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Hana-bi, de Takeshi Kitano

Publié le par Nébal

Hana-bi, de Takeshi Kitano

Réalisateur : Takeshi Kitano

Titres alternatifs : Hana-bi – Feux d’artifice ; Fireworks

Année : 1997

Pays : Japon

Durée : 103 min.

Acteurs principaux : Beat Takeshi, Kayoko Kishimoto, Ren Osugi, Susumu Terajima…

 

Je serais bien incapable de dire aujourd’hui quel est le film qui m’a fait découvrir Takeshi Kitano – à vrai dire, je ne sais même plus si je l’ai découvert d’abord en tant que réalisateur, ou en tant qu’acteur… Mais, quoi qu’il en soit, c’est un artiste multiforme qui m’a régulièrement comblé et mieux encore ; pourtant, j’ai de grosses lacunes dans sa filmographie – et, notamment, je n’ai vu aucun de ses films postérieurs à Zatoichi (j’ai l’impression qu’il a ensuite nettement moins été diffusé en Occident…), retard qu’il va falloir que je rattrape, et de toute urgence encore… Me reste néanmoins des images fortes, empruntées aux films qui avaient correspondu, sans doute, à son pic de popularité de par chez nous : outre Hana-bi qui va faire l’objet de cet article, et qui demeure mon préféré, il y a bien sûr Sonatine, L’Été de Kikujiro, Aniki, mon frèreViolent Cop, son premier film en tant que réalisateur (il avait remplacé au pied levé Kinji Fukusaku, le célèbre réalisateur de films noirs, mettant souvent en scène les yakuzas), est sans doute plus anecdotique, même s’il ne manque pas d’intérêt (le scénario préexistait, faut dire…). Je garde un peu à part Zatoichi, que j’ai beaucoup aimé, mais qui me paraît néanmoins un cran en dessous ; quant à Dolls, je me souviens qu’il est d’une très grande beauté plastique, mais il me faut le revoir avant d’en dire quoi que ce soit d’autre – ça ne devrait pas trop tarder… Bien sûr, il faut aussi mentionner Takeshi Kitano en tant qu’acteur (généralement sous son nom d’humoriste et d’animateur de télévision, Beat Takeshi, quand ce n’est pas Takeshi tout court) : au premier chef, son incroyable performance dans Furyo, dont j’avais parlé assez récemment, et, pour le même et immense Nagisa Ōshima, il y a bien sûr Tabou ; autre rôle fameux, même si c’est pour un film (de Kinji Fukusaku, là encore – son dernier à bien des égards) qui m’avait un peu déçu sur le moment (mais il faut que je le revoie, celui-là aussi) : le prof psychopathe de Battle Royale – ça lui allait comme un gant…

 

Takeshi Kitano, c’est bien d’autres choses encore : avant tout connu au Japon en tant qu’humoriste et animateur star de la télévision, quand ses films, à l’époque où les Occidentaux se l’arrachaient, lui donnaient une image autrement sombre, presque systématiquement associée en outre à un goût marqué pour l’ultra-violence, il est une personnalité complexe – il est tout ceci, oui, mais aussi davantage ; d’autant que son activité artistique s’étend à une multitude de domaines en dehors du cinéma et de la comédie, comme la littérature et, de manière plus marquée, tout spécialement dans ce film, la peinture…

 

Quoi qu’il en soit, pour ce que j’en ai vu, Hana-bi est clairement à mes yeux le sommet de sa filmographie ; et ce n’est pas seulement mon Kitano préféré : c’est aussi, et de manière générale, un de mes films préférés tout court. Une œuvre complexe, d’une grande beauté, incroyablement poignante, triste sans doute mais tout en ménageant de délicieuses séquences humoristiques voire burlesques, violent par éclats soudains tranchant sur une tendresse autrement fondamentale à bien des égards… Une somme, qui est tout Kitano ou presque – si quoi que ce soit puisse être « tout Kitano » –, et donc beaucoup de choses à la foi, mais avec pourtant une cohérence de tous les instants, une précision dans la narration, le jeu d’acteurs et la réalisation qui m’ont fait l’effet d’être sans égales dans sa carrière (j’imagine que, sous cet angle, il soit assez légitime pour beaucoup de valoriser davantage l’inattendu, la très légère imperfection foncièrement rafraichissante d’un Sonatine, ou peut-être même de L’Été de Kikujiro, mais le caractère presque millimétré de Hana-bi me fascine, car il n’a rien d’une limitation).

 

Beat Takeshi incarne ici un certain Nishi – à la croisée exacte de certains fantasmes de Kitano sur les flics et les yakuzas. Flic à l’origine, il a été durement marqué par la vie : le décès de sa fille, comme de juste, l’a beaucoup affecté ainsi que sa femme – et celle-ci, gravement malade, est même en phase terminale… Au point, en fait, où le docteur qui s’occupe d’elle, avouant son impuissance, suggère à Nishi de la ramener chez elle, où elle sera bien mieux qu'à l'hôpital ; peut-être pourraient-ils même entreprendre un voyage ?

 

Mais nous n’en sommes pas encore là – il faut revenir un peu en arrière. Une bonne partie du film, la première moitié si ça se trouve, use en effet d’un jeu temporel assez complexe, alternant présent et passé au travers de flashbacks parfois très brefs mais toujours intenses, et même traumatiques, d’autres fois un peu plus longs ; cela rend peut-être le tout début un brin hermétique, mais la construction adroite et quelques gimmicks visuels (notamment, bien sûr, le costume et les lunettes noires du Nishi du présent, à l’opposé du flic bonhomme et un brin pataud, yeux tristes dégagés, du passé traumatique) permettent d’intégrer le propos avec un grand naturel.

 

Un jour, donc, son collègue Horibe – associé de tous les instants, chacun gérant l’autre, et notamment la colère de l’autre – lui suggère de le laisser quelques instants tout seul en planque pour aller rendre visite à sa femme à l’hôpital tout proche ; mal lui en prend : en l’absence de Nishi, le criminel frappe, et, si Horibe y survit, c’est néanmoins en tant que paraplégique, condamné à la chaise roulante… après quoi sa femme et sa fille l’abandonnent. Ses perspectives d’avenir, on s’en doute, sont plutôt déprimantes…

 

Mais la tragédie ne s’arrête pas là : la traque de l’agresseur se finit mal à son tour. Un jeune policier est abattu par le malfrat que Nishi n’a pu maîtriser – et s’il l’abat par réflexe, c’est un peu tard ; il n’en vide pas moins son chargeur sur le cadavre du tueur…

 

Durement affecté par tous ces drames, et souffrant pour chacun d’entre eux d’un remord inextinguible, Nishi quitte la police – et il en vient même à fricoter avec des yakuzas… C’est qu’il entend racheter ses torts (à supposer qu’il en ait vraiment ? Lui n’a probablement aucun doute à ce sujet…). Il compte ainsi tout faire pour venir en aide à son ami Horibe, qui n’accepte pas sa condition d’infirme et est tenté par le suicide… Il compte faire de même pour la veuve du jeune policier abattu sous ses yeux… Enfin, il entend offrir à sa femme cet ultime voyage qu’on lui avait suggéré, pour susciter et se réjouir d’ultimes moments de tendresse et de complicité…

 

Pour ce faire, il a besoin d’argent – il ne s’embarrasse plus de la légalité, les cadeaux qu’il destine à chacun dépendant à certains égards d’un ordre normatif différent et supérieur. Nishi est passé de l’autre côté de la barrière.

 

Taciturne voire bougon (il ne parle quasiment jamais dans le film – Kitano tirant d’ailleurs au mieux partie de la paralysie qui l’affecte depuis son célèbre accident de moto : il fixe la caméra, impassible en apparence derrière ses lunettes noires, quelques tics pourtant parcourant son rude faciès – l’effet est impressionnant d’aura inquiétante…), Nishi exprime pourtant une étonnante empathie, ainsi lorsqu’il achète à Horibe du matériel de peinture (le paraplégique lui avait dit qu’il se cherchait un hobby, et avait envisagé cette orientation – jusqu’au béret de peintre qu’il voulait s’acheter…), ce qui débouche sur des scènes d’une incroyable beauté et d’une incroyable poésie, mettant en valeur des tableaux joliment naïfs dus à Kitano lui-même (des œuvres qu’il avait justement créé alors qu’il se remettait de son accident de moto…). Il lui est plus délicat, sans doute, de venir en aide à la jeune veuve – mais au moins lui fera-t-il quelques cadeaux, lui donnera-t-il un peu d’argent… Quant à sa femme, en dépit de sa tendance instinctive, jusqu’en ces derniers moments partagés, de refuser timidement tout contact corporel, il lui offrira pourtant le plus beau des cadeaux, au terme d’un périple de la dernière minute (ses anciens collègues flics comme ses plus récents contacts dans la pègre, dangereux au possible, sont sur sa trace, ce qui ne lui facilite pas la tâche…), périple qui en dévoilera pourtant une autre facette : celle d’un homme profondément doux et tendre à l’égard de celle qu’il aime, profondément drôle aussi, enchaînant les petits gags absurdes et complices sous les yeux de son épouse à l’agonie, suscitant son sourire quand elle n’a plus que bien peu de raisons de sourire…

 

Je ne sais pas s’il s’agit à proprement parler d’un SPOILER, j’en doute un peu, même, mais au cas où, prudence…

 

Le voyage de Nishi et de son épouse, au-delà des séquences violentes qui l’émaillent et ce de plus en plus (au début du film, on revient sans cesse sur la seule tuerie du centre commercial – dans un ralenti éprouvant, et avec un travail du son et plus encore du silence incroyablement efficace – mais d’autres scènes de violence suivront), s’inscrit sans doute (du moins j’en ai l’impression, contredisez-moi si jamais) dans une tradition japonaise marquée, qui a abondamment imprégné l’art du Pays du Soleil Levant (littérature et cinéma tout particulièrement) : il s’agit du shinjū, terme que l’on rend en français par « double suicide », et qui est notamment un thème classique du bunraku, ou théâtre de marionnettes (sur lequel Kitano reviendra bien sûr dans Dolls) ; le shinjū implique souvent l’amour contrarié de jeunes gens, qui ne peuvent s’unir sur cette terre, notamment en raison des conventions sociales et obligations familiales, ou giri, et qui décident donc de s’unir à jamais dans un autre monde ; si le couple formé par Nishi et sa femme ne correspond pas pleinement à cette définition, on peut néanmoins supposer que les magouilles criminelles de Nishi, et les soucis qu’elles entraînent en lançant sur sa piste tant les policiers que les yakuzas, ont notamment pour rôle de recréer, quand bien même de manière transfigurée, cette situation de base (et c’est bien pour cela que je mentionnais tout à l’heure la possibilité que Nishi se débarrasse de la légalité pour s’en tenir à un ordre normatif différent et supérieur) ; d'autant bien sûr que la maladie de l'épouse permet d'envisager l'amour impossible sous un autre angle... En outre, le shinjū a presque systématiquement un préalable, le michiyuki, qui est à proprement parler un « voyage », thème qui intervient souvent, de manière plus générale, dans le théâtre japonais – en tant que prologue dans le , et en tant que dernier acte dans le kabuki, ce qui correspond davantage à Hana-bi. Ici, la parenté avec le film de Kitano est immanquable, justifiant par ailleurs l’humour complice de ces scènes d’errance heureuse, à la montagne enneigée, dans tel monastère grandiose (la cloche s’en remettra peut-être, le jardin zen un peu moins), à la mer enfin (un classique chez Kitano…). Le michiyuki est traditionnellement émaillé de danses (d’où, je suppose, les séquences burlesques de Hana-bi), ainsi que de conversations plutôt apaisées – certes, l’épouse de Nishi ne dit pas un mot de tout le film, jusqu’au tout dernier moment, et c’est alors on ne peut plus poignant ; certes, Nishi lui-même est taciturne, mais sans doute bien moins dans ces scènes-là que dans toutes les autres ; et c’est bien pour cela qu’il entend user de toutes les méthodes possibles pour rasséréner son épouse à l’agonie, l’émerveiller devant les « fleurs de feu » (littéralement « hana-bi ») du feu d’artifices, la faire rire enfin… La conclusion, dès lors, est inévitable – et d’une beauté extraordinaire : la dernière scène du film fait partie des plus beaux moments de l’histoire du cinéma en ce qui me concerne (bénéficiant en outre de la musique éventuellement légère de Joe Hisaishi, pourtant d'un à-propos remarquable, le célèbre compositeur souvent associé à Takeshi Kitano mais aussi à Hayao Miyazaki signant peut-être là sa plus belle partition). Cette obsession du suicide chez Kitano est pour le moins troublante (on pense ici sans doute au premier chef à Sonatine, bien sûr, mais on en trouve bien d’autres exemples dans sa filmographie), et va sans doute au-delà des clichés associés au Japon, via kamikazes et seppuku (que la culture japonaise l’ait marqué dans ce sens, c’est plus que probable, mais, dans les motivations et questionnements, c’est tout autre chose, du moins j’en ai l’impression) ; peut-être est-ce vrai qu’il en est venu à percevoir son accident de moto comme une tentative inconsciente de suicide (la question apparaît dans le documentaire qui accompagne Hana-bi dans cette édition, Takeshi Kitano, l’imprévisible, hélas un brin médiocre)... Quoi qu'il en soit, il joue ici au mieux du thème, en évacuant peut-être son rapport personnel à la mort pour le sublimer dans une inscription dans la tradition littéraire du Japon, transfigurée cependant à son tour par le déplacement du procédé dans un cadre contemporain, où la violence, sans cesse, vient contrebalancer la tendresse, suscitant (encore un mot du réalisateur dans le documentaire précité) l’oscillation du pendule – et si le pendule n’oscillait pas, à quoi bon ?

 

L’intelligence, l’astuce et l’empathie du film sont indéniables – il passe sans cesse du rire aux larmes, de la violence à la tendresse, sans que jamais cela ne sonne faux, mais bien au contraire en déployant d’autant mieux son incroyable précision, son incroyable justesse, qui n’ont pour autant rien de froid ou de sec. La réalisation impeccable de Kitano (son sens du cadrage, notamment – tout particulièrement saisissant dans la mise en valeur des peintures de Horibe – mais aussi l’élégance et la lenteur de ses mouvements de caméra, parfois inattendus, jamais gratuits cependant) s’associe à une brillante direction d’acteurs et interprétation (comment Kitano parvient à exprimer autant de choses en restant de marbre, et comment son épouse – superbement incarnée par Kayoko Kishimoto – parvient à être aussi vivante dans sa douleur, et émouvante sans prononcer le moindre mot jusqu’à la fatale conclusion, sont des choses qui me dépassent ; il faut aussi saluer la performance de Ren Osugi dans le rôle de Horibe – qui est bien plus qu’un simple air de chien battu) pour donner un incroyable chef-d’œuvre, une somme qui joue de bien des thèmes et des traditions pour livrer en définitive un résultat unique et formidable, où la beauté et la justesse formelles n’ont d’égales que la beauté et la justesse du fond.

 

Hana-bi est un film parfait, un monument du cinéma contemporain. Quant à moi, j’en tire cette conclusion relevant de l’évidence : il me faut revoir les films de Kitano que j’avais adorés à l’époque, et voir aussi tout ce que j’en ai manqué. De toute urgence. Au boulot !

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Séance, de Kiyoshi Kurosawa

Publié le par Nébal

Séance, de Kiyoshi Kurosawa

Réalisateur : Kiyoshi Kurosawa

Titre original : Kōrei

Année : 2000

Pays : Japon

Durée : 118 min.

Acteurs principaux : Kōji Yakusho, Jun Fubuki, Tsuyoshi Kusanagi …

 

Kiyoshi Kurosawa (aucun lien) est un réalisateur japonais qui a été beaucoup loué, mais qui m’a toujours ou presque laissé un peu sceptique, disons. À l’époque de son pic de popularité en France, j’en avais beaucoup aimé Cure, tandis que Kairo (fortement plébiscité, pourtant) m’avait considérablement déçu (mais il est vrai que je l’avais regardé complètement bourré, ce qui n’était probablement pas une très bonne idée – à retenter, donc…) ; quant à Charisma, je l’avais certes trouvé très joli, mais aussi très somnifère (et, à vrai dire, je ne suis vraiment pas sûr de l’avoir regardé en entier – à retenter, donc, là aussi…). Sa carrière ne s’est certes pas arrêtée là, et on en a pas mal parlé, plus récemment, pour Shokuzai, notamment (il faudra que je voie ça). Mais Séance nous ramène à cette première époque ; postérieur à Cure et Charisma, il est antérieur à Kairo (même si je crois qu’il n’a été distribué en Europe qu’après ? Mais je dis peut-être des bêtises…), et, à l’instar de ce dernier, quoique tourné à l’origine pour la télévision, il s’inscrit assez clairement dans la vague dite « J-Horror », constituant un de ces films fantastiques nippons exportés dans la foulée du succès colossal de Ring de Hideo Nakata – une parenté sans doute plus complexe que ce que l’on pourrait croire de prime abord.

 

En tout cas, on retrouve dans Séance tous les codes esthétiques du genre, et sans doute pas mal de ses codes narratifs. L’emploi d’une petite fille en yūrei, avec forcément ses cheveux sales qui lui tombent sur la gueule, s’avère éloquent à cet égard, renvoyant à la fameuse Sadako de Ring, ou peut-être plus encore au fantabuleux Dark Water (postérieur, cependant), qui figure parmi mes films préférés tous genres et toutes origines confondus ; le cadrage, le son, l’emploi (ou pas) de la musique (mais sans le brio d’un Kenji Kawai, hélas), renvoient toujours à ces canons esthétiques, tandis que la dimension de drame social, essentielle, procède d’une même méthode – passant notamment par le rôle central conféré à une femme entre deux âges, en l’espèce Jun Fubuki, incarnant Junko Sato, tandis que son époux, Koji Sato, est joué par Kōji Yakusho, acteur fétiche de Kiyoshi Kurosawa ; mais on y reviendra en temps utile… après avoir relevé que tous ces codes, d’une certaine manière, sont subvertis.

 

Mais cela implique d’aborder tout d’abord le scénario – or, il est peu ou prou impossible d’en dire quoi que ce soit sans SPOILER. Vous êtes donc prévenus… Une note au passage : le film se base sur un roman anglais de Mark McShane, Seance on a Wet Afternoon, paru au début des années 1960, et qui avait déjà donné lieu à un film du même titre en 1964 ; on en retrouve bien des aspects, mais d’autres passent à la trappe, et l’adaptation au cadre japonais contemporain ainsi qu’au fantastique à base de yūrei change considérablement la donne.

 

Le tout début du film tourne beaucoup autour de la « parapsychologie » (ce qui renvoie peut-être à Cure ?), via Hayakawa (Tsuyoshi Kusanagi), un étudiant en psychologie (tout court ?) qui travaille sur ce genre de sujets surnaturels, avec la bénédiction un peu sceptique de son directeur de recherche, lequel accepte de poursuivre dans ce champ guère étayé au seul motif de la compétence du jeune homme, qui ne fait aucun doute à ses yeux.

 

C’est dans ce cadre que nous rencontrons Junko Sato (Jun Fubuki), une femme dans la quarantaine et médium de son état, qui, où qu’elle se trouve, croise régulièrement la route de fantômes, et ce depuis sa plus petite enfance – elle fait donc avec… Bien sûr, le film, dans un premier temps du moins, encore qu’on en trouve des échos jusqu’à la fin, invite le spectateur à questionner la santé mentale de Mme Sato.

 

Quoi qu’il en soit, Junko forme, avec son époux Koji (Kōji Yakusho), qui est preneur de son, un vieux couple (sans enfant, je suppose que cela a son importance), qui a depuis longtemps dépassé le stade de la démonstration amoureuse pour se blottir dans une routine mollement tendre, sans surprises, et sans vrais coups d’éclat ou autres moments à marquer d’une pierre blanche… Koji, effacé de nature, s’en accommode très bien, mais Junko beaucoup moins, encore qu’elle affiche instinctivement une certaine soumission à l’ordre du monde ; si elle organise pour ses clients des « séances » où elle entre à la demande en contact avec des défunts, elle aimerait visiblement avoir une autre activité – aussi répond-elle à l’annonce d’un restaurant cherchant une serveuse (mais là encore, les fantômes qu’elle voit ne lui facilitent pas la tâche ; par ailleurs, le mépris teinté de machisme des clients du restaurant est assez appuyé, et si Junko se plie aux déplorables règles du jeu, sans doute en garde-t-elle une certaine rancœur, même s’il n’est pas toujours évident de trouver à l’exprimer).

 

Une sordide affaire criminelle va changer la donne : une petite fille a disparu, et la police, manquant de pistes, acquiesce étrangement à la suggestion incongrue de Hayakawa de recourir aux talents de la médium – lui semble ne pas douter un seul instant de sa faculté hors-normes. Jusqu’ici, le film, avec une certaine lenteur pas désagréable, relève surtout de la chronique sociale, qui se teinte au fur et à mesure d’éléments relevant peut-être plus du thriller que du fantastique à proprement parler.

 

Et c’est alors que le scénario prend une tournure inattendue, muant subitement le film en une sorte de farce macabre – ô combien… Tout part d’une coïncidence on ne peut plus improbable : Koji est parti enregistrer le vent sur les pentes boisées du Fuji Yama, précisément là où le ravisseur a emmené la fillette (à la robe verte elle aussi improbable) ; d’une manière ou d’une autre, la gamine a échappé à son kidnappeur, et se réfugie dans la caisse où Koji transporte son matériel de prise de son – il n’en a pas le moins du monde conscience, et, n’ouvrant pas la caisse au moment de partir, il ne sait rien de la présence de la petite fille à l’intérieur ; rentré chez lui, il laisse la caisse dans le garage sans y prêter davantage attention…

 

C’est alors que les facultés surnaturelles de Junko s’affichent sans la moindre ambiguïté : guidée par le mouchoir de la gamine, que lui avait laissé Hayakawa, elle la trouve dans la caisse – à sa très grande surprise, et à celle, plus encore, de son époux… Que faire ? La fillette n’est pas morte, simplement inconsciente. Mais que raconteront-ils à l’hôpital, et à la police ? On ne les croirait jamais s’ils disaient la vérité ! La panique les conduit à différer toute décision en l’espèce. Puis – et c’est semble-t-il là que l’on rejoint au plus près le propos du roman – Junko avance une idée ; quand Koji lui avait dit, sur un ton blagueur, que ses talents de médium en feraient un jour une célébrité, elle avait fait celle qui n’y croyait guère, mais sans doute l’idée d’avoir ainsi, véritablement, une autre vie, celle qu’elle désire de toutes ses forces mais ne parvient pas à susciter, ne l’avait-elle pas laissée indifférente… Se met ainsi en place une complexe machination, orchestrée par la médium frustrée : les Sato gardent la fillette chez eux, et Junko contacte régulièrement Hayakawa pour mettre la police sur sa piste, à partir d’indices dont ils disposent eux-mêmes ; à terme, ils laisseront quelque part la gamine endormie, la police la retrouvera grâce aux indications truquées de Junko, qui sera félicitée et célébrée pour son talent hors-normes… et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes.

 

Inévitablement, un plan aussi tordu que celui-ci ne peut que tourner au fiasco… La nécessité de garder au secret la fillette, qui s’est réveillée et crie régulièrement, suscite des scènes étrangement burlesques, mais ne cachant en rien, aux yeux du spectateur, la pente fatale empruntée par le couple sous le coup de la panique, quand bien même celle-ci se teinte à terme d’ambitions inavouables : forcément, un jour, Koji, qui maintient la gamine silencieuse à l’étage tandis que Junko livre ses faux indices à la police au rez-de-chaussée, est amené, bien malgré lui, à tuer la fillette…

 

Et le film prend encore une autre tournure : forcément, dans ces conditions, le couple ne peut qu’être hanté par le fantôme de la gamine… À la différence peut-être de Sadako et de ses nombreux avatars, la yūrei, ici, ne constitue pas forcément en tant que telle une menace, et sans doute n’a-t-elle pas la possibilité de tuer les Sato. Mais sa seule présence, permanente, suffit amplement à terrifier les époux criminels malgré eux : ils portent en fait la peur en eux – et c’est cet effroi perpétuel, suscité par le remord, qui constitue véritablement le danger, les concernant. Comment dépasser cette hantise ? La fillette est partout – et l’exorcisme pratiqué par un prêtre shinto dans la maison du couple a quelque chose d’un brin ridicule (sciemment, sans doute), qui laisse supposer son inefficacité ; en fait, le plus important dans ce passage est sans doute la réponse du jeune prêtre à un Koji à bout, lui demandant si l’Enfer existe : le prêtre répond qu’il existe si l’on y croit… Et c’est sans doute là la pure vérité, concernant ce meurtrier malgré lui, littéralement obsédé par l’omniprésence de la fillette, et qui la supplie vainement de laisser en paix Junko, proclamant sans cesse qu’elle est « innocente »… Ce qui, là encore, suscite des scènes étonnamment burlesques dans ce cadre pourtant lourd d’angoisse et de douleur.

 

Séance vire de plus en plus à la parabole sur le destin, en dépit de ces écarts plus ou moins humoristiques. Là encore, Koji en témoigne, qui dit craindre plus que tout le destin, et aimerait bien davantage que la vie d’un homme résulte de ses seuls choix… Ce qui nous conduit pourtant à la dernière scène, quand Junko tente le tout pour le tout, revenant à son plan tordu alors même que la police et Hayakawa viennent la voir, après avoir déniché le cadavre de la petite, que les Sato avaient enterré dans une forêt : la médium, cette fois, simule son dialogue avec les esprits – et ça ne trompe personne, certainement pas Hayakawa, qui lui en fait la remarque. Koji, extrêmement perturbé tout au long de la séance, demande enfin à sa femme d’arrêter tout ça – convaincu, sans doute, que nulle échappatoire n’est envisageable, et qu’il leur faudra bien payer pour ce crime qu’ils ont commis sans le vouloir, au motif de rêver d’une vie meilleure… Et le film s’arrête là, très brusquement, sans s’étendre sur la question ou préciser quelque réponse aux yeux du spectateur.

 

Pour mettre en scène cette histoire, Kiyoshi Kurosawa use donc de bien des techniques associées au genre – notamment un cadrage soigné, qui laisse toujours une ouverture, angoissante en elle-même, sur la possibilité d’une apparition ; l’emploi du son et de la musique joue de cette ouverture perpétuelle en l’étendant au hors-champ. Il y aurait sans doute bien des choses à dire de l’emploi du son dans ce film – d’autant que la profession de Koji lui confère une certaine importance narrative (quitte à recourir à des expédients un peu gratuits sur les sons discernés dans un bouillonnement ou dans les feuilles d’une forêt agitées par le vent) ; son et musique sont associés, et, si l’on ne retrouve pas ici la perfection de la collaboration entre Hideo Nakata et Kenji Kawai, on peut relever par contre que l’emploi du silence est généralement très pertinent dans Séance ; en fait, le plus souvent, c’est quand on n’entend rien que l’on sait que l’horreur est tout juste dissimulée derrière la porte… et qu’elle s’affichera à l’écran, inévitablement, dans une lenteur appuyée connotant d’autant plus de fatalité l’avancement de l’histoire.

 

Tout, cependant, ne fonctionne pas toujours très bien à cet égard – nombre d’apparitions fantomatiques sont finalement plus risibles qu’angoissantes, en raison de parti-pris visuels d’un à-propos discutable ; encore que : je n’évacue pas la possibilité que ce soit parfaitement délibéré, et que cela participe d’une dimension cruellement humoristique du film… Quoi qu’il en soit, difficile de prendre au sérieux le fantôme de femme au pull rouge qu’aperçoit Junko dans le restaurant – surtout quand ledit fantôme part à la suite du client qu’il hante, les jambes absurdement gommées, la démarche pourtant rapide, et les bras en avant comme quelque zombie de pacotille ou plus encore vampire chinois… Le cas se répète régulièrement, parasitant étrangement l’angoisse suscitée par d’autres scènes. Ainsi, par exemple, quand Koji, dans un restaurant, aperçoit à l’épaule de Junko le bras de la fillette (reconnaissable à son vêtement vert quasi fluorescent), tandis que le reste de son corps n’apparaît pas… Mais la scène la plus troublante à cet égard est sans doute celle où Koji, à l’extérieur de sa maison, aperçoit son double (Kiyoshi Kurosawa adore le thème du doppelgänger), assis sur une chaise, et y met le feu – la scène, accompagnée à la cornemuse (?!), a là encore quelque chose de profondément burlesque, qui laisse le spectateur indécis…

 

La dimension sociale est plus intéressante. Les acteurs imprègnent bien les personnages (que leurs prénoms soient les leurs n’est probablement pas tout à fait innocent), et en livrent de belles compositions, mettant en valeur la routine et la frustration du couple, jusqu’à en faire, à n’en pas douter, une composante essentielle du film. À vrai dire, les deux personnages crèvent l’écran – d’autant qu’ils sont les seuls à être mis en avant et définis dans toute leur complexité (Hayakawa ou le policier ne sont que des fonctions). Ici, Kiyoshi Kurosawa travaille de la même manière que Hideo Nakata dans ses adaptations de Koji Suzuki (je ne crois pas pour autant qu’on puisse déterminer une influence de l’un sur l’autre, dans quelque ordre que ce soit : cinéastes contemporains, formés dans les mêmes conditions – notamment la réalisation de « pinku eiga », des films érotiques –, je tends à croire que leur exploration des mêmes thèmes a quelque chose de conjoncturel) ; si Nakata, d’emblée, mettait au cœur de ses films d’horreur des personnages de femmes entre deux âges – quitte à les créer totalement, rappelons que dans le roman Ring le personnage principal est un homme –, afin d’exprimer un discours social appuyant sur la condition des femmes et des mères dans un Japon très patriarcal, et décalant subtilement l’accent des films sur les angoisses et les frustrations de personnages bien réels, le yūrei étant finalement un prétexte pour confronter une humanité médiocre à ses échecs et ses ambitions abandonnées, tout particulièrement quand intervient la douloureuse et complexe question de la filiation, Kiyoshi Kurosawa, ici, fait sans doute de même, avec sa Junko frustrée et à demi-folle, la douleur de son quotidien si morne, l’impossibilité de s’en sortir, et les rancœurs injustes que le drame horrifique l’amène à exprimer à l’encontre de son mari littéralement absent, pétri de remords lui aussi, mais peut-être davantage porté au fatalisme, ayant depuis longtemps abandonné tout rêve pour subir de plein fouet la réalité de son monde, impitoyable et par essence injuste.

 

En résulte un film bien plus étrange qu’on pourrait le croire au premier coup d’œil, qui surprend régulièrement, parfois dans le mauvais sens, globalement plutôt dans le bon. Tout n’y fonctionne pas, à l’évidence, mais on peut néanmoins en retirer nombre d’éléments tout à fait intéressants. Ce petit budget télévisé n’est certainement pas un chef d’œuvre, et n’est certainement pas la production la plus plébiscitée de Kiyoshi Kurosawa – on n’en fera pas un film à regarder à tout prix. Mais dans son genre, et avec ses limitations de série B, il parvient pourtant à exprimer bien plus qu’une horreur presse-bouton, de pure exploitation (et je n’ai par ailleurs rien contre tout ça, hein). Mon scepticisme à l’égard de Kiyoshi Kurosawa, et la réputation semble-t-il un brin médiocre de Séance, faisaient que je n’en attendais pas forcément grand-chose… Et, en définitive, j’ai été plutôt agréablement surpris. Il faudra bien que j’approfondisse ce réalisateur dans les mois qui viennent – que je revoie les films qui m’avaient laissé de marbre à l’époque, et que j’en voie d’autres, notamment parmi les plus récents… Je vais tâcher de.

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Rashōmon, d'Akira Kurosawa

Publié le par Nébal

Rashōmon, d'Akira Kurosawa

Réalisateur : Akira Kurosawa

Année : 1950

Pays : Japon

Durée : 88 min.

Acteurs principaux : Toshirō Mifune, Machiko Kyō, Masayuki Mori, Takashi Shimura…

 

Rashōmon est à n’en pas douter un des plus célèbres films d’Akira Kurosawa. C’est aussi, au-delà, un film d’une importance historique considérable : sélectionné à la Mostra de Venise (semble-t-il sans que Kurosawa lui-même soit vraiment au courant ?), il y remporte le Lion d’Or, et l’enthousiasme de la critique occidentale lui vaut alors de connaître un beau succès en Europe et en Amérique, une première pour un film japonais – le cinéma de l’archipel avait déjà une belle et solide tradition (faudra peut-être que je relise, un de ces jours, le très bel ouvrage Le Cinéma japonais de Tadao Sato, en deux tomes, mes souvenirs étant bien lointains), mais qui n’avait jamais vraiment pu s’exporter (il y avait bien eu quelques exceptions, mais incomparables). Rashōmon attire quant à lui les foules, révélant au public occidental les noms d’Akira Kurosawa et de son acteur emblématique pour une quinzaine d’années encore, Toshirō Mifune. Mais cela va en fait bien plus loin : le cinéma japonais dans son ensemble bénéficie en effet du succès inattendu de Rashōmon, notamment via des réalisateurs déjà célébrés au Japon mais inconnus ailleurs tels que Kenji Mizoguchi ou Yasujirō Ozu, ou encore Teinosuke Kinugasa, qui remportent à leur tour de grands succès en Occident, où ils sont eux aussi bardés de récompenses…

 

Il ne faudrait pas, pour autant, traiter de Rashōmon au seul critère de cette exportation, qui n’est pas le fait du hasard ; c’est bien un film tout particulièrement brillant, usant avec habileté d’un procédé étonnant, au regard du cinéma occidental sans doute, mais aussi du cinéma japonais. Rashōmon est bien un jidai-geki (film historique costumé dans le Japon médiéval), mais, déjà dans cette dimension, il affirme sa singularité, en se situant à la période Heian (vers le Xe siècle), guère voire jamais traitée alors dans le genre, et qui obéit à des codes culturels subtilement différents de ce que l’on mettait en scène jusqu’alors. Petit budget, par ailleurs, largement tourné en extérieurs dans une superbe forêt, il insère dans la tradition japonaise des éléments relativement occidentaux (peut-être cela a-t-il joué dans son succès international, d’ailleurs), empruntés pour partie au cinéma expressionniste allemand – on l’a dit, du moins –, ou témoignant d’un bouillonnement critique et artistique, qui avait pu susciter le néoréalisme italien, et susciterait bientôt la Nouvelle Vague française ; les préoccupations stylistiques et thématiques d’Akira Kurosawa auraient donc une certaine parenté avec ces mouvements (éventuellement contradictoires, pourtant ?), et témoigneraient peut-être d’une évolution parallèle. Tout cela est cependant sans doute à débattre… Mais d’autres aspects sont plus flagrants : ainsi dans la bande originale de Fumio Hayasaka qui, à la demande expresse de Kurosawa, consiste en variations ne manquant pas d’évoquer le Boléro de Ravel – le caractère faussement répétitif et en fait subtilement différent, au travers de reprises cycliques, de cette partition s’accorde en effet au mieux tant au scénario qu’à sa mise en images.

 

Il est bien temps, d’ailleurs, de parler de ce scénario… Rashōmon est une adaptation de deux nouvelles du grand écrivain japonais Ryūnosuke Akutagawa – que l’on trouve en principe associées dans ses éditions françaises, et notamment Rashōmon et autres contes. Bizarrement, pourtant, la nouvelle intitulée « Rashōmon » n’est pas la plus importante des deux – et, à certains égards, au-delà du titre et de la situation finale, on peut douter du fait que Kurosawa en ait ici réalisé véritablement une adaptation : n’en reste guère que le cadre (la porte de Rashō en ruines, à la lisière de Kyoto), où trois individus (un bucheron, un moine bouddhiste et un rustre que l’on suppose brigand) s’abritent d’une pluie torrentielle. La nouvelle d’Akutagawa, très sombre, se centre pour l’essentiel sur un dilemme moral, considérablement adapté ici (même s’il en reste quelque chose, encore qu’avec une conclusion toute différente, Kurosawa tenant à achever son film sur une note positive, « humaniste »). L’essentiel, cependant, porte donc sur les récits faits par le bucheron et le moine, rapportant ce qu’ils ont vu au tribunal, où ils ont tous deux témoigné à l’instant, dans une sordide affaire de viol et de meurtre – une affaire qui va cependant bien au-delà du seul fait-divers graveleux, et qui laisse les deux hommes profondément perplexes…

 

Et c’est ainsi que l’on arrive au cœur du film, qui s’inspire donc avant tout de la nouvelle « Dans le fourré », dans laquelle Akutagawa raconte une même histoire selon plusieurs points de vue différents et incompatibles : à chaque fois, le récit bifurque, au point de ne plus avoir grand-chose de commun avec ce qui a été raconté précédemment – et cela vaut aussi pour le témoignage ultime… qui est celui du mort lui-même, via une sorcière ! La nouvelle invite ainsi à une réflexion complexe et fortement déstabilisante sur la notion de réalité et le rôle des perceptions, mais aussi, plus largement, de la subjectivité de tout témoignage, pouvant être influée, consciemment ou non, par des considérants culturels difficiles parfois à appréhender. Le scepticisme domine dans ce fameux texte, d’un brio narratif tout à fait remarquable, et d’un effet très déconcertant sur le lecteur, amené en permanence à remettre en cause ce qu’il lit – ce qui confère sans doute au récit un caractère « post-moderne », je suppose, interrogeant l’effet de réel et le rôle des perceptions dans la lecture d’un texte, pouvant avoir des significations totalement différentes d’un moment à l’autre et d’un lecteur à l’autre.

 

Akira Kurosawa, à qui on avait soumis un scénario sur cette base, y voyait à bon droit un puissant outil cinématographique – l’art qui lui est propre étant sans doute soumis aux mêmes difficultés que la littérature à cet égard, mais offrant en outre des opportunités bien différentes dans le traitement. L’idée d’emprunter le cadre de « Rashōmon » pour mettre en scène ceux qui racontent l’histoire de « Dans le fourré », et rapportent ainsi leur propre témoignage, mais aussi les témoignages qu’ils ont entendus, en rajoute d’emblée dans la profondeur narrative, et de manière particulièrement bien vue.

 

On a tout d’abord une succession de témoignages assez brefs – encore que celui du bucheron, rapportant comment il a trouvé le cadavre, passe par une assez longue scène dénuée de paroles, où le dispositif musical autour du Boléro se met en place, tout d’abord de manière extrêmement minimaliste comme de juste, la partition commençant à faire intervenir la mélodie à mesure que le bucheron, intrigué, trouve un chapeau de femme, puis un bonnet de samouraï, enfin le cadavre. La caméra d’Akira Kurosawa, toujours virtuose, joue des contrastes dans le cadre de la forêt, et est toujours ou presque en mouvement, accompagnant la marche du bucheron sous tous les angles, l’homme se fondant régulièrement dans les branches et les feuilles, d’abord selon le rythme relativement lent de sa marche, puis, une fois qu’il a trouvé le cadavre, au rythme de sa fuite paniquée – qui le rend presque indiscernable dans ce cadre complexe… Les témoignages du moine, puis du policier qui a capturé un brigand, sont autrement plus brefs, et usent d’un dispositif qui sera systématiquement repris ensuite, alternant flashbacks au cœur du propos et dépositions statiques, face caméra, devant le spectateur fait juge – seuls les témoins en train de déposer parlent (même si l’on aperçoit, au fond, les témoins précédents, immobiles et silencieux) ; ils répètent cependant parfois les questions du juge, mais on n’entend jamais ce dernier, ce qui renforce l’identification, et constitue d’emblée une mise en abyme du propos.

 

Puis se succèdent les trois témoignages essentiels. Le premier est celui du brigand, Tajōmaru – incarné par Toshirō Mifune, qui jouera souvent pour Kurosawa le rôle de semblables canailles, et dont le cabotinage hystérique est déjà délicieux. Tajōmaru commence par contester le rapport fait au juge par le policier qui l’a arrêté – mais par pour l’essentiel : en fait, il se reconnaît très vite coupable du meurtre, et dit savoir qu’il sera condamné à mort ; ce qu’il n’admet pas, c’est que le policier prétende que le brigand a été désarçonné de son cheval… Indice, sans doute, des difficultés qui vont suivre. Car Tajōmaru admet bien le viol et le meurtre : dans le récit qu’il fait au juge-spectateur, il ne dissimule en rien sa culpabilité, et même, à certains égards, la revendique.

 

Et c’est là, sans doute, au-delà du seul fait que les divers témoignages ne concordent pas, que réside toute la difficulté du récit global, qui plonge les trois hommes assis sous la porte de Rashō dans la plus profonde perplexité. Devant une cour de justice, après tout, on s’attend bien à ce que les coupables, et d’autres aussi peut-être, mentent… Rien d’exceptionnel à cela. Le problème, ici, est que les trois témoignages successifs, du brigand, de la femme, puis, enfin, de son époux par-delà la mort, soient à leur manière des aveux, revendiquant chacun la commission du meurtre !

 

Tajōmaru, en effet, raconte qu’il ne comptait pas, à la base, tuer l’homme – « seulement » violer la femme… ce qu’il fait bel et bien sous les yeux de son époux ligoté par ses soins. Mais, après coup, la femme lui dit qu’elle ne saurait vivre alors que deux hommes ont connaissance de sa « honte ». Le brigand, qui affiche un certain sens de l’honneur, aurait alors libéré l’époux, avec lequel il aurait eu un duel au sabre furieux (par ailleurs très dynamique, mais d’une manière guère « esthétisée » au sens où on l’entend d’habitude – l’idée est plutôt de faire ressortir la sauvagerie de l’affrontement, sans lui ôter pour autant sa dimension épique), le brigand remportant en définitive la partie au vingt-troisième assaut… Mais le juge (que l’on n’entend pas, on n’a conscience de ceci qu’au travers du témoignage de Tajōmaru tel qu’il est rapporté par le bucheron) soulève une question témoignant d’une possible invraisemblance : qu’en est-il de la précieuse dague de la femme ? Le brigand dit qu’elle avait certes de la valeur… mais qu’il l’a « oubliée », et que ce serait là sa plus grande erreur en cette affaire.

 

Suit le témoignage de la femme (Machiko Kyō – également connue, un peu plus tard, pour son rôle dans Les Contes de la lune vague après la pluie, de Kenji Mizoguchi ; les deux films insistent sur sa beauté sans pareille, mais on avouera que les critères en la matière sont sans doute bien différents pour un spectateur occidental…). Or celle-ci, au fil d’une déposition éplorée, effondrée dans son luxueux kimono, raconte une histoire bien différente de celle du brigand – à partir, du moins, du viol, le point de divergence essentiel intervient toujours après. À l’en croire, le brigand avait immédiatement quitté les lieux, abandonnant le couple sans un autre regard en arrière. Après quoi la femme, cherchant du réconfort auprès de son époux, n’a obtenu de sa part qu’un mépris glacé (et silencieux – sauf erreur, le samouraï ne dit pas le moindre mot à cette occasion ; par contre, c’est sans doute le moment du film où la parenté de la bande originale avec le Boléro de Ravel est la plus flagrante, pour un effet optimal) ; ne pouvant supporter ce rappel impitoyable de sa « honte », elle en serait venue à tuer elle-même son époux de sa dague… Après quoi elle aurait tenté de se suicider, sans y parvenir.

 

Vient alors le témoignage du mort lui-même (Masayuki Mori), passant par le truchement d’une sorcière à la voix impossible – évoquant un murmure étouffé et androgyne –, lancée dans une danse obscène et macabre : l’effet tant visuel que sonore est splendide et ô combien inquiétant… Le défunt (et les morts ne peuvent pas mentir, c’est notoire – sinon, qu’en serait-il de ce monde si odieusement pervers ?) rapporte que Tajōmaru, après avoir violé la femme, lui a demandé, fou amoureux, de l’accompagner – il ferait n’importe quoi pour elle… Mais la femme, réceptive – au grand dam de son époux –, demande au brigand de tuer ce dernier. Toujours en raison de sa « honte »… Mais le brigand est choqué par cette exigence, et offre au samouraï de tuer lui-même l’épouse infidèle s’il le souhaite. Mais celle-ci prend la fuite, et Tajōmaru ne parvient pas à la rattraper. Il revient auprès de l’époux trahi et le libère, avant de s’en aller à son tour. Le samouraï, rongé par le chagrin devant cette ultime déconvenue, se suicide alors à l’aide de la dague abandonnée par son épouse… dague qu’on ne retrouvera cependant pas sur son cadavre.

 

L’histoire ne s’arrête cependant pas là – sous la porte de Rashō, le bucheron (Takashi Shimura), extrêmement décontenancé par cette affaire depuis sa première apparition à l’écran, craque et affirme enfin à ses comparses de circonstance que les trois ont menti ! Car il a en fait vu ce qui s’est passé – il n’a pas seulement trouvé le cadavre, ainsi qu’il le racontait, désireux de « ne pas avoir d’ennuis »… Et nous avons donc ici un homme qui prétend raconter enfin la vérité, mais que l’on sait avoir menti lors de son témoignage devant la cour ! Il reprend l’image d’un Tajōmaru fou amoureux après le viol ; mais, à l’en croire, la femme ne s’est pas montrée réceptive – loin de là, elle lui a échappé pour libérer son mari… mais celui-ci s’avère un couard, refusant le combat avec le brigand prêt à fondre sur lui, au motif qu’il n’a que mépris pour cette « catin », et n’entend pas risquer sa vie pour elle. Celle-ci explose alors d’une rage mêlée de dépit, exposant combien les deux hommes sont des pleutres et des minables… La honte, ressentie cette fois par les deux hommes, les amène bel et bien à se battre (ce qui terrifie la femme, quoi qu’elle ait pu en dire), mais le duel n’a alors rien à voir avec la joute épique décrite par Tajōmaru lors de sa déposition : le brigand et son « rival » combattent malgré eux, et la peur au ventre, qui déforme leurs traits en un hideux rictus… Si leur duel est chorégraphié, il a cependant quelque chose d’une pantomime bien éloignée des canons héroïques – les hommes se tournent autour sans savoir comment frapper, battant en retraite au moindre geste un peu plus prononcé de l’adversaire, et ils en viennent même tous deux, chacun son tour, à perdre leur sabre – n’ayant plus alors d’autre recours qu’une fuite éperdue contre l’ennemi tentant de saisir sa chance : ils reculent, courent, trébuchent régulièrement, se trainent au sol, tandis que leur respiration devient de plus en plus frénétique, la peur suintant de tout leur corps… Le brigand l’emporte enfin, mais son prétendu « vingt-troisième assaut » n’a rien de la botte d’un habile escrimeur : il ne soumet le samouraï que par chance, et sa mise à mort tient de l’exécution impulsive, accomplie dans l’effroi et la douleur…

 

 

Mais que penser de cette ultime version ? La crédibilité du bucheron est quelque peu entamée par son mensonge initial… et le roturier/brigand ne manque pas de relever que, même dans cette dernière version, une inconnue demeure : qu’en est-il de la dague de la femme ? Le bucheron a passé cet élément sous silence… et pour cause : le rustre comprend sans peine que c’est le bucheron qui l’a volée ! Les omissions, en définitive, sont donc peut-être aussi importantes que les divergences plus palpables… Et chaque personnage, sans doute, a ses raisons de raconter une histoire différente des autres. Ces motivations divergentes sont complexes, à l’aune des subtilités de la psyché humaine et des conditionnements culturels, au-delà des seuls soucis dus à la perception des faits et à leur récit ultérieur. Et le mensonge en est-il un, s’il n’est pas conscient ? La vérité n’en est que plus difficile à saisir… au point d’en devenir par essence illusoire.

 

Mais le bucheron aura l’occasion de se racheter en définitive – apport propre à Akira Kurosawa, tranchant sur le scepticisme et la dureté des deux nouvelles de Ryūnosuke Akutagawa. Les trois hommes entendent un bébé gémir non loin – à l’évidence abandonné par ses parents. Le roturier/brigand, sans plus d’états d’âme, s’empare des pièces de tissu enrobant le nourrisson – quand le bucheron lui reproche ce geste abject, il n’entend guère accepter de leçon de la part de cet homme qui a lui aussi commis un vol : de quel droit pourrait-il le juger ? Le vol leur a été à tous deux profitables – ils sont pauvres, alors pourquoi laisseraient-ils à un inconnu le privilège de gagner quelques piécettes à leur place ? On rejoint ici, enfin, le propos de la nouvelle « Rashōmon »… Le moine s’empare du bébé, et le bucheron lui suggère de le lui donner ; le moine, considérablement affecté par tous ces témoignages, la sensation de mensonge permanent, les motivations moralement douteuses de tout un chacun, la cruauté de ce monde enfin (rappel que la période Heian a été riche de guerres civiles, d’épidémies, de famines et autres catastrophes – thème déjà apparu une première fois au tout début du film et illustré avec majesté par le décor de la porte de Rashō en ruines ; inévitablement, cela m’a fait penser aux Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chōmei, superbe texte datant du début du XIIIe siècle, et donc un peu postérieur au cadre de Rashōmon), s’indigne de ce que le bucheron entende ajouter à la liste des crimes du jour quelque action moralement douteuse impliquant le bébé – sans doute, en fin de compte, entend-il lui aussi en retirer un bénéfice… Mais le bucheron dit avec candeur (mêlée de honte pour ses mensonges exposés au grand jour) que ses intentions sont tout autres : il élève déjà six enfants, un septième n’y changera pas grand-chose… Le moine retrouve alors sa confiance en l’homme, et confie le nourrisson au bucheron au bon cœur – et les deux hommes, rassérénés par cet ultime et inattendu développement, quittent l’abri de la porte de Rashō, la pluie ayant enfin cessé, et le soleil éclatant laissant augurer de la possibilité d’une vie honorable et emplie de compassion, au milieu des cruautés inhérentes à l’existence et du caractère impalpable de la réalité…

 

Film ô combien habile, tant dans son propos que dans sa mise en scène, nécessairement virtuose, Rashōmon est une brillante réussite de tous les instants, un de ces films à part qui touchent à la perfection. Son importance historique certaine ne doit pas dissimuler sa superbe technique autant que narrative, qui la justifie ; le sujet a par la suite souvent été repris, mais avec un tel brio ? Rashōmon est bien un chef-d’œuvre, un des très grands films du génial Akira Kurosawa – probablement un de mes préférés, d’ailleurs (même si, à mon sens, Ran est sans doute encore plus époustouflant). Je vais peut-être essayer de causer d’autres grands films japonais dans les temps à venir – révisons, révisons…

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Jessica Jones (saison 1)

Publié le par Nébal

Jessica Jones (saison 1)

Marvel’s Jessica Jones, saison 1 (treize épisodes), 2015

 

Au cas où, SPOILERS probables…

 

Très agréablement surpris par l’adaptation en série télé (enfin, sur Netflix) de Daredevil, j’étais curieux de tenter d’autres choses dans ce goût-là. Or, parallèlement à la série consacrée à Matt Murdock, Marvel et Netflix ont lancé un ambitieux programme plus ou moins centré sur le quartier de Hell’s Kitchen, et destiné à mettre en scène plusieurs super-héros dans une optique globalement « street level » (me semble que c’est comme ça qu’on dit ?), dans un véritable univers partagé autorisant bien des passerelles, voire de véritables crossovers, d’une série à l’autre ; on a ainsi annoncé une série consacrée à Luke Cage, et, ai-je cru comprendre, une autre à Iron Fist (forcément ?). Mais, en attendant, la deuxième série de cet ensemble a donc été consacrée à Jessica Jones, personnage sans doute bien moins célèbre – et bien plus récent, faut dire.

 

À vrai dire, je ne connaissais pas le moins du monde ce personnage quand je me suis lancé dans le visionnage de la série qui lui est consacrée – du fait de bons à très bons échos, globalement, outre ma curiosité attisée par la réussite de Daredevil. Tout au plus savais-je qu’elle était apparue dans une série du nom d’Alias – rien à voir avec la série télé du même nom – sous la plume de Brian Michael Bendis (que j’ai surtout apprécié pour ses vieux polars en noir et blanc, Torso, Jinx et Goldfish, qui mériteraient bien d’être réédités de par chez nous – mais ça tombe bien, Jessica Jones jouant clairement dans cette catégorie, au-delà de la thématique super-héroïque pour le coup « déplacée » pour en faire quelque chose d’inattendu et plutôt intéressant) et le crayon de Michael Gaydos. Mais au-delà ? Rien. Ceci étant, il n’est pas dit que ce soit forcément un handicap, cette série télé prenant visiblement quelques distances avec le matériau de base (malgré la présence de Bendis en consultant ? Probablement bien plus que pour Daredevil, en tout cas – ultra-violence mise à part… On notera au passage que celle-ci n’est somme toute guère de mise ici, en dépit de quelques rares exceptions – par contre, il y a bien plus de fesses, même si rien de frontal ; malédiction inhérente aux personnages féminins ?).

 

Jessica Jones, donc, est une détective privée (ça n’arrive pas forcément tous les jours), nécessairement alcoolique et vulgaire, et dont la vie est passablement merdique (elle est interprétée par Krysten Ritter, que je trouve plus que correcte dans le rôle, en dépit du fait qu’elle souffre elle aussi du syndrome de la bouche toujours ouverte ; mais son physique bien éloigné des inévitables poupées Barbie auxquelles on confie usuellement les rôles titres – même si elle n’est certainement pas dénuée de charme –, ainsi que sa vulgarité plus authentiquement punk que naïvement punkette, collent bien au personnage, ou du moins en créent un de parfaitement convaincant). Il se trouve qu’elle dispose de superpouvoirs (essentiellement une force surhumaine, et une habilité parfois fort utile à faire des sauts improbables), mais c’est une chose qu’elle vit très mal – et, contrairement à tous ses « collègues » ou presque, elle n’a nullement l’intention d’enfiler un costume craignos pour coller des super-tatanes aux super-vilains… Dans la BD, elle avait semble-t-il un passé de justicière costumée, mais je n’ai pas l’impression que ce soit vraiment le cas ici (en dehors, peut-être, de quelques vagues allusions comme quoi elle aurait « essayé », mais non, décidément, non).

 

Par contre, elle a bel et bien eu maille à partir avec un beau spécimen de super-vilain, mais débarrassé lui aussi de l’attirail costumé : il s’agit du redoutable Kilgrave, inspiré par le personnage Marvel de l’Homme-Pourpre tout en en prenant ses distances sur bien des points, et joliment interprété ici par le fantabuleux David Tennant (je ne vous ferai pas l’affront de citer son rôle crucial du côté des séries télé…), qui s’amuse visiblement comme un petit fou à incarner un gros, gros connard, pour un résultat pleinement convaincant. C’est même probablement le plus gros atout de cette première saison… D’autant que Kilgrave dispose lui aussi d’une faculté anormale, d’un « don », et non des moindres : il peut, de sa voix, prendre le contrôle de qui que ce soit, ordonnant alors à ceux qui ont le malheur de se trouver à portée de commettre les actes les plus atroces (avec une prédilection pour le meurtre et plus encore l'automutilation et le suicide). Chose qu’on ne sait pas forcément au tout début – on ne sait alors qu’une seule chose : Jessica Jones souffre d’un syndrome de stress post-traumatique, qui suscite régulièrement des hallucinations et des cauchemars, et qu’elle ne peut tenter de combattre qu’en récitant vainement la litanie des rues de son enfance… Mais, bien sûr, Kilgrave revient – il n’allait pas se cantonner au rôle de fantasme ! Et sa perversité – dont on verra l’origine, dans des passages plus ou moins convaincants – l’amène bientôt à monter toute une série de plans plus tordus les uns que les autres, afin de « relancer » sa relation intime avec Jessica ; qui devra l’aimer, et/ou souffrir… C'est ainsi un lien tout personnel qui fournit le moteur de la série, chose très appréciable.

 

Et, du coup, une banale enquête sur une disparition – au cours de laquelle Jessica sauve une jeune fille du nom de Hope Schlottman (Erin Moriarty, vite insupportable…) – vire bientôt au cauchemar le plus névrotique : Kilgrave, une fois de plus, a attrapé Jessica dans ses filets… Et celle-ci est d’autant moins en mesure de l’affronter qu’elle est bouleversée par les horreurs que son « maître » lui a fait commettre jadis.

 

Il existe d’autres personnages récurrents – mais plus ou moins réussis… Du côté des plus intéressants, je relève, et c’est tout particulièrement appréciable, Luke Cage (Mike Colter, doté d’une solide présence dépassant le seul physique de colosse, et bénéficiant ainsi d’un vrai charisme), qui entretient une relation aussi passionnée que houleuse avec notre détective – je n’ai aucune idée de ce que pourra donner la série basée sur ce personnage, mais ça me donne un a priori plutôt positif. Un rôle plus secondaire m’a également parlé : le personnage de Malcolm Ducasse (Eka Darville), que l’on découvre en junkie mais versant plutôt rigolo, autorisant dans les premiers épisodes des gimmicks clairement axés comédie, puis que l’on voit sombrer de plus en plus dans l’horreur de l’addiction… mais qui s’avèrera en définitive le personnage le plus positif de la série, sans que le contraste verse dans la caricature – à mes yeux tout du moins.

 

D’autres, hélas, sont plutôt ratés... ou peut-être plus exactement « frustrants », tant on devine en eux un potentiel certain, mais qui ne parvient, pour le moment en tout cas, pas du tout à briller – quand ce n’est pas carrément le contraire… Il en va ainsi de Patricia Walker, autrefois « Patsy », maintenant « Trish », animatrice de talk-show après avoir été une grande star de la télé quand elle était encore gamine – elle est en fait la demi-sœur de Jessica Jones, adoptée après le terrible accident de la route qui a provoqué la mort de ses parents et de son petit-frère… et qui a probablement « révélé » ses étonnants pouvoirs, d’une manière qui reste ambiguë tout au long de la série (à ceci près que les tout derniers développements de cette première saison mettent en place un fil rouge à ce sujet, pour une éventuelle deuxième fournée). Trish est ainsi la meill… la seule amie de Jessica Jones, et a l’ambition parfois envahissante de faire le bien, ou de pousser Jessica à le faire. Il y a incontestablement du potentiel dans ce personnage à part et, finalement, tout aussi improbable qu’une super-héroïne (ce qu’elle a semble-t-il été dans de vieilles BD de la Marvel, mais je n’ai pas creusé le sujet ; on suppose cependant qu’elle pourrait bien vouloir endosser ce rôle…) ; pour le moment, hélas, je ne le trouve guère bien servi… D’autant que – même si cela se justifie sans doute, dans un jeu d’opposition –, elle adopte bel et bien pour sa part une allure ô combien lisse de poupée Barbie, ce qui, si l’on y ajoute une interprétation bien mollassonne de Rachael Taylor, la vide bientôt de tout charisme – quant aux scènes où elle veut jouer à la super-héroïne, qui auraient pu être fortes, ou du moins drôles, elles se contentent la plupart du temps d’être bien prosaïques et bien ternes, et parfois à la limite du ridicule… Le pire rôle de la saison, dans son entourage d’ailleurs, est cependant celui de Will Simpson (Nuke dans l’univers Marvel, interprété ici horriblement par Wil Traval), flic au passé trouble, qui s’avère bien vite parfaitement insupportable – au-delà du seul fait qu’il s’agit à l’évidence d’un gros, gros connard. Au rang des personnages ratés ou du moins frustrants, il faut enfin mentionner Jeri Hogarth (Carrie-Anne Moss, bien loin de Matrix ; le personnage était semble-t-il masculin à l’origine), monstre froid d’avocate talentueuse, qui vire bien trop vite à la caricature, que ce soit dans l’exercice de son métier, ou dans ses relations lesbiennes tumultueuses – avec un divorce forcément éprouvant en cours. Dommage : là encore, il y avait sans doute de quoi faire…

 

Mais cette frustration a été un sentiment récurrent lors de mon visionnage de cette série. Car, si Jessica Jones abonde en bonnes idées et parfois en scènes très efficaces, jouant sur des twists joliment tordus et authentiquement surprenants mais pour le mieux, elle croule aussi sous les idées… moins bonnes, disons gentiment, voire les scènes odieusement ratées, et les twists vraiment beaucoup trop tordus pour qu’on les gobe, avec en prime des coïncidences qui exigent beaucoup trop de la suspension volontaire d’incrédulité du spectateur, et, inévitablement peut-être, un abus du deus ex machina qui, à l’occasion, fait passablement soupirer… Notamment sur le tard, d’ailleurs – au début, ça va. Mais du coup, si j’ai retenu une chose de Jessica Jones, c’est ainsi son caractère foncièrement inégal – qui a pu me rappeler, dans un tout autre genre et il y a pas mal de temps de cela, mon visionnage de Battlestar Galactica, mais peut-être encore un degré au-delà : on y trouve de même le pire comme le meilleur, et l’on passe sempiternellement de l’un à l’autre, parfois sans la moindre transition… Il y a à l’occasion des scènes tout à fait brillantes, oui : quand Kilgrave débarque au commissariat, par exemple, ça marche très bien, pas de doute à ce sujet (ce sont d’ailleurs assez souvent les utilisations les plus inventives du don de Kilgrave qui débouchent sur les scènes les plus enthousiasmantes) ; mais bien d’autres tournent complètement à vide – comme, presque systématiquement, toutes celles impliquant Simpson, ou, sur le tard, les parents de Kilgrave, qui apparaissent comme par magie – on nous fait un peu trop souvent le coup des « intuitions » de la brillante détective pour que cela convainque véritablement, surtout quand tout cela se montre aussi « simple » en définitive, la vraisemblance n’y survivant pas… Il faut aussi y ajouter du mélo on ne peut plus soap, inévitable sans doute, mais pour le coup souvent très pénible – gâchant, donc, le potentiel de bien des personnages, y compris le rôle-titre…

 

Par ailleurs, la réalisation est globalement très plan-plan, parfois même foireuse – et tout particulièrement pour ce qui est des scènes d’action. Bon, on ne va pas se leurrer, hein : sous cet angle, Jessica Jones n’a somme toute rien à voir avec Daredevil ; il y a beaucoup moins d’action au sens le plus bourrin, beaucoup moins de scènes de combat notamment – ce qui, en soi, n’est pas forcément un problème, hein : l’à-propos de la série implique sans doute qu’on limite cette dimension, en comparaison. Mais le fait est que ces scènes ne sont pas seulement rares : elles sont aussi à peu près systématiquement ratées… En fait, c’est le cas d’à peu près toutes les séquences où Jessica Jones use de ses superpouvoirs : le gimmick de la détective qui pète des cadenas est vaguement amusant pendant un temps, puis clairement saoulant à force de tourner dans le vide ; mais, surtout, les coups qu’elle porte à ses adversaires, ou les sauts surhumains qu’elle réalise à l’occasion, sont à peu près systématiquement gâchés par des ralentis malencontreux – qui pètent le dynamisme des séquences, mais aussi qui, pire encore, confèrent à la série, bien loin de son supposé réalisme noir – par ailleurs son principal atout, au-delà de la personnalité de Kilgrave –, une invraisemblable kitscherie pour le moins navrante… Pourtant, une des premières scènes d’action de la série – Luke Cage et Jessica Jones baratant des petites frappes dans le bar du premier – était plutôt réussie, en étant à la fois vivante et drôle, finalement… Mais, par la suite, on ne trouve plus rien de la sorte.

 

Bilan très mitigé, donc. J’ai regardé la série jusqu’au bout, hein, mais en soupirant parfois… Je ne prétendrai tout de même pas le contraire, j’ai parfois vibré à l’occasion de scènes bien vues, à même de m’inciter à poursuivre malgré tout. Regarderai-je une éventuelle deuxième saison ? Très franchement, je n’en sais rien… Une chose m’effraie d’ailleurs tout particulièrement : Kilgrave étant le gros atout de cette première saison, et entretenant une relation aussi intime avec Jessica Jones, j’ai du mal à voir comment une suite potentielle pourrait se dégager de sa mainmise et rester au pire « à la hauteur »…Quant aux autres séries parallèles, peut-être ; j’ai plutôt apprécié, ici, le personnage de Luke Cage, donc – mais en me demandent bien ce qu’une série à sa gloire pourra donner… Et peut-être, à terme, faudra-t-il aussi prendre en compte la dimension « crossover » ? Il n’y a pas grand-chose pour le moment, mais, je ne prétendrai pas le contraire, l’apparition de Claire Temple (Rosario Dawson) dans le dernier épisode m’a plu (on y croise aussi brièvement la proc au masque d’Innsmouth de la deuxième saison de Daredevil, c’est plus anecdotique…) ; dernier épisode qui, par ailleurs, figure dans la sélection des Hugo 2016, ce que je m’explique mal – d’autant que, ces quelques éléments mis à part, je l’ai globalement trouvé tout particulièrement pénible…

 

Reste donc l’image d’une première saison frustrante – à la limite à vrai dire du gâchis… Du moins à la considérer après coup et dans son ensemble : sur le moment, globalement, ça marche ; mais ça se contente de marcher… Dommage, tant les personnages, les centraux comme ceux de leur périphérie, avaient tout pour me plaire. On verra…

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Lifeboat, d'Alfred Hitchcock

Publié le par Nébal

Lifeboat, d'Alfred Hitchcock

Réalisateur : Alfred Hitchcock

Année : 1944

Pays : États-Unis

Durée : 96 min.

Acteurs principaux : Tallulah Bankhead, Walter Slezak, John Hodiak…

 

Mon ciné-club familial périgourdin ne me laisse pas forcément beaucoup de choix quant à la programmation, mais je me suis autorisé quelques virées plus personnelles avec des films pas tout jeunes. Il y a peu, je vous avais ainsi parlé de mon revisionnage de La Corde, d’Alfred Hitchcock, fameux film « à dispositif » (en l’espèce, il s’agissait donc de l’illusion d’un plan-séquence unique courant sur tout le métrage). J’avais noté alors que c’était une des choses qui me fascinaient le plus chez Hitchcock, cette conciliation peut-être trop rare de l’art et du divertissement ; il ne s’agit justement pas de dire que ces deux dimensions sont exclusives, comme c’est trop souvent le cas – mais bien qu’un authentique artiste saura parfaitement produire un film offrant un beau spectacle au premier degré disons, sans pour autant s’imposer nécessairement les codes quelque peu fainéants du « film familial », qu’il sera bien au contraire en mesure de transcender – éventuellement au regard d’un défi technique, ou plus généralement d’un jeu sur les contraintes. Le cinéma de Hitchcock fournit bien des exemples de cette double ambition – si La Corde en est peut-être le plus radical exemple dans la filmographie du maître, c’est néanmoins un aspect que l’on retrouve dans bon nombre de ses films ; pour en citer parmi les plus célèbres, Fenêtre sur cour et Psychose, notamment, jouent bien dans cette catégorie. Mais cela vaut pour d’autres films, moins connus peut-être, même si pas forcément confidentiels pour autant – et par ailleurs pas moins bons dans bien des cas.

 

Et donc Lifeboat, antérieur à tous ceux que j’ai cités – mais qui est peut-être bien un des exemples les plus flagrants de cette approche. En fait, dès la rédaction de mon compte rendu de La Corde, je savais qu’il me faudrait revenir sur celui-ci… Il y a d’ailleurs une vague parenté entre les deux films – par exemple la collaboration entre Hitchcock et le scénariste Ben Hecht, non crédité ici mais qui a travaillé sur les deux films, entre autres ; on peut aussi mentionner le cas de Hume Cronyn, qui était à la fois acteur et scénariste : il joue dans Lifeboat, mais a participé à l’adaptation de la pièce de théâtre Rope’s End ; enfin, et de manière plus visible, les deux films jouent d’une certaine manière des codes du huis-clos, même si c’est joliment paradoxal dans le cadre de Lifeboat.

 

Lifeboat ne figure certes pas parmi les films les plus célèbres d’Alfred Hitchcock… et, à mon sens, c’est bien dommage : parce que ce film, pour avoir été boudé à sa sortie (le contexte y étant pour beaucoup, j’y reviendrai bien sûr), ne me paraît pas moins fréquentable que nombre des plus fameux chefs-d’œuvre de Hitch ; en fait, au-delà de ce caractère relativement confidentiel (qui lui fut imposé…), je n’hésiterai pas à dire que c’est un de mes films fétiches dans toute la carrière de l’indépassable réalisateur – un beau témoignage de son art, combinant défi technique, et écriture et réalisation virtuoses, reposant notamment sur un story-board d’une précision jusqu’alors inouïe et des dialogues touchant à la perfection, sublimés par une direction d’acteurs mémorable ; et, cerise sur le gâteau mais qui lui avait pourtant considérablement nui à l’époque, il se montre aussi rudement malin, plus subtil qu’on ne pourrait le croire dans son propos, et enfin délicieusement dérangeant…

 

Le pitch est pour le moins alléchant – et, par ailleurs, on le doit à quelqu’un de notable, et c’est peu dire : ni plus ni moins que John Steinbeck. Lifeboat est en effet l’adaptation d’une nouvelle du célèbre auteur de Des souris et des hommes et Les Raisins de la Colère, et c’est dans un premier temps lui-même qui a travaillé sur son adaptation… avant de jeter l’éponge… et, en définitive, de demander (vainement) que son nom disparaisse du générique – car Hitchcock et ses collaborateurs sur le scénario (Jo Swerling et Ben Hecht) avaient entretemps passablement changé la donne, et même trahi (mais pour le mieux en ce qui me concerne) le propos initial du récit…

 

Nous sommes en pleine Deuxième Guerre mondiale. Les journaux croulent sous les nouvelles évoquant des bateaux américains (entre autres) torpillés par les redoutables sous-marins allemands. Hitchcock y voyait un bon sujet pour un film, qui pourrait tout à la fois raconter une histoire selon son goût (avec le défi technique inhérent, très vite), tout en constituant sa contribution à l’effort de guerre. Car il ne fait aucun doute que Lifeboat, à la base, est conçu comme un film de propagande. Mais Hitchcock va tourner la chose à sa manière, et dépasser ainsi les attentes simplistes inhérentes à ce caractère « engagé »…

 

Le film commence sur un plan mystérieux, où l’on voit de nombreux objets, très divers, flotter dans l’eau – et bientôt on y devine des cadavres… C’est qu’un bateau américain a été torpillé par un sous-marin allemand ; et si celui-ci a fini par couler à son tour, il n’en a pas moins eu le temps de prolonger le massacre en visant délibérément les canots de sauvetage…

 

Il en reste un, cependant ; et le défi technique de Lifeboat consistera justement à en faire l’unique décor du métrage, sur une heure et demie. Le film est tourné en studio (on sait combien Hitchcock détestait les extérieurs, mais pouvait-il de toute façon faire autrement en l’espèce ?). Il y avait donc un plateau unique, avec un canot dans un réservoir, dont l’eau bouillonnait régulièrement, c’est peu dire, les ventilateurs se mettant alors également de la partie : les acteurs (ce « bétail » ?) ont du coup mouillé la chemise, pour le moins ; à vrai dire, le traitement que leur a imposé Hitchcock confine au sadisme ! Mais le résultat est là et bien là… Enfin, le fond – la mer et le ciel – était projeté sur un écran en arrière-plan (l’illusion fonctionne très bien, globalement – ce procédé dangereux est remarquablement employé ici). Le principe est que la caméra ne doit jamais quitter le bateau (même si, en de rares occasions, Hitch « triche » un peu – comme il le fera dans La Corde, en fait). Mais cette approche, du fait du pitch et des conditions de réalisation, débouche sur une ambition et un résultat étonnants : le film, alors qu’il se déroule dans un environnement par essence ouvert (mais le principe de la caméra à bord du canot interdit peu ou prou les plans larges affirmant cette dimension), fonctionne parfaitement comme un huis-clos…

 

Entrent donc en scène les personnages, qui, en s’accumulant dans cet espace extrêmement réduit (bien plus d’ailleurs que pour la plupart des huis-clos plus conventionnels) où ils s’entassent littéralement les uns sur les autres, fournissent la base du drame psychologique au cœur de Lifeboat (et compensant de manière appréciable son caractère initial d’œuvre de propagande). Le projet de Steinbeck était de faire une ode à l’unité du peuple américain, rassemblé dans sa diversité ; le résultat final s’éloigne pourtant régulièrement de cette base… car, comme de juste, les personnages à bord ne cesseront de se déchirer. Par ailleurs, le rôle principal – ou plus exactement le seul à avoir été confié à une star, le reste de la distribution est autrement plus confidentiel – est sauf erreur un rajout de Hitchcock au pitch de Steinbeck, et un rajout bienvenu : Tallulah Bankhead, diva théâtrale, crève littéralement l’écran dans son interprétation magistrale de Connie Porter, une journaliste sophistiquée et passablement cynique (l’idée était de placer dans ce canot de sauvetage la personne qui y serait le plus incongrue – ce qui valait à vrai dire tant pour l’actrice que pour le personnage incarné…), personnalité hautement complexe cependant, merveilleusement mise en valeur par des traits de caractérisation bienvenus, et quelques gimmicks savoureux (ainsi de ses innombrables répliques brodant autour d’un définitif « J’en ai parmi mes meilleurs amis… »). Elle est au départ seule dans le canot – avec ses valises, son coûteux manteau de vison, sa machine à écrire, son appareil photo… Mais elle est bientôt rejointe, notamment par son antagoniste Kovac (John Hodiak), le plus ou moins communiste, prolétaire jusqu’au bout des ongles en tout cas, par ailleurs porté sur l’autorité et les solutions radicales (c’était – sans surprise ? – le personnage point de vue dans la nouvelle de Steinbeck). Puis par d’autres figures encore, toutes ayant leur place dans ce microcosme étouffant : William Bendix joue Gus Smith (anciennement Schmidt…), marin mais surtout danseur émérite, en mauvaise passe ; la jeune première Mary Anderson incarne l’infirmière fragile Alice MacKenzie ; le vieux Henry Hull endosse le rôle de Charles D. Rittenhouse, richissime homme d’affaires incarnant l’ « American way of life » versant succès, ce en quoi il s’oppose sans doute, plus encore qu’à Kovac, à Stanley « Sparks » Garrett (Hume Cronyn), marin lambda et Américain moyen ; et il y a même à bord de ce canot – soyons fous – un Noir, George « Joe » Spencer (incarné par Canada Lee), inévitablement réduit par les autres et peut-être aussi par lui-même, en réflexe, à des stéréotypes : le domestique, le musicien (la majeure partie de la bande son repose sur son pipeau, même si « Ritt » le lui emprunte à un moment), l’ex-voleur même, et surtout peut-être le croyant – c’est à vrai dire un personnage d’essence angélique, sans doute un brin naïf, mais peut-être bien le seul à se montrer irréprochable en définitive ; la scène où il s’étonne de ce qu’on lui offre généreusement de prendre part aux votes à l’instar de ses compagnons blancs vaut cependant son pesant de cacahuètes…

 

Ce petit monde, comme de juste dans un huis-clos, ne va pas tarder à se déchirer – notamment parce qu’ils repêchent bientôt un dernier naufragé… qui est un marin allemand (incarné par Walter Slezak, parfait)…

 

Oui, nous sommes en 1944, et Lifeboat est un film de propagande. Le projet de Steinbeck mettait donc l’accent sur l’union des rescapés américains, plutôt que de se focaliser sur l’adversité. Mais celle-ci, dès l’instant qu’elle est envisagée, ne peut s’autoriser la moindre équivoque : le marin allemand est un ennemi – il est, comme ça ne fait bien vite guère de doute, le « méchant » de l’histoire.

 

Et pourtant, les choses sont en fait beaucoup plus compliquées que ça... Car « Willy », le nazi (dont on comprendra au bout d’un moment qu’il n’était pas un marin lambda, mais bien le capitaine du sous-marin qui a agressé si sauvagement les Américains – la nouvelle de Steinbeck ne révélait semble-t-il rien à cet égard), est un personnage complexe lui aussi, et son rôle sur le canot amène bientôt tout un chacun à se poser tout un tas de questions désagréables, dont les réponses le sont plus encore – quand elles existent : ce n'est probablement pas toujours le cas... et cela ne fait qu’accroître les tensions à bord. Oui, c'est un salaud ; mais c’est un salaud habile, étrangement charismatique sous ses dehors de brave gars à la bonne bouille et à l’embonpoint marqué. Et son discours, de manière générale, s’avère bien plus réfléchi que celui des autres naufragés – ce qui les conduit immanquablement, mais le spectateur tout autant, à se demander si, d’une certaine manière, il n’aurait pas raison… Aïe !

 

Mais c’est ce qui en fait un des plus fascinants « méchants » du cinéma de Hitchcock – et peut-être même le meilleur (j'assume). Car, sous ses dehors bonhommes, il a plus que jamais, plus que tout autre, le charme du diable...

 

Mais du coup, le scénario retravaillé par Hitchcock, Jo Swerling, et Ben Hecht ne correspond plus guère, en définitive, aux attentes simplistes associées à un pur film de propagande. Oui, il est beaucoup plus compliqué que ça... et la critique, si elle n’a pas manqué d’admirer la technique virtuose du film – incontestable –, n’a pas non plus tardé à se montrer plus récalcitrante quant au fond du film (et Steinbeck de même, donc) ; certains sont même allés jusqu’à laisser entendre que Lifeboat avait un contenu « pro-nazi » ! Ce qui est bien d’une absurdité sans nom, mais témoigne des difficultés que soulevait le contexte...

 

Mais cela ne s’arrête pas là ; et peut-être les critiques ont-ils été en définitive encore plus choqués par cette terrible scène où l’unité voulue par Steinbeck à la base se réalise enfin, mais de la pire manière ; car, quand les « gentils Américains », confrontés au « salaud nazi », parviennent enfin à agir de concert, ils donnent l’impression d’une meute de loups – bien loin de tout héroïsme de pacotille, et de toute vaine gloriole patriotique, le lynchage de « Willy » s’avère douloureux, presque scandaleux (quand bien même la simple question de la survie le justifie sans l’ombre d’un doute, mais en évacuant les beaux principes, ce qui fait toujours mal) ; en fait, c’est probablement une des scènes de meurtre les plus insoutenables de tout le cinéma d’Alfred Hitchcock – anticipant peut-être la fameuse séquence de l’assassinat interminable dans Le Rideau Déchiré, rappelant combien la mise à mort de qui que ce soit, y compris un ennemi certifié et un salaud de première, est un geste horrible, et même terrible, et ô combien plus difficile à commettre que les exécutions rapides du cinéma hollywoodien classique ; de ces westerns par exemple où le méchant tombe dans le duel épique le confrontant au héros fort de son bon droit, mort en un coup, et c’est bien fait, et s’écroulant au sol sans plus de conséquences, en faisant un beau cadavre immaculé… C’est peu dire : cette scène cruelle laisse un goût amer en bouche. Une chose de plus, sans doute, expliquant l’hostilité de la critique quant au fond du film… Lifeboat, certes, ne s’arrête pas là ; et la toute fin, peu ou prou inévitable, relativise l’horreur de ce qui a précédé... encore que, une fois de plus, c'est sans doute plus compliqué que ça.

 

Et c’est sans doute la phrase qui résume le mieux Lifeboat, en fait : c’est plus compliqué que ça…

 

Toujours est-il que ces mauvais retours ont coulé (si j'ose dire, aha) le film à sa sortie... de manière profondément injuste et témoignant d'une vue bien courte. Compréhensible, cependant : le contexte autorisait-il une autre réaction ?

 

Mais de l’eau a coulé sous les ponts, heureusement, et on peut bien apprécier aujourd’hui Lifeboat pour ce qu’il est : un film que je n’hésiterai pas un seul instant à qualifier de magistral. Bien sûr, il est superbement filmé – le défi technique a été relevé haut la main, pour un résultat irréprochable – et, après tout, même les critiques les plus hostiles au film à sa sortie n’ont semble-t-il pas osé nier ce fait. Il est aussi merveilleusement écrit et interprété : les dialogues sont très forts, mais aussi très justes – participant pleinement de cette dimension de « drame psychologique », compensant (heureusement sans doute à nos yeux de spectateurs tardifs) la dimension purement propagandiste qui nous l’aurait probablement rendu indigeste. Et le résultat est d’autant plus appréciable qu’il se montre donc immanquablement troublant, délicieusement dérangeant…

 

Ce film, aujourd'hui, ne mérite que davantage qu'on s'y attarde – en oubliant les bêtes préventions (quand bien même fort compréhensibles du fait du contexte) qui lui ont nui à sa sortie.

 

Vraiment, j'aime beaucoup ce film – il m'épate à chaque fois.

 

(Et, pour conclure sur un plan plus accessoire et léger, c'est aussi le caméo le plus inventif et rigolo de toute la filmographie d'Alfred Hitchcock...)

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Daredevil (saison 2)

Publié le par Nébal

Daredevil (saison 2)

Marvel’s Daredevil, saison 2 (treize épisodes), 2016

 

Oui, il y aura probablement des SPOILERS dans ce qui suit, vous êtes prévenus…

 

La première saison de Daredevil, sur Netflix en 2015, avait vraiment constitué une bonne à très bonne surprise à mes yeux ; j’avais pas mal lâché l’affaire tant en matière de séries que de super-héros, et, sous ces deux angles, ça m’a bien donné envie de m’y remettre (même si, faute de temps disons, ça n’a pas forcément débouché sur grand-chose… pour le moment). Si l’ultra-violence affichée de la série avait pu me déconcerter (ceci étant, j’ai fait avec sans vraies difficultés dès l’instant que j’ai assimilé ce parti-pris, hein), j’avais été enchanté, globalement, par le rendu des personnages, bien dessinés (aha) et bien campés par des acteurs globalement bons à très bons – la cerise sur le gâteau résidant dans la qualité singulière de l’adaptation, qui parvenait à se montrer étonnamment fidèle, mais sans être servile pour autant, belle performance.

 

Dès lors, je ne pouvais qu’être alléché à l’idée d’une deuxième saison. Et, très vite, on a su quels personnages y figureraient – un duo de choc : le Punisher, et Elektra. Et là, je dois dire, malgré mon enthousiasme initial, j’étais globalement craintif… Parce que ces personnages, certes très bons sur le papier, a fortiori quand ils sont employés par les meilleurs auteurs du genre (Frank Miller bien sûr – créateur d’Elektra par ailleurs –, mais aussi, pour ce que j’en sais, Garth Ennis pour le Punisher), me paraissent aussi redoutables à mettre en scène, tant leur concept brillant s’accommode mal d’un traitement en demi-teinte, ne survivant pas à la moindre tentative d’édulcoration, et présentant par ailleurs toujours le risque de sombrer dans la caricature…

 

Mais ce sont bien, originellement, des personnages faits pour Daredevil – au sens premier du terme pour Elektra, créée par Miller dans son légendaire run du début des années 1980 et intimement liée à Matt Murdock (c’est peu dire), mais le Punisher y a également toute sa place (quand bien même il était déjà apparu ailleurs auparavant – sauf erreur dans Spider-Man, en tant que vilain) : l’intérêt de Frank Castle confronté à Matt Murdock en particulier – oui, au-delà des alias super-héroïques (la série en joue assez habilement, de même que des identités réelles) – réside dans une interrogation essentielle (mais courant toujours le risque d’être réduite à une fade parodie, donc…) sur la notion de justice (aveugle – forcément aveugle), autant que sur celle de droit, à distinguer de la précédente. En effet, le « Justicier dans la ville » Castle, incarnation ultime du vigilante brutal et qu’on qualifierait instinctivement de gros facho, secoue nécessairement les puces de Murdock, en le confrontant à ses contradictions : Daredevil a bien, lui aussi, au fond, son côté fascisant – peut-être inhérent au rôle même de super-héros, même si des décennies de traitement du thème ont bien montré que c’était sans doute un peu plus compliqué que ça –, dès lors qu’il endosse son costume, et quand bien même il ne saurait l’admettre devant quiconque ; mais, tout en se montrant ultra-violent, et limite tortionnaire dans ses interrogatoires, il ne franchit pas la (seule ?) ligne rouge du meurtre, au nom de principes plus ou moins bien définis, et plus ou moins pertinents : parce que catholique, parce que avocat et d’obédience assez clairement libérale, Murdock « ne finit pas le travail », ainsi que Castle lui en fait très vite le reproche… en le traitant nécessairement de « tapette ». S’agit-il alors d’hypocrisie de la part du démon de Hell’s Kitchen ? Or, au-delà même de ce questionnement des principes, il y a la réalité, concrète, terrible : Daredevil (qui, à la différence de bon nombre de ses comparses super-héroïques, exerce dans la rue, et souvent contre des criminels parfaitement humains, et non des super-vilains aux facultés surnaturelles – ce qui le rapproche probablement de Batman chez la Distinguée Concurrence) est contraint à affronter toujours les mêmes personnages, qu’il tabasse, assomme et envoie en taule – en attendant qu’ils en ressortent pour commettre exactement les mêmes crimes… et seules leurs victimes seront nouvelles. Fallait-il alors empêcher définitivement ces criminels de nuire à nouveau ? C’est bien entendu la rhétorique du Punisher, ou probablement plus encore celle de ses soutiens dans la société civile (aussi nombreux sans doute que ceux qui conspuent le faf)… Quoi qu’il en soit, ce triste sort ne différencie guère Daredevil, sous cet angle, des gens du commun, bien loin de toutes velléités super-héroïques : les flics d’Hell’s Kitchen, bien sûr, mais peut-être tout autant l’infirmière Claire Temple (Rosario Dawson, décidément très bien dans ce rôle – secondaire en termes d’apparitions à l’écran, essentiel au-delà), qui évoque sans détours ce problème… mais fait avec. Pourtant, sa nature même de vigilante devrait les en distinguer… Dès lors, Murdock est oppressé par une contradiction permanente, et ne peut s’en tirer (plus ou moins indemne, lui qui prend cher aussi bien au moral qu’au physique dans la série, ce qui n’est pas peu dire, et pour combien de temps encore ?) qu’en se raccrochant à des Principes Majuscules, ceux de la religion, et ceux du droit – qui ne supportent sans doute guère à terme l’examen critique tant ils deviennent leur propre justification : on ne peut que ressentir, de la manière dont c’est amené, une certaine gêne quand Murdock parle de « l’espoir » au cynique Castle… voire réserve en dernier ressort à Dieu le choix de l’instant où tout un chacun doit mourir. Ces principes, pourtant (qui sont largement les miens, hein, Dieu mis à part, je ne suis pas exactement un apôtre de l’autodéfense et de la justice sauvage…), se doivent d’être là, pour éviter que Daredevil, à l’instar du Punisher, tourne du justicier au criminel, ressemblant de plus en plus, meurtre après meurtre, à ceux-là mêmes qu’il est censé combattre…

 

La série joue bien de ces thématiques (plus complexes qu’elles n’en ont l’air, ma présentation est sans doute bien laborieuse…), et fait ainsi honneur au personnage du Punisher. Celui-ci, déjà adapté plusieurs fois au cinéma, ne s’y était alors guère montré sous son meilleur jour (en même temps, je dis ça, je crois n’en avoir vu que la version avec Thomas Jane, fade et lisse bisserie… Il y en a semble-t-il deux autres – la plus ancienne avec Dolph Lundgren…) ; mais il est vraiment brillamment campé ici, et superbement interprété par Jon Bernthal – j’assume pleinement le « superbement », j’avoue avoir été assez bluffé. Physiquement, ce Frank Castle-ci est sans doute assez éloigné du personnage de la BD, mais peu importe – au contraire, même, sa « gueule » contribue à la réussite de l’adaptation ; on devine forcément, au premier regard et sans le moindre cabotinage, que ce Frank Castle en a chié – mais sans caricature pour autant (voir à ce sujet, sans doute, les débats sur le trouble de stress post-traumatique qui « expliquerait », sinon « justifierait », sa croisade nécessairement psychopathe, aux yeux de ceux qui entendent se rassurer en affirmant la folie nécessaire du personnage). Et l’acteur est habité, qui se montre tour à tour – et sans que le passage d’un état à l’autre donne une impression d’artifice, ce qui n’était pas gagné – aussi inquiétant qu’émouvant. La maestria martiale du personnage, invraisemblable machine à tuer (il y a des scènes de combat et de fusillade proprement, ou plutôt salement, épiques, ça oui), n’est pas seule à le définir ; y participent tout autant ces échanges tendus (avec Daredevil alias « Red », avec Nelson et Murdock en tant qu’avocats, avec enfin Karen Page), où la haine et la certitude obstinée de la justesse de sa cause patinent à l’occasion, dans des éclats de voix brisée, dès lors que le passé, insupportable, doit refaire surface – ces scènes sont bien jouées, mais aussi remarquablement écrites : j’ai trouvé intéressant, ainsi, que le discours de Castle évoquant le massacre de sa famille soit aussi décousu, en plus d’être douloureux… Il fait vrai. C’est là la grande qualité de ce Punisher : « bigger than life » quand il se bat et tue, il est d’une humanité sensible et presque étouffante au-delà ; et pourtant il n’y a aucune contradiction entre ces deux dimensions.

 

Le cas d’Elektra est sans doute différent – et plus redoutable encore… Voilà un personnage totalement hors-normes, peu ou prou unique dans l’histoire des comics pour le peu que j’en sais, d’un charisme certain quand il est bien employé, au point éventuellement de voler la vedette à Daredevil, d’ailleurs, mais qui ne supporte absolument pas la médiocrité. On se souvient, hélas, du pathétique Daredevil de Mark Steven Johnson, honteux naveton qui avait abominablement détruit le personnage – qui s’était pourtant vu attribuer un film à part entière, que j’avoue ne pas avoir eu le masochisme de regarder… Ce fâcheux précédent pouvait laisser craindre le pire – à plus ou moins bon droit : après tout, le Daredevil de Charlie Cox avait heureusement et sans souci enterré celui de Ben Affleck… Mais bon, je suis d’un naturel pessimiste, hein. Cela dit, j’avais eu de bons échos de cette nouvelle incarnation avant de me lancer dans le visionnage de cette deuxième saison…

 

D’emblée, cependant, on peut noter que la série a plutôt soigné l’apparition du personnage à l’écran. Il y avait certes eu des allusions dès la première saison (plutôt en rapport avec Stick et Nobu, sauf erreur), et l’on savait depuis un moment qu’Elektra serait au cœur de cette deuxième saison. Il fallait sans doute lui préparer le terrain, ce que les auteurs ont plutôt bien accompli… au travers du personnage de Karen Page – interprétée par Deborah Ann Woll, que j’avais trouvée insupportable lors de la première saison, pourtant, tant elle donnait une pénible impression de dinderie tout du long. Est-ce le travail autour du personnage qui a changé entre les deux saisons, ou bien est-ce mon regard qui a évolué ? Je ne saurais rien affirmer ici avec certitude – tout en notant que d’autres camarades visionneurs l’ont trouvée aussi agaçante dans cette deuxième saison que dans la première… Pourtant, je l’ai trouvée autrement plus convaincante pour ma part – à la fois plus iconique et plus authentique. Évidemment, la romance, à terme, ne pouvait qu’être de la partie – et c’est une dimension qui prend de l’importance, progressivement, dans les premiers épisodes de cette nouvelle saison… Cela aurait pu m’ennuyer, mais non ; en fait, j’ai trouvé ça plutôt réussi, notamment dans la mesure où le personnage de Karen – que je trouvais donc largement débarrassé de la « vulgarité », disons, de ses anciens épisodes – est devenue, certes très séduisante, mais à un point que j’aurais envie de qualifier de douloureux. Il s’agit, dès lors, de cultiver cette mise en place… pour la massacrer juste avant le climax, via la réapparition inévitablement chronométrée d’Elektra, l’ex troublante de Matt Murdock, qui, rien qu’en étant en elle-même (si j’ose dire, bon…), dépasse toutes les conventions du désir et de la romance.

 

Je n’étais pas sûr que ça fonctionne très bien à cet égard, pourtant ; mais sans doute est-ce parce que, lors des épisodes où est apparue Elektra, j’étais contraint par une bête prévention forcément pessimiste… Et, forcément, je doutais du choix de l’actrice – là où le Punisher m’avait donc immédiatement convaincu. Je n’ai pas eu cette impression avec Élodie Yung, il m’a fallu attendre – en définitive, pourtant, elle s’en tire bien, et sans doute mieux que ça. Surtout, elle parvient – en s’appuyant sur un scénario bien conçu et une direction d’acteurs plus que correcte – à bien camper à l’écran la complexité du personnage de la BD. Au fil des épisodes, on oscille toujours dans notre perception de ce qu’est au juste Elektra – et c’est sans doute bien là ce qui en fait l’intérêt. Car Elektra est beaucoup de choses en façade – ce ne sont d’ailleurs probablement pas les aspects les plus sympathiques qui ressortent ainsi : enfant gâtée, vicieuse et sadique dominatrice, femme fatale au point d'en être psychopathe – et sans doute plus encore au fond, de manière autrement plus subtile : ressortent alors ces éléments de caractérisation, plus ou moins saisissables, qui font d’Elektra une figure à part, et justifient pleinement, au-delà d’une seule fascination par essence morbide, l’attachement irrémédiable, l’élan douloureux et le désir irrépressible d’un Matt Murdock qui ne peut évidemment pas lâcher l’affaire, quoi qu’il en dise… et redevient peut-être même le naïf jeunot séduit en son temps, dans ses années de fac, par l’icône inaccessible – et ne parvenant pas à comprendre comment il a pu y accéder.

 

Ceci, c’est sans doute la base. Il y a plus – et notamment, dans un questionnement parallèle à celui de la justice via la confrontation entre Daredevil et le Punisher, l’accent est justement mis sur la thématique de la liberté, ou peut-être plus exactement du libre-arbitre (avec ses corollaires, le choix, l’éducation confinant au conditionnement, peut-être plus largement le déterminisme, qu’il soit génétique ou social – et, non loin derrière, l’implacable et terrifiante idée du destin…). Force est de reconnaître, là encore, que les auteurs s’en sont bien tirés.

 

D’autant qu’il s’agissait d’un matériau dangereux, au-delà même de la seule complexité du personnage. On pouvait s’en douter après les apparitions de Stick et de Nobu en ninja dans la première saison, mais l’irruption d’Elektra impliquait sans doute de recourir dans cette deuxième saison à la Main. Or la Main, avec ses ultra-ninjas pléthoriques, habiles et silencieux, peut s’avérer aussi terrifiante que ridicule – fonction de comment on l’emploie au juste. J’avoue avoir eu très peur à cet égard, dans cette deuxième saison, du fait d’une scène cruciale qui m’a paru ne vraiment pas fonctionner : quand Stick revient dans la vie de Matt Murdock – pile au bon moment –, et lui résume ce qu’est la Main et ce que sont ses objectifs en trente secondes grand max. Ce qui sonne vraiment comme une blague – délibérément à certains égards, je veux bien le croire, mais ça ne m’a pas paru pertinent. Là, j’ai vraiment craint pour la suite – et pourtant, j’étais bien content de revoir Stick à l’écran, personnage que j’aimais beaucoup dans la BD, et brillamment campé par un Scott Glenn parfait pour le rôle… Heureusement, la suite des événements vient réparer les torts de cette mise en bouche hâtive – et, oui, la Main fait peur (parvenant sans peine à effacer les tristes et désormais inévitables clichés nanardesques sur les ninjas – oui, on est sans surprise très, très loin des films d’auteur de Godfrey Ho…). Reste à voir, cependant, ce qui sera fait de la dimension résolument fantastique introduite dans la série via la Main – tranchant sur l’atmosphère de guérilla urbaine et de corruption étouffante qui collaient jusqu’alors à la série : je ne me prononce pas pour le moment.

 

Confronté à tout ceci, Matt Murdock est bien sûr contraint d’évoluer – et Daredevil tout autant (avec son costume qui me laisse toujours un peu perplexe, mais bon, c’est le jeu – son casque lui boudine cependant le visage, non, ou alors c’est moi ?). Charlie Cox se montre toujours convaincant dans le rôle – mais nous apprenons plus que jamais à en découvrir des aspects guère sympathiques, tant le personnage, tiraillé de toutes parts, plus que jamais sous le coup de ses contradictions, et perdu dans un emploi du temps qui ne peut que le dépasser, est contraint à une multitude de choix douloureux… et il est loin de toujours faire les meilleurs. Ce qui introduit un drama douloureux dans le cadre de ses relations « professionnelles » avec Karen et Foggy, dont je ne sais trop que penser pour le moment… Au-delà cependant de cet aspect soap plus ou moins convaincant, j’ai en fait apprécié de voir Matt Murdock/Daredevil se planter régulièrement – ou, plus exactement sans doute, être du moins remis brutalement à sa place, que ce soit par ses amis (Foggy, Karen, Claire) ou par ses ennemis (la rencontre en prison avec Wilson Fisk est fabuleuse – globalement, d’ailleurs, le retour du Caïd, toujours aussi bien interprété par Vincent D’Onofrio, bien loin de constituer un bête « fan service », génère des scènes très fortes, peut-être même au point de balayer les quelques doutes que j’avais pu éprouver dans les épisodes du milieu de saison, certes pas mauvais, mais constituant peut-être quand même une sorte de ventre mou…), et, bien sûr, par d’autres personnages plus difficiles à cerner, au cœur même du propos (le Punisher, Elektra, Stick).

 

La série, enfin, bénéficie toujours globalement de sa technique, peu ou prou irréprochable – et ce quand bien même nombreux sont les réalisateurs embarqués dans l’affaire (le niveau reste heureusement assez constant). Comme dans la première saison, les combats sont soignés, bien chorégraphiés et dynamiques – le plus souvent du moins ; à ce jeu-là, cependant, il faut mentionner à part une séquence d’anthologie, vers la fin du troisième épisode (réalisé par Marc Jobst), où Daredevil se fritte avec des bikers dans un escalier, dans un long plan-séquence (ou peut-être faux plan-séquence, mais l’illusion est là, en gros) tout simplement phénoménal – c’est à n’en pas douter une des meilleures scènes de combat que j’aie jamais vues, tous formats confondus, toutes origines aussi. On avait pas mal parlé, lors de la première saison, d’un autre très beau plan dans le genre – un long et rude combat dans un couloir (alors forcément, couloir, baston, on pense à Old Boy, et il y a pire comme référence)… Mais, en ce qui me concerne, cette scène-là est encore plus stupéfiante. Largement.

 

J’imagine que l’on pourrait pester sur quelques éléments çà et là – certains ayant déjà été mentionnés, comme un potentiel ventre mou vers le milieu de saison, du drama très soap dans la vie « civile » de Matt Murdock peut-être un peu trop envahissant à l’occasion, des discours plus ou moins convaincants (Foggy à l’hôpital avec les ahuris des gangs, notamment – peut-être aussi, c’est plus gênant, quelques scènes judiciaires…), sans doute ici ou là quelques twists pour le coup un peu trop tordus… et, probablement, et comme pour la première saison d’ailleurs, un dernier épisode pas tout à fait satisfaisant au regard de ce qui précédait.

 

(Avec aussi le gag témoignant de ce que l’on peut parfaitement torturer un homme, et très graphiquement encore, à l’écran, mais certainement pas un chien…)

 

Des choses à relever, sans doute, mais qui, en définitive, sont de peu de poids dans mon appréciation de cette deuxième saison – qui s’en est plus que bien tirée, a fortiori si l’on prend en compte tous les éléments particulièrement casse-gueule qu’elle devait gérer. C’est plus qu’honorable, donc – et, pourquoi ne pas le dire ? Oui, c’est bien, voire très bien. J’ai le vague sentiment d’avoir un brin préféré la première saison, mais reste très satisfait de ce que j’ai vu. Et je veux bien d’une suite, oui.

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Boulevard du Crépuscule, de Billy Wilder

Publié le par Nébal

Boulevard du Crépuscule, de Billy Wilder

Réalisateur : Billy Wilder

Titre original : Sunset Boulevard

Année : 1950

Pays : États-Unis

Durée : 110 min.

Acteurs principaux : William Holden, Gloria Swanson, Erich Von Stroheim, Nancy Olson

 

Une bien bonne idée que cette rediffusion hier soir sur Arte de cet immense chef-d’œuvre qu’est Boulevard du Crépuscule (ou Sunset Boulevard, comme vous voulez) de Billy Wilder – probablement un de ses plus grands films, et peut-être même le meilleur, même si je manque du bagage pour pouvoir pleinement en juger. Il est vrai que sous la pression bienvenue d’un mien camarade canard, j’en ai vu quelques-uns, mais il y a de la marge – j’ai surtout vu, d’ailleurs, de ses comédies, souvent délicieusement transgressives ; je l’ai sans doute nettement moins pratiqué dans d’autres registres, et notamment dans celui du film noir, dont il fut pourtant un des maîtres.

 

Mais, à vrai dire, classer Boulevard du Crépuscule dans une catégorie précise s’avère difficile. Je ne sais pas si ce monument peut être définitivement rangé dans tel ou tel genre – j’en doute. Il y a indéniablement du noir dans ce film – l’esthétique est assez éloquente, et l’introduction sur le cadavre participe de cette atmosphère – et, oui, à l’occasion, on rit… Mais d’un rire gêné, douloureux, tant ce qui se déroule à l’écran est sordide et même, disons-le et j’y reviendrai, pervers… Il y a du drame, du coup – aucun doute à cet égard. Il y a peut-être même des choses encore plus inattendues – en fouinant sur le ouèbe, je suis tombé sur l’hypothèse d’un critique rapprochant le film, d’une certaine manière, du cinéma d’horreur ; dit comme ça, c’est sans doute excessif, mais il y a peut-être quelque chose de vrai là-dedans – dans la voix-off du narrateur cadavre, dans le délire gothique dégoulinant de la demeure de Norma Desmond, par ailleurs quelque peu vampirique (yeux hypnotiques et dents grinçantes), avec aussi son fidèle valet Max jouant de l’orgue à la manière d’un inquiétant fantôme de l’opéra…

 

Mais bon : on en retiendra que Boulevard du Crépuscule est avant tout un film à part. Il a peut-être même, à sa manière iconoclaste, suscité paradoxalement un quasi-genre, du moins l’exploitation d’un thème, qui a pu donner plus tard d’autres choses fort recommandables – en tête, là, j’ai The Player de Robert Altman, ou encore Mullholland Drive de David Lynch.

 

Car le film de Billy Wilder tire sa force de son sujet fascinant mais ô combien casse-gueule, heureusement géré avec un brio fantastique : l’histoire d’Hollywood, mais celle d’après les paillettes, quand la gloire et le scandale s’amenuisent, ne laissant plus, à l’état de ruines que l’on évite instinctivement, que des anachronismes confits dans leur splendeur passée. C’est un film hollywoodien qui traite d’Hollywood, et ne s’embarrasse pas de prendre des gants, et encore moins d’édulcorer le propos en mettant en avant une sorte de glamour éternel ; dans Boulevard du Crépuscule, la légende est d’emblée fanée – et c’est ce processus cruel de décomposition qui imprime l’écran, fascinant, avec quelque chose que les critiques du temps ont pu qualifier de « cynique » (mais je ne suis pas sûr, au fond, que ce soit là le terme le plus approprié).

 

Résumons un brin, au cas où. Joe Gillis (William Holden) est un scénariste d’un talent plus ou moins douteux – ex-journaliste, il est monté à Hollywood, comme beaucoup d’autres, en quête de gloire, tout en étant bien conscient que son poste, derrière la caméra, n’est pas vraiment à même d’en faire une star : on retient les acteurs, qui s’intéresse aux scénaristes ? Mais il a des problèmes bien plus pressants : financièrement, il est aux abois, et a besoin de 300 dollars tout de suite, là, maintenant – les huissiers sont passés saisir sa voiture, qu’il avait dissimulée, mais ça ne durera pas éternellement… C’est d’ailleurs en fuyant ces derniers qu’il atterrit dans une de ces fastueuses et excentriques demeures de stars qui avaient poussé comme des champignons sur Sunset Boulevard, à l’âge d’or d’Hollywood (il y a toujours un prétendu « âge d’or », nécessairement antérieur…), c’est-à-dire l’âge du muet. La bâtisse arrogante est décrépite, et Gillis la suppose abandonnée – comme bien d’autres. Ce n’est pourtant pas le cas, et un invraisemblable quiproquo va l’amener à faire la connaissance de la vieille gloire qui hante ces ruines ; il la reconnaît, en bon cinéphile : il s’agit de Norma Desmond (Gloria Swanson), star du muet n’ayant pu s’adapter au cinéma parlant, oubliée de tous ou presque – voire supposée morte. La diva, imbue d’elle-même (c’est peu dire), prépare pourtant son grand et nécessaire retour : elle qui a fait les studios Paramount (par ailleurs producteurs du film de Wilder…), elle qui a tourné pour les meilleurs et au premier chef Cecil B. DeMille, entend bien imposer, du haut de sa splendeur éternelle (réplique célèbre : elle est grande, ce sont les films qui sont devenus petits…), un scénario hasardeux et prétentieux tout à son prestige – la vieille peau se rêve encore en Salomé… Elle coince ainsi le jeune scénariste, lui offrant contre rémunération invraisemblable de travailler son script (sans rien en couper !) ; Gillis, guère farouche et cupide par nécessité, tombe ainsi dans un piège arachnéen – la star d’antan le kidnappe peu ou prou, l’installant de force chez elle, et, de simple collaborateur sur un plan strictement professionnel qu’il était en principe, le scénariste se fait bientôt gigolo… Et tout ceci, nécessairement, finira mal : le film, après tout, s’ouvre sur le cadavre de Gillis, pourtant narrateur, flottant dans une piscine…

 

Le film est irréprochable de bout en bout : la réalisation parfaite, dynamique et évocatrice, bien servie par une photographie splendide, illustre à merveille un scénario minutieusement conçu, d’une adresse et d’une justesse exemplaires. Les acteurs sont brillants et brillamment dirigés – William Holden en mâle beauté se partageant entre un cynisme de façade et une sensibilité contenue mais bien réelle, avant tout Gloria Swanson, bien sûr, fascinante dans son outrance inquiétante d’à-propos ; du côté des seconds rôles, Erich Von Stroheim campe un Max d’abord intimidant, plus tard touchant, tandis que la charmante Nancy Olson offre un contrepoint plus subtil qu’il n’en a l’air, ambigu à vrai dire, à la diva du muet – de jeune première préférant finalement rester derrière les caméras quand elle avait à peu près tout pour être une énième starlette (les caprices absurdes des studios ne l’ayant cependant pas épargnée).

 

Le script est semé d’anecdotes et références à Hollywood, celui de jadis comme le contemporain – avec un name-dropping conséquent. Mais c’est pourtant sa cruauté, sa perversité aurais-je donc envie de dire, qui lui confère en définitive un statut résolument à part – et qui a pu choquer, à l’époque de sa sortie, même si, globalement, le film a été bien vite reconnu pour être un chef-d’œuvre. Ceci au travers d’une mise en abyme glaçante autant qu’audacieuse – qui aurait pu être fatale au film, mais s’avère en définitive une force essentielle. Car les auteurs, d’une certaine manière, empoignent Hollywood par le col, pour l’obliger à se regarder dans un miroir – lequel, bien loin de le mettre en valeur, exacerbe ses traits les plus saillants pour les révéler dans toute leur laideur. En ressort l’image vaguement répugnante d’une machine à produire des gloires factices, tout aussi prompte à révéler des talents supposés et à les auréoler d’un prestige de pacotille, lourd de fallacieuses promesses d’éternité, qu’à reléguer dans des placards oubliés et malodorants celles et ceux qui, pour une raison ou une autre, ne parviennent pas à perdurer.

 

Question d’adaptation pour Norma Desmond – elle n’a pu se faire, elle la star du muet, à la diabolique évolution du cinéma parlant. Elle aura beau vanter, dans une triste illusion, les merveilles produites par l’expressivité des acteurs de son temps, leur permettant assurément de se passer de quelque chose d’aussi vain et irritant que des dialogues, le fait n’en est pas moins certain : elle est une relique du passé, et s’y complait bien trop pour s’en dégager.

 

Or c’était là le sort d’authentiques actrices et acteurs. La perversité, dès lors, consistait à offrir ce rôle à quelqu’un qui, pour le coup, ne ferait pas exactement dans la composition, mais jouerait bien volontiers de ses propres fantasmes et névroses. Même si Gloria Swanson avait semble-t-il su faire la part des choses, à la différence de certaines de ses rivales correspondant dès lors bien davantage à Norma Desmond (et qui avaient été approchées en premier lieu, mais avaient refusé le rôle…), il n’en reste pas moins qu’elle incarne le personnage avec un brio d’autant plus fascinant que sa performance a quelque chose de masochiste. Elle est une diva parfaite, et sa collection personnelle d’innombrables photos tout à sa gloire s’insère parfaitement dans le décor étouffant d’une fastueuse demeure qu’elle aurait très bien pu habiter – elle s’approprie ainsi le personnage au sens le plus fort : elle est littéralement elle-même.

 

Mais la perversité va plus loin. Avec notamment Erich Von Stroheim, dans le rôle de Max, le domestique – dont on comprend bien vite qu’il fut en son temps un réalisateur notoire et acclamé, qui avait lui-même fait tourner Norma Desmond (on en apprendra encore davantage sur son compte ultérieurement, le personnage en devenant étrangement touchant…). Or Erich Von Stroheim fut bel et bien ce réalisateur lui-même… et avait justement fait tourner Gloria Swanson ! La scène où Joe Gillis, Norma Desmond et Max regardent, dans le cinéma privé de la diva, un témoignage de sa gloire passée – c’est-à-dire bel et bien un film d’Erich Von Stroheim avec Gloria Swanson dans le rôle principal – n’en est que plus glaçante…

 

Et il y a d’autres « apparitions ». Ainsi celles des « figures de cire », ces autres stars d’antan qui jouent régulièrement au bridge avec Norma – autant d’acteurs jouant là encore leur propre rôle, et sans la moindre ambiguïté cette fois (contrairement aux personnages « refaits » de Norma et Max) : parmi eux, on reconnaît par exemple Buster Keaton, qui est bien appelé ainsi… Plus tard, lors d’une des scènes les plus émouvantes du film, ce sera au tour de Cecil B. DeMille d’apparaître dans le champ, et dans son propre rôle, pour plonger le film dans une nouvelle spirale d’autoréférence : le célèbre réalisateur, en plein tournage, accueille quelque peu gêné (mais tendre aussi, d’une certaine manière) Norma Desmond venue forcer l’entrée des studios de la Paramount pour imposer son script indigeste de Salomé ; or Cecil B. DeMille, présenté ici comme le principal réalisateur associé à Norma Desmond, était bel et bien celui qui avait révélé, dans la « vraie vie », Gloria Swanson… L’actrice, dans son rôle, y subit une scène aussi touchante qu’effroyable, quand les employés du studio la reconnaissent pour ce qu’elle était – dès lors que les spots sont braqués sur elle par un vieux camarade (et tant pis si un micro malencontreux l’agresse au passage)… Ce semblant de gloire ressurgissant de manière impromptue la conforte dans ses illusions de grandeur – et c’est ainsi cet ersatz ambigu de cinéma-vérité qui s’avère, au fond, le plus factice.

 

C’est probablement, à mes yeux en tout cas, une particularité étrange de ce film à part : pris en tant que tel, il est excellent ; mais réinséré dans son contexte, dans tout ce qui l’environne, dans ce qu’il implique et comment, dans du méta-machin si vous y tenez, il est encore plus fort. Il ne s’agit en effet pas de gloser ici sur de simples anecdotes de tournage, ou de s’en tenir à l’évocation amusée de tel ou tel caméo – on dépasse le simple gag ou clin d’œil pour découvrir une autre couche de ce qui fait le film, de ce qui contribue à son essence même.

 

Ce en quoi je tends à qualifier ce film de « pervers » – dans son audace initiale, dans son rapport à son sujet, dans son rapport aux spectateurs avides de sordide aussi. Le cynisme supposé du film, auquel on renvoie souvent, me paraît plus contestable – peut-être faut-il une bonne dose de cynisme pour se lancer dans un projet pareil, oui, mais le tableau final n’a à mon sens rien de cynique ; peut-être aussi dans la mesure où le personnage de Joe, qui se présente de lui-même comme étant volontiers cynique au départ, connaît une métamorphose au fil des séquences – métamorphose douloureuse, sans doute, mais révélant chez lui une sensibilité certaine, qui, pour n’avoir rien de commun avec une sensiblerie d’ailleurs hollywoodienne pour le coup, n’en crève pas moins l’écran à sa manière autrement fine.

 

Le résultat est fascinant – et étrangement intemporel, pour un film si marqué dans son époque, et traitant des conséquences qui lui étaient contemporaines du faste des décennies tout juste précédentes ; on aurait pu croire que la disparition de tous ces « acteurs » (au sens large, bien sûr) ferait à son tour du film de Billy Wilder un artefact dépassé, autant dire une relique, mais ce n’est certainement pas le cas. Il reste à ce jour une des plus belles paraboles de l’industrie du spectacle, et son traitement des gloires éphémères reste d’une actualité vaguement dérangeante, lui assurant pour quelque temps encore la perpétuation de son statut de chef-d’œuvre. Le procédé casse-gueule de la mise en abyme n’a jamais été aussi bien servi, après tout…

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La Corde, d'Alfred Hitchcock

Publié le par Nébal

La Corde, d'Alfred Hitchcock

Réalisateur : Alfred Hitchcock

Titre original : Rope

Année : 1948

Pays : États-Unis

Durée : 80 min.

Acteurs principaux : James Stewart, John Dall, Farley Granger…

 

Le cinéma d’Hitchcock avait entre autres ceci de formidable qu’il pouvait conjuguer divertissement populaire de qualité et audaces techniques tenant peu ou prou de la virtuosité pure et simple, voire de l’expérimentation. La Corde, film américain de 1948 – par ailleurs le premier film en couleur d’Hitchcock, mais aussi sa première collaboration avec James Stewart (probablement mon acteur hitchcockien préféré, qu’on retrouverait ultérieurement dans Fenêtre sur cour, la deuxième version de L’Homme qui en savait trop ainsi que Sueurs froides). – en est un témoignage éloquent.

 

Adaptation d’une pièce de théâtre de Patrick Hamilton, laquelle était inspirée d’un fait-divers sordide, La Corde adopte un dispositif technique reproduisant la sensation d’un huis-clos sur scène (avec pourtant une intéressante distorsion temporelle – en dépit des apparences, nous ne sommes pas en « temps réel »). Il est en effet connu essentiellement pour cette ambition un peu folle – et peut-être un brin gratuite ? C’est à débattre, sans doute – de donner l’illusion d’un plan-séquence ultime, qui parcourrait l’ensemble du film. L’illusion, hein : le matériel de l’époque ne permettait pas de tourner 80 minutes de film d’un bloc, sans interruption. Hitchcock fait se succéder des plans de 10 minutes – la durée maximum de ses bobines – et s’amuse dès lors à faire ses raccords, par exemple, tandis qu’un personnage ou un meuble passe devant la caméra ; pour le spectateur conscient de cette approche, la détection des raccords a du coup quelque chose du clin d’œil complice. Le plus étonnant, cependant, est que le film comprend pourtant des « coupes franches » (sans même compter le plan extérieur du générique – occasion semble-t-il pour Hitchcock de faire son habituel caméo ; par la suite, cependant, on ne quittera plus l’appartement, scène unique du film), mais que le spectateur – peut-être d’autant plus qu’il se montre obnubilé par le dispositif du plan-séquence ultime ? – ne les remarque pas forcément, loin de là (au cours de ce visionnage, je n’en ai repéré qu’une seule, qui m’a beaucoup surpris…). Quoi qu’il en soit, la réalisation est de toute façon virtuose : au-delà de cette « triche » goguenarde, Hitchcock multiplie bel et bien les longs plans-séquences extrêmement complexes, où la mise en scène tient à certains égards de la chorégraphie, avec tous ces acteurs en mouvement permanent ; car Hitchcock ne se contente pas de fixer l’acteur en train de parler avec sa caméra : ses plans-séquences n’ont rien de si fainéant, et jouent avec une grande astuce, typique du réalisateur, du hors-champ, par exemple ; ou privilégient les objets symboliques sur les acteurs ; ou encore s’attardent sur le visage de tel ou tel personnage (mais notamment de celui incarné par James Stewart, ce qui affine son portrait et témoigne de sa perspicacité inquiète ; il en va de même, sans doute, pour Farley Granger, angoissé et irritable). C’est ainsi que Hitchcock parvient à sublimer son défi technique pour lui permettre d’exprimer au mieux son don pour le suspense.

 

On aurait tort, cependant, de s’arrêter à ce seul aspect formel : le film se montre astucieux bien au-delà, et son fond est brillant. Passé le plan de rue du générique, on entre dans un appartement new-yorkais cossu qu’on ne quittera plus. Et ça commence mal : on assiste à un meurtre en gros plan – un jeune homme est étranglé par deux de ses semblables, à l’aide d’une corde blanche. La victime se nomme David, et était (en théorie…) un ami des deux autres, Brandon (John Dall) et Philip (Farley Granger) – qui font très couple. Seulement voilà : Brandon, monstre d’égoïsme, de suffisance et de cynisme, a développé toute une théorie vaguement nietzschéenne (mais évoquant peut-être avant tout le Calliclès de Platon, en bon modèle d’élitisme amoral juvénile), distinguant au sein de l’humanité des forts et des faibles – le sort de ces derniers n’est d’aucune importance ; quant aux premiers, ils sont tout naturellement en mesure de revendiquer le crime comme un privilège de leur rang – car eux seuls sont en mesure, notamment, de faire du crime une œuvre d’art… Et c’est ainsi qu’il a pu persuader Philip de commettre avec lui l’assassinat du « faible » David, de manière totalement gratuite, et avec des prétentions artistiques qui laissent pantois….

 

Philip est instantanément touché par la gravité de son acte, et redoute bien vite d’être pris – ce soir-là, il boira plus que de raison… Brandon adopte une attitude bien différente : très content de son crime, il entend en renforcer l’aspect « artistique » en donnant une fête rassemblant des proches du mort, dans l’appartement même où le crime a eu lieu, et où se trouve le coffre dans lequel les deux comparses ont placé le cadavre de David – ils disposent même de la nourriture dessus ! Les allusions au drame, dès lors, ne manqueront pas dans la bouche de cet hôte arrogant, tandis que ses invités s’étonnent du retard du si ponctuel jeune homme… Brandon, en manipulateur cynique, donne par ailleurs bien des occasions de le détester encore davantage – ainsi dans son rapport avec la jeune fiancée de David et son ex, tous deux conviés à cette fête : Brandon se délecte de leur malaise…

 

Mais il y a encore un autre invité : Rupert Cadell (James Stewart – qui livre une interprétation très différente des personnages hitchcockiens qu’il sera amené à incarner ultérieurement), ancien professeur de ces jeunes gens et féru de philosophie, notamment nietzschéenne. En fait, l’approche du meurtre par Brandon est censée découler en droite ligne des thèses amorales du charismatique directeur. La conversation, inévitablement, en arrive à ce sujet : Rupert défend cette conception avec un certain humour provocateur, qui ne passe pas chez tout le monde, loin de là, mais l’invité turbulent est somme toute modéré en comparaison avec Brandon, qui, comme s’il cherchait à se justifier en obtenant à tout prix le soutien inconditionnel de son mentor, se livre pour sa part à une virulente diatribe qui met tout le monde mal à l’aise, et au premier chef le père de David (qui renvoie comme de juste au nazisme)…

 

Rupert est un homme perspicace, à l’évidence ; cette conversation, et quelques autres points de détail – en rapport notamment avec le très nerveux Philip –, lui font bientôt soupçonner quelque chose d’anormal. Sans doute, pendant un bon moment, n’ose-t-il y croire – mais il enquêtera bien à sa manière, tirant parti de sa finesse comme de son aura, afin de comprendre ce qui s’est au juste passé… et affronter ainsi les démons qu’il a pu susciter sans en avoir conscience, ses élèves régurgitant ses enseignements philosophiques mal compris (car pris au pied de la lettre ? ou trop bien compris, peut-être ?) pour le pire. C’est à bien des égards un jeu du chat et de la souris, très pervers, délicieusement pervers, opposant Rupert et Brandon – mais, comme le dit à un moment fatidique Philip, on ne sait guère qui est le chat, et qui la souris… Viendra pourtant le moment de la confrontation, la révélation de l’horreur de la scène, renforçant encore le cynisme malsain de la « fête ». Et Rupert stupéfait demandera enfin à l’odieux Brandon ce qui a bien pu le convaincre qu’il faisait lui-même partie de l’élite privilégiée qu’il chérit tant, quand sa victime ne pouvait être qu’un « inférieur »…

 

La Corde a quelque chose de fondamentalement cruel en même temps que sordide, et instille ainsi tant le malaise que le suspense, avec toute la virtuosité qu’on est en droit d’attendre du Maître. Le script bavard – à la lisière du dialogue philosophique, peut-être, peut-être pas – est bien utilisé, au service de l’échafaudage vicieux au cœur du film. Mais les répliques peuvent aussi se montrer étonnamment spirituelles, voire drôles – ainsi quand Hitchcock s’amuse à renvoyer à sa carrière et à ses acteurs – en l’espèce Cary Grant (ce qui ne manquait pas de sel avec James Stewart à l’écran, mais personne ne pouvait alors le savoir… Il en va de même pour la mention de James Mason !) et Ingrid Bergman pour l’excellent Les Enchaînés

 

Sans aller jusqu’à faire de La Corde un des tout meilleurs Hitchcock – il a tourné tant de merveilles ! –, on lui reconnaîtra donc sans l’ombre d’un doute (aha) une grande qualité, dépassant la seule virtuosité technique pour laquelle on le cite avant tout.

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Furyo, de Nagisa Ōshima

Publié le par Nébal

Furyo, de Nagisa Ōshima

Réalisateur : Nagisa Ōshima

Titre original/alternatif : Senjō no Merry Christmas ; Merry Christmas, Mr. Lawrence

Année : 1983

Pays : Japon, Royaume-Uni, Australie, Nouvelle-Zélande

Durée : 118 min.

Acteurs principaux : David Bowie, Tom Conti, Ryūichi Sakamoto, Takeshi Kitano

 

Fut un temps où je me livrais sur ce blog à de brèves notices nécrologiques – mais j’ai lâché l’affaire depuis longtemps : trop de morts, et ce que j’avais à en dire était si dérisoire… J’en ai laissé passer pas mal, du coup. Et, tout récemment, je n’ai donc rien publié ici, par exemple, concernant la nouvelle de la mort de Lemmy Kilmister, qui m’avait pas mal affecté, pourtant. David Bowie… C’est autre chose, sans doute. Ça m’a touché encore davantage, indéniablement – et du coup, je me suis posé la question… J’aurais pu, sans doute, balancer quelques lignes maladroites sur ce que ce grand artiste a représenté pour moi – assez tardivement, pourtant : je n’ai « vraiment » découvert Bowie que vers l’âge de vingt ans et quelques, j’étais jusqu’alors largement passé à côté. Mais… Non.

 

Arte a cependant eu la très bonne idée de rediffuser hier soir, en guise d’hommage, l’excellent Furyo, superbe film du grand réalisateur japonais Nagisa Ōshima (surtout connu alors pour l’incomparable L’Empire des sens), et peut-être le plus grand rôle de Bowie au cinéma (dans les éloges, ça se joue souvent entre celui-ci et The Man Who Fell to Earth de Nicolas Roeg, que je n’ai jamais vu en entier, faudra, un jour…). Et ça, on peut bien en causer, oui. J’avais de toute façon depuis pas mal de temps déjà envie de vanter les mérites de ce film que j’adule, pour sa réalisation brillante (qui a, outre la patte propre à Ōshima, quelque chose qui m’a toujours semblé « kubrickien » dans son jeu sur la perspective et la symétrie dans la composition), pour sa célèbre bande originale (composée par Ryūichi Sakamoto, « l’autre star » du film, à l’instar de Bowie avant tout musicien, en solo ou dans le Yellow Magic Orchestra – la confrontation de ces deux icônes pop n’a donc sans doute rien d’innocent ; on peut d’ailleurs noter que Bowie ne chante pas dans le film – ou dans son exploitation au-delà, le célèbre thème de Sakamoto sera chanté par David Sylvian –, ou plus exactement chante délibérément faux en quelques rares occasions, et regrette même à un moment « ne pas savoir chanter » – son petit frère, par contre, chantait divinement… mais « comme une fille », et on peut supposer que, là encore, cela n’a rien d’innocent), enfin et surtout pour son merveilleux quatuor d’acteurs, associés en deux couples : David Bowie et Ryūichi Sakamoto, donc, qui bouffent l’affiche comme l’écran, leur charisme indéniable étant constamment mis en valeur par la caméra d’Ōshima ; mais surtout, en fait, Tom Conti et Takeshi Kitano – qui sont à bien des égards autrement plus essentiels, car bien plus humains sans doute (le titre original et international, Merry Christmas, Mr. Lawrence, étant d’ailleurs bien autrement parlant que l’étrange Furyo de la distribution française, un mot japonais désignant des prisonniers de guerre).

 

Bon, j’ai envie de causer de pas mal de trucs, là – et de décrire par le menu ce que j’ai retenu avant tout du film ; Furyo n’est probablement pas un film à SPOILERS, mais méfiez-vous quand même, ne lisez pas ce qui suit si vous n’avez jamais vu le film – ça serait dommage de le gâcher…

 

Le film est basé pour l’essentiel sur un livre autobiographique de Laurens van der Post, The Seed and the Sower (1963 ; on évoque aussi The Night of the New Moon, 1970), décrivant sa condition de prisonnier de guerre dans un camp japonais durant la Deuxième Guerre mondiale. Le film se déroule pour l’essentiel à Java sous occupation nippone, en 1942.

 

La rudesse de la vie dans le camp est tout d’abord évoquée en quelques scènes difficiles (le film est régulièrement douloureux, de manière générale, et d’une violence sèche en bien des occasions – Nagisa Ōshima décrit sans la moindre réserve l’horreur des camps de prisonniers japonais, et vise peut-être au-delà la société japonaise dans son ensemble, notamment dans son obsession du passé), qui établissent parallèlement la relation essentielle – et bien plus complexe qu’on pourrait le croire – entre un officier de liaison britannique, incarné par Tom Conti (brillant, au-delà de ses yeux qui roulent peut-être un peu trop dans les premières scènes), le lieutenant-colonel John Lawrence (qui a vécu au Japon et en maîtrise la langue – c’est le seul occidental dans ce cas dans le film, qui joue sans cesse de l’alternance entre anglais et japonais, avec le lot d’incompréhension et de répétitions que cela implique), et le sergent Gengo Hara (qui n’apprendra donc l’anglais que sur le tard, pour une conclusion terriblement poignante…), superbement incarné par un Takeshi Kitano impeccable – dont on considère souvent que c’est le premier grand film en tant qu’acteur (il ne se mettra à la réalisation, avec le brio que l’on sait, que quelques années plus tard – on était par ailleurs là bien avant son accident, et il était surtout connu alors au Japon en tant qu’humoriste et animateur de télévision). Hara donne dans un premier temps l’image d’une brute – sorte de garde-chiourme par essence sadique et violent –, mais la réalité est peut-être tout autre… le saké contribuant enfin à révéler une nature profonde de « Père Noël » lors d’une séquence inoubliable, au cœur du film ainsi que le titre international en témoigne.

 

Les premières scènes, par ailleurs, en impliquant ces deux personnages qui se tournent autour de manière indécise, développent un thème sans doute central du film : la tension sexuelle entre les hommes du camp, gardiens comme prisonniers. On parle bien vite du viol d’un détenu : Hara entend punir le coupable, un garde coréen, en le contraignant à se faire « hara-kiri » – ou plutôt seppuku, si vous préférez (un thème qui revient souvent dans le film) –, ce qui consterne et horrifie Lawrence ; l’incompréhension culturelle est ainsi introduite dans le métrage, dont c’est encore un autre sujet fondamental (les allusions à des traditions incompréhensibles de part et d’autre ne manquent pas). Pourtant, Hara entend maquiller le suicide rituel en « accident », afin que la famille du coupable touche une pension qu’on lui refuserait autrement… Quoi qu’il en soit, le jugement de Hara sur les Anglais nécessairement « tous pédés » ressortira bientôt au cours de l’installation de Lawrence dans un dortoir où les blagues salaces ne manquent pas de fuser… Rien d’étonnant, peut-être, de la part du futur réalisateur de Tabou ?

 

C’est alors, justement, qu’on établira la relation teintée de fascination entre les deux « stars » du film : le capitaine Yonoi (Ryūichi Sakamoto), qui a quelque chose d’un samouraï anachronique, et était un de ces brillants jeunes officiers nippons qui avaient tenté un coup d’État avant-guerre (il s’en veut d’avoir survécu quand tant de ses camarades sont morts), participe au procès du major Jack Celliers (David Bowie), accusé d’avoir suscité la résistance clandestine sur Java – ce qui est un bon moyen de lui dénier la qualité de « prisonnier de guerre », et donc de le priver de ce statut relativement protecteur (relativement seulement : Yonoi, parfois même Hara de manière plus concrète et violente, insistent sur le fait qu’ils ne sont pas en Afrique du Nord, qu’ils ne sont pas des Allemands, et que la Convention de Genève ne représente absolument rien pour eux…). Yonoi, troublé par l’officier anglais au regard perturbant – ses yeux vairons crèvent l’écran –, croit cependant en son innocence, ou du moins l’affirme-t-il : Celliers ne sera donc pas exécuté, mais envoyé dans le camp de prisonniers que dirige Yonoi d’une main de fer – il y retrouvera Lawrence, qu’il avait eu l’occasion de fréquenter en Lybie.

 

L’arrivée de Celliers au camp bouleverse bientôt le quotidien des prisonniers comme des gardes. Le charismatique major ne cesse de multiplier les provocations envers les Japonais, Yonoi en tête ; pourtant, ce dernier estime à sa manière Celliers – et probablement davantage –, et souhaiterait absurdement qu’il devienne le porte-parole des prisonniers (en remplacement du capitaine Hicksley, vieille baderne aux principes rigides, qui critique sans cesse Lawrence pour sa complaisance envers les Japs). La relation trouble entre les deux hommes (qui peut évoquer, à titre de comparaison classique, Le Pont de la Rivière Kwaï, mais avec bien plus de sous-entendus et de faux-semblants), comme une confrontation au sommet où le désir, l’admiration et la stupéfaction parasitent les stéréotypes et préconçus, n’échappe guère aux « seconds rôles » : un soldat japonais prend même sur lui d’assassiner Celliers, qu’il accuse de rendre fou son chef… Mais Yonoi, malgré tout, semble ne pouvoir se résoudre à sévir : Celliers le fascine bien trop pour ça. Et l’affrontement de se poursuivre – d’une manière asymétrique, Celliers seul multipliant les assauts contre un Yonoi désemparé, jusqu’à cette ultime provocation, cette humiliation finale qui prendra la forme… d’un baiser.

 

Celliers, pourtant, n’est pas aussi imperturbable que l’impression qu’il en donne : bien au contraire, c’est lui aussi un homme torturé par le remords – en l’occurrence, le « héros » ne digère pas une lâcheté de jeunesse, quand il a laissé ses comparses lycéens bizuter son bossu de petit-frère, refusant lâchement de lui venir en aide au prétexte hypocrite d’une vieille rancœur… Celliers est un homme hanté, et ses provocations incessantes sont peut-être autant de moyens de chercher à mettre un terme à son existence si douloureuse.

 

La mise en scène met l’accent, avec une certaine emphase tenant parfois d’un quasi-surréalisme, sur ce choc des titans opposant le major anglais et le capitaine japonais. Il en résulte des images inoubliables, où le charisme naturel de Bowie crève l’écran – ainsi, au-delà de la scène de mime peut-être un brin gratuite, quand il mange des fleurs au nez et à la barbe des Japonais lui imposant le jeûne, quand il se souvient de son rapport à son jeune frère (en gardant pour sa part son apparence adulte), ou, bien sûr, quand son ultime provocation lui vaut d’être enterré vivant, seule sa tête jaillissant du sable… C’est parfaitement approprié au personnage, qui a donc quelque chose de « surhumain », ou en tout cas résolument autre : Bowie l’extraterrestre était à bien des égards fait pour ce rôle.

 

Mais cette envahissante suprématie visuelle autorise néanmoins, voire renforce paradoxalement, d’autres scènes plus intimes, plus subtiles, plus… « psychologiques », disons. Et, en définitive, quand les encombrantes icônes désertent l’écran – contraintes et forcées, mais sans doute le cherchaient-elles chacune à leur manière bien différente –, reste encore de la place pour les personnages « humains ». Ce qui ressort avec une puissance émotionnelle rare de cette poignante conclusion, quatre ans plus tard, qui voit Lawrence libre rendre visite à Hara prisonnier – à la veille de son exécution pour « crime de guerre ». La situation a bien quelque chose d’absurde – on évoque dans un soupir la malédiction de ces hommes « qui pensent avoir raison » quand la vérité est que tout le monde a tort –, mais ce retournement (qui passe par la langue : cette fois, les deux hommes discutent en anglais) va plus loin, pourtant, en dévoilant une amitié étonnante, empreinte de respect davantage que d’admiration, et bien plus à hauteur d’hommes. Celui qui fut – au premier regard – le « bourreau » de Lawrence, celui qui, pourtant, l’a sauvé du peloton d’exécution en laissant le saké parler pour lui, abandonne la scène de la vie dans un inoubliable sourire : « Merry Christmas, Mr. Lawrence ! Merry Christmas ! » Cette scène magnifique m’a toujours fait beaucoup d’effet – cette fois, elle m’a même tiré une larme, que j’avais tendance à retenir auparavant, mais laisse désormais s’exprimer quand le besoin s’en fait sentir… Kitano est ici extraordinaire – et Conti un parfait comparse : les deux expriment avec une finesse aux antipodes du cabotinage assumé et voulu de Bowie la part d’humanité que la guerre n’est finalement pas parvenue à annihiler…

 

L’écran se fige sur le faciès étonnamment réjoui et sensible de Hara, le célébrissime thème composé par Ryūichi Sakamoto retentit de nouveau – et on regarde défiler le générique avec au cœur la sensation d’avoir vu un excellent film à la direction d’acteurs épatante, d’une intelligence troublante, révélant sur la corde un incroyable potentiel d’émotion. Un chef-d’œuvre, autant le dire.

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Black Mirror (saison 1)

Publié le par Nébal

Black Mirror (saison 1)

Black Mirror, saison 1 (trois épisodes), 2011

 

Même si je n’avais pas regardé de séries depuis longtemps (à part, l’an dernier, à la même époque, une tentative sur la première saison de True Detective – pas convaincante…), j’avais noté par-ci par-là quelques titres, plébiscités chez les camarades, et Black Mirror en faisait partie. Mais je me suis lancé dedans sans vraiment savoir ce que c’était au juste… J’avais juste noté que c’était une série britannique créée par Charlie Brooker – un nom qui ne me disait rien, à ceci près que j’en avais suivi à l’époque la courte série Dead Set, variation très bien vue sur les zombies alors que l’engouement pour le genre était au plus haut (et au plus lassant…), basée sur une idée tellement conne (en apparence seulement) qu’elle en devenait absolument géniale, en confrontant à l’apocalypse anthropophage les participants reclus d’une émission de télé-réalité – la satire portait, via des personnages tous plus détestables les uns que les autres, et pourtant un traitement bien plus subtil que ce que l’on pourrait croire de prime abord.

 

Mais Black Mirror ? Non, je ne savais pas en quoi ça consistait… J’ai même été très surpris de découvrir que chaque saison (il n’y en a que deux pour le moment – plus un épisode de Noël –, une troisième est annoncée) ne comportait que trois épisodes, par ailleurs pas reliés entre eux au-delà de la thématique : c’est une anthologie, affichée SF même si on pourrait en douter au regard du seul premier épisode, « L’Hymne national » – qui a marqué en son temps, puis est ressorti du placard quand un certain fait-divers, dit « piggate », impliquant David Cameron, le premier ministre britannique, a fait les gros titres… Une deuxième vie inattendue, mais toutes les séries n’en bénéficient pas, loin de là – et ça ne manque pas de sel au regard du propos général !

 

« L’Hymne national », à l’instar de Dead Set auparavant, repose sur une idée tellement évidente qu’elle en devient nécessaire : une sorte de chantage « terroriste » à l’humiliation. Une princesse populaire a été kidnappée, et son ravisseur exige du premier ministre qu’il se montre le jour même à la télévision, quelques heures plus tard à peine, et y fasse le sexe en direct avec un porc, au vu de tous, et selon des instructions bien précises, destinées à empêcher tout trucage. On suit alors l’équipe du premier ministre, cherchant à capturer le « terroriste » avant l’échéance fatidique, et planchant parallèlement sur des moyens divers pour éviter au premier ministre de se souiller ainsi publiquement. Mais l’affaire, en dépit des velléités de contrôle affichées par le 10 Downing Street., devient virale sur Internet, via les réseaux sociaux et YouTube, ainsi que sur les grandes chaînes nationales et internationales… ne laissant guère de choix à terme.

 

C’est sans doute là que réside l’essentiel. On a voulu, dès lors – et c’est tout particulièrement compréhensible au regard des deux épisodes suivants –, faire de Black Mirror une série porteuse d’un message « anti-technologique », disons. Or je n’adhère guère à ce message pour ma part… mais je ne crois pas que ce soit rédhibitoire pour autant, empêchant d’apprécier cette série. Disons en tout cas que blâmer la technologie pour les horreurs qui y sont décrites – et qu’elle contribue certes à « faciliter », c’est une évidence – me paraît un peu à courte vue. J’ai le sentiment – je peux me tromper… – que la technologie, ici, n’est, à sa juste place, qu’un outil ; ses utilisations dépendent de comportements acquis qui, au-delà de toute vaine quête des origines, questionnent l’humanité dans son essence. Le thème global, dès lors – pour moi, hein –, réside davantage dans un goût général, et vieux comme le pilori et le charivari, de l’humiliation publique. La série, en montrant – au-delà de la justification théorique de son titre, « l’écran noir » renvoyant à ceux des télévisions, ordinateurs, smartphones, etc., censément éteints –, participe ainsi d’un jeu ambigu (on insiste alors sur le « miroir »), dans lequel le spectateur se délecte de l’ignominie de ses semblables comme de lui-même, l’humiliation étant systématiquement ou presque associée au voyeurisme (le spectateur souffre d’ailleurs de ce visionnage, mais ne peut s’empêcher pour autant de poursuivre, fasciné, se délectant de ce qu’il méprise, le subissant dès lors volontairement et sans doute avec une certaine complaisance). Certes, YouTube, Twitter, CNN ou la Fox, dans le premier épisode, sont autant de vecteurs de cette attitude coupable – s’ils ne la suscitent pas à mon sens, du moins l’autorisent-ils, ou plus exactement la facilitent-ils, donc, au point d’atteindre des dimensions inenvisageables auparavant. Mais faire porter la responsabilité de cette horreur sur les seuls réseaux sociaux et les chaînes d’actualités, ou autres, me paraît quelque peu naïf – comme si on s’arrêtait en chemin…

 

La technologie prend certes davantage d’importance encore dans les deux épisodes suivants, cette fois clairement typés SF.

 

« 15 Millions de mérites » décrit, avec un admirable sens du détail signifiant, transparaissant à l’écran sans qu’il soit nécessaire de multiplier les explications, une effroyable dystopie marquée au sceau de l’absurde, satire de la société capitaliste particulièrement grinçante. Nous y suivons essentiellement deux personnages, un homme (noir, pardon, « ethnique ») et une femme (mignonne pour son malheur) lambda, systématiquement entourés d’écrans diffusant en boucle des programmes affligeants (comme une prétendue chaîne « érotique » d’une vulgarité insupportable, ou encore une émission entièrement consacrée à l’humiliation hystérique et sadique des gros – ceux qui sont en surpoids deviennent dans cette société tout d’abord des agents de nettoyage – que les « normaux » sont invités à exploser dans un FPS ! –, puis, passée la limite, sont exhibés dans ces shows télévisés ignobles, pour le plus grand délice de connards de spectateurs qui poussent le mépris de classe, associé à la graisse donc, à un point d’autant plus répugnant qu’il se montre particulièrement absurde). Les spectateurs perpétuels subissent des pénalités s’ils veulent couper court à certains programmes (ce qu’ils ne sont pas toujours en mesure de faire…), et doivent de toute façon garder les écrans allumés en permanence ; ils passent leurs journées à pédaler devant un écran (les yeux fixés sur leur avatar à vélo, sinon sur les chaînes évoquées plus haut), et gagnent ainsi des sortes de crédits virtuels, dépensés quotidiennement pour s’offrir une piètre nourriture… ou pour personnaliser son avatar. L’homme, séduit par la femme, entend dépenser pour elle son capital considérable, sans arrière-pensées, afin qu’elle tente sa chance lors d’une émission façon Star Academy en plus trash, où son brillant tour de chant n’aura pas les conséquences naïvement envisagées par les deux protagonistes… L’épisode est somme toute prévisible dans son déroulé, mais, au-delà de son propos comme de son inévitable conclusion, il m’a paru superbement réalisé, et surtout très astucieux dans sa construction d’un univers parfaitement cohérent dans son délire – et d’autant plus terrifiant.

 

L’épisode, bien sûr, dénonce – ou peut-être plutôt « critique » – tant la virtualisation globale (avec ce comportement étonnant consistant à dépenser des sommes folles pour des « produits » dématérialisés, qui n’existent donc même pas « réellement ») que la télé-réalité, là encore dans une optique d’humiliation publique, lourde de remords et de compromissions (ce qui renvoie bien sûr à Dead Set). Il est d’autant plus amusant de voir que la série est produite, via une filiale de Charlie Brooker, par la société Endemol, qui a créé pour notre plus grand plaisir de spectateurs voyeurs et prisant la douleur comme la bêtise des victimes consentantes exhibées à l’écran, les grands classiques de la télé-réalité tels Big Brother (chez nous Loft Story et autres dérivés), la Star Academy et compagnie… L’anticipation, affirmée dans les visuels via toute une série de gadgets contrôlés par la gestuelle, est au fond à très court terme, renvoyant à l’idée exprimée par Charlie Brooker que les épisodes de la série « traitent tous de la façon dont nous vivons maintenant – et de la façon dont nous pourrions vivre dans 10 minutes si nous sommes maladroits » ; la science-fiction traite donc comme de juste ici du présent, avec adresse ; mais j’avoue me montrer peut-être plus pessimiste encore que l’auteur, en virant le conditionnel de la dernière proposition… Et du coup, là encore, je n’envisage pas la technologie telle qu’elle est présentée ici, dans ses dérives les plus insoutenables, comme une cause, comme étant le vrai problème – c’est tout au plus un symptôme d’un mal profondément ancré dans l’humanité, et sans doute n’a-t-on guère le choix : il faudra bien faire avec…

 

Le troisième et dernier épisode est peut-être encore plus rude, pourtant – si la technologie envahissante et conduisant aux pire abus y est toujours présente, sur le devant de la scène, et si la thématique de l'humiliation reste essentielle, avec la cruauté qui va de pair, le relatif décalage de la problématique dans la sphère du privé, de l’intime, la rend plus insoutenable encore à certains égards. L’idée centrale, ici, est la systématisation de l’emploi du « grain », sorte d’implant quelque part entre la caméra et le disque dur : chaque scène à laquelle on assiste est ainsi enregistrée, et peut être rediffusée à loisir, soit sur un support externe (afin d’en faire « profiter » les autres), soit de manière interne, façon réalité augmentée. Nous y voyons un personnage (un avocat, sauf erreur), foirer dans les grandes largeurs un entretien crucial, puis se rendre à une fête où sa compagne retrouve de vieilles connaissances. Le « héros » y subit notamment la personnalité envahissante d’un homme passablement insupportable, qu’il devine avoir eu une aventure avec sa compagne… et peut-être tout récemment encore. Il se lance ainsi dans un cycle obsessionnel de rediffusion de ce que son « grain » avait enregistré, afin d’extirper la vérité de sa femme. Ce personnage est un vrai connard – comme la plupart des autres. Mais son obsession comme le comportement général et pathétique qui l’accompagne, pour être d’une cruauté et d’une bêtise inacceptables, n’en sont pas moins… fondés, ou du moins les doutes avaient-ils leur raison d’être (je ne pense pas spoiler ici, c’est vite une évidence). Et c’est là, peut-être, ce qui rend cet épisode encore plus insoutenable que les autres. L’obsession du retour en arrière, avec son corollaire terrible, le refus de l’oubli, débouche sur des conséquences terribles – et on vient à priser la sécurité réconfortante à cet égard de notre monde sans « grain »… tout en constatant sans doute que, via les réseaux sociaux, voire même Internet en général, l’impossibilité d’oublier gagne de plus en plus de terrain, les vieilles fautes ressurgissant dans les moments les plus douloureux, bâtissant une illusion de monde « sincère » (un biais de la confiance ?), qui ne se réalise au fond que par la prégnance irrémédiable d’un passé dont on ne pourra jamais se défaire – un passé tellement envahissant qu’il en vient à nier la possibilité même du présent (ainsi dans cette scène où le couple « fait l’amour »… en se rediffusant chacun dans son coin de vieilles séquences de baise).

 

Vous l’aurez compris : Black Mirror est une série douloureuse, où l’humain ne se montre pas exactement sous son meilleur jour – elle accomplit ainsi sa logique propre, où l’ambiguïté du visionnage devient partie intégrante du concept. Mais elle se montre particulièrement adroite et « juste », au fond. On peut certes en retenir avant tout le discours « anti-technologique », même s’il m’ennuie un peu personnellement, donc ; au-delà, il y a l’humain – et ce qu’on en retient ici ne joue guère en sa faveur.

 

Et bonne année, hein.

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