme, et non des moindres, comme De l’eau tiède sous un pont rouge ou le bien plus vieux Le Pornographe (adaptation du roman Les Pornographes d’Akiyuki Nosaka, que j’avais adoré mais qu’il faudrait bien que je relise, lui aussi, d’ailleurs), et d’autres encore, dont Eijanaika, associé à La Vengeance est à moi dans le présent coffret DVD ; je compte aussi revoir très prochainement La Ballade de Narayama, et envisage de tenter un exercice bien particulier, une chronique parallèle du film d’Imamura et du roman de Shichirô Fukazawa qui l’a inspiré – j’ai déjà vu le film et déjà vu le livre, mais j’ai bien envie de m’y atteler…

 

UN TOURNANT DANS LA CARRIÈRE D’IMAMURA

 

La Vengeance est à moi n’est probablement pas le film d’Imamura le plus connu en Occident – ou en tout cas en France, j'en ai l'impression, du moins. Ses deux palmes d’or (rappelons qu’il est un des très rares réalisateurs à pouvoir s’enorgueillir de ces deux titres), La Ballade de Narayama et L’Anguille, passent sans doute devant ; Pluie noire et De l’eau tiède sous un pont rouge, de beaux succès à Cannes et ailleurs, de même, je suppose ; et, si je n’ai pas l’impression que l’on ait beaucoup causé du Pornographe en France, quelques articles en anglais m’ont laissé supposer, à tort peut-être, que ce métrage bien plus vieux avait lui aussi su s’exporter.

 

La Vengeance est à moi n’en a pas moins suscité nombre de louanges – mais peut-être d’abord au Japon ? Là-bas, il a raflé tous les prix (21 récompenses relevées sur IMDB). Et – surtout ? – il a constitué un tournant majeur dans la carrière d’Imamura, au point qu’on a pu en faire un de ses films les plus importants, voire LE plus important.

 

Imamura, avant de tourner ce film, avait largement délaissé le cinéma de fiction : dix ans plus tôt, sa dernière tentative dans ce registre, Profonds Désirs des dieux, avait pâti d’un tournage difficile et s’était avérée un échec commercial – de quoi écœurer plus hardi. Entretemps, il n’avait certes pas délaissé la caméra – mais il s’était entièrement consacré au cinéma documentaire, avec des films traitant notamment de la guerre et de ses conséquences, avec éventuellement un accent sur la prostitution dans ce triste contexte ; un titre plus célèbre que les autres : L’Histoire du Japon d’après-guerre racontée par une hôtesse de bar (pas vu, faudra aussi)… mais, à l’époque, ce film avait été un autre échec commercial, contraignant Imamura à ne plus travailler les années suivantes que pour une télévision plus rémunératrice et moins aléatoire. Mais, d'une certaine manière, et contexte personnel mis à part, cette orientation documentaire coule de source : Imamura, qui sous-titrait « Introduction à l’anthropologie » son adaptation des Pornographes, ou qui parlait d'entomologie pour un autre film, etc., était sans doute déjà marqué par cette approche réaliste, pas forcément si éloignée de l'essai – et, même de retour à la fiction suite au présent film, l’emprise du cinéma documentaire reste essentielle : La Vengeance est à moi en témoigne assurément, comme le fera bientôt, de manière sans doute encore plus poussée, La Ballade de Narayama

 

En tout cas, cette fois, la tentative est fructueuse, le travail d’Imamura est récompensé, et La Vengeance est à moi rencontre un beau succès au Japon, critique et commercial, convainquant l’auteur autant que son public qu’il n’en a pas fini avec la fiction, ou plutôt qu'il peut y revenir.

 

Suivront les chefs-d’œuvre que l’on sait… Mais il ne faudrait pas, pour autant, se contenter de voir en La Vengeance est à moi un simple « présage » des succès à venir : ce film n’annonce pas des sommets ultérieurs, il constitue d’emblée un de ces sommets – bien digne de figurer aux côtés des films mieux exportés qui ont suivi ; il est au moins aussi bon que tous, peut-être bien meilleur encore que certains…

 

« D’APRÈS UNE HISTOIRE VRAIE »

 

Il faut dire que, pour ce retour, Imamura avait un bon sujet – doublement bon, car à même de susciter l’intérêt du public, et en même temps de lui permettre de pleinement s’exprimer à sa manière, sans compromission.

 

La Vengeance est à moi est en effet un film policier – ou une sorte de film policier, au départ du moins ; avec aussi un côté thriller, et pourtant on a un peu de mal à le qualifier de thriller… C'est en fait le drame psychologique qui domine, mais d'une manière propre à défier les codes associés à cette dénomination.

 

Techniquement, il s’agit d’une adaptation d’un livre de Ryûzô Saki, qui avait connu un certain succès au Japon – mais le livre lui-même s’inspirait de faits réels, qui s’étaient produits au début des années 1960 : il portait en effet sur un certain Akira Nishiguchi, minable escroc devenu tueur, et dont la traque sur plusieurs mois captiva la foule japonaise – après cinq meurtres fin 1963, il fut enfin arrêté par la police (qui avait semble-t-il eu du mal à associer les meurtres et les escroqueries…) en janvier 1964, après quoi il fut condamné à mort, et enfin exécuté en 1970. Cet ersatz difficilement compréhensible de tueur en série, bien différent sans doute du mythe sempiternellement rabâché du tueur psychopathe – ne serait-ce que parce que ses meurtres semblaient toujours avoir un mobile, pécuniaire en l’occurrence, quand bien même dérisoire tant les sommes en jeu n’avaient rien d’une fortune –, a ainsi suscité une chasse à l’homme sans pareille dans le Japon contemporain, et bon nombre d’interrogations aussi sans doute, tant le personnage paraissait indéchiffrable, et sa motivation incompréhensible. D’où, en fait, le livre de Ryûzô Saki, qui consistait, d’une certaine manière, à refaire l’enquête en dehors des seules sources policières, afin de tenter de comprendre qui était le tueur et pourquoi il avait fait ce qu’il avait fait.

 

L’idée séduisait Imamura – mais à condition, à son tour, de la faire sienne : du livre de Ryûzô Saki, il laisse donc de côté toute l’implication subjective du narrateur-enquêteur, y préférant une complexe pluralité de points de vue, où l’objectivité documentaire (assumée jusque dans les nombreux et techniques intertitres détaillant les meurtres et leurs mobiles avec la froideur et la sécheresse d’un rapport de police) s’associe à des subjectivités de divers ordres, pour tenter à nouveau de comprendre le personnage – le comprendre, mais pas le juger. Ce qui implique par ailleurs, a contrario sans doute d’une certaine tradition cinématographique teintant de « romantisme » les héros-criminels traqués par les autorités, de refuser ici tout traitement lyrique : le héros est un tueur, on ne le sauvera pas aussi facilement. La distance – morale, notamment – n’est peut-être pas toujours de mise pour autant, car les divers points de vue peuvent parasiter la narration (délibérément et habilement), mais dans l’ensemble, que ce soit « objectivement » ou au travers de « subjectivités » plus ou moins parties prenantes à l’affaire, et plus ambiguës qu'à leur tour, le tueur, en tant que tueur, ne peut qu’être un connard – et, décidément bien loin de tout lyrisme, un type passablement minable. En s’emparant d’un fait-divers sordide, Imamura n’a certainement pas tenté de le « dénaturer » voire de « l’élever » d’une manière lyrique : non, il a choisi d’appuyer sur cette dimension sordide, par ses choix de réalisation et au travers des performances remarquables d’une brochette d’acteurs (et d’actrices surtout ?) tous plus brillants les uns que les autres.

 

Il ne juge pas, dit-on – mais il sait, en bon réalisateur qui a aussi œuvré dans le documentaire, que placer une caméra ici plutôt que là, c’est déjà, littéralement, imposer un point de vue… Par ailleurs, s’il ne se livre pas à un réquisitoire contre le tueur (nul besoin de toute façon), on devine un autre réquisitoire en filigrane – portant cette fois sur la société japonaise, bien sûr, et sur sa violence intrinsèque : dans La Vengeance est à moi, la violence, ce ne sont pas tant les meurtres commis par le tueur (pourtant certes pas édulcorés), ou pas seulement du moins, que les rapports sexuels et économiques, ou les deux à la fois, impitoyables et terribles – le tueur s’inscrit dans ce contexte plus global ; mais ne pas s’y tromper : aussi horrible et violente soit la société japonaise, même en cette veille des jeux olympiques de Tôkyô, illustration du retour du Japon dans le concert des nations après les atrocités de la guerre, cela ne pourra que très vaguement expliquer les agissements horribles du « héros »… et en aucun cas l'excuser.

IWAO ENOKIZU, MINABLE SALAUD

 

Le film début le 4 janvier 1964, par ce qui aurait pu/dû en être la fin : l’arrestation du tueur. Les noms ont été modifiés : notre ordure s’appelle Iwao Enokizu, et est interprétée (superbement) par Ken Ogata, acteur plus ou moins « révélé », ou du moins rendu célèbre, par ce film ; paraît-il habitué des rôles de yakuzas, il brillerait néanmoins dans d’autres productions, dont d’autres films d’Imamura, au premier rang desquels La Ballade de Narayama, où il aura le premier rôle masculin ; on le connait aussi pour avoir incarné Yukio Mishima dans le fameux biopic de Paul Schrader – que je n’ai toujours pas vu, et il faudra bien y remédier.

 

En soi, le procédé, de commencer par la fin, n’est sans doute pas spécialement original, mais il ne rend que plus pertinent l’emploi du ton documentaire dans les très froides et sèches premières scènes. Classiquement, les policiers interrogent le suspect – qui ne nie rien. Il semble bien en peine, lui aussi, d’expliquer pourquoi il a commis ces crimes – encore que l’expression « en peine » ne soit sans doute pas appropriée : il s’en moque... Seule l’idée de sa mort prochaine semble l’obséder – il sait très bien qu’il sera pendu (la symbolique ne laisse aucun doute à cet égard). Mais cette obsession n’implique pas de peur, et encore moins de remords. Ainsi vont les choses, c'est tout…

 

Le film ne poursuivra pas forcément très longtemps dans la voie de l’enquête policière en forme de reconstitution – il y préfèrera ensuite d’autres points de vue, tout en parvenant à conserver au moins un semblant de cohérence (je suppose néanmoins que c’est là un des très rares points où on pourrait légitimement critiquer le film) ; en l’état, cependant, ce procédé initial est d’une étonnante brutalité – qui montre sans les édulcorer le moins du monde les deux premiers meurtres d’Iwao ; et si le premier, maladroit, est presque burlesque, au moins autant qu’horrible, il est pourtant difficile d’en sourire…

 

SOUS LES YEUX DU PÈRE

 

Mais, même dans leur dimension crapuleuse, ces crimes demeurent inexplicables, aux yeux des policiers comme du spectateur (sans même parler du tueur) – il faudra, pour y comprendre quelque chose, ou tenter de le faire, trouver à comprendre le personnage, autant que faire se peut. À cette fin, les policiers se rendent auprès du père du tueur, Shizuo Enokizu (brillamment campé par Rentarô Mikuni)…

 

Plaçons la balise SPOILERS ici, au cas où ; c’est une simple précaution, je ne sais pas si l’on peut vraiment parler de spoilers ici – mais si jamais, vous êtes prévenus, quoi…

 

La rencontre avec le père ? Elle a en fait quelque chose d’un prétexte, sur le plan cinématographique – car les scènes l’impliquant ensuite ne sont pas de son point de vue : le film prend aussitôt ses distances, trompant l’attente du spectateur, et ce dès le tout premier plan du premier flashback, le plus lointain… qui est du coup d’abord filmé de très loin. Nous savons que le père raconte tout cela à la police – mais nous ne le voyons pas à travers lui ; à son grand dam, d’ailleurs, nous le voyons lui… et ce jusqu’à la fin ; or il n'est pas quelqu'un que l'on apprécie de voir...

 

Dans cette première scène de flashback, en 1938 sauf erreur, Shizuo, sorte de chef de village, une petite communauté de pêcheurs sur une île isolée, est sévèrement battu par un militaire fanatisé qui entend le forcer à céder tous les bateaux du village pour les besoins, impossibles à satisfaire, de l’armée impériale partant à la conquête du monde. Le petit Iwao se rebelle, frappe même l’officier, mais Shizuo l’empêche de commettre d’autres bêtises, et, avec moult génuflexions et suppliques, cède enfin aux exigences inqualifiables du militaire…

 

Cette scène, en guise d’explication de la psyché future d’Iwao, n’est en fait pas efficace – mais c’est sans doute délibéré, tant, ce qui compte ici, et jusque dans la tournure que prendront ensuite les relations entre le père et le fils, c’est sans doute la seule lâcheté de Shizuo, personnage faible et veule, qui inspire bien vite un vague dégoût… Le comportement d’Iwao est ici très secondaire ; et si l’acte a quelque chose de fondateur, on ne peut pas en faire dériver « tout simplement » la psyché malade du tueur. C’est bien la figure du père qui domine – peut-être parce qu’il est ainsi amené à se livrer à son exercice préféré : l’aveu, accompagné d’autoflagellation ? Oui, décidément, le bonhomme inspire d’emblée un vague dégoût… Non que ce soit forcément un mauvais bougre, d’ailleurs, mais, à tous les points de vue, il est, disons… insuffisant. Au point où c'en est (savoureusement) agaçant.

 

Cette scène nous révèle par ailleurs autre chose : la petite communauté de pêcheurs est chrétienne. Et ce n’est sans doute pas qu’un détail – ainsi que le titre même du film semble le proclamer, emprunté à la Bible : le Moi possessif n'est autre que Dieu... Mais le christianisme de Shizuo est ritualisé et empreint de superstition – sans doute se rabat-il instinctivement sur un autre Père, qui est aux cieux, et qui le décharge, d’une certaine manière, de ses petites culpabilités, de ses mesquineries sans nombre…

 

Shizuo n’a en tout cas rien d’une figure paternelle pour le petit Iwao – il ne peut rien faire contre pareil personnage. Non qu’il soit par ailleurs lui-même exempt de vices ! Mais pas forcément où on le croit ? Il y a là un très beau retournement... En effet, nous le verrons plus tard impliqué dans une relation adultère chargée d’inceste, avec Kazuko, la propre femme d’Iwao (Mitsuko Baishô, parfaite) ; mais à vrai dire, et c'est habile, ce n’est qu’alors, dans cette relation qui devrait être immorale (tout particulièrement à ses propres yeux), qu’il peut se montrer sous un meilleur jour – car vu, cette fois, à travers les yeux d’une femme qui l’aime (c’est important, et j’y reviendrai) : il y a en fait une tendresse, dans la relation entre Kazuko et Shizuo, peu ou prou unique dans ce film autrement violent, où le sexe n’est au fond qu’une occasion de plus pour la violence de s’exprimer (mais avec peut-être un bémol impliquant le personnage de Haru, et j’y reviendrai là aussi) ; leur scène dans le bain est aussi troublante que belle (ou belle que troublante, selon le critère pertinent) ; cela ne sauve sans doute pas le personnage, mais permet du moins de prendre quelque distance avec les condamnations unilatérales si tentantes.

 

Car Shizuo, faible, lâche, veule, est donc incapable de manier son insupportable fils. Lors d’une scène extraordinaire, sur le plan technique sans doute la plus bluffante de tout le film, une chorégraphie sadique et douloureuse au cadrage soigné et terriblement expressionniste, nous le voyons s’emparer enfin d’une hache, mais non pour en menacer l’abject Iwao – ex-taulard au comportement absurdement agressif, et même parfaitement ridicule dans tout son clinquant de yakuza de seconde zone : bien au contraire, c’est pour lui demander de le tuer lui… Iwao, alors, n'a jamais tué, au passage. Trait japonais, peut-être – et christianisme ou pas. Il faudra en tout cas que Kazuko s’empare de la hache, même à seule fin de séparer les deux hommes – ses deux amants –, pour que l’ustensile acquière quelque chose d’une véritable menace ; elle tétanise les deux mâles, dont le rôle se fissure alors quelque peu.

 

Mais Shizuo n’a décidément rien d’un saint homme : lui qui se montre si petit face à Iwao n’est d’ailleurs peut-être pas étranger à la cruauté de son rejeton ? Torturer un chien est visiblement plus facile pour lui que d’assumer sa paternité…

 

Mais la foi superstitieuse est bien de la partie : Shizuo, d’une manière ou d’une autre, se sait coupable – il l’a toujours été, c’est de toute façon dans l’homme, n’est-ce pas ? Le péché originel ! Quand le sexe est de la partie, ça n’en est que plus évident. Or cette culpabilité peut s’avérer bien pratique – en légitimant l’adultère de notre pauvre pécheur, d’une certaine manière… ou en en tirant une protection efficace contre la brutalité de son fils : lors de leurs multiples confrontations, et jusqu'à l'ultime et terrible, l’idée revient sans cesse qu’Iwao ne pourra jamais lever véritablement la main sur son père – parce qu’il ne peut tuer que des innocents, et que Shizuo est naturellement coupable ; le tueur ne peut, d’une certaine manière, qu’acquiescer à ce discours, même s’il le fait visiblement enrager…

 

Le regard du père, à cet égard, tout au long de ces multiples flashbacks, n’est donc pas celui de Shizuo – tant le pathétique bonhomme se repose lâchement sur son Dieu. Cela signifie-t-il qu’il n’y a pas de point de vue dans ces scènes, au-delà d’un hypothétique démiurge omniscient, qui condamne à terme le péché mais laisse faire entretemps, brandissant, en châtiment de nos crimes qu’il favorise, les menaces d’un purgatoire et d’un enfer qui ont le bon goût d’être posthumes et le mauvais d'être éternels ?

 

Mais c’est en fait tout le contraire ; ainsi, de manière superbement habile, dans la longue scène que je viens d’évoquer – où, en définitive, le regard que nous avons accompagné tout au long de ces tiraillements familiaux baignant dans une violence sourde, s’avère… celui de la mère d’Iwao, Kayo (Chôchô Miyako) – une vieille femme discrète, qui souffre de ce qu’elle a mis au monde ; mère, elle l’est, qui veut croire contre l’évidence en l’amabilité et la gentillesse de son fils… Mais elle n’est qu’un premier exemple, dans ce film, de la vieille dame en retrait (pour un temps du moins, Hisano se révèle enfin bien différente...), qui voit tout le tragique du monde, et ne peut rien dire… Car il est trop tard, et car ce n’est pas son rôle.

 

Les femmes plus jeunes, autrement présentes que Shizuo, autrement agissantes, tendent quant à elles à donner dans le déni : Kazuko, ici, en vivant maritalement avec son beau-père pour mieux oublier l’époux et fils, plus tard Haru fantasmant une romance idéale entre les bras d’un homme qu’elle sait pourtant mauvais…

 

DOUBLE VIE À L’AUBERGE ASANO

 

En fait, c’est sans doute là que réside le cœur du film – dans les nombreuses séquences se déroulant à l’auberge Asano ou dans ses environs.

 

Iwao, même devenu tueur sans qu’il sache bien pourquoi, demeure avant tout un escroc – un imposteur : il se fait passer, ici pour un avocat (pompant la caution que des parents désespérés croyaient verser pour libérer leur petit délinquant de fils), là pour un professeur à l’université…

 

Mais, ce professeur, c’est en affichant délibérément et avec le sourire du bon compagnon une légère part de vice qu’il se crée des liens. Lors de ses séjours à Tôkyô, entre deux meurtres, il réside dans l’auberge Asano, invraisemblable bouiboui, au fond d’une impasse derrière le cimetière – un établissement crapoteux, en cheville avec les prostituées locales… Le patron de la maison, en homme qu’il est, est parfaitement abject – un personnage cruel, brutal et cupide, obsédé par l’argent, cultivant son minable pouvoir en brutalisant les femmes, au premier chef Haru (Mayumi Ogawa) – la maîtresse de maison, plus ou moins son épouse ; à l’auberge réside également la mère de Haru, Hisano (Nijiko Kiyokawa, dont la composition est extraordinaire – peut-être bien le plus beau rôle du film) – vieille femme, donc vielle folle : inutile d’y prêter la moindre attention…

 

Mais le professeur crée des liens – sympathique et ouvert (lui que nous savons froid comme un serpent), riche aussi à l'en croire, il ne tarde guère à séduire Haru : il épuise d’abord quelques prostituées, mais la relation avec la maîtresse de maison est autrement gratifiante. Haru, même semi-maquerelle, est une femme aimable, et bien vite très amoureuse. Sans doute n’est-elle pas aussi naïve qu’elle le prétend : femme, et dans un milieu pareil, elle sait très bien ce qu’il en est des rapports des hommes avec les femmes – dans l’hypothèse peu vraisemblable où elle perdrait de vue cette réalité, l’abjecte bêtise machiste du patron ne tarderait guère à lui ramener les pieds sur terre. Pourtant, elle voit dans le professeur, le si gentil professeur, une sorte de prince charmant, qui, peut-être (n’y pense même pas, pauvre sotte !), pourrait la sortir de là ?

 

Or Iwao est un homme traqué. Ce qui n’a pas l’air de l’inquiéter : alors même que sa photo est diffusée partout par les autorités – qui ont enfin admis que ces meurtres en série avaient un motif crapuleux –, notre héros se promène sans y prendre garde, fait ses courses comme le bon sarariman qu’il prétend être quand il n'est ni l'avocat ni le professeur ; bien sûr, le spectateur ressent une inquiétude non dénuée d’humour ironique quand il fait l’acquisition d’un marteau, de clous et de ruban adhésif… Mais les commerçants comme les passants, eux, ne soupçonnent rien. Iwao serait-il un Clark Kent ? Ses lunettes semblent suffire à maquiller sa véritable identité…

 

Puis, au cinéma, où se sont rendus ensemble Iwao et son flirt Haru, après un reportage sur l’enterrement de Kennedy et avant la suite des programmes, la police diffuse à l’écran le portrait du tueur. Personne, pour autant, ne le reconnaît dans la salle plongée dans la pénombre… mais Haru, si : elle sait qu'il s'agit de l'homme assis à côté d'elle. S’en inquiète-t-elle ? Pas vraiment… Elle rattrape Iwao, se carapatant col retroussé sur ses joues : ils pourraient commettre un double suicide ! Elle en est là : la prise de conscience de ce que son professeur adoré est un dangereux personnage n’y change rien, ou peut-être bénéficie d’autant plus à son amour – plus que jamais romantique… Elle sait que cela finira mal, pourtant. Mais quelle importance ?

 

Sa mère, Hisano, a peut-être un point de vue différent. Mais comment ? Cette vieille femme, dépensière, obsédée par les courses de bateau où elle engloutit les gains de l’auberge ? Cette relique toquée qui épie les couples en train de faire l’amour ? Nous y voyons d’abord un avatar de la mère du tueur – une autre vieille femme, un peu moins effacée car excentrique, mais au fond… Innocemment, sur le ton de la conversation, comme s’il s’agissait de la plus banale des banalités, Haru révèle pourtant enfin ce que le professeur n’aurait jamais cherché à savoir : Hisano est une tueuse. Ou elle l’était… Elle a tué une femme, il y a longtemps – par jalousie, peut-être. Elle a fait quinze ans de prison. Depuis… Oh, certes, vue de loin, elle est bien la vieille folle… Mais à peine cette façade se fissure-t-elle, qu’apparaît en dessous du masque de la fonction sociale la réalité d’une femme – d’un être humain, et donc nécessairement complexe, qui sait qu'il n'est plus temps de prétendre être quelqu'un d'autre. Or Hisano est là, quand Haru fait cette annonce au professeur. De même qu’elle ne tarde guère à savoir ce qu’il en est de cet homme qu’elle abrite dans son auberge – Haru le lui dit.

 

Les rapports entre les personnages ne sont plus les mêmes. Ils ne peuvent plus l’être. Mais est-ce véritablement une connivence ? Peut-être pas tout à fait. C’est simplement qu’ils ne peuvent plus prétendre ne rien savoir, ils ne peuvent pas faire abstraction de leurs crimes réciproques. Cela leur fait un point commun – quelque chose dont parler. Celui qui n’a plus besoin de se faire passer pour le professeur, celle qui n’a plus aucune raison de jouer à la vieille folle, se rapprochent…

 

Hisano n’est en rien un véhicule de rédemption – après tout, elle n’a aucun remords. Mais elle n’est pas non plus naïve : dans une scène très forte, alors qu’ils se promènent, longeant des bassins d’anguilles (tiens…), elle prévient la tentative de meurtre envisagée par Iwao, simplement, sans même se retourner sur l’homme qui pensait l’étrangler de son écharpe, en lui disant, sur le ton de la conversation là encore, qu’elle sait très bien ce qu’il mijote – et nulle agressivité dans cette remarque, ou même hostilité (la peur est à l’évidence hors concours depuis le départ) : ils savent, ils savent tous deux, c’est tout.

 

Si connivence il doit y avoir, c’est dans une forme de douleur presque insupportable pour le spectateur – lors d’une scène vraiment terrible, qui a assurément de quoi mettre mal à l’aise : Haru est agressée par le patron, son « mari », qui la bat et bientôt la viole sous les yeux mêmes de Hisano, et à portée d’oreille d’Iwao. Haru est désespérée, elle hurle ; Iwao, agité de tremblements, la sueur au front, ne fait rien… mais il semble hésiter ; dans le cadre apparaissent de longs couteaux de cuisine… Derrière, l’horreur du viol ; et Hisano qui fuit à son tour… Mais non : elle rejoint Iwao ! Et alors même que celui-ci avance la main pour s’emparer d’un couteau – au moment précis où le spectateur se prend à rêver d’un meurtre qui serait « véritablement » motivé, d’un tueur qui ne serait plus le minable escroc qui tue sans y penser mais bien quelque justicier romantique (avec tout ce que cette notion peut avoir de… désagréable, même en pareil cas), c’est en fait Hisano elle-même qui le retient d’agir : car, tueuse elle aussi, elle savait très bien ce qu’il en était… Haru violée hurle, et les deux tueurs, la mère et l’amant, unis dans la douleur et l'impuissance (qu’ils s’imposent, donc ?), tremblent et transpirent à grosses gouttes, mais ne font rien.

BREFS APERÇUS D’UN AUTRE MONDE

 

Rapidement, il faut ici mentionner un aspect du film, sans doute secondaire, pourtant très perturbant. C’est comme si, d’une certaine manière, après avoir joué des codes du genre, Imamura décidait enfin de mettre en scène (eh) les insuffisances de l’approche documentaire – pour mieux révéler ce que le traitement fictionnel peut apporter ? En deux très brèves occasions (si l’on met de côté la symbolique récurrente du pendu, disons, peut-être aussi cette brève scène où s’ouvre, sans raison, dans le dos d’Iwao, la porte du placard où il a dissimulé le cadavre de l’avocat – effet renvoyant assez clairement au cinéma fantastique), il dévie donc le cours de son film en lui faisant emprunter des atours presque fantastiques, irréels en tout cas – que la logique interne du film justifie précisément en affichant leur impossibilité objective. Est-ce la psyché des personnages qui s’empare du montage ? Peut-être… Des fantômes, à leurs manières…

 

Nous sommes à l’auberge Asano. Quelque temps plus tôt, nous avons vu Iwao assassiner Haru, enfin – une scène superbe, filmée tout d'abord en gros plan, plus encore que dans les scènes de sexe très charnelles unissant les deux personnages ; mais c’est bien d’une variation sur le sexe qu’il s’agit, après tout… Le crime s'achève dans une plongée vertigineuse, d'un immense esthétisme. Rideau. Puis Hisano rentre. Elle s’étonne (plus ou moins…) de l’absence de sa fille, qu’Iwao dit se trouver à l’étage, car elle serait malade. La vieille femme entreprend de monter les escaliers, sans doute sait-elle pourtant très bien ce qu’il en est, et bientôt Iwao la suit, corde en main pour étrangler la tueuse…

 

Mais, plutôt que de suivre l’assassin dans la commission de son crime, la caméra s’attarde en bas – et entre dans le champ, suprême invraisemblance… la mère d’Iwao ; la vieille femme, que nous avions vu le plus souvent en spectatrice, déambule lentement dans les couloirs de l’auberge Asano. Mais non ! C’est l’auberge que tient son époux Shizuo ! D’ailleurs elle le retrouve bien vite, à table avec Kazuko (sa bru, sa rivale – mais elle est trop fatiguée pour s'en inquiéter), et les enfants de cette dernière et d’Iwao. Nous sommes donc dans l’auberge de Shizuo ? Quoi qu’il en soit, la vieille dame, plus fragile que jamais, s’avance – elle n’en a plus pour longtemps, elle le sait très bien, et elle veut mourir chez elle… Chez elle ? Pourtant, à l’étage, un étage situé à des centaines de kilomètres de là, Iwao tue Hisano – autant dire, à sa manière, le reflet de Kayo (un reflet trompeur, car le quatuor de femmes opère en fait une dissymétrie sur laquelle je reviendrai) ; nous savons donc d’autant plus, et pourtant sans que la narration ou le montage s’enlisent dans une lourdeur démonstrative, qu’en tuant Hisano, quelque part, Iwao achève sa mère (qui meurt effectivement peu après) : le geste ultime, dans l’impossibilité où il se trouve de tuer le père.

 

Plus tard, l’irréalisme reviendra une dernière fois – pour la toute dernière scène du film. Shizuo et Kazuko, maintenant, sont un couple peu ou prou officiel : Iwao est mort, Kayo est morte. Ils emportent les reliques d’Iwao, ses ossements, ses cendres, au sommet d’une montagne, afin de les jeter dans le vide et de s’en débarrasser à jamais. Cela ne sera pas possible : quoi qu’ils balancent, ces déchets humains ne tomberont jamais – ils se figent à l’écran, en plein vol ; or ce n’est pas un simple tour de réalisation, nous sommes encore dans le récit : les deux amants « voient », eux aussi, les déchets qui refusent de disparaître : leur propre « écran » se fige ainsi que le nôtre, et ils sont stupéfaits par ce qui se produit… Probablement terrifiés, aussi.

 

Là, j’avoue être un peu sceptique. En l’état, cette fin a quelque chose d’un peu burlesque qui continue de me laisser perplexe… Tout cela ne serait donc qu’une mauvaise blague ? Il est vrai que la vie d’Iwao, à certains égards, en relevait peut-être – une blague noire et grinçante, suscitant le malaise… Mouais.

 

Bah : fausse note ou pas, il serait regrettable de se fonder sur ces trente ou quarante secondes pour diminuer la valeur des deux heures vingt qui précèdent – et qui constituent bien un chef-d’œuvre.

 

UNE DISTRIBUTION PARFAITE

 

Mais, pour le coup, j’ai vraiment envie de mettre en avant la qualité incroyable de l’interprétation dans ce film.

 

On est sans doute tenté de mettre en avant Ken Ogata – il incarne le « héros », et le fait avec brio. Personnage froid en temps normal, il peut cependant révéler d’autres facettes, parfois de manière délibérée (c’est un imposteur – Ken Ogata joue Iwao Enokizu qui joue le professeur, etc.), parfois avec moins de contrôle – lors des meurtres, peut-être, ou dans cette longue scène déjà mentionnée plus haut, où, menaçant son père, il a tout de la petite frappe, yakuza de cinéma jusque dans ses fringues voyantes et d’un goût atroce et ses énormes lunettes noires on ne peut plus typées. Mais, au travers de tous ces rôles, demeure bien pourtant l’idée d’un unique personnage – un acteur –, fondamentalement complexe, mais dont le magnétisme essentiel est donc froid, distant… et, comme de juste, mais sans excès dans l’interprétation (le naturel prime en définitive), inquiétant. C’est ainsi que Ken Ogata parvient à figurer l’étonnant charisme du personnage ; si le film n’appelle pas à la compassion, encore moins à l’identification, il parvient pourtant, avec mesure, à faire entrevoir comment ce salaud, et ce minable, peut séduire – d’autant plus, bien sûr, quand il est vu avec les yeux de Haru.

 

Ken Ogata bouffe l’écran en tant que tête d’affiche. Mais il est accompagné d’autres acteurs tout aussi puissants et justes, mais dans des registres bien différents. Dont Rentarô Mikuni dans le rôle de Shizuo, son père ; l’acteur, qui avait notamment joué, bien avant, dans les splendides Harakiri et Kwaïdan de Masaki Kobayashi, entre autres, compose ici comme un reflet dans un miroir fêlé du héros, sous la forme de son père lâche et minable. Le personnage n’inspire le plus souvent que du mépris – parfois teinté de compassion, oui, pour l’enfer que lui fait vivre Iwao ; une très vague compassion… Mais le sentiment du mépris n’en est pas moins dominant. Par un étonnant paradoxe, il suscite même peut-être davantage le dégoût que son fils le tueur…

 

Exercice périlleux, mais dont l’acteur se sort divinement bien – et peut-être d’autant plus dans sa relation avec Kazuko ? Quand la réalité trouble de leur lien apparaît à l’écran – dans une scène de bain d’un érotisme stupéfiant, et étrangement tendre par rapport aux autres scènes de sexe du film, animales au mieux, plus souvent violentes –, la première réaction, parce que le personnage, parce que nos mentalités plus ou moins consciemment puritaines en la matière, la première réaction relève peut-être encore du dégoût. Mais, très vite, cette conception en forme de préjugé disparaît sous le constat de l’authentique amour unissant les deux personnages ; la scène est douloureuse, mais belle ; et, par la suite, même si Shizuo aura encore l’occasion de nous écœurer, son union avec sa bru sera en fait l’élément déterminant incitant à réévaluer le personnage – elle sera au crédit du récit, en en constituant peut-être la seule vraie et pure beauté, pure jusque dans l’adultère et l’inceste, notions qui n’ont aucune pertinence de manière générale.

 

Certes, par définition, il n’est pas seul, ici – dans le couple, il est associé à Mitsuko Baishô, parfaite dans le rôle de Kazuko Enokizu. L’actrice, qu’Imamura retrouverait notamment dans La Ballade de Narayama, L’Anguille et De l’eau tiède sous un pont rouge (on l’avait vue avant notamment dans le Hitokiri de Hideo Gosha, ainsi que dans Kagemusha d’Akira Kurosawa, pour qui elle tournerait aussi dans Rêves), l’actrice donc incarne ici une femme japonaise prête à saisir sa liberté – charmante à maints égards, nous la trouvons souvent dure, un peu austère peut-être, mais la réalité de ses sentiments la dessine pourtant autrement ; et cela va peut-être au-delà de sa relation à Shizuo : d’une certaine manière, Kazuko est, de tout le film, le seul personnage à incarner une forme de courage et de responsabilité – le personnage le plus positif.

 

Ou presque… Parce qu’il y aussi Hisano Asano, magnifiquement incarnée par Nijiko Kiyokawa (Imamura la retrouverait dans La Ballade de Narayama ; pour l’anecdote, c’est aussi elle qui double la matriarche des tanuki dans Pompoko d’Isao Takahata, ça lui va comme un gant…). Comme avancé plus haut, c’est peut-être bien sa performance qui m’a le plus bluffé dans ce film de manière générale parfaitement interprété. Elle compose un personnage surprenant, mais pourtant cohérent (bizarrement, mais oui), dont la complexité trompe nos préjugés à partir du moment où nous apprenons ce qu’elle a fait. La vieille folle n’est donc pas si folle – elle est plus lucide que beaucoup, sans doute plus courageuse aussi ; en cela, elle est donc une sorte de réponse à Kazuko, dans le jeu de miroirs du film (d’où l’idée d’un « faux reflet », plus haut, quand je l’associais à Kayo).

 

La situation s’inverse donc pour les deux autres femmes au cœur de l’intrigue : au sein de la famille Enokizu, la jeune Kazuko est forte, la vieille Kayo est faible, tandis que, dans la famille Asano, c’est la vieille Hisano qui est forte, et sa fille Haru qui est faible. Pour autant, ces deux personnages « faibles » bénéficient eux aussi d’une interprétation irréprochable.

 

Haru est la plus présente, forcément – du fait de sa relation centrale avec Iwao. C’est Mayumi Ogawa qui la joue, et qui en fait un personnage d’abord léger, au point de la frivolité, bientôt tragique – son amour pour Iwao, qui, charnellement, s’exprime dans des scènes tantôt violentes, tantôt étrangement tendres, figure comme une tentative, nécessairement avortée, d’élever son détestable amant, sur lequel elle s’illusionne, au statut romantique de prince charmant ; la terrible scène de son viol par le « patron » démontrera pourtant, et avec quelle force, qu’il n’en est rien – mais peut-être du fait de l’intervention de sa propre mère ? La scène n’en est que plus cruelle… Personnage de romance jusqu’alors – jusque dans la suggestion outrée, sur un ton tellement naïf dans sa spontanéité qu'il en devient drôle, d’un double suicide –, elle perdra peut-être en grandiloquence ensuite, mais sans jamais revenir sur son amour ; elle le tente plus « simple », mais son destin ne fait aucun doute. Elle doit le savoir, d’une manière ou d’une autre.

 

Et il y a enfin Kayo, la mère d’Iwao, jouée par Chôchô Miyako. C’est cette fois quelque chose de tout différent. Il est bien quelques scènes où elle figure la mère aimante malgré tout (ainsi dans cette scène étonnamment lumineuse où elle retrouve un Iwao décontracté jouant au pachinko.), mais, globalement, elle est plus une présence qu’un personnage – et à peine une présence : à ce stade on aurait presque envie de parler d’une absence… tant elle se trouve systématiquement à l’arrière-plan ou, comme dans la longue scène décrite plus haut, hors-champ – mais parce que c’est en fait elle qui regarde. Femme discrète, vieille qui s’efface, elle n’en est pas moins, ainsi, peut-être le principal véhicule de l’identification dans l’ensemble du film – une identification d’autant plus douloureuse que la vieille dame ne peut que subir, sans mot dire, toute la violence qu’elle a mis au monde, dans un monde qui n’en manquait pourtant pas. Face au tragique romantique de Haru, son (véritable) miroir, Kayo incarne le tragique d’un quotidien qui ne s’embarrasse pas de beaux gestes – trop las pour cela.

 

Une distribution parfaite – vraiment.

FILMER LES ANIMAUX HUMAINS

 

Bien sûr, au-delà, le film est magnifiquement réalisé – ce qui sonne comme une évidence, parlant d’Imamura. Chaque plan est minutieusement réfléchi et composé ; interviennent dans une égale mesure, fonction de l’effet recherché, le cadrage soigné (dont le plus bel exemple se situe dans la scène mentionnée plus haut, quand Iwao rend visite à ses parents en surjouant le mauvais garçon : l'espace est découpé, les corps séparés figurent dans des trous séparés, au gré de mouvements proprement chorégraphiés avec une minutie incroyable), le montage, la lumière, la couleur, la symbolique… Le résultat est toujours beau, toujours pertinent.

 

Certaines scènes sont sans doute plus particulièrement marquantes ; mais le début (entendu largement) est peut-être plus sobre à cet égard – sans doute du fait de son orientation « documentaire », particulièrement sensible dans l’usage de froids intertitres. Non que les moments parfaits y manquent par ailleurs : la scène du bain avec Shizuo et Kazuko, avant même la scène de la visite sur laquelle je reviens toujours, impressionne durablement, en mettant en scène un jeu sexuel relativement cru sans être pour autant explicite, mais imprégné d’une tendresse qui, par la suite, cèdera le plus souvent le pas à la violence, à l’animalité autrement affichée.

 

On peut s’y attarder, peut-être – car les scènes de sexe du film sont passablement impressionnantes. Elles sont très diverses, par ailleurs – il y a comme de juste un monde entre la passion partagée du beau-père et de la belle-fille se révélant dans le bain, d'une part, et d'autre part le viol de Haru par l’ignoble « patron ». Je suppose que cette dernière scène, redoutable, est la seule à relever vraiment du viol (pour l’anecdote, le commentateur trébuche dans les bonus du DVD, « si l’on peut parler de viol », dit-il, Haru étant censée être la femme du « patron » ; ben oui, on peut, et même on doit…), mais plusieurs autres s’en rapprochent, en s’attardant sur la menace du viol ; dans la scène de la visite aux parents, Kazuko résiste à Iwao venant d’arriver, lequel s’en détourne alors pour s’en prendre à une autre cible, à savoir son père ; déjà, avant, nous avions aperçu Iwao en militaire, accompagné semble-t-il de soldats américains (cassant un peu l’image de « l’occupation positive et bien vécue »…) – qui s’en prenaient ensemble à une pauvre fille dans les champs, dont le sort ne faisait aucun doute…

 

Plus tard, Iwao use de prostituées jetables, et, bien sûr, s’unit à Haru (avant la scène du viol), laquelle doit systématiquement composer avec les gestes déplacés des clients. Mais, avec les prostituées ou avec Haru, les sentiments exprimés sont ambivalents, les gestes tantôt doux, tantôt agressifs – il nait pourtant bien quelque chose de la relation d'Iwao avec Haru, à défaut de l’enfant qu’elle en désire : au moins l’illusion d’un amour sincère… et ceci alors même que nous savons Iwao tout sauf honnête, et sans doute absolument dénué d’empathie ; d'une manière ou d'une autre, il simule l'affection, cet homme qui simule tout.

 

Mais ces scènes – surtout les plus violentes mais pas seulement – frappent peut-être avant tout par leur animalité : nul romantisme ici, mais pas davantage de racolage au fond : c'est qu'Imamura filme des gens qui baisent comme il filmerait l’accouplement d’un cheval et d’une jument – ou peut-être même d’insectes… Le réalisateur, en fait, dès le début de sa carrière, avait commencé à jouer de ces thèmes, les titres de ses films faisant mention d'animaux, ou même parfois d’une entreprise d’étude « entomologique »… Ce n’est peut-être pas à proprement parler « rabaisser » l’humain ; c’est en tout cas prendre acte de son animalité, là où elle s’exprime sans fard. Dès lors, ces scènes de sexe, souvent chargées de violence, intègrent pleinement la dimension documentaire du film – quelque chose qui persistera au moins dans La Ballade de Narayama (et de manière encore plus marquée, il me semble, mais ça fait un bail que je ne l’ai pas vu…). Par ailleurs, ces scènes participent aussi de la violence du film : les accouplements sont filmés comme des meurtres, et les meurtres, parfois, comme des accouplements – c'est en tout cas flagrant dans la scène du meurtre de Haru – qui, dans son jeu des corps enchaînés, la gorge à saisir envahissant l'écran, s’achève sur la composition parfaite du tableau en plongée où Iwao s’extirpe du cadavre encore chaud de sa maîtresse qu’il a à l’instant étranglée, dans une sorte de reflet sordide des ultimes scènes de L’Empire des sens de Nagisa Oshima.

 

Mais il ne faut pas pour autant s’arrêter à ces scènes – par ailleurs pas si nombreuses, et souvent brèves : elles impressionnent, mais pas au point de nuire au reste. Or, à mon sens, c’est à partir de l’installation à l’auberge Asano que le film, jusqu’alors assez retenu – car bien ancré dans sa dimension quasi-documentaire –, passe à quelque chose de plus démonstratif, mais toujours avec le meilleur goût. Le viol de Haru par le patron, puis son meurtre par Iwao, ont déjà été mentionnés, ainsi que l’impossible confusion des deux auberges ; d’autres scènes, d’un ordre bien différent, sont tout à fait remarquables – notamment, donc, à partir du moment où Haru prend conscience de ce qu’est au juste son professeur : la scène au cinéma, d’ailleurs, pour adopter un ton largement humoristique qui ne correspond pas vraiment à la dominante du film, fonctionne assez bien…

 

Mais c’est surtout quand Hisano se retrouve contrainte et forcée de s’impliquer dans la sombre et terrible atmosphère de meurtre qui ne manque plus de coller à Iwao quoi qu’il fasse, que le film prend encore une autre dimension. Ici – même si elle est remarquable –, ce n’est pas tant la tension induite par la compréhension des activités d’Iwao qui compte ; cela fournit une dimension hitchcockienne appréciable au récit, mais le cœur de la séquence est ailleurs – dans cette promenade d’Iwao et Hisano le long des bassins aux anguilles, promenade lourde de sous-entendus et en même temps de terribles aveux… Imamura, ici, déconstruit d’une certaine manière le thriller attendu, quand la vieille femme, d’un simple mot et sans même se retourner, dissuade Iwao de la tuer – il avait à peine entamé le geste de retirer son écharpe… Le suspense n’étant plus de mise dans l’immédiat, les deux individus étrangement parents peuvent échanger – dans une certaine mesure : leur parenté ne résiste pas à leur rapport au temps – Hisano, la tueuse, porte encore le poids de ses actes passés, mais Iwao est lui davantage tourné vers l’avenir, en forme d'écran noir ; il n’y a rien d’étonnant à ce que la scène s’achève sur un tableau abstrait (et superbement composé) où les jambes d’un pendu (dont on ne voit rien d’autre) figurent dans la moitié supérieure de l'écran, paraissant à la fois « normales » et saugrenues dans un environnement dont la teinte orangée est un écho direct des bassins aux anguilles. Et c’est bien la mélancolie qui domine dans l'ensemble de la scène – une mélancolie non exempte sans doute d’un certain fatalisme.

 

Enfin, en dehors de l’auberge, mais plutôt dans ces derniers temps du film, il faut sans doute mentionner la scène dans la demeure de l’avocat assassiné (évoquée plus haut, avec cette porte de placard qui refuse de rester fermée), ou encore et surtout l’ultime confrontation entre Iwao et son père, en prison – où Shizuo maudit plus que jamais son fils, lui crachant même à la figure… ce qui ne contribue en fait en rien à élever même en dernier ressort ce personnage répugnant, qui n’a absurdement que l’excommunication à la bouche, et dont on a sans doute bien du mal à comprendre comment Kazuko, femme aussi digne, libre et intelligente, a bien pu s’en enticher (la scène suivante, quand tous deux montent au sommet de la montagne à bord d’un téléphérique, et ce sans même revenir sur les déconcertants plans de fin, n’arrangera en fait rien à l’affaire : Shizuo y agace et demeure… poisseux, disons). Pour autant, Iwao, détenu, frimant toujours dans son kimono orange (pour le moins surprenant dans ce contexte), ne triomphe pas davantage, dans cette ultime écho d’une rivalité aux racines profondes mais qui n’en est que plus indécidable : en cette dernière occasion non plus, Iwao ne lèvera pas la main sur son père – se contentant de menaces qui ne pèsent plus rien dans ce couloir de la mort… Échec de part et d’autre, donc – mais la scène n’en est que plus forte et pertinente !

 

Autant d’exemples, piochés çà et là, du très beau travail accompli par Imamura dans La Vengeance est à moi.

 

CHEF-D’ŒUVRE

 

Oui, on peut bien parler de chef-d’œuvre, sans galvauder le terme. J’attendais un bon et même un très bon film, Imamura oblige, mais, pour dire le vrai, je ne m’imaginais quand même pas un aussi bon film – car il est proprement excellent.

 

Des quatre films du réalisateur que j’ai vus (pour l’instant, il va falloir approfondir tout ça !), si je pense conserver la première place dans mon palmarès personnel à La Ballade de Narayama (mais à revoir sous peu, donc), La Vengeance est à moi me paraît en fait meilleur encore que les superbes Pluie noire et L’Anguille

 

Ce film a été une excellente surprise – à l’approche pertinente et à la réalisation sans faille, bien servi enfin par une interprétation digne de figurer quelque modèle de perfection.

 

Splendide !

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Pluie noire, de Shôhei Imamura

Publié le par Nébal

Pluie noire, de Shôhei Imamura

Titre : Pluie noire

Titre original : 黒い雨 (Kuroi ame)

Titre alternatif : Black Rain (international)

Réalisateur : Imamura Shôhei

Année : 1989

Pays : Japon

Durée : 123 min.

Acteurs principaux : Tanaka Yoshiko, Kitamura Kazuo, Ichihara Etsuko, Ozawa Shôichi, Miki Norihei, Ishida Keisuke…

 

IMAMURA, QUE JE NE CONNAIS PAS ASSEZ

 

Parmi les réalisateurs nippons au succès mondial, Imamura Shôhei s’impose comme un des plus étonnants à avoir succédé à la première vague internationale de cinéma japonais – focalisée sur les Kurosawa Akira, Mizoguchi Kenji et Ozu Yasujiro. Avec son contemporain tout aussi brillant Oshima Nagisa, et d’autres peut-être moins connus, on en a fait un pilier de la « Nouvelle Vague japonaise » – qui emprunte sa dénomination à la « Nouvelle Vague » française, tout en s’en distinguant radicalement, et en se montrant en définitive bien moins rigide… et bien plus pertinente, mais ceci n’engage que cet ignare de moi.

 

Quoi qu’il en soit, Imamura a – étonnamment – su s’exporter. Il fait partie du cercle relativement retreint de réalisateurs ayant obtenu deux fois la Palme d’Or à Cannes – pour La Ballade de Narayama (1983) et L’Anguille (1997) –, et je me souviens encore qu’à la sortie de De l’eau tiède sous un pont rouge (2001 – déjà !), plus d’un avait pronostiqué qu’il en gagnerait une troisième… Ce qui n’a pas eu lieu. Mais peu importe.

 

Comme tant de réalisateurs japonais, qu’ils soient d’ores et déjà envisagés comme des « classiques » ou pas, il a livré une œuvre abondante, dont je ne connais pour l’heure que les échos les plus tonitruants – à savoir ces deux Palmes d’Or… J’ai beaucoup aimé L’Anguille (d’après une nouvelle de Yoshimura Akira, que je n’ai pas lue), mais j’ai adoré La Ballade de Narayama – ce qui m’a amené, tant qu’à faire, à lire le roman originel, de Fukazawa Shichirô (excellent lui aussi) ; mais pas à regarder sa première adaptation, par Kinoshita Keisuke, visiblement très différente. L’approche délibérément « anthropologique » du film d’Imamura – dimension que l’on trouve également dans le roman, mais avec des connotations différentes sans doute – m’a tout particulièrement parlé : tourné à la façon d’un documentaire matérialisant en images fortes la rudesse et la crudité d’un monde sauvage et hostile, c’est là une œuvre de tout premier ordre, de celles qui produisent sur le spectateur un effet inoubliable.

 

C’était sans doute une raison plus que suffisante pour poursuivre l’exploration de la filmographie du réalisateur, en creusant un peu ; je m’étais procuré il y a quelque temps de cela, outre De l’eau tiède sous un pont rouge, les deux films qui précédaient immédiatement La Ballade de Narayama, à savoir La Vengeance est à moi et Eijanaika… sans pour autant trouver l’occasion de les regarder. Pas davantage pour ce qui est de son adaptation du très chouette roman de Nosaka Akiyuki Les Pornographes, sous le titre Le Pornographe (introduction à l’anthropologie), un peu plus vieux. Il faudra…

 

PLUIE NOIRE… ET DES MALENTENDUS

 

Et c’est finalement, de manière très aléatoire – les envies d’un soir – avec Pluie noire que j’approfondis un peu le sujet. Pluie noire également est une adaptation de roman – en l’espèce celui, éponyme, de Masuji Ibuse (que j’ai également dans ma bibliothèque à lire…), qui a connu un grand succès en son temps (il est sorti en 1965) et par la suite (le film n'est pas en reste, qui a connu un beau succès critique, et a été doublement récompensé à Cannes, s'il n'a pas cette fois remporté la Palme d'Or...). C’était l’occasion, pour Imamura, de traiter à nouveau d’un tabou nippon, mais d’un ordre très particulier – et qui, aujourd’hui encore, reste difficile à traiter là-bas. Et pour cause : il s’agit d’évoquer le bombardement atomique de Hiroshima le 6 août 1945… et, plus encore, ses suites à très court terme.

 

Faussement vieux

 

Et mon visionnage a débuté sur un énorme malentendu : le visuel (moche) de la jaquette, les photographies du film, avec leur noir et blanc un peu sale et granuleux, m’avaient amené, instinctivement, à supposer qu’il s’agissait là d’un film relativement ancien dans l’œuvre d’Imamura… Mais pas du tout ! Manipulé, le Nébal – et d’autres aussi peut-être : le film date en fait de 1989 – il est donc postérieur à La Ballade de Narayama

 

Mais les choix techniques du réalisateur, qui n’ont à l’évidence rien d’innocent, forgent au préalable cette image faussée, qui questionne ainsi d’emblée la possibilité de la reconstitution historique – a fortiori d’un événement aussi singulier, et aussi horrible…

 

En fait, ce noir et blanc un peu sale, ce cadre éventuellement tremblant, mais s’inscrivant dans un montage sobre, l’emploi de la lumière, l’allure même des acteurs sinon leur jeu (à voir), sont autant de moyens de leurrer le spectateur – éventuellement en pleine connaissance de cause, là n'est pas la question ; il n’y a guère que la bande son qui, délibérément sans doute, ne joue peut-être pas ce jeu jusqu’au bout…

 

Mais l’impact demeure – qui renvoie sans doute à La Ballade de Narayama, et peut-être à d’autres œuvres antérieures réalisées (ou du moins présentées) dans une optique anthropologique. Ce choix s’avère donc bien vite très pertinent – et n’a rien d’une affectation.

 

Ce qui donne l’orientation du film dans ses premières séquences – qui, là encore, font preuve d’une singularité et d’une intelligence, cinématographique, narrative ou historique, qui hissent sans ambiguïté le film bien au-dessus des seuls clichés d’un cinéma-vérité plus ou moins sincère, et sans doute à craindre avec un sujet pareil.

 

Pas Hiroshima à proprement parler

 

En effet, oubliez l’affiche – ou son slogan : Pluie noire n’est pas un film sur Hiroshima – Hiroshima et son bombardement ne sont que des points de départ ; le film y consacre une dizaine de minutes à peine, au tout début – allez, un quart d’heure tout au plus… Par la suite, on y reviendra occasionnellement (deux flashbacks, je crois), mais guère longtemps à chaque fois. L’essentiel du film se déroule en fait cinq ans plus tard, et dans une campagne finalement assez souriante… de prime abord.

 

Contraste, bien sûr, avec la ville anéantie par l’atome… Mais, fidèle à son optique quasi documentaire, et forcément conscient des périls du sujet, Imamura adopte alors un dispositif cinématographique particulier, en usant – à une exception près, la seule image du champignon nucléaire de tout le film, qui arbore sans qu’on y appuie quelque chose d’une menace surnaturelle, démoniaque – de plans resserrés et d’une grande sobriété, à hauteur d’homme. Imamura évite ainsi tout pathos de mauvais goût, sans pour autant cacher pudiquement le drame – bientôt, les victimes apparaissent à l’écran, les morts carbonisés, peu ou prou en cendres, et les survivants pour un temps, la chair brûlée, fondue, flasque, comme autant de créatures de cauchemar (un papier lu avant de rédiger cet article mentionnait les zombies de George A. Romero, et c’est probablement pertinent – ceux de La Nuit des morts-vivants au premier chef, les deux films disposant de cette même approche quasi documentaire), et peut-être plus cauchemardesques encore… car toujours humaines.

 

LE JOUR DE L’ÉCLAIR-QUI-TUE

 

Au moment de l’explosion, les Shizuma, Shigematsu (Kitamura Kazuo, bonhomme, parfait) et Shigeko (Ichihara Etsuko), se trouvaient à Hiroshima, où ils habitaient ; leur nièce, Yasuko (Tanaka Yoshiko, lumineuse), venait justement leur rendre visite ce jour-là… Les Shizuma sont aux premières loges quand frappe la bombe (l'explosion n'est perçue qu'indirectement, au travers d'une foule ballotée par le souffle), mais s’en tirent sans trop de blessures – de blessures visibles du moins, car les victimes de Hiroshima n’ont alors en rien conscience de la menace sourde des radiations… Yasuko, qui était à bord d’une petite barque lors de l’Éclair (toujours ou presque qualifié ainsi, éventuellement en précisant Éclair-qui-tue par la suite), ne subit pas à proprement parler l’explosion, mais est souillée par une pluie noire qui en résulte, phénomène de bien mauvais augure et sans doute pas très bien compris… Après quoi, l’oncle, la tante et la nièce errent toute la journée dans une Hiroshima volatilisée, hantée par les victimes atterrées, et en proie aux flammes – l’incendie, conséquence immédiate du bombardement, est tout particulièrement à craindre…

 

CINQ ANS APRÈS

 

Mais cinq années passent. Nous sommes à la campagne, et le Japon a changé (même loin des villes). La guerre est terminée depuis « longtemps », et pourrait n’être réduite qu’à un bien triste souvenir, si ses séquelles n’étaient pas palpables au quotidien.

 

Un personnage exprime bien cette dimension, tragicomique et à l’origine de scènes que l’on hésite à qualifier de drôles ou de déchirantes – peut-être parce qu’elles sont les deux à la fois : il s’agit de Yuichi, un jeune homme habile de ses mains, sculpteur émérite dans un genre grotesque qui n’est pas sans charme… mais qui perd la tête au moindre bruit de moteur (heureusement assez rare dans sa campagne) : possédé par le démon militaire, il perçoit dans ces bruits mécaniques autant de vrombissements des chars d’assauts américains – il n’a alors d’autre choix que d’obéir aux ordres intraitables de ses supérieurs, et de se jeter sous les chenilles imaginaires pour y faire sauter une bombe hypothétique : « Mission accomplie ! » Scènes cocasses, burlesques, et pourtant terribles quant à leurs implications...

 

Yuichi tient du traumatisme visible – même s’il n’est qu’occasionnel. En cinq années, cependant, on en a appris davantage concernant ce qui s’est passé à Hiroshima… Et si des interrogations essentielles demeurent (dont la plus douloureuse, la plus lancinante : « Pourquoi ont-ils fait ça ? »), la réalité de la menace des radiations, malgré nombre de zones d’ombre, est globalement un fait connu : les Shizuma, comme tant d’autres, sont des hibakusha, reconnus comme tels, des « victimes de la bombe », des irradiés – autant dire, même si le cadre bucolique qui est désormais le leur, dans une campagne qui pourrait être de carte postale, ne semble tout d’abord pas affecté par cette dimension, autant dire donc qu’ils sont tous autant de morts en sursis…

 

LE MAL DES RADIATIONS

 

Car les morts s’accumulent toujours – les irradiés, fatalement, développent à terme une maladie, le véritable poison de l’Éclair-qui-tue, et meurent quoi qu’on fasse ; il est vrai que la médecine est largement désarmée, avec ses docteurs qui martèlent que « tout est affaire de volonté, même la maladie »… Mangez donc de ces légumes ! Surtout, ne forcez pas trop ! Cette dernière injonction passe d'ailleurs mal auprès de certains, pour qui les irradiés ont finalement la belle vie… On peut tenter de faire appel à d’autres garants, bien sûr – dans la foi, ou la magie : Shigeko, bonne femme superstitieuse, a recours à une médium dont la nature de charlatan ne fait pourtant aucun doute aux yeux de Shigematsu…

 

Mais le mal des radiations, s’il est grossièrement conçu, si l’on a globalement conscience de sa menace, n’est pas défini avec précision. On s’étonne – les irradiés « du moment », tels les Shizuma – que, en bien des occasions, il se trouve des « irradiés d’après », pas présents au moment même de l’explosion mais ayant parcouru les lieux sinistrés assez rapidement ensuite, qui meurent précocement, avant ceux que l’on aurait cru être les premières victimes… lesquelles, comme de juste, éprouvent alors un vague sentiment de culpabilité, à rester ainsi plus longtemps en arrière.

 

L’enchaînement des funérailles, avec leurs prières répétitives et plus ou moins sincères (Shigematsu, que l’on contraint de les lire, n’est sans doute pas le plus dévot des hommes, s'il a ses propres croyances, c'est-à-dire ses propres illusions), marque l’écoulement du temps – impitoyable, mais sans esbroufe, avec une simplicité lapidaire dans l’exposition qui ne rend ces scènes que plus absurdes, et donc tragiques…

 

LE DESTIN DE YASUKO

 

Ce qui illustre cependant, tout à la fois l’horreur des radiations et la méconnaissance que l’on en a, c’est le cas de Yasuko. La jeune femme va sur ses 25 ans, et est charmante comme tout. Elle vit, depuis Hiroshima, à la campagne, auprès de son oncle et de sa tante (sa mère, la sœur de Shigematsu, est morte à sa naissance ; quant à son père, brièvement entraperçu dans le film, elle n’a guère de relations avec lui…). Mais les Shizuma désespèrent de la marier un jour – car c’est là le seul moyen de concevoir pour elle un avenir, et le débonnaire bonhomme et sa gentille épouse envisagent Yasuko comme leur propre fille, celle qu’ils n’ont jamais eue… Mais personne ne veut épouser Yasuko – dans ce système de mariages arrangés où les Shizuma consultent nombre d’intermédiaires. Yasuko… Elle était à Hiroshima ! Elle a subi de plein fouet l’Éclair ! Elle tombera forcément malade – voire, et c'est bien pire encore, elle ne peut qu’être stérile !

 

Aussi les désillusions s’enchaînent-elles… au grand dam des Shizuma, et peut-être davantage que de Yasuko elle-même. Shigematsu n’en revient pas de ces rejets multiples ; il est obnubilé par cet ultime argument : mais non, elle n’a pas été irradiée ! Elle n’était pas vraiment là sur le moment… Tout ce qu’elle en a subi, c’est cette « pluie noire », et rien d’autre ! Elle n’est pas du tout irradiée ! Il n’en démord pas – et va jusqu’à fournir des « preuves » aux marieurs éventuels, ou directement aux beaux partis, probablement davantage encore à leurs familles : il recopie les passages de son journal et de celui de Yasuko qui traitent de la catastrophe – il va même jusqu’à les confier à un médecin pour expertise, supposant que le récit sincère de cette « pluie noire » suffira à convaincre le docteur de certifier la parfaite santé et la fécondité de Yasuko…

 

Bien sûr, le spectateur du film de 1989 sait ce qu’il en est… Et que ces journaux soient l'occasion de flashbacks oriente bien sûr notre ressenti. Oui, Yasuko est évidemment irradiée, elle tombera inévitablement malade, et…

 

Disons que Shigematsu à son tour, désarmé, sera amené à chercher un bien illusoire réconfort dans des actes de foi, aussi dénués de sens que la vie et la mort elles-mêmes.

 

Mais d’ici-là, les échecs amoureux de Yasuko – à supposer qu’il s’agisse d’amour – affectent probablement plus son oncle et sa tante qu’elle-même ; stoïque, si elle ne dit rien, Yasuko se doute bien de quelque chose. Et il n’y a rien d’étonnant, à cet égard, si elle ne trouve de véritable réconfort, tardif, qu’auprès de Yuichi – un autre traumatisé de guerre, au mal secret, mais qui, tout empêtré qu’il soit dans ses illusions d’assauts militaires, envisage peut-être la réalité pitoyable de son existence avec une lucidité faisant défaut aux aimables Shizuma…

 

TOUT SAUF UNILATÉRAL

 

Certes : Pluie noire n’est pas exactement un « feelgood movie »… Pour autant, il ne s’agit pas d’un film aussi unilatéral qu’on pourrait le croire, et, surtout, il sait se montrer suffisamment habile et juste pour éviter le pathos associé au sujet.

 

À vrai dire, il se montre d’autant plus pertinent à cet égard que, dans son optique quasi documentaire, il sait ménager des moments lumineux – dans ce cadre bucolique, où la bande de vieux copains irradiés passe ses journées à lézarder au bord d’un étang et à taquiner la carpe, même pas pour la manger, mais pour s’assurer de ce qu’elle grandit et continuera à grandir... Cet environnement a quelque chose de souriant sans même être véritablement forcé – et la communauté villageoise, avec ses amitiés autant que ses vagues disputes, est pleinement humaine, elle n’a rien d’un sanatorium transitoire, vague étape mesquine séparant la vie de la mort, sans autre propos. Les irradiés sont des morts en sursis, oui, mais ils ne sont pas que cela. Et, aussi tragique au fond soit la condition d’un Yuichi au milieu des cancéreux, le sourire peut étrangement être de la partie quand il cède à ses fantasmes de combattant – le rire, même. La chute n’en est sans doute que plus terrible…

 

LA JUSTESSE DE LA RÉALISATION

 

Bien sûr, la technique va de pair. La réalisation d’Imamura est sobre, caractère qui ressort peut-être d’autant plus en raison de son usage à la fois inventif et académique (disons, entre les deux, faussement académique) du noir et blanc, un peu sale, et pourtant lumineux le cas échéant. Les « effets » de réalisation, au sens le plus visible, sont somme toute rares durant la majeure partie du film – ce qui participe sans doute de sa dignité.

 

Au fur et à mesure, cependant, Imamura glisse des plans plus inattendus, et probablement de plus en plus à mesure que le film progresse – dans la dernière demi-heure, tout particulièrement, où les funérailles gagnent en horreur à être narrées au travers de lugubres travellings... Jusqu’aux sublimes plans de la conclusion, où la composition de l’image, littéralement, évoque au sens le plus matériel de l’expression une « nature morte » s’insinuant dans la carte postale bucolique. Il faut sans doute mentionner ici une scène assez forte, et qui tranche sur les dispositifs globaux du film sans que cela paraisse incongru pour autant : le récit douloureux par Yuichi, en pleine lumière, spots pointés sur lui, de son traumatisme – en écho savoureusement et tristement grotesque du traumatisme insidieux des irradiés, contraints à attendre la mort, sans même savoir « pourquoi »…

 

LE MONDE ET LA BOMBE

 

Le film n’est d’ailleurs pas neutre à cet égard, s’il n’a pour autant rien d’un pamphlet. Forcément, en ce qu’il est plus un film sur le traumatisme de Hiroshima que sur Hiroshima à proprement parler…

 

La perspective de « l’après » domine, qui justifie ces allusions bienvenues mais jamais vraiment développées au conflit qui se déroulait alors en Corée, où un Truman n’excluait pas le recours une fois de plus à l’Éclair-qui-tue – manière sans doute de désigner sans le dire MacArthur, fervent partisan de l’emploi de la bombe, alors même qu’il dirigeait l’occupation américaine dans ce Japon anéanti par ladite bombe…

 

Par allusions, donc, on évoque un monde « d’après » la bombe, un monde assez idiot sans doute pour en faire de nouveau usage, mais où le stoïcisme des victimes n’en fait pas pour autant totalement des statistiques résignées. Peut-être ne pourront-elles pas faire grand-chose en définitive... Mais dire non, c'est déjà beaucoup.

 

Très beau film, donc. Dur sans doute, poignant assurément, subtil souvent, pertinent toujours. Encore une réussite d’Imamura Shôhei, confirmant bien qu’il me faudra sous peu creuser davantage dans sa filmographie…

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Dolls, de Takeshi Kitano

Publié le par Nébal

Dolls, de Takeshi Kitano

Titre : Dolls

Titre original : Dolls

Réalisateur : Kitano Takeshi

Année : 2002

Pays : Japon

Durée : 114 min.

Acteurs principaux : Kanno Miho, Nishijima Hidetoshi, Mihashi Tatsuya, Matsubara Chieko, Fukada Kyôko, Takeshige Tsutomu…

 

DOLLS ET ZATOICHI : LE JOUR ET LA NUIT (OU L’INVERSE)

 

Dolls précède immédiatement Zatoichi dans la filmographie de Kitano Takeshi, et c’est un peu le jour et la nuit – à vrai dire, ça l’est autant dans le ton que dans la réception, si ça se trouve : Dolls a été un peu boudé à sa sortie… là où le succès de Zatoichi a dépassé la mesure.

 

Je n’ai (pour l’heure…) vu aucun film de Kitano postérieur à ces deux-là – j’ai l’impression que le cinéaste a été nettement moins bien diffusé en France après coup –, aussi ai-je tendance à les envisager d’un œil bien particulier… Mais c’est au bénéfice de Dolls, film délicat, sensible, triste, émouvant, et surtout bien davantage personnel que la commande Zatoichi (que j’apprécie quand même, hein, et probablement plus aujourd’hui qu’au premier visionnage).

 

Film de Kitano Takeshi, et pleinement, quand bien même sans Beat Takeshi à l’écran (je suppose que ça a pu jouer dans sa réception), Dolls bénéficie d’une plastique irréprochable sublimant son propos – que d’aucuns ont pu trouver « naïf », mais j’ai du mal avec ce qualificatif (que je ne parviens jamais à associer à la tristesse ou à la cruauté), j’y reviendrai en temps utile… C’est enfin un film imprégné d’âme japonaise, qui puise dans la culture de l’archipel, et tout autant dans ses représentations, pour nous éventuellement incongrues, mais n’en a pas moins une admirable portée universelle.

 

LA STRUCTURE DU FILM

 

Kitano n’aime semble-t-il pas trop l’expression de « film à sketches » associée à Dolls. Il n’en reste pas moins que le film, passé un important prologue, développe trois petites histoires, mais finalement plus entrelacées que successives – la première constituant même le « fil rouge » (aha) liant l’ensemble pour assurer l’indéniable cohérence du film, de bout en bout.

 

PROLOGUE : LE BUNRAKU

 

Mais commençons par le commencement, et donc le prologue – qui inscrit Dolls, au titre déjà éloquent, dans la tradition toute japonaise du bunraku (on disait autrefois plus exactement jôruri, le nom bunraku vient d’une salle emblématique), c’est-à-dire l’art du théâtre de marionnettes. Pas vraiment le Guignol lyonnais : le bunraku est un des trois grands genres théâtraux japonais, avec le et le kabuki (lequel lui est d’ailleurs lié), et, s’il avait sans doute une dimension populaire, cela allait pourtant bien au-delà.

 

C’est tout particulièrement vrai des nombreuses pièces qu’a consacrées à ce répertoire le fameux Chikamatsu Monzaemon (on dit parfois « le Shakespeare japonais », si ça veut dire quelque chose…), dont j’avais lu il y a peu, à titre d’exemple, La Mort des amants à Sonezaki (dans l’anthologie Mille Ans de littérature japonaise), célèbre pièce « bourgeoise » illustrant le thème essentiel pour l’auteur du « double suicide » ; thème qui a marqué Kitano – le superbe Hana-bi, notamment, en témoigne –, mais il semble cependant porter un regard un brin ambigu sur le célèbre dramaturge, et insiste sur son image d’auteur « à la mode » en son temps ; mais quoi de mieux, pour un auteur, que de conjuguer reconnaissance artistique et succès populaire ?

 

Quoi qu’il en soit, c’est justement sur un (assez long) extrait d’une pièce de Chikamatsu, Le Courrier pour l’enfer (encore une variante sur le « double suicide ») que s’ouvre Dolls. Choc culturel considérable (et souhaité comme tel ?) : le spectateur occidental est probablement décontenancé par cet étonnant spectacle, et si les costumes et les grandes marionnettes, superbes, réjouissent son œil, leur manipulation peut davantage le déconcerter – mais pas autant cependant que l’accompagnement musical, où les notes saccadées du shamisen sont accompagnées d’un récitatif très expressif et surtout atonal, chose à laquelle nous ne sommes sans doute guère accoutumés… au point où c’en est presque douloureux.

 

Pour autant, ce prologue, avec sa rigueur éventuelle, n’est pas dépourvu d’un plaisir esthétique, sublimé par une caméra habile faisant ressortir les couleurs du spectacle, et ce plaisir, passé le choc initial, s’affirme de plus en plus tandis que le spectateur se met dans le bain de la représentation et en devine peu à peu les traits saillants.

 

L’image de ce couple torturé par un amour impossible, vêtu des superbes costumes conçus par Yamamoto Yôji (on y reviendra), donne le ton de la suite – et, forcément, devant chacun des couples au cœur des trois histoires qui suivront, nous reconnaîtrons les marionnettes : l’assimilation est flagrante avant tout pour le couple des mendiants enchaînés – qui en viennent à terme à porter les costumes des marionnettes du prologue –, mais c’est en fait vrai de tous.

 

Quant à Kitano, dont la grand-mère était conteuse de bunraku et jouait du shamisen, autant dire qu’il baignait dans cet art depuis son plus jeune âge, il est peut-être d’autant plus le marionnettiste qu’il choisit cette fois, à l’instar de certains manipulateurs des « poupées » du bunraku, de demeurer invisible…

 

LES MENDIANTS ENCHAÎNÉS

 

L’image originelle : à la base du film

 

Le premier récit du film, celui des mendiants enchaînés, est cependant sa véritable base : le thème du bunraku ne s’y est ajouté qu’après coup.

 

Il provient d’une image demeurée dans la mémoire de Kitano, d’une scène à laquelle il avait assisté et avait ensuite longtemps ruminée : deux mendiants, un homme et une femme, avançant silencieusement, liés ensemble par une corde, et suscitant les quolibets des spectateurs (et les mauvaises blagues des enfants, notamment), mais n’y prenant pas garde.

 

L’image était aussi intrigante que belle et forte, et Kitano voulait en traiter sans savoir trop comment – il redoutait notamment que ce matériau initial soit insuffisant pour constituer un long-métrage. D’où, plus tard, cette idée d’associer ce premier récit à d’autres, dans un film placé en outre sous le patronage du répertoire du bunraku – dans lequel il s’insère il est vrai parfaitement, d’autant que l’on devine d’emblée, dans le périple morne des mendiants enchaînés, le terme inévitable du « double suicide ».

 

Bien sûr, la scène est « modernisée », ce qui vaudra aussi pour les deux autres récits : il ne s’agit pas d’adaptations littérales de pièces du bunraku, mais d’histoires originales et contemporaines, que leurs thématiques et peut-être plus encore leur association rapprochent de l’influence du théâtre de marionnettes.

 

La scène exposée, il s’agit de l’expliquer – d’où un long flashback, caractéristique de l’art de Kitano, qui aime souvent mêler les temporalités, mais peut-être jamais autant que dans Dolls. Bien sûr, c’est une histoire d’amour tragique qui a suscité ce pénétrant tableau…

 

Vers l’enchaînement et l’errance

 

Matsumoto (Nishijima Hidetoshi) et Sawako (Kanno Miho, parfaite) formaient un jeune couple heureux, et envisageaient de se marier. Mais, comme d’usage au Japon (ou du moins c’était l’usage, ça l’est peut-être moins, je suppose), les parents de Matsumoto avaient une autre idée en tête : ils ont arrangé son mariage avec une autre jeune fille, issue d’une bonne famille – alliance lucrative aux allures d’ascenseur social. Matsumoto a d’abord refusé, engagé qu’il était auprès de Sawako qu’il aimait – l’autre, il ne la connaissait même pas… Mais il a fini par céder.

 

Or, le jour même du mariage, on l’informe que Sawako a fait une tentative de suicide – elle est toujours vivante, mais elle a perdu la tête… et sans doute ne le reconnaîtra-t-elle pas, même lui. C’est sa faute, pourtant !

 

Affligé par le remords, le jeune homme fuit son propre mariage et se rend à l’hôpital, où sa fiancée est plongée dans une transe catatonique, dont elle ne s’éveille guère qu’au spectacle de couleurs qui l’émeuvent vaguement. Ils ne se parlent pas – à ce stade, ils ne le peuvent tout simplement pas…

 

Matsumoto, plus morne que jamais, a beau adopter un faciès de marbre, on devine, sous-jacente, l’émotion et la culpabilité qui va de pair – il craquera, mais à terme. Mais si lui n’est guère démonstratif, c’est tout le contraire pour sa compagne – superbe performance de Kanno Miho, d’une expressivité douloureuse au point d’en être insoutenable…

 

N’ayant nulle part où aller – principe de base des récits de « double suicide » ? –, les ex-amants s’installent dans la voiture de Matsumoto, garée tout au fond d’un parking. Scènes terribles et déchirantes où Sawako, retombée en enfance, joue à longueur de journée avec un petit gadget dérisoire… même une fois celui-ci cassé (je crois que je ne connais pas pire douleur que celle d’un enfant devant un jouet cassé…). Mais, parfois, Sawako, sous le coup d’une pulsion, s’éloigne, et, dans son état, suscite invariablement des scènes « gênantes ». D’où cette décision que prend Matsumoto… de l’attacher. D’abord avec une cordelette fixée au siège de la voiture, plus tard par une corde plus ample (et rouge…) reliée à lui-même, quand ils abandonnent le véhicule pour arpenter au hasard le monde : c’est ainsi qu’ils deviennent « les mendiants enchaînés », « légendaires » dit-on – tout le monde les connaît, d’une certaine manière –, avançant en silence et d’un pas égal, en dépit des obstacles, vers leur fin inévitable.

 

L’irréalité du fil rouge

 

Leurs costumes fantasques, aux couleurs franches, les distinguent des mendiants communs, et affirment l’irréalité du spectacle qu’ils procurent. Kitano a beaucoup joué sur les couleurs dans Dolls, notamment dans l’optique d’illustrer les quatre saisons, que traversent indifférents les mendiants – j’y reviendrai. Mais les costumes de Yamamoto Yôji sont également de la partie – d’une étrange beauté. Pour des mendiants, leur garde-robe est fournie, et avec goût – mais leur périple n’en est que plus connoté de surnaturel ; et plus encore quand nos mendiants se retrouvent vêtus des costumes des marionnettes du prologue. À terme, ce jeu surréaliste sur les couleurs et les costumes, et la composition des tableaux où figurent les mendiants, m’ont ramené à l’extraordinaire Kwaïdan de Kobayashi Masaki… La relative sobriété de l’image initiale se déploie en effet de manière de plus en plus faste au fil des saisons, jusqu’à l’inévitable apogée.

 

Mais c’est ainsi que Kitano nous guide jusqu’aux autres récits – qui seront ensuite entrelacés plutôt que successifs, mais ce sont bien les mendiants enchaînés qui captivent l’écran, et justifient, de par leurs errances, les passages d’une histoire à une autre.

 

LA FEMME DU PARC

 

Le deuxième récit est probablement le plus discret – s’il n’est pas dénué d’émotion. Peut-être aussi est-il un peu plus convenu ?

 

Hiro (Mihashi Tatsuya) est un vieux boss yakuza, porté à la morne contemplation du passé à mesure que sa santé connaît des défaillances présageant la mort. C’est ainsi que lui revient en tête une scène essentielle de sa vie – celle, probablement, qui en a constitué le tournant fatidique.

 

Il y a bien longtemps de cela (c’est le plus gros flashback du film, faisant logiquement intervenir d’autres acteurs), jeune ouvrier, il avait une jolie fiancée qu’il retrouvait tous les samedis dans un parc ; la jeune fille enjouée, du nom de Ryoko, lui apportait son repas, et ils déjeunaient ensemble, heureux d’être là…

 

Mais Hiro a mis un terme à cette idylle – s’y sentant contraint, encore que l’hypocrisie, de sa part, ne soit sans doute pas à exclure… Incapable de vivre décemment en tant qu’ouvrier, Hiro lâche à demi-mots à sa compagne qu’il va rejoindre le crime organisé. Il dit ne pouvoir imposer cette vie violente à la jeune femme – à moins que ce ne soit plus prosaïquement qu’il ne veut pas s’encombrer d’elle… Le lâche Hiro fuit le parc, tandis que la jeune femme lui promet, larmes aux yeux, qu’elle sera toujours là à l’attendre – avec son repas, dans le parc, la même heure chaque samedi…

 

Le vieux Hiro, sous le coup d’une bien tardive épiphanie, demande à ce qu’on le conduise au parc – laissant ses gardes du corps l’attendre sur le parking. Et la femme (Matsubara Chieko) est toujours là… Elle aussi, comme les mendiants enchaînés, est qualifiée de « légende » par les habitués du parc – mais sans doute se montrent-ils moins moqueurs que pour les mendiants enchaînés : la fidélité improbable de cette femme maintenant âgée, qui vient chaque semaine attendre sur le même banc que son fiancé hypothétique la rejoigne, les intrigue et peut-être même les charme…

 

Si l’on arrêtait ici, ce segment pourrait peut-être justifier la critique de la « naïveté » du film de Kitano. Cela me paraît pourtant inapproprié – car il s’agit alors pour Hiro d’aborder Ryoko, après toutes ces années… et ce ne sont pas des retrouvailles colorées, en forme de happy end à un long mélodrame.

 

Car Ryoko ne reconnaît pas Hiro – ou peut-être feint-elle de ne pas le reconnaître ? Quoi qu’il en soit, le vieux yakuza n’ose pas se présenter pour ce qu’il est ; et s’il gagne un ultime réconfort à retourner ainsi régulièrement au parc auprès de sa fiancée fidèle, la sensation demeure d’un triste gâchis… Il n’y manque guère que la mort pour accentuer encore la douleur de ces destins qui se sont irrémédiablement séparés, au-delà des promesses – elle sera forcément au rendez-vous ; presque comme une concession, à vrai dire…

 

Ce récit ne manque pas de charme, et s’avère donc plus subtil qu’on pourrait le croire. Pour autant, il me paraît le moins intéressant des trois – j’ai d’ailleurs l’impression que c’est celui auquel Kitano consacre le moins de temps ?

 

LE FAN ET LA STARLETTE

 

Le troisième récit m’a bien davantage emballé – qui a tout à la fois quelque chose d’émouvant, de grotesque, d’inquiétant, de drôle, de terrible… Savoir mêler ainsi des sentiments aussi contradictoires sans pour autant nuire à la cohérence de l’ensemble n’est sans doute pas à la portée du premier venu.

 

Yamaguchi Haruna (Fukada Kyôko) est une starlette de la J-Pop – dont le tube principal est finalement bien plus insupportable que l’expressivité atonale du prologue… Cette soupe immonde, mais sans doute encore davantage son joli minois d’adolescente ou peu s’en faut, lui valent cependant bien des fans. Parmi eux, le plus acharné est probablement Nukui (Takeshige Tsutomu) ; à vrai dire, passablement loser, le bonhomme n’a aucune vie en dehors de sa passion dévorante pour la jolie poupée (si j’ose dire).

 

La temporalité de ce segment est probablement la plus complexe des trois – les flashbacks et flashforwards s’enchaînent avec un certain brio, qui n’est pas pour rien dans la variété des ressentis évoquée plus haut. Mais s’il y a des scènes finalement comiques, ou du moins légères – a fortiori si l’on compare aux autres récits du film, et tout particulièrement à celui des mendiants enchaînés –, le propos est en définitive tragique là encore, mais avec quelque chose d’horrible et même malsain qui tranche sur le reste.

 

Car Haruna a été victime d’un accident de la circulation, et, si elle en a réchappé vivante, elle en est toutefois ressortie défigurée – ou du moins est-ce ainsi qu’elle conçoit les choses (pour le spectateur, c’est seulement qu’elle est borgne, avec un patch blanc sur l’œil gauche – elle n’a certainement rien de hideux). Peut-être Kitano y a-t-il mis un peu de lui-même ? Son accident de moto a joué un rôle certain dans sa carrière, même s’il a pu en surmonter le traumatisme…

 

Quoi qu’il en soit, la starlette à l’avenir médiatique dès lors plus que jamais incertain ne veut plus voir personne – absolument personne : elle ne laissera pas voir les ravages de son visage.

 

Pour Nukui, horrifié par le sort de son idole, c’est en fait l’occasion de la « voir »… encore que le mot soit mal choisi : pour apporter le réconfort à la starlette, en témoignant de sa passion dévorante de fan, il va jusqu’à s’automutiler : aveugle, il pourra se rendre auprès de Haruna et la consoler – peu importe s’il ne la « voit » pas à proprement parler, ou s’il ne voit pas davantage les superbes parterres de fleurs au milieu desquels il se promène avec la jeune accidentée – car celle-ci accepte effectivement que l’aveugle l’approche.

 

Aussi l’idée de Nukui, aussi grotesque et folle soit-elle, fonctionne, en fin de compte. Et les deux accidentés vivent un moment d’exception, à même si ça se trouve de les réconcilier avec le monde. Bien sûr, ça ne peut pas se terminer aussi bien – la vie est d’une ironie…

 

LES REMORDS DES HOMMES ET LA FIERTÉ DES FEMMES

 

Ces trois récits, bien sûr, ne manquent pas de points communs – en fait, ils sont autant de variations, subtilement différentes, sur les mêmes thèmes : dans chacun de ces trois couples, ou couples virtuels puisque témoignant toujours d'un amour impossible, les hommes se caractérisent par leurs remords, de manière frontale ; mais les femmes ont elles aussi un caractère commun : une fierté affirmée. Et, finalement, les deux attitudes confinent à l’égocentrisme, sinon au narcissisme. La collision de ces deux aspects explique ces rencontres souvent de peu de mots, vaguement ou moins vaguement gênées, riches de sentiments contraires, qui portent une part essentielle du tragique du film – outre sa mise en valeur esthétique.

 

Les hommes

 

Matsumoto, bien sûr, culpabilise pour le suicide de Sawako. Mais souffre-t-il d’abord pour elle, ou pour lui ? Même ambiguïté chez Hiro : est-ce avant tout sa vie qu’il a gâchée, ou celle de Ryoko ? Et qu'est-ce donc qu'il regrette vraiment ? Quant à Nukui, il arbore comme un blason – ou un badge à l’effigie de son idole, il en a toujours un – une culpabilité projetée, compassion délicieuse pour les malheurs d’une autre ; mais son geste fou d’automutilation, est-il avant tout pour Haruna, qu’il est ainsi le seul à pouvoir consoler, ou bien n’est-il que l’ultime caprice d’un fan prêt à tout pour faire la démonstration de sa passion dévorante ?

 

En fait, dans tous ces gestes, il y a une part indéniable d’orgueil : cela peut paraître paradoxal pour Matsumoto, qui abandonne une vie luxueuse pour sombrer dans la déchéance de la mendicité, en habitant l’épave de sa belle voiture, mais on peut finalement y voir le désir d’un homme d’affirmer sa probité contre les us et coutumes d’un monde matérialiste qu’il peut enfin mépriser pleinement, avec éventuellement une certaine pose. Hiro trouve peut-être un certain réconfort flatteur à l’idée d’avoir pu susciter chez Ryoko une fidélité toute canine par-delà les années. Quant à Nukui, il a tout du sauveur, trop heureux de mettre en avant son sacrifice pour en recevoir des éloges…

 

Les femmes

 

Mais les femmes ne sont pas en reste, forcément – en faire de simples victimes au regard de la culpabilité des hommes aurait quelque chose d’insultant à leur encontre. Bien sûr, le suicide de Sawako, comme nombre de suicides sans doute, a sa part plus ou moins avouée, plus ou moins consciente, de chantage affectif – pour elle, cependant, la fierté s’arrête peut-être là… faute de trouver encore à s’exprimer après coup, du fait de sa ruine psychique – à moins que ses arrêts intempestifs, en dépit de la corde qui le lie à Matsumoto comme une chienne en laisse, témoignent d’une liberté qu’elle entend toujours conserver ? Mais c’est probablement, des trois personnages féminins, le plus difficile à cerner sous cet angle – et que penser, par exemple, de cette scène déchirante où elle semble enfin reconnaître Matsumoto, et passe en quelques douloureuses secondes du rire aux larmes, jusqu’à ce qu’enfin l’homme craque et pleure – au prix si ça se trouve de sa propre fierté ?

 

Mais Ryoko et Haruna sont peut-être plus lisibles sous cet angle. La femme dans le parc ne se rengorge-t-elle pas de sa fidélité, d’autant plus démonstrative qu’elle se montre absurde ? En mettant en avant son « devoir », qu’elle s’est imposée seule, contre un monde qui dit priser ce comportement mais sans bien le comprendre, c’est sa propre dignité qu’elle défend – non celle de l’homme qui l’a lâchement abandonnée, au prétexte d’une carrière ne pouvant s’encombrer de la présence envahissante d’une femme… Dès lors, qu’elle ne reconnaisse pas Hiro, ou feigne de ne pas le reconnaître, c’est de toute façon son orgueil qui en bénéficie ; la pointe de cruauté éventuelle de cette situation arbore ainsi des traits de vengeance, qui viennent en définitive compenser sa fidélité canine. Il y avait, dans la situation initiale, une part de chantage affectif, bien sûr – mais le déroulé de l’histoire diffère somme toute assez vite de celui de Sawako.

 

Quant à Haruna, son narcissisme tient de l’évidence – la starlette ne fait cependant qu’attacher à sa beauté la même admiration sans faille que lui vouent ses fans. Son caprice de diva après son accident relève d’un auto-apitoiement qui tourne en définitive à l’autosatisfaction. Le sacrifice incommensurable de Nukui, dont elle a peut-être conscience (elle connaît son nom, et sait qu’il n’était pas aveugle auparavant), n’en est que davantage la consécration de son pouvoir – que l’accident, bien loin de ternir, n’a fait que renforcer, si c’est d’une manière inattendue…

 

La naïveté ?

 

On le voit : la psychologie de ces personnages est autrement plus complexe que celle de vulgaires archétypes, de « marionnettes » au sens péjoratif ; affirmer la « naïveté » du film de Kitano, à mon sens, c’est ainsi faire l’impasse sur sa subtilité dans la peinture des caractères, et s’aveugler – davantage encore que Nukui – sur son contenu profondément humain, car peignant les hommes et les femmes sous des couleurs très diverses, faisant ressortir toutes les dimensions de l’être, telles qu’elles trouvent à s’exprimer dans un amour qui ne saurait être s’il n’était pas avant tout douloureux.

 

LES SAISONS ET LEURS COULEURS

 

En parlant de couleurs… Il faut bien sûr revenir sur la virtuosité esthétique de Kitano dans Dolls – dont c’est peut-être, à cet égard, le plus beau film avec Hana-bi (certes, il m’en manque plein, je m’en tiens à ce que je connais…). Cette virtuosité, en accord avec le brio narratif du film, notamment dans le jeu sur les temporalités, s’exprime ici tout particulièrement dans un savant usage des couleurs – quitte à saturer les filtres.

 

On avait semble-t-il dit de Kitano qu’il privilégiait certaines teintes (le bleu, tout particulièrement – j’imagine que les scènes de plage récurrentes chez lui n’y sont pas pour rien), et en sous-exploitait d’autres (comme le rouge ?). Dolls a tenté de remédier à cela, mais d’une manière particulière, associée aux représentations propres à l’espace mental japonais. Quitte à verser dans le cliché… encore que le mot « code », moins connoté, soit probablement plus approprié.

 

Le film voit ainsi se succéder les quatre saisons, associées à des couleurs immédiatement significatives : le printemps a ses cerisiers en fleurs, l’été est le moment des plages jaunes plongeant dans le bleu infini de l’océan, l’automne est emporté par ses tapis de feuilles rouges, l’hiver enfin implique la neige.

 

Cela a un impact immédiat sur l’allure globale du film : d’abord relativement sobre, en dépit des cerisiers entourant les mendiants enchaînés quand nous les rejoignons dans leur périple, le métrage devient de plus en plus fantasque à mesure que le temps passe – et c’est toujours via les errances des mendiants enchaînés que nous sommes amenés à le vérifier. Mon moment préféré correspond sans doute à l’automne – avec ce rouge chatoyant qui envahit l’écran, composant des tableaux irréels où la nature saigne littéralement. Mais la neige de l’hiver a également ses atouts – notamment en ce qu’elle offre tout naturellement de nombreuses possibilités de contraste ; et les luxueux costumes de marionnettes alors endossés par Matsumoto et Sawako n’en ressortent que davantage. Même s’il faut ici compenser le blanc de la neige par le noir de la nuit – puisque les scènes hivernales sont presque systématiquement nocturnes, à la différence de la plupart de celles qui précédaient : augure d’une fin tragique ? Le noir et le blanc évoquent ensemble le deuil ; et il est vrai que le costume rouge de Sawako a quelque chose d’une trainée de sang sur cet espace immaculé…

 

CONCLUSION

 

Dolls n’est probablement pas le meilleur film de Kitano, mais c’est peut-être le plus beau visuellement. On aurait tort, cependant, de s’en tenir à cette maestria esthétique et de reléguer le récit et le fond dans quelque oubliette : le jeu sur les représentations japonaises est bienvenu, la psychologie des personnages bien plus fouillée qu’on pourrait le croire, le propos sincèrement émouvant, quitte à appuyer parfois sur le pathos. Une réussite, donc, qui mérite bien d’être vue et revue – une de plus à l’actif d’un immense réalisateur, à la sensibilité admirable.

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Zatoichi, de Kitano Takeshi

Publié le par Nébal

Zatoichi, de Kitano Takeshi

Titre : Zatoichi

Réalisateur : Kitano Takeshi

Titre original : Zatôichi

Année : 2003

Pays : Japon

Durée : 116 min.

Acteurs principaux : Beat Takeshi, Asano Tadanobu, Okusu Michiyo, Guadalcanal Taka, Daike Yûko, Tachibana Daigoro, Kishibe Ittoku…

 

ZATOICHI DANS L’ŒUVRE DE KITANO

 

Zatoichi est le plus récent film de Kitano que j’ai vu – or il date déjà de 2003… Ça fait une paye, l’excellent réalisateur a accompli bien des choses depuis. Peut-être cependant ne suis-je pas tout à fait, ou pas totalement, coupable : j’ai l’impression que ses films ultérieurs ont nettement moins bien été distribués de par chez nous, alors que Zatoichi, sur le plan commercial du moins, avait quelque chose d’une apothéose – c’est même semble-t-il le film de Kitano qui a le plus rapporté, au Japon comme à l’étranger. Par ailleurs, ce film affichant nettement plus que la plupart de ceux qui l’ont précédé (voire tous…) une dimension populaire n’a pas pour autant été boudé par la critique, là encore au Japon comme à l’étranger – il a notamment obtenu au festival de Venise le lion d’argent du meilleur réalisateur ainsi que le prix du public, mais bien d’autres festivals l’ont récompensé. Qu’est donc devenu Kitano depuis ? Il faudra bien que je me renseigne à ce sujet un de ces jours…

 

Mais j’ai un aveu à vous faire : si j’aime ce Zatoichi et l’ai revu avec un indéniable plaisir, je plaide coupable, je le trouve tout de même nettement moins bon que bon nombre des Kitano antérieurs – mais, bien sûr, la comparaison est plus ou moins valide, tant les projets sont différents… et, à vrai dire, ce revisionnage a probablement joué en sa faveur.

 

Première (et unique, sauf erreur) incursion de l’auteur dans le chanbara, le film de sabre japonais, et qui plus est avec un personnage extrêmement populaire du genre (25 films mettant en scène le masseur aveugle entre 1962 et 1973, puis un vingt-sixième en 1989, toujours avec Katsu Shintarô dans le rôle-titre !), Zatoichi ne pouvait sans doute pas avoir grand-chose à voir avec un Sonatine, un Hana-bi ou un Aniki, mon frère, pour s’en tenir aux films emblématiques à base de yakuzas que leur humour improbable ne préserve pas de la tentation suicidaire ; pas davantage avec la fraîcheur de L’Été de Kikujiro ; moins encore, si ça se trouve, avec la gravité esthétisante d’un Dolls, qui précède immédiatement Zatoichi dans la filmographie de Kitano… Ce qui, en soi, n’a rien d’un problème : une des forces du réalisateur est sa capacité à se renouveler et à surprendre.

 

Mais j’ai tout de même l’impression que l’usage de pareil matériau ne pouvait que brider, au moins en partie, la personnalité du réalisateur ; pas totalement, heureusement : un certain nombre de scènes relèvent d’un esprit Kitano parfaitement délicieux et convaincant – ce sont même les meilleures du film, et j’y reviendrai. Au-delà demeurent des codes avec lesquels il fallait bien composer, si la tentation de la subversion était toujours là.

 

En fait, à tort ou à raison, je m’étais mis dans la tête que ce Zatoichi, pour Kitano Takeshi, était un peu ce que Kill Bill avait été pour Quentin Tarentino : un film hommage, où le fun est mis en avant, où les codes sont sans cesse tricotés, et qui gagne peut-être en jubilation référentielle, mais en perdant en personnalité… Ceci étant, ce Zatoichi est bien meilleur que Kill Bill – qui était une énorme déception pour moi, et au-delà, autant le dire, carrément un mauvais film (ou deux mauvais films). Mais ce préconçu explique sans doute en partie pourquoi je n’ai pas prêté attention à la suite de la carrière du réalisateur, à la hauteur de l’enthousiasme qu’il avait jusqu’alors suscité en moi à chacun de ses films ou presque (cela dit, même dans les antérieurs, il m’en manque, hein…).

 

LE PERSONNAGE

 

Zatoichi, donc. Une figure majeure du chanbara, au côté des plus essentielles, les « Baby Cart » et compagnie (que je n’ai pas davantage vus, bon sang, ça fait des années que je me dis qu’il faut que je le fasse !).

 

L’essence du personnage a été conservée (sinon son apparence : la teinture des cheveux de Beat Takeshi, blond oxygéné, est pour le moins… surprenante…) : Zatoichi (qui sauf erreur n’est pas appelé ainsi dans le film – on entend parfois Ichi, mais pas plus, je crois ?) est… un masseur aveugle itinérant ; on a sans doute vu concept plus improbable, mais pas tous les jours… Surtout bien sûr si l’on y rajoute cette dimension essentielle : en dépit de son handicap, Zatoichi est un sabreur d’exception – un des tout meilleurs, forcément, et dont l’art censément basé sur les autres sens que la vue, ouïe et odorat au premier chef (à la Daredevil ou plus encore à la Stick, je suppose qu’il y a un lien…), a bien des occasions de s’exprimer au cours du film : le masseur laisse derrière lui une quantité invraisemblable de cadavres…

 

D’autres traits caractérisent le personnage, de son activité de joueur professionnel (il parie aux dés, devinant au son s’il faut miser sur pair ou impair – son comparse bouffon Shinkichi, incarné par Guadalcanal Taka, atout comique du film, est fasciné par cette méthode qu’il souhaite reprendre à son compte) à son étonnante timidité, éventuellement de façade (Beat Takeshi reprend volontiers son rôle d’homme de peu de mots, secoué de rires un brin gênés – mais en plus sympathique que ses rôles antérieurs de flic ou de yakuza, exprimant l’ultraviolence, ou au moins sa potentialité, jusque dans les scènes les plus innocentes ; Zatoichi dissimule bien davantage cette dimension, sous des atours bonhommes et amicaux).

 

Et, bien sûr, il a au-delà un sens profond sens de la justice, qui en fait un héros au sens de redresseur de torts ; quand il arrive en ville, c’est pour, à terme, défendre les humbles et punir les méchants – à la façon du Sanjuro incarné par Mifune Toshirô dans le Yojimbo de Kurosawa Akira, ou de l’homme sans nom joué par Clint Eastwood dans son remake western spaghetti Pour une poignée de dollars (ce jeu d’échanges du chanbara au western et inversement me fait l’effet d’être important dans le développement des codes des deux genres), le héros, nettement moins cynique qu’il n’y paraît, ne repartira à l’évidence pas tant que des ordures resteront à vaincre et des pauvres gens à secourir.

 

LA TRAME

 

La mise en place

 

En l’espèce, Zatoichi débarque dans une situation complexe, justifiant une mise en place assez longue, où plusieurs fils rouges sont tendus en quelques images préliminaires, qui appellent toutefois un certain temps de développement avant que l’histoire à proprement parler ne s'affiche dans toute sa clarté.

 

Ces premières séquences ont par ailleurs quelque chose de l’attaque en force : d’emblée, nous voyons Zatoichi faire la démonstration de son habileté au sabre contre une bande de lâches brigands.

 

Mais il n’est pas le seul à répandre aussitôt des cadavres sur son chemin : on s’intéresse tout particulièrement au rônin Genosuke Hattori (Asano Tadanobu), habile combattant, mais qui, afin de payer les soins de son épouse malade, enchaîne les emplois de garde du corps (yojimbo, donc), qui l’amènent aux plus sanglants des crimes – la tentation de voir en lui un personnage « positif », simplement piégé dans un engrenage fatal, autrement porté sur le bien, dont sa générosité supposée à l’égard de son épouse devrait témoigner, disparaît au fur et à mesure devant la totale absence de scrupules du personnage ; on sait que le grand duel final l’opposera à Zatoichi… et l’on sait tout autant que le masseur aveugle ne lui fera pas de pitié, car il n’en mérite aucune.

 

Un troisième fil est essentiel, qui met en scène deux geishas (ou fausses geishas, car se livrant visiblement à la prostitution…), dont on devine vite l’imposture : il s’agit en fait d’un frère (O-sei, incarné par Tachibana Daigoro, acteur de kabuki et plus particulièrement spécialisé dans les rôles de femme, onnagata) et de sa sœur aînée O-kinu (Daike Yuuko) ; enfants survivants d’un terrible massacre, il y a dix ans de cela, ils traquent depuis lors les assassins de leurs parents – qui pourraient bien se trouver dans cette ville… Et, en chemin, ils n’ont guère hésité à recourir au vol, voire au meurtre.

 

Bien sûr, tous ces fils sont amenés à se rassembler en une trame unique, mais Kitano prend bien soin d’établir l’exposition avec une certaine minutie – dont la lenteur est cependant illusoire : avec la régularité d’un métronome, les explosions de violence et autres exploits au sabre rappellent au spectateur ce qu’il est en train de voir, participant tout autant à la mise en place de l’ambiance.

 

Les développements

 

Au-delà, le déroulé du film n’accumule pas forcément les surprises – globalement, il suit une pente inéluctable, qui verra les camps se définir, les « geishas » s’inscrivant malgré leurs crimes passés du côté des « gentils », le rônin sombrant quant à lui clairement dans le camp des méchants en dépit de sa femme. Le masseur aveugle, on s’en doute, est du côté de la justice, et n’aura de cesse de la gagner. Sans surprise non plus, les employeurs du rônin s’avèrent bien les coupables du massacre des parents des « geishas »…

 

En fait, les surprises qui demeurent – éventuellement – ne surgissent qu’à la toute fin, et obéissent sans doute à des codes ; elles sont à la limite de la gratuité, mais peut-être d’autant plus amusantes – ainsi de la révélation de l’identité du Grand Méchant.

 

KITANO RÉALISATEUR DE CHANBARA

 

Le fond est donc des plus classique – de manière parfaitement assumée, et parfaitement à propos. La forme, globalement, suit. Moins « personnelle » sans doute que d’habitude, elle est globalement efficace. Et les combats au sabre ont la sècheresse et la violence propres au genre, loin des fioritures de nos films de cape et d’épée ou de braves chevaliers, dont les épées s’entrechoquent sans cesse au gré d’inévitables parades et contres vite annulés : il s’agit ici de tuer à l’économie, en un coup – les vaincus s’effondrent aussitôt, la scène vierge cinq secondes plus tôt est subitement jonchée de cadavres.

 

Dans ce registre qu’on pouvait trouver inattendu pour Kitano, le fait est qu’il se défend plus qu’honorablement – à l’inverse, aurais-je envie de dire, d’un Wong Kar-wai dans The Grandmaster, pour citer un autre film où un auteur pas habitué du genre se frotte à l’action populaire…

 

J’aurais tout de même un bémol à émettre, concernant le sang numérique… Même si ça m’a moins choqué au revisionnage que lors de mon premier contact avec le film à l’époque de sa sortie – on se fait à tout, j’imagine…

 

LES APPORTS PERSONNELS

 

Mais où est Kitano ? Pour l’heure, nous avons un chanbara plus que correct, et c’est déjà bien. Le véritable intérêt du film est cependant ailleurs, à mon sens – parce que, contrairement à mes préventions, et même si c’est sans doute moins marqué que dans ses précédents films, du fait des codes très particuliers associés à la réalisation d’un Zatoichi, Kitano est là et bien là ; souvent pour de brèves saynètes, qui suffisent cependant, dans leur caractère anecdotique, à donner au film une dimension supplémentaire.

 

L’humour

 

C’est tout particulièrement vrai de quelques séquences humoristiques voire burlesques, valant bien à leur manière les jeux débiles des yakuzas sur la plage de Sonatine, ou les mauvaises blagues de Yamamoto dans Aniki, mon frère – ou peut-être plus encore les tendres bêtises de Nishi dans Hana-bi ?

 

Shinkichi y a un rôle essentiel, personnage assurément bouffon qui a pour fonction de susciter le rire au cœur des plus terribles des drames, mais cela va au-delà – s’il a sa part dans les yeux peints de Zatoichi, il n’est pour rien dans l’ambition du gamin simplet courant en hurlant dans une petite tenue improbable autour de la maison de sa tante, O-ume (Okusu Michiyo, délicieuse de sympathie) ; les yakuzas idiots, les sbires arrogants, sont toujours autant d’occasions de susciter le rire sans négliger l’action… Les quiproquos, éventuellement sexuels, sont aussi de la partie.

 

L’usage de la musique

 

Mais la vraie réussite du film me semble être ailleurs, et elle a trait à l’emploi de la musique, qui débouche systématiquement sur toutes les meilleures scènes – les plus kitanesques… C’est d’autant plus étonnant que la partition de Suzuki Keiichi est globalement plus ou moins convaincante…

 

Kitano, pour ce film, avait mis fin à une longue et fructueuse collaboration avec Joe Hisaishi – qui avait commis bien des merveilles pour lui, je pense tout particulièrement à Hana-bi, mais on trouve aussi de très bonnes choses dans la plupart des films de Kitano qu’il a sonorisés. Le réalisateur, cette fois, avançait que la bande originale de ce chanbara devait jouer avant tout des percussions, ce qui n’était pas dans le style de Hisaishi… Il semblerait que les deux se soient en fait brouillé sur Dolls, le précédent film de Kitano, et ils n’ont jamais retravaillé ensemble depuis…

 

Toujours est-il que c’est Suzuki Keiichi qui a composé la bande originale de Zatoichi. Elle fait bel et bien usage des percussions – en fait, c’en est de très loin l’aspect le plus convaincant : les mélodies et ambiances, au-delà, me paraissent bien plus fades…

 

Mais Kitano use des particularités de cette composition au mieux, en créant des scènes de toute beauté, où l’image est en symbiose parfaite avec la musique.

 

Cela peut concerner des scènes par ailleurs plutôt graves : je pense avant tout à l’entrainement à la danse d’O-sei, accompagné par O-kinu au shamisen – instrument qui, d’ailleurs, vient briser le caractère tonal de la composition à l’arrière-plan, suscitant un effet étonnant ; mais la séquence alterne avec une grâce de ballerine le moment présent et les échos d’un douloureux passé : on passe sans cesse de l’enfant à l’adulte, et inversement, c’est profondément touchant et terriblement beau – probablement ma scène préférée du film.

 

Mais c’est une dimension plus sensible encore dans des scènes d’ambiance autrement drôles : à plusieurs reprises dans le film, et très vite d’ailleurs, nous croisons des paysans travaillant la terre en rythme, plus tard aussi construisant un bâtiment ; les gestes du travail se muent en chorégraphie, et intègrent pleinement la musique, dans une dimension effectivement percussive – c’est très réjouissant, allègre et pouvant évoquer en même temps certains aspects saugrenus dans ce contexte de musique concrète voire industrielle !

 

Et, à la fin du film (je ne crois pas qu’on puisse parler de SPOILER pour autant, c’est parfaitement détaché de toute intrigue), Kitano lâche toute retenue en l’espèce, pour un finale orgasmique faisant danser les héros au rythme des claquettes des Stripes, sur fond de taiko, les gros tambours japonais, qui virent à la techno pure et simple ! C’est du n’importe quoi absolu, jubilatoire, et pourtant là encore pas dénué d’émotion – avec cet improbable effet de morphing sur O-sei et O-kinu, une fois de plus partagés entre l’enfance et l’âge adulte… mais cette fois un vibrant sourire communicatif aux lèvres.

 

CONCLUSION

 

Arrivé à cette phase ultime, on est conquis – moi comme les autres, en dépit de mes préventions plus ou moins fondées. Je maintiens que Zatoichi, succès populaire mis à part, est très loin de figurer parmi les meilleurs films de l’excellent Kitano Takeshi. Ça n’en est pas moins une réussite dans son genre, un chanbara efficace et bien fait, et qui bénéficie en outre de touches plus personnelles qui, pour être relativement discrètes, transcendent le résultat.

 

Je l’ai revu avec beaucoup de plaisir – peut-être bien plus qu’au premier visionnage, d’ailleurs… C’est loin d’être toujours le cas !

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Marebito, de Shimizu Takashi

Publié le par Nébal

Marebito, de Shimizu Takashi

Titre : Marebito

Réalisateur : Shimizu Takashi

Titre original : Marebito

Année : 2004

Pays : Japon

Durée : 92 min.

Acteurs principaux : Tsukamoto Shinya, Miyashita Tomomi, Nakahara Kazuhiro…

 

Shimizu Takashi est surtout connu pour être l’auteur de Ju-On, ou The Grudge – et en fait l’abondante franchise, tantôt japonaise, tantôt américaine, qui a considérablement développé le propos de base. Tout avait commencé en pleine vague « J-Horror » ; le succès international de Ring, de Nakata Hideo, a permis le développement de la franchise (entamée à la télévision), avec les encouragements d’un Kurosawa Kiyoshi (en plein dans le mouvement alors, surtout pour Kairo – mais je vous avais causé il y a quelque temps de cela de Séance) et l’assistance d’un Takahashi Hiroshi, le scénariste de Ring (d’après – mais avec beaucoup de libertés – le roman de Suzuki Kôji). Du beau monde, pour un résultat que je ne suis sans doute pas en mesure de juger, m’en étant tenu au premier film (cinéma)… lequel ne m’avait pas convaincu ; sans doute parce que, à l’époque, l’enthousiasme pour ces films d’horreur nippons est passé par la répétition, sans cesse, des mêmes codes, avec plus ou moins de brio dans l’écriture comme dans la réalisation. De ce que j’en connais, Nakata reste à mon sens le meilleur – surtout pour son phénoménal Dark Water, qui est probablement le chef-d’œuvre du genre, même si le séminal Ring, avec tout son côté nettement plus bisseux, demeure le film qui m’a le plus fait flipper dans toute mon histoire de cinéphile. J’ai nettement moins accroché à Kurosawa Kiyoshi – mais plus pour des raisons de narration que de réalisation, le bonhomme sait bel et bien manier une caméra. On pourrait sans doute citer d’autres auteurs, plus anecdotiques… Mais, à vrai dire, à m’en tenir au premier film The Grudge, c’est dans cette catégorie que j’aurais envie, instinctivement, de ranger Shimizu – dans la mesure où ce film m’a fait l’effet d’un gloubi-boulga mélangeant sans vergogne le bon et le moins bon, l’impressionnant et le simplement grotesque (au mauvais sens du terme), les jolis plans et d’autres nettement moins maîtrisés… Au final, un film bordélique, partant un peu dans tous les sens, et qui, avec toutes ses qualités (car il y en a bel et bien), m’avait laissé au final une impression passablement désagréable ; d’autant que je m’étais pas mal ennuyé… D’où je n’ai pas cherché à voir plus avant ce que la franchise pouvait donner.

 

Shimizu Takashi, cependant, n’a pas fait que Ju-On – The Grudge et compagnie. Dans un registre assez proche, avec moins de fantômes japonais mais quelques-uns quand même, il a donc également commis ce Marebito (le terme désigne en principe un « esprit bénéfique », éventuellement porteur d’illumination, ai-je cru comprendre), dont j’avais eu des échos plutôt positifs. Un autre versant du genre, que j’étais très curieux de voir – mais qui s’est avéré à son tour une déception, pour des raisons finalement assez similaires…

 

Marebito, écrit par Konaka Chiaki d’après son propre roman, tourne autour du personnage de Masuoka Takuyoshi, incarné par… Tsukamoto Shinya (oui, le réalisateur de l’impressionnant Tetsuo, entre autres). Ledit Masuoka est un vidéaste, oscillant entre le professionnel et l’amateur – d’autant qu’il subit de longues périodes de chômage, qui l’affectent pas mal, lui qui se shoote aux antidépresseurs… mais interrompt subitement son traitement – mauvaise idée. En tout cas, il se promène partout avec sa caméra en train de tourner (le film, surtout au début, passe essentiellement par ses vidéos, d’un grain délibérément dégueulasse, et d’un cadrage toujours en mouvement). C’est ainsi qu’il a filmé, dans le métro, le suicide d’un homme (Kuroki Arei, incarné par Nakahara Kazuhiro) qui se plante un couteau dans l’œil. Il a vendu la vidéo, mais elle le fascine bien au-delà du seul intérêt pécuniaire ; il se repasse sans cesse la séquence, obsédé par le regard du suicidant – un regard exprimant la peur la plus absolue.

 

Désireux d’avoir lui-même ce regard, de ressentir cette peur ultime, Masuoka se lance… dans l’exploration du monde souterrain en dessous de Tokyo – avec comme déclaration d’intention, d’ores et déjà, qu’il est prêt à aller jusqu’au crime pour parvenir à ses fins. L’exploration, passablement onirique et se passant volontiers de la moindre justification scénaristique ou de simple cohérence, l’amène à croiser un clochard qui lui parle de la menace constituée par les Deros (créatures dont je connaissais le nom, mais sans connaître le « Shaver Mystery », j’en aurais au moins retiré ça…), puis le fantôme de Kuroki qui l’entretient du monde souterrain, de la Terre Creuse, d’Agartha… Après quoi Masuoka contemple l’espace d’un instant les « Monts de la Folie » (souterrains, donc), découvre une cité qui ne fait pas très « Choses très anciennes », et tombe enfin sur une jeune fille nue (Miyashita Tomomi), à la peau plastique et suintante, enchaînée par le pied…

 

Et il décide de la ramener chez lui (ellipse sur le pourquoi et le comment), et d’élever la pauvre créature – tout en se rendant bien compte, assez vite, que cette « F. », ainsi qu’il l’appelle, n’est probablement pas humaine.

 

On avance dans la zone à SPOILERS, attention…

 

Adonc, « F. », qui tient du vampire autant que du Dero, ou encore autre chose, a besoin de sang pour se nourrir (la succion fait forcément, plus que jamais, et délibérément, fellation, la jeune fille relevant en même temps d’un fantasme de gamine soumise) ; Masuoka, pour la préserver, emprunte donc sans autres atermoiements la voie du crime qu’il avait envisagé de suivre dès le départ…

 

À supposer, bien sûr, que ce ne soit déjà le cas ? Car une autre hypothèse est envisagée à demi-mots – au travers d’une femme qui file Masuoka, avant de l’aborder, et de laisser entendre qu’elle était son ex-épouse, et que la fille que l’homme retient captive, et traite plus comme un animal que comme une humaine, est leur propre fille… Lui dit ne pas avoir de fille, et ne pas connaître la femme – plus tard, la tuer ne sera dès lors pas un problème. Bien sûr, cette piste fait sens – qu’on y accole ou pas un délire vaguement hallucinatoire dû à l’arrêt des antidépresseurs (mais, euh, bof…).

 

Quoi qu’il en soit, Masuoka demeure lié à « F. », et n’hésite donc pas à tuer pour la nourrir ; c’est ainsi, finalement, et peut-être d’autant plus à mesure que les doutes sur sa santé mentale se font plus envahissants, qu’il devient le réceptacle de l’horreur ultime qu’il avait perçue dans les yeux de Kuroki…

 

Il y a de bonnes choses, dans cette histoire – je ne le nie pas. Il y en a hélas aussi de moins bonnes… Et, du coup, j’ai ressenti la même impression de dispersion un tantinet fâcheuse que pour The Grudge. Non que je tienne à tout prix à avoir des trames linéaires et des histoires qui se tiennent de bout en bout – loin de là. Simplement, ici, le mélange n’a pas pris – pour moi. Ainsi par exemple du jeu des références – permanentes, tantôt cryptiques, tantôt explicites, elles ont bien vite quelque chose de fatigant à mon sens, tant l’accumulation est forcée. Sans doute, l’épopée chtonienne de Masuoka, qui est tout autant périple onirique, justifie bien ce sempiternel passage du coq à l’âne – c’est à vrai dire le seul moyen de lui donner du sens. Mais le mélange fantômes/Deros/créatures lovecraftiennes/vampires, etc., dans un cadre qui est Tokyo/monde souterrain de Tokyo/Monde souterrain global de la Terre Creuse/Monde souterrain théosophique/Monde souterrain des Deros/Montagnes Hallucinées de Lovecraft, etc., d’abord vaguement enthousiasmant, m’a bien vite lassé. La greffe de la dimension davantage « psychologique » (tout ceci est un fantasme, Masuoka est un pervers et un fou qui séquestre sa fille et tue des femmes innocentes) en a en fait rajouté dans cet effet à mes yeux : l’idée, bonne à la base, est traitée un peu trop légèrement pour me convaincre ; l’ambiguïté qui lui est inhérente, bien loin de rendre cette hypothèse séduisante à la mesure de son potentiel, ne m’a fait l’effet que d’une énième échappatoire, n’ayant globalement pas plus de pertinence et d’à-propos que toutes les autres.

 

Mais tout ceci – ces regrets très personnels – ne m’aurait probablement pas autant déçu si la réalisation n’avait pas été à l’avenant. Car elle se disperse elle aussi… L’alternance entre image « cinéma » et vidéos illisibles ou peu s’en faut, d’abord amusante, m’a paru bien vite lassante – tant le début du film en abuse avec plus ou moins d’à-propos. Parallèlement, le début du film est paradoxalement d’autant plus bavard que Masuoka en est le seul véritable personnage – ses voix off incessantes m’ont là aussi assez vite saoulé. Le film hésite ensuite perpétuellement entre sobriété relative et effets plus grotesques – qu’ils soient dus au montage ou au cadrage, ils usent sans vergogne des codes de la « J-Horror » (visuels, auditifs et narratifs), là encore avec un à-propos contestable. La bande son est bien sûr du même ordre – la partition de Takine Toshiyuki évoque forcément celles de Kawai Kenji (pour les films fantastiques de Nakata, Ring, Ring 2, Dark Water…), mais avec beaucoup moins de réussite à mon sens.

 

La dispersion narrative, justifiable à certains égards, débouche ainsi sur, ou s’accompagne d’une dispersion d’un autre ordre, tenant cette fois à la réalisation. D’où cette sensation d’un à-propos fluctuant, qui pourrait sans doute faire sens, mais m’a surtout fait l’effet d’un manque d’âme. D’autant que les constants virages à droite ou à gauche, tout brusques qu’ils soient, m’ont bien vite paru souffrir de ce manque intrinsèque de cohérence : loin d’attiser ma curiosité, ma fascination, ou simplement mon plaisir (aussi pervers soit-il), ils m’ont amené à bâiller plus qu’à mon tour…

 

Au final, un film qui va un peu trop dans tous les sens, et est trop souvent le cul entre deux chaises, pour vraiment me parler. Mais ça tient sans doute de la manière propre du réalisateur, je suppose – en tout cas, pour moi, c’est globalement un effet similaire à celui de The Grudge tel que je l’avais vécu ; et ça m’incite pas mal à lâcher l’affaire avec ce réalisateur…

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Paranoia Agent

Publié le par Nébal

Paranoia Agent

Paranoia Agent, [Mōsō Dairinin], (treize épisodes), 2004

 

Ce compte rendu s’annonce pas très évident – pour des raisons très personnelles, qui peuvent légitimement vous dissuader de le lire… Et, en même temps, je l’ai sans doute trop repoussé pour pouvoir l’approfondir autant que je le souhaiterais…

 

Bon. Essayons quand même, au cas où…

 

À la base, il y a qu’on me loue depuis pas mal de temps déjà les œuvres de Kon Satoshi (avec probablement Paprika en tête, même si on m’avait aussi vanté les mérites de Perfect Blue et Millenium Actress), et il était bien temps que je m’y mette. Pourquoi avec Paranoia Agent, alors ? Eh bien, il y a sans doute une part de hasard – je suis tombé dessus… –, mais peut-être pas uniquement : j’avais aussi envie de tenter une série animée japonaise, ce qui ne m’était pas arrivé depuis, ouf ! au moins… Je dirais une dizaine d’années, peut-être plus, et c’était probablement Cowboy Bebop (que je me suis procuré dans la foulée, je vous en causerai probablement un de ces jours). En fait, aussi invraisemblable que cela puisse paraître, je suis encore plus ignare en matière d’animes (tout particulièrement les séries) qu’en matière de mangas… Je n’y connais rien, rien de rien – et sans doute ai-je plus ou moins malgré moi soigneusement entretenu de bêtes préjugés en la matière… Alors pourquoi pas Paranoia Agent ? Treize brefs épisodes, ça n’était pas excessif… Et il s’agissait donc d’une série de ce Kon Satoshi qu’il me fallait découvrir, trouvée à un prix très décent, et dont le sujet – dès le titre, en fait – m’intriguait…

 

À bon droit. Je ne peux pas encore dire ce qu’il en est des longs-métrages du monsieur, mais cette série est effectivement de grande qualité, inventive et bourrée de choses intéressantes. J’ai beaucoup apprécié son visionnage… tout en ayant bien conscience qu’il me serait difficile d’en parler, le sujet m’affectant pas mal. En effet, pour être « décousue » au moins en apparence, et au-delà de ses personnages récurrents, la série n’en a pas moins un propos global, un propos fort, mais douloureux. En fouinant un peu, j’ai vu que Kon Satoshi lui-même en parlait comme d’une série « anti-suicide », le suicide étant un mal endémique japonais au-delà des clichés véhiculés en la matière ; cette dimension éclate tout particulièrement dans l’épisode 8, où l’on suit une sorte de « suicide club » (décidément) formé sur Internet, où trois personnages, de tous âges, cherchent à se suicider ensemble – le vieillard du lot culpabilisant car la plus jeune est une petite fille… L’épisode a un ton franchement burlesque, mais il m’a forcément mis mal à l’aise – en fait, c’est à partir de cet épisode que je me suis demandé si je parviendrais à en causer… Mais ça allait plus loin : c’est un épisode qui m’a quasiment dissuadé de regarder la suite (non qu’il soit mauvais, loin de là).

 

Ce que j’ai fait, malgré tout, et je n’ai pas à le regretter – ne serait-ce que parce que la série, au-delà de ce propos, est d’une grande qualité, tout particulièrement éclatante dans l’épisode qui suit immédiatement, d'ailleurs, avec ces commères véhiculant des racontars sordides, occasion bien trouvée de questionner aussi bien les médias que la rumeur et surtout la façon dont on raconte une histoire, et ce qui fait une « bonne » histoire, ou une histoire « crédible »… La thématique « anti-suicide », en même temps, passe en fait par l’examen de toute une série de pathologies mentales, où la paranoïa du titre n’est certes pas la seule à pourrir la vie des protagonistes ; si l’on y trouve des cas de psychose extrême, comme avec Chono Harumi/Maria, la sage et douce étudiante à la personnalité alternative envahissante et exubérante de prostituée, et plusieurs personnages (sinon tous ?) vivant dans un rêve au point de se persuader qu’il s’agit de la réalité, et même d’en persuader les autres (c’est après tout sans doute là le thème essentiel), la banalité de la névrose n’en ressort que davantage, avec son cortège de dépressions insidieusement douloureuses et d’angoisses paralysantes… Pourtant, la série est étonnamment drôle, dans l’ensemble – ou, plus exactement, elle parvient à mêler le rire, éventuellement burlesque donc, à des tableaux intrinsèquement tragiques ; une sensibilité plus réactive ou expressive que la mienne passerait sans doute du rire aux larmes en l’espace de temps très courts… Qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit là d’autant de qualités témoignant de la réussite de Paranoia Agent ; à vrai dire, c’est d’autant plus vrai que je ne m’attendais certainement pas à être autant touché par le propos… et la manière de le mettre en scène, essentielle.

 

Mais venons-en à l’histoire – car il y en a bien une, qui court tout du long des treize épisodes, quand bien même la construction de la série donne, dans les grandes largeurs, l’impression d’une « fausse » structure, éventuellement aléatoire au-delà de la récurrence des personnages et des thématiques.

 

Tout commence avec Sagi Tsukiko, qui est une jeune créatrice talentueuse – elle a acquis une certaine célébrité en inventant le personnage de Maromi, un « chiot » rose terriblement kawaii (équivalent disons de l’infernal Hello Kitty), d’abord en peluches que tout un chacun s’arrache, mais cela va au-delà, avec même un épisode – le dixième, sauf erreur – assez incroyable sur la réalisation de la série consacrée à Maromi, expliquant avec un grand soin pédagogique les fonctions de tout un chacun dans l’équipe, dans un dessin animé sur le dessin animé ; à ce stade, je ne sais même plus si l’on peut encore parler de mise en abyme… En fait, cela commence bien plus tôt – peut-être d’ailleurs dans la mesure où Sagi Tsukiko, elle-même character designer, est une merveille de character design (œuvre d’Ando Masaji, qui a fait un très beau boulot sur l'ensemble des protagonistes), avec son air toujours un peu perdue/perplexe, qui lui confère une identité bien plus essentielle que ses très rares répliques… Quoi qu’il en soit, la jeune artiste est sous pression : le succès de Maromi ne lui laisse aucune marge de manœuvre, il faut qu’elle parvienne à créer encore mieux, encore plus iconique, encore plus vendeur – ce qu’on lui intime sans cesse, et non sans une certaine violence aigrie teintée de jalousie, peut-être inhumaine, plus probablement bien trop humaine…

 

Et la jeune femme est agressée dans un parking, par un mystérieux personnage qu’elle n’a pas eu le temps de bien identifier : elle sait, toutefois, qu’il s’agit d’un gamin, avec des rollers jaunes ou dorés, une casquette de baseball, et surtout une batte de baseball jaune ou dorée, et tordue à force de coups brutaux… L’enquête est lancée, avec un duo de flics délibérément archétypal, Ikari Keichi jouant le vieux dur (qui essaye d’arrêter de fumer, ce qui n’arrange pas vraiment son caractère) et Maniwa Mitsuhiro le jeune idéaliste à l’empathie manifeste et aux méthodes autrement souples. L’affaire prend cependant bien vite une tout autre tournure, quand d’autres personnes sont à leur tour agressées par le « gamin à la batte » (« Shōnen Batto »), sans qu’il soit toujours évident d’établir des liens entre les diverses affaires, tentation cependant très forte d’emblée, quand la possibilité d’agressions aléatoires n’aurait rien de saugrenu… mais nous sommes dans un récit, hein ?

 

Bien sûr, il y a un point commun – et si la série ne procède pas à gros sabots en l’espèce, elle ne dissimule certainement pas pour autant le lien unissant les personnages au-delà de leurs différences apparentes (ou peut-être sont-elles essentielles, au fond ?) : les victimes du « gamin à la batte » à l'omniprésence médiatique sont toujours, à leur manière, des gens qui n’en peuvent plus – des gens sous le coup d’une pression envahissante, perdus, étouffés par le poids irrésistible des attentes que l’on place en eux, de la bienséance sociale, ou que sais-je… Aussi comprend-on très vite que les victimes, d’une manière ou d’une autre, souhaitent en fait être agressées – que c’est comme si, consciemment ou non, elles appelaient le « gamin à la batte ». Et leur agression… les soulage. Mais je crois que vous connaissez la première règle du Fight Club ?

 

Cela va forcément au-delà : Paranoia Agent, en dépit de ce postulat d’enquête, n’est bien sûr en rien une série policière. Elle relève bien plutôt d’une zone floue entre science-fiction et fantastique, de celles où un Philip K. Dick au plus haut de ses capacités trouverait à exercer au mieux son talent. Et c’est bien pourquoi le « gamin à la batte » peut être arrêté assez vite par les enquêteurs (ou plus exactement grâce à l’agent de police passablement ripou Hirukawa Masami, aussi sympathique que détestable car entier et humain – pour revenir au character design, j’apprécie tout particulièrement le sien, avec sa bonne trogne de lourdaud) sans que cela nuise au déroulé de la série et au maintien de l’intérêt du spectateur ; d’autant que cette arrestation, si elle s’exprime d’abord au travers d’un épisode très burlesque (le cinquième) où le gamin s’affiche en chevalier de jeu vidéo accomplissant une quête sacrée (mais non, Ikari le sait bien, il ne s’agit pas seulement d’un énième otaku tellement paumé dans son monde qu’il ne le distingue plus de la réalité, ça n’arrive que dans les séries animées, pas dans la vraie vie – mais Maniwa pour sa part se prend au jeu…), pourra bien vite tourner au tragique, sans pour autant nier la possibilité (voire en la soulignant davantage encore ?) d’une fausse piste, d’emblée : que le « gamin à la batte » soit arrêté, ici, ne signifie même pas qu’il existe – et l’hypothèse d’une agression fantasmée, mythomane, de Sagi Tsukiko, exposée dès le premier épisode par le vieux flic bourru, garde ainsi toute sa pertinence alors même que d’autres agressions s’enchaînent, avec d’autres victimes toujours aussi désespérées…

 

D’où cette paranoïa (là encore éventuellement dickienne ?), où la nature de la réalité est sans cesse remise en cause, au travers de personnages portés au solipsisme, mais dont la perception censément faussée devient vraie car aucune autre n’est en mesure de la remplacer utilement ; si, comme disait le grand auteur de SF, « la réalité est ce qui reste quand on cesse d’y croire », on peut plus que jamais douter de la pertinence de cette notion…

 

D’autant plus que nous sommes ici dans un média critiquant le média – ou plutôt, non, « critiquant » n’est sans doute pas un terme approprié… Disons un média exposant le média – et gagnant encore en singularité de par ce discours sans cesse réévalué en fonction du récit comme de sa figuration.

 

Si le générique de début, avec sa rythmique et ses sonorités on ne peut plus agressives, pousse d’office le spectateur dans ses derniers retranchements – le caractère angoissant de tous ces personnages au rire nerveux et sonnant factice sans qu’on l’entende n’y est certes pas pour rien –, celui de fin, autrement doux et mélodieux, avec ces mêmes protagonistes sommeillant tendrement dans le giron d’une Maromi réconfortante, interroge la possibilité, voire la certitude, du rêve, et la manière de le communiquer au spectateur dérouté – manipulé parce qu’il le veut bien.

 

Sans doute les « visions prémonitoires » concluant chaque épisode en annonçant le suivant (ce qui vaut bien sûr également pour le dernier…), avec leurs prophéties aux allures de fables cryptiques narrées par un vieillard en tenue de chef-d’orchestre et figurant une sorte de démiurge fou (pas pour rien s’il est sur ou dans la Lune ?), manipulant le récit des « animaux » qui le subissent (les noms des personnages renvoient en effet à des animaux), participent-elles également de cet effet.

 

Mais cela va bien plus loin : en fait, chaque épisode ou presque, tout en nous narrant une histoire, s’interroge mais sans malice et surtout sans prétention ni arrogance sur la narration elle-même, sur l’idée même d’histoire. C’est bien sûr tout particulièrement sensible dans certains des épisodes que j’ai déjà cités : évidemment dans celui de la réalisation de la série autour de Maromi, tout autant dans celui du jeu vidéo, et avec à mon sens un brio encore bien supérieur dans le génial épisode des commères – mon préféré. Mais c’est là une orientation sensible tout du long, si elle peut s’exprimer de bien des manières – avec une infinité de possibles entre le « simple » rêve et le « simple » cauchemar, mais probablement une place toute particulière pour le déni, revers de tant d’idéaux fantasmés : c’est un refuge idéal pour l’agresseur, mais tout autant pour ses victimes, ces gens qui n’en peuvent plus – et, dans cet ordre d’idées, Ikari arpentant son Japon des années 1950 ou 1960, aux couleurs fades autant qu’unies et aux habitants en deux dimensions, pour y trouver un réconfort illusoire, n’est pas forcément si éloigné de Sagi Tsukiko dissimulant sa culpabilité sous des couches de légendes.

 

Kon Satoshi n’a pas caché avoir profité de Paranoia Agent pour « recycler » certaines idées, narratives et/ou visuelles, qu’il n’avait pu utiliser dans ses longs-métrages – sans doute pour une raison de cohérence d’ensemble. Le format de la série autorise des variations que le cinéma interdit ; pour autant, demeure dans Paranoia Agent une cohésion d’ensemble – mais qui joue avec habileté de ces ruptures apparentes ; le récit n’est peut-être qu’indirectement « prolongé », disons-le plutôt « détourné », au fil des déviations singularisant chaque épisode ; pour autant, le récit demeure.

 

Paranoia Agent est à n’en pas douter une grande réussite : c’est une série constamment inventive, mais évitant pourtant l’overdose (de justesse peut-être – mais ça n’en est que plus réjouissant voire orgasmique), tout en sachant manipuler le spectateur au gré de techniques inattendues et autres procédés incongrus, cependant toujours bienvenus et bien vus ; c’est une série intelligente et sensible à la fois ; drôle autant que triste, enfin.

 

Me faudra poursuivre la découverte de Kon Satoshi, oui.

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Game of Thrones (saison 6)

Publié le par Nébal

Game of Thrones (saison 6)

Game of Thrones, saison 6 (dix épisodes), 2016

 

C’est Game of Thrones. Il y aura forcément des SPOILERS dans ce qui suit. Eh.

 

Adonc. Je me suis lancé dans le visionnage de la d’ores et déjà cultissime série Game of Thrones, bien tardivement, puisque je voulais d’abord lire les romans de George R.R. Martin, qui trainaient depuis bien trop longtemps dans ma pile à lire. Or, me taper les grosso merdo 5000 pages de « A Song of Ice and Fire », ça m’a pris du temps… Je ne vais pas revenir dans le détail sur mon appréciation de la saga : disons simplement qu’elle était globalement très positive – malgré bien des bémols ici ou là, je me suis dans l’ensemble montré très bon client, et même admiratif devant certains talents de l’auteur tout particulièrement mis en lumière par cette aventure littéraire d’une ampleur démesurée : au tout premier rang, d’excellents personnages, que l’on prend plaisir à adorer comme à détester, et d’excellents dialogues, aussi piquants et spirituels que vifs ; enfin, dimension essentielle si elle ne m’a pas systématiquement convaincu, un jeu habile sur la « haute politique », thématique qui m’a toujours séduit. On l’a dit et répété, Martin lui-même d’ailleurs : il y a dans « Le Trône de fer » beaucoup des « Rois maudits » de Maurice Druon, ce qui n’était certainement pas pour me déplaire – tant j’y vois un sommet du roman historique. Rivaliser voire faire mieux encore sur ces bases n’était certes pas donné à tout le monde.

 

Martin, dans ses livres, y est pourtant parvenu. Était-ce aussi le cas de la série de HBO (chaîne à laquelle on devait au moins deux de mes séries télé préférées, en l’espèce Les Soprano et, en collaboration avec la BBC, Rome et sa délicieuse patte fascisto-miliussienne) ? Eh bien oui, et haut la main. En est résulté une merveille de feuilleton, où se sont mêlés « haute politique » et fantasy d’abord sobre puis de plus en plus échevelée, pour un résultat peu ou prou unique – le genre médiéval-fantastique n’ayant jusqu’alors pas forcément été très bien servi à la télévision… Au-delà des clichés associés à plus ou moins bon droit à la série – nid à spoilers et auteur-psychopathe, disons –, au-delà même de quelques gratuités souvent associées à la chaîne – du sexe et du sang en veux-tu bof en voilà quand même bon ben d’accord –, Game of Thrones s’est vite distinguée du lot commun par la finesse de son adaptation (globalement fidèle, mais s’accordant quelques divergences globalement bien vues – et, surtout, sachant tirer au mieux partie du rythme de la saga, en livrant un montage peut-être plus complexe mais aussi plus dynamique, et par là plus prenant mais aussi plus « crédible » que dans les livres, où la quantité de personnages points de vue implique des ellipses souvent bien trop longues) et son ambition impressionnante, plongeant le spectateur (lecteur ou pas) dans un monde complexe, habité par des dizaines voire centaines de personnages qui, à leur manière, ont tous leur rôle à jouer. À n’en pas douter, la série a aussi bénéficié d’un excellent casting, malgré quelques fausses notes ici ou là – le charisme des meilleurs (avec évidemment, en tête, l’extraordinaire Peter Dinklage dans le rôle de Tyrion Lannister – le nain est le meilleur personnage des livres, il est aussi le meilleur de la série, même si, pour le coup, il y a des différences entre les deux ; et quelle superbe voix de basse !) rattrapant globalement quelques choix moins pertinents (sans être scandaleux dans l’ensemble).

 

Chroniquer la série, pourtant, m’apparaissait difficile, et, si je me suis posé la question lors de mon visionnage des cinq premières saisons, je me suis finalement abstenu – considérant d’une certaine manière que l’intérêt des comptes rendus résiderait probablement avant tout dans une étude comparée des livres et de la série, que je ne me sentais vraiment pas de faire. Or la donne change avec cette sixième saison – mouvement déjà un peu entamé avec la cinquième, cela dit… laquelle avait globalement plutôt déçu (sans être mauvaise en ce qui me concerne). C’est que les auteurs, David Benioff et D.B. Weiss pour l’essentiel, ne disposent désormais presque plus de l’assise des livres de George R.R. Martin… La série doit maintenant voler de ses propres ailes, et sans doute le relais n’était-il pas facile à négocier. D’où une attente très particulière pour cette sixième saison – et des craintes à la mesure…

 

Soyons francs : moi qui n’avais pas détesté, contrairement à certains, la cinquième saison (je la trouvais certes un peu plus faible globalement mais toujours intéressante, en dépit de quelques ratages un peu agaçants – Dorne, pour l’essentiel, mais il est vrai que cet aspect ne m’avait pas forcément davantage plu dans les livres ; d’autres séquences rattrapaient globalement le bousin – comme la très douloureuse, insupportable même, marche d’expiation de Cersei, conçue et filmée au mieux), j’ai eu très, très peur lors des premiers épisodes de cette série « sans filet » (à cet égard, il est sans doute probable que mes craintes tenaient plus ou moins du préjugé, prohibant peut-être une appréciation des personnages pour ce qu’ils sont…). Sans rentrer dans les détails – on n’en aurait pas fini ! –, bien des choix m’ont paru ratés, en tant que tels ou dans la manière de les mettre en scène ; au premier rang, bien sûr, l’inévitable résurrection de Jon Snow… parfaitement ridicule – pour un événement surnaturel d’une ampleur impossible à appréhender quant à la suite des opérations, c’est fâcheux ! Cela dit, si cet aspect était hors-romans, d’autres qui malgré tout en provenaient toujours n’étaient pas forcément beaucoup mieux servis – voyez Arya, à Braavos, qui poursuit son éducation auprès des Sans-Visage (et je précise, parce que ce n’est pas le cas de tous, que j’aime beaucoup, et le personnage d’Arya, et son interprétation, et cet arc des romans, et sa mise en scène télévisée dans l’ensemble) ; disons simplement que je n’avais pas signé pour une quasi-parodie de Daredevil, si j’aime beaucoup Daredevil… De manière générale, les séquences à Dorne ou impliquant Dorne m’ont toujours autant ennuyé ; quant aux Fer-Nés, qui ne me passionnent pas non plus dans les romans, ils oscillent entre le pire (la mort de Balon Greyjoy, que j’ai trouvée parfaitement pathétique) et le meilleur (la désignation du nouveau roi, avec Theon ou ce qu’il en reste se ralliant à Yara… ce qui ne suffit pas), et entre les deux beaucoup de médiocre (le plan des deux camps de rallier Daenerys ne me parle pas) ; plus tard, du côté des lamentables Frey s’en prenant aux Tully et notamment au Silure, ça ne sera guère plus fameux… Ceci étant, ces ratages sont plutôt minimes, ne touchant au cœur de l’intrigue que par la bande – sauf ce qui concerne Jon Snow, bien sûr. Un autre était plus pénible à mon sens (ou tout aussi pénible que pour Jon Snow et peut-être plus) – portant sur Daenerys Targaryen et ses fidèles : la Mère des Dragons, qui est ZE figure mythologique de la série comme des livres, m’avait paru pénible dans la saison précédente – certes, pour des raisons liées aux livres en eux-mêmes (A Dance With Dragons, en l’espèce, qui en avait peu ou prou fait une femme banale, horreur glauque), mais aussi en raison d’une interprétation, disons, inégale… Cette fois, Daenerys retrouve enfin sa prestance, somme toute. Aussi le problème outremer ne porte-t-il pas vraiment sur elle… mais plutôt sur ses conseillers. Et au premier chef Tyrion ! Nettement moins charismatique qu’à Westeros, il se plante plus qu’à son tour, et se ridicule tout autant, au long de scènes censément comiques, mais plus navrantes qu’autre chose – sans que cela serve vraiment le propos… Grosse déception, ici. D’autres séquences rattrapent peut-être ces bévues, mais que deux de mes personnages préférés de la série pâtissent autant de l’orientation scénaristique les concernant n’était pas sans me faire peur…

 

Il faut aussi mentionner l’éducation mystique de Bran auprès de la putain de corneille à trois yeux (je n’ai reconnu que tardivement Max von Sydow, tiens…), qui m'a paru globalement pénible. Mais justement : c’est là que la série prend au fur et à mesure de l’intérêt… Car les auteurs ont su partir de cette base un peu branlante pour construire des choses autrement intéressantes. Les flashbacks de Bran n’ont sans doute, dans l’absolu, rien de bien inventif, mais ils sont bien gérés, et apportent leur lot de révélations – sous deux angles essentiellement : « l’origine » de Hodor (il a été très difficile ici, voire impossible, de passer à côté des spoilers portant sur la traduction – la scène reste cependant bien vue et efficace), et la filiation (attendue ?) de Jon Snow. Je suis plus sceptique, hors hodoritude, concernant l’assaut des Autres (et plus encore la défense du site par les derniers Enfants de la Forêt…), mais ç’a sans doute été vrai pour l’ensemble des livres autant que des saisons précédentes… Je suis sceptique aussi, enfin, concernant Benjen, vite grillé, mais bon…

 

Parmi les arcs branlants au départ, mais qui s’en tirent finalement pas si mal, si j’ai encore pas mal de bémols à exprimer, il faut aussi mentionner celui d’Arya à Braavos. L’éducation mystique, là encore, me pète les couilles et pas qu’un peu. Mais la futée et débrouillarde gamine s’en tire finalement bien voire très bien à mon sens : le personnage aurait probablement perdu tout intérêt s’il avait laissé tomber sa liberté essentielle pour s’en tenir sans rechigner aux ordres absurdes des Sans-Visage – sous cet angle, la rébellion d’Arya n’est pas seulement nécessaire, elle est finalement plutôt bien menée. Notamment au travers de l’utilisation du théâtre, qui l’amènera à reconsidérer les choses – pas seulement concernant son comportement immédiat, mais aussi au regard du vaste tableau d’ensemble portant sur les événements cruciaux de Westeros. Qu’Arya se lie à Lady Crane, l’actrice incarnant Cersei, et que ladite actrice ne fasse pas long feu, c’était bien ; que la fillette-garçonne Stark en vienne à réinterpréter les événements qui l’ont conduite ici, tout particulièrement en ce qui concerne la nature profonde de Cersei, c’était très bien – et, de même, que tout ceci se produise au travers d’un spectacle ordurier et Grand-Guignol, riche de bêtises scato ou sexuelles. La gamine acharnée à vouloir la perte d’Arya était sans doute bien pénible pour sa part – tout particulièrement pour les scènes « Daredevil » mentionnées plus haut –, mais la (longue) séquence de poursuite dans les rues de Braavos a été finalement rondement menée (astuces bien trouvées pour amener la menace dans le champ et cascades impressionnantes s’enchaînant désespérément)… avant de baisser les bras lors d’un final pour le coup bien navrant : le hors-champ, ici, n’était vraiment pas pertinent. Maintenant qu’Arya est devenue « personne » (à sa manière, il fallait que ce soit à sa manière), on verra bien pour la suite – même si son ultime twist, pour le coup, était lui aussi raté, sans doute. Mais bon : on verra…

 

Même chose, en mieux peut-être, pour Daenerys ? Au-delà des séquences un brin navrantes rassemblant nos blagueurs Tyrion, Ver Gris et (la divinissime) Missandei, au-delà de l’anti-charismatique Daario Naharis (et pourtant les Sept savent que j’ai applaudi au changement d’acteur – le précédent était sans doute plus à propos, mais sa vilaine gueule et son odieux sourire en coin perpétuel me l’avaient rendu haïssable après même pas dix secondes d’apparition à l’écran…) et du pathétique Jorah Mormont, la dernière des Targaryen a – enfin ! – à nouveau l’occasion de briller : à Vaes Dothrak tout d’abord, où elle fait sa fête au dosh khaleen, à Meereen enfin où elle exprime une gloire guerrière qui se faisait oublier ; l’ouverture de l’épisode 9 ne laisse sans doute pas indifférent à cet égard…

 

Cependant, l’épisode 9 a bien plus à proposer. Même en fuyant les spoilers, il m’avait été impossible d’échapper à l’enthousiasme marqué des camarades spectateurs pour les deux derniers épisodes de la saison – les attentes étaient donc élevées, mais se sont confirmées : oui, ces deux derniers épisodes sont vraiment, vraiment très bons… L’épisode 9 se focalise pour l’essentiel sur la « bataille des bâtards » : d’une part, nous avons Jon Snow et son armée rikiki (les séquences ayant conduit là s’étaient avérées plus ou moins réussies – on retiendra, pour le mieux, la chouette mini-Lady Mormont, et probablement aussi le rôle de Davos, un des très rares personnages unanimement positifs ou presque de la série sans qu’il en devienne pénible pour autant ; il n’en va bien sûr pas de même de Mélisandre… mais c’est l’épisode 10, ici, qui s’avèrera crucial. Au rang des personnages de l’entourage, il faut accorder une place particulière à Sansa, bien sûr – qui a considérablement bénéficié de son évolution dans les deux dernières saisons, en cessant de n’être qu’une énième et falote Justine pour acquérir enfin un peu de la dignité farouche de sa mère) ; d’autre part, nous avons l’odieux Ramsey Bolton (ex-Snow, et quel merveilleux monstre…), et ses troupes autrement conséquentes et formées. Cette longue scène, disons-le, est proprement époustouflante – en étant à la fois bien écrite, et bien filmée (par Miguel Sapochnik). On ne peut mieux, même – je ne sais où commencer les louanges… Mais c’est bien la plus belle bataille « médiévale » que j’ai jamais vue sur un écran, enchaînant les effets (avec un grand renfort de numérique, mais bien employé), tels que (faux) plans-séquences compensés en d’autres occasions par un montage ultra-serré, pour un résultat bluffant de rythme, de chaos, d’angoisse et de violence. Il y a tout, ici : la dimension épique étant aussi bien individuelle (via ce con de Jon chargeant seul l’armée ennemie, ou du moins d’abord souhaitant contre tout espoir sauver son demi-frère Rickon ; la cavalerie se précipitant sur lui a quelque chose de magique) que collective, tandis que la sauvagerie extrême de l’affrontement (illustrée notamment par ces plans terribles où les guerriers livrent combat sur les monticules des cadavres de leurs pairs – à supposer qu’ils aient pu s’échapper pour ne pas périr étouffés sous les bottes des combattants paniqués, ce qui menace Jon lui-même à un moment) n’exclut pas pour autant tactique et stratégie – l’alternance entre plans d’ensemble « objectivant » la bataille et plans autrement resserrés vibrant de son chaos et de sa violence ignobles s’avère très bien pensée et très efficace. Un grand moment, qui écrase littéralement toutes les autres scènes de bataille de la série, et de très, très loin, et sans doute aussi toutes les autres scènes de bataille « médiévales » en général, du moins pour celles qu’il m’a été donné de voir. Certes, l’ultime et inévitable Deus ex machina de cette cavalerie qui arrive toujours à temps (littéralement), après ce déferlement de talent, donne une très fâcheuse impression – d’autant qu’il n’est guère fondé dans le scénario, ou plus exactement dans sa mise en scène : le secret est maintenu de manière très artificielle, motivé par la seule volonté de surprendre le spectateur (qui ne l'est certainement pas...), il n’a pas lieu d’être entre les personnages – un artifice, oui, regrettable, pas loin d’être ridicule… mais qui ne suffit pas à ternir le brio de ce qui précède, heureusement.

 

Mais le dixième épisode, pour être nécessairement moins épique, n’est pas forcément en reste – du moins pour sa superbe séquence introductive, où Cersei récupère enfin ses griffes de lionne pour exercer son impitoyable vengeance. Cersei est un très beau personnage – et, exceptionnellement, peut-être plus encore dans la série que dans les livres ; je ne pense pas que cela tienne uniquement à l’actrice (Lena Heady – très charismatique, ceci dit, mais avec quelque chose d’étrange qui renforce étonnamment l’effet ; physiquement, déjà, avec ses pommettes inhumaines et ses mâchoire carnassière aux incisives menaçantes, mais cela va bien au-delà), davantage au rythme de la narration (le montage alterné ayant permis de rendre de manière plus crédible car progressive la descente aux enfers de la paranoïa chez le personnage, qui donne une impression autrement brutale – et du coup bien moins convaincante – dans les romans, étant desservie par les seuls longs chapitres la mettant en scène, et plus encore par les longues ellipses que subit le personnage, aussi essentiel soit-il) ; aussi le sentiment du lecteur et du spectateur quant à l’affaire religieuse qui tourne « mal » (et c’est peu dire) n’ont-ils finalement pas grand-chose à voir. Quoi qu’il en soit, nous avons ici droit à un tétanisant nettoyage à sec, qui balaie les blagounettes portant sur George R.R. Martin en serial killer (et tant pis pour les « Noces Pourpres »), sans paraître artificiel pour autant – on comprend peu à peu ce qui se produit, tandis qu’une étrange mélodie au piano (qui sonne délibérément anachronique) s’insinue, pour exprimer le drame bien plus habilement que le recours systématique aux cordes stridentes et aux percussions envahissantes. C’est très bien fait, aussi efficace que juste, et le suicide de Tommen qui s’ensuit est une jolie cerise sur le gâteau empoisonné. Au bout de l’épisode, bien sûr, le couronnement de Cersei a tout de la grandeur menaçante et en même temps implacable d’un destin en marche – à ceci près que c’est la reine elle-même qui, dans cette ultime rébellion comme dans toutes celles qui l’ont précédée, use de ce qu’elle peut encore concevoir de liberté pour décider elle-même de son sort, par essence démesuré. C’était un aboutissement nécessaire, et son rendu est parfait.

 

La fin de l’épisode, bien sûr, bat une nouvelle fois les cartes, dans cette optique de redéfinition d’un monde. La gloire de Jon Snow vaut peut-être la froide puissance de Cersei, encore qu’elle me fasse moins d’effet… Du côté du Nord, je retiens plutôt Davos faisant son Davos auprès d’un Jon Snow dès lors amené à faire son Stark – avec Mélisandre contrainte de partir en exil. Bran et Arya ont déjà été évoqués, Daenerys aussi (et là une once de scepticisme : je ne comprends pas comment Tyrion, qui ne s’est pas forcément montré à son avantage ces derniers temps, a pu « convaincre » Daenerys de laisser Dahario en arrière – à moins bien sûr de n’y voir qu’un prétexte, la reine aux cheveux d’argent n’ayant certes pas besoin du Lutin pour prendre ce genre de décisions… Mais ça me paraît fonctionner plus ou moins bien…). On passera ici sur le reste ; même si les Fer-Nés soulèvent des opportunités, sur lesquelles j’entends cependant rester réservé pour l’heure ; sans doute y a-t-il des choses à voir aussi du côté du Limier et, dans un tout autre registre, de Sam ? Brienne et Jamie Lannister ont toujours du potentiel mais n’ont finalement guère brillé ici à mes yeux, c’est regrettable… Quant à Littlefinger, je crains que la série – dans la foulée des romans, certes, avec cependant l’ignoble gueule d’enfoiré ultime d’Aidan Gillen en plus – ait trop forcé sur le trait pour qu’on puisse désormais en attendre quoi que ce soit d’intéressant : le personnage appelle à une redéfinition radicale, sous peine d’obsolescence rapide.

 

Relevons pour la forme que la nouvelle donne politique, partout, met les femmes en avant (finalement, il n’y a guère que Jon Snow pour faire exception… quand était pourtant évoquée, mais naïvement sans doute, la préséance de Sansa ?) ; à voir ce que ça donnera, si le thème va être traité pertinemment...

 

Bilan ? Eh bien, cette sixième saison s’est avérée à terme satisfaisante… et, indéniablement, je ressens d’ores et déjà le manque de fantasy télévisuelle, arf. Ses épisodes finaux, brillants, rattrapent globalement la quasi-catastrophe des premiers. Entre les deux, toutefois, on trouve un peu de tout… L’épisode 5, notamment, est très réussi, mais l’entourage est autrement inégal – défaut souvent adressé à la cinquième saison, mais qui me paraît tout aussi voire plus encore sensible en l’espèce. Je suis néanmoins tout à fait preneur d’une septième saison (vite ! vite ! alleeeeeeeeeeeeeeeeeeeeez !!!)… tout en me demandant comment George R.R. Martin va bien pouvoir s’y prendre pour poursuivre sa saga ; la perspective d’une divergence (quasi uchronique ?) n’est pas pour me déplaire, mais le risque demeure d’une véritable dépossession…

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Midnight Meat Train, de Ryūhei Kitamura

Publié le par Nébal

Midnight Meat Train, de Ryūhei Kitamura

Titre : Midnight Meat Train

Réalisateur : Kitamura Ryūhei

Titre original : The Midnight Meat Train

Année : 2008

Pays : États-Unis

Durée : 98 min.

Acteurs principaux : Bradley Cooper, Leslie Bibb, Vinnie Jones, Brooke Shields…

 

Entorse à mon programme cinéphile nippon – car, de nippon, ici, il n’y a que le réalisateur, Kitamura Ryūhei, qui y tente son exportation à Hollywood. Le peu que je connais de sa carrière au Japon m’avait cependant plutôt séduit – ou du moins était-ce le cas du stupidissime Versus, dont l’hystérie jubilatoire avait quelque chose de chouettement rafraichissant à la manière d’un bon vieux Evil Dead, ainsi que du très drôle moyen-métrage Heat After Dark, bénéficiant d’une ambiance aussi jolie qu’improbable ; mes deux autres tentatives auprès du réalisateur s’étaient certes avérées moins convaincantes : Aragami bénéficiait de plus que sympathiques scènes de baston passablement vidéoludiques (dans la lignée de Versus, du coup), mais le vide absolu derrière tout ça était pour le coup un peu trop voyant ; quant au rigolo Godzilla Final Wars, il s’éternisait quand même un peu trop, hein… Mais le style très tape-à-l’œil du réalisateur, tout dans l’esbroufe clipesque (ou vidéoludique, donc), passant par des expérimentations improbables et un goût des angles de vue incongrus, me paraissant étrangement enthousiasmant – là où, chez d’autres, ces caractéristiques tendent à me filer très vite des boutons… Une certaine sincérité, peut-être ? Une alchimie hystérique qui, à force de tripoter le mauvais goût, et de l’assembler et réassembler perpétuellement, touche paradoxalement au bon ? Je ne suis pas bien certain, au fond, de ce que je pense de toute cela – demeure, en dépit des déceptions, un a priori étonnamment favorable : au moins, je veux bien tenter de voir ce que cela donne…

 

C’était sans doute tout particulièrement vrai pour ce Midnight Meat Train, qui ne se contente pas d’être le premier film hollywoodien de l’auteur : c’est aussi (et surtout ?) une adaptation du grand (quand il le veut bien) Clive Barker – en l’espèce d’une nouvelle originaire des « Livres de sang » (et figurant plus précisément, en français, dans le premier tome de la série, justement titré Livre de sang). Et, disons-le, une nouvelle qui, aussi chouette soit-elle, demande sans doute un certain travail d’adaptation, car l’étirer au format d’un long-métrage de durée conventionnelle n’a rien d’évident… Travail qui a donc été effectué ici, avec plus ou moins de réussite.

 

Il est vrai aussi qu’adapter Clive Barker à l’écran n’a jamais été une mince affaire – que ce soit directement par lui (il est par ailleurs producteur du présent Midnight Meat Train) ou par d’autres… Les livres de Barker se singularisent souvent par leur outrance, leurs excès systématiques – une débauche de sexe et de sang versant le cas échéant dans le gore, sinon dans la pornographie (encore qu’au sens large…), mais un gore bien particulier, baroque d’une certaine manière, ou peut-être remontant encore au-delà, jusqu’à un Jérôme Bosch disons, le traditionnel Grand-Guignol source presque inévitable du gore cinématographique contemporain n’étant plus dès lors qu’une étape dans une histoire peut-être plus longue et complexe qu’on ne se l’avoue d’habitude. Et rendre à l’écran cette dimension est toujours délicat. Un problème qui, à vrai dire, touche le gore en général : il n’est pas donné à tous de parvenir à faire dans le gore « sérieux » (à la Romero en forme, disons), le gore sous-tendu par une intention d’ordre philosophique, tant la volonté de choquer le bourgeois, finalement plutôt pour en rire, est difficile à réfréner – ce qui n’est pas forcément plus mal : aux sources généralement reconnues du genre, le Blood Feast de Hershell Gordon Lewis est bien un sinistre navet, après tout, là où le rigolard 2000 Maniacs est autrement plus sympathique… Mais, qu’il s’agisse de gore « sérieux » ou de gore « rigolard », la pente fatale qui transforme le sublime en ridicule, le grotesque au sens positif en grotesque au sens méprisant, est souvent difficile à éviter – en témoignent bien des exemples dans le cinéma d’exploitation italien, notamment, où, pour un Fulci, ou éventuellement un Deodato (quand ils sont en forme, là encore…), nous avons quantité de Lenzi ou de Mattei… Chez Barker lui-même, la dégringolade des Hellraiser est probablement éloquente à cet égard. Et sans doute sa prose s’accommode-t-elle bien mal du gore « rigolard », qui est tout particulièrement dangereux dans son cas…

 

La nouvelle originelle, aux sources de Midnight Meat Train, n’a sans doute pas grand-chose de rigolard. Par ailleurs, elle est assez courte, consistant peu ou prou, si ma mémoire ne me fait pas totalement défaut (rien de garanti…), en l’enchaînement de deux scènes – un massacre « en rien fantastique » dans le métro, puis une « explication » qui ramène le surnaturel dans la partie, avec une certaine dose de « conspirationnisme » (par ailleurs non dénué d’aspects lovecraftiens, trouvé-je). Impossible de faire un film sur cette base : si le matériau est au fond assez riche, il est concrètement limité par le médium de la nouvelle.

 

Le film doit donc poser un cadre – et, s’il enchaîne bientôt les séquences où un étrange et taciturne serial-killer, toujours très élégant, mais bientôt identifié comme étant un boucher travaillant dans un abattoir, massacre à tour de bras, de son maillet, des passagers malencontreux du dernier métro, il prend pourtant soin de construire un personnage de « héros » et de l’inscrire dans son quotidien. Ce personnage, c’est Leon Kauffman (incarné par Bradley Cooper, bof, bof), un photographe qui aimerait « saisir » la ville (le film a été tourné à Los Angeles) ; ses prétentions artistiques se heurtent cependant à la banalité de son travail – à en croire en tout cas Susan Hoff (Brooke Shields), vendeuse d’art qui l’incite à « rester », pour capturer, non pas l’anecdotique, mais le réellement puissant. Prenons cette photo prise dans le métro, qu’il lui soumet, avec cet homme d’affaires propre sur lui qui recule devant le clochard endormi assis non loin, et qui, dodelinant de sommeil, se rapproche sans cesse du pingouin… La photo de Leon, en l’état, est (pardon) un cliché ; s’il veut vraiment « saisir » la ville, en tirer quelque chose de véritablement artistique, il doit « rester » : la photo sera bonne, ou du moins méritera d’être prise, quand le clochard s’effondrera bel et bien sur le cadre. Pas avant.

 

Et je trouve qu’il y a là quelque chose d’assez intéressant – quelque chose qui renvoie en fait à mon adaptation de Barker préférée, Candyman (par Bernard Rose ; encore une nouvelles des « Livres de sang », au passage – « Lieux interdits », dans Prison de chair), où l’histoire d’horreur, pour être essentielle, se mêle de choses plus complexes, dessinant un sens supplémentaire, laissant entrevoir une profondeur insoupçonnée : le jeu de Candyman sur les « légendes urbaines », la prolifération, sous la forme de rumeurs, de mythes éventuellement anciens mais toujours remis au goût du jour dans les populations les plus pauvres des cités les plus sordides, suscitant une jolie résonnance avec les ambitions froidement théoriques et sans doute pas qu’un peu condescendantes de la sociologue enquêtant sur le Candyman. Qu’on ne s’y méprenne pas : je n’ai rien contre les bisseries voire zèderies centrées sur la seule horreur, dans l’optique honnie et scandaleuse du « divertissement », je m’en suis coltiné pas mal, et avec un plaisir constant. Mais je n’ai rien, vraiment rien, contre ce petit « plus » qu’une attention supplémentaire au propos peut éventuellement construire, ce petit « plus » qui transcendera l’horreur pour lui conférer un sens plus ample ou du moins plus ambitieux.

 

L’espace d’un instant, j’ai voulu croire que Midnight Meat Train jouerait un peu de ce registre – mais, ne nous leurrons pas, globalement, c’était une erreur… Pas dramatique, hein – juste un poil décevante au regard de mes attentes plus ou moins conscientes : disons du moins que les scènes où Leon, plus que jamais voyeur, mitraille l’agression d’une jeune femme dans le métro, sur le fait, puis se met à jouer au « stalker », auraient sans doute autorisé des développements intéressants, voie que Kitamura ou son scénariste n’ont finalement pas choisi d’emprunter. Bon, tant pis…

 

Leon, quoi qu’il en soit, est bientôt amené à jouer à l’enquêteur, et non plus simplement à l’artiste vaguement bohème errant dans la nuit en quête de clichés faisant sens. Il tombe par hasard sur le boucher, suspecte son rôle dans la disparition de la jeune femme dont il avait photographié l’agression par des racailles autrement banales, et se met à le suivre… Et cela devient une obsession plus forte que tout le reste – quête de sens, peut-être, malgré tout ? À voir ; car cette entreprise adopte bien vite (et sans doute bien trop vite) des atours de folie pure et simple. Ici, le film pèche et pas qu’un peu dans la caractérisation des personnages – le cabotinage effréné de Bradley Cooper plongeant du jour au lendemain dans son enquête, et tout particulièrement en envisageant la série de disparitions comme remontant carrément à la fin du XIXe siècle, mais sans que cela paraisse l’étonner plus que cela, rend une scène essentielle, qui aurait dû être forte, finalement plus ridicule qu’autre chose, ou peut-être même pas – simplement terne avant tout. Il faut dire qu’il n’est pas aidé par Leslie Bibb, dans le rôle de sa compagne Maya Jones, serveuse dans un bouiboui, dont l’interprétation est au mieux médiocre… Le pire étant pourtant que son personnage aussi pèche sur le plan de la motivation : elle qui est supposée redouter l’évolution de l’état mental de son compagnon, et par ailleurs faire un blocage – bien compréhensible – sur les investigations délirantes de Leon… se met pourtant à enquêter sur le boucher à son tour ! Et nous savons bien sûr comment tout cela va se terminer…

 

Enfin… Pas tout à fait. C’est sans doute là que la nouvelle se montre forte – en dévoilant brièvement, tout à la fin, une dimension supplémentaire du récit, et qui a bien des égards le fonde, sans consister pour autant en une « explication » exhaustive, balayant le propos de A à Z. L’horreur du serial-killer taciturne, façon slasher, adopte alors un tout autre sens, en ramenant enfin le surnaturel dans la partie – et, par ailleurs, en injectant dans le récit une dose bienvenue de « conspirationnisme » (que je trouve donc un brin lovecraftienne, mais c’est à débattre). Ici, contrairement à ce que j’avais noté jusqu’alors, je trouve que le film se montre bien plus habile, en distillant çà et là des indices quant à la réalité profonde de l’horreur : dans un premier temps, cela ne vaut que dans le cadre spécifique du métro, et n’engage donc pas forcément à grand-chose – on sait cependant que le métro bifurque quand le boucher frappe, et l’on voit même le chauffeur lui venir en aide et lui parler (le boucher est pour sa part des plus taciturne – il ne prononcera, bien évidemment à la toute fin, qu’un seul mot ; et là, pour le coup, ça n’est pas seulement cliché, c’est maladroit…) ; plus tard, l’implication probable de la police dans l’affaire est bien autrement inquiétante… conduisant à la « révélation » ultime, qui se montre d’autant plus pertinente qu’elle ne révèle au fond pas grand-chose – ou du moins ne sombre pas dans la pénible facilité des « paragraphes d’exposition » ou de leur transposition scénaristique : n’est dit que ce qui doit l’être. Et peu importe à ce stade que l’épilogue soit convenu – en fait, le fatalisme qu’il induit est parfaitement approprié.

 

L’intérêt du film – ou ce qui est supposé faire son intérêt – est sans doute ailleurs, cependant : dans la réalisation et la mise en scène, notamment des scènes de meurtre dans le métro. Ici, Kitamura Ryūhei se montre égal à lui-même : clipesque et m’as-tu-vu, avec pourtant quelque chose de frais voire de jouissif qui sauve la partie et plus encore, il privilégie les angles inattendus, les enchaînements improbables, les plans impossibles. Cela marche le plus souvent bien voire très bien… mais c’est une approche dangereuse, et le réalisateur se foire parfois dans les grandes largeurs.

 

Le numérique a sa part de responsabilité dans l’affaire : quand il est employé pour frapper de plein fouet le spectateur avec la dynamique du métro, cela fonctionne globalement très bien ; mais le résultat est tout autre quand il entend participer au « gore »… En fait, dans ces conditions précises, il sombre bien vite dans le ridicule achevé – d’autant que c’est souvent en injectant une dimension « rigolarde » dans le gore ou quasi-gore (à débattre : Midnight Meat Train est bien un film d’horreur, et ne lésine pas sur la barbaque, comme de juste ; de là à dire qu’il est gore, c’est peut-être aller un peu vite en besogne, même si j’aurais tendance à employer ce qualificatif pour ma part) autrement sérieux du film. Je n’en ai pas cru mes yeux (si j’ose dire) quand j’ai vu ces hideux globes oculaires en CGI giclant dans un « bloup » ridicule suite à un violent coup de marteau à l’arrière du crâne… Défaut commun du numérique mal employé fut un temps (j’ai l’impression toutefois qu’il y a eu de sacrés progrès en l’espèce – mais pas ici, de toute évidence) : on n’y croit pas deux secondes, ça manque beaucoup trop de matérialité et de chair… Et donc aussi d’à-propos : une idée à la con dans ce genre m’aurait faire rire aux éclats et applaudir des deux mains (parce que d’une seule c’est difficile) dans une réjouissante couillonnade à la Versus – mais Midnight Meat Train n’est pas Versus. C’est aussi la raison pour laquelle un certain nombre de plans « expérimentaux » m’ont paru totalement à côté de la plaque – ainsi de ce reflet parfait de la scène en cours, vue dans une flaque de sang d’une limpidité plus qu’improbable… Le jeu de Kitamura sur les miroirs, etc., est globalement bien vu – il sait par ailleurs construire des plans astucieux à la manière des maîtres de l’horreur (et peut-être tout particulièrement de la « J-Horror », qui s’invite ainsi discrètement dans le film ?), prenant toujours soin de laisser entrevoir à l’arrière-plan, si ce n’est la menace elle-même, du moins – ce qui est autrement efficace – sa possibilité… Simplement, ça ne marche pas à tous les coups ; loin de là.

 

Midnight Meat Train n’étant donc pas Versus (ou peut-être davantage Aragami, à ce compte-là), d’autres procédés rendent tout aussi mal que ces fâcheux effets numériques : Leon qui s’arme de matériel de boucher, avec tablier façon armure, fourreaux multiples pour ses nombreuses lames, etc., avant d’aller affronter sa Némésis dans le métro, c’est parfaitement ridicule – comme une parodie de Rambo, d’autant plus inacceptable qu’il y a eu Hot Shots 2 depuis : on ne peut pas prendre une scène du genre au sérieux…

 

Il est heureusement d’autres choses qui fonctionnent bien mieux. Et, si le gore numérique manque bien trop de chair pour convaincre, le gore plus « traditionnel », globalement, passe bien. Si le film ne se prive certes pas de gratuités en l’espèce, lorgnant peut-être dès lors sur le gore « rigolard » (je pense tout particulièrement à la séquence de dentisterie, suivie par un toujours agréable arrachage d’ongles ; la séquence « à la Terminator » où le boucher se livre à une opération dermatologique sur son propre torse est sans doute un peu moins pertinente), c’est globalement à bon droit. En résulte en tout cas une sensation peut-être similaire à celle du gore façon Romero – exprimer une matérialité ultime et dégagée de toute morale, où l’homme est réduit à sa condition de viande ; évidemment, là est le propos du film, comme de la nouvelle à l’origine… Ces plans d’abattoirs – qu’il s’agisse du véritable abattoir ou du wagon de métro employé à cet effet – sont bien vus. Que le « héros » soit un végétarien contrarié, par contre… Boarf. Je ne sais pas.

 

Alors que penser, globalement, de Midnight Meat Train ? Je n’en suis pas bien certain… Disons qu’il s’agit probablement d’une bisserie plus qu’honnête, où le bon, car il y en a, rattrape globalement le mauvais. Le film aurait pu se montrer un peu plus ambitieux, un peu plus constant, mais il fonctionne dans l’ensemble. Sur le plan formel, on compte bien quelques effets numériques foireux, une direction d’acteurs assez terne, une bande originale ratée, mais la virtuosité clipesque de Kitamura se montre souvent bien plus inspirée. Quant au fond… Non, Midnight Meat Train n’est pas Candyman – mais au fond, on ne le lui demandait pas. Il parvient dans l’ensemble assez bien à rendre la nouvelle originelle, et c’est déjà ça ; il parvient même, parfois, à exprimer pourtant une certaine singularité au-delà, ce qui est toujours appréciable. Le film ne fera certainement pas date dans l’histoire du cinéma d’horreur, mais s’accommode bien de bière et de pop-corn. Quant à Clive Barker, il a été bien autrement maltraité dans d’autres adaptations – y compris par lui-même ? Alors « chompf, chompf », et contentons-nous de ça…

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Le Vent se lève, de Hayao Miyazaki

Publié le par Nébal

Le Vent se lève, de Hayao Miyazaki

Titre : Le Vent se lève

Réalisateur : Hayao Miyazaki

Titre original : Kaze tachinu

Année : 2013

Pays : Japon

Durée : 126 min.

 

Il était bien temps de me remettre à Miyazaki – et peut-être tout particulièrement à cet ultime film qu’il a réalisé, censément le dernier, le génial réalisateur ayant pris sa retraite (mais je me demande s’il ne l’avait pas déjà fait ?). Un film qui, sans doute, se démarque de bon nombre des productions de son célèbre studio Ghibli – encore que pas forcément autant qu’on a bien voulu le dire. Ce qui est certain, c’est que Le Vent se lève a suscité des réponses partagées à sa sortie en salles : d’aucuns y ont vu un superbe film, un « ultime chef-d’œuvre », avançant même parfois qu’il s’agissait peut-être d’un des meilleurs Ghibli ; mais d’autres… ont considéré que cet ultime film avait un contenu polémique, pour quelque raison que ce soit : on a évoqué, en vrac, la question politique, essentielle… mais pour en tirer des conséquences différentes et même radicalement opposées, ce qui est pour le moins éloquent ! Il y en a ainsi eu pour critiquer le film au regard de son supposé contenu nationaliste et belliciste – hein ? sérieux ? –, quand d’autres, au Japon surtout – des nationalistes et bellicistes, donc… –, l’ont vilipendé comme antipatriotique et insultant… Dans un autre registre, on a aussi mentionné le personnage féminin principal – en déplorant que ce soit une femme soumise à son homme et se sacrifiant pour lui ; on a d’ailleurs insisté sur ce que l’homme en question était nécessairement un gros con et un égoïste… Cerise sur le gâteau, on s’est même plaint de ce que plusieurs personnages du film, dont le héros, fument à longueur de temps ! C’EST MAL !

 

Autant de critiques qui m’interloquaient un brin, voire me dépassaient complètement, a priori. Maintenant que j’ai vu le film – et que je m’en suis régalé, autant le dire de suite : je l’ai trouvé parfaitement superbe et pertinent –, ces allégations aussi diverses soient-elles me dépassent toujours autant… Je reviendrai sur tout cela en temps utile, mais décrivons d’abord un peu le film en lui-même.

 

On sait la fascination de Hayao Miyazaki pour l’aéronautique, et les machines volantes les plus fantasques – parmi les témoignages les plus éloquents à cet égard, on peut mentionner les très bons Porco Rosso et Le Château dans le ciel, mais c’est là un trait tellement récurrent qu’on peut sans doute affirmer sans trop de risques de se tromper qu’il infuse peu ou prou dans la quasi-totalité de l’œuvre du maître. Pour son ultime film, il a donc décidé d’aborder ce sujet de manière plus frontale, mais aussi plus réaliste (ce pourquoi, là encore, on l’a autant loué que critiqué…) –, en guise de dernier témoignage de cette passion obsédante, sans doute en forme de récapitulation de l’œuvre globale, qu’il s’agisse ensuite d’y voir une justification ou une pondération (sujet complexe, à débattre).

 

Le héros du film s’appelle Jirō Horikoshi, et c’est à la base un personnage bien réel : un ingénieur aéronautique japonais, connu surtout pour avoir conçu les fameux chasseurs appelés « Zéros », et qui devaient jouer un rôle crucial durant le second conflit mondial… Ce titre, de gloire ou de déshonneur, oriente déjà le propos du film, en appuyant sur l’ambiguïté du personnage – encore que l’expression ne soit peut-être pas tout à fait juste : est-ce bien le personnage qui est ambiguë, ou son œuvre ? Les deux sont-ils nécessairement liés à ce point ? À tout prendre, Jirō, durant l’ensemble du film, est somme toute quelqu’un de plutôt sympathique : rêveur, mais pas au point d’en oublier totalement le monde réel, où, enfant, il se fait justicier pour protéger les plus petits que lui ; ingénieur habile et consciencieux, qui fait preuve d’un enthousiasme de tous les instants pour son travail – au point où ce dernier perd de sa substance en tant que telle pour devenir occupation artistique délibérée et toujours enthousiasmante… Ou peut-être pas ; peut-être sa petite sœur a-t-elle raison, qui, à plusieurs reprises durant le film, sermonne Jirō en raison de son égoïsme… Peut-il vraiment, le naïf ou le faussement naïf, se livrer à son activité de conception d’avions sans être outre-mesure affecté par le fait que son client principal sinon unique sera l’armée japonaise ? Les avions de Jirō, c’est un fait, seront équipés de bombes et de mitrailleuses, et cibleront à n’en pas douter des populations civiles dans les guerres absurdes que le Japon, tenant toujours plus de la dictature militaire ultra-nationaliste, livre déjà en Chine, et bientôt dans le Pacifique…Le travail de Jirō sur ces engins de mort, dès lors, peut-il vraiment être embelli et justifié par ces nombreuses et belles séquences oniriques, où Jirō, le jeune Japonais, croise la route de son modèle, l’ingénieur aéronautique italien Caproni, confronté tout au long de sa vie à la même terrible ambivalence, mais s’en accommodant en définitive au seul motif de créer de « beaux avions », toujours plus improbables ? Le propos politique est bien là – mais il n’a heureusement rien d’unilatéral, et, si Le Vent se lève ne dissimule en rien cette problématique essentielle, qui est bel et bien en son centre, c’est néanmoins en la proposant au regard inquisiteur du public au travers d’allusions globalement discrètes et subtiles. Bon, tous les spectateurs ne sont sans doute pas aussi subtils et discrets – d’où les polémiques, peut-être inévitables, stigmatisant le scandaleux pamphlet nationaliste/militariste et tout autant l’odieux brûlot antipatriotique… Certains personnages de l’entourage de Jirō, pourtant, envoient à cet égard des signes assez forts (mentionnons notamment son collègue plus austère, Honjō, et le mystérieux dissident allemand Castorp, sympathique anti-nazi qui se lie avec Jirō, mais ne lui cache en rien sa conviction de ce que, dans les années à venir, le Japon pâtira de ses alliances malvenues et de son impérialisme belliciste, et en viendra même à « exploser » ; au passage, le personnage de Castorp est emprunté à La Montagne magique de Thomas Mann, inspiration revendiquée encore que de manière assez tordue, mais pas moins jubilatoire), mais il faut croire que cela n’a pas suffi… Je reviendrai là-dessus plus tard.

 

Il faut tout d’abord envisager une autre question. L’ambiguïté de Jirō, tout sympathique et enthousiasmant car enthousiaste qu’il puisse paraître, est cependant souligné d’une autre manière, dans un cadre plus intime – pas exempt pourtant de conséquences politiques plus larges, à en croire bien du monde… Si l’évocation de la carrière professionnelle de Jirō correspond largement à celle du véritable Jirō Horikoshi, Hayao Miyazaki lui a cependant accolé une autre dimension puisant à d’autres sources : une romance… Bon, je ne suis pas le dernier à pester quand un réalisateur, adaptant ceci ou cela, trafique la chose pour y injecter à tout crin de la romance « tout public », PARCE QU’IL LE FAUT… Sinon, c’est pas un vrai film, hein ? Le cas de Hayao Miyazaki est sans doute bien différent, heureusement – car cette romance participe bien du propos global du film, et avec finesse… encore qu’il s’en soit là aussi trouvé pour la critiquer vertement. C’est la deuxième dimension du film, qui renvoie au roman Le Vent se lève (un vers emprunté à Paul Valéry, se prolongeant par « Il faut tenter de vivre », leitmotiv qui parcourt l’ensemble du métrage en suscitant presque à chaque nouvel emploi un sens entièrement nouveau, c’est très bien joué), écrit par Tatsuo Hori – un livre largement autobiographique, où l’auteur se confie quant à ses liens avec son épouse souffrant de tuberculose.

 

D’où le personnage de Nahoko (nom tiré dudit roman), rencontré par le plus grand des hasards à bord d’un train, contraint de s’arrêter par le séisme du Kantō ; ici, Jirō l’égoïste se montre des plus serviables, en venant en aide à la jeune fille inconnue et à sa compagne à la cheville fracturée… Bien plus tard, les jeunes gens se croiseront à nouveau – ayant toujours en tête le souvenir de cette romanesque première rencontre –, et il en découlera comme de juste un tendre flirt, émaillé de séquences touchantes et certainement pas innocentes, qui illustrent déjà le cœur partagé de Jirō entre la charmante et souriante jeune femme d’une part, et d’autre part ses avions toujours plus performants et toujours plus beaux. Et on en arrivera à la proposition de mariage – la jeune femme mentionnant cependant à son promis qu’elle souffre de tuberculose, à l’instar de sa mère, et ne l’épousera qu’une fois guérie… On se doute bien sûr qu’il n’en sera rien : la santé de Nahoko décline sans cesse, impliquant bientôt de l’envoyer dans un sanatorium, dont elle fuira pourtant afin d’épouser Jirō malgré la demande initiale – il s’agit de profiter du peu de temps qu’il leur reste… Nahoko, clairement, se sacrifie pour Jirō – et il n’est effectivement pas dit que ce dernier s’en rende bien compte, ou plus exactement soit en mesure d’envisager pleinement la portée de ce sacrifice ; tandis que son épouse affaiblie reste à la maison (d’abord, en fait, celle de son supérieur Kurokawa, où Jirō recherché par la police politique, pour une raison jamais pleinement déterminée, a trouvé refuge ; Kurokawa, petit homme tout sec, un peu bouffon et agaçant d’exigence lors de ses premières apparitions à l’écran, mais qui s’avère au fond avoir le cœur sur la main, et, contre toute attente, une empathie autrement développée que Jirō – il n’hésite d’ailleurs pas, ainsi que sa sœur, à critiquer l’égoïsme du jeune homme, la certitude que son épouse ne survivra pas à la lubie de leur union de dernière minute…), Jirō se consacre en fait toujours à son travail avant toute chose. Sa femme mourante l’aide, mais de par sa seule présence – et semble très bien s’accommoder de cette situation qu’un œil extérieur ne pourrait trouver que douloureuse et sans doute aussi navrante… Jirō laisse faire, et en profite à sa manière : n’a-t-il donc pas de cœur ? Ou bien est-ce là le meilleur hommage qu’il puisse rendre au dévouement choisi de sa femme ? Viendra pourtant le moment pour elle de retourner au sanatorium afin d’y mourir – loin des yeux de Jirō : tout ceci, après tout, visait à ce qu’il n’ait que de beaux souvenirs en tête…

 

L’ultime prise de conscience de Jirō, quant à l’horreur militaire promise par ses avions, n’en est peut-être pas tout à fait une ; et si le Caproni onirique, dans le cimetière des avions, amène le jeune Japonais à se ressouvenir de tout ce que son épouse affaiblie a fait pour lui, la réaction de l’ingénieur nippon a pourtant de quoi laisser perplexe – ce « Merci, merci ! » larmoyant, emprunt d’émotion sans doute, mais pour quelle raison précisément ? Au fond, on n’en saura rien… ou du moins le film ne nous imposera-t-il pas ici un point de vue – Miyazaki est trop juste pour cela. Le Vent se lève s’achève donc sur une fin ouverte, déconcertante à n’en pas douter – et convoquant une dernière fois dans la carrière du grand réalisateur la faculté de ses spectateurs à tirer leur propre interprétation du film, et peut-être aussi, du fait de ce statut revendiqué d’œuvre ultime, de procéder de même à l’égard de la carrière entière du patron de Ghibli, Le Vent se lève en étant une bien singulière coda…

 

Le Vent se lève est donc un film qui fait sens, mais avec une remarquable délicatesse – bien loin de tout manichéisme (façon Disney ? La qualification de Miyazaki sous le nom de « Walt Disney japonais » m’a toujours paru au mieux contestable et en tout cas guère pertinente…), ou de tout caractère « unilatéral ». Mais ce sont là à n’en pas douter des qualités ! Enfin, en ce qui me concerne…

 

Mais l’accueil du film a donc été variable – et parfois pour de très mauvaises raisons. J’avais un vague préjugé à cet égard, et j’ai le sentiment qu’il a été tristement confirmé : il s’en est en effet trouvé beaucoup pour regretter que ce film ne soit pas aussi « familial » que la plupart des Ghibli – qualificatif d’ailleurs un peu biaisé, puisque l’on entend alors par-là davantage « films destinés aux enfants, ou du moins qu’ils peuvent regarder », que « familial » à proprement parler. À l’évidence, ce n’est pas du tout le cas de Le Vent se lève, métrage clairement destiné à un public adulte, même si les toutes premières scènes – portant sur l’enfance de Jirō – peuvent un temps susciter cette illusion, bien vite balayée, toutefois : la scène du tremblement de terre du Kantō de 1923 ne laisse plus aucun doute à cet égard. Nulle violence graphique, ici, toutefois – on a vu bien pire dans des films de Miyazaki censément regardables par des enfants, sinon destinés à eux, comme par exemple l’immense Princesse Mononoké : non, ce qui dissuade de montrer Le Vent se lève à des mioches, c’est un amalgame de divers traits, une lenteur relative touchant parfois aux limites de la contemplation, un propos technique complexe qui dépassera à n’en pas douter les gniards (d’ailleurs, moi-même, à vrai dire…), une ambiguïté tant politique que « sentimentale », où le pays et ses alliances sont questionnés comme le sont dans une autre sphère le couple et le sacrifice intime, qui passera au-dessus de la tête de la très grande majorité des mioches… Ils s’ennuieront. La critique, dès lors, ne porte en rien, puisqu’elle s’applique à un autre film : Le Vent se lève n’est pas un dessin animé pour les enfants ; le critiquer sous cet angle me paraît donc parfaitement absurde… D’autant plus, sans doute, que tout Ghibli n’est pas (l’excellent) Mon voisin Totoro – des films tels que Princesse Mononoké, déjà cité, ou encore Le Voyage de Chihiro (probablement le chef-d’œuvre de Miyazaki en ce qui me concerne), développent régulièrement des propos complexes, et si des enfants pouvaient éventuellement les regarder, ils n’étaient clairement pas le cœur de cible… Mais, à tout prendre, Le Vent se lève s’inscrit bien davantage dans la lignée du phénoménal Le Tombeau des lucioles, de Isaho Takahata (d’après le récit d’Akiyuki Nosaka) ; vous tenez vraiment à le montrer à des enfants, celui-là ? Ou à vous plaindre de ce qu’il ne soit pas « familial » ? J’ose espérer que non… Dès lors, comment peut-on critiquer Le Vent se lève sur cette base ? Ça me paraît totalement incompréhensible…

 

Une critique essentielle lui est corrélée, qui porte sur l’ambiguïté du film : que penser de Jirō ? Le doux rêveur qui construit des armes de guerre, et s’accommode très bien, faut-il croire, de ce que ses créations sèmeront la mort – tant que les avions sont beaux… Le travailleur enthousiaste, qui néglige sa femme, laquelle reste à demeure, contrainte et forcée, et meurt à petit feu pour lui, pour son travail – sacrifice dont il n’a peut-être même pas pleinement conscience… Le « justicier » qui se pique de donner généreusement des gâteaux aux enfants trainant dans la rue – gâteaux dont ils ne veulent pas, eux qui sont des millions, et privés d’un réconfort et d’une aide sociale pourtant nécessaires, au seul motif que le Japon préfère avant tout s’armer pour les conflits à venir – industrie dans laquelle s’engouffrent les fortunes que Jirō lui-même ne perçoit pas vraiment, tout en en profitant sans se poser davantage de questions…

 

Oui, tous ces aspects figurent dans le film – et c’est tant mieux ! Mais que reprocher ici à Miyazaki ou à son personnage Jirō ? Que le film soit « ambigu » serait donc une faiblesse ? Miyazaki aurait dû dire, plus encore qu’il ne le fait déjà (malgré tout, et de manière assez explicite) que LA GUERRE, C’EST PAS BIEN ? Il aurait dû insister plus encore qu’il ne le fait déjà sur l’égoïsme et l’aveuglement de Jirō ? Il aurait dû faire de Nahoko une femme plus libre et certainement pas soumise comme elle l’est – et peu importe qu’elle soit un personnage de femme dans le Japon ultra-patriarcal de la première moitié du XXe siècle, et peu importe aussi, là ça devient surréaliste, la dimension volontariste du personnage, qui est toujours celle qui fait les choix en pleine connaissance de cause, s’assumant pleinement et vivant sa vie, pour le peu qu’il en reste, à la façon qu’elle a choisie ?

 

Je ne comprends rien de tout cela ; ça me dépasse vraiment… J’ai l’impression de spectateurs qui ont mal admis le film parce qu’il avait une part « dérangeante » dans son propos, et ne se montrait pas unilatéral et explicite pour condamner vertement tout ce qu’il y a de « mauvais » dans le par ailleurs « bon » Jirō. Mais, bon sang, pourquoi ? Le film ne gagne-t-il pas à cultiver cette complexité des personnages et de leur contexte historique ? C’est un Miyazaki, que diable – on l’a assez souvent vu exprimer des positions claires sur tous ces sujets (condamnation des horreurs de la guerre, personnages de femmes fortes et libres, etc.), et, en sens inverse, on a par ailleurs appris à l’apprécier justement parce que ses dessins animés (et donc « pour enfants », allons bon) n’avaient le plus souvent rien d’unilatéral ! Avec des personnages complexes, et aux défauts aussi marqués que leur qualités (là encore, Princesse Mononoké est pourtant un exemple particulièrement éloquent de tout cela…), et c’est ce qui en faisait tout l’intérêt !

 

Là je vais dire une chose très douloureuse : je déteste viscéralement le stupide acronyme de « SJW », pour « Social Justice Warrior » ; il ne fait aucun doute que je suis globalement bien plus proche desdits « SJW » que des couillons bornés et réac qui pensent les insulter en les qualifiant ainsi ; mais, parfois, très exceptionnellement mais cela arrive quand même à l’occasion, il y a de ces comportements qui me dépassent et m’énervent – surtout en matière d’art, avec cette revendication (que je trouve pour le coup fascisante, joli paradoxe – ou pas…) de clarté, de pureté, d’ « insoupçonnabilité » du propos d’une œuvre quelle qu’elle soit ; Il FAUT dire que LA GUERRE C’EST PAS BIEN (ce que dit Miyazaki, d’ailleurs, mais pas assez fort, faut-il croire), etc. Ce qui revient sans doute, en ce qui me concerne, à prendre un peu les spectateurs pour des cons, incapables de se faire leur propre idée, voire susceptibles – les cons ! – d’être influencés par l’ambiguïté du métrage au point de développer des conceptions fondamentalement néfastes. Quant à moi, si je me traite volontiers de con moi-même, et admets volontiers qu’on me traite de con, je déteste par contre être pris pour un con, par essence incapable de trier le bon grain de l’ivraie, et qui bénéficierait bien d’une rééducation déterminant sans ambiguïté aucune le BIEN et le MAL. Ce qui m’évoque parfois un certain « 2 + 2 = 5 »… Mais pour ma part, je prise bien autrement l’ambiguïté, justement – qui est tout autant complexité et donc humanité –, et je ne peux tout simplement pas m’intégrer dans un monde où tout serait, ou devrait être, blanc ou noir, quand je préfère pour ma part me débattre dans le gris… Il est bien temps de relire la préface d’Oscar Wilde au Portrait de Dorian Gray, tiens – ça fait toujours du BIEN. Pardon : du bien…

 

Mais je m’éloigne du film… Revenons-y pour louer sa technique, forcément. Le dessin animé, comme d’habitude chez Miyazaki, est d’une grande beauté autant que d’une grande fluidité. La richesse thématique du film résonne avec sa maestria visuelle pour susciter des scènes remarquables, pouvant renvoyer à toute une palette d’émotions contrastées : que préférer, des rêves fantasques de Jirō et de Caproni, où les avions les plus improbables génèrent l’émerveillement, ou bien du « monstre » personnifiant le grand tremblement de terre du Kantō ? De l’application cabalistique de Jirō créant le monde sur sa planche à dessin, ou de la grâce irréelle et anachronique de son mariage avec Nahoko ? Dans l’intime comme dans le spectaculaire, Le Vent se lève se montre toujours aussi juste – dessin animé « old school » à bien des égards, il incarne ainsi que bon nombre d’autres Ghibli, le sommet de cet art quelque peu délaissé peut-être aujourd’hui, mais sans rien de réactionnaire pour autant : il s’agit « simplement » de l’expression d’une vision du monde, engagée dans un cercle vertueux, la vision et sa concrétisation se renforçant sans cesse. Préférer quoi que ce soit, alors ? C’est sans doute un peu vain – mais j’ai envie de mentionner, cependant, les séquences nocturnes, imprégnées d’irréalité, que celle-ci soit réconfortante ou cauchemardesque…

 

La conclusion, à mes yeux, ne saurait donc faire de doute : Le Vent se lève, ultime Miyazaki (jusqu’à nouvel ordre ?), est une vraie merveille, un film superbe visuellement autant que pertinent dans ses problématiques, dimensions qui se confortent et entretiennent, pour le plus grand bonheur du spectateur transi d’admiration – ou en tout cas du Nébal transi d’admiration. Car les défauts que l’on a parfois voulu y pointer sont à mes yeux des qualités supplémentaires, le plus souvent…

 

Superbe.

 

A-do-ré.

 

Voilà.

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Lettres d'Iwo Jima, de Clint Eastwood

Publié le par Nébal

Lettres d'Iwo Jima, de Clint Eastwood

Titre : Lettres d’Iwo Jima

Réalisateur : Clint Eastwood

Titre original : Letters from Iwo Jima

Titre alternatif : Iōjima kara no tegami

Année : 2006

Pays : États-Unis

Durée : 135 min.

Acteurs principaux : Ken Watanabe, Kazunari Ninomiya, Tsuyoshi Ihara…

 

Petite entorse à mon programme cinéphile nippon, mais très petite finalement : si le pays d’origine du film est les États-Unis, et si le réalisateur est américain – Clint Eastwood, quoi –, Lettres d’Iwo Jima n’en adopte pas moins un point de vue japonais, la majorité écrasante de ses acteurs est japonaise, et la langue employée est peu ou prou toujours le japonais.

 

Un film à remettre dans son contexte, par ailleurs : à l’origine, il y avait une discussion entre Clint Eastwood (réalisateur) et Steven Spielberg (producteur) portant sur le tournage d’un diptyque à propos de la bataille d’Iwo Jima – une des plus sanglantes de la guerre du Pacifique, où la quasi-totalité de la garnison japonaise a perdu la vie (plus de 20 000 hommes), tandis que les Américains y avaient subi des pertes record. Je crois me souvenir que la bataille avait été d’autant plus acharnée et l’exploitation de la célèbre photographie montrant les marines hissant le drapeau sur le mont Suribachi (j’y reviens) d’autant plus importante que c’était là le premier combat du conflit se déroulant sur le sol même du Japon – même si l’île d’Iwo Jima, minuscule par ailleurs, se trouve à un bon millier de kilomètres de Tôkyô, elle était considérée comme faisant pleinement partie de la « terre sacrée » de l’Empire. Pour en revenir aux intentions d’Eastwood et Spielberg, il s’agissait donc, projet jusqu’alors inédit (peut-être pourrait-on y mettre un léger bémol, avec la superproduction internationale Tora ! Tora ! Tora !, sur Pearl Harbor, mais, dans mon souvenir, ce n’était pas vraiment une réussite, outre que c’était un métrage unique, et que le stigmate du « jour d’infamie » biaisait forcément le propos…), de tourner un film côté Américains, et un autre, qui lui répondrait, côté Japonais.

 

Eastwood, enthousiaste, a ainsi tourné un premier film, Mémoires de nos pères, pour le point de vue américain – encore que biaisé, puisqu’il ne s’agit pas tant de raconter la bataille que de se pencher sur son exploitation, à fins de propagande, via la célébrissime photographie voyant les marines hisser la bannière étoilée sur le mont Suribachi ; la petite histoire de la photographie (en fait plus ou moins mensongère – « deuxième drapeau », tout ça) se mêle à l’évocation de la réalité des violents combats sur l’île, au travers d’allers-retours incessants entre le théâtre d’opération et les États-Unis, entre le passé et le présent aussi (voire le futur ?) ; l’accent est mis sur la propagande américaine exploitant le célèbre cliché, en faisant « tourner » au pays trois marines figurant sur la photo (qui n’avaient cependant pas participé à la première érection du drapeau), les transformant en machines destinées à rassembler des bonds militaires – au mépris sans doute de la réalité des combats, et de la simple humanité des protagonistes, submergés par la lassitude et un vague dégout de l’orchestration de la guerre inhérente à la communication politique. Eastwood, pour raconter cette histoire de manipulation, a cependant tenu à mettre en scène, au-delà de toute « réalité » propagandiste, le quotidien de soldats anonymes, héroïques par essence, mais bien loin des représentations proprettes de la guerre systématiquement associées aux entreprises mensongères destinées à glorifier un conflit qui ne mérite sans doute guère de l’être, aux yeux d’une population de « spectateurs » à cent lieues des champs de bataille – ou même bien plus encore. Ce qui, dois-je dire, m’a parfois fait décrocher du film – que j’ai trouvé plutôt bon, oui, mais sans plus : il avait beau traiter de propagande, il n’était certes pas exempt de flonflons patriotiques, et, bien sûr, de célébrations de l’héroïsme discret des braves soldats anonymes ; autant de traits qui ne me parlent guère…

 

Restait cependant à réaliser un deuxième film, côté Japonais cette fois. Je crois me souvenir – mais n’ai pu en retrouver de traces, je dis donc peut-être des bêtises… – que cette seconde partie du diptyque devait originellement être confiée à un réalisateur japonais ? Mais, finalement, c’est à nouveau Eastwood lui-même qui s’en est chargé. D’aucuns ont pu trouver cela inapproprié (sur le fond – qu’est-ce qu’un Américain pourrait bien dire du point de vue japonais, etc. – et sur des points « techniques » tout autant – comment pourrait-il diriger ses acteurs dans une langue qu’il ne comprenait pas, etc.), mais, pour ma part, je tends à penser que cela renforce en fait le propos, justement en évacuant une supposée barrière « nationale » ; en tenant ce rôle, Eastwood force ainsi d’autant plus son public « allié » à intégrer les particularités du camp ennemi – sans verser dans l’exotisme de pacotille (le film me paraît sérieux et pertinent dans son traitement de la culture et des mentalités japonaises), mais en appuyant par contre sur l’humanité de l’adversaire (pas moins héroïque, le cas échéant, même si cet aspect souvent mis en avant ne me séduit guère de manière générale, mais je suppose quant à moi qu’il est de toute façon pondéré par d’autres traits autrement plus sensibles et pertinents dans le présent film). Il s’agit bien, après tout, d’adopter littéralement un autre point de vue (la séquence essentielle, ici, étant sans doute celle du débarquement des marines sur la plage de sable noir d’Iwo Jima – reprise directe de Mémoires de nos pères) ; dès lors, l’atout du film consiste probablement à mettre en avant l’impensable ou presque aux yeux des canons hollywoodiens en la matière, en faisant de « l’ennemi » son personnage, là où les Alliés les remplacent dans la seule ligne de mire des soldats que nous suivons. Trop souvent, sans doute, le cinéma de guerre a en effet mis en scène « l’ennemi » uniquement dans sa fonction antagoniste, considérée suffisante – et s’il bouffait parfois l’écran, c’était seulement le temps de brailler quelque ordre cruel et inhumain dans un sabir définitivement pas anglais… Certes, il y avait parfois des exceptions (les « bons soldats » et « bons officiers », les « malgré tout », dont la fonction était censément d’humaniser juste un peu le camp d’en face, mais généralement au travers de clichés qui, en les distinguant d’autant plus du lot commun de « l’ennemi », et en s’en tenant qui plus est aux figures les plus charismatiques et légendaires, renforçait paradoxalement la déshumanisation globale du troufion lambda – pensez à Rommel dans Le Jour le plus long, ou, dans un genre un peu différent, von Choltitz dans Paris brûle-t-il, etc.). L’originalité et la pertinence du projet, ainsi que son accomplissement par Eastwood seul, font ainsi sens et de la plus belle des manières, et le distinguent en outre de quelques abominations récentes autrement manichéennes : ici, pour m’en tenir à l’évocation de la guerre du Pacifique, je pense notamment à l’étron Windtalkers de John Woo, ou comment massacrer un sujet passionnant et dérangeant à coups de simplifications outrancières et de grand spectacle tenant plus de l’actionner bas du front que d’une quelconque évocation d’une réalité militaire – alors, si l’on y ajoute le racisme étouffant du bousin, d’autant plus sidérant au regard de son thème… Je ne nie pas qu’il y a eu de vrais chefs-d’œuvre qui ont adopté une vision bipolarisée du conflit, en mettant en avant les atrocités commises par l’adversaire – voyez et revoyez le terrible Requiem pour un massacre, d’Elem Klimov, dont on ne se remet pas –, mais justement : il n’est pas donné à tout le monde de transcender l’ordure pour aboutir au sublime…

 

Mais je m’éloigne. Lettres d’Iwo Jima, donc, film de Clint Eastwood répondant à Mémoires de nos pères, du même – sauf que je trouve ce deuxième opus bien meilleur que le premier… Là encore, un peu de contexte : la bataille a lieu début 1945, et sans doute l’état-major nippon a-t-il d’une certaine manière conscience qu’il est en train de perdre la guerre ; depuis que la bataille de Midway a mis un coup d’arrêt à l’expansion jusqu’alors irrépressible des troupes de l’Empire du Soleil Levant, ce dernier se voit contraint de reculer, petit à petit, devant la machine de guerre américaine enfin mise en branle. Des événements plus récents sont autant d’indicateurs de la défaite à venir – ainsi la mort de l’amiral Yamamoto, brièvement évoquée dans le film, et surtout, d’une importance concrète plus flagrante, l’annihilation de la flotte japonaise du côté des Mariannes ; qui plus est, les Américains, depuis cette base arrière, se sont lancés dans une vaste entreprise de bombardement du Japon lui-même, qui manque d’avions pour se défendre contre ces assauts – au point, d’ailleurs, de priver l’île d’Iwo Jima de ses rares appareils afin de les rapatrier sur l’archipel… L’état-major sait, par ailleurs, que les Américains, pour avancer, devront prendre Iwo Jima – îlot minuscule mais bien situé, à même sans doute de constituer une nouvelle base, plus rapprochée, pour intensifier les bombardements, et, par ailleurs (si je ne m’abuse, hein), d’une importance symbolique peut-être plus notable encore, en tant que sol considéré comme faisant partie de la « terre sacrée » du Japon, et probablement le premier sur lequel les Américains poseront le pied…

 

L’état-major sait tout cela – mais il n’en va pas toujours de même pour les hommes sur le terrain, et jusqu’aux officiers les plus haut-gradés : le général Tadamichi Kuribayashi (Ken Watanabe, parfait de charisme et d’humanité), à qui l’on a confié la défense de l’île, n’apprend qu’une fois arrivé sur place qu’il devra se passer d’avions… Il ne sait même pas ce qu’il en est du sort de la flotte japonaise aux Mariannes ! Il n’en apprend la réalité dramatique que parce qu’un de ses officiers, le baron Takeichi Nishi (Tsuyoshi Ihara, jouant de la superbe du personnage, médaillé olympique en équitation), l’en informe « officieusement »… Réalité dramatique, oui, parce qu’elle s’associe à la certitude d’un débarquement américain sous peu pour confirmer les pires craintes du général : cette bataille, comprend-il bien vite, ne pourra tout simplement pas être gagnée… Ses troupes, d’une formation parfois déficiente (d’autant que le Japon, acculé par la progression des Américains, a dû mobiliser largement, quitte à envoyer directement au front des soldats très jeunes et insuffisamment entraînés), dès lors qu’elles ne peuvent bénéficier d’un appui aérien et, plus encore, de la possibilité de prendre en tenaille la flotte ennemie avec la flotte nippone, sont peu ou prou condamnées à mort.

 

Cette certitude intervient bientôt, conférant d’emblée au métrage une tonalité noire et élégiaque qui ne laisse pas indifférent. D’autant que, de la part de l’état-major inflexible, les instructions de repousser le plus longtemps possible l’invasion américaine, de faire payer aux marines le moindre mètre carré de l’îlot, prend très vite des atours d’exigence de suicide. Et ceci, cette fois, tous le savent – de Kuribayashi aux simples troufions. L’ordre est donné : oui, les soldats japonais mourront… mais pas avant d’avoir tué dix ennemis chacun ! Ce qui me renvoie notamment au roman d’Akira Yoshimura Mourir pour la patrie, portant quant à lui sur l’invasion d’Okinawa, peu après – avril-juin 1945 –, dans des circonstances plus terribles encore pour le camp japonais…

 

Et c’est là que se joue le film autant que la bataille. La stratégie adoptée par Kuribayashi – contre l’avis de ses officiers autrement bornés – s’avère fructueuse, en ralentissant au-delà de toute attente la progression américaine : la bataille que les Yankees, assurés d’une supériorité tant numérique que matérielle écrasante, pensaient pouvoir expédier en quelques jours à peine, cinq tout au plus… durera près de quarante jours de boucherie. Il n’en reste pas moins que les Japonais savent qu’ils ne pourront tenir indéfiniment, et qu’à terme ils mourront…

 

Mais, ici, le conditionnement des soldats japonais, gradés comme simples soldats, se retourne contre eux. Si Kuribayashi et Nishi, pour avoir un temps séjourné aux États-Unis, ne succombent pas au mythe propagandiste décrivant les marines comme des barbares assoiffés de sang, nécessairement inférieurs aux Japonais, manquant de discipline autant que de motivation, etc., et si leur propre expérience les incite à adopter des stratégies parfois inattendues et qui ne manquent pas de perturber les responsables sur place – au premier chef l’excellente idée de Kuribayashi de peu ou prou délaisser les plages, de toute façon indéfendables, pour résister depuis un impressionnant réseau de souterrains dans les collines de l’île, mont Suribachi inclus –, ils n’en sont pas moins des exceptions. Si leur bravoure ne saurait faire de doute – Kuribayashi, par exemple, n’est pas homme à diriger la bataille depuis un bureau, ainsi que certains le souhaiteraient : il est sur le terrain aux côtés de ses hommes, et sera en tête de ces derniers lors de l’ultime charge –, leur point de vue « moderniste », largement détaché des considérations mythiques d’un Japon de samouraïs pourtant très prégnantes dans l’armée, les incite à préserver leurs troupes autant que possible ; ils ne cessent de lutter contre les impulsions absurdes de la propagande impériale, fanatisant leurs hommes au point de les inciter à se suicider au seul motif de l’échec et de la honte qui s’ensuit (séquence terrible où les soldats terrorisés mais n’ayant guère le choix se tuent un par un à la grenade…), ou bien de les pousser à lancer des assauts tout aussi suicidaires et impulsifs, au mieux inutiles, au pire néfastes car bien trop coûteux, au nom d’une bravoure sacrée impliquant comme par nature le don de soi à la cause supérieure de l’Empire. Kuribayashi, Nishi, d’autres encore (y compris parmi les soldats, et il faut ici mentionner enfin l’autre personnage principal du film, le simple soldat Saigo, interprété avec finesse par Kazunari Ninomiya), savent que tout cela est absurde, que c’est gaspiller des troupes qui pourraient être bien mieux utilisées autrement, que ces exigences d’un autre temps participent en fait pleinement de la défaite des Japonais sur Iwo Jima – et, à terme, à Okinawa, puis au regard de la guerre dans son ensemble après Hiroshima et Nagasaki –, peut-être même autant que l’invasion américaine elle-même ; ils savent que la raison, la simple raison, devrait inciter ces soldats à vivre encore pour pouvoir continuer à se battre, chose assurément bien plus utile à l’Empereur et au Japon que le vain sacrifice, irrationnel par essence, que réclame la coutume… Rien n’y fait. La bataille était perdue d’avance, il est à certains égards miraculeux qu’elle se soit prolongée aussi longtemps, mais le refus de bon nombre d’officiers, sous-officiers et soldats d’obéir aux ordres « utilitaristes » et rationnellement fondés de Kuribayashi (perçu dès lors comme lâche, faible, irrémédiablement contaminé par le contact des Américains aussi barbares que pleutres), préférant perdre la vie du fait de leur « déshonneur » plutôt que de combattre un jour de plus, prend davantage d’importance, au fur et à mesure, au fil de la bataille – suscitant un cercle vicieux de défaites, l’une débouchant sur l’autre et ainsi de suite, dans une boucherie plus absurde que jamais…

 

Pour narrer cette tragique histoire, plus qu’à son tour poignante mais tout autant navrante, Clint Eastwood (ou ses scénaristes Iris Yamashita et Paul Haggis, se fondant pour une bonne part sur les lettres de Kuribayashi lui-même, retrouvées puis publiées en 1992) choisit de mettre l’accent sur deux personnages, bien différents sans doute, pourtant très attachants l’un comme l’autre, et dont le sort n’en est que plus terrible. Il y a d’abord le général Kuribayashi lui-même, brillant officier, pourtant méprisé par nombre de ses officiers pour son « modernisme » supposé antipatriotique et « contaminé » par la barbarie yankee. Son respect pour ses hommes, son désir de les garder en vie le plus longtemps possible, s’associent à ses stratégies brillantes pour en faire une sorte de type-idéal du « bon général », mais, paradoxalement, ce sont justement ces raisons qui en font un chef détestable aux yeux de beaucoup, tant d’officiers et de simples soldats fanatisés à outrance, au point où ce fanatisme se retourne contre la cause qu’il est censé servir. Ken Watanabe en livre une belle composition : le personnage est assurément charismatique, son intelligence est soulignée avec adresse, son sort tragique ainsi que celui de ses hommes n’en étant que plus bouleversant. Il tranche ainsi sur la plupart des officiers et sous-officiers du film, à l’exception bien sûr de Nishi (Tsuyoshi Ihara), lui aussi « bigger than life », et qui, pour s’être lui aussi ouvert sur le monde et notamment sur les États-Unis, est le seul à même de partager son point de vue – au point de faire figure d’ « ami » dans un monde d’officiers qui en manque cruellement. Une interface nécessaire, au second rang, néanmoins importante.

 

Mais face à ces figures d’officiers exemplaires (à nos yeux sinon à ceux de leurs semblables alors), il fallait bien sûr un personnage de troufion – plus terre à terre, plus proche sans doute du spectateur, ainsi à même de s’identifier à lui, ce qu’il ne peut guère faire pour Kuribayashi et Nishi, à la majesté tragique écrasante. Il y a en fait plusieurs personnages de ce type, bien sûr – c’est un cliché du film de guerre, sans doute, que de multiplier les « petites histoires » pour coller à la vie du soldat de base, et lui conférer du caractère et une âme au-delà de sa seule fonction de machine à tuer et à être tuée –, mais le plus marquant est incontestablement Saigo (Kazunari Ninomiya). Lors de ses premières apparitions, le personnage a quelque chose d’un peu bouffon – pestant sur les absurdes travaux de tranchées sur les plages (que Kuribayashi décidera d’interrompre comme étant inutiles), sur l’eau croupie dont doivent s’accommoder les soldats (et qui débouche sur des diarrhées fatales), sur la chaleur, sur la surveillance des troupes par la police militaire… Il se plaint, tout le temps, et ne correspond pas à l’image idéalisée du brave soldat de l’Empire, se jetant sur l’ennemi en hurlant « Banzai ! » au mépris de sa vie. Il est pourtant autrement plus complexe que cela – comme de juste, et au-delà de son rôle « archétypal », quoi que d’aucuns aient pu en dire… Le boulanger mobilisé tout récemment, loin de sa boutique de toute façon ruinée, de son épouse – à qui il ne cesse d’écrire des lettres qui ne lui parviendront jamais –, et de leur fille qu’il n’a jamais vue, est un concentré d’humanité avant que de bravoure et de dévouement suicidaire. À travers lui, nous percevons le quotidien des soldats nippons d’Iwo Jima – et c’est sans doute par son biais que la question du suicide s’avère la plus troublante. Car Saigo n’a aucune envie de mourir pour rien – s’il ne se fait guère d’illusions à ce propos. Il est, chez les troufions, le reflet de Kuribayashi – pas un lâche, non, simplement un homme confronté aux absurdités du conditionnement, et qui n’est pour sa part pas fanatisé au point d’en perdre le sens des réalités ; il sait, quant à lui, même s’il lui est difficile de l’admettre (devant les autres, mais sans doute aussi en lui-même), qu’il est autrement plus sensé de vivre pour se battre, que de mourir absurdement pour un déshonneur supposé ne dépendant même pas véritablement de ses propres actes…

 

Dès lors, rien d’étonnant à ce que les deux personnages, aussi éloignés soient-ils, se croisent régulièrement, le général tirant du pétrin le soldat à plusieurs reprises, voire lui sauvant la vie, peut-être même sans en avoir bien conscience lui-même – il s’agit seulement de faire ce qui est juste et sensé –, même si, à terme, il associera bien ce visage à la réalité qu’il recouvre, tel un officier modèle, là encore, qui est en mesure de connaître ses hommes, de percevoir leur humanité, quand il serait trop simple de les dissimuler sous quelque matricule – pour, quand le moment est venu de comptabiliser les pertes, obtenir un vague réconfort hypocrite, celles-ci n’étant plus rien d’autre que des statistiques abstraites. Saigo réagira à son tour à ce lien imprévu – et la fin du film résonnera plus encore de son humanité forcément complexe.

 

Puis la séquence du bref prologue se trouve enfin complétée à l’autre bout du film : des recherches sur Iwo Jima, en 2005, soixante ans après les faits, mettent au jour des lettres que Saigo avait enterré – pas seulement les siennes, mais bien d’autres encore, d’hommes très divers, qui ont péri sur l’île pour l’essentiel, et ne sont plus dès lors que des spectres ; peut-être, pourtant, est-il possible de leur rendre leur humanité en les laissant ainsi s’exprimer ? Les lettres chutent… et ce sont des milliers de voix qui s’en échappent, toutes ayant une histoire à raconter. On peut trouver le trait un peu grossier – pas moi. En fouinant sur le ouèbe, je suis tombé sur une critique très sévère du film, et passablement inepte à mes yeux, parue dans Télérama à l’époque de la sortie en salles, et se concluant ainsi : « Il semble qu'une partie de l'énergie créatrice du cinéaste soit une victime collatérale tardive de la guerre du Pacifique : on aime et respecte Clint, mais pas au point de visiter pendant deux heures vingt-deux un monument aux morts. » Là encore, pas moi. Parce que cet hommage fait sens – d’autant plus sans doute dans ses conditions de réalisation – et aussi parce que, n’en déplaise à l’interprétation du critique autant qu’à la promotion du film (un synopsis malencontreux, reproduit partout, et les propres déclarations d’Eastwood, peut-être à prendre avec des pincettes), il ne s’agit pas ici de faire dans la bête commémoration de « l’héroïsme », mais bien davantage dans la célébration, autrement fondée quand bien même embarrassée, d’une humanité bafouée par l’absurdité et l’horreur de la guerre – de toute guerre : il est bien temps de délaisser les apologies saturées de gloriole patriotique perpétuant sur pellicule une opposition stupide et bornée, tenant de la foi religieuse, entre « gentils » et « méchants » ; il n’y a que des hommes, avec leurs défauts et leurs qualités, s’entretuant parce qu’on le leur a ordonné, parce qu’ils n’ont d’une manière ou d’une autre pas le choix, et succombant bien trop facilement (mais qui pourrait vraiment les en blâmer ?) au travers réconfortant de la déshumanisation de « l’ennemi » (à la Carl Schmitt ?) ; leur rendre la parole, en deux films, un sur chaque camp, entreprise peu ou prou inédite, n'a dès lors rien des pénibles flonflons accompagnant le culte absurde du drapeau, toujours à craindre dans le genre, et son éloge de la bravoure, si l’on y tient, sonne avant tout douloureusement.

 

On s’en doute : dans sa noirceur tragique, Lettres d’Iwo Jima est un film poignant avant que d’être spectaculaire – correspondant bien à l’approche globale d’Eastwood dans ses meilleurs films, qui ont peut-être (espérons-le) enfin gommé l’image erronée du fasciste ultra-violent héritée de ses rôles cultissimes tels que l’homme sans nom, peut-être, ou en tout cas l’inspecteur Harry. Sa réalisation, si elle est toujours « académique » (on s’y est fait), ne manque pas d’élégance autant que de pertinence – et l’alternance qu’on pourrait hâtivement juger convenue entre les longues séquences claustrophobes autant qu’intimes qui se déroulent dans les cavernes, et les brèves séquences à l’air libre, lourdes de la menace de mort immédiate, fonctionne à merveille. La sobriété globale du film en est indéniablement un atout majeur – qui fait paradoxalement d’autant mieux ressortir le spectaculaire des séquences de bataille, finalement plutôt rares eu égard au sujet. Sous ce dernier angle, cependant, la réussite du film ne saurait faire de doute ; il y a, probablement, un héritage du Soldat Ryan de Spielberg (ici producteur, rappelons-le), film qui a probablement changé la donne, et pour un bon moment encore, pour ce qui est de filmer la guerre, avec ses vingt premières minutes époustouflantes... hélas gâchées par les deux heures de nazerie niaise et violonneuse qui s’ensuivent ; Eastwood, lui, joue peut-être aussi du violon, mais avec une sensibilité et une conscience historique qui lui autorisent bien des choses… Le point commun, néanmoins, réside dans la communication de la terreur panique de l'assaut, qui n'a plus rien à voir avec le débarquement propret du Jour le plus long et consorts (en même temps, dans les gros classiques du genre, à casting stupéfiant, peut-être faudrait-il chercher quelque chose du côté de Un pont trop loin ? Le fiasco aide...). Ceci étant, Eastwood n’en fait jamais trop à ce sujet ; en fait, la scène de « bataille » la plus impressionnante du film n’en est pas une à proprement parler : il s’agit du raid préventif sur Iwo Jima de deux avions américains – séquence proprement stupéfiante, d’un dynamisme spectaculaire qui tranche avec violence sur la relative langueur des soldats japonais préparant la bataille… et pourtant pris par surprise et incapables de la moindre riposte. La scène est terrible, visuellement très impressionnante, mais certainement pas gratuite – elle pose, en fait, une dimension essentielle du film.

 

Une jolie réussite, donc, que ces Lettres d’Iwo Jima, autrement plus subtiles que ce que l’on en a parfois dit. C’est à vrai dire le dernier Eastwood à m’avoir marqué – encore que cela ne signifie pas grand-chose, je n’ai vu de postérieur que le très, très bof (au mieux) J. Edgar… Les autres, à vue de nez, ne m’intéressaient pas vraiment (on m’avait dit beaucoup de bien de Gran Torino, toutefois). Peu importe : ce qui compte, c’est la justesse de Lettres d’Iwo Jima, film de guerre « académique », mais d’une pertinence autant que d’une empathie rares dans le genre – et peut-être même au-delà.

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