KARASUMA Tasuku, No Guns Life, vol. 3, [No • Guns • Lifeノー・ガンズ・ライフ], traduit [du japonais] et adapté en français par Miyako Slocombe, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2014] 2016, 234 p.
KARASUMA Tasuku, No Guns Life, vol. 4, [No • Guns • Lifeノー・ガンズ・ライフ], traduit [du japonais] et adapté en français par Miyako Slocombe, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2014] 2017, 226 p.
KARASUMA Tasuku, No Guns Life, vol. 5, [No • Guns • Lifeノー・ガンズ・ライフ], traduit [du japonais] et adapté en français par Miyako Slocombe, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2014] 2017, 210 p.
No Guns Life, suite, avec les tomes 3, 4 et 5 – soit tout ce qui est paru en français pour l’heure. Les deux premiers tomes, sans avoir rien de révolutionnaire, mais alors absolument rien, m’avaient suffisamment accroché, avec leur chouette ambiance, l’excellent personnage principal qu’est Jûzô Inui et sa tête de flingue, de bons personnages gravitant autour de lui et quelques idées bizarres saupoudrées çà et là, pour que je dépasse sans peine quelques aspects moins enthousiasmants – notamment le caractère très convenu et déjà-lu de ce cyberpunk noir, du genre à citer abondamment ses références, une vague érotisation des personnages féminins guère convaincante en plus d’être inutile, ou un dessin certes d’une personnalité appréciable, mais régulièrement au prix de la lisibilité, notamment dans les scènes de combat. Ces trois nouveaux tomes sont clairement dans la continuité, atouts et désavantages se perpétuent, encore qu’en connaissant quelques évolutions ; globalement, je crois que la série s’améliore, en fait, même si, là encore, sans jamais atteindre quoi que ce soit de bouleversant.
Je ne vais pas m’étendre outre mesure sur l’histoire de ces trois tomes – simplement en donner les grandes lignes pour se faire une idée du contenu. Même sous cette forme très lapidaire, toutefois, ça n’exclut pas quelques SPOILERS, inévitablement…
La trame de fond demeure : cette ville indéfinie, mégalopole tentaculaire à l’ombre de la corporation omniprésente Berühren ; si les yakuzas des deux premiers tomes sont cette fois un peu en retrait, les deux autres factions principales, d’une part l’Agence pour la Reconstruction et son « Bureau des Mesures Anti-Extends », ou EMS, et d’autre part les terroristes réac du Spitzbergen (qui sont encore nimbés d’un voile de mystère, cela dit), sont toujours de la partie. Bien sûr, sur cette base, il y a forcément des complots dans tous les sens, des agents infiltrés, des traîtres, de la corruption à tout va, du cynisme, du fanatisme, de la folie pure, des révélations en pagaille à base de régiments de squelettes dans absolument tous les placards, etc. Le cocktail de base technoir, nous sommes en terrain connu.
Le tome 3 poursuit, plus qu’il ne conclut, le tome 2. Il s’ouvre donc sur la révélation, pour notre héros Jûzô Inui du moins, de ce que le grand héros de la guerre, le premier extend, Mega Armed Sai, est un putain de gros connard psychopathe – pour l’affronter, il faut au moins quelqu'un d’aussi furieusement taré et meurtrier que lui… comme un Jûzô Inui privé de ses sacro-saintes clopes (je diminue en ce moment ma propre consommation, et compatis donc avec l’homme à tête de flingue – tout en me disant que ça serait bien pratique d’avoir cette tête de flingue, des fois, surtout dans ces circonstances). Mais l’affaire ne s’arrêtera pas là – l’affrontement, au fond, ne résout rien, et initie, plutôt qu’il ne conclue, un nouveau fil rouge dans la BD, qui ne révolutionne rien là encore, mais plusieurs de ces fils sont dès lors en place, qui complexifient l’univers mais jamais au prix de la cohérence. L’apparition d’un nouveau personnage secondaire, un jeunot vif et débrouillard du nom de Colt, va également dans ce sens… même si c’est en définitive un autre fil rouge qui prend de l’importance dans les derniers chapitres – du genre pas surprenant du tout, car foncièrement logique : est impliqué dans tout cela Victor, le frère de Mary, la géniale et dingue ingénieure dans l’ombre de Jûzô Inui ; de manière tout aussi convenue mais acceptable, le tome suivant nous « révélera » que le privé lui-même est lié à Victor… et que cela n’a rien d’un hasard si notre héros n’est jamais bien loin de Mary.
Le tome 4 part assez mal – avec l’excitée Pepper et sa triste dégaine de fantasme psycho qui rend visite à Jûzô Inui dans son bureau, accompagnée par un autre Gun Slave Unit ; l’affrontement entre les deux unités extends de même type ne passionne guère, et l’affaire ne se prolonge heureusement pas, même si les deux intrus n’ont probablement pas dit leur dernier mot. La suite est heureusement plus intéressante, qui retourne aux enquêtes de Jûzô Inui… même si, nous l’avons maintenant intégré, d’une manière ou d’une autre, ces enquêtes ne sauraient être indépendantes, et sont toutes liées entre elles, et aux gros complots qui forment la trame de cet univers de cyberpolar : il s’agit de mettre la main sur un extend « fantôme », qui persécute une pauvre petite fille riche qui a comme un préjugé à l’égard des hommes augmentés. Mais, en fait de main, il en est une autre qui intervient bientôt, baladeuse si l’on ose dire, la Chose de La Famille Addams à l’heure du transhumanisme… et nous en revenons donc, sans vraie surprise, mais non sans une certaine habileté narrative, à Victor, ses relations avec Mary aussi bien que Jûzô Inui – et ses idées un peu confuses quant aux extends ?
Le tome 5 poursuit cet arc, mais en s’autorisant quelques à-côtés étonnants – d’abord un épisode peu ou prou one-shot prenant pour base un gros pervers dans un salon de coiffure « pour extends » (…), ce qui est à la fois très con et relativement amusant ; ensuite une nouvelle enquête de notre héros, qui lui est confiée par… ben, une « femme fatale », disons ; le versant très chaudasse. Ceci dit, même si j’émettrai des réserves sur le vague érotisme, passablement gratuit voire maladroit, qui imprègne çà et là (assez rarement heureusement) les planches, ça, pour le coup, c’est assez bien vu – parce que sa liberté de ton met les autres personnages, et éventuellement les lecteurs, un peu mal à l’aise ; il y aurait de quoi commenter pas mal… En tout cas, c’est bien plus pertinent que de multiplier les angles incongrus en plans fesses et nichons ; et c’est peut-être justement la raison d’être de ce bref arc ? Cela dit, au-delà de l’érotisme et de l’humour affiché de ces séquences (la BD alterne toujours très bien gravité et comique), les trames de fond demeurent, qui, sans surprise une fois de plus, laissent entendre que notre héros a eu un passé un tantinet trouble durant la guerre – ce qui nous renvoie aussi bien à Victor qu’à Mega Armed Sai, Gondry, le pote GSU à Pepper, etc.
Les atouts de ces trois tomes demeurent globalement les mêmes que dans les deux premiers, mais avec peut-être une certaine accentuation dans le bon sens. Premier atout, sans doute : une ambiance cyberpunk noire tout simplement parfaite, qui ressort à la fois du graphisme, avec ses jeux d’ombre et de lumière, et d’éléments très bien vus de caractérisation des personnages – comme les cigarettes de Jûzô Inui. Ce dernier est toujours l’excellent personnage principal qu’il était dans les deux premiers tomes, attachant en dépit de son allure inquiétante, expressif alors même qu’il n’a pas de visage ; cela vaut à vrai dire pour d’autres extends, qui arborent comme des masques de nô, remplissant cette double fonction paradoxale. Le détective est par ailleurs plus complexe qu’il n’en a l’air, ce qui vaut aussi pour les principaux personnages secondaires de la série : tout d’abord, dans l’entourage immédiat du détective, Mary, son ingénieure fracasse, et Tetsurô, ce petit con qui veut bien faire mais ne pige pas grand-chose à ce qu’il fait... et cache peut-être certaines choses, le petit coquin ; mais d’autres personnages, plus éloignés, ont également du potentiel sinon encore de la matière, comme Olivia, l’ambiguë chef-ou-pas-chef de l’EMS, dont les relations avec Jûzô Inui sont très compliquées – utilement. Je ne me prononcerai pas encore en ce qui concerne Victor, mais tous ceux que je viens de citer évoluent progressivement, et pas seulement dans leur rapport au héros : ils ont une vie propre, et ça, c’est très appréciable. Mais, çà et là, d’autres personnages bien plus secondaires peuvent aussi constituer de bonnes surprises, et je crois que c’est le cas de la cliente nympho du tome 5 – voire des gérants et clients du salon de coiffure dans ce même volume, en dépit du grotesque de la séquence, amusant mais parfois à l’extrême limite de la lourdeur – un jeu d’équilibriste périlleux.
J’ai déjà mentionné, dans ma chronique des deux premiers tomes et dans celle-ci, combien l’érotisation forcée, même rare (ouf), des personnages féminins de la BD était poussive. Rien ne l’illustre mieux, ici, outre les couvertures des tomes 3 et 4, que le personnage de Pepper (tome 4), qui est vraiment une caricature – mais peut-être était-ce le propos… Il y a, de manière générale, des cases dont on se passerait, un peu puériles, un peu beauf – pas très réussies de toute façon, ou disons plus exactement que ça ne réussit pas trop à Karasuma Tasuku. C’est d’autant plus flagrant que ses principaux personnages féminins, Pepper exceptée, bénéficient d’un character design assez soigné, et qui leur confère le cas échéant bien davantage de personnalité, et avec bien davantage de pertinence ; si Pepper n’est que nichons, et si Olivia peine parfois à être autre chose que des lèvres pulpeuses (il y a des progrès la concernant, cela dit), Mary, elle, gagne à avoir l’air décalquée en permanence – ses cernes attirent bien davantage l’attention que ses gambettes, et c’est tant mieux ; graphiquement, et narrativement, elle est un très bon personnage – la piste à suivre en ce qui me concerne.
Mais justement : le dessin. Il bénéficie d’une certaine personnalité, assez indéniable – mais qui a son revers, dans des scènes d’action que je trouve bien trop souvent illisibles sinon brouillonnes, et la saturation des cases par les onomatopées n’arrange rien à l’affaire. C’était un problème marqué dans les deux premiers tomes, à mes yeux, ça l’est toujours dans les trois qui nous intéressent aujourd’hui. Cependant, je crois qu’il y a eu un certain progrès à cet égard ? Globalement – pas seulement dans les scènes de baston, en fait –, j’ai l’impression que Karasuma Tasuku a fait évoluer son style vers davantage de sobriété (sans être sobre à proprement parler, loin de là !), et ça me paraît assez profitable. Cependant, il y a un risque, ici, dont j’ai bien conscience : le style graphique de l’auteur ne risque-t-il pas, alors, de perdre en personnalité, de devenir « lambda » ? Je suppose qu’on ne peut pas tout à fait l’exclure – mais pour l’heure ça n’est pas le cas, et j’ai l’impression que l’on progresse vers un certain équilibre très appréciable.
Le bilan de ces trois tomes est donc globalement le même que celui des deux premiers : No Guns Life ne révolutionne rien, absolument rien, et entretient un jeu dangereux avec les codes et les clichés, qui pourrait être fatal à terme à la série, mais qui est très bien géré pour l’heure. L’ambiance très réussie, les personnages plus complexes qu’ils n’en ont tout d’abord l’air, l’improbablement charismatique Jûzô Inui en tête, quelques idées tordues enfin qui s’insinuent dans la trame pour rompre avec le déjà-lu et renouveler l’intérêt du lecteur, sont autant d’atouts qui font de cette lecture un moment agréable et convaincant, même si certainement pas impérissable.
Je lirai probablement la suite, quand elle sortira…
MAEKAWA Yutaka, Creepy, [Creepyクリーピー], roman traduit du japonais par Sylvain Cardonnel, [s.l.], Les Éditions d’Est en Ouest, coll. Polar, [2012] 2017, 315 p.
Titre :Creepy
Titre original :Creepyクリーピー ; Kurîpî : Itsuwari no rinjinクリーピー偽りの隣人
Double chronique : un livre, et son adaptation cinématographique. Le roman est le fait d’un inconnu (à l’époque du moins, 2011-2012), Maekawa Yutaka, dont c’était la première publication (en fiction en tout cas), et qui lui a valu d’être récompensé en tant que « jeune auteur de littérature policière japonaise » (on est toujours jeune à 60 ans, je suppose que c'est une bonne nouvelle) ; le film n’est pas exactement le fait d’un inconnu, lui, puisqu’il a été réalisé par Kurosawa Kiyoshi, très actif en ce moment faut-il croire.
Et, d’emblée, qu’en dire pour les adeptes du TLDR ? Le roman est mauvais – au point où j’ai préféré l’abandonner en cours de route, beuh… Ce qui ne m’arrive vraiment pas tous les jours. Le film est meilleur, et au moins honorable disons, mais pas renversant non plus (l’enthousiasme des critiques presse me laisse un peu perplexe) ; mais, oui – meilleur, bien meilleur.
Sur une base forcément similaire… Mais l’association du livre et du film illustre à sa manière, je suppose, qu’une bonne histoire ne suffit pas à faire un bon livre, ou un bon film, à ce compte-là. Le roman de Maekawa Yutaka patine dans la lourdeur et les effets mal gérés ; mais Kurosawa Kiyoshi, lui, sait filmer – ceci, on ne le lui enlèvera pas ; et ça change pas mal de choses.
UN ROMAN RATÉ
L’histoire – version roman tout d’abord. Takakura est un criminologue, plus précisément un spécialiste de psychologie criminelle, qu’il enseigne à l’université (et bien sûr en fricotant avec ses étudiantes, tout naturellement). Il s’installe avec son épouse Yasuko, femme au foyer jusqu’au bout des casseroles, dans un nouveau quartier – une banlieue résidentielle morne au possible. Là, il fait la rencontre de Nishino, son voisin – un bonhomme un peu bizarre, mais sympathique, au fond. Mais, oui : un peu bizarre. Puis un policier du nom de Nogami rend visite à Takakura – il y a trente ans de cela, ils étaient dans le même lycée ; mais, depuis, Takakura a acquis une certaine renommée, comme étant le spécialiste de psychologie criminelle que l’on interroge à la télé dans les affaires criminelles bizarres… Il se trouve que Nogami apprécierait d’avoir ses lumières sur une vieille affaire jamais résolue : la disparition, du jour au lendemain, de toute une famille. Des « évaporés » ? Je reviendrai sur ce thème un de ces jours, mais, pour le coup, non – Nogami est persuadé de ce qu’il y a eu un crime, là-bas… Tiens, la configuration des maisons est assez similaire, non ? Mais Nogami disparaît à son tour. Et il y a un incendie dans le voisinage, tiens. Oh, et vous a-t-on dit que le voisin Nishino était vraimentbizarre ? Pas qu’un peu : un soir, la fille dudit voisin, Mio, désespérée, sonne à la porte de Takakura – et fait au terne couple cet aveu improbable : Nishino n’est pas son père ; c’est un parfait inconnu… Un monstre qui s’est déguisé en voisin affable, et qui exerce son contrôle mental sur ses proies.
Le sujet est plutôt intéressant – ce que confirmera, je suppose, le film de Kurosawa Kiyoshi. Il y a matière à un bon thriller psychologique, qui détourne quelques codes pour proposer une variation un minimum inattendue sur le tueur en série (l'expression est sans doute contestable), en l’insérant dans un contexte tellement « japonais contemporain » qu’il en a quelque chose de plus encore oppressant. L’idée derrière le personnage de Nishino, avatar du vampire sans les fausses canines en plastique (puisque c’est de « contrôle mental » qu’il s’agit, on pourrait penser à L’Échiquier du mal, de Dan Simmons, même si le surnaturel n'est en principe pas de la partie ici), est bonne, oui – il y a derrière tout un potentiel de flippe, quelque chose qui devrait être effectivement creepy…
Et pourtant ça ne marche pas – au point où j’ai lâché l’affaire au bout de 150 pages, soit la moitié du roman environ. Il y a plusieurs raisons à cela – deux, surtout. La première : c’est abominablement mal écrit, la traduction n’arrange certainement rien à l’affaire, et l’édition bâclée non plus – c’est d’une lourdeur invraisemblable, et saturé de coquilles, voire de fautes pures et simples, sans même parler de quelques oublis fâcheux ; au point où ça en devient franchement pénible, et même illisible.
La seconde raison est sans doute liée, dans le cadre de la version originale : tout cela est d’une puérilité déconcertante… Les personnages sont mauvais, navrants même, leurs réactions caricaturales, et souvent enfantines, oui ; la « science » de Takakura n’est même pas au niveau d’un digest de Wikipédia sur la psychologie criminelle et les tueurs en série, exécuté par un ado enthousiaste mais pas hyper compétent – il est d’autant plus fâcheux qu’il soit notre personnage point de vue, qui ressasse sans cesse les mêmes banalités et explique tout, absolument tout, et d’abord ce qui n’a pas besoin de l’être. Il n’est pas très sympathique, par ailleurs – non seulement arrogant, mais aussi passablement machiste, et… ben… un vrai (petit) con ? Ce qui aurait pu être un atout, en fait (et Kurosawa Kiyoshi, sans trop insister non plus, en tirera bien quelque chose dans son film), mais pas en l’état : c’est juste atrocement lourd, et je ne suis pas bien certain que ce côté vaguement sombre était délibéré de la part de l'auteur… J'en doute un peu.
Oui, il y avait un bon sujet ; mais son traitement est tellement calamiteux que cela ne suffit pas à persuader le lecteur de faire l’impasse sur les faiblesses pour s’en tenir à ce qui vaut le coup. Une bonne histoire ne suffit pas.
UN FILM PLUS SATISFAISANT
Dans le film, c’est déjà un peu mieux. Kurosawa Kiyoshi s’autorise quelques libertés avec le matériau de base – plutôt bien vues : la scène d’ouverture fonctionne très bien. Takakura est à la base un policier – un épisode passablement traumatique (non seulement parce qu’il se solde par deux décès, mais aussi parce que notre héros est d’une certaine manière humilié pour avoir trop cru en ses capacités) l’incite à rendre son étoile de sous-shérif pour devenir enseignant-chercheur en psychologie criminelle ; on sent assez vite le vague connard en lui – il est « intéressé » par les crimes sordides, et c'est bien naturel, mais il est en même temps incapable de la moindre empathie (dans son couple ou à l'extérieur), ce qui en fait classiquement un type presque aussi psychopathe que ceux qu’il étudie ; bon, le film nous épargne les séquences avec la thésarde… Nogami est très différent du personnage du roman : absolument pas un copain d’enfance de Takakura, mais un (bien plus) jeune collègue, un peu con-con, mais pas toujours non plus, et d’une empathie assez limitée lui aussi. Son « remplacement », Tanimoto, diffère là aussi beaucoup dans le roman et dans le film ; au bénéfice de ce dernier, comme de juste : en faire un vieux bonhomme un peu indécis et mystérieux lui confère un minimum de chair, là où il n'est guère que l'incarnation d'une fonction dans le livre (son temps de présence à l'écran est pourtant limité, là où le personnage est très important dans ce que j'ai lu du roman).
Mais les changements essentiels concernent l’atmosphère : la banlieue résidentielle du film est bien plus oppressante que celle du livre – ce qui tient, outre la réalisation et la photographie soignées, au caractère détestable du voisinage (et pas seulement de Nishino) ; à maints égards, le film prend davantage son temps que le roman (à bon droit), mais il se montre plus direct sur un point essentiel : Nishino est vraiment, vraiment, vraiment bizarre, et ceci dès le début. Et inquiétant avec ça, bien sûr.
Il y a dans le film tout un jeu sur la politesse, j’ai l’impression – comme expression supposée du bon voisinage, mais aussi des bonnes relations en général, dans le couple, dans le travail, etc. On met en avant ce caractère comme étant essentiel à la langue japonaise, mais, dans le contexte du film, tous les personnages ou peu s’en faut se montrent d’une incorrection pas croyable, qui ferait hurler (même) un Français : les personnages s’ignorent ostensiblement, les interlocuteurs s’éloignent sans un mot, ils critiquent les autres pour un rien, ou leurs minables cadeaux, etc. Pas seulement Nishino : ce qui rend inquiétant ce dernier (au-delà de la gueule impayable de Kagawa Teruyuki, parfait dans le rôle et un atout majeur du film, peut-être bien le tout premier en fait), c’est plutôt son caractère instable – tantôt sympathique, tantôt grossier, toujours bizarre. Mais, au fond, Takakura ne bénéficie même pas de moments sympathiques, lui…
Puis le film bascule – d'un seul coup. L’enquête relativement pépère, mais riche d’allusions autant que de non-dits, cède brutalement (très brutalement, peut-être trop) la place à l’horreur, alors que nous pénétrons, entraînés par Yasuko sans doute, la femme au foyer qui n’en peut plus, dans l’intimité du foyer déviant de Nishino. Car c’est bien d’horreur qu’il s’agit – un vrai cauchemar, où la séquestration, la drogue, le viol peut-être, aussi horribles soient-ils, passent presque au second plan, tant le sadisme (façon « pervers narcissique », cette nouvelle icône de la psycho facile) de Nishino bouffe le récit, en jouant cruellement sur les sentiments de honte et de culpabilité de ses victimes, sur le dos desquelles il rejette toutes ses abominations. Le caractère sec de ce changement de focalisation est sans doute délibéré, mais j’ai du mal à me prononcer quant à sa pertinence… Il y a certes des choses très fortes, dans la maison – et d’abord dans sa cave. L’absurdité de tout ce qui s’y produit pourrait avoir un côté guignolesque, en écho de l’interprétation (très à propos) de Kagawa Teruyuki, mais on n’a somme toute guère envie de rire ; le spectateur, comme les victimes de Nishino, a été formaté au point de ne plus avoir le moindre contrôle sur ses réactions – c’est le voisin bizarre qui est aux manettes.
Pour un temps, du moins… Car la fin m’a déçu. Vraiment. Ici quelques SPOILERS : j’ai beaucoup aimé la très improbable séquence de la « nouvelle famille » qui part en quête d’un nouvel antre en voiture – avec ces nuées qui défilent et qui ont un rendu surnaturel, autant dire infernal. J’ai beaucoup moins aimé Takakura vainquant en définitive Nishino, ce que rien ne vient vraiment justifier… sinon les choix de narration, car, dans le film, cela établit clairement un parallèle, ou plutôt un miroir, de la brillante scène d’ouverture – ce qui serait plutôt malin pour le coup ? Ou bien cela devrait l’être ; en l’état, ça m’a paru plus forcé qu’autre chose, et décevant tant narrativement que… « moralement », d’une certaine manière ? L’ultime crise hystérique de Yasuko n’arrange pas exactement les choses…
Le fait est qu’il y a des pains dans le film comme dans le roman – simplement, là où leur accumulation dans le livre a fini par me convaincre qu’il valait mieux lâcher l’affaire en cours de route, le film de Kurosawa présente suffisamment de qualités par ailleurs pour rehausser le niveau et inciter le spectateur à une forme de mansuétude un tantinet blasée, devant le métier du réalisateur. Mais, oui, il y a des scènes qui ne fonctionnent pas, bien avant la conclusion du film – ainsi de cette discussion entre Takakura et Nogami noyée dans une musique ultra-démonstrative et qui sonne horriblement faux (maintenant, Kurosawa Kiyoshi est éventuellement coutumier du fait, il y avait des trucs de ce genre dans Séance, sauf erreur, et ce n'est qu'un exemple).
Alors, là encore, il y a peut-être un jeu du réalisateur ? Certaines scènes peuvent le laisser supposer. Dans le roman, très puéril donc, nous assistons à un cours de Takakura, où notre criminologue médiatique rapporte classiquement les crimes de la « famille » de Charles Manson, et, de manière passablement forcée, en extrait le terme « creepy » qui donne son titre au roman ; c’est tellement lourd que l’effet souhaité, soit l’association de Nishino à une forme de reptation menaçante, tombe complètement à plat. Dans le film, la scène du cours est plus futée : Takakura décrit un tout autre crime (peut-être fictif, je n’ai pas cherché à me renseigner), qui a eu lieu aux États-Unis là encore, mais qui avait quelque chose de totalement grotesque dans sa démesure ; et le professeur de conclure : « En Amérique, tout est plus spectaculaire. » Je suppose que cette pique n’a rien d’innocent, dans un film qui joue sur les codes du thriller – tout en payant régulièrement ses hommages à Hitchcock et compagnie. Mais il ne faut pas s’en tenir là, prendre cette saillie au pied de la lettre – car, une fois introduits dans la cave de Nishino, à l’improbable décoration arty, presque « vaisseau spatial rétrofuturiste », c’est le film japonais qui joue la carte de la guignolade excessive – non sans effet cela dit. Pour le coup, un Norman Bates est autrement plus sobre…
Le film est bien plus malin que le roman. Et Kurosawa Kiyoshi, je suppose, s’amuse un tantinet, dans ce qui aurait pu être un bête thriller de yes-man, à subvertir son propos çà et là. Son Creepy bénéficie cependant avant tout de deux atouts marqués : le très inquiétant Kagawa Teruyuki, un parfait Nishino, et une réalisation soignée et somme toute fine, rendant à merveille la terne froideur d’une banlieue résidentielle japonaise (la très belle photographie y est donc pour beaucoup).
Mais on ne criera certainement pas au chef-d’œuvre : on a beaucoup comparé les deux films, sur le ouèbe, mais, de toute évidence, Creepy n’est pas Cure. Loin de là. Cela reste un thriller plus qu’honnête, et dont les qualités certaines l’emportent sans peine sur quelques failles çà et là. C'est déjà ça.
Mais il gagne sans doute à être comparé au roman qui l’a inspiré… Vous connaissez tous cette réplique classique du bouquinovore : « Le livre est forcément meilleur que le film ! » Allez, vous l'avez vous-mêmes prononcée, et moi aussi... Ben, là, non : le livre est mauvais – le film bien plus satisfaisant. Et j’y reviens : la comparaison des deux confirme qu’une bonne histoire, ça ne suffit pas.
KARASUMA Tasuku, No Guns Life, vol. 1, [No • Guns • Lifeノー・ガンズ・ライフ], traduit [du japonais] et adapté en français par Miyako Slocombe, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2014] 2016, 244 p.
KARASUMA Tasuku, No Guns Life, vol. 2, [No • Guns • Lifeノー・ガンズ・ライフ], traduit [du japonais] et adapté en français par Miyako Slocombe, Bruxelles, Kana, coll. Big, [2014] 2017, 228 p.
Une fois n’est pas coutume, c’est l’excellente revue Atom qui a attiré mon attention sur ce manga de Karasuma Tasuku, un auteur jusqu’alors très méconnu de par chez nous. Il s’y est ajouté une opération promotionnelle, avec ces deux premiers tomes pour le prix d’un… Occasion, larron – et au final ? Je ne suis pas parfaitement convaincu, mais demeure bel et bien intéressé, suffisamment pour avoir envie de lire la suite.
Nous sommes dans un futur plus ou moins proche – après une terrible guerre qui a vu des massacres sans nom. Lors du conflit sont apparus les extends – des hommes auxquels on greffait des implants destinés à en faire des machines à tuer. Maintenant, la guerre est finie… et les gens ont peur de leurs « sauveurs ». D’autant qu’il y a des intérêts colossaux en jeu, qui voient s’opposer diverses factions : la cynique mégacorpo Berühren à l’origine des extends, et dont le building noir trône au centre de la ville comme un certain monolithe ; le gouvernement et son « agence pour la reconstruction » ou plus précisément son « bureau des mesures anti-extends », aux intentions ambiguës et aux moyens qui ne le sont pas moins ; les réactionnaires du Spitzbergen, qui ne rechignent pas au terrorisme anti-extends ; les yakuzas du Kyûseikai…
Tout ce qui fait le cyberpunk, mais No Guns Life affiche d’emblée la couleur : NOIR. Les références, pas seulement graphiques, à l’univers du polar hard-boiled, abondent. Reste à associer ces différents éléments, mais les modèles ne manquent pas. Rien d’étonnant sans doute à ce que l’auteur cite George Alec Effinger parmi ses influences, mais on pourrait tout aussi bien évoquer Blade Runner, de manière plus consensuelle. C’est, à vrai dire, peut-être une limite de la BD, à l’horizon du moins : elle cite beaucoup. Et, côté mangas, notamment, il est impossible de ne pas penser à Gunnm, si l’on cite aussi systématiquement, et en ce qui me concerne ça ne joue pas en faveur de No Guns Life, les BD de Shirow Masamune (aheum...) ; le premier tome comprend par ailleurs une référence jugée explicite à Matsumoto Leiji, mais qui m’a tout aussi bien évoqué Akira (le gamin bizarre aux facultés étranges du nom de Tetsurô). Il y aurait sans doute bien d’autres exemples.
Sur ces bases, pas évident de livrer quelque chose qui parvienne à se singulariser suffisamment pour avoir un intérêt propre. Karasuma Tasuku, pourtant, y parvient – en usant de nouveaux des codes/clichés, mais cette fois pour en tirer quelque chose d’éventuellement... bizarre. C’est pour une bonne part son héros qui l’y autorise : Jûzô Inui, détective privé. Forcément… Mais ce « private eye » n’est pas comme les autres – de toute évidence : c’est un extend, considérablement retouché, et dont la tête même… a été remplacée par un énorme revolver ! Un Gun Slave Unit, disait-on pendant la guerre… Une créature très ironique – car cette arme très intimidante, Jûzô Inui ne peut pas en faire lui-même usage : la gâchette se trouve derrière sa tête, inaccessible pour lui – il faut que quelqu’un d’autre tire… mais Jûzô Inui ne conférera pas ce privilège à n’importe qui ! Idée à la fois débile et géniale, et qui suscite des développements intéressants (notamment, à vrai dire, dans l’épisode « one shot » qui avait précédé la série, et que l’on trouve à la fin du tome 2).
Mais cela débouche sur un autre atout pas si évident : la BD met en scène un personnage principal qui n’a littéralement pas de visage. Sa simple présence est plus qu’inquiétante, et l’impossibilité de lire les sentiments sur un Colt Python ne le rend que plus intimidant et dérangeant. Pourtant, le canon comme le barillet donnent sous certains angles et sous une certaine lumière la sensation d’un visage, et même d'yeux – on croit y lire quelque chose… et peut-être à bon droit ? Car Jûzô Inui n’est pas aussi froid que sa tête métallique : oui, il ressent pas mal de trucs. Et si cette allure, pour lui, peut d’abord donner l’impression d’une malédiction, elle constitue pour le personnage un atout indéniable – en contribuant et pas qu’un peu à son étonnant charisme. À vrai dire, les personnages secondaires (tous, en y incluant Mary, la technicienne de génie, qui rappelle beaucoup l’Edward Wong Hau Pepelu Tivrusky IV de Cowboy Bebop, une autre référence évidente) sont considérablement effacés (et moins intéressants), dans l’ombre de Tête-De-Flingue. Le méchant du tome 2 ne s’en tire pas si mal, cela dit...
Les histoires, par ailleurs, sont globalement assez convenues pour l’heure. Là encore, la série baigne dans les codes du cyberpunk et du noir, avec le risque qu’ils virent aux clichés. Cependant, l’auteur se montre assez malin, et sait, régulièrement, relancer la sauce en infusant dans ses enquêtes plus ou moins déjà lues des éléments davantage « bizarres ». Cela tient parfois du détail, relevant par ailleurs de la caractérisation des personnages – un exemple éloquent : Jûzô Inui qui fume clope sur clope… comme un bon privé en imper et chapeau mou, mais il a une très bonne raison de le faire ! L’impact cosmétique n’en est que plus marqué – et ludique… Mais la BD bénéficie d’autres idées assez futées, qui tordent suffisamment les codes pour entretenir l’intérêt du lecteur – par exemple, à la fin du tome 1, avec ce gamin qui se veut héroïque et commet la terrible boulette « d’emprunter » le corps de notre monolithique héros… mais ne le met que davantage en danger, car il ne sait pas en faire usage ; plus globalement, d’ailleurs, la naïveté de ce personnage tranche intelligemment sur la dureté de Jûzô Inui – même si cette dernière est parfois une façade. Le deuxième tome comprend également de bons moments du même ordre – et, par ailleurs, il se montre plus habile, je crois, dans l’alternance entre humour et gravité. Clairement, ça ne révolutionne absolument rien, mais j’ai lu ça avec un plaisir indéniable.
Reste un point à mon sens plus problématique : le dessin. Karasuma Tasuku a un style, et maîtrise les jeux d'ombres. Son découpage n'est pas spécialement barré, mais il est efficace. Comme dit plus haut, le personnage à l’allure si étrange de Jûzô Inui est brillamment employé, le dessin mettant en valeur ce que son apparence a de profondément dérangeant, mais aussi son improbable charisme, et peut-être même son ressenti. Les autres personnages sont moins marquants – et les personnages féminins un peu trop érotisés, je suppose, même si on a lu bien, bien pire, ça demeure raisonnable (ils sont généralement plus complexes qu'ils n'en ont tout d'abord l'air, et ça c'est toujours bon à prendre).
Ce qui m’ennuie un peu plus, ce sont les scènes d’action – que je trouve globalement illisibles, d’autant qu’elles sont régulièrement saturées d’onomatopées qui ne font que compliquer encore la lecture. No Guns Life mêle donc polar et cyberpunk, mais avec une approche tout de même assez musclée – si les combats ne sont pas systématiques, loin de là, ils occupent néanmoins une place non négligeable dans la narration ; or j’ai vraiment du mal à m’y repérer… même si j’ai l’impression que le tome 2 marque déjà un certain progrès à cet égard ? Nous verrons bien…
Car, oui, j’ai envie d’en lire davantage. Encore une fois, No Guns Life ne révolutionne rien… Mais il y a dans ces deux premiers tomes suffisamment de bonnes idées, notamment autour du personnage étonnant de Jûzô Inui, pour entretenir ma curiosité. Un de ces jours, je vous toucherai donc sûrement un mot de la suite.
EDOGAWA Ranpo, La Chambre rouge, [Imomushi 芋虫 ; Ningen isu人間椅子 ; Ni haijin二廃人 ; Akai heya赤い部屋 ; Nisen dôka二銭銅貨], récits policiers traduits du japonais par Jean-Christian Bouvier, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier poche, série L’Asie en noir, [1923, 1926-1927, 1929, 1990] 1995, 125 p.
MARUO Suehiro et EDOGAWA Ranpo, La Chenille, [Imomushi芋虫], traduction du japonais par Miyako Slocombe, postface de Miyako Slocombe, Poitiers, Le Lézard Noir, [2009-2010] 2017, 162 p.
Je poursuis ma découverte des œuvres d’Edogawa Ranpo, cette fois avec un bref recueil de nouvelles – même si ce que j’en avais lu jusqu’alors n’était clairement pas du genre à s’étendre inconsidérément. Toutefois, au-delà de cette question de format, je relève aussi que La Chambre rouge est également une bonne occasion de se pencher sur le versant eroguro de l’auteur, registre dont on en a fait le maître voire l’initiateur, mais c’était une dimension relativement discrète de mes lectures antérieures, privilégiant le policier bizarre, éventuellement épicé certes d’une pincée de perversion ; mais, ici, tout spécialement avec la nouvelle « La Chenille », qui ouvre le bal, c’est du frontal – comme en témoigne l’adaptation BD de ladite nouvelle par Maruo Suehiro, fan d’Edogawa Ranpo devant l’éternel, et qui y revient ici après notammentL’Île panorama… pour un résultat bluffant : j’avais jusqu’à présent bien aimé ce que j’avais lu de Maruo, mais sans jamais être véritablement enthousiaste – or, cette fois, si !
« La Chenille », la nouvelle d’Edogawa Ranpo, a tout d’une étape séminale du registre eroguro. N’en déplaise à l’habillage du recueil La Chambre rouge, et plus largement de cette série des œuvres du premier grand maître du récit policier japonais, « La Chenille » n’a absolument rien d’un policier – il n’y a pas même à cet égard la vague ambiguïté (un peu artificielle par ailleurs) de courts romans tels que L’Île panorama ou La Bête aveugle. La nouvelle met en scène un couple bien singulier : le prometteur lieutenant Sunaga est revenu estropié de la guerre russo-japonaise – il est maintenant un homme-tronc, et défiguré, incapable d’entendre comme de parler, incapable de faire quoi que ce soit sans l’assistance de sa femme Tokiko. C’est elle qui constitue notre point de vue – l’épouse dévouée, hypocritement célébrée pour sa vaillance par un entourage réduit à peau de chagrin. Mais la souffrance de Tokiko se mue petit à petit en une forme de délectation au spectacle de la souffrance de son époux – sa position de supériorité lui autorise tous les sadismes. En même temps, les époux, au-delà de l’artifice du crayon en bouche pour dessiner quelques lettres mal assurées sur un bout de papier, ne peuvent plus guère communiquer qu’au travers d’une sexualité bestiale. La folie guette, et Tokiko a les pleins-pouvoirs…
C’est une nouvelle brillante – très noire, très dérangeante ; le malaise suinte littéralement de ces quelques pages, qui ont choqué en leur temps (les militaires, tout spécialement, n’appréciaient pas, on s’en doute), et conservent de quoi choquer aujourd’hui encore. La situation grotesque décrite par Edogawa Ranpo est compensée par la subtilité du portrait psychologique de Tokiko – qu’elle permet et justifie, en même temps. Difficile de rester indifférent face à cette scène outrancière et répugnante, qui noue le ventre… et ceci alors même que, sous la souffrance et la perversion, il demeure peut-être quelque chose de l’amour ?
L’adaptation en BD par Maruo, disponible dans une très belle édition au Lézard Noir, est brillante à son tour – voire plus que cela. Donnant davantage d’ampleur au court récit d’Edogawa Ranpo, le dessinateur, de son trait sûr et fin, et au fil de compositions parfaites, dresse, au-delà de la scène réitérée fondant le récit, abordée de manière frontale, aussi bien un tableau réaliste et fouillé du Japon de la fin de Meiji (puis peut-être de Taishô), qu’un portrait psychologique approfondi et subtil de Tokiko. La BD est beaucoup plus explicite que la nouvelle, aussi – mais le médium y est sans doute pour quelque chose ; encore que, pour le coup, le caractère ouvertement pornographique de la BD tranche sur la relative « propreté » des œuvres finalement sages de Maruo que j’avais pu lire jusqu’alors, tout particulièrement L’Île panorama et L’Enfer en bouteille. Là aussi, le dessinateur en rajoute sur le texte initial, mais avec pertinence – notamment en inscrivant ses fantasmes dans le contexte culturel de l’époque, ainsi de la dégustation de bananes… À vrai dire, ces déviances participent de l’arrière-plan fouillé de l’adaptation, au même titre que les nombreuses allusions à la poésie ou aux spectacles populaires de ce temps, voire, pourquoi pas, aux publicités « modernes » qui parasitent les pages au même degré que la vaine et et d’autant plus répugnante propagande militaire, dont le terrible aboutissement perce à l’horizon – ce ne sont pas là des choses si différentes (Edogawa Ranpo se défendait, plus ou moins sincèrement, d’avoir écrit une nouvelle politique, mais je tends à croire que la BD l’est bien davantage). Et, bien sûr, l’ensemble est visuellement splendide : Maruo y retrouve la maestria de sa précédente adaptation d’Edogawa Ranpo, L’Île panorama (je ne parle que de ce que j’ai lu...), et va peut-être même au-delà – aussi parce que l’érotisme fondamentalement pervers et le tableau méticuleusement gore du récit lui permettent d’aller au bout de ses délires, le meilleur hommage que l’on puisse rendre à ce texte séminal du registre eroguro. C’est pour ainsi dire parfait : cette fois, oui, j’ai été plus que convaincu par le travail de Maruo.
Le recueil La Chambre rouge comprend toutefois quatre autres nouvelles, que l’on aurait bien tort de remiser de côté. Deux sont très bonnes, et valent bien « La Chenille », chacune dans son registre : « La Chaise humaine », et « La Chambre rouge ». « La Chaise humaine » est une nouvelle totalement surréaliste, absurde, absolument incroyable – et pourtant très bonne. Si elle revêt davantage des atours policiers, c’est sur un mode essentiellement pervers, où la délectation pour les crimes incongrus et les fantasmes les plus sordides l’emporte largement sur la mécanique bien huilée des enquêtes à résoudre, hors de propos ; on peut penser à La Bête aveugle. Ici, un homme a conçu un fauteuil dans lequel il peut se dissimuler au nez de tous ; l’artifice est d’abord supposé lui permettre de commettre des vols, mais le hideux ouvrier découvre bientôt que sa machine lui permet aussi de se repaître du contact charnel avec de jolies femmes, qui ne s’en rendent absolument pas compte ! Une expérience qu’il lui faut communiquer... à une femme. La folie absolue de ce récit participe bizarrement de sa réussite – mais aussi ses ultimes twists, qui parviennent à être inventifs dans le fond alors même qu’ils ont quelque chose de très mécanique dans le principe, pour le coup un trait commun à toutes ces nouvelles ; chose appréciable, ces ultimes astuces participent souvent, comme ici, d’une forme savoureuse de mise en abyme pouvant évoquer le très chouette court roman La Proie et l’ombre.
Ce qui se vérifie en tous points avec l’autre grande réussite du recueil : « La Chambre rouge ». Même si ce n’est pas sans poser problème : le lecteur un peu formaté, si les récits ne le sont pas nécessairement, voit arriver la chute (ou presque, car Edogawa Ranpo a littéralement plus d’un tour dans son sac) ; mais qu’importe, au fond – l’art du récit est là, et cet orateur tout juste introduit dans un cercle d’esthètes de la décadence, et qui révèle à ses confrères comment il a accompli quatre-vingt-dix-neuf meurtres parfaits, mais d’un genre bien singulier, fascine, répugne, réjouit et ravit. C’est très habile, bourré d’idées – presque trop ? Je ne le pense pas pour ma part, mais, dans la brève présentation du texte, l’auteur explique qu’on avait parfois trouvé dommage qu’il mette autant de bonnes idées dans un seul récit…
Les deux nouvelles restantes sont un bon cran en dessous, si elles demeurent d’une lecture agréable ; c’est surtout qu’il s’agit de récits moins matures, parmi les premiers publiés par l’auteur, et cela se sent. « Deux Vies cachées » (sans doute une erreur dans le titre français dans cette édition, il faudrait lire « Deux Vies gâchées »…) est une variation sur le crime commis en état de somnambulisme ; nous savons d’emblée que l’auteur entend retourner les clichés liés à ce thème, aussi voyons-nous très vite où il veut en venir, même s'il complique utilement son propos avec un second twist, lui aussi éminemment prévisible, mais qui convainc bien davantage, en rendant plus subtile la psychologie des protagonistes, jusqu’à une conclusion où, de manière finalement assez étrange, une forme de perversion resurgit à bon droit – noter au passage que cette nouvelle également, antérieure de cinq ans à « La Chenille », figure un « héros » rentré estropié de la guerre, même si pas dans les mêmes proportions que le lieutenant Sunaga.
Reste enfin « La Pièce de deux sens », qui fut en 1923 la première nouvelle publiée par Edogawa Ranpo, et dans laquelle il ne fait certes pas mentir son pseudonyme, empruntant ouvertement aux œuvres d’Edgar Allan Poe, notamment « Le Scarabée d’or » et « La Lettre volée ». C’est un récit très tortueux, passablement puéril sans doute (car débordant d’idées très juvéniles), d’autant qu’il s’avère en définitive parfaitement futile – pourtant, ce dernier caractère contribue en fait à rendre la nouvelle plus sympathique ; c’est, littéralement, une blague… mais les blagues peuvent être douloureuses : à la fin du divertissement pointe quelque chose de plus subtil au plan psychologique, peut-être annonciateur de l’oeuvre à venir ?
Un bon recueil, donc – voire très bon, peut-être même plus encore. Mes premières lectures d’Edogawa Ranpo m’avaient régulièrement laissé un peu sceptique, mais j’ai l’impression que, plus je le lis, et plus je suis charmé. Je ne sais pas s’il en va de même pour les BD de Maruo Suehiro, mais La Chenille en tout cas est une splendide réussite, qui vaut largement le détour. Autant dire que je n’en ai pas fini, ni avec l’un, ni avec l’autre.
Vous trouverez les éléments préparatoires (contexte et PJ) ici, et la première séance là. La précédente séance se trouve quant à elle là.
Le joueur incarnant Bobby Traven, le détective privé, était absent. Étaient donc présents les joueurs incarnant Eunice Bessler, l’actrice ; Gordon Gore, le dilettante ; Trevor Pierce, le journaliste d’investigation ; Veronica Sutton, la psychiatre ; et Zeng Ju, le domestique.
I : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 21H30 – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO
[I-1 : Veronica Sutton, Gordon Gore, Zeng Ju, Trevor Pierce : Bobby Traven ; Hadley Barrow]Veronica Sutton, après avoir rédigé son testament et s’être une dernière fois occupé de ses chats, retourne au manoir Gore, où sont restés les autres. Gordon Gore est dans un état d’esprit proche de celui de la psychiatre. À ce stade, les victimes de la Noire Démence, à savoir Zeng Ju, Trevor Pierce et Bobby Traven, n’ont quasiment plus aucune perception du monde réel – mais, là où ils se trouvent, ils ne distinguent rien non plus, sinon eux-mêmes ; seulement de ces masses grisâtres, plus ou moins sphériques, et agitées d’un mouvement permanent, imprévisible… La psychiatre les examine, et son diagnostic confirme celui du Dr Hadley Barrow : en dehors des taches noires caractéristiques, les malades ne présentent pas de symptôme physique – ils ne sont pas encore sous-alimentés, bien sûr, et leurs organes sensoriels fonctionnent parfaitement ; cependant, ils ne « reçoivent » rien de ce monde-ci.
[I-2 : Zeng Ju, Veronica Sutton, Trevor Pierce, Gordon Gore, Eunice Bessler : Bobby Traven]Ou presque ! Car quelques échos peuvent exceptionnellement leur permettre de franchir la barrière entre les mondes… Et Zeng Ju, même avec un temps de latence, a perçu qu’on lui attrapait la main (le Dr Sutton en train de l’examiner) ; aveugle et comme sourd, il crie : « Vous m’avez touché ! Quelqu’un m’a touché ! » Ce qui fait sursauter tous les autres… La force de volonté non négligeable de Zeng Ju lui permet, pour un temps, de percevoir suffisamment de choses de ce monde pour tenter d’avoir un semblant de conversation – même très étrange… Et il aperçoit une silhouette très indistincte, sans doute celle de la psychiatre. Zeng Ju, affolé, essaye de décrire ses perceptions – des deux mondes ; et qu’il peut communiquer beaucoup plus facilement avec Trevor Pierce et Bobby Traven… lesquels n’entendent pas Veronica – qui, elle, comme Gordon Gore et Eunice Bessler, entend très bien Zeng Ju s’adresser à ses amis malades ! La scène est très déconcertante pour tout le monde…
[I-3 : Zeng Ju, Veronica Sutton : Bobby Traven] Mais Bobby Traven – qui, aux yeux des autres, donnait l’impression de s’être assis au milieu du salon du manoir Gore –, comprend que Zeng Ju parle avec Veronica Sutton ; lui ne voit pas et n’entend pas cette dernière, mais comprend que, s’il parle, elle l’entendra – ainsi que les autres à ses côtés ! Il se lève, et, les yeux dans le vague, sans voir son interlocutrice, il crie : « Il ne faut pas nous laisser ici ! Conduisez-nous au Tenderloin, c’est le seul endroit où nous pouvons entrevoir quelque chose ! » En effet, le détective avait déduit ceci lors de sa dernière virée dans le quartier des restaurants français – il a toujours en tête l’image de ce vol de moineaux… Zeng Ju pense qu’il a raison – il enjoint la psychiatre à faire ce que suggère le détective. Elle approuve – et le domestique rapporte ses paroles à Bobby (puisque ce dernier n’entend pas Veronica, mais seulement les victimes de la Noire Démence).
[I-4 : Veronica Sutton, Gordon Gore, Eunice Bessler : Harold Colbert, Jonathan Colbert, Andy McKenzie]Veronica Sutton décide donc d’accompagner les trois malades dans le Tenderloin. Gordon Gore se propose de venir également avec eux (il conduira la voiture – faire pénétrer les infectés dans le véhicule est une expérience très désagréable pour eux, qui se sentent palpés et dirigés sans avoir la moindre emprise sur ce qui se produit…), tandis que Eunice Bessler, de sa propre initiative, va attendre au manoir Gore le retour du Pr Harold Colbert, parti chercher un couteau de métal pur afin d’exécuter le rituel d’invocation du « Fantôme-qui-marche ». Ils conviennent d’un point de rendez-vous dans le Tenderloin : devant l’immeuble où se trouve le dernier appartement loué par Jonathan Colbert et Andy McKenzie, au 250 Geary Street.
II : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 22H30 – RUES DU TENDERLOIN, ENVIRONS DU 250 GEARY STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO
[II-1 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Zeng Ju, Trevor Pierce : Bobby Traven]Gordon Gore conduit donc Veronica Sutton, et les malades Zeng Ju, Trevor Pierce et Bobby Traven dans le Tenderloin ; le dilettante passe par des petites rues et se gare non loin du 250 Geary Street. Et les perceptions des trois victimes de la Noire Démence changent progressivement : au fur et à mesure qu’ils pénètrent dans le quartier, les masses informes grisâtres tendent à se muer en bâtiments, en personnes (essentiellement des clochards, les autres personnes contaminées…), etc. Il y a comme des « sautes » brutales d’une perception à l’autre, et l’ensemble demeure relativement vague, mais, pour eux, c’est un changement considérable par rapport au manoir Gore – et qui a quelque chose d’un peu rassurant (pas trop non plus…). Mais ils savent que le monde dans lequel ils se trouvent ne correspond pas parfaitement à la « véritable » San Francisco.
[II-2 : Trevor Pierce, Zeng Ju, Veronica Sutton, Gordon Gore : Eunice Bessler, Harold Colbert]Trevor Pierce s’en fait l’écho – et Zeng Ju tente à nouveau de susciter un contact avec Veronica Sutton pour décrire ce qu’ils voient, avec succès. La psychiatre demande si quelque chose attire plus particulièrement leur attention : le domestique chinois détaille les environs, et remarque que, non loin, les clochards affectés par la Noire Démence forment comme un attroupement, bien plus important que tout autre ; il tend la main pour indiquer cette direction, et Veronica comme Gordon Gore constatent qu’ils voient eux aussi, dans le « vrai » monde, cet attroupement, dans un terrain vague à bâtir – mais avec cette conviction étrange que, si Zeng Ju ne le leur avait pas indiqué, ils n’y auraient pas pris garde. Dans les deux mondes, les clochards ont l’air hagard – certains sont debout, tanguant d’un pied sur l’autre, tandis que d’autres sont assis contre un mur ou une palissade ; leur absence totale de mouvement fait craindre un moment qu’ils soient morts, mais ce n’est pas le cas. Ils n’ont pas l’air menaçant, en tout cas – question que se posait Trevor. La scène n’en est pas moins perturbante, quel que soit le monde où l’on se trouve – ainsi avec cette femme, à quatre pattes, qui lape une flaque d’eau… Veronica saisit la main de Zeng Ju, et ils s’avancent lentement dans cette direction. Gordon Gore préfère rester devant le 250 Geary Street, anxieux de ce que Eunice Bessler et Harold Colbert les rejoignent. Trevor, lui, voyant Zeng Ju s’éloigner, décide de le suivre – mais son mouvement précipité était malvenu : il a heurté un homme de la « vraie » San Francisco, qu’il ne distinguait absolument pas… Il comprend que, dans son état, courir n’est pas une très bonne idée.
[II-3 : Veronica Sutton, Zeng Ju, Gordon Gore : Parker Biggs] Parmi les clochards, Veronica Sutton, aux aguets, remarque quelqu’un qu’elle avait déjà croisé – même si ses vêtements en très sale état, déchirés çà et là, et son attitude générale, n’ont plus grand-chose à voir : c’est Parker Biggs, le très violent propriétaire et gérant du Petit Prince… Les taches noires sur ses bras ne laissent aucun doute sur sa condition. Par réflexe, Veronica tire Zeng Ju en arrière par la manche – le domestique, ne voyant pas pourquoi, et qui ne contrôle pas très bien le niveau de sa voix, lui demande bien trop fort ce qui se passe ; ce qui attire l’attention de certains des clochards. Biggs également relève la tête, mais il a les yeux dans le vague – pourtant, il tend à se tourner vers Zeng Ju, et ses yeux, cette fois, s’écarquillent (le domestique chinois également le voit). Le truand semble le reconnaître – et lui imputer la responsabilité de son état, de sa voix sourde et égarée. Il se lève, difficilement – plusieurs clochards le suivent, sans bien comprendre ce qu’il se passe ; il prétend que les investigateurs se sont rendus au Petit Prince dans le seul but de le contaminer. « Faites-moi sortir d’ici… et je tirerai un trait sur toute cette affaire… sinon… » Il se montre menaçant. Zeng Ju crie à Mme Sutton qu’il vaut mieux s’écarter – il ne pourra pas se défendre contre Biggs et la quinzaine de clochards qui le suivent. Veronica recule précipitamment en tirant le domestique chinois par la manche. Mais sa mauvaise jambe lui fait mal – elle tombe presque à genoux… et appelle Gordon Gore à l’aide ! Toutefois, mettre un peu de distance entre les clochards et eux suffit à écarter leur menace – c’est comme s’ils les oubliaient…
[II-4 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Clarisse Whitman] Cependant, en guettant ses poursuivants, Veronica Sutton remarque un clochard… ou plutôt une clocharde – et reconnaît Clarisse Whitman ! Mais la jeune fille de bonne famille est dans un état pitoyable… Hagarde, constellée de taches noires et de salissures, décoiffée, les vêtements autrefois luxueux réduits à des haillons… La psychiatre l’indique à Gordon Gore.
III : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 23 H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO
[III-1 : Eunice Bessler : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Au manoir Gore, sur Nob Hill, Eunice Bessler attend le retour du Pr Harold Colbert – Jonathan Colbert est à ses côtés. Le professeur revient enfin – et finalement plus tôt que ce qu’il pensait : il avait parlé d’aller chercher un couteau de métal pur à la Collection Zebulon Pharr, mais cela aurait demandé beaucoup trop de temps… Il a finalement décidé de chercher dans sa propre collection (il vit lui aussi à Nob Hill, mais a sans doute fait d’autres choses entre-temps), et il en revient avec une dague de cuivre d’origine égyptienne : qu’importe si elle provient d’une tout autre culture, il est convaincu qu’elle fera l’affaire pour le rituel. Eunice lui explique la situation – il leur faut rejoindre les autres au plus tôt dans le Tenderloin ! Les Colbert père et fils montent avec Eunice dans un taxi…
IV : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 23 H – RUES DU TENDERLOIN, ENVIRONS DU 250 GEARY STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO / LE ROYAUME – OÙ LE TEMPS ET L’ESPACE NE SIGNIFIENT RIEN… OU TOUT
[IV-1 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Zeng Ju]Gordon Gore est persuadé qu’il y a une raison pour que les victimes de la Noire Démence se rassemblent ainsi dans ce terrain vague ; à ses yeux, il ne présente rien de particulier – il note seulement qu’il y a un projet de construction à cet endroit, le permis de construire a été délivré, mais les travaux n’ont pas commencé. Mais qu’en est-il selon les perceptions des malades ? Veronica Sutton parvient à maintenir un vague contact avec Zeng Ju, dont les perceptions de cet autre monde s’affinent de plus en plus. Or, dans son état, attirer son attention sur quelque chose, d’une certaine manière, autorise cette chose à exister véritablement. La confrontation de leurs ressentis permet au domestique de comprendre que la vieille bâtisse qui se trouve au fond du terrain vague (à moins qu’elle ne change de place ?) est invisible à ses amis ; mais cette maison fluctue – c’est comme si elle changeait d’apparence en permanence… Mais elle est là, oui – et les autres ne la voient pas, qu’importe les efforts de Zeng Ju pour la leur indiquer. Les descriptions hésitantes du domestique laissent supposer qu’il s’agit d’un bâtiment antérieur au tremblement de terre de 1906.
[IV-2 : Zeng Ju, Gordon Gore, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert, Trevor Pierce, Parker Biggs, Clarisse Whitman]Zeng Ju est attiré par cette maison – tandis que Gordon Gore préférerait attendre l’arrivée du Pr Colbert. Le domestique chinois, inconscient de l’effet qu’il produit dans le monde « réel », hurle : « Il faut aller voir la maison ! IL FAUT ALLER VOIR LA MAISON ! » Trevor Pierce et Bobby Traven le suivent, ils ressentent la même attirance. Veronica et Gordon n’ont pas vraiment le choix… Un « sixième sens » semble maintenant bénéficier aux malades, qui leur permet d’éviter de heurter ce qu’ils ne voient pas, dans le monde « réel ». Mais il y a foule devant l’entrée de la maison… Ni Parker Biggs ni Clarisse Whitman ne semblent en faire partie.
[IV-3 : Zeng Ju] En jouant des épaules, Zeng Ju parvient sur le perron de la maison – ce qui ne fait aucune différence pour les autres ; mais lui distingue l’intérieur de la bâtisse, et la foule y est encore plus concentrée. La décoration de la maison est instable, mais, globalement, c’est son état le plus « luxueux » qui l’emporte ; il y a un étage… Le domestique chinois se précipite vers les escaliers. Et quand il monte…
[IV-4 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Trevor Pierce, Bobby Traven, Zeng Ju] … Non, ce n’est pas comme s’il se mettait à monter en l’air, ou à disparaître aux yeux de Veronica Sutton et de Gordon Gore, c’est plutôt… comme s’il n’avait de toute façon jamais été là. Ils n’ont pas véritablement oublié sa présence, ils savent qu’ils ont accompagné quelqu’un qui n’est plus là, mais leurs perceptions les empêchent d’envisager les choses autrement – ils savent que quelque chose cloche, mais impossible de dire quoi… Il en va bientôt de même concernant Trevor Pierce et Bobby Traven, qui suivent Zeng Ju à l’étage. Veronica et Gordon se retrouvent seuls… au milieu de la foule des clochards qui n’a pas dépassé le perron – ils sont une bonne trentaine.
[IV-5 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Clarisse Whitman, Parker Biggs] Toutefois, Veronica Sutton remarque à nouveau Clarisse Whitman… tandis que Gordon Gore est bousculé par Parker Biggs – et une dizaine d’infectés à sa suite ! C’est qu’ils sentent qu’il y a quelque chose, qu’ils ne voient pas… et ils cherchent à le saisir ! Il est renversé par terre, piétiné, palpé de partout par des gens désespérés d’entrer en contact avec quelqu'un, quelque chose… Il sait, avec une conviction absolue, qu’il est maintenant contaminé par la Noire Démence !
[IV-6 : Trevor Pierce, Zeng Ju : Bobby Traven] La maison est décidément l’endroit le plus concret de tout San Francisco pour les victimes de la Noire Démence. Chaque pièce croule sous les malades – qui ne font pas spécialement attention aux nouveaux arrivants. Mais il y a un peu moins de monde à l’étage. Bobby Traven est attiré par une chambre – une pièce vide, exceptionnellement. Trevor Pierce et Zeng Ju le suivent à l’intérieur. C’est une chambre bourgeoise, assez vaste, avec une cheminée. Mais, en se rendant à la fenêtre, tous voient un spectacle très étrange, inédit pour eux – comme une grande colonne fluctuante, qui fait des kilomètres de hauteur… Un peu comme un unique pilier soutenant la voûte du monde entier, formé par la rencontre d’une stalagmite et d’une stalactite, de proportions ahurissantes – tout autour gravitent les sphères mouvantes, davantage qu’ailleurs, dans une grisaille pesante… Bobby est fasciné, absorbé dans la contemplation de ce spectacle impensable. Il était impossible de voir cela ailleurs qu’à cette fenêtre – alors qu’une masse aussi colossale aurait dû être visible depuis le terrain vague, notamment. Zeng Ju essaye de déterminer la localisation « dans San Francisco » de ce phénomène, mais pas moyen – ça ne colle pas. Et cette colline paraît bien plus démesurée que toutes celles de la ville « réelle ». Par contre, il peut repérer la direction approximative de ce « tourbillon ».
[IV-7 : Veronica Sutton, Gordon Gore] « ÀSan Francisco », Veronica Sutton, qui a assisté au triste sort de Gordon Gore, fait de son mieux pour y échapper – mais elle est à son tour bousculée, même si dans des proportions bien moindres que le dilettante. Le résultat est cependant le même – un faux mouvement la fait tomber dans la boue…
[IV-8 : Eunice Bessler, Gordon Gore, Veronica Sutton : Harold Colbert, Jonathan Colbert ; Andy McKenzie] C’est à ce moment qu’arrivent à proximité du terrain vague Eunice Bessler, Harold Colbert et Jonathan Colbert. Eunice est stupéfaite par la scène du terrain vague, elle ne sait pas comment réagir… Elle panique ! Mais Jonathan Colbert lui pose la main sur l’épaule alors qu’elle allait se précipiter sur son amant Gordon Gore ainsi que sur Veronica Sutton : « N’y allez pas. C’est foutu pour eux. » Eunice est désespérée : n’y a-t-il donc rien à faire ? Harold Colbert seconde son fils : « Si : le rituel. Mais je vous l’ai dit, Mademoiselle : pour ceux qui ont été contaminés, il est trop tard. Ils ne guériront pas. » Eunice se débat, mais le professeur insiste : « Non, écoutez-moi ! Pour que le rituel fonctionne, il faut que quelqu’un passe de son plein gré dans ce… ce "royaume", et en revienne. Cela ne marchera pas avec quelqu’un de contaminé par la Noire Démence – qui fait pénétrer dans cet autre monde d’une autre manière, une manière… non conforme. » Eunice est désespérée, mais n’a plus la force de lutter : les Colbert la ramènent en arrière tandis qu’elle sanglote… Jonathan Colbert propose de se retirer dans l’appartement qu’il louait avec Andy McKenzie, juste à côté – pour y exécuter le rituel, si c’est encore possible… et utile. Il ne doute pas que les policiers ont fouillé l’appartement, mais pénétrer à l’intérieur ne sera pas un problème – la porte ferme mal. Le professeur acquiesce : ils emmènent Eunice avec eux.
[IV-9 : Zeng Ju, Trevor Pierce]Zeng Ju veut sortir de la maison, pour voir s’il peut déterminer la direction du « pilier ». Trevor Pierce est sceptique – mais le domestique ne se laisse pas retenir. Tandis qu’il redescend, le journaliste jette un œil aux autres chambres à l’étage ; l’une d’entre elles est parfaitement opposée à la première – et pourtant, depuis la fenêtre, il voit à nouveau ce « pilier »… car il a la conviction, même si c’est impossible, qu’il s’agit bien du même phénomène, et pas d’un autre qui lui ressemblerait.
[IV-10 : Zeng Ju : Clarisse Whitman, Trevor Pierce, Bobby Traven]Zeng Ju, de retour en bas – dans ce rez-de-chaussée bondé –, sort tant bien que mal de la maison, et cherche à repérer le « tourbillon ». Mais il ne le voit pas – il le devrait, en toute logique, mais il demeure invisible. Le domestique chinois grogne sous le coup de la frustration… mais il sent le contact d’une main sur son épaule. Il se retourne – et reconnaît Clarisse Whitman. Elle lui susurre à l’oreille, très doucement : « Chuuuuuut… Du calme… » Est-elle ici depuis longtemps ? « Dans le Royaume ? Je ne sais pas… si cela fait deux secondes... ou cinq millénaires… » Zeng Ju l’interroge sur la « colonne » ; l’a-t-elle vue ? Oui – des endroits depuis lesquels on peut la voir. « Il y a un… code, vous savez… Des endroits… qui sont… bien placés, en face de… de la structure du monde... On me l’a appris, ce code… Mais il y en a qui disent que c’est un piège… Mais on me l’a appris… C’est… De l’entrée principale, tout droit, 345 pas. À gauche, 213 pas. À droite, 905 pas. À droite, 34 pas. À gauche, 120 pas. En bas, 400 pas. S’arrêter. Tourner à gauche. Contempler. Vous croyez que c’est un piège, vous aussi ? » Zeng Ju n’y comprend rien : l’entrée principale ? « Oui. De la maison. C’est à ça qu’elle sert. En tout cas, c’est ce que nous a dit le vieil Indien. Ce n’est qu’un point de départ – de référence. Il en faut un. Ça aussi, le chaman nous l’a expliqué. » Zeng Ju entend vérifier cela tout de suite – mais Clarisse a peur, elle crie quand le domestique la presse… Mais il appelle Trevor et Bobby : « Je crois que j’ai une piste ! » Le journaliste le rejoint en bas.... mais pas le détective, qui reste abîmé dans la contemplation du vortex.
[IV-11 : Gordon Gore, Veronica Sutton : Parker Biggs] Pour quelque raison inconnue, les clochards ont finalement lâché Gordon Gore et Veronica Sutton – qui sont convaincus d’avoir été contaminés. Ils ne voient pas la maison pour autant… Et ils entendent un grand éclat de rire derrière eux, très gras : c’est Parker Biggs, qui pointe du doigt le dilettante. Il a quelque chose d’enfantin dans son rire : « C’est bien fait ! Ah ah ! Comme les autres, maintenant ! Ah ah ! » Mais son visage se ferme progressivement, et il s’assied contre une palissade du terrain vague. Gordon demeure pantois… Veronica, résignée, attrape le dilettante par le bras : « Venez, Gordon. Il n’y a plus rien à faire ici. » Ils s’éloignent lentement…
V : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 23H30 – APPARTEMENT 302, 250 GEARY STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO / LE ROYAUME – OÙ LE TEMPS ET L’ESPACE NE SIGNIFIENT RIEN… OU TOUT
[V-1 : Eunice Bessler : Jonathan Colbert, Harold Colbert ; Andy McKenzie]Eunice Bessler a suivi Jonathan Colbert dans l’appartement qu’il louait avec Andy McKenzie. Il est exactement dans l’état où ils l’avaient laissé – avec la porte qui fermait mal. Le Pr Colbert a besoin de reprendre ses esprits, il s’assied sur un canapé en piteux état. Eunice dit qu’elle aurait bien besoin d’un petit remontant – Jonathan sait que « ce crétin de McKenzie » gardait toujours une bouteille « d’un truc dégueulasse » sous son matelas, les flics n’ont visiblement pas très bien fouillé, il va chercher ça – et s’en sert une copieuse rasade au passage.
[V-2 : Eunice Bessler : Harold Colbert, Jonathan Colbert ; Pedro Maldonado] Que faire maintenant ? Eunice se tourne vers le Pr Colbert – qui a sorti la dague de cuivre égyptienne, et la contemple. Il le répète : seuls ceux qui ne sont pas contaminés par la Noire Démence peuvent exécuter le rituel décrit par Pedro Maldonado dans Mythes des chamans du grizzli rumsens. Le cas de Jonathan étant particulier, lui qui a fait office de « porteur sain », seuls Eunice et le professeur peuvent encore le faire. Par ailleurs, il faut procéder en deux temps : y aller de son plein gré… et trouver comment en revenir. Périr là-bas… Le rituel ne serait pas accompli jusqu’au bout – et il serait donc inefficace.
[V-3 : Eunice Bessler : Harold Colbert]Eunice, très émue, très triste, se porte volontaire : « Le cinéma… Je ne serai jamais une grande actrice, de toute façon… Le parlant... Ma famille ? La communauté ? Allons… » Elle a bien conscience de ce que cela implique ? Oui… Le Pr Colbert acquiesce enfin. Exécuter le rituel va bien lui demander une heure – et il aurait besoin d’un peu de son sang… Il est certain que le rituel fera venir un « Fantôme-qui-marche », et il a bon espoir de le contrôler ; mais, une fois qu'elle sera passée dans l’autre monde… Il ne sait rien de ce qui pourrait se passer là-bas. Par ailleurs, ces créatures sont essentiellement… « stupides. Il faut leur donner un ordre – un ordre simple, et pas ambigu, six, sept mots au plus. » Il commence à exécuter les gestes très incongrus réclamés par le rituel – mais l’actrice n’a certainement aucune envie d’en rire.
[V-4 : Trevor Pierce, Zeng Ju : Clarisse Whitman] « De l’autre côté », dans le Royaume, qui n’est maintenant plus « parasité » par les sensations du « vrai » San Francisco, Trevor Pierce et Zeng Ju demandent à Clarisse Whitman de les accompagner en suivant ce « code ». Elle se révèle d'humeur changeante : finalement, elle est d’accord – les ramenant à l’entrée principale de la maison, elle récite : « De l’entrée principale, tout droit, 345 pas. » Et, derrière elle, tous les autres infectés reprennent en chœur : « TOUT DROIT, 345 PAS. » Puis Clarisse entame la marche, en mesurant bien ses pas, et en comptant à chaque fois, sur un ton très monotone et qui a en même temps quelque chose d’un peu enfantin : « Un… Deux… Trois… Quatre… » Les clochards ne les suivent pas.
[V-5 : Veronica Sutton, Gordon Gore, Eunice Bessler : Harold Colbert]Veronica Sutton et Gordon Gore, affligés par ce qui vient de leur arriver, avaient d’abord erré un peu aléatoirement… Mais ils se reprennent enfin – et reviennent vers le 250 Geary Street. Ils montent à l’étage, où ils entendent l’étrange mélopée du Pr Colbert ; ils toquent à la porte, et Eunice Bessler va leur ouvrir. Ils savent tous à quoi s’en tenir… Consciente de son rôle à jouer dans le rituel, Eunice retient son impulsion de se jeter dans les bras de son amant. Gordon, de toute façon, lui intime de ne pas le toucher : il est contaminé – il n’y a aucun doute… Mais s’ils peuvent leur venir en aide… Probablement pas – d’autant qu’il ne faut pas interrompre le Pr Colbert, il l’a clairement signifié à Eunice.
[V-6 : Clarisse Whitman] Dans le Royaume, Clarisse Whitman continue de guider les autres. À voix haute : « À droite, 905 pas. Un… deux… trois… »
[V-7 : Eunice Bessler : Harold Colbert] Dans l’appartement, la mélopée du Pr Colbert s’interrompt enfin ; il s’assied sur le canapé, en faisant signe à Eunice Bessler de s’asseoir à côté de lui. Il lui tend la dague – elle servira à l’identifier comme le « maître » du « Fantôme-qui-marche » qui va apparaître. Eunice accepte – mais aimerait savoir à quoi s’attendre : à quoi ressemblera cette créature ? « Sans doute pas à un vieux drap avec deux trous pour les yeux… » Effectivement. Mais la décrire n’a rien d’évident… Elle est humanoïde, et bipède, dans une certaine mesure ; mais d’autres éléments relèvent plutôt du poisson, d’autres de l’insecte, tout cela mélangé… Le trait le plus caractéristique, ce sont ses membres très longs, et qui, pour les bras, s’achèvent en doigts ou griffes totalement disproportionnés. « Je suppose qu’en comparaison, Max Schreck, dans le Nosferatu de Murnau, est un modèle de beauté ? » L’actrice arrache un sourire au très las Pr Colbert ; « Oui, je suppose. Je n’aurais pas pensé à présenter les choses ainsi… » Mais, après un silence pesant, le Pr Colbert ajoute : « J’ai un peu modifié le rituel. Je… Je vais vous accompagner là-bas. Je… Je ne pouvais pas me contenter de vous envoyer seule affronter pareil péril. Mais c’est bien vous qui aurez le contrôle sur le "Fantôme-qui-marche". Quant à la suite… Il faudra trouver comment revenir. Impossible d’en savoir davantage à l’avance – seulement que l’on ne pourra pas, sur place, invoquer un autre Vagabond dimensionnel, cela ne fonctionnera pas. Je n’en sais pas plus que vous, à ce stade. Mais revenir est la condition cruciale pour fermer ce "vortex". Au moins temporairement. » Eunice est prête. Le Pr Colbert explique qu’il leur faut attendre, pas bien longtemps : le « Fantôme-qui-marche » sera bientôt là.
[V-8 : Eunice Bessler : Harold Colbert ; l’Esprit de Pebble Hill] Quelques minutes très pesantes défilent en effet. Puis, sans effets spéciaux particuliers, là où il n’y avait rien, il y a maintenant la hideuse créature décrite par le Pr Colbert. Elle n’émet pas le moindre bruit. Elle ne bouge presque pas – seuls ses longs bras ballants se déplacent, tandis que ses doigts très fins sont comme agités de léger soubresauts. Elle fixe ceux qui l’ont appelée. Harold Colbert se tourne vers Eunice Bessler et lui adresse un signe du menton. L’actrice reprend son souffle… mais elle ne sait pas quel ordre donner. « C’est un voyageur – il faut lui donner une destination ! » Mais l’actrice est pétrifiée… et le « Fantôme-qui-marche » s’approche d’elle, il la renifle… Le Pr Colbert sait qu’il faut faire vite ; il arrache la dague de cuivre des mains de Eunice, s’entaille la paume de la main, et, en fixant de ses yeux la créature, dans un soupir : « Emmène-nous voir l’Esprit de Pebble Hill. » Le « Fantôme-qui-marche » saisit le Pr Colbert de son bras gauche, et Eunice Bessler de son bras droit : il les plaque tous deux contre son corps, son cuir visqueux et ruisselant d’une sécrétion à l’odeur presque insoutenable – l’actrice a brièvement en tête l’image d’une mère serrant contre sa poitrine de fragiles nourrissons à allaiter… D’un seul coup, tout se fige autour d’elle. Le temps se dilate… Ils disparaissent.
VI : AU CŒUR DU ROYAUME
[VI-1 : Eunice Bessler : Harold Colbert]Eunice Bessler et Harold Colbert… volent ? Dans les bras du Vagabond Dimensionnel... Ils ont rejoint ce monde grisâtre et mouvant – et, passé un temps d’acclimatation d’une durée indéterminée, oui, ils ont le sentiment d’être quelque part dans le « ciel », et que ce gris un peu plus sombre loin, très loin en dessous d’eux, comme à des kilomètres, des milliers de kilomètres, doit être quelque chose comme un « sol »… C’est infiniment loin – et pourtant l’actrice distingue finalement comme des points noirs, minuscules, et les identifie enfin comme étant des humains… Des prisonniers dérisoires d’un monde morne dont ils ne pourront jamais s’échapper. Le contrôle sur le « Fantôme-qui-marche » ne durera pas éternellement, il faut trouver un endroit où « atterrir » ! D’autant que l’actrice perçoit, tout près d’elle, le souffle haché du Pr Colbert – un vieil homme au bord de la syncope… Il lui est impossible de prononcer un mot. Eunice balaye des yeux le paysage… quand elle se retrouve à un de ces endroits très précis qui permettent de voir le « pilier » colossal (des centaines de kilomètres de hauteur ?) qui soutient ce monde ; elle comprend que c’est là leur destination, et donne mentalement l’ordre au « Fantôme-qui-marche » de les déposer au plus près. La créature obéit. Elle suit l’itinéraire précis qui fait que le « vortex » ne disparaît plus sous leurs yeux. Elle se déplace à une vitesse ahurissante...
[VI-2 : Zeng Ju, Trevor Pierce : Clarisse Whitman] Pendant ce temps, Zeng Ju et Trevor Pierce suivent toujours leur guide Clarisse Whitman. Ils en arrivent à ce moment étrange du « code » qui leur indique d’aller « en bas ». Et, subitement, tandis que Clarisse compte le premier pas dans cette direction, c’est comme si le monde s’inclinait de 90° : oui, ils prennent la direction d’ « en bas », avec la sensation de marcher sur un mur… et, paradoxalement, c’est alors qu’ils empruntent cette direction invraisemblable qu’ils prennent toute la mesure du « pilier » jaillissant vers le ciel ! C’est une sensation particulièrement déconcertante… Les perspectives, l’orientation, l’équilibre – tout est faussé, et incompréhensible. Ils suivent cependant toujours leur guide : « Trois cent quatre-vingt-seize… Trois cent quatre-vingt-dix-sept… Trois cent quatre-vingt-dix-huit… Trois cent quatre-vingt-dix-neuf… Quatre cents. S’arrêter. Tourner à gauche. » Et là, le « pilier », qui avait disparu quelque temps, réapparaît brusquement… et ils sont exactement à sa base.
[VI-3 : Trevor Pierce, Zeng Ju : le chaman du grizzli, Clarisse Whitman ; Yog-Sothoth]Mais ils n’y sont pas tout seuls… À quelque distance, impossible à déterminer précisément, se trouve un vieil homme – avec une peau d’ours sur la tête. Trevor Pierce reconnaît aussitôt en lui « l’homme du tableau »… Zeng Ju n’a jamais vu ledit tableau, mais qu’importe : il part dans cette direction. Derrière, Clarisse Whitman, de son timbre enfantin : « Vous savez, c’est lui qui m’a appris les indications. Vous croyez que c’est un piège ? » Mais le domestique chinois ne craint plus les pièges… La jeune fille, cependant, ne s’attarde pas – elle laisse là ses compagnons de route, et repart qui sait où. Mais Zeng Ju n’y prête pas attention : il s’avance d’un pas déterminé vers le chaman, dont il devient possible de discerner les traits – il a un air un peu narquois… Il a aussi un couteau de cuivre passé à sa ceinture. Zeng Ju l’interpelle. Dans un anglais très approximatif et haché, le vieil Indien dit : « Vous n’arriverez pas. Vous ne faites pas changer. J’ai fait changer. Vous êtes une nourriture pour le Dieu. Il ne fait pas attention. Rien. Jamais attention. Offrandes, c’est l’attention à moi. Votre monde mort. Le monde est maintenant toujours Yog-Sothoth. » Zeng Ju enrage : il ne se laissera pas faire ! L’Indien devrait le redouter ! Mais ce n’est de toute évidence pas le cas.
[VI-4 : Eunice Bessler, Zeng Ju : Harold Colbert, le chaman du grizzli] C’est alors qu’arrivent, dans les bras du « Fantôme-qui-marche », Eunice Bessler et le Pr Harold Colbert. La créature les dépose toutefois… de l’autre côté du chaman, par rapport à leurs amis contaminés. Et le vieil Indien les a vus. Zeng Ju aussi ! Il n’en revient pas… Mais les traits du chaman se sont durcis : à la différence des victimes de la Noire Démence, l’actrice et le vieux professeur représentent une potentielle menace pour ses plans – il s’avance vers eux, le couteau de cuivre en main…
[VI-5 : Eunice Bessler, Zeng Ju, Trevor Pierce : Harold Colbert, le chaman du grizzli] Le Pr Colbert est dans un triste état. Eunice Bessler lui reprend la dague égyptienne – le « Fantôme-qui-marche » émet un sifflement… puis se jette sur le professeur ! Et il se met à dévorer ses entrailles… L’actrice brandit sa dague – terrifiée par le Vagabond dimensionnel et par l’Indien ; elle n’est certes pas en mesure d’intimider ni l’un, ni l’autre… Le chaman semble déterminé à la tuer de ses mains. Zeng Ju réalise que ses armes ne l’ont pas suivi dans le Royaume… Peu importe : il vaincra l’Indien à mains nues ! Il court dans sa direction – avec une célérité qui surprend tout le monde ! Trevor Pierce, lui, ne pense qu’à une chose : partir d’ici ! Il est obnubilé par la dague de Eunice, qu’il réclame à grands cris… Mais autour d’eux, les sphères gravitant autour du pilier commencent à changer d’aspect : elles tendent à s’agglomérer, constituant comme des bras, ou des tentacules, d’une longueur et d’une épaisseur cyclopéennes, et qui s’abattent aléatoirement çà et là – qui se trouverait dessous serait immédiatement écrasé ! Le chaman, lui, continue d’avancer vers les nouveaux arrivants – sa vitesse est stupéfiante, au point où le pourtant très véloce Zeng Ju ne peut que suspecter quelque chose de surnaturel… Eunice Bessler, terrifiée, veut fuir le chaman – mais elle est bien plus lente que lui… Il est déjà presque à côté d’elle ! Zeng Ju fait appel à toutes ses ressources : il le rattrape, et parvient in extremis à l’atteindre d’un coup de pied – les dégâts sont plus ou moins importants, mais, surtout, il a pris l’Indien par surprise, qui est contraint de s’arrêter dans sa course, et ne parvient pas à planter son couteau dans le corps de Eunice. Trevor Pierce en profite pour se rapprocher de l’actrice, en hurlant : « La dague ! Il faut invoquer le fantôme ! » Les tentacules s’abattent autour d’eux, sans pour l’heure leur faire de dégâts… Zeng Ju, lui, assène un nouveau coup inattendu au chaman : l’adversaire encaisse bien, mais le domestique lui fait mal, à force ! Eunice, qui est toujours à portée du couteau de l’Indien, recherche le soutien de Trevor – lequel lui crie de lui lancer la dague égyptienne. Mais le chaman a pesé la menace constituée par Zeng Ju, et se retourne vers lui – ses traits sont déformés par la rage, au point où il n’a plus grand-chose d’humain ; il porte un vicieux coup de couteau contre le domestique chinois… qui parvient à l’esquiver ! Mais un immense tentacule s’abat juste à côté de lui – il a failli être écrasé… Eunice affolée donne la dague à Trevor, qui ne cessait de la réclamer. Mais Zeng Ju se concentre sur le chaman du grizzli – un nouveau coup imprévu renverse l’Indien, sonné, qui lâche son couteau ! Trevor a la dague de Eunice en main – il semble à peine réaliser qu’il n’a clairement pas le temps d’invoquer un « Fantôme-qui-marche » dans ces circonstances… Le journaliste indécis plante finalement le couteau dans la poitrine du chaman du grizzli – tandis qu’un tentacule s’abat... qui broie impitoyablement l’héroïque Zeng Ju ! Trevor fixe la dague dans ses mains, l’air ahuri – Eunice également, qui se souvient un peu tard de tout ce que lui avait dit feu le Pr Colbert : l’importance de revenir pour accomplir vraiment le rituel, le fait qu’une victime de la Noire Démence n’est pas en mesure de le faire, et qu’une nouvelle invocation d’un Vagabond dimensionnel ne serait pas non plus efficace en pareil endroit… Ses regrets ne durent guère : elle aussi meurt écrasée par un des « bras » jaillissant du vortex.
[VI-6 : Trevor Pierce] Le journaliste Trevor Pierce se retrouve seul – avec tout le poids de l’erreur qu’il a commise. Ses amis sont morts. Et les tentacules ne lui feront pas la grâce de l’achever rapidement : victime de la Noire Démence, incapable d’accomplir quoi que ce soit, il réalise peu à peu que le Royaume… est désormais et à jamais son monde. Son désir ardent de fuir ne s’accomplira…
Jamais.
ÉPILOGUE
ÀSan Francisco, Gordon Gore et Veronica Sutton, dans les jours qui suivent la disparition de leurs amis, ne tardent guère à constater qu’ils présentent tous les symptômes de la contamination par la Noire Démence. Ce n’est pas une surprise pour eux… Mais, contrairement aux autres victimes de cette maladie, ils disposent de quelques connaissances quant à ce qu’elle implique : ils savent que, pour survivre, il leur faut rester dans le Tenderloin. Ils se plient à cette exigence. Leur train de vie confortable, ou même bien plus que ça, n’est bientôt plus qu’un souvenir, puis n’est plus rien du tout ; le dilettante et la psychiatre sont réduits à la condition de clochards – pour un temps, ils perçoivent cette descente aux enfers, et en souffrent ; bientôt, ils n’y prêtent plus la moindre attention : le fait est accompli.
Ils étaient des personnalités, à San Francisco : le richissime et fantasque playboy, la psychiatre militante aux idées bien arrêtées… Pendant un temps, sans doute s’est-on interrogé sur leur disparition ? Un temps très bref : tous deux avaient rédigé leurs testaments avant de se livrer à cette ultime virée dans le Tenderloin, après tout. Et qui aurait bien pu penser à les trouver dans ce quartier malfamé ? Eux-mêmes, à vrai dire, n’ont pas cherché à se manifester comme étant toujours en vie – même malades. Quelle qu’en soit la raison – la honte, peut-être ? Le désespoir ? Qu’importe : on les oublie bientôt, ils n’étaient que « de passage sur cette terre ». Ils ont un nouveau rôle social : celui de clochards – on les ignore en conséquence. On ne les voit pas ramper dans les flaques d’eaux, fouiller désespérément dans les poubelles… Peut-être ne voulaient-ils pas qu’on les voie ainsi ? Comme si leur opinion avait la moindre importance… Non. Le monde se désintéresse d’eux – il y a tant de choses plus importantes.
Très vite, à vrai dire : un mois et demi après leur contamination, c’est le Krach de Wall Street. Peut-être Gordon en a-t-il de vagues échos – la une d’un journal oublié, ironiquement passée « de l’autre côté »… Probablement ne sait-il même plus ce que tout cela signifie, de toute façon. Peut-être la population des clochards du Tenderloin s’accroît-elle, en conséquence ? Peut-être – mais cela n’intéresse personne ; au mieux, cela en effraie quelques-uns… Moins toutefois que des financiers hypothétiques se jetant du haut des buildings – des gens qui comptent, ou qui comptaient… Le temps passe – on les oublie à leur tour.
La Noire Démence s’avère pourtant avoir un effet singulier – dont Gordon et Veronica n’ont pas vraiment conscience : tant qu’ils restent dans le Tenderloin, c’est comme si la maladie… les avait rendus immortels. Ils sont faibles, pourtant : sous-alimentés, transis par le froid… Mais le Tenderloin, d’une certaine manière, les protège. Oui, ils sont immortels… mais ils ne sont même pas en mesure de peser combien cette immortalité est absurde. Des années passent – des décennies, des siècles si ça se trouve. Ils ne savent rien de l’évolution du monde autour d’eux – ils s’en désintéressent, comme ce monde se désintéresse d’eux.
Ils n’ont même pas conscience de ce que, progressivement, le monde entier... devient le Tenderloin. Le chaman du grizzli est mort – mais le passage reste ouvert, et les ultimes germes de la Noire Démence ont leur propre immortalité ; d’une certaine manière, Veronica et Gordon, quelques autres aussi peut-être, sont les garants de cette pérennité. Elle continue donc d’affecter toujours davantage de victimes – de ces pauvres hères dont on détourne instinctivement le regard, « par pudeur » disent certains. On les ignore – jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne pour les ignorer.
Parce que tout le monde est devenu comme eux.
De temps en temps – qui sait, avec des dizaines d’années d’écart à chaque fois, si ça se trouve ? – Gordon Gore croise Parker Biggs dans les ruelles du Tenderloin, aux portes du Royaume. Le temps qui passe ne l’affecte pas davantage – et n’affecte pas non plus son comportement. Après des années, le gangster reconnaît encore celui qui fut une des plus grandes fortunes de San Francisco – et, toujours, il le pointe alors du doigt, en ricanant comme un méchant petit garçon : « Toi aussi, ah ah ! Comme les autres ! »
EDOGAWA Ranpo, La Proie et l’ombre, [Injû陰獣; Shinri shiken心理試験], roman policier traduit du japonais par Jean-Christian Bouvier, illustration [de couverture] de Bénédicte Guettier, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier poche – Policier, [1925, 1928, 1988] 1994, 142 p.
RETOUR AU POLAR PERVERS
Après L’Île panorama, La Bête aveugle et Le Lézard Noir, quatrième lecture d’Edogawa Ranpo, l’auteur considéré comme ayant été l’introducteur et le maître du récit policier au Japon dans les années 1920, et figure littéraire majeure du courant ero guro, avec cette fois ce très court roman qu’est La Proie et l’ombre –vraiment très court : une centaine de pages. Le « roman », datant de 1928, est en fait complété ici par une nouvelle, « Le Test psychologique », qui lui est antérieure de trois ans, et qui fait figurer le plus célèbre personnage récurrent de l’auteur, le détective Akechi Kogorô ; bizarrement, dans cette édition, cela n’apparaît ni sur la couverture, ni sur la page de garde, encore moins sur une table des matières de toute façon absente...
Mais, pour l’heure, La Proie et l’ombre (Injû, en version originale). Il s’agit d’un récit sans l’ombre d’un doute policier, et plus exactement, en apparence du moins, de policier très classique, « à énigme ». Au regard de mes lectures antérieures, il faudrait donc en priorité rapprocher ce roman du Lézard Noir. Pourtant, les liens ne manquent pas avec L’Île panorama et La Bête aveugle, mais à un niveau plus souterrain (si j’ose dire…), peut-être cependant plus essentiel.
Il est par ailleurs un point qui associe peut-être tout particulièrement La Proie et l’ombre et La Bête aveugle: le rôle non négligeable qu’y joue la perversion sexuelle (thème certes pas absent des deux autres romans cités). Ce n’est peut-être pas sur un mode aussi radical que dans le très sordide thriller que j’avais lu il y a quelque temps de cela, mais c’est sans doute une dimension importante du présent roman, en fait peut-être même plus explicite, à sa manière.
L’essentiel est peut-être ailleurs, pourtant – dans un jeu de miroir savamment conçu, où l’auteur questionne lui-même son art, à un niveau très intime aussi bien qu’au niveau plus général du genre policier en tant que tel…
L’AUTEUR ENQUÊTEUR
Je vais faire en sorte de limiter les SPOILERS autant que possible – en notant toutefois que, côté whodunit, le mystère n’en est probablement guère un : on devine très vite ce qu’il en est, sans que cela coûte le moindre effort, mais sans que cela nuise non plus au plaisir de lecture ; les dimensions howdunit et whydunit sont sans doute plus importantes.
Le roman est narré à la première personne, par un auteur de romans policiers – la quatrième de couverture avance un peu brutalement qu’il s’agit d’Edogawa Ranpo lui-même, et il est vrai que nous sommes instinctivement portés à le croire ; pourtant, dans les faits, c’est bien plus compliqué que cela, au point où cette assimilation dans le paratexte pourrait même (brièvement…) induire le lecteur en erreur… Sauf erreur, le narrateur n’est jamais appelé Edogawa Ranpo, ou même Hirai Tarô (son vrai nom ; rappelons qu’Edogawa Ranpo est un pseudonyme, une retranscription phonétique d’ « Edgar Allan Poe », la grande admiration littéraire de notre auteur ; mais la quatrième de couverture mentionne aussi à juste titre que ce pseudonyme peut se lire « flânerie au bord du fleuve Edo »). Mais je reviendrai juste après sur cette question de l’identification du narrateur, et éventuellement… de sa proie.
Car le narrateur/auteur est très vite amené à se faire également enquêteur : en effet, une jolie jeune femme du nom d’Oyamada Shizuko, croisée au hasard de pérégrinations dans le musée de Ueno, et avec qui il a entretenu depuis un semblant de relation, formellement innocente mais non moins lourde de sous-entendus et de désirs plus ou moins bien admis, cette jeune femme donc l’appelle un jour à l’aide : son ancien amant, du nom de Hirata Ichirô, a retrouvé sa trace et lui envoie des lettres très menaçantes – pour elle, et pour son mari, Oyamada Rokurô. Or Shizuko prend ce danger au sérieux : elle a d’autant plus besoin des services du narrateur, qu’elle a identifié en la personne de son persécuteur… le romancier Ôe Shundei ! Lequel, comme le narrateur, brille dans le registre policier – mais d’une manière on ne peut plus différente…
DEUX SORTES D’AUTEURS DE POLICIER
En effet, pour notre narrateur, il ne fait aucun doute qu’Ôe, le mystérieux Ôe, qui ne fait plus parler de lui depuis quelque temps mais a connu auparavant un succès remarquable, est avant tout un pervers iconoclaste – et, pour le lecteur, il ne fait aucun doute (bis) que ce jugement dévalorisant doit beaucoup à l’incompréhension teintée de jalousie qu’éprouve le narrateur/auteur, « ancienne mode », à l’encontre d’un rival plus jeune, plus brillant, plus audacieux… et dont le succès autant critique que commercial résonne comme un affront à ses oreilles.
Le roman s’ouvre ainsi (p. 7) :
Je m’interroge assez souvent sur la nature de mon métier.
Je crois qu’au fond il existe deux types d’auteurs de romans policiers : ceux qui sont du côté du « criminel » et ceux qui sont du côté de « l’enquêteur ». Les premiers, même s’ils sont capables de mener une intrigue serrée, ne trouvent leur bonheur que dans la description de la cruauté pathologique du criminel, tandis que les seconds, au contraire, n’y attachent aucune importance ; seule compte à leurs yeux la finesse de la démarche intellectuelle de l’enquêteur.
Shundei Oe, l’homme qui va être au centre de mon récit, est un auteur qui appartient à la première école ; quant à moi, je me considère plutôt comme un représentant de la seconde.
Certes, j’ai fait du récit du crime mon métier, mais cela n’implique pas que j’éprouve une attirance particulière pour le mal. Ce sont les déductions quasi scientifiques de l’enquêteur qui m’intéressent, et d’une certaine manière, il n’y a pas plus moraliste que moi. C’est d’ailleurs sans doute, ce trait de mon caractère qui m’a valu au départ d’être entraîné malgré moi dans cette affaire. Si j’avais eu un peu moins de respect aveugle pour les valeurs de la morale et si j’avais montré quelque disposition pour le crime, je ne serais pas comme aujourd’hui plongé dans ce gouffre affreux d’incertitude et de regrets.
Tout ceci est d’une perversement ludique faux-dercherie dont je ne connais guère d’équivalent, au rayon des incipits, si ce n’est peut-être chez Sade, mettons dans les versions « propres » de Justine. Et de Sade à Edogawa, à l’occasion… Tout particulièrement ici, en fait...
Mais remisons le fouet de côté pour l’heure : ce qui nous intéresse d’abord, c’est l’identification du narrateur. Après ce discours introductif, il serait donc Edogawa Ranpo lui-même ? J’en doute un peu. Oh, notre auteur aimait sans doute le policier en forme de gymnastique intellectuelle, empruntant notamment à Poe et son chevalier Dupin (aucun doute à cet égard), probablement aussi à Conan Doyle et Sherlock Holmes, qui sait, également à Leroux/Rouletabille(c’est un peu trop tôt pour Agatha Christie, côté Hercule Poirot ou Miss Marple ou autre). Le présent roman en témoigne, à sa manière (non sans quelques sous-entendus cruciaux), mais aussi Le Lézard Noir, et, supposé-je, d’autres récits, notamment donc ceux mettant en scène Akechi Kogorô (ce qui inclut la nouvelle « Le Test psychologique », qui conclut ce petit volume).
Mais, si l’auteur de policier est, soit du côté du criminel, soit du côté de l’enquêteur, toute position intermédiaire étant a priori exclue, il ne fait guère de doute à mes yeux, du moins en me fondant sur mes trois seules lectures précédentes, qu’Edogawa Ranpo était bien davantage du côté du criminel… Pour ce que j'en ai lu, certes, mais c’est à vrai dire essentiel à son intérêt. Dans L’Île panorama, le criminel est tout ; si le châtiment policier semble enfin intervenir dans les toutes dernières pages du roman, c’est sur un mode drastiquement expédié, et demeure en fait, bien autrement important, le sentiment que le criminel, même alors, triomphe –littéralement dans un feu d’artifice à la gloire de sa démesure perverse. Dans La Bête aveugle, là encore, le criminel est tout : il est le point de vue, dans ses méfaits comme dans ses mauvaises blagues – l’enquête n’est pas de mise (ce qui s’en rapproche le plus est le fait d’une victime – à vrai dire d’une énième victime), seul compte le récit des crimes, ce qui tire le court roman vers le thriller ; en outre, là encore, le criminel, à sa manière sardonique, triomphe dans les dernières pages du roman. Et même dans Le Lézard Noir, où brille Akechi Kogorô, la criminelle bénéficie du titre, et, aux yeux du lecteur, elle s’avère autrement intéressante, fascinante même, que le finalement falot détective, même s’il a la morale pour lui… ou peut-être justement pour cette raison. Il l’emporte ? Techniquement, disons... Mais probablement pas aux yeux des lecteurs.
Edogawa Ranpo ne serait-il pas alors Ôe Shundei ? Eh bien, il ne peut pas l’être totalement, pour des raisons assez évidentes. Mais quand il examine la bibliographie de son auteur/criminel, citant des titres aussi explicites que Le Pays panoramique, on perçoit bien combien il s’amuse à subvertir cette dichotomie mal assise de l’incipit… de même qu’il subvertit son narrateur, si propre sur lui à l’en croire, mais non sans failles – qui à vrai dire en font tout l’intérêt.
La Proie et l’ombre a sans doute quelque chose d’une mise en abyme du genre policier, mais sur un mode joueur et délicieusement pervers. Non sans fond au-delà, ceci dit.
CHAT ET SOURIS (BIS) – UNE HISTOIRE DE PIÈGES
Le piège de l’incertitude
Sur cette base, Edogawa Ranpo conçoit un jeu du chat et de la souris, opposant le narrateur/auteur/enquêteur et son rival auteur/criminel Ôe Shundei. Et ce dans des termes finalement assez proches du Lézard Noir, d’un an postérieur, où l’ensemble du récit constituait une joute de ruse opposant Akechi Kogorô et la criminelle du titre.
Dès lors, l’approche initiale du récit, sinon sa globalité (c’est à débattre), confirme bel et bien la déclaration d’intention du narrateur/auteur/enquêteur : son approche est essentiellement intellectuelle, un pur jeu logique, où l’attention aux détails porte nécessairement en elle la résolution heureuse de l’énigme.
Sauf que c’est un leurre : deux auteurs de romans policiers s’affrontent, et, si notre narrateur/auteur/enquêteur prétend cerner d’emblée la personnalité et le modus operandi du détestable Ôe Shundei, peut-être fait-il preuve d’un peu trop de confiance en ses capacités ? Car il en vient à oublier quelque chose de fondamental : son rival, auteur de romans policiers également, même d’un autre ordre, a pu l’étudier lui aussi – et il est diablement malin, ses livres en témoignent, qu'importe si le narrateur les exècre.
Car il est bien plus malin que le « héros », si ça se trouve : il anticipe le moindre de ses gestes, la moindre de ses déductions ; aussi a-t-il pu semer d’innombrables pièges, des fausses pistes dont il savait très bien que notre narrateur se précipiterait dessus, et les interpréterait de telle manière précisément, même très fantasque en apparence. Ceci, bien sûr, dans le cadre d’un piège global – car l’affaire des lettres de menace à l’encontre d’Oyamada Shizuko et indirectement de son époux Rokurô a en fait, nous le comprenons très vite, été expressément conçue à l’encontre du narrateur : le maléfique Ôe Shundei, là aussi, anticipe le Lézard Noir du roman éponyme, qui jouerade la sorte avec Akechi Kogorô – et ce à plus d’un titre…
Mais, dans La Proie et l’ombre, Edogawa Ranpo se montre à cet égard bien plus subtil et profond que dans Le Lézard Noir, à mon sens – encore que là aussi les liens ne manquent pas. Dans ce dernier roman, Akechi Kogorô, qui a tout d’un héros au sens le plus classique du terme, l’emporte à la fin – avec lui le bon droit et la morale. Mais dans La Proie et l’ombre ? C’est bien davantage ambigu. Dans les deux romans, nous voyons les enquêteurs errer – notamment en livrant de brillantes déductions qui s’avèrent en fait infondées. Akechi Kogorô rebondit sans peine ; admettant ses erreurs, il sait en tirer partie pour avancer malgré tout vers l’unique objectif : mettre fin aux méfaits du Lézard Noir. Le narrateur de La Proie et l’ombre, quant à lui, se retrouve dans une situation bien plus inconfortable – car, prenant conscience de la manipulation qui a opéré à son encontre, il se retrouve en fin de compte désarmé, ceci même en ayant identifié après coup le coupable et sa méthode. Sa brillante déduction initiale, qui avait été livrée en détail au lecteur comme à Shizuko, et non sans une certaine morgue, s’est effondrée sous ses yeux ; comprendre ce qui s’est vraiment passé, dès lors, n’est certes pas hors de portée du narrateur, qui n’a rien d’un imbécile – mais, au-delà, cela produit sur lui un effet bien plus douloureux, car débouchant sur une incertitude totale, d’ordre philosophique.
En effet, le narrateur jouait à Sherlock Holmes – le type supra intelligent (dans tous les sens du terme) au point d’en être agaçant ; mais son rival l’a ramené aux réalités plus ambiguës de ce monde (forcément flottant), où le crime, même conçu à dessein, n’obéit probablement jamais totalement aux schémas intellectuels parfaits des auteurs de romans policiers « du second type », là où l’ « expérience » des autres, en remuant la vase de l’humanité, les sentiments, les pulsions, peut leur conférer une longueur d’avance, au travers de l’intuition empathique.
Et cette incertitude dépasse le seul cadre de l’enquête présente. Le narrateur désemparé se retrouve confronté à un monde où le doute s’insinue partout, et où, malgré toute la joliesse intellectuelle de ses romans riches de déductions proprement épiques dans leur subtilité de façade, la réalité est qu’on ne peut jamais véritablement savoir avec une parfaite certitude, qui est le coupable, qui est l’innocent – voire qui est la victime, en fait ! Et ce désarroi total me paraît très bien vu.
Notons au passage que la nouvelle qui complète ce petit volume, « Le Test psychologique », a été bien choisie pour le coup, car elle joue également de cette thématique, même si de manière plus concrète – en fait, c’est là l’essentiel de son intérêt (j’y reviens très vite).
Le piège de la perversion
Avant cela, il est une dernière dimension de La Proie et l’ombre à évoquer, qui est l’importance qu’y occupe la perversion sexuelle. Ce qui, en soi, ne nous étonnera guère de la part de cet Edogawa Ranpo dont on a fait, en même temps que du policier, le maître en son temps de l’ero guro. Des trois autres romans que j’avais lus, La Bête aveugle est celui où cet aspect ressort le plus, car le roman entier baigne dans la perversion, avec une atmosphère d’érotisme noir et sadique qui constitue son atout essentiel. Cependant, L’Île panorama n’était certes pas exempt, plus subtilement, d’un sous-texte érotico-pervers – que Maruo Suehiro a bien sûr exprimé dans son adaptation en manga. Et, même dans Le Lézard Noir, plus « classiquement » policier, la relation ambiguë entre la criminelle et le détective, qui se rencontrent en personne à plusieurs reprises, et en ayant pleinement conscience de qui est qui et qui fait quoi, détourne plus qu’à son tour la joute intellectuelle en joute de séduction – en fait un « jeu de rôle » au sens cul, où les gestes, les dires et les idées excitent, ce qui s’avère bien leur fonction essentielle (l’ultime utopie souterraine, où hommes et femmes sont, comme dans les deux autres romans cités, réduits au rang d’objets, poursuivant en outre une thématique de fond récurrente, qui est également associée à ce discours érotico-pervers).
Mais, bizarrement (ou pas), c’est bien, de ces quatre textes, La Proie et l’ombre qui s’avère le plus démonstratif à cet égard – le plus explicite (même par rapport à La Bête aveugle, j’ai l’impression, car sur un ton moins grotesque, mais ça se discute). En effet, notre narrateur/auteur, qui, on l’a vu, proteste dès la première page du roman, et dans les termes les plus forts, de sa haute moralité, en contraste avec l’ignominie affichée du rival criminel Ôe Shundei (on imagine bien Edogawa Ranpo écrire ces phrases avec un rictus carnassier aux lèvres), succombe très vite à des pulsions charnelles, qu’il admet plus ou moins – ou disons qu’il les admet tout en les blâmant, très hypocritement. Oyamada Shizuko le séduit par sa beauté, sa finesse, son goût très sûr… mais aussi en raison des marques de coups de fouet que l’on devine sur sa nuque dégagée, laissant supposer que son dos en est intégralement couvert – une passion morbide qui ne laisse pas indifférent notre vertueux « héros »...
Et, à peine l’enquête commence-t-elle, qu’un autre thème fort pervers s’impose à lui : le voyeurisme. Les jeux érotiques tordus de Oyamada Rokurô ne s’arrêtaient certes pas à la flagellation (à laquelle Shizuko laisse entendre, d’un ton très faussement pudique, qu’elle y a en fait pris goût) ; le riche bonhomme avait trafiqué son grenier pour épier sa femme dans les circonstances les plus intimes… Les lettres de Ôe Shundei s’en font l’écho – et la terreur de Shizuko à l’encontre de son persécuteur doit beaucoup à cette conviction sans cesse rappelée que son ancien amant la voit, peut-être même qu’il se trouve dans la maison. Mais, pour mettre fin à la menace, le narrateur à son tour se fait voyeur – peut-être prétend-il tout d’abord y être contraint, mais, au fond, nous devinons qu’il en retire une excitation particulière qui n’est pas pour rien dans son investissement dans cette enquête...
Or la brillante déduction du narrateur révélant tout le fond de l’affaire suscite, comme en forme de récompense, une relation passionnelle avec Shizuko – et de nature essentiellement sexuelle, Edogawa Ranpo comme son narrateur, pour le coup, ne prétendent pas le contraire.
Ce dernier, qui s’est fait voyeur, et qui maintenant manie à son tour le fouet, avec une ardeur consommée, est bel et bien tombé dans un piège de Ôe Shundei : il est devenu, d’une certaine manière, un de ses personnages. À moins bien sûr qu’il ne l’ait toujours été...
Nouvelle révélation, au plan éthique peut-être, produite par une sexualité s’affichant haut et fort comme déviante. Nouvelle révélation qui s’avère à son tour le produit d’un piège, dans lequel le narrateur/auteur, manipulé par un autre auteur (qu’il s’agisse de Ôe Shundei ou d’Edogwa Ranpo) a sauté à pieds joints – et qui participe là encore de l’anéantissement de toutes les illusions « positives » dans lesquelles il s’était si longtemps complu.
BONUS TRACK (OU GHOST TRACK)
Roman brillant et habile, troublant et jouissif, profond autant que divertissant, La Proie et l’ombre est donc complété dans cette édition par une nouvelle titrée « Le Test psychologique » (Shinri shiken), qui lui est un peu antérieure, et fait une trentaine de pages. C’est par ailleurs une nouvelle où intervient le fameux détective Akechi Kogorô. Pourtant, c’est à nouveau une histoire où le criminel semble bien plus important que l’enquêteur… Même si pas au point, cette fois, d’en triompher : en dernière mesure, le détective Akechi l’emporte, et avec lui la morale et le bon droit. Nous le savons d'emblée.
Tout commence avec un meurtre très crapuleux, l’assassinat, pour lui voler son pécule, d’une vieille dame notoirement avare, par un jeune étudiant brillant du nom de Fukiya. Un monstre froid, à vrai dire – dans sa justification « rationnelle » de son crime, et peut-être aussi dans ses procédés, il n’a pas été sans me rappeler, petit anachronisme (de vingt ans tout de même), le personnage de Brandon dans le film La Corde, d’Alfred Hitchcock (adapté d’une pièce de théâtre, elle-même inspirée par un fait-divers ; un film suffisamment pervers à mon sens pour être évoqué dans une chronique portant sur une œuvre même antérieure d’Edogawa Ranpo – tiens, je relève que j’avais fait un peu la même chose avec Psychose en causant de La Bête aveugle…).
Fukiya est un malin – ou du moins en est-il convaincu. Il a tout prévu, comme de juste. Pourtant, il s’inquiète brièvement quand il apprend que l’enquête sur son crime (ou plutôt sur celui de Saito, puisque ce jeune homme bien moins malin, camarade de Fukiya, fait figure de coupable idéal tant il a accumulé les maladresses), que cette enquête donc est confiée au juge Kasamori – lequel est connu pour faire appel à des techniques guère orthodoxes pour résoudre les affaires quand la méthode policière n’est pas suffisante : il prise beaucoup les tests psychologiques, notamment les associations d’idées. Mais Fukiya sait que ces méthodes sont faillibles – et il se prépare à les affronter.
Ce qui désarme Kasamori, qui ne sait pas comment interpréter les résultats des tests effectués sur Saito et Fukiya… Heureusement (TA-DAM !) intervient Akechi Kogorô, un ami du juge. Le détective se montre très méfiant à l’égard de ces tests : il est convaincu, comme à vrai dire la majeure partie du corps scientifique, même en 1925, que ces tests, détecteur de mensonges, associations d’idées, etc., ne sont pas probants ; il reprend sans cesse cette citation voulant que cette approche, même avec toute son apparence de scientificité, risquerait bien trop souvent de condamner des innocents et d’innocenter des coupables… Ce qui ne signifie pas qu’elle soit totalement vaine – c’est seulement qu’il faut s’attacher aux seuls points précis où son emploi peut s’avérer pertinent…
Vous savez très bien comment tout ça va se terminer – le lecteur aussi, très vite, d’autant qu’Edogawa Ranpo use, très visiblement pour le coup, d’un ersatz de « fusil de Tchekhov »… Ce qui est sans doute une limite marquée de ce bref texte qui ne parvient certainement pas à la cheville de La Proie et l’ombre.
Cependant, cette nouvelle n’est pas inintéressante pour autant. J’ai trouvé très enthousiasmant que, déjà en 1925, non seulement elle faisait figurer la méthode d’enquête reposant sur des tests psychologiques, mais aussi la critique scientifique de cette approche déjà jugée bien trop aléatoire. Je n’ai aucune idée de l’état de la police scientifique à cet égard à cette époque (tiens, ça me rappelle qu’il faut que je lise Sciences forensiques et psychologies criminelles, supplément pour le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, en fait une réédition très largement augmentée de Forensic, Profiling & Serial Killers, que j’avais lu il y a de cela six ans tout de même), mais le propos me paraît pertinent et bienvenu – constater qu’aujourd’hui encore on use parfois de ces méthodes sans le moindre recul étant pour le coup parfaitement désolant...
NOIR BRILLANT
Maintenant, « Le Test psychologique » est un petit bonus – La Proie et l’ombre, le roman, impressionne bien davantage. Je l’ai beaucoup aimé : quitte à me répéter, c’est un texte brillant et habile, troublant et jouissif, profond autant que divertissant.
Parfaitement ignare en ce qui concerne le registre policier, je ne serais pas en mesure de situer au-delà ce roman dans l’histoire du genre, encore moins dans la hiérarchie de ses plus brillantes réussites, mais demeure qu’il m’a convaincu de bout en bout.
Dans le registre le plus « strictement » policier d’Edogawa Ranpo, je l’ai trouvé un bon million de fois meilleur que le pourtant très célébré Lézard Noir; mais je l’ai aussi trouvé bien plus réussi que La Bête aveugle, roman qui commençait magnifiquement bien, mais m’avait perdu à force de répétitions, là où la construction de La Proie et l’ombre me paraît bien autrement solide. Et par rapport à L’Île panorama? Je ne sais pas – je crois que la comparaison n’opère pas, ici, tant, en dépit de points communs très instructifs, les deux livres s’avèrent fondamentalement distincts.
Quoi qu’il en soit, La Proie et l’ombre m’a « réconcilié » (ce n’est probablement pas le bon mot) avec un auteur qui m’avait presque toujours un peu déçu jusque-là. Nul doute que je vais continuer à approfondir sa bibliographie, notamment avec ces deux autres titres qui patientent en prenant la poussière dans ma bibliothèque de chevet, La Chambre rouge et Le Démon de l’île solitaire.
Vous trouverez les éléments préparatoires (contexte et PJ) ici, et la première séance là. La précédente séance se trouve quant à elle là.
Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Bobby Traven, le détective privé ; Eunice Bessler, l’actrice ; Gordon Gore, le dilettante ; Trevor Pierce, le journaliste d’investigation ; Veronica Sutton, la psychiatre ; et Zeng Ju, le domestique.
Une note concernant les règles : avant cette séance, je suivais les prescriptions du scénario (V6) et diminuais progressivement les scores liés à la perception des personnages affectés par la Noire Démence. Un système un peu lourd, pas très pratique à gérer sur le vif – a fortiori quand se pose la question de la perception différente de deux mondes… De simples malus fluctuants auraient pu y remédier, mais la V7 offre une solution beaucoup plus simple pour gérer tout cela, avec ses jets à -1 et -2 selon les circonstances ; ça me paraît convenir davantage, à tous points de vue, et c’est donc désormais cette méthode que j’emploie.
Toujours à propos de la Noire Démence : le joueur incarnant Bobby Traven ayant été absent à plusieurs reprises dans les dernières séances, il m’a paru plus simple et cohérent de considérer le détective privé comme ayant été contaminé lui aussi, ce qui permet d’expliquer autrement ses « absences » – de toute façon, aux dés, ça avait été très limite le concernant...
I : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 10 H – AMERICAN UNION BANK, 105 MONTGOMERY STREET, FINANCIAL DISTRICT, SAN FRANCISCO
[I-1 : Gordon Gore, Zeng Ju : Veronica Sutton, Trevor Pierce, Harold Colbert, Daniel Fairbanks, Timothy Whitman, Clarisse Whitman, Bridget Reece, Lucy Farnsworth]Gordon Gore et Zeng Ju avaient fait un bout de chemin avec Veronica Sutton et Trevor Pierce, lesquels se rendaient à l’Embarcadero pour y retrouver Harold Colbert et se rendre ensemble à la Collection Zebulon Pharr ; Gordon et son domestique, eux, devaient se rendre à l’American Union Bank, dans Financial District, pour remettre à Daniel Fairbanks, le secrétaire de Timothy Whitman, les documents compromettant concernant sa fille Clarisse ; après quoi le dilettante comptait faire de même concernant les autres victimes du chantage qu’ils avaient pu identifier – les parents de Bridget Reece et de Lucy Farnsworth. Gordon ne s’attarde pas auprès du secrétaire de Timothy Whitman : il fait ce qu’il a à faire, courtoisement, et quitte aussitôt les lieux.
[I-2 : Gordon Gore, Zeng Ju : Trevor Pierce] En effet, Gordon Gore a d’autres préoccupations en tête, bien plus pressantes – l’état de Zeng Ju, qui se dégrade à vue d’œil… À l’évidence, le domestique est de plus en plus affecté par la Noire Démence : l’aggravation de son état s’accélère – le trajet dans les rues de San Francisco suffit à en prendre conscience ; Zeng Ju vit presque totalement dans un autre monde, maintenant – ne percevant presque plus rien de celui-ci, ce qui rend son comportement très étrange. Communiquer est de plus en plus difficile, mais, à l’occasion, le dilettante parvient encore à capter l’attention de son domestique – l’enjoignant à lui parler, sans cesse, à lui dire ce qu’il voit. Zeng Ju ne prétend plus que tout va bien : il sait que ça ne rimerait plus à rien. Autour de lui, le monde se mue toujours un peu plus en une grisaille terne et floue, aux formes diluées dans une masse brumeuse de sphères en mouvement – une sensation très déconcertante, et tout aussi inquiétante… Tout semble se fondre dans ce décor morbidement indéterminé, y compris Gordon Gore lui-même : son interlocuteur n’est plus guère qu’une ombre indécise, dont les paroles sont atténuées, jusqu'à devenir presque inaudibles. Il n’y a qu’une seule exception : Zeng Ju confirme qu’il percevait Trevor Pierce tout à fait « normalement ». Mais, de manière générale, le si stoïque domestique ne cache pas être effrayé par ces phénomènes étranges, tout en assurant son employeur qu’il fera tout son possible pour l’aider, lui… Il ne veut pas être un poids pour le dilettante – qui l’assure qu’il ne le sera jamais. Le souci de Gordon n’est pas feint – mais il croit aussi que la perception altérée de Zeng Ju pourrait être mise à profit pour comprendre ce qu’il en est de cet « autre monde », et ainsi trouver comment ramener le domestique dans le « vrai monde » ; et il compte bien tout faire pour guérir son vieil ami.
[I-3 : Gordon Gore, Zeng Ju : Arnold Farnsworth, Lucy Farnsworth]Gordon Gore est donc très inquiet – et il expédie les visites aux Reece et aux Farnsworth, même s’il a confirmation, de la part d’Arnold Farnsworth, de ce que sa fille Lucy sera rapatriée dans la journée du Napa State Hospital. Bien loin de signifier la fin de l’enquête, ces remises en mains propres des documents compromettants s’apparentent pour le dilettante à de pénibles formalités au milieu de problèmes bien autrement pressants…
II : DU JEUDI 5 DANS L’APRÈS-MIDI AU VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929 DANS LA JOURNÉE – QUARTIERS DE MISSION DISTRICT ET DU TENDERLOIN, SAN FRANCISCO
[Je reprends ici les affaires avec Bobby Traven ; comme il a été absent à plusieurs reprises, et, en termes de jeu, que la Noire Démence l’a affecté très brutalement (avec un jet de SAN très sévère), son état se dégradant à très grande vitesse, j’ai considéré que le personnage était littéralement « dans le flou » quant à son emploi du temps la veille au moins (à vue de nez depuis son retour de Berkeley dans l’après-midi – son comportement à l’Université avait déjà déconcerté ses camarades Veronica Sutton et même Trevor Pierce, pourtant lui aussi malade), ainsi que le jour même ; géographiquement, il en va plus ou moins de même, cependant le détective, qui connaît San Francisco comme sa poche, parvient encore suffisamment à se repérer pour se déplacer seul dans la ville – essentiellement ici dans les quartiers (populaires) de Mission District, où il réside, son appartement étant en même temps son agence, et du Tenderloin, où il a ses habitudes et où la présente enquête l’a conduit à plusieurs reprises. Au plan psychologique, par nature, Bobby est globalement dans le déni – mais pas au point de s’aveugler totalement, et il essaye, à sa manière plus ou moins avouée, de prendre les choses en main.]
[II-1 : Bobby Traven : « Fatty » George Hopkins] La bizarrerie de ce qui se produit autour de lui incite Bobby Traven, en réaction, à adopter un comportement « pratique »… et à se prémunir contre toute menace. Son arme ayant été confisquée par la police suite à l’altercation au Petit Prince, le détective fait jouer ses contacts dans le Tenderloin pour se procurer un nouvel automatique .45 ; trouver un revendeur ne lui pose pas de difficultés particulières, « Fatty » George Hopkins a ce qu’il lui faut, comme toujours, mais le détective n’est pas en état de négocier un bon prix – qu’importe : il a une arme.
[II-2 : Bobby Traven] Mais, surtout, Bobby Traven constate que le Tenderloin a l’air un peu plus « stable » à ses yeux que Mission District et tous les endroits qu’il a traversés, tant bien que mal, pour parvenir dans le quartier des « restaurants français ». Les soucis de perception demeurent, mais Bobby a l’impression de mieux percevoir… « certaines choses » – qui ressortent, du coup, sur le fond gris plus ou moins uniforme.
[Réussite extrême sur un jet d’Intelligence]
Et le détective comprend plus ou moins ce qui se produit : cette impression de relative « stabilité », ici, tient à ce qu’il se trouve dans ce quartier des « choses » (des bâtiments, des objets, des gens…) qui sont à la fois dans les deux mondes où il erre – car c'est bien ce qu'il fait, d'une certaine manière, même s'il ne saurait pas forcément trouver les mots pour le dire. Or, ceci, il ne l’a constaté nulle part ailleurs : c’est propre au Tenderloin. Son regard est ainsi attiré par quelque chose qu’il aurait trouvé très anecdotique en toutes autres circonstances : un vol de moineaux – les oiseaux se dessinent très clairement sur le fond grisâtre du ciel (lequel est à vrai dire à peine discernable du sol...). Mais, d’un seul coup, les moineaux « s’arrêtent »… et tombent brutalement par terre. Or la vision de Bobby fluctue : il voyait les oiseaux voler dans le vide, mais, au moment du choc, le détective a vu qu’il se trouvait en fait ici, dans le « vrai » San Francisco, un immeuble qui était invisible dans le monde « gris » ; les oiseaux se sont écrasés contre une façade qui se trouvait là mais qu’ils ne voyaient pas plus que lui, sinon par intermittences. Bobby cherche à repérer si d’autres que lui, sur place, ont vu ce phénomène, mais ça ne semble pas être le cas. Il approche de l’immeuble en question – qui « clignote », d’une certaine manière, entendre par-là qu’alternativement le détective le voit et ne le voit pas. Par contre, les cadavres des moineaux se détachent bien sur la masse grise informe qui constitue désormais l’essentiel du décor pour Bobby. Le détective, dès lors, remarque que d’autres éléments très discrets se détachent de la sorte – qu’il ne pouvait pas voir auparavant du fait de la distance : c’est le cas, par exemple, d’une petite flaque d’eau de pluie, mais aussi d’un morceau de tissu qui dépasse d’une poubelle – dont le contenu exact est indécis, il y a parfois bien plus, d’autres fois seulement cette pièce, probablement la manche d’une chemise déchirée. Ce n’est pas seulement visuel : Bobby peut toucher ces éléments qui ressortent ; il tente aussi de toucher la façade de l’immeuble intermittent, et la sent bien – mais à cet égard aussi la sensation est en fait variable, plus « molle », plus indécise : tantôt l’immeuble est bien là, tantôt c’est comme s’il n’y était plus totalement… Bobby s’approche alors de la poubelle, et s’empare (normalement) du morceau de tissu ; pour le reste, il sent qu’il y a, ou qu’il doit y avoir, autre chose, mais il ne peut pas saisir quoi que ce soit d’autre pour autant – ses diverses perceptions sont parfois contradictoires, elles ne « collent » pas.
[Nouvelle réussite extrême, cette fois sur un jet de Chance !]
Détaillant les environs, perplexe, le détective remarque qu’il y a plusieurs clochards par ici, et, chose singulière, ou plutôt un autre témoignage de ce que ses sens « fluctuent », ils sont le plus souvent très distincts, comme les autres éléments ressortant sur le décor uniforme de masses grisâtres et mobiles, mais ils sont parfois davantage « flous » – et c’est seulement dans ce dernier cas, paradoxalement, que le détective remarque qu’ils arborent tous les « taches d’ombre » associées à la Noire Démence ; ils perdent toute trace de cette infection quand ils redeviennent bien distincts – mais Bobby alterne toujours entre les deux visions, selon un rythme totalement aléatoire. Le détective est stupéfait par tout ce à quoi il assiste – mais il parvient pourtant à conserver un calme olympien. Il comprend qu’il y aura moyen de tirer parti de toutes ces expériences, à condition de bien en peser toutes les implications… Et, pour cela, il lui faut en parler à d’autres personnes, qui pourront peut-être envisager les choses d’une manière différente. Il est toujours dans le flou en ce qui concerne le temps qui s’est écoulé, mais il prend la direction du Manoir Gore, avec une certaine résolution…
III : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 11 H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO
[III-1 : Eunice Bessler : Gordon Gore, Jonathan Colbert] Pendant ce temps, Eunice Bessler est restée au manoir de son amant Gordon Gore, sur Nob Hill, pour y veiller sur Jonathan Colbert – leur « invité ». Eunice l’a trouvé assez coopératif et ouvert, finalement – elle ne se méfie pas spécialement de lui, mais suppose qu’ils ne peuvent pas se permettre de lui faire confiance à 100 %.
[III-2 : Eunice Bessler : Jonathan Colbert ; Gordon Gore]Jonathan Colbert s’est attardé dans son lit, et ne se lève que vers 11 h. Très décontracté, il s’offre un petit déjeuner copieux, sous la surveillance « amicale » de Eunice Bessler. Il la regarde avec un grand sourire un peu carnassier :
« Va me falloir te peindre, la p’tite… »
C’était convenu – l’actrice y était d’abord très hostile, mais s’est laissé convaincre au fur et à mesure que l’attitude du peintre se faisait plus conciliante :
« Très bien, M. Colbert. Mais habillée ! »
OK… Jonathan Colbert sait que Gordon Gore peint à ses heures, et demande à Eunice de lui montrer son matériel. Entendu :
« Mais ne touchez à rien ! »
Le peintre fait la moue :
« Il va falloir que je touche, si je dois peindre… »
Eunice n’est visiblement pas très à l’aise dans son rôle de « gardienne ». Le matériel de Gordon Gore est jugé d’une qualité « douteuse » par le jeune peintre – plus exactement, ça coûte cher, mais ce n’est pas forcément ce qui se fait de mieux, et il ne s’attendait à vrai dire pas à autre chose.
[III-3 : Eunice Bessler : Jonathan Colbert : Gordon Gore]Jonathan Colbert rassemble ce dont il a besoin, et se tourne vers son hôtesse et modèle :
« Habillée, donc. C’est un peu dommage… L’histoire de l’art compte bon nombre de nus admirables, bien assez pour qu’on ne s’en offusque pas. T’es vraiment du genre à faire dans la moraline, la p’tite ? »
Sans hésitation et avec de la voix :
« OUI. Oui, M. Colbert. »
Le peintre semble réfléchir un moment, puis [maladresse sur un jet de Chance de Eunice Bessler…] :
« Ça y est ! Ah mais oui ! Ah, d’accord… C’était toi, hein, dans ce navet, là… Two-Guns Billy and the Lonely Girl of the Plains, c’est ça ? »
Oui : Eunice Bessler a bien joué dans ce très, très mauvais western à l’eau de rose…
« Oui. Et votre opinion, vous pouvez vous la mettre où je pense ! J’ai beaucoup aimé tourner ce film ! Et ce fut une expérience très enrichissante, croyez-moi !
– Ouais, effectivement, j’espère que t’as palpé un peu, parce que c’était vraiment de la merde… En même temps, dans ce film, t’étais vraiment pas farouche, hein… La p’tite…
– Vous apprendrez, M. Colbert, qu’il y a des choses que l’on peut faire devant une caméra que l’on ne ferait pas devant des inconnus.
– Oh, j’en doute pas, la p’tite. Et ça marche aussi avec les appareils photos, d’ailleurs. »
Eunice coupe court aux grivoiseries narquoises :
« Dites-moi plutôt où vous voulez me peindre. Dans le salon ? »
Jonathan Colbert ne sait pas, il ne connaît pas assez la maison… Puis :
« Quel endroit ferait particulièrement enrager M. Gore ? »
Eunice, cette fois, joue le jeu, avec un sourire de connivence : Gordon accorde une grande valeur à sa cave à vin… L’idée plaît bien au peintre : il pourra jouer avec l'éclairage… « et déboucher une bouteille ou deux ». Ils s’y rendent – Colbert félicite Eunice pour cette bonne idée :
« Je ne pensais pas que quelqu'un qui joue dans d’aussi mauvais films pourrait faire preuve de sensibilité artistique. »
[III-4 : Eunice Bessler : Jonathan Colbert ; Veronica Sutton] Ils s’installent – et le peintre change de ton tandis qu’il prépare son matériel.
« Eh bien… Eunice… Je peux t’appeler Eunice, hein ?
– Non. Mlle Bessler.
– Bon, Mlle Bessler… Je voulais simplement discuter de choses un peu plus sérieuses… »
Le ton employé par Jonathan Colbert est en effet tout autre. Hier soir, ils avaient parlé de ce qui était arrivé à ces filles… Il était trop en colère pour rebondir là-dessus. Mais… De quoi parlaient-ils, au juste ? Il n’en a absolument aucune idée. Il a arrêté de fréquenter ces filles, et c’est tout, en ce qui le concerne. Les malheurs qui leur seraient arrivés, cette histoire de maladie, de taches noires… Il n’y comprend rien – lui-même n’est pas malade, en tout cas, mais… Eunice lui parle de l’état de ces filles – changées, après coup, comme « absentes » de ce monde… Le corps couvert de taches étranges… Elles étaient méconnaissables, et c’était très inquiétant. Mais l’étonnement, l’incompréhension même de Jonathan Colbert ne font pas de doute aux yeux de Eunice – il est parfaitement sincère, à tous points de vue. Mais elle lui demande alors : tout ça… le laisse froid ? Qu’elles soient dans cet état… catatonique ?
« Je n’ai rien vu de tout ça… Ça devrait me faire quelque chose ? Peut-être. Si je les voyais… Mais je ne vois pas le rapport avec moi, en fait. Je suis… J’ai beaucoup de défauts, Mlle Bessler, je ne te l’apprends pas. Je suis sans doute très égocentrique – je l’admets. J’en ai pris conscience, et appris à faire avec. Ça fausse peut-être mes perceptions. Mais, non, je ne vois pas le rapport avec moi – et visiblement, il devrait y avoir un rapport avec moi. »
Eunice est un peu agacée : ces filles, tout ça leur est arrivé juste après qu’elles l’ont fréquenté ! Bien sûr, qu’il y a un rapport avec lui ! Peut-être n’est-il effectivement pas conscient de sa responsabilité, mais… Le peintre, tout en travaillant (et donnant des indications à son modèle, en ne jouant plus vraiment la carte de la grivoiserie, même s’il a sans doute dans l’idée de faire adopter à l’actrice une posture « juste un peu coquine », et Eunice joue le jeu), poursuit :
« Justement. Votre copine, là… La vieille avec une canne…
– Mme Sutton.
– Ouais. Elle avait parlé des Indiens, ce genre de trucs. Ça m’a surpris – parce que je voyais encore moins le rapport. Qu’est-ce que mon goût… ma peur des Indiens vient faire dans tout ça ? »
À vrai dire, Eunice n’est pas la plus à même de l’éclairer à ce sujet. Peut-être que de la peindre aura un certain effet – elle est consentante, même s’il s’agit de faire le cobaye…
« La vie est courte. Il faut l’enrichir de toutes les expériences. »
Colbert est on ne peut plus d’accord. Mais il se concentre dès lors sur son travail – pour un résultat honnête sans être exceptionnel.
IV : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 14 H – COLLECTION ZEBULON PHARR, MOUNT TAMALPAIS AND MUIR WOODS
[IV-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Yog-Sothoth, Aleister Crowley]Veronica Sutton et Trevor Pierce sont à la Collection Zebulon Pharr, quelque part sur les flancs du mont Tamalpais. Ils parcourent le Necronomicon, avec l’assistance du Pr. Harold Colbert, qui se montre d’une extrême gravité ; cette lecture ne le laisse pas indifférent, même si, à l’observer, il ne fait aucun doute qu’il a beaucoup étudié le livre de l’Arabe dément Abdul al-Hazred. Mais Trevor revient sur le sort permettant l’invocation des « Fantômes-qui-marchent », que le professeur disait avoir appris dans le livre de Pedro Maldonado, Mythes des chamans du grizzli rumsens; qu’est-ce que ça a donné ?
« M. Pierce, j’ai dit que j’avais appris ce sortilège, pas que je l’avais lancé ; mais, ayant recoupé les sources, je pense qu’il fonctionne – de même pour celui permettant d’invoquer l’Esprit de Pebble Hill… Mais celui-ci, je ne m’y risquerais jamais. »
Mais Trevor parlait d’un univers « différent », « parallèle » ? Concernant les « Fantômes-qui-marchent », oui, on peut sans doute présenter les choses ainsi – même si leur fonction est justement de vagabonder entre les mondes. Mais…
« Concernant Yog-Sothoth, si c’est bien de Yog-Sothoth qu’il s’agit… C’est plus compliqué que cela. Le "Tout en un et un en tout" n’est pas une entité résidant dans un autre espace, un autre temps : il est l’espace, et il est le temps. L’idée de l’invoquer… n’en est que plus problématique. Il est lui-même le monde, dans toutes ses potentialités. »
Trevor a du mal à croire que le Pr. Colbert n’ait de tout cela qu’une connaissance livresque – c’est pourtant le cas :
« Je suis un vieil universitaire, pas un de ces… "sorciers". J’ai pu en fréquenter – de plus ou moins avancés dans ces études occultes. Les théosophes sont le plus souvent risibles, la Golden Dawn à peu près autant pour l’essentiel… Il y a des individus plus étranges, comme ce M. Crowley et les plus… "compétents" de ses disciples… Je m’en méfie, à vrai dire. Parce que je sais que certains de ces pouvoirs, et notamment ceux que je vous ai rapportés, sont parfaitement authentiques. Mais, oui, ma culture est essentiellement livresque. Avec une exception : ce symbole des Anciens, que j’ai beaucoup étudié – mais justement parce qu’il n’a pas pour objet d’invoquer telle ou telle entité, avec en tête la folie de prétendre conclure un de ces pactes méphistophéliques auxquels on associe le plus souvent la magie ; bien au contraire, il a pour fonction de s’en prémunir, de s’en protéger. Ceci, je n’ai pas fait que l’étudier : je l’ai pratiqué. Mais, ainsi que je vous l’avais dit, du fait de l’essence même de Yog-Sothoth, "Clé et Porte", ce signe ne sera d’aucune utilité à son encontre : on ne l’empêche pas de passer, il est déjà partout – car il est, littéralement, le partout. C’est différend concernant les vagabonds dimensionnels : eux, on peut les empêcher de passer tel ou tel seuil, disons. »
[IV-2 ; Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Jonathan Colbert]Veronica Sutton demande au Pr. Harold Colbert si son fils Jonathan avait connaissance de semblables textes et sortilèges, mais il ne le pense pas. Oh, certes, il a amplement eu l’occasion, depuis son enfance, de jeter un œil au contenu de sa bibliothèque… Mais le professeur ne pense pas qu’il s’y intéressait plus que ça.
« Je me trompe peut-être, puisqu'il a su "emprunter" le livre de Maldonado… »
Mais rien au-delà. Cependant, c’est un problème dont il aimerait discuter avec les investigateurs : ils disent avoir retrouvé son fils, mais que l’accès à la Collection Zebulon Pharr demeurait nécessaire ; ils semblent bien établir un lien entre tout cela, impliquer son fils dans ces affaires occultes… C’est qu’ils ne lui ont pas tout dit – et il serait temps qu’ils le fassent. Veronica s’exécute : à l’origine, il s’agissait de simples soupçons, mais Jonathan Colbert semble bien se trouver au centre de toutes ces… « manifestations » étranges et maléfiques – la Noire Démence au premier chef. Et il y a ces tableaux très déconcertants… que le Pr. Colbert n’a jamais vus – rien depuis que Johnny a quitté l’appartement familial. Veronica, qui n’a pas vu ces tableaux, fait un signe de tête à Trevor Pierce : lui les a vus… et il a vu aussi le signe que lui a adressé Veronica – au stade où il en est de la Noire Démence, cela n’a plus rien d’évident !
[IV-3 : Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert ; Irena Kreniak, Gordon Gore] Quoi qu’il en soit, Trevor Pierce confirme les propos de Veronica Sutton, et rapporte aussi l’effet malsain du portrait du vieux chaman indien, confirmé par la galeriste qui l’a brièvement exposé, Mme Irena Kreniak. Le journaliste précise même qu’en raison de cet effet, Gordon Gore a renoncé à acquérir ce tableau !
« Quel effet ? » demande le Pr. Colbert : il lui faut en savoir davantage.
Trevor décrit le tableau avec précision : l’Indien revêtu d’une peau de grizzly, ces « sphères » en mouvement… Son propre discours fait s’interrompre le journaliste : il a acquis récemment une expérience bien particulière de ces formes étranges et mobiles… Harold Colbert perçoit bien ce trouble, mais le journaliste a encore suffisamment conscience de ce qui se passe autour de lui pour détourner tout soupçon – il renvoie simplement aux évocations figurant dans les différents textes qu’ils ont parcouru ici-même, et qui semblent correspondre. Quoi qu’il en soit, pareil tableau n’avait rien d’habituel – d’une certaine manière, c’est comme s’il venait d’un autre monde… Et, très soudainement, le journaliste s’agace – il est de plus en plus sensible à pareilles sautes d’humeur :
« Vous savez très bien à quoi je fais allusion, ne jouez pas au plus malin ! »
Colbert est très surpris par ce brusque changement de ton – Veronica le perçoit bien, non sans une certaine gêne… L’état de son camarade se dégrade à vue d’œil, pour qui sait voir ! La psychiatre cherche à calmer le journaliste, mais celui-ci, toujours assez brusque, lâche enfin :
« Il n’a qu’à venir le voir, ce tableau ! Il verra bien de quoi on parle ! »
Veronica suppose que ça pourrait être une bonne idée – et le Pr. Colbert aussi : il va les accompagner à la Russian Gallery.
[IV-4 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Yog-Sothoth] Toutefois, avant de quitter la Collection Zebulon Pharr, il faut régler la question des sortilèges. Veronica Sutton s’avoue troublée par les révélations figurant dans ces divers livres… Mais elle croit le Pr. Colbert, quand il les assure de l'efficacité de ces rites. Ce savoir pourrait s’avérer utile – et elle a conscience des risques que cela implique. Toutefois, c’est bien l’invocation de l’Esprit de Pebble Hill qui l’intéresse – un rituel qui demande du temps, l’investissement de plusieurs personnes… Le professeur est surpris, et inquiété, par cette requête, après toutes ses mises en garde – Trevor Pierce aussi, à vrai dire… qui, lui, est bien plus intéressé par le sortilège permettant d’appeler et de contrôler les « Fantômes-qui-marchent ». Harold Colbert a cependant promis de les aider dans cette affaire, et entreprend d’enseigner à ses deux interlocuteurs les savoirs impies qui les intéressent…
[L’expérience s’avère très perturbante pour Veronica, qui cumule les pertes importantes de SAN depuis qu’elle est arrivée à la Collection Zebulon Pharr… Mais Trevor aussi est affecté – d’où ces sautes d’humeur ; toutefois, le concernant, la Noire Démence est bien autrement préoccupante à cet égard, et, pour l’heure, même ‘il est engagé sur une pente fatale, le journaliste bénéficie de son étonnante force de caractère, qui le protège encore… pour un temps.]
V : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 14H30 – RUES DU TENDERLOIN, SAN FRANCISCO
[V-1 : Gordon Gore, Zeng Ju : Jonathan Colbert, Andy McKenzie, Bobby Traven]Gordon Gore et Zeng Ju ont achevé leur tournée des victimes du chantage exercé par Jonathan Colbert et Andy McKenzie. Mais l’état du domestique se dégrade à vue d’œil, ce qui préoccupe énormément le dilettante – c’est bien sûr lui qui conduit, à ce stade… Il propose enfin à son employé, avant de rentrer au Manoir Gore, sur Nob Hill, de faire un détour par le Tenderloin, qui en est relativement proche. Zeng Ju accepte. Gordon roule lentement, jaugeant les réactions du domestique. Celui-ci, comme Bobby Traven avant lui, ressent bien qu’il y a ici un degré supplémentaire de « stabilité », mais c’est moins franc – c’est surtout que le domestique est moins serein que le détective : il a le sentiment d’être plongé dans un chaos permanent, qui rend l’expérience moins édifiante, outre qu'il appris certaines choses très inquiétantes à l'origine de sa condition... Rien de plus, dès lors – ses pensées sont trop confuses ; et expliquer à Gordon ce qu’il ressent est plus compliqué encore. Le dilettante, un peu déçu, admet que l’expérience n’est pas concluante – ce qu’il garde cependant pour lui… Ils retournent au Manoir Gore.
VI : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 15 H – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO
[VI-1 : Gordon Gore, Zeng Ju, Eunice Bessler : Jonathan Colbert]Gordon Gore et Zeng Ju ne tardent guère à arriver à destination. Le dilettante n’était vraiment pas ravi à l’idée de laisser sa maîtresse Eunice Bessler en compagnie de ce goujat de Jonathan Colbert… Mais celle-ci se porte très bien : quand le dilettante et le domestique se garent devant la demeure, elle est en train de critiquer le portrait que vient de réaliser le jeune peintre :
« C’est... intéressant, M. Colbert… »
Elle ne pouvait probablement pas livrer opinion plus cruelle ; mais c’est qu’elle est bien entrée dans le jeu de Johnny, ce qui amuse ce dernier…
« Les vêtements, sans doute. Peindre les corps nus est beaucoup plus intéressant et gratifiant. Plus tard, peut-être ? »
On sonne à la porte – le peintre a encore le temps de chuchoter que « tout est négociable »… Eunice guide aussitôt son amant, sceptique, devant le tableau ; il fait la moue – le jeune homme a fait bien plus intéressant… Avec un grand sourire :
« Il n’a pas su rendre hommage à votre beauté, ma chère Eunice.
– Manque d’implication », explique Colbert.
[VI-2 : Bobby Traven, Gordon Gore, Zeng Ju : Trevor Pierce] Mais on sonne à nouveau à la porte : c’est Bobby Traven ! Et cela faisait quelque temps que les autres ne l’avaient pas vu… Il apparaît bientôt, à son comportement confus, qu’il est lui aussi affecté par la Noire Démence, et il ne le nie pas. Gordon Gore lui explique que c’est également le cas de Zeng Ju (ce dont le détective se doutait – par ailleurs, ils se voient très bien mutuellement, là où le domestique a de plus en plus de mal à distinguer quoi que ce soit de notre monde, Bobby étant encore à un stade un peu moins avancé), mais aussi de Trevor Pierce (absent ; et, le concernant, Bobby n’en avait pas la moindre idée). Le détective, de manière très professionnelle, fait le récit de tout ce qu’il a pu constater dans le Tenderloin, plus « stable » que tout autre endroit de la ville pour ce qu’il en sait, avec tout de même de sérieux bémols (l’histoire du vol de moineaux, tout particulièrement, en témoigne) ; il rapporte aussi ses perceptions présentes – notamment le fait qu’il distingue beaucoup mieux Zeng Ju que toutes les autres personnes dans l’assistance, lesquelles tendent de plus en plus à devenir de simples ombres très fugaces…
[VI-3 : Gordon Gore, Bobby Traven, Zeng Ju : Jonathan Colbert, Andy McKenzie, Veronica Sutton, Hadley Barrow, Charles Smith, Trevor Pierce, Harold Colbert] Bobby Traven constate, par ailleurs, que le morceau de tissu qu’il avait ramassé dans une poubelle du Tenderloin demeure parfaitement visible à ses yeux maintenant qu’il a quitté le quartier. Il le montre à ses interlocuteurs : Zeng Ju aussi le distingue parfaitement – les autres également, en fait, mais pour eux ce n’est que le très vulgaire et très sale reliquat d’une manche de chemise, tout à fait banal…Gordon Gore suppose que cette pièce de tissu, à l’instar du détective et du domestique, est à la fois dans les deux mondes. Peut-être est-ce le cas d’autres choses encore – par exemple dans les endroits que Jonathan Colbert et Andy McKenzie ont fréquentés ? Ou d’autres – comme Zeng Ju ? Ils auraient pu « contaminer » ces objets en les touchant ? Mais le dilettante a perdu le détective, ici :
« Un monde parallèle ? Qu’est-ce que c’est ? »
Bobby en avait pourtant l’intuition, ses faits et gestes l’ont montré, mais formaliser ainsi la question… Gordon rapporte leurs découvertes – et notamment celles de Veronica Sutton, à partir de ses entretiens d’ordre psychiatrique avec le Dr. Hadley Barrow, et ceux d’ordre anthropologique avec le Pr. Charles Smith.
[Bien sûr, cela restait très théorique ; les derniers développements, les plus concrets, sont encore inconnus de Gordon Gore, puisqu'ils proviennent du travail de Veronica Sutton, Trevor Pierce et Harold Colbert à la Collection Zebulon Pharr, dont ils ne sont pas encore revenus.]
Quoi qu’il en soit, certaines choses sont spécialement visibles pour les malades, qui n’ont rien de particulier pour les autres. Gordon Gore encourage ses amis à ouvrir les yeux, et, tant que c’est encore possible, à les informer de ce qu’ils perçoivent… Un petit tour de la propriété – les endroits fréquentés par les malades – ne révèle cependant aucun objet qui suscite ce genre de réactions.
[VI-4 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Bobby Traven, Zeng Ju : Jonathan Colbert ; Clarisse Whitman] Mais Jonathan Colbert, qui a assisté à ces échanges en se faisant tout petit (même s’il avait commencé par lancer quelques sarcasmes à l’encontre de Gordon Gore, il a vite changé de comportement en constatant le profond sérieux de l’assistance), est des plus perplexe : il ne comprend rien à ce dont les autres parlent, mais y perçoit sans doute quelque chose d’inquiétant… et son comportement laisse supposer (à Eunice Bessler tout particulièrement) qu’il entrevoit la possibilité qu’il ait une certaine responsabilité dans tout ça, même sans comprendre de quoi il s’agit au juste. Gordon aussi le perçoit, et invite le peintre à s’exprimer : Colbert ne comprend rien à cette histoire de fous… Mais… S’il y a un lien avec lui… Et avec ces filles… Le peintre patine, visiblement mal à l’aise. Gordon l’encourage à poursuivre : il voit bien ce qu’il en est – il ne s’agit pas de l’accuser de quoi que ce soit, mais de guérir des malades ! Jonathan Colbert acquiesce, l’air grave. Quand ils ont parlé de ces petits objets… Peut-être que Clarisse Whitman était bel et bien affectée, elle aussi ?
« Vous savez, quand elle m’accusait de voler… des trucs. Moi, j’étais persuadé que c’était elle qui les faisait disparaître, pour me faire une scène… Mais… Je me demande… Peut-être qu’elle était déjà… Et qu’elle faisait passer ces objets… "Ailleurs" ? Sans même s’en rendre compte ? »
Et il fixe alors Bobby Traven :
« Où est passé le morceau de tissu que vous aviez en main, Monsieur ? »
Tous se retournent d’un même mouvement vers le détective – lequel voit bien qu’il a toujours le morceau de tissu en main, et Zeng Ju le voit aussi… Mais aucun des autres. Le détective, étonné, lève la main pour montrer qu’il le tient toujours… mais les autres ne voient que sa main vide. Le silence s’éternise, puis le peintre reprend :
« Une fois, c’était une brosse à cheveux… Puis une boucle d’oreille… Même un verre d’eau… »
Tous les objets que le détective touche disparaissent-ils de la sorte ? Gordon se lève brusquement : une expérience ! Qu’il fume ce cigare ! Bobby accepte volontiers – et, comme de juste, rien de spécial ne se produit ; si ce n’est que le détective n’a jamais fumé un aussi bon cigare ! Gordon a l’air déçu – amer, même :
« Eh bien, profitez-en, puisque c’est ça ! »
Eunice avance que cela ne fonctionne peut-être que pour les objets ayant un caractère « personnel » ?
« Une brosse à cheveux, une boucle d’oreille… »
Mais cela ne tient pas : le morceau de tissu déniché par Bobby dans une poubelle n’avait assurément rien de personnel. Eunice ne désarme pas :
« Mais c’était une manche de chemise ! Quelque chose qui va près du corps ! Comme la brosse, comme la boucle ! »
Mais Jonathan Colbert a aussi parlé d’un simple verre d’eau, sans rien de particulier…
VII : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 16H30 – SAN FRANCISCO FERRY BUILDING, EMBARCADERO, SAN FRANCISCO
[VII-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce : Harold Colbert ; Randolph Coutts, Gordon Gore, Irena Kreniak, Jonathan Colbert]Veronica Sutton, Trevor Pierce et le Pr. Harold Colbert ne se sont pas davantage attardés à la Collection Zebulon Pharr : Randolph Coutts les a raccompagnés en voiture à la gare, après quoi ils ont gagné le ferry, traversé le Golden Gate, et, de l’Embarcadero, vont rejoindre le quartier bohème de North Beach, où se trouve la Russian Gallery – mais le journaliste, qui s’y était déjà rendu avec Gordon Gore, a fait remarquer lors de la traversée que, sans même parler de sa condition actuelle (les effets de sa désorientation sont de plus en plus visibles de ses camarades ; le bateau constitue une épreuve terrible, très déstabilisante !), leur employeur serait de toute façon un bien meilleur interlocuteur que quiconque d’entre eux, face à la galeriste Irena Kreniak : après tout, c’est lui qui a l’argent, et qui a acheté toutes ces toiles… Un peu hésitante d’abord (craignant que le Pr. Colbert en profite pour tirer les vers du nez au dilettante, concernant son fils Jonathan), la psychiatre s’est finalement rendue aux raisons du journaliste – et elle a téléphoné au Manoir Gore en arrivant à l’Embarcadero : elle a eu un peu de mal à s’expliquer, cherchant ses mots et semblant oublier ce qu’elle était au juste en train de faire, jusqu'aux raisons de son appel à vrai dire, mais, quoi qu’il en soit, Gordon Gore va les rejoindre à la galerie (il laisse les autres chez lui, avec Jonathan Colbert).
VIII : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 16H30 – RUSSIAN GALLERY, 408 FRANCISCO STREET, NORTH BEACH, SAN FRANCISCO
[VIII-1 : Gordon Gore : Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] En fait, Gordon Gore arrive même un peu en avance, et, sans plus attendre, pénètre dans la galerie, où Irena Kreniak l’accueille à bras ouverts. Après avoir échangé quelques banalités, le dilettante demande à la propriétaire de la Russian Gallery si personne n’est venu, depuis la dernière fois, pour voir cet étrange tableau de Jonathan Colbert figurant un vieil Indien (les seize toiles de nu ont bien été livrées, merci)… Mais non : personne ne l’a vu – il est resté dans la réserve, à sa place, et elle n’en a parlé à personne. Son client aurait-il changé d’avis ? Souhaiterait-il l’acheter également ? C’est peut-être le cas, oui. La galeriste conduit le dilettante dans la réserve, devant le tableau…
[VIII-2 : Gordon Gore : Irena Kreniak ; Jonathan Colbert, Andy McKenzie]Gordon Gore se perd à nouveau dans la contemplation de cet étrange portrait… Il sent qu’il y a quelque chose d’anormal, à même de susciter le malaise. Mais – est-ce parce qu’il en a vu d’autres dans l’appartement de Jonathan Colbert et Andy McKenzie ? – il a toutefois le sentiment de mieux résister à cette étrange attirance… Ça ne le laisse pas indifférent pour autant. Toutefois, il peut ainsi examiner plus sereinement la toile, et sa très grande valeur, au-delà, ne fait aucun doute à ses yeux. Irena Kreniak en est elle aussi consciente, à l’évidence : M. Gore comprendra sans doute que ce tableau exceptionnel sera un peu plus coûteux que les autres… Ce n’est à l’évidence pas un problème pour le dilettante. La galeriste avance le prix de 100 $ (Gordon s’y connaît, et ça les vaut) – elle précise aussi que Jonathan Colbert, « quand il aura de nouveau donné signe de vie », ne manquera pas de louer le bon goût autant que la générosité de M. Gore… Avec sa désinvolture habituelle, le dilettante sort son portefeuille – qui contient cette somme invraisemblable, et même bien plus encore… À en juger par l’air ravi et stupéfait autant qu’intimidé, d’une certaine manière, de la galeriste, il apparaît clairement qu’elle ne conclut pas ce genre de transactions tous les jours ! Et Gordon, sur un air de confidence, ajoute qu’il se pourrait que Jonathan Colbert soit « retrouvé » sous peu… En tant que mécène, il entend œuvrer à la « réhabilitation » du jeune peintre – et souhaite y associer Irena Kreniak et la Russian Gallery. La galeriste est bouche bée – mais le carillon de l’entrée se fait entendre, elle prie Gordon Gore de bien vouloir l’excuser un bref instant, il lui faut accueillir ses clients… Et elle se rend de son pas un peu traînant dans la salle d’exposition principale.
[VIII-3 : Veronica Sutton, Trevor Pierce, Gordon Gore : Harold Colbert, Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] Les nouveaux venus sont bien sûr Veronica Sutton, Trevor Pierce et Harold Colbert ; de lui-même, Gordon Gore les rejoint depuis la réserve, devançant même Irena Kreniak. Celle-ci reconnaît Trevor, qu’elle appelle par son nom – mais il ne l’entend pas… Au bout de quelques secondes un peu gênantes, cependant, il la voit qui lui tend la main, et réagit donc avec un temps de retard – d’une main molle… La galeriste ne s’y arrête pas, et suppose que Gordon Gore connaît également ces deux autres personnes ? C’est bien le cas, et il fait les présentations : Mme Veronica Sutton, et… M. Harold Colbert. Irena Kreniak est interrompue dans son élan, et le dilettante confirme, à son regard interloqué, qu’il s’agit bien du père de Jonathan Colbert… Très souriante, Mme Kreniak se dit enchantée, et félicite le professeur : son fils a un immense talent ! Le dilettante, qui ne tient pas à ce que ces échanges s’éternisent, mentionne aussitôt qu’il a fait l’acquisition d’un dernier tableau du jeune homme – qu’ils le suivent dans la réserve, pour y jeter un œil avant qu’il ne soit emballé ! Il se comporte un peu comme en pays conquis, mais la propriétaire ne va certainement pas lui faire le moindre reproche… Et tout le monde de se rendre dans la réserve – y compris le Pr. Colbert, qui a tout de même l’air un peu indécis, et Trevor, qui est visiblement dans le vague.
[VIII-4 : Gordon Gore, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Harold Colbert] Or Gordon Gore fait bien attention à la réaction du Pr. Harold Colbert quand il voit le tableau – mais aussi à celle de Trevor Pierce. Lequel ressent à nouveau l’effet d’ « aspiration »… mais plus fort que jamais ! Car le tableau, avec ses sphères mouvantes, se fond parfaitement dans la masse grisâtre et fluctuante dans laquelle s’enfonce le journaliste de manière générale… Il a en fait la sensation que ce n’est pas tant lui-même qui est « attiré » à l’intérieur du tableau – mais le monde entier ! Le fait de distinguer parfaitement le vieil Indien n’est pas non plus pour le rassurer… Quant à Harold Colbert, même s’il garde pour l’essentiel sa contenance, Gordon constate qu’il se fige – mais son comportement ne traduit pas le même abandon inquiétant que Trevor, et il demeure semble-t-il parfaitement lucide.
[VIII-5 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Harold Colbert, Irena Kreniak ; Jonathan Colbert]Veronica Sutton, toutefois, n’avait elle non plus jamais vu semblable tableau auparavant… et son esprit déjà chamboulé par les expériences et les révélations à la Collection Zebulon Pharr semble presque sur le point de s’effondrer. La psychiatre, est-ce un réflexe défensif… ne sait subitement plus du tout où elle se trouve, ce qu’elle y fait et qui sont ces personnes autour d’elle – notamment cet homme assez âgé qui la regarde en haussant le sourcil… Or il semble comprendre ce qui l’affecte, et, en détachant bien les mots, d’une voix impérieuse :
« Mme SUTTON, je crois qu’il faudrait que nous discutions. »
Et visiblement pas devant Irena Kreniak... Gordon Gore comprend à son tour ce qui se produit et joue le jeu. Il va falloir emballer ce tableau, après quoi ils raccompagneront le professeur chez lui ? Tandis que Veronica se reprend peu à peu, Gordon, qui n’osait pas envisager cette hypothèse auparavant :
« À moins que vous ne préfériez nous suivre chez moi ? »
Où se trouve son fils Jonathan…
[VIII-6 : Trevor Pierce, Gordon Gore, Veronica Sutton : Harold Colbert, Irena Kreniak ; Jonathan Colbert] Mais Trevor Pierce est dans de toutes autres dispositions :
« Vous n’avez pas vraiment vu le tableau, hein ? Vous tous ! Vous ne l’avez pas vu comme moi je l’ai vu ! Il faut voir le tableau ! Vraiment le voir ! Comme moi ! Il faut voir les sphères SORTIR ! »
Gordon Gore prend le journaliste par le bras :
« Nous en parlerons au manoir. »
Et il quitte la réserve, en entraînant également Veronica Sutton, presque aussi perdue que le journaliste mais par nature bien moins démonstrative, ainsi que Harold Colbert, qui a pris sa décision : il va les suivre au Manoir Gore. Irena Kreniak, un tantinet décontenancée, reste seule dans la réserve, à emballer le tableau de Jonathan Colbert… Le temps qu’elle achève sa tâche, ses clients se reprennent petit à petit. Mais Veronica, l’air affolé, ne cesse de demander l’heure au dilettante ; elle a oublié sa montre, et… Il fallait qu’elle fasse quelque chose… Mais quoi… Ah ! Oui : nourrir ses chats ! C’est bien l’heure – n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? Quelle heure est-il ? Etc. Gordon fait de son mieux pour lui répondre et la calmer, la galeriste sort de la réserve avec le tableau emballé, et ils quittent enfin les lieux, sur d’ultimes politesses de la part du dilettante, à l’adresse d’une Irena Kreniak parfaitement stupéfaite par ces comportements très inattendus… Quant à Gordon, il ne manque pas de noter que Mme Sutton à son tour semble… perdue ?
IX : VENDREDI 6 SEPTEMBRE 1929, 17H30 – MANOIR GORE, 109 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO
[IX-1 : Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven : Jonathan Colbert] Eunice Bessler était restée au Manoir Gore, en compagnie de Zeng Ju, Bobby Traven et Jonathan Colbert. Elle les a tous surveillés attentivement – l’état du domestique était particulièrement préoccupant, il semblait ne plus avoir aucune prise sur la réalité (Bobby bien davantage). Colbert, par ailleurs, était visiblement affecté par leur discussion : il ne faisait plus montre de la même nonchalance narquoise… et fumait cigarette sur cigarette.
[IX-2 : Gordon Gore : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Les autres reviennent de la Russian Gallery – mais Gordon Gore demande au Pr. Harold Colbert de bien vouloir patienter un peu devant la porte, avant de le suivre à l’intérieur du manoir. Le dilettante pénètre donc seul dans la résidence, et se rend aussitôt auprès de Jonathan Colbert, lui expliquant qu’ils ont « un invité » qui pourra les aider dans cette affaire – il ne dit pas explicitement qu’il s’agit du père du peintre, mais suppose que celui-ci le comprendra de lui-même et saura se préparer à ces retrouvailles… Visiblement, c’est bien le cas : les traits de Jonathan se font plus durs, colériques même, mais il ne dit rien – se contentant d’allumer une autre cigarette en baissant la tête. Gordon va chercher les autres, et d’abord le Pr. Colbert : il peut maintenant entrer.
[IX-3 : Gordon Gore : Harold Colbert, Jonathan Colbert]Harold Colbert, qui, lui, avait eu le temps de se préparer à ces retrouvailles, s’avance lentement dans le grand salon, où se trouve son fils Jonathan, affalé dans un canapé. Le jeune homme relève la tête. L’échange n’est pas des plus chaleureux :
« Johnny…
— Papa… »
Puis le silence s’éternise. Harold est visiblement un peu ému, tout de même, et s’assied gauchement dans un fauteuil. Il n’ose pas prendre l’initiative de la conversation, et, plus généralement, il ne sait pas comment réagir – au point où il se tourne enfin vers Gordon Gore. Le dilettante explique au peintre qu’il a pris l’initiative d’inviter son père parce que, comme il a pu le constater, le temps presse – leurs amis malades sont dans un triste état, et il leur faut agir au plus vite. Pour cela, il faut comprendre ce qui s’est produit, et le Pr. Colbert leur sera d’une aide indispensable à cet effet.
[IX-4 : Gordon Gore, Zeng Ju, Eunice Bessler : Jonathan Colbert]Jonathan Colbert se lève, et approche de la toile empaquetée du vieux chaman indien – se doutant que c’est bien de cela qu’il s’agit. Gordon Gore le rejoint et défait l’emballage, puis pose le portrait sur une commode – Zeng Ju repère aussitôt ce nouvel élément du décor, mais presque… comme une bouée de sauvetage ? Il en est affecté, mais n’en a pas spécialement peur. Eunice Bessler, qui n’avait jamais vu le tableau elle non plus, perçoit son caractère hors-normes, mais guère plus. L’attitude de Jonathan est complexe : alors qu’il fixe le tableau, son langage corporel explique aussi bien l’attirance, le dégoût, la peur, la colère…
[IX-5 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Harold Colbert, Jonathan Colbert]Harold Colbert prend enfin la parole – c’est une des dernières œuvres de Johnny ?
« Oui. »
Suggérée par ses rêves, à en croire Mme Sutton ?
« Oui. »
Le professeur soupire :
« Ça s’était déjà produit – pas avec l’Indien. »
Il se tourne vers Veronica, et lui demande ce qu’elle en pense. Il regarde également Gordon Gore, mais le dilettante se sent trop dépassé pour répondre quoi que ce soit. La psychiatre fait le lien avec les chamans du grizzli rumsens – mais au-delà… C’est certain ; le professeur renvoie à la légende évoquée par Pedro Maldonado dans son livre – selon laquelle tous les chamans du grizzli n’avaient pas été exterminés, mais certains avaient pu partir « ailleurs » ; ils avaient disparu, non péri ; et ils attendaient…
« Il ne fait aucun doute que le vieil Indien représenté sur cette toile est l’un d’entre eux, et peut-être même…
— Le dernier », complète son fils.
Harold Colbert acquiesce – ajoutant après un bref silence :
« Jonathan, il faut que tu saches que… Ce n’est pas ta faute. Tu n’es pas coupable. »
Le peintre baisse la tête – en colère. Et son père reprend :
« Il reste que ce tableau est un… un passage. On se sent aspiré par le tableau – j’ai bien vu comment vous y avez réagi. Mais c’est un leurre : en fait, c’est exactement le contraire qui se produit – c’est avant tout ce que représente le tableau, cet autre monde, qui vient dans notre monde. C’est le principe de la magie sympathique, en l’espèce. »
Veronica le comprend – mais que vient faire Jonathan dans tout cela ?
« Eh bien, je suppose que le chaman a identifié Johnny comme étant un de ces rares individus pouvant lui être utiles, et, en le manipulant via ses rêves, il l’a amené à réaliser cette peinture – et d’autres. »
De temps en temps, le professeur se tourne vers son fils, quêtant son approbation – le peintre se contente de hocher la tête sans un mot.
« De la sorte, Johnny a offert au chaman… un ancrage. Lui permettant de passer dans notre monde. »
[IX-6 : Trevor Pierce : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Le Pr. Harold Colbert s’interrompt quelque temps. Il lâche un soupir, puis reprend :
« C’est une chose – mais cela va bien au-delà, même si je ne peux pas prétendre comprendre les intentions de ce chaman. On peut le supposer débordant de haine et de rancœur, toutefois… Mais je crois que c’est ici que se noue le lien avec la Noire Démence. L’étude statistique dont avait parlé M. Pierce témoigne de la récurrence du phénomène, et je ne serais pas surpris si l’on trouvait, à chacun de ces pics de contamination, un artiste, « professionnel » ou simplement quelqu'un de doué avec ses mains, qui aurait représenté ce chaman ou un autre, de quelque manière que ce soit, pour en permettre l’accès dans notre réalité – la véritable motivation de ce vagabondage entre les dimensions étant la Noire Démence. Je suppose que, oui, cela relève au moins pour partie de la vengeance… Mais peut-être pas seulement. »
Trevor Pierce a saisi le discours du Pr. Colbert (ce qui n’avait rien d’évident dans son état), et lâche sur un ton passablement agressif que le vieux bonhomme est bien pour quelque chose dans tout ça, même s’il se dédouane. Le professeur répond sèchement que c’est possible, qu’ils en ont déjà parlé à la Collection Zebulon Pharr, et que ce n’est pas le moment. Puis il se retourne vers son fils :
« Mais Johnny n’est visiblement pas malade. Tu n’y es pour rien, tu ne pouvais pas le savoir… mais je crois que tu as fait office de "porteur sain". »
Ce que Trevor juge encore plus suspect, ainsi qu’il le marmonne…
[IX-7 : Eunice Bessler, Trevor Pierce Gordon Gore : Jonathan Colbert, Harold Colbert] Mais Eunice Bessler coupe Trevor Pierce : comment Jonathan Colbert a-t-il été contaminé ? Par ses rêves, répond Harold Colbert… La comédienne s’en doutait – mais c’est qu’elle entend aller plus loin : et si l’on brûlait ces tableaux, et que l’on empêchait Jonathan de peindre ? Ne pourrait-on pas enrayer ainsi l’épidémie ? Mais le professeur ne le pense pas : le passage a déjà eu lieu – le pic actuel de la Noire Démence, justement, en témoigne ! Et quant à ses victimes présentes… C’est trop tard : le professeur ne pense pas qu’on puisse les sauver (ce qui jette un froid dans l'assistance…). Leur seul espoir est d’enrayer l’épidémie pour qu’il n’y ait pas de nouveaux cas. Trevor, narquois, dit que Harold Colbert n’en sait absolument rien – on devrait quand même tenter de brûler le tableau ! Eunice, même si c’est elle qui avait fait cette suggestion, suppose que cela ne reviendrait qu’à brûler l’argent de Gordon Gore… « Et alors ! Il en a plein ! » hurle Trevor. Quant à Jonathan Colbert : « Brûlez-le si vous voulez. Celui-ci, les autres, tous… Ça ne servira à rien : je crois que mon père a raison – je le sens… »
[IX-8 : Veronica Sutton : Jonathan Colbert, Harold Colbert ; Andy McKenzie]Veronica Sutton interroge Jonathan Colbert à ce propos ; peut-être cela tient-il à ses souvenirs de ses rêves les plus récents ? Le peintre répond qu’il n’avait pas pour habitude, avant, de se souvenir de ses rêves… Mais il se reprend aussitôt :
« Si, il y a quelques années, pendant un moment… »
Mais, récemment, c’était autre chose : ce vieil Indien a hanté ses rêves toutes les nuits pendant un certain temps, tout récemment encore – d’où ces autres tableaux, dans l’appartement qu’il louait avec « ce crétin d’Andy McKenzie »… Mais, depuis deux, trois jours environ, plus rien. Il ne savait pas quoi en penser – mais suite aux explications de son père, il croit comprendre, maintenant, que cela signifiait simplement que le chaman du grizzli n’avait plus besoin de lui.
[IX-9 : Gordon Gore, Trevor Pierce : Jonathan Colbert, Harold Colbert] Mais Gordon Gore intervient : cela signifierait donc qu’il est passé ? Et qu’il est autonome ? Jonathan Colbert le croit – mais Harold Colbert l’interrompt :
« Dans une certaine mesure. Je ne peux jurer de rien, bien sûr… Il a visiblement eu besoin de cette magie sympathique pour venir ; il n’en a probablement pas besoin pour rester – un peu. Mais cet être s’est exilé depuis des siècles dans un tout autre monde, foncièrement différent… Je ne pense pas qu'il ait totalement coupé les ponts, par ailleurs ; il est peut-être lui aussi dans les deux mondes, à sa manière, sans doute bien plus assurée que celle de ses victimes. »
Trevor Pierce, toujours aussi narquois :
« Vous qui connaissez par cœur tout le Necronomicon, vous devez bien savoir quoi faire, hein ? »
Les attaques du journaliste agacent de plus en plus le Pr. Colbert :
« Je vous ai déjà dit de ne pas prendre ce sujet à la blague ! Ça ne me fait pas du tout rire…
— Mais tout de même, c’est vous l’universitaire…
— Écoutez, enfin ! Le problème avec ce type d’ouvrages est qu’on ne les comprend jamais totalement – parce qu’ils ouvrent des perspectives sur des choses qui nous dépassent. J’ai bel et bien une certaine expérience de ces livres ; ça ne fait pas de moi un puits de science infini, parfaitement au fait des horreurs que ces entités ou leurs sbires peuvent entreprendre. »
[IX-10 : Eunice Bessler, Trevor Pierce, Zeng Ju, Bobby Traven : Harold Colbert] Mais alors, que faire ? À écouter le Pr. Colbert, Eunice Bessler a l’impression qu’ils sont totalement désarmés, qu’ils ne peuvent absolument rien tenter… Non : il est certes trop tard pour empêcher le passage, ou pour sauver les victimes déjà contaminées par la Noire Démence… Trevor Pierce explose :
« Alors c’est comme ça ! Zeng Ju, Bobby et moi, on n’a plus qu’à plier bagage, et tant pis ! »
Mais le domestique (est-ce parce qu’il a perçu dans « leur » monde l’agitation du journaliste ?) revient brièvement parmi ses interlocuteurs, demandant poliment mais fermement à Trevor de se calmer – une intervention qui stupéfie tout le monde, à ce stade. Le silence s’instaure…
[IX-11 : Veronica Sutton, Eunice Bessler : Harold Colbert, Jonathan Colbert] Puis le Pr. Colbert reprend : si l'on ne reviendra pas sur ce qui s'est déjà produit, donc, il doit pourtant demeurer possible d’empêcher la Noire Démence de faire davantage de dégâts, présentement et à l’avenir. Se tournant vers Veronica Sutton, il lui rappelle l’extrait de Mythes des chamans du grizzli rumsens, dans lequel Pedro Maldonado rapportait que, pour vaincre la malédiction qu’est la Noire Démence, il fallait pénétrer volontairement dans « ce royaume », et y trouver la piste menant à « la source », qui serait en même temps le chemin du retour. Dire ce que tout cela signifie au juste… Par ailleurs, qui pourrait exiger d’eux qu’ils se lancent dans pareille aventure, qui à tout prendre relève du suicide ? Eunice Bessler est stupéfaite par la gravité des propos du professeur ; se tournant vers Veronica :
« Il est sérieux, là ? »
Oui : il est parfaitement sérieux. Elle-même l’est tout autant.
« Vous aussi, Eunice, vous devriez l’être. »
La starlette baisse humblement la tête. La psychiatre se retourne vers Harold Colbert ; elle croit comprendre ce qu’il suggère… Mais d’abord, elle veut l’entendre confirmer que Jonathan Colbert ne constitue plus en tant que tel une menace – elle se méfie de ses sentiments paternels, si elle ne le dit pas… Mais il a l’air parfaitement sincère. Veronica se tourne vers le peintre, et, sur un ton sévère :
« Maintenant que vous êtes conscient de ce qui s’est produit et de votre rôle dans cette affaire, sans doute saurez-vous prendre vos responsabilités pour tenter d’y remédier ? »
Le peintre a quelque chose du gamin pris en faute et grondé par la maîtresse… Il a perdu toute son arrogance. Mais il acquiesce : il ne sait pas ce qu’il faut faire, mais il jure qu’il n’avait aucune intention de faire du mal à ces filles, ou quoi que ce soit d’autre…
[IX-12 : Gordon Gore, Veronica Sutton : Jonathan Colbert ; Clarisse Whitman] Par ailleurs, Jonathan Colbert le maintient : il n’a aucune idée d’où Clarisse Whitman peut bien se trouver… Gordon Gore suppose qu’il faut continuer l’enquête dans le Tenderloin, et il est approuvé par le Pr. Colbert : si ce quartier correspond bien à Pebble Hill… Cela semble recouper les découvertes de Mme Sutton au Napa State Hospital : les malades ne peuvent survivre que dans le Tenderloin. Si elle ne s'y trouve pas, ils ne la trouveront nulle part.
[IX-13 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler : Harold Colbert, Jonathan Colbert ; Clarisse Whitman] Mais Gordon Gore poursuit : il ne faudrait donc pas seulement enquêter dans les ruelles du Tenderloin ; ceci ne permettrait que de retrouver Clarisse Whitman... Mais, pour mettre fin à l’épidémie de Noire Démence, il faudrait donc aller dans cet autre monde ! Mais comment faire ? Le tableau, si c’est bien un passage ? Non : il a rempli son office, et, contrairement aux apparences, son objet était de permettre à quelque chose venant de l’autre côté de passer dans notre monde – pas l’inverse. Mais… il y a d’autres moyens – deux, et tout aussi fous, voire suicidaires, l'un que l'autre : être contaminé par la Noire Démence… ou faire appel aux « Fantômes-qui-marchent ». Veronica Sutton se demande toutefois s’il ne serait pas possible également de contrer le chaman, et peut-être la maladie, via les rêves... L’hypothèse est pertinente, mais le Pr. Colbert ne sait absolument pas ce que cela pourrait donner – et, là encore, le chaman est déjà passé par les rêves, il n’en a probablement plus besoin… Le témoignage de Jonathan semble montrer que c’est bien ce qui s’est produit. Eunice Bessler, elle, ne comprend absolument rien à ce dont ils parlent…
« Mais, dans les films, dans les moments les plus sombres, il y a toujours quelqu'un qui trouve une solution ! »
Silence…
[IX-14 : Gordon Gore, Trevor Pierce : Harold Colbert] Les perspectives sont pour le moins déprimantes. Mais Gordon Gore se pose en homme d’action : le temps presse ! Il leur faudra donc retourner dans le Tenderloin, puis trouver comment gagner « cet autre monde ». Le dilettante espère que le Pr. Colbert saura faire tout son possible pour les y aider – il est le plus compétent en ces matières. Harold Colbert le concède : il ne peut pas se désister, à ce stade.
« Y a intérêt ! » maugrée Trevor Pierce…
Le dilettante pousse son avantage : le professeur viendra avec eux. Humblement, Colbert acquiesce.
[IX-15 : Trevor Pierce : Harold Colbert] Trevor Pierce s’en félicite, moqueur – mais que faire pour « les couteaux de métal pur » ? Tout le monde le regarde, l’air éberlué – mais il explique que ces artefacts étaient mentionnés par Pedro Maldonado dans Mythes des chamans du grizzli rumsens ; ayant étudié le sortilège d’invocation des « Fantômes-qui-marchent » avec le Pr. Colbert, il sait que ce sont des objets indispensables à l’exécution du rituel.
[Trevor a enchaîné les réussites exceptionnelles à des jets d’Intelligence et de Pouvoir : sa compréhension du rituel d’invocation est absolument remarquable pour un novice en la matière ; mais lui-même n’en est en rien surpris… Ce n’est pas seulement qu’il comprend ce qu’il faut faire, c’est aussi qu’il sait être en mesure de le faire, avec une force de conviction débordante !]
Le professeur confirme ses dires : de tels objets sont requis – pour quelle raison exactement ? Nous n’en savons rien, et c’est bien pourquoi nous parlons de magie, même si c’est probablement une solution de facilité… Les chamans du grizzli rumsens utilisaient des couteaux de cuivre, plus précisément. Le professeur devrait pouvoir en trouver, ou des équivalents tout aussi utiles, via ses contacts ou au pire la Collection Zebulon Pharr – qui contient de nombreux artefacts, pas seulement des livres.
[IX-16 : Veronica Sutton, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce, Gordon Gore, Eunice : Harold Colbert ; Clarisse Whitman] Il faut donc agir au plus tôt. Dès que possible, ils retourneront dans le Tenderloin, en quête de Clarisse Whitman. Après quoi, tout indique que Zeng Ju, Bobby Traven et, malgré qu’il en ait, Trevor Pierce, se retrouveront très vite dans la situation des clochards du quartier, totalement perdus entre deux mondes… Il faudra donc, pour les autres, trouver comment passer dans l’autre monde, sans doute en recourant aux « Fantômes-qui-marchent », et avec l’assistance du Pr. Harold Colbert, lequel va rassembler d’ici-là les artefacts et connaissances utiles pour la réalisation du rituel. Le ton très définitif de Gordon Gore ne change pas forcément grand-chose au sentiment général : tout cela est très mal engagé… Et Veronica Sutton, une fois cette décision prise, retourne à son cabinet à la lisière de Fisherman’s Wharf – elle nourrit ses chats… pour la dernière fois ? Elle rédige un testament ainsi qu’une lettre à destination de la concierge, afin qu’elle s’occupe de ses félins adorés au cas où il lui arriverait malheur… À vrai dire, Gordon, retiré dans son bureau, fait exactement la même chose. Eunice Bessler seule semble conserver le sourire – en façade du moins…
HILLERMAN (Tony), Les Clowns sacrés, [Sacred Clowns], traduit de l’anglais (États-Unis) par Danièle et Pierre Bondil, Paris, Rivages, coll. Rivages/Noir, [1993-1994, 1996] 2010, 357 p.
AU SERVICE DU LÉGENDAIRE LIEUTENANT
Ma lecture récente de Coyote attend s’étant avérée un très bon moment, je me suis dit que je pouvais profiter de l’été pour avancer sans trop attendre dans la série des polars navajos de Tony Hillerman. Et dans l’ordre, du coup : voici donc Les Clowns sacrés, onzième (tout de même) titre de la série, mettant en scène le complexe et si humain binôme constitué par le « légendaire lieutenant » Joe Leaphorn, l’homme froid et rationaliste, et Jim Chee, l’homme entre deux mondes, qui aimerait tant être à la fois un « chanteur », un hataalii, gardien des traditions du Dineh, et un policier à la mode des Blancs ; en fait, dans ce onzième roman, la déchirure essentielle au personnage de Jim Chee est peut-être plus que jamais marquée, qui l’amènera à prendre les pires décisions comme les meilleures – en fonction d’un point de vue nécessairement fluctuant.
Mais la relation entre les deux flics navajos a évolué radicalement. Dans les six premiers volumes de la série, ils agissaient indépendamment : les trois premiers étaient consacrés à Joe Leaphorn, les trois suivants à Jim Chee. Puis Tony Hillerman s’est mis à les associer, tout en conservant une certaine distance le cas échéant ; la scène où Leaphorn confie à Chee le soin d’assurer les rites pour sa défunte épouse, aussi forte soit-elle, relevait tout de même de l’exception. En fait, les deux hommes, à les réduire à des archétypes comme je l’ai fait en ouverture de chronique, sont passablement incompatibles… Et Coyote attend, juste avant le présent roman, en témoignait encore : les deux enquêtaient pour l’essentiel séparément, et une bonne partie de l’astuce de la narration dans ce roman consistait à les faire aboutir aux mêmes conclusions en empruntant des pistes différentes. Et les relations entre Leaphorn et Chee pouvaient s’avérer tendues – « le fumier » et « le sale petit con »… Mais elles évoluaient dans le bon sens, sans doute ; car, avec tout ce qui les séparait (et peut-être avant tout, rapport aux traditions mis à part, le caractère impulsif et incontrôlable de Chee, de nature à agacer profondément le très posé et rigoureux Leaphorn), la certitude que l’autre était un enquêteur doué, voire tout bonnement brillant, s’affichait toujours un peu plus…
Les Clowns sacrés, même publié avec un trou de quelques années, suit de très près, dans la chronologie interne de la série, Coyote attend – en témoigne notamment ceci que Joe Leaphorn, dans sa relation encore ambiguë avec l’anthropologue Louisa Bourebonnette, prépare dans le présent roman leur voyage commun en Chine, supposé imminent, et qui avait été décidé à la toute fin du précédent roman.
Mais, dans la relation entre Leaphorn et Chee, ce très brève intermède a suffi à apporter un bouleversement radical : Joe Leaphorn a sa propre unité, maintenant, une sorte de brigade spéciale au sein de la police navajo ; mais cette brigade, outre lui-même, ne comprend en fait qu’un seul autre policier… qui est Jim Chee. C'est tout récent, et ce dernier est d’emblée convaincu qu’il n’y fera pas long feu… Tellement, en fait, qu’il semble presque sciemment enchaîner les boulettes susceptibles de le faire virer ! Et pourtant Leaphorn se montre étonnamment conciliant – même quand une gaffe particulièrement colossale de la part de Chee aboutit à la mise à pied temporaire du « légendaire lieutenant », avec des conséquences personnelles plus qu'ennuyeuses en sus… C’est que Leaphorn sait, au fond, que Chee est un bon flic ; mais le cadrer s’annonce difficile. Et lui faire miroiter des galons de sergent ? Jim Chee, qui avait brièvement obtenu le grade à titre temporaire, en retirerait assurément de grands bénéfices, professionnels et intimes – mais c’est comme s’il choisissait de tout faire foirer…
On s’en doute : Jim Chee est en fait le personnage essentiel de ce roman. Et il est ce qui le fait tenir. Car, disons-le, l’intrigue proprement policière des Clowns sacrés est tout de même un peu terne, et la narration autrement convenue que dans le très malin Coyote attend.
ADO FUGUEUR, HOMMES DE VALEUR ET POLITICIENS POURRIS
Le roman débute dans le pueblo (imaginaire, exceptionnellement) hopi de Tano, où Jim Chee est censé mettre la main sur un ado fugueur – pas exactement de la haute police, c’est frustrant quand on sait qu’il y a eu un meurtre sur la réserve navajo, celui d’un Blanc, un professeur de technologie dans une sorte de lycée professionnel… Mais non, Leaphorn préfère l’envoyer pister un gamin rebelle !
Or, à Tano, c’est la fête : les Hopis sortent leurs poupées kachinas, et, au milieu des célébrants, les koshares exercent leur fonction de « clowns sacrés », raillant les travers des hommes avec leur comportement burlesque. Un joli spectacle ! Chee a eu le malheur d’en parler à Janet Pete, dont il est maladivement amoureux, et qui en a parlé à d’autres rencontres de circonstances : la mission de police à Tano s’est transformée en excursion touristique… Bon, l’ado fugueur est bien là, c’est déjà ça. Sauf que Chee, perdu dans ses pensées (portant toutes sur Janet Pete, ou presque), en perd la trace… Et, pire encore, a peine a-t-il le temps de s’en rendre compte qu’un meurtre est commis à quelques dizaines de mètres à peine, quasiment sous ses yeux ! Et c’est un des koshares qui est abattu… dont on suppose bien vite qu’il est lié à l’adolescent volage – et peut-être même au meurtre du professeur de technologie ?
Mais voilà : ce nouveau meurtre a eu lieu sur le pueblo de Tano, et donc hors de la juridiction de la police navajo, c’est au FBI de prendre en main l’affaire. Les conflits de juridiction sont décidément un trait récurrent des intrigues de Tony Hillerman, Les Clowns sacrés ne fait certes pas exception. L’astuce, alors, est de dériver des liens éventuels entre les victimes et les suspects des opportunités d’enquête de tel service qui, normalement, ne devrait pas s’en mêler.
Or il s’agit d’une double voire triple enquête passablement compliquée – notamment en ce que les deux meurtres ont des implications plus amples, et, même s'il est envisagé pour la forme, et avec un coupable beaucoup trop idéal, le motif crapuleux ne paraît guère convaincant. D’autant, peut-être, que les deux morts présentaient un point commun pas si courant ? Le professeur blanc comme le koshare hopi sont tous deux envisagés par leur entourage comme ayant été des « hommes de valeur », presque des saints – et ce n’est pas là le discours habituel de condoléances, où les proches forcent le trait pour honorer des hommes récemment décédés et qui, en vérité, n’étaient pas si bons que cela… Non, cette fois cela relève de la conviction parfaitement sincère.
D’où ce contraste si marqué avec une autre dimension de la double voire triple enquête : rien de très clair pendant un bon moment à cet égard, mais on y devine bien vite des soubassements politiques sordides – les accusations de corruption ne tardent guère, a fortiori dans ce contexte de lutte acharnée entre des entreprises cyniques, désireuses d’enfouir des déchets radioactifs dans la réserve, et des militants soit traditionalistes (dont Jim Chee lui-même, qui publie une lettre ouverte dans un journal local, un comportement pas vraiment en phase avec ses attributions de policier), soit écologistes, qui n’ont pas forcément beaucoup plus de scrupules…
Mais Jim Chee n’est pas vraiment censé enquêter sur tout cela. Leaphorn, en tout cas, le lui a dit – mais y croyait-il lui-même ? Non, le sergent en puissance est supposé se concentrer sur deux missions précises : choper le putain d’adolescent-anguille, bordel… et faire la lumière sur un accident de la route, fatal, aggravé de délit de fuite : le genre d’enquête censé assurer à Chee ses galons de sergent, sauf qu’il n’y a absolument aucune piste… Et les deux meurtres, alors ? Ne pas travailler dessus serait sacrément frustrant. Mais, via le gamin, et en usant de certains contacts… Joe Leaphorn, quand il sort de son bureau, ne fait pas autre chose, au fond ; mais ailleurs que Jim Chee.
Un point de départ qui en vaut bien un autre, avec son lot de mystères, sur des bases parfois improbables, et une implication intime des personnages dans l’affaire (ou les affaires). Ce qui fonctionne le plus souvent très bien chez Tony Hillerman, et Coyote attend, juste avant, en était une bonne illustration.
Et pourtant, cette fois, j’ai trouvé que cela ne fonctionnait pas vraiment… Certes pas au point où le roman serait mauvais, car il a heureusement d’autres atouts. À vrai dire, ce n’est même pas forcément ennuyeux non plus – un peu terne, oui, mais pas à ce point. Reste que la mise en scène des différentes enquêtes, et notamment dans leur relation aux préoccupations anthropologiques propres à la série, a quelque chose d’un peu trop convenu et mécanique, jusqu’à une conclusion assez brutalement expédiée et finalement guère satisfaisante…
Non, l’enquête n’est vraiment pas le point fort des Clowns sacrés. Si le roman doit fonctionner, c’est au regard de deux autres critères – les mêmes que d’habitude, quand l’enquête policière patine ? La dimension anthropologique, bien sûr – et le mélo. Car Tony Hillerman est étonnamment doué pour le sentimental – et pas qu’un peu.
Et dans ces deux cas, bien sûr, c’est Jim Chee qui prend la vedette.
LES INDIENS ET LES INDIENS
Un point intéressant du roman, dans sa perspective anthropologique, est la multiplicité des points de vue « indiens ». En tant que tel, ce n’est pas forcément très novateur dans la série : si nos flics sont des Navajos, ils ont, depuis le début, entretenu des liens parfois très forts avec des Indiens pueblos (soit sédentaires, là où la culture navajo était nomade) : des Hopis, des Zunis, etc. Une bonne occasion d’anéantir le cliché faisant des « Indiens » un groupe vaguement homogène, ce qu'ils n'ont jamais été. Les Clowns sacrés se déroule donc, pour partie dans la réserve navajo, pour partie dans le pueblo hopi de Tano (imaginaire, rappelons-le). Et ce sont des mondes très différents en dépit de leur proximité géographique. En fait, les Navajos sont tout aussi largués, quand il s’agit de comprendre les mentalités hopis, que les Blancs… ou les Cheyennes.
Car nous avons bien un troisième peuple indien dans cette affaire, avec l’étonnant personnage de Blizzard, un Cheyenne au service du FBI. Le bonhomme n’est tout d’abord guère sympathique – mais peut-être plus particulièrement aux yeux de Jim Chee, qui nous sert ici de point de vue. Bouffé par les préjugés, le Cheyenne (et de la ville, en plus !) ne cesse de râler parce qu’il ne comprend rien aux Hopis, et pas davantage aux Navajos. Chee maugrée quand il est bien obligé de reconnaître que lui-même ne comprend « pas non plus très bien » les Hopis, et encore moins les Cheyennes – gardant pour lui que, dans ses souvenirs de quand il était gamin, et jouait aux cow-boys et aux Indiens (oui…), les Indiens étaient forcément... des Cheyennes.
Ce qui suscite une scène très étonnante, mais aussi très bien vue, quand Jim Chee et Janet Pete vont au cinéma – et que la jeune avocate invite tant qu’à faire Blizzard, ce qui ne facilitera pas les tentatives de séduction de Chee, à l'évidence… Le film qu’ils vont voir, dans un drive-in ? Les Cheyennes, de John Ford… Jim Chee l’avait déjà vu, mais ni Janet Pete, ni Blizzard (ni moi non plus, aheum). Or voilà : outre les rôles principaux incarnés par des acteurs blancs, les autres Cheyennes du film étaient en fait joués… par des Navajos, autrement plus nombreux. En fait, tous les spectateurs du film ne cessent de klaxonner, quand apparaît à l’écran tel membre de leur famille – c’est comme si tous les Navajos de la réserve avaient des parents dans le film ! Par ailleurs, ces « Cheyennes » ne parlent certainement pas cheyenne… mais navajo ; et ils ne prononcent « pas exactement » les répliques sous-titrées ! Mais le plus souvent improvisent des mauvaises blagues, souvent grivoises – pour autant de déchaînements de klaxons dans le drive-in… Cette scène établit pourtant comme une forme de communion chez nos trois spectateurs : le Cheyenne des villes, le Navajo des campagnes, et la mi-Navajo des villes mi-Écossaise… Et les relations entre les personnages évoluent – notamment le jugement de Blizzard, et sur Blizzard : tous, en définitive, laissent tomber leurs préjugés, dans une même fascination à la fois frustrante et enthousiaste pour la variété des cultures amérindiennes, qui les dépasse. C’est assez subtil, je ne me sens pas d’en dire davantage ici, mais ça fonctionne très bien – d’autant plus, sans doute, que la dimension anthropologique, ici comme ailleurs, est étroitement mêlée au mélo sous-jacent, l’autre grande réussite du roman.
Mais la perspective anthropologique ne s’arrête bien sûr pas là – même dans le seul registre de l’incompréhension mutuelle, qui concerne surtout ici la pratique religieuse. Le fête au pueblo de Tano, dès le début du roman, introduit le thème, avec ses koshares dont les spectateurs navajos ne comprennent pas toujours très bien le sens de les blagues, mais, ce folklore « visible » mis à part, ce qui frappe Jim Chee avant tout (et Blizzard sur un mode un peu différent, forcément), c’est l’opposition radicale entre les Hopis et les Navajos concernant la publicité du culte. Les Navajos forment une immense famille composée d’immenses clans (ce qui a une importance cruciale dans le roman, mais est trop intimement lié à la dimension sentimentale du récit pour que j’en traite ici) : plus il y a de monde pour assister à un rite, telle ou telle Voie, et mieux c’est – pour le rite et pour tous ceux qui y assistent ou même participent. Au contraire, chez les Hopis, la vie spirituelle est associée à la kiva, chambre cérémoniale souterraine où se réunit un petit groupe dédié sur le mode de la société secrète. C’est une complication de taille pour l’enquête, car les Hopis ont ici une culture initiatique qui implique que l’on ne parle pas aux autres (les Hopis d’autres kivas finalement pas davantage que les Navajos, les Cheyennes ou les Blancs) de ce qui se produit au sein du groupe. C’est un trait culturel si marqué que simplement poser la question à un Hopi laisse ce dernier dans la stupéfaction la plus totale – pour le coup, Chee sait au moins ça, même s’il n’est pas facile de l’expliquer à Blizzard. Et cet interdit résiste à tout, il ne connaît pas d’exceptions : qu’importe s’il y a une enquête policière, on ne parle pas aux étrangers de ce qui se produit dans la kiva. Jamais.
Enfin, une autre dimension fondamentale de l’enquête est liée à cette problématique religieuse – à moins qu’elle ne paraisse seulement l’être ? Il s’agit de la pratique de la vente des objets sacrés – courante, car nombre des Indiens des réserves sont pauvres… Le thème revient souvent, et apparaît très tôt – en fait, dès les mauvaises blagues des koshares, dont on comprend petit à petit qu’elles visent pour partie au moins à stigmatiser la cupidité des élites, toujours prêtes à faire de l’argent en reniant ce qu’elles devraient avoir de plus précieux ; et la comédie des « clowns sacrés » associe ce thème à celui de la corruption – ce qui parle sans doute à un traditionaliste tel que Jim Chee, bien que n’étant pas hopi. Mais, pour le coup, le roman se montre ici assez surprenant, finalement – car l’objet « sacré » en cause n’est certes pas du genre auquel on s’attendait...
JIM + JANET = ♥ ?
Enfin, reste une autre dimension du roman qui convainc bien plus que sa partie proprement « policière ». Et c’est le mélodrame. C’est une chose à laquelle j’avais plus ou moins prêté attention jusqu’alors, mais qui m’avait marqué dans ma lecture récente de Coyote attend. Hillerman est vraiment très doué dans ce registre – qui, chez d'autres, m’ennuie voire m’irrite facilement de manière générale, je plaide (putain de) coupable. Et Les Clowns sacrés en est une nouvelle illustration, particulièrement forte… car particulièrement douloureuse ?
Mais, à la différence de Coyote attend, le présent roman ne s’intéresse peu ou prou qu’à la vie sentimentale de Jim Chee – pas de Joe Leaphorn, ou plus exactement fort peu ; d’ailleurs, le personnage de Louisa Bourebonette, s’il est mentionné çà et là, n’apparaît significativement en chair et en os qu’à la toute dernière page du roman. Non, ce qui compte, ici, c’est Jim Chee et Janet Pete.
Leur relation est ambiguë depuis un certain temps – Les Clowns sacrés est le roman où on ne peut plus y échapper, il faut crever l’abcès (formulation romantique s’il en est). Mais ça ne se passe… pas très bien, comme on pouvait s’en douter. Et ceci parce que Jim Chee se montre d’une maladresse épique, liée à ses conceptions du monde. Pas les simples petites gaffes qui font le quotidien du personnage (il y en a bien des exemples dans Les Clowns sacrés), mais parce qu’il impose à celle qu’il aime ses préjugés éventuellement bornés. Au moment de « conclure », comme disent les gens (parait-il), le flic redevient brusquement hataalii : et si Janet était d’un clan associé au sien ? Il ne pourrait alors pas avoir de relations sexuelles avec elle, cela contreviendrait au tabou fondamental de l’inceste, si essentiel à la culture navajo… Et il le dit texto, ou presque : on comprend sans peine la colère de Janet Pete – et ce quand bien même son comportement jusqu’alors, mais parce que nous adoptions le point de vue de Jim Chee, pouvait parfois paraître cruel à l’encontre du policier confit d’amour. Un biais, évidemment : la vérité, c'est que Janet Pete est un vrai personnage humain, complexe, pas une vulgaire poupée associée au héros par principe et soumise à toutes ses frustrations.
A contrario, c’est ce qui fait de Jim Chee un si bon personnage, après tout : il est à la fois foncièrement sympathique et un enquêteur intelligent et même rusé, mais tout autant un homme entre deux mondes, qui ne semble pas en mesure de comprendre l’incompatibilité radicale des univers dont il se voudrait la synthèse, ce qui l’amène régulièrement à succomber comme par réflexe aux préjugés les plus vains.
Cet homme qui nous dit peu ou prou « combattre le futur pour les Navajos » (ce qui, accessoirement, est aux antipodes de ma propre vision des choses sans m’aliéner le personnage, du fait de sa belle humanité) opère ainsi, sur un coup de tête, une retraite en quelque sorte mystique et sans doute plus qu’un peu connotée de dépression, où il pose la question de l’inceste éventuel à des vieux sages qui sont autant de reliques d’un passé de longue date disparu… Assurément de quoi accentuer encore la dépression de Jim Chee, qui voit littéralement son univers fantasmatique dépérir. Et peut-il seulement y trouver des réponses pertinentes ? C’est plus que douteux. On a plutôt l’impression d’une certaine complaisance à noircir le tableau. Ce alors même que, dans le domaine amoureux du moins, les perspectives pouvaient paraître plus souriantes – inacceptablement souriantes ?
Mais Jim Chee n’est pas qu’un amoureux contrarié, il est aussi un policier. Sa profession elle aussi est affectée par sa retraite mystique. Car son enquête sur l’accident de la route aggravé de délit de fuite, supposée assurer sa promotion par le « légendaire lieutenant », l’amène à se poser la question de la justice, et à prendre la mesure de tout ce qui sépare la froide police des Blancs et l’Harmonie qui est le but ultime des Navajos. Ici, comme en ce qui concerne Janet Pete, il lui faut faire un choix. Et, position sans doute intenable à terme, ce sera pour l'heure le choix du Dineh, le choix de hozho – la Beauté. Pas punir, mais réparer et perpétuer. Une approche que Janet Pete, l’avocate, ne semble pas comprendre – et que Joe Leaphorn ne manquerait pas de condamner.
Cette tension entre deux mondes baigne tout le roman. Elle implique, pour Chee, de prendre plusieurs décisions. Mais quelles sont les bonnes, quelles sont les mauvaises ? C’est à débattre – à moins bien sûr que le questionnement à cet égard ne fasse intrinsèquement pas sens.
OUI, MAIS SANS PLUS
Jim Chee est l’atout des Clowns sacrés – son cœur, ce que le roman a d’humain et de fort. C’est d’autant plus vrai que le personnage, aussi sympathique soit-il à bien des égards, mériterait sans doute régulièrement quelques baffes ; Joe Leaphorn lui en balance quelques-unes, Janet Pete quelques autres, mais pas au point de pleinement satisfaire le lecteur, qui lui en collerait volontiers d’autres encore.
Via Jim Chee, la perspective anthropologique un peu déprimante comme le mélo douloureux (dit comme ça, on a pourtant l’impression que rien ne pourrait être davantage opposé…) font des Clowns sacrés un roman digne de la série de Tony Hillerman consacrée à ses flics navajos. Cependant, l’enquête policière m’a paru globalement terne, et sa résolution franchement pas satisfaisante – ce qui, pour le coup, diminue forcément sa note. Certes, la dimension proprement polar n’est pas forcément, de manière générale, l’atout majeur des romans navajos de l’auteur, mais là ça se voit quand même un peu trop.
Les Clowns sacrés n’est pas un mauvais roman, et je suppose qu’il est mieux que médiocre ; j’ai tout de même l’impression d’un roman un peu faible, bien loin en tout cas des sommets atteints dans, disons, Là où dansent les morts ou Le Vent sombre. Mais aussi, dirais-je, par rapport à Coyote attend, lu tout récemment, et qui m’avait bien autrement emballé.
La « suite » un de ces jours, avec Un homme est tombé.
BROWN (Fredric), La Bête de miséricorde, [The Lenient Beast], traduit [et préfacé] de l’anglais (États-Unis) par Emmanuel Pailler, Paris, Moisson rouge/Alvik – Points, coll. Roman noir, [1956, 2010] 2011, 217 p.
(Attention : à terme, ce compte rendu est bourré de SPOILERS, je vous préviendrai le moment venu...)
NOIRE GUEULE DE BOIS
Finalement, je crois que mes quelques allers-retours en train durant l’été et plus si affinités s’accommoderont bien mieux de quelques chouettes polars çà et là que de la relecture de la au mieux médiocre « Légende de Hawkmoon » (la quatrième de couverture du Dieu fou m’a beaucoup trop effrayé pour cela – non que celle du roman qui va nous intéresser aujourd’hui soit forcément bien meilleure, elle contient des erreurs étranges...). Dans ce genre que je connais fort mal, voire pas du tout, j’ai évidemment plein de choses à lire, dont quelques titres empilés au fil des ans dans ma bibliothèque de chevet et qui y ont pris la poussière depuis, c’est scandaleux.
Aujourd’hui, Fredric Brown – un maître, à n’en pas douter. Je l’avais découvert avec ses œuvres de science-fiction, d’abord les romans Martiens Go Home ! et L’Univers en folie, puis ses excellents recueils de nouvelles en Folio-SF (j’avais, il y a fort longtemps, évoqué sur ce blog Fantômes et farfafouilles, Lune de miel en enfer et Une étoile m’a dit), car, c’est notoire, l’auteur a tout particulièrement excellé dans la forme courte, et même, le cas échéant, vraiment très très courte : il figure à n’en pas douter au pinacle des auteurs de short short.
Mais Fredric Brown n’a certes pas œuvré que dans la science-fiction, ayant régulièrement livré des polars de très bonne facture. Une dimension de l’auteur que je n’ai découverte que plus tard, quand le roman déjanté Rouge gueule de bois, de Léo Henry, m’a incité à lire La Fille de nulle part, que j’avais beaucoup aimé (et qui est très lié, ai-je l’impression, à La Bête de miséricorde, dont je vais vous parler aujourd’hui), et j’ai également lu, un peu plus tard, La Nuit du Jabberwock, qui est bien un polar en dépit de son titre lewiscarrollien (pas gratuit pour autant), et qui m’avait parfaitement convaincu sur le moment, mais dont je n’avais guère conservé de souvenirs, je dois bien le reconnaître.
La Bête de miséricorde est un autre fameux titre de Fredric Brown dans le registre du roman noir. Une quatrième de couverture aguicheuse (mais en fait un brin douteuse…) m’avait incité à en faire l’acquisition, il y a fort longtemps de cela, mais ce n’est donc que maintenant que j’ai trouvé le temps de le lire. On notera pour la forme que le roman a été adapté au cinéma et « francisé » par Jean-Pierre Mocky en 2001, mais je n’ai aucune idée de ce que ça vaut (j’ai du mal avec le peu de Mocky que j’ai vus, j'avoue). Je m’en tiendrai donc ici à l’œuvre originale, publiée en anglais en 1956.
TRADUTTORE, TRADITORE
La Bête de miséricorde avait été traduit en français une première fois en 1967, par Jean-François Crochet, bizarrement (?) chez Dupuis, que nous connaissons plutôt comme éditeur de BD gravitant autour de Spirou, etc. Sous une couverture avec une accroche parfaitement racoleuse et improbable, au passage. Cette même traduction avait été reprise en 1980 chez NéO.
Mais on a appris à se méfier des traductions françaises un peu poussiéreuses dans le genre policier… Et à vrai dire au moins autant en SF, si l’on n’en parle pas ici. Il y a plusieurs « syndromes », souvent associés à la Série noire, mais en fait endémiques dans l'édition de genre alors : les coupes sèches par l’éditeur ou le traducteur lui-même, et parfois très conséquentes, les erreurs de compréhension en veux-tu en voilà, débouchant parfois sur des passages surréalistes, et autres soucis typiques du travail de traducteur quand il n’est pas exactement accompli dans les meilleures conditions, ou encore la « localisation » du style qui en rajoute dans le vieillissement (quand les policiers ricains, pardon, les inspecteurs divisionnaires ricains des années 1950 parlent tous comme des personnages d’Audiard, caves et grisbi à tous les étages), ce genre de choses.
Quand Moisson rouge a lancé le projet de rééditer La Bête de miséricorde, Emmanuel Pailler a donc compulsé parallèlement le roman original et la traduction française de 1967. Au premier abord, c’était semble-t-il bien mieux que ce que l’on pouvait craindre : pas de coupes drastiques, pas de confusions majeures, une langue fluide et propre… Sauf que, bizarrement, c’était peut-être un peu le problème : Emmanuel Pailler semble avoir rencontré une unité de ton guère à propos dans ce roman choral, et, plus généralement, une tendance à enjoliver le texte tout en aseptisant l’expression – ce qu’il suppose être le résultat des exigences d’un éditeur qui, via la BD et notamment Spirou, était habitué des contraintes particulières des publications destinées à la jeunesse. Je ne sais pas ce qu'il faut en penser... Mais La Bête de miséricorde ne relève certainement pas de ces dernières : sans être ordurier, pas le moins du monde en fait, c’est un roman « dur », avec une thématique sociale marquée, qui envisage des sujets parfois rugueux (alcoolisme, racisme, violences conjugales…), avec des protagonistes adaptés et bien caractérisés – et les flics de l’Arizona en 1956 ne disaient probablement pas « Saperlipopette », même ceux d’ascendance mexicaine (aheum). Il y avait donc bien un travail de retraduction à effectuer, simplement d’un ordre différent de ce à quoi on pouvait s’attendre, afin de coller bien davantage au ton de l’original – ce qui fait partie du style de Brown, par ailleurs limpide et sans fioritures (probablement pas là où il brille le plus, mais du moins est-ce fonctionnel, et c'est bien l'essentiel).
La préface d’Emmanuel Pailler est très intéressante à cet égard – mais sa nouvelle traduction est-elle irréprochable ? C’est un terrain sur lequel je préfère ne pas m’aventurer, même si j’ai cru relever, çà et là, quelques bizarreries qui m’ont fait hausser le sourcil. Cela dit, je suppose que le ton est bien là – rugueux parfois, donc, pas édulcoré, mais connaissant des variations au fil de la succession des narrateurs : c’est un roman choral, à la première personne, chaque chapitre ayant son propre narrateur – sauf erreur, ils sont cinq à alterner ; et le rendu de leur personnalité est assez convaincant.
L’ART DU NOUVELLISTE DANS UN ROMAN
Je ne sais pas s’il serait finalement si pertinent que cela de dire que Fredric Brown était plus un nouvelliste qu’un romancier, même si on l’a souvent affirmé – je suis porté à le croire, mais, malgré un certain nombre de lectures tout de même, je ne me sens pas assez compétent pour en juger. Cependant, l’écrivain visiblement roublard a pu user dans ce roman de méthodes pouvant faire penser à son art de nouvelliste. Le premier chapitre en est à vrai dire une démonstration éloquente, presque une leçon.
Bien sûr, il y a tout d’abord ce goût de l’attaque en force. Le roman s’ouvre sur ces mots : « En fin de matinée, je trouvai un cadavre dans mon jardin. » Pas de chichis, c’est du direct… « Je », ici, c’est un certain John Medley, paisible retraité qui vit seul dans une maison tout ce qu’il y a de banal sise à Tucson, Arizona – ce quand bien même il touche de temps à autres quelques revenus issus de la spéculation immobilière. Le vieux bonhomme un peu excentrique, et grand amateur de musique classique, prévient alors la police, et deux inspecteurs se rendent sur place, Fern Cahan, un bonhomme pas très fin mais probablement bien plus que ce que l’on croit, et Frank Ramos, qui a le mauvais goût d’être tout à la fois flic, « érudit », et d’origine mexicaine – ce qui fait beaucoup trop pour un seul homme (demandez donc au capitaine Walter Pettijohn ce qu'il en pense).
Oui, c’est bien un cadavre… Pas de papiers, rien sur lui. Tué d’une balle dans la nuque. M. Medley n’a rien entendu ? Non… Même pas le bruit d’un pot d’échappement qui pétarade, ou ce qu'il aurait confondu comme tel ; mais c’est vrai qu’il écoute de la musique sur sa chaîne haute-fidélité, assez fort, et puis il y a ces avions à réaction qui volent bas – la base militaire est toute proche… Bien, ce sera tout pour le moment. Le temps d’embarquer le cadavre et de faire le tour du voisinage (relativement distant), et les deux policiers s’en vont.
Et c’est alors que John Medley confesse, au seul lecteur, à la première personne, à demi-mots et pourtant sans ambiguïté, qu’il est l’assassin – dans un ultime paragraphe, comme la chute d’une nouvelle, mais d’une manière étonnamment habile et plus qu’intrigante…
COMMENT ET POURQUOI
D’aucuns se sont plaint, semble-t-il, de ce que l’identité du coupable soit aussi rapidement dévoilée, mais ce n’est clairement pas le propos : s’il n’est pas du tout un whodunit, le roman de Fredric Brown est bien davantage un howdunit, et, peut-être surtout, un whydunit. Même avec un petit bémol, j’y reviendrai.
Ceci étant, seul le lecteur sait donc ce qu’il en est, à ce stade. Les policiers n’en ont pas idée – car Medley est un charmant petit vieux, peut-être un peu excentrique, oui, mais tout ce qu’il y a d’aimable, en tant que tel impossible à soupçonner… Pour Fern Cahan, ou pour le capitaine Walter Pettijohn, cela relève de l’évidence. Mais Frank Ramos est d’un autre avis. D’emblée, il trouve louche ce Medley – au point où sa suspicion se mue en obsession… Bah, rien d’étonnant à cela, sans doute, Ramos est un « intello » aux idées bizarres…
…
Bon, plaçons ici, à tout hasard, la balise SPOILERS – et il y en aura d’autres plus loin dans cette chronique, jusqu'à la fin, alors tenez-vous-le pour dit si jamais.
Ramos se trompe, donc, c’est obligé. D’ailleurs, voyez la victime – bientôt identifiée comme étant un certain Stiffler, qui ne s’était installé à Tucson que depuis quatre mois à peine. Un pauvre homme… En dépit de sa confession catholique, dans son Allemagne natale, les lois de Nuremberg le qualifiaient de juif, et il a passé dix longues années dans les camps de la mort – tu parles d’une enfance et d’une adolescence… Mais oui : la guerre, c’était il y a dix ans seulement. Depuis, il avait émigré au Mexique, où il s’était rapidement marié et avait eu des enfants ; les affaires ont bien tourné pendant un temps, beaucoup moins bien ensuite, alors il a nouveau émigré, aux États-Unis cette fois, à Tucson, Arizona, donc, au sein de la communauté... mexicaine, relativement importante, et trouvé sur place un emploi passablement de complaisance auprès d'un compatriote (c'est-à-dire un Allemand, cette fois) – c’est que la vie avait toujours été dure, pour le pauvre Stiffler… Et il n’en avait hélas pas fini : il y a très peu de temps, lors d’un accident de la route, il a perdu sa femme et ses enfants – lui seul a survécu, indemne, et d’autant plus rongé par le sentiment de sa responsabilité dans le drame. Depuis, lui qui n’était déjà guère liant, est devenu plus asocial encore – jusqu’à ce qu’on retrouve son cadavre dans le jardin de John Medley.
À tout prendre, voilà un homme qui avait toutes les raisons de mourir – de se suicider, disons-le. Mais ça ne peut pas être un suicide ! Une balle dans la nuque ? Avec quelques contorsions, ce n’est pas inenvisageable… Mais l’arme, alors ? On n’a pas retrouvé de pistolet à côté du cadavre… Mais il y a bien des moyens d’expliquer sa disparition, sans même se limiter aux seules inventions les plus saugrenues des auteurs de romans policiers (le revolver attaché à la patte d’un hibou que la détonation fait s’envoler, sérieux ?!). Oui, un suicide… Un suicide bizarre, mais un suicide…
Et c’est ici qu’intervient le « bémol » dont je parlais tout à l’heure concernant la qualification de whydunit. Je suppose qu’elle demeure valable, car l’appréhension du mobile dans toute sa complexité est une dimension essentielle du roman jusqu’à sa toute fin. Mais ne nous leurrons pas – ou plutôt, je vais tâcher de ne pas me leurrer : même si je suis très naïf et bon public, aussi ai-je joué le jeu de l’auteur en m’accordant au rythme soigneusement conçu de ses révélations, un lecteur moins naïf ou moins bon public dispose à ce moment-là de bien assez d’éléments pour piger le truc – depuis quelque temps, en fait. Voire depuis longtemps, voire depuis le tout début.
Mais est-ce un problème ? Non – parce que le roman, très habilement, dérive alors dans une autre direction…
UNE TRAGÉDIE EN FORME DE PIÈGE
Celle d’une tragédie en forme de piège inéluctable ! Et ce n’est plus alors, sur le mode classique de l’enquête policière, la résolution de l’énigme qui compte vraiment, absolument pas, mais bien plutôt la fatalité qui s’abat sur notre héros, Frank Ramos… L’intérêt du lecteur n’est plus entretenu via la surprise, le retournement de situation, etc., mais bien au contraire via l’expectation, l’anticipation morbide, inacceptable et pourtant inéluctable, du pire – on pourrait dire que l’on passe du policier au thriller, vu comme ça, et pourtant ça ne me paraît pas être une qualification très pertinente... « Roman noir » a suffisamment d’ambiguïtés et de connotations pour englober toutes les dimensions du roman. Le fait demeure : le lecteur qui se réjouissait de la lucidité de Ramos se met à anticiper la suite des événements… et à redouter le pire pour ce personnage auquel il s'était attaché, jusqu’à la fin, comme un horizon plus que menaçant ; tandis que la dimension de drame social s’accentue sans cesse, contribuant à bouleverser l’économie du roman sans pour autant nuire à sa cohérence – parce que c’est une belle mécanique que La Bête de miséricorde, conçue par un artisan madré.
En effet, nous savons depuis le premier chapitre que John Medley est l’assassin, mais, vers le milieu du roman au plus tard (pour qui n’aurait pas d’emblée pigé à la lecture du titre...), nous savons également pourquoi, du moins dans les grande lignes : Medley, qui tient (en privé seulement…) un discours d’essence religieuse éventuellement confus, se considère comme étant cette Bête de miséricorde – il croit que Dieu lui désigne des cibles, qui sont des individus dont la souffrance est telle qu’il vaut bien mieux pour elles mourir au plus tôt, mais qui, justement pour des raisons religieuses le cas échéant, ne prendront jamais eux-mêmes leur vie, car Dieu prohibe le suicide comme un abominable péché (et peut-être surtout pour les catholiques ? On le dit, alors que les protestants ne sont pas forcément en reste...). Les circonstances exactes du meurtre (ou de l’euthanasie, comme Medley voit les choses – à ceci près qu’il ne demande pas leur avis à ses victimes) restent encore à définir, mais le plus important est, à ce stade, acquis.
Le lecteur a sans doute un peu d’avance sur Frank Ramos – dont les soupçons dès le départ s’avéraient bien fondés, mais qui parvient d’autant moins à les asseoir solidement que tout le monde, dans son entourage, ne cesse de répéter qu’il se trompe, et que Medley est juste un gentil vieux bonhomme... La suspicion de Ramos est systématiquement dénoncée comme une obsession à deux doigts du harcèlement, au mieux – au pire, un délire d’ « intello », puisque tel est le deuxième stigmate du policier, après son ascendance mexicaine. Et c’est sans doute pourquoi, en dépit de ses soupçons, il est aveuglé un moment par des œillères – il faudra que sa femme alcoolique (qu'il ne comprend pas le moins du monde, j'y reviendrai) exprime à sa place, et comme en passant, l’idée d’un tueur agissant par compassion, pour qu’il ouvre enfin les yeux sur la nature exacte de sa proie (sinon celle de son mariage)… sans pour autant bien saisir qu’il est toujours un peu plus lui-même, eh bien, la proie de sa proie.
Cette avance dont bénéficie le lecteur est justement ce qui rend le roman de plus en plus horrible – car, quand nous en venons à comprendre sans plus l’ombre d’un doute pourquoi Medley tue, cela fait déjà un petit moment que nous voyons l’environnement de Frank Ramos se déliter, avec tous les signes d’un drame familial très proche, quand bien même banal, et qui pourrait très logiquement s’achever sur la conviction de Medley (et peut-être de Ramos lui-même, plus ou moins consciemment ?) que le policier « érudit », à l’instar de Stiffler, a atteint le stade où il souffre trop et où il vaudrait mieux pour lui mourir, ceci alors même qu’il ne saurait, pour quelque raison que ce soit, se tuer lui-même.
Et tout contribue à donner cette impression d’un piège qui se referme autour du héros du roman.
BOUTEILLE ET RESSENTIMENT
Frank Ramos est un homme qui, du fait de la teinte de sa peau, subit bien des discriminations et préjugés de la part de ses compatriotes à Tucson, Arizona, dans les années 1950 – mais ça, j’y reviendrai ensuite.
Ici, le problème essentiel concerne le couple Ramos. Frank a épousé Alice, il y a quelques années de cela. Ils ont sans doute été heureux ? En tout cas, ils ne le sont plus depuis longtemps. Alice a sombré dans l’alcoolisme, et méprise toujours un peu plus son époux. Elle a une liaison, avec un commerçant itinérant, un certain Clyde. Quand elle est lucide, elle n’attend qu’une chose : le courage de partir avec son amant loin de cette ville pourrie, et de ce mariage insupportable, la pire de ses erreurs. Mais elle n’est pas toujours lucide – elle fait quelques vagues efforts pour se contrôler, de temps en temps, mais au fond c’est en vain : elle boit, elle boit… Cercle vicieux.
Et Frank ? Frank ne se montre pas à la hauteur – c’est peu dire. Époux depuis longtemps guère attentif, et parfaitement aveugle à ce qui se passe au sein de son propre couple (tant pis pour le rusé inspecteur de police qui voit toujours juste dans ses enquêtes), il ne sait tout simplement pas gérer l’alcoolisme d’Alice. Ce qui ne le rend pas très sympathique, même si on peut toujours éprouver pour lui une certaine compassion. Car il ne semble intervenir dans l’addiction de son épouse qu’au motif d’une façade de respectabilité qu’il entend bien maintenir contre vents et marées : personne ne doit savoir ce qu’il en est – à part, bien sûr, le patron du bar le plus proche, pour lui c’est trop tard… Seuls la honte et l’embarras, à titre purement personnel, semblent motiver Frank. Il ne fait finalement rien pour comprendre la situation de sa femme, sa profonde douleur, le caractère insupportable de sa terne vie d’épouse délaissée et sans rien à faire, entre Madame Bovary et... Desperate Housewives, mais version Bergman, disons ; il ne sait rien d’elle, et de ses angoisses et de ses désirs – autant dire qu’il s’en moque. Il ne sort plus Alice depuis longtemps, il ne lui parle guère, pas même au petit-déjeuner – et il rentre tard tous les soirs : le travail… Un travail qui contribue à agacer Alice, car elle sait très bien, elle, qu’un flic latino ne pourra de toute façon jamais faire carrière – c’est déjà un miracle qu’il ait pu quitter l’uniforme… Ce manque d’ambition revient souvent dans ses récriminations ; sa frustration de ne pas pouvoir avoir d’enfants, aussi. Mais Frank ? Visiblement, il ne perçoit rien de tout cela. Et ça ne pourra pas durer éternellement.
Si nous le savons, c’est du fait de la structure chorale du roman. Outre John Medley, le coupable, trois autres des « voix » de La Bête de miséricorde sont policières : Frank Ramos, Fern Cahan, et leur capitaine Walter Pettijohn. Mais Alice endosse également ce rôle de narratrice – et c’est très significatif, car, avec elle, nous sommes on ne peut plus loin de l’enquête sur la mort de Stiffler : le roman adopte alors une dimension de drame social qui lui est au fond aussi essentielle que sa dimension proprement policière.
C’est qu’il ne s’agit pas d’une caractérisation à peu de frais, simplement censée donner de l’épaisseur au héros Frank Ramos, pour en faire autre chose qu’un simple assemblage de neurones bien connectés, avec pour extension un bras tenant un revolver. Non, nous sommes vraiment ici au cœur du roman : aussi habile soit-il dans ses procédés relevant du genre policier, il touche pourtant à quelque chose de profond et douloureux, d’un autre registre, qui saisit le lecteur aux tripes – et toujours un peu plus.
Et c’est ici, je crois, que l’on peut établir une parenté marquée avec au moins La Fille de nulle part (même si le nom de l’épouse de Frank peut, ou pas, renvoyer à La Nuit du Jabberwock?) ; en effet, ce roman met en scène un couple alcoolique qui, du fait de la bouteille, mais en sachant qu’elle n’est peut-être (probablement...) à son tour qu’un symptôme, sombre dans la dépression et la misère, éventuellement le mépris et la haine – de soi et de l’autre. Fredric Brown, alcoolique notoire, a alors écrit des pages très fortes et très douloureuses sur son addiction, éventuellement reportée sur des personnages féminins, comme ici. La Bête de miséricorde se montre probablement moins explicite et cru que La Fille de nulle partà cet égard, mais c'est un roman au caractère dépressif marqué, dans cette dimension de drame social associé ouvertement à la thématique du suicide. C’est poignant, c’est terrible – et ça l’est sans doute d’autant plus que Brown sait jouer du ressenti de son lecteur, tout particulièrement au regard de l’image qu’il suscite de Frank Ramos, et qui casse la projection unilatérale du « héros », avec une admirable finesse.
TUCSON, ARIZONA, LES ANNÉES CINQUANTE
Mais le drame dépasse la seule cellule familiale en voie de dislocation rapide – et douloureuse. La Bête de miséricorde est aussi l’occasion de se pencher sur la société dans un trou du sud-ouest des États-Unis (même un trou très relatif, à l’échelle du pays : Tucson était déjà une ville de bonne taille, et qui compte dans les 500 000 habitants aujourd’hui...), en plein désert, et à peine une dizaine d’années après la conclusion de la Seconde Guerre mondiale – à laquelle il est plusieurs fois fait allusion, notamment, bien sûr, via le personnage tragique de Stiffler et ses dix années pire que volées dans l’enfer des camps de concentration : c’était, littéralement, hier seulement.
Le monde a déjà un peu changé, Medley est très content de sa chaîne haute-fidélité, et peste contre les avions à réaction (c'est qu'ils sont bruyants, mais ce sont tout de même de bien jolis appareils, c'est vrai), mais il y a plus que cette seule culture matérielle : des traits caractéristiques d'un endroit et d'une époque, même de manière sous-jacente.
Fredric Brown ne fait sans doute pas à proprement parler dans la chronique sociale, ici, du moins il n’alourdit jamais son roman avec une analyse vaguement didactique du contexte de son intrigue. Il en traite par petites touches discrètes, mais significatives pourtant, et surtout moralement ambiguës le plus souvent – si c’est bien le mot. Aucune thèse à marteler, simplement un regard lucide qui s’invite dans la narration pour l’accompagner avec subtilité – plutôt que pour la souligner. C’est a priori ici que la traduction originelle se montrait particulièrement infidèle, semble-t-il – car beaucoup trop « contournée », et aseptisée par la même occasion.
Les préjugés raciaux
Ainsi notamment du racisme, au sens large – avec le personnage de Frank Ramos, le « héros » du roman à maints égards, qui est donc latino. Je ne sais pas si c’était si courant, à l’époque – dans les romans policiers, j’entends, pas dans la « vraie vie » –, et je dois avouer que, tout au long de ma lecture, j’avais un peu injustement en tête l’image de Charlton Heston grimé en Mexicain dans La Soif du mal d’Orson Welles (qui sortirait sur les écrans deux ans plus tard). L’ascendance mexicaine du personnage a un impact assez profond sur lui – mais peut-être pas tant à titre personnel que dans le regard des autres, et leur comportement éventuellement maladroit (au mieux...) à son égard. Alice a sans doute raison de douter que Frank puisse jamais faire carrière, mais c’est comme si lui-même s’en moquait. Il sait par ailleurs qu’il a son « utilité » dans la police de Tucson, en tant qu’élément pouvant approcher la communauté mexicaine, assez imposante dans les quartiers populaires – ses collègues semblent baragouiner au mieux deux, trois mots d’espagnol.
Mais Frank a bien affaire à des préjugés raciaux – comme les autres Mexicains de Tucson, avec ou sans les guillemets. La plupart du temps, c’est sur un mode disons mineur, et probablement inconscient de la part de ses interlocuteurs – tout particulièrement au sein de la police municipale. Fern Cahan, son binôme, est sans aucun doute un bon bougre, pas toujours très malin peut-être (surtout en comparaison ?), mais ils s’entendent très bien. Le capitaine Walter Pettijohn aimerait bien, de temps en temps, remettre à sa place son subordonné Ramos, mais pas au point où ses préjugés l’empêcheraient d’admettre que c’est un très bon élément. Reste que Ramos « n’est pas comme eux ».
En fait, ce qu’on lui reproche, plus ou moins consciemment là encore, c’est peut-être surtout de ne pas se conformer au cliché du Mexicain que les « Caucasiens » du coin ont entretenu depuis des décennies : un Mexicain qui est aussi un bon flic, c’est difficile à admettre ; un flic mexicain qui est aussi visiblement plus intelligent et incomparablement plus cultivé que ses collègues et supérieurs plus pâlichons, c’est tout bonnement inacceptable… Alors on ricane de « l’intello », de « l’érudit », ce qui évite de ricaner directement de son bronzage.
Une précaution qui n’est pas toujours de mise quand il s’agit d’envisager d’autres « Mexicains », avec leur lot de clichés – y compris, en bonne place, leur nécessaire catholicisme, forcément « un peu bizarre ». Mais le roman se montre narquois à cet égard, d’une certaine manière : le « Mexicain » du roman, outre Ramos qui est tout à fait américain, est la victime… et cette victime est un immigré allemand ! Comme un certain nombre d'habitants de Tucson, à vrai dire. Mais qui avait déjà dû faire face à ce que les préjugés raciaux peuvent avoir de plus terrible et absurde, en étant envoyé gamin dans les camps de concentration au motif d’une grand-mère vaguement juive – son baptême n’y avait rien changé…
Et c’est en fait ici que Ramos, à l’occasion, cesse de se contenir – comme s’il avait trop longtemps vécu en « Mexicain » aux États-Unis pour s’offusquer encore des préjugés de ses compatriotes concernant les Latinos, mais pouvait par contre se sentir plus libre d'exprimer sa colère quand d’autres communautés étaient stigmatisées : en l’espèce, les Juifs, quand un personnage assez répugnant, une secrétaire pas très futée du nom de Rhoda Stern, s’étend tout naturellement sur la « solidarité interne » de « ces gens-là », euphémisme pour dénoncer la nécessaire corruption des Youpins. Là, Frank s’énerve – plus ou moins, il n’est pas du genre à se répandre en éclats de voix... Mais c’est alors la réaction de son binôme Fern Cahan qui est véritablement éclairente : « Et comment il s'est mis en rogne contre cette Rhoda Stern au chantier ! D'accord, les préjugés raciaux ça le touche, et je le comprends, mais on ne peut pas détester les préjugés au point où on arrive à avoir des préjugés contre tous ceux qui ont des préjugés. Parce que des préjugés, tout le monde en a. Certains le cachent, c'est tout. » Une manière bienvenue de témoigner de l’incompréhension fondamentale du problème par les petits Blancs (très, très) vaguement WASP du coin – même les plus sympathiques d’entre eux, dont Fern au premier chef. Qui n'aime pas les Noirs.
Les violences faites aux femmes
Mais tout ceci n’intervient donc que par petites touches, n’appelant pas d’explications détaillées. C’est également vrai d’une seconde question de société… mais plus difficile à appréhender, pour le coup. Et c’est le machisme endémique – qui semble impliquer les violences faites aux femmes comme un mode « normal » de résolution des conflits au sein du couple ! En fait, tout le monde semble convaincu que c’est parfaitement « normal »…
Et ça vaut pour Frank et Alice.
Frank, pourtant, ne bat pas sa femme. Il n’a jamais levé la main sur Alice. Mais il se demande, dans ces nuits éprouvantes où il doit attendre que sa femme s’effondre au comptoir du bar du coin pour la ramener au foyer sans trop faire de scandale en public, s’il ne devrait pas le faire. Partout autour de lui, c’est ainsi qu’on semble procéder – et un flic, comme il le dit lui-même, est quotidiennement confronté à ce genre d’affaires, qu’il trouve assurément un peu « moches », mais qui semblent « normales » à bien d’autres. Peut-être les violents ont-ils raison, alors ? Quelques baffes pourraient régler le problème, et bénéficier à Alice en la remettant en place ? Il paraît se poser sincèrement la question… et, chose terrible, c’est peut-être seulement au regard de ce critère absurde qu’il pourrait envisager d’admettre qu’au fond il ne prête pas vraiment attention à sa femme – s’il l’aimait vraiment, il la battrait, ça serait mieux pour tout le monde, n'est-ce pas…
Pas facile à digérer, ce genre de discours… et peut-être encore moins quand c’est Alice elle-même qui le tient ! À plusieurs reprises, elle semble espérer que Frank la batte un jour. Ses motivations demeurent floues, et cela peut aller de la pseudo-grivoiserie masochiste tout à fait malvenue (mais dont le genre n'est certes pas avare) au prétexte utile pour quitter son mari, avec, entre les deux, mille avatars de la femme au foyer américaine délaissée par son mari et qui est à bout. Vraiment, une dimension du roman pas facile à appréhender... Sans doute parce qu'elle ne s'exprime qu'au travers des personnages eux-mêmes, sans contrepoint « objectif ». Ce n'est pas très confortable, de s'insinuer dans une psyché de ce type...
EN FINIR
Mais tout cela se mêle habilement à l’intrigue policière pour lui conférer un fond appréciable, discret mais fort. La dimension sociale et intime de la tragédie la rend plus redoutable encore – en fait, on s’inquiète probablement davantage pour Frank Ramos du fait même de son rôle ambigu au sein de son propre couple, car l’on sait que c’est ici que tout va dégénérer…
Le roman est bien devenu un piège pour son héros – qui se déclenche enfin, provoquant une avalanche aux conséquences inévitables…
Ou pas.
Car la toute fin du roman me laisse un peu perplexe – je ne sais vraiment pas quoi en penser ; cela ne suffit bien sûr pas à amoindrir la note globale du roman, que j’ai dévoré avec anxiété et passion, comme le remarquable page-turner qu’il est à l’évidence, le fruit d’un auteur qui sait son métier, et suffisamment pour ne pas se complaire dans la bête formule. Mais cette fin…
Disons-le : une fois que j’ai pris conscience de ce piège dans lequel était tombé Frank Ramos, au point sans doute d'accentuer un peu trop ce caractère à titre personnel, la conclusion du récit ne faisait plus guère de doute à mes yeux – Frank finirait au fond du seau, largué par sa femme et confronté brutalement à son aveuglement et à son absence d’empathie ; dès lors, il lui faudrait mourir, sinon de sa main, plus probablement de celle de John Medley, sa Némésis et son sauveur. Pas un problème à mes yeux, loin de là, puisque le roman à ce stade jouait donc de l’anticipation du drame par le lecteur.
Sauf que ce n’est pas ce qui se produit.
Nous voyons, dans ces toutes dernières pages, Frank Ramos se rendre seul chez John Medley : la confrontation attendue a bien lieu. Mais elle prend une tout autre tournure que ce que j’envisageais. En effet, Ramos, sans obtenir explicitement des aveux de Medley, obtient l’assurance de ce que ses soupçons étaient fondés ; ayant parfaitement compris la psychologie du tueur (quand celle de sa propre femme lui était totalement inaccessible), il l’incite sans un mot à mettre lui-même fin à ses jours. Il s’en va – et Medley se tue en hors-champ. Ultime séquence : Walter Pettijohn rapporte à son subordonné Frank Ramos, de retour de congé maladie, le suicide de son suspect préféré… et Frank Ramos, peut-être revenu de tout, au point où il en est, fait l’innocent.
Fin.
Qu’en penser ? J’ai été décontenancé – ce qui ne signifie bien sûr pas que « ma fin » était meilleure ; Brown sait raconter une histoire, lui… Reste que j’ai trouvé cette conclusion étonnamment « positive ». Au point de m’interroger sur les motivations de l’auteur : s’agissait-il de faire en sorte que le roman se finisse « bien » malgré tout ? Le nouvelliste au travail sur un roman a-t-il succombé à l’attrait d’un ultime twist, d’une chute qui viendrait contredire les attentes du lecteur manipulé ? Ce seraient sans doute de bien mauvaises raisons – mais il pourrait y en avoir de très bonnes, ce que souligne peut-être l’ironie d’un Ramos obtenant de l’homme qui aurait dû le tuer qu'il se tue lui-même… Autant dire de jouer sur son propre terrain, et avec ses propres armes (quelques cachets, en l'espèce).
Je ne sais pas. Honnêtement, je ne sais pas.
AUX TRIPES
Mais, ce que je sais, c’est que j’ai vraiment apprécié La Bête de miséricorde. Peu importe mon indécision quant à la conclusion. Polar solide, divertissement efficace et palpitant, conçu avec une grande habileté (notamment, outre le déroulé de l’enquête, au travers d’une dimension chorale très bienvenue et très bien menée, avec des narrateurs qui ont tous leur âme et leur voix), il est aussi très solide au fond, au travers d’un sous-texte jamais simpliste mais le plus souvent très pertinent et parfois bouleversant.
Car, à partir du moment où le roman vire du policier à la tragédie, suivant une pente forcément fatale, il prend le lecteur aux tripes, littéralement. On dépasse alors le sourire de connivence que suscitaient l’attaque en force et la « chute » du premier chapitre – on ne sourit alors plus du tout. Il y a cette même conscience d’être manipulé par quelqu’un qui sait y faire, mais dans un tout autre registre, et pour un effet très violent.
Bilan plus que favorable, donc, pour ce roman dont l’argumentaire de l'éditeur dit qu’il « fait partie de ces petits bijoux de romans noirs des années 1950 » ; ce qu’il est bel et bien, en définitive. Et encore une occasion de plus d’apprécier le talent de Fredric Brown, auteur génial, rusé et profond, à la palette étonnamment variée.
Vous trouverez les éléments préparatoires (contexte et PJ) ici, et la première séance là. La précédente séance se trouve quant à elle là.
Tous les joueurs étaient présents, qui incarnaient donc Bobby Traven, le détective privé (parti cependant un peu avant la fin de la séance) ; Eunice Bessler, l’actrice ; Gordon Gore, le dilettante ; Trevor Pierce, le journaliste d’investigation ; Veronica Sutton, la psychiatre ; et Zeng Ju, le domestique.
I : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 17H – DEVANT L’APPARTEMENT DES COLBERT, 1120 CLAY STREET, NOB HILL, SAN FRANCISCO
[I-1 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessler, Trevor Pierce, Zeng Ju : Bobby Traven ; Harold Colbert, Judith Colbert, Jonathan Colbert, Andy McKenzie, Parker Biggs]Gordon Gore, Veronica Sutton, Eunice Bessleret Trevor Pierce sortent de l’appartement de Harold et Judith Colbert, et retrouvent Zeng Ju, qui les attendait en bas, gardant la Rolls-Royce Phantom I du dilettante. Il est environ 17h, et la suite se déroulera probablement au Petit Prince, « restaurant français » du Tenderloin, où ils espèrent trouver Jonathan Colbert ou du moins son « associé » Andy McKenzie, sinon le patron de l’établissement, un dur du nom de Parker Biggs. Gordon se rend dans un café tout proche pour téléphoner à Bobby Traven, qui, après sa déconvenue à la Résidence Whitman, dont il n’a guère parlé aux autres (et Eunice guère plus), était retourné à son agence dans Mission Districtpour se remettre et faire le point. À demi-mots seulement, Gordon a compris que les choses s’étaient mal passées à Pacific Heights, et craint qu’ils aient été « grillés »… Mais Bobby fait celui qui ne voit pas de quoi il parle. A-t-il quelque chose de spécial à faire ? Quant à eux, ils vont se rendre au Petit Prince… Or le détective privé est un habitué du Tenderloin – il en fait état, et propose de les retrouver au « restaurant français » dans une heure ou deux (le temps que l’établissement ouvre, vers 18h ou 19h).
II : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 18H – RUES DU TENDERLOIN, SAN FRANCISCO
[II-1 : Veronica Sutton, Trevor Pierce, Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Harold Colbert, Clarisse Whitman]Le Tenderloin n’est guère éloigné de Nob Hill. Le restaurant n’étant pas encore ouvert, tous ceux qui se trouvaient chez Harold Colbert décident donc de s’y rendre à pied – paisiblement, car Veronica Sutton, qui aime ce genre de promenades et en fait une tous les soirs en principe, vers Fisherman’s Wharf, ne peut cependant pas marcher à un rythme soutenu très longtemps avec sa mauvaise jambe. À mesure qu’ils approchent du quartier, ils sont amenés à porter une attention particulière, et sans doute inédite, aux clochards qui y résident – dans les ruelles sombres tranchant sur les avenues très passantes. Trevor Pierce, tout particulièrement, ouvre l’œil, après son expérience déconcertante de la nuit dernière, mais tous ont par ailleurs en tête les remarques étranges faites par Clarisse Whitman au sujet des sans-abris du quartier. Le Petit Prince n’est pas encore ouvert, aussi font-ils le tour du Tenderloin en attendant, aux aguets.
[II-2 : Trevor Pierce, Veronica Sutton, Zeng Ju : Jonathan Colbert, Andy McKenzie] Et Trevor Pierce a une idée : Jonathan Colbert ayant semble-t-il disparu depuis quelque temps, ne serait-il pas devenu lui aussi un de ces clochards du Tenderloin ? Veronica Sutton ayant obtenu une photo du jeune homme, peut-être faudrait-il la montrer à des sans-abris, et… Mais Zeng Ju, courtoisement, l’interrompt : ça ne lui paraît pas être une bonne idée ; concernant le peintre, la piste de son associé Andy McKenzie semble plus fructueuse, et, s’ils posent trop de questions dans les environs, ça pourrait remonter au petit escroc… qui ne s’en méfierait que davantage, et ça pourrait anéantir leurs chances de mettre la main sur lui. Trevor, un peu séché par la réplique du domestique, n’insiste pas, et Gordon admet que Zeng Ju dit vrai. Pour l’heure, ils vont se contenter de flâner dans le quartier – attentifs sans être indiscrets…
[II-3 : Zeng Ju, Veronica Sutton] C’est l’heure où les « restaurants français » commencent à ouvrir ; les principales artères sont donc relativement animées, même si elles le seront bien plus quelques heures plus tard. Mais, déjà, quelques passants sont visiblement un peu éméchés… C’est plus pittoresque qu’autre chose. Le quartier est tout en contrastes, avec ces grandes rues passantes et bien éclairées, comme Ellis Street, sur laquelle donne la façade du Petit Prince, tandis qu’à l’arrière, mais parfois juste à la lisière, se trouve un réseau de ruelles plus sombres (mais le soleil ne s’est pas encore couché à cette heure), où la population n’est clairement pas la même. Les minutes passent, sans que la moindre scène sorte de l’ordinaire du quartier… Mais ils sont tous plus attentifs au comportement des sans-abris qu’ils ne l’auraient été encore la veille, à la différence des autres passants de la grande rue, etZeng Ju, de manière plus précise, remarque enfin quelque chose d’étrange – qu’il désigne sans un mot à Veronica Sutton, juste à côté de lui. Vers le milieu d’une ruelle toute proche se trouve un petit rassemblement de sans-abris – hommes, femmes, jeunes, vieux, c’est très disparate, mais ils suintent tous la misère ; cependant, le domestique entraperçoit, au niveau du sol, les jambes d’une jeune femme assise, avec des bas certes en mauvais état, mais qui étaient sans doute luxueux il y a peu encore : clairement pas ce que l’on attend comme vêtements pour une clocharde. De là où ils se trouvent, il est cependant impossible d’apercevoir le torse et la tête de la jeune femme, car d’autres sans-abris sont dans le champ – seulement ses jambes, avec ces bas donc et par moments sa jupe, relativement courte (ou remontée ?), mais cela a suffi à interpeller Zeng Ju.
[II-4 : Veronica Sutton, Gordon Gore, Zeng Ju]Veronica Sutton remercie Zeng Ju d’un hochement de tête, puis, leur petit groupe s’étant arrêté à leur suite, elle fait signe à Gordon Gore qu’elle va jeter un coup d’œil de plus près. « En aucun cas toute seule, Madame ! » lui dit le domestique – qui ajoute à l’attention du dilettante qu’il va accompagner la psychiatre ; les autres resteront en arrière, prêts à intervenir le cas échéant, mais débouler en masse dans la ruelle risquerait autrement d’inquiéter les clochards. Veronica s’engage donc lentement dans la ruelle, en accentuant un peu sa claudication, et Zeng Ju la suit à quelque distance. La psychiatre remarque que les sans-abris de ce petit groupe diffèrent par leur comportement : certains sont visiblement en piètre état, mais clairement « présents », attentifs à ce qui les entoure – et intrigués, sans être hostiles, par cette dame entre deux âges qui les approche ; d’autres par contre, et tout particulièrement ceux qui entourent directement la jeune fille assise, sont beaucoup plus dans le vague, hagards, hébétés… Veronica continue d’avancer vers la jeune fille – en faisant avec plus ou moins de conviction celle qui ne sait pas vraiment où elle se trouve et qui cherche son chemin… Puis un des clochards du premier groupe s’adresse à elle – d’une voix alourdie par la boisson : « F’faire attention, M’dame. Y en a… Z’approchent trop... Et paf ! Disp'rus ! » Puis il éclate de rire, et s’éloigne dans une autre ruelle, en titubant un peu. Les autres sans-abris, quels qu’ils soient, ne réagissent pas – même si certains ont tourné la tête en entendant ces paroles. Gordon Gore n’est pas rassuré par cette interpellation, et adresse un regard inquiet à Zeng Ju, qui se rapproche de la psychiatre.
[II-5 : Veronica Sutton : Trevor Pierce ; Clarisse Whitman, Jonathan Colbert, Bobby Traven]Veronica Sutton arrive maintenant à portée de la jeune femme : elle constate qu’elle est effectivement vêtue d’atours luxueux, même si souvent effilés, etc. – en tout cas, sa jupe et ses collants font cette impression. Par contre, c’est comme si on avait entassé sur elle, en tout cas sur son torse, d’autres vêtements, très divers, un pull troué, une chemise masculine, etc. visiblement récupérés dans des poubelles ou ce genre de choses, comme pour lui tenir chaud. Mais la psychiatre ne voit toujours pas le visage de la jeune femme, qui est totalement immobile (mais elle respire, sa poitrine se soulève sous les hardes), car elle a la tête penchée en avant, presque entre ses jambes ; Veronica ne voit donc que sa chevelure noire et bouclée, et sans doute permanentée il y a peu encore. Elle s’agenouille à côté d’elle, sans susciter la moindre réaction chez les clochards, et lui relève lentement la tête, avec une grande douceur. Ce n’est pas Clarisse Whitman – impossible de se méprendre ; par contre, elle a probablement le même âge, et la psychiatre suppose, à ses traits, sa coiffure et surtout à ses « vrais » vêtements, même s’ils sont en très mauvais état, qu’elle est d’une extraction sociale comparable. La jeune fille est totalement absente, les yeux dans le vide – et Veronica constate qu’elle présente ces « taches » étranges et obscures dont parlait Clarisse dans sa lettre à Jonathan Colbert, et également mentionnées par Bobby Traven et Trevor Pierce faisant le récit de la scène déconcertante à laquelle ils avaient assisté durant la nuit dans ce même quartier : ce n’est pas de la saleté, ou même du maquillage – c’est comme s’il s’agissait d’une ombre, d’un effet de réflexion de la lumière...La psychiatre a une réaction instinctive de recul. Toutefois, nul besoin d’un examen médical approfondi pour comprendre que la jeune fille est dans un état de faiblesse extrême, dû de toute évidence à la malnutrition – et il faut l’hospitaliser d’urgence.
[II-6 : Veronica Sutton, Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Clarisse Whitman] Veronica Sutton se relève sans rien dire, et revient auprès de ses associés – alors même que les clochards « présents » s’esquivent discrètement, dans toutes les directions, visiblement guère désireux d’être mêlés à ce qui se passe ici ; les sans-abris qui ont le regard dans le vide, par contre, n’ont pas le moins du monde réagi, et conservent la même attitude hagarde : ils n’ont pas prêté la moindre attention à Veronica. Laquelle explique à Gordon Gore ce qu’elle a trouvé – en insistant sur le fait que la jeune fille doit être hospitalisée immédiatement : c’est une question de vie ou de mort. Elle présente par ailleurs de nombreuses similarités avec Clarisse Whitman, et la psychiatre suppose donc qu’elle est liée à leur affaire. Le dilettante lui intime de faire attention – peut-être son état est-il contagieux… Il faut contacter les urgences par téléphone : Le Petit Prince doit être ouvert maintenant, ils vont s’y rendre pour appeler – dont Veronica, afin de livrer un diagnostic précis aux ambulanciers. Mais il ne faut pas laisser la jeune femme seule : Eunice Bessler se porte volontaire pour la veiller… mais ne cache pas son inquiétude – Zeng Ju la rassure : de toute façon, il comptait rester lui-même jusqu’à l’arrivée de l’ambulance. Le domestique en profite d’ailleurs pour suggérer qu’ils ne forment pas un seul groupe dans le « restaurant français » : mieux vaudrait pour eux se répartir en deux tables différentes – si cela devait « mal tourner » pour un groupe, l’autre serait toujours en mesure d’agir. Gordon Gore lui adresse un grand sourire, puis dit à la cantonade : « Vous voyez ? La voix de la sagesse ! Ça, c’est ce bon Zeng ! » Mais qu’il prenne garde – le quartier est mal famé… Bien sûr, le domestique est armé ? « Une arme ? Jamais, Monsieur ! » lui répond-il avec un sourire de connivence. Trevor Pierce signale un peu benoîtement qu’il est armé, lui, il pourrait peut-être rester également, au cas où… et Eunice lui dit de ne pas s’inquiéter : elle aussi est armée ! Un petit Derringer ! Et elle sait s’en servir ! Zeng Ju dit qu’il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter, visiblement conscient de que leur compétence avec des armes est au mieux suspecte, s’il n’en fait pas état, mais le journaliste choisit de rester quand même. Gordon et Veronica se rendent donc seuls au Petit Prince – la psychiatre presse le pas, il y a urgence…
III : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 18H30 – LE PETIT PRINCE, 282 ELLIS STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO
[III-1 : Bobby Traven]Bobby Traven se trouve déjà au Petit Prince – il s’y est rendu dès l’ouverture. Il connaissait vaguement l’établissement, mais sans l’avoir jamais vraiment fréquenté, ayant ses habitudes Chez Francis. Bobby s’avance lentement vers la réception, qui fait aussi office de bar, visiblement, en jetant un œil à la décoration du restaurant – nombre de tableaux, pour l’essentiel des nus un tantinet grivois : la clientèle n’en est en rien choquée, Le Petit Prince à cet égard n’a rien à voir avec la Russian Gallery, encore moins avec le Palace of Fine Arts… Mais ce qui attire le plus l’attention n’a pas grand-chose à voir : c’est, au-dessus du comptoir, un portrait de l’Empereur Norton Ier, figure très populaire que tous les San-franciscains connaissent, même s’il est mort il y a déjà une cinquantaine d’années. Une décoration disparate, donc – mais Bobby en retire l’impression d’un établissement qui a une certaine tenue… Dans sa catégorie, bien sûr. Un coup d’œil à la carte renforce ce sentiment : les prix sont raisonnables, les plats plus divers et même plus « sophistiqués » que Chez Francis, à vue de nez – mais, les cuisines venant d’ouvrir, Bobby ne peut pas encore juger de leur aspect. Les tables sont nombreuses, enfin : Le Petit Prince peut facilement accueillir dans les quatre-vingt clients au rez-de-chaussée, c’est bien plus que Chez Francis.
[III-2 : Bobby Traven : Jeanne] Derrière le comptoir s’affaire une jolie jeune femme, qui se présente comme étant « Jeanne », avec un faux accent français à couper au couteau. Que peut-elle faire pour le client ? Bobby explique qu’il a ses habitudes Chez Francis (la serveuse fait la moue : « un concurrent, oui »), mais avait envie d’essayer autre chose pour une fois. Il la baratine sur le portrait de l’Empereur Norton, pour engager la conversation – il est venu ici, peut-être ? La serveuse glousse : le restaurant n’était certainement pas ouvert de son temps… Mais c’est quelqu’un que les gens aiment bien, et puis, un empereur, un prince… Qu’importe : il a bien fait de venir, Le Petit Prince est un établissement de qualité, bien plus que Chez Francis ; il prodigue les meilleurs plats et les meilleurs… « services » en tous genres, à l’étage… Bobby se montre enthousiaste : il a hâte de voir ça ! Mais, en lui souriant, Jeanne lui explique qu’il faut y mettre les formes : voici la carte, qui comprend également (elle chuchote, mais pour la forme) « des boissons alcoolisées » ; si le client veut bien s’installer à une table et « consommer », il passera à n’en pas douter un excellent début de soirée, ce qui lui permettra ensuite de gagner l’étage pour prolonger l’heureuse expérience – il lui suffit pour cela de payer le « supplément chambre », d’un dollar pour chaque plat ou autre consommation, et cela lui donnera accès aux « merveilles qui se trouvent à l’étage » ; bien sûr, plus il consomme en payant le supplément, et plus « la deuxième partie de la soirée » sera satisfaisante à tous points de vue – notamment « en termes de durée », mais pas uniquement. Bobby se dit ravi, il va faire comme ça, alors ! Et… il a des amis qui pourraient être intéressés aussi, ils ne devraient pas tarder, y aurait-il moyen de… « vivre cette expérience ensemble » ? Un tarif de groupe, peut-être ? Sans répondre précisément à cette dernière question, Jeanne, qui glousse plus que jamais, l’assure que « tout est envisageable », dès lors que l’on paye ce qu’il faut et que l’on se comporte comme il faut. Bobby glisse un billet d’un dollar à la serveuse, qui le range dans son soutien-gorge avec une moue aguicheuse.
[III-3 : Bobby Traven : Tiffany ; Clarisse Whitman, Jeanne, Jonathan Colbert]Bobby Traven va s’installer à une table – en pesant son choix pour faire face à toute éventualité ; craignant les fenêtres, il choisit de se placer à l’angle opposé de l’escalier menant à l’étage, ce qui lui permet de le surveiller, ainsi que le couloir du fond, à côté du bar, qui semble conduire aux réserves ; il est ainsi à l'autre bout de la pièce mais en face de la porte à double battant des cuisines – enfin, il se trouve ainsi non loin de la sortie. En attendant que ses amis le rejoignent, il jette un œil aux tableaux de nus, très photo-réalistes, en se demandant si l’un d’entre eux pourrait représenter Clarisse Whitman, mais ce n’est pas le cas. Quand une autre serveuse que Jeanne se rend à sa table pour prendre sa commande, une très jeune fille très délurée qui se présente comme étant Tiffany, il lui demande, en désignant les tableaux, si ça ne serait pas l’œuvre d’un certain « Johnny » ? Il en a entendu parler, et songe à lui commander quelque chose – il aimerait bien avoir ce genre de tableaux pour chez lui… La serveuse a l’air un peu étonnée : « Non, je ne suis pas bien sûre... » Le sujet semble la mettre mal à l'aise. Mais Bobby n’est pas encore prêt à commander, non – il lui faut étudier la carte. Tiffany s’éloigne, se rendant auprès d’autres clients.
IV : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 19H – LE PETIT PRINCE, 282 ELLIS STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO
[IV-1 : Gordon Gore, Veronica Sutton, Bobby Traven : Jonathan Colbert]Gordon Gore et Veronica Sutton ne tardent plus guère. La psychiatre a hâte de téléphoner à l’hôpital – le dilettante lui avait demandé si elle ne préférait pas le laisser faire, mais non : elle a des contacts là-bas, et devra probablement signifier quelques informations d’ordre médical. Elle voit que le téléphone se trouve à côté du comptoir, et s’avance dans cette direction sans plus tarder ; tous deux ont repéré Bobby Traven, et réciproquement – le détective les hèle, en fait, et Gordon le rejoint, laissant Veronica s’occuper du téléphone. Le dilettante, quand il voit les tableaux, peut, à la différence de Bobby, constater qu’ils sont d’un style très évocateur des peintures de Jonathan Colbert qu’il avait vu le matin même à la Russian Gallery.
[IV-2 : Veronica Sutton : Jeanne, George Hanson] Veronica Sutton se rend donc à la réception, et demande à Jeanne l’autorisation d’user du téléphone du restaurant – pour une affaire médicale urgente. La serveuse est un peu surprise par cette précision, mais, tant que la cliente paye la communication, cela ne pose aucun problème. Veronicajoint l’Hôpital St. Mary, qui se trouve dans le quartier de Haightet est le plus gros établissement médical des environs – elle y avait exercé, il y a quelque temps de cela, et elle connaît toujours nombre de membres du personnel. Désireuse d’accélérer le processus, elle contacte directement le Dr. George Hanson, qu’elle connaît bien, et lui explique la situation ; les frais d’hospitalisation ne sont pas un problème, elle est liée à quelqu’un qui paiera sans y regarder à deux fois ; mais il faut envoyer une ambulance de toute urgence (elle précise l’adresse exacte, et que plusieurs de ses amis attendent là-bas l’arrivée des secours). Hanson s’en charge illico – Veronica lui fournit d’emblée quelques renseignements d’ordre médical afin que les ambulanciers s’occupent au mieux de la jeune femme : faiblesse extrême, signes de grave malnutrition, catatonie… Elle aimerait avoir des nouvelles au plus tôt – elle donne donc à son collègue le numéro du Petit Prince, où elle se trouve pour l’heure, sinon, Hanson connaît le numéro de son cabinet.
V : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 19H – RUES DU TENDERLOIN, SAN FRANCISCO
[V-1 : Zeng Ju,Eunice Bessler, Trevor Pierce]Pendant ce temps, Zeng Ju, Eunice Bessler et Trevor Pierce patientent aux côtés de la jeune femme, à l’orée d’une ruelle donnant sur Ellis Street ; les autres clochards hagards sont toujours là. Eunice se penche sur la malade… qui ouvre soudainement les yeux, mais sans voir l’actrice pour autant, semble-t-il ; elle lève bien un bras, qui erre comme pour la toucher, mais sans y parvenir, et elle le repose presque aussitôt. Eunice recule instinctivement : courageuse mais pas téméraire, elle s’inquiète de ce que ces « taches » sombres soient contagieuses…
[V-2 : Zeng Ju]Les autres clochards semblent alors prendre conscience de la présence des investigateurs, petit à petit ; ils sont toujours hébétés, mais réagissent un minimum à leur environnement. Zeng Ju s’approche d’eux, il aimerait leur parler : « Cette jeune fille est en piteux état… Sauriez-vous ce qui lui est arrivé ? » Pour toute réponse – car ils répondent, d’une certaine manière –, des marmonnements incompréhensibles ; ils réagissent vaguement au son de la voix du domestique, mais leurs yeux errent dans le vide, sans se fixer sur lui. Les marmonnements s’étendent, toutefois : un clochard, puis deux, puis cinq… Et la jeune fille se joint à eux, même si elle est très faible – bien plus que les autres, qui ne sont pourtant pas d’une santé resplendissante.
[V-3 : Trevor Pierce] Pendant ce temps, Trevor Pierce jette un œil aux affaires autour de la jeune femme. Des vêtements très divers, donc – dont elle ne semble pas s’être habillée elle-même, c’est plutôt qu’on les a entassés sur elle. Mais il y a quelques autres objets – notamment, une petite bouteille de lait, débouchée, à porté de main de la jeune femme ; mais elle ne contient pas du lait : plutôt de l’eau, semble-t-il, guère plus qu’un fond… et très sale. Autre chose – de l’autre côté, et que le journaliste ne voit que parce que la jeune fille fait un petit mouvement, se tournant dans la direction de la bouteille : deux cadavres de petits oiseaux, comme des moineaux… ou plutôt ce qu’il en reste, car ils ont visiblement été mangés pour l’essentiel.
[V-4 : Zeng Ju]Zeng Ju, frustré de ne pas obtenir de réponses intelligibles, guette un autre clochard qui se montrerait plus réceptif – mais tous ceux qui restent semblent dans le même état. Les autres, qui étaient plus lucides, ont tous déguerpi… Mais, tandis que le domestique balaye des yeux les environs, un des sans-abris hébétés, de manière étonnamment brusque, le saisit par le cou – il ne serre pas vraiment, pas au point de l’étrangler en tout cas, mais s’y accroche, d’une certaine manière, en braillant, cette fois, plus en marmonnant, des choses incompréhensibles. D’un geste vif, Zeng Ju se dégage de l’emprise guère assurée du clochard, qui n’insiste pas – mais ses borborygmes ont alors quelque chose de… déçu ? Il ne fait plus du tout attention au domestique, et s’éloigne en titubant, à très petits pas.
[V-5 : Zeng Ju, Eunice Bessler, Trevor Pierce : « Jane Doe »] Quelques minutes plus tard, l’ambulance arrive enfin, qui se gare dans Ellis Street, au bout de la ruelle. Deux infirmiers avec un brancard en sortent et s’avancent vers le petit groupe ; il s’occupent très professionnellement de la jeune fille tout en posant des questions aux investigateurs – s’ils ont quelques précisions à fournir concernant l’état de la jeune femme ? Pas vraiment... Les ambulanciers confirment à Zeng Ju qu’ils vont emmener la jeune fille à l’Hôpital St. Mary. Eunice Bessler leur demande s’il leur sera possible de lui rendre visite. Sans doute… Ils n’ont aucune idée de son identité, au fait ? Pas la moindre… Tant pis : disons « Jane Doe » pour le moment, on fera avec… Ils les remercient et ne s’attardent pas davantage, elle a besoin de soins urgents. Trevor Pierce remarque qu’ils ne se sont pas embarrassés des « affaires » de la jeune femme, ils ont laissé les vêtements qui étaient entassés sur elle, ainsi que la petite bouteille de lait, qu’ils n’ont pas touchée ; le journaliste la ramasse, un peu perplexe…
[V-6 : Trevor Pierce, Zeng Ju, Eunice Bessler : Veronica Sutton] Mais, tandis que Trevor Pierce fouillait dans les affaires de la clocharde et que l'ambulance s'en allait, Zeng Ju et Eunice Bessler ont remarqué qu’un sans-abri, à l’angle d’une ruelle, les épiait – celui qui, un peu plus tôt, s’était adressé à Veronica Sutton. Il comprend que les investigateurs l’ont vu, ce qui le fait trembler. Eunice l’interpelle : ils aimeraient lui parler ! Mais le clochard, visiblement très effrayé, crie dans son sabir d’ivrogne : « F’pas l’enl’ver ! F’pas ! Va crever, va CRE-VER ! » Puis il détale aussi vite qu’il le peut. Zeng Ju se lance à sa poursuite ; il patine un peu, mais le sans-abri, paniqué et sans doute un peu ivre, perd quand même du terrain – d’autant qu’il s’arrête à chaque intersection, hésitant visiblement toujours sur la route à prendre… En deux ou trois croisements à peine, le domestique parvient à rattraper le clochard – qui s’est finalement engagé dans une ruelle obstruée par des déchets, pas une impasse à proprement parler, mais il est peu ou prou dos au mur quand Zeng Ju l’atteint. Il est terrifié : « L’ssez moi ! L’ssez moi ! » Mais le domestique lui enjoint de se calmer : il veut seulement lui parler, rien d’autre. Il semble savoir ce qui est arrivé à la jeune fille, et s’en inquiéter – peut-il lui en dire plus ? Paniqué, le clochard lui répond cependant : « A fait c’qu’on a pu p’r l’aider ! L’avait froid ! Froid et faim ! F’pas l’emm’ner ! Va crever, va crever si l’est pas ici ! » Zeng Ju tente de l’interrompre à plusieurs reprises, mais le sans-abri parle en continu. Le domestique parvient cependant à lui dire qu’il lui semblait plutôt que c’était si elle restait ici qu’elle crèverait… « Non ! Non, l’danger ! L’est f’tue… Ç’la, ç’la… LA NOIRE DÉMENCE ! » Il a clairement fait un effort pour articuler ces derniers mots. Zeng Ju intrigué lui demande : « La "noire démence" ? Qu’est-ce que c’est ? Ces taches noires sur sa peau, c’est ça la "noire démence" ? » L’homme semble acquiescer mais balbutie plus que jamais. Zeng Ju n’identifie que quelques mots çà et là : « manger », « des visions »… Puis : « C’est ça, c’est ça, ç’chez nous ! » Mais comment est-ce que ça s’attrape ? Le clochard baisse le ton, il semble se calmer un peu : « F’pas t’cher. F’pas t’cher. T’touches… Disp’rais ! Paf ! T’es là t’es pas là ! » Toucher… aux taches ? Le clochard écarquille soudain les yeux… et tente de s’enfuir. Zeng Ju glisse en essayant de le maîtriser… mais le sans-abri se vautre dans une flaque. Voyant le domestique l’approcher, il hurle, terrifié : « T’chez pas ! T’chez pas ! » Le Chinois l’assure qu’il n’a rien à craindre… Mais le clochard semble alors se résigner, et, d’une toute petite voix gémissante : « F’tu, f’tu... » Zeng Ju lui dit qu’il semble avoir besoin d’aide – il pourrait peut-être appeler une autre ambulance ?
[V-7 : Zeng Ju] Mais Zeng Ju remarque alors une vieille clocharde qui s’avance lentement derrière lui – en rien agressive, elle semble exprimer le même fatalisme que le sans-abri qui geint par terre. Elle, cependant, s’exprime tout à fait clairement, même si avec des trémolos dans la voix : « Faut l’laisser, M’sieur… C’est… C’est déjà assez dur comme ça, faut l’laisser... » Zeng Ju est intrigué : pourquoi cela ? Il veut seulement l’aider ! Il ne faut pas le laisser là, comme ça ! « Vous allez pas l’aider. Nous… Nous on va s’occuper d’lui. C’est ç’qu’on fait toujours. Mais pas vous. Vous... » Elle s’interrompt, puis : « Ne touchez personne. J’vous en prie » Alors peut-elle lui en dire plus sur cette histoire de… « de folie noire » ? « La Noire Démence. C’est comme ça qu’ils disent à l’hôpital. » Elle affiche un étrange sourire triste, empreint d’ironie : « Un truc… très local. » Quoi ? Le quartier ? « Oui… Mais faut d’mander aux méd'cins. Sauf qu’y z’en savent pas beaucoup plus.. Mais y a juste un truc qu’est certain : les gens d’ici qui sont touchés… Ils sont là et ils sont plus là. Et… Et ça s’finit mal. » Nouveau silence, puis : « Faut… Faut nous laisser, Monsieur. » Zeng Ju est très surpris par tout cela – mais décide de les laisser tous deux en paix et de s’en aller. La clocharde se rend alors auprès du sans-abri qui pleure, et adresse une dernière remarque à Zeng Ju : « Monsieur… Ne touchez personne. S’il vous plaît. »
[V-8 : Eunice Bessler, Trevor Pierce, Zeng Ju] Eunice Bessler et Trevor Pierce n’ont pas osé emboîté le pas à Zeng Ju poursuivant le clochard, ils sont restés dans la ruelle, et attendent le retour de leur ami. Quelques minutes s’écoulent – Eunice est morte d’inquiétude ; ce sans-abri avait l’air moins amorphe que les autres… Mais Zeng Ju revient enfin, et l’actrice l’assaille aussitôt de questions : va-t-il bien ? Oui, oui – et il a rattrapé le clochard, qui lui a tenu un bien étrange discours… Mais une femme sans-abri s’est montrée plus loquace, ou en tout cas plus compréhensible. Il ne sait pas ce qu’il faut en retenir, mais tous deux ont parlé d’une « noire démence », une affliction à les en croire propre à ce quartier, et qui fait disparaître ses victimes peu à peu… Une maladie contagieuse, semble-t-il – et elle lui a répété de ne toucher personne. La jeune femme avait ces taches étranges, peut-être était-ce à cela qu’ils faisaient allusion… Voyant Trevor la bouteille de lait à la main, Zeng Ju lui dit qu’il devrait faire attention, ce n’est peut-être pas très prudent de la manipuler davantage… Mais Eunice fait la remarque que le domestique a été touché par un de ces clochards. C’est exact… et ça l’inquiète : quand cette femme lui a dit de ne toucher personne, était-ce pour éviter qu’il ne soit contaminé… ou qu’il ne contamine les autres ? Il va faire très attention à… ne toucher personne. Peut-être ne s’agit-il que de fantasmes sans guère de sens... Il faudra contacter l’Hôpital St. Mary, voir ce qu’ils diront de leur nouvelle patiente – et peut-être auront-ils des médicaments ? Contrairement à ce que semblent penser les clochards du Tenderloin… Trevor redoute cependant que le seul résultat soit qu’on les mette en quarantaine. Perspective qui n’effraie pas Zeng Ju : « Si cela doit être fait… Je ne voudrais pas être à l’origine d’autres cas. » Mais il est maintenant temps de rejoindre les autres au Petit Prince. Le domestique rappelle qu’il vaut mieux qu’ils ne se mettent pas à leur table, mais en prennent une autre.
VI : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 19H30 – LE PETIT PRINCE, 282 ELLIS STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO
[VI-1 : Gordon Gore, Bobby Traven, Veronica Sutton] Pendant ce temps, au Petit Prince, Gordon Gore a rejoint Bobby Traven à sa table, et Veronica a fait de même après avoir mis fin à sa conversation téléphonique. Ils ont commandé, des boissons alcoolisées accompagnant chaque menu(Gordon payant pour les autres, « supplément chambre » inclus à chaque consommation – Bobby lui a lourdement fait comprendre qu’il lui faudrait aller à l’étage à un moment ou un autre), alors que la foule à l’intérieur commençait à devenir plus ample, jusqu’à atteindre bien soixante ou même soixante-dix personnes – une clientèle bigarrée, éventuellement des gens de la bonne société qui viennent « s’encanailler » un petit peu ; certains ne viennent sans doute ici que pour manger, mais ceux qui comptent profiter des services du bordel à l’étage sont probablement au moins aussi nombreux. Les serveuses déambulent au milieu des tables, et il ne fait guère de doute qu’un certain nombre d’entre elles ont la « double casquette » à la fois de serveuses et de prostituées. Par ailleurs, des « gros bras », de manière très visible, surveillent la salle et les allées et venues à l’étage depuis une table qui leur est réservée, à côté de l’escalier.
[VI-2 : Eunice Bessler, Trevor Pierce, Zeng Ju, Bobby Traven, Gordon Gore]Plus tard,Eunice Bessler, Trevor Pierce et Zeng Ju pénètrent à leur tour dans le restaurant, et s’installent donc à une autre table – en face de l’escalier menant à l’étage, de l’autre côté de la pièce par rapport à la table de Bobby Traven, mais non loin de la sortie là encore ; le détective s’en étonne, d’ailleurs : « On pue, ou quoi ? » Mais Gordon Gore lui explique qu’ils en avaient convenu ainsi – au cas où…
[VI-3 : Zeng Ju, Bobby Traven, Gordon Gore] Le temps passe. Les plats sont de bonne qualité, les boissons alcoolisées également. Les convives discutent de choses et d’autre – des tableaux, de la jeune clocharde, etc. Mais ils gardent l’œil ouvert sur ce qui se passe dans la salle, et les allées et venues dans l’escalier ; ils sont cependant plus ou moins discrets à cet égard… Puis Zeng Ju et, quelque temps après et à l’autre table, Bobby Traven, remarquent qu’un autre homme, dans le restaurant… donne l’impression de faire exactement comme eux ! Il scrute la foule – mais il est tout seul à une table à l’écart, non loin de la porte à double battant des cuisines, et donc plus proche de la table deBobby, qui le désigne à l’attention de Gordon Gore : « Ce type, là-bas, il est pas là pour admirer la dentelle… Il est comme nous, il cherche quelque chose. » Le détective propose d’aller lui parler – si le dilettante peut allonger un peu de monnaie au cas où… Zeng Ju, voyant Bobby faire, choisit de lui laisser l’initiative – conscient par ailleurs que la couleur de sa peau attire probablement l’attention, et qu’on ne lui passera pas autant.
[VI-4 : Bobby Traven, Gordon Gore, Veronica Sutton : Timothy Whitman] Bobby Traven s’avance donc vers la table de l’homme observateur – nonchalamment, il ne veut pas le brusquer. Arrivé auprès de lui, il lui demande s’il peut s’asseoir ; l’homme, un colosse au cou massif, à la chevelure et à la moustache rousses et broussailleuses, et dont le nez cassé laisse entendre qu’il a connu son lot de bagarres, ce en quoi il n’est pas si différent de Bobby, lève son verre et, d’un signe de la tête, lui indique qu’il peut s’asseoir, oui. Le détective propose de lui offrir un verre – l’inconnu ne dit pas non, après celui qu’il est en train de savourer… Bobby commande un autre verre pour lui-même au passage. Puis droit au but : serait-il possible que l'inconnu soit en train de chercher une jeune fille disparue ? L’homme lui retourne exactement la même question. Serait-il possible qu’un peintre soit mêlé à l’affaire ? C’est bien possible, oui : un peintre – et quelqu’un d’autre. Bobby dit qu’il voit bien le peintre, et la fillette – mais ce quelqu’un d’autre ? Son interlocuteur semble avoir une longueur d’avance sur lui… Pas forcément, répond-il – car c’est ce quelqu’un d’autre qu’il connaît vraiment, et non le peintre. Peut-être pourraient-ils échanger quelques informations, alors… Tous deux s’accordent en tout cas sur un point : c’est « là-haut » que ça se passe. Oui, ils ont tous deux payé le « supplément chambre », et certainement pas pour les galipettes… Mais l’homme préfère patienter encore un peu avant de gagner l’étage – il attend que quelqu’un se montre au rez-de-chaussée : « Votre peintre, ou… mon type. » Bobby dit alors qu’il espère que M. Whitman le paie bien… et son interlocuteur tique, cette fois, et fronce les sourcils. Il semblerait qu’ils n’aient pas le même commanditaire… Bobby ajoute quelques détails, concernant les peintures « scabreuses », mais l’homme inconnu n’en est que plus convaincu qu’il y a un souci – et les allusions cryptiques le fatiguent. « Vos copains, là, à cette table, et à l’autre, là-bas, ils se montreraient plus explicites ? Je devrais peut-être m’inviter à une de ces deux tables... » Il se lève, et s’avance vers Gordon Gore et Veronica Sutton ; Bobby lui emboîte le pas…
[VI-5 : Bobby Traven, Gordon Gore : Mack Hornsby ; Jonathan Colbert, Andy McKenzie, Clarisse Whitman, Bridget Reece, Byrd Reece, Timothy Whitman, Parker Biggs]L’inconnu n’a pas le temps de demander à s’asseoir que Bobby Traven lui indique une chaise, contre le mur. Gordon Gore, un peu surpris de la tournure des événements, se montre néanmoins très courtois : « Un invité surprise ! Je crois que nous n’avons pas été présentés ? Pour ma part, je suis Gordon Gore. » Le nouveau venu dit s’appeler Mack Hornsby – et avoir entendu parler du dilettante ; après avoir obtenu le nom de Veronica Sutton, il va droit au but : il est ici pour une enquête, probablement liée à la leur – mais « votre gorille, là » ne se montre pas très coopératif, alors qu’il y a visiblement anguille sous roche. Une conversation franche sera sans doute profitable à tout le monde… Gordon, taquin, félicite Bobby pour « sa trouvaille », puis joue franc-jeu : ils sont sur la piste d’un certain « Johnny », un peintre, qui a disparu… possiblement avec une jeune femme. Hornsby lui demande s’il pourrait avoir le nom de cette jeune femme, mais Gordon lui rétorque que c’est maintenant à son tour de lâcher quelques informations. « C’est de bonne guerre… Je suis un agent de la Pinkerton, j’ai été engagé pour retrouver une jeune fille qui a disparu… J’ai vaguement entendu parler d’un certain peintre, mais bien davantage de son acolyte. » Il hésite, soupire, puis : « Un certain Andy McKenzie. À vous, maintenant. » Gordon joue le jeu : « La jeune fille que nous cherchons… Son nom est Clarisse Whitman. Nous sommes d’accord ? » L’homme de la Pinkerton lui répond : « Nous sommes d’accord que c’est la jeune fille qui vous intéresse, vous – mais celle que je recherche moi s’appelle Bridget Reece. Et il semblerait bien que dans les deux cas nos deux gugusses soient impliqués. » Le nom de Bridget Reece n’est pas inconnu à Gordon ; en fait, il a eu l’occasion de la rencontrer, et surtout son père, Byrd Reece, un très riche propriétaire foncier de San Francisco – une des sommités de la ville, du niveau de Timothy Whitman… ou de lui-même. Il se souvient de la disparue : une jeune fille dans les dix-huit, dix-neuf ans, jolie blonde, un peu effrontée – pas du tout la même allure que Clarisse, mais la même extraction, peut-être la même psychologie. Leurs deux affaires sont donc extrêmement similaires… et Gordon ajoute qu’ils viennent de tomber, non loin, sur une troisième jeune fille riche, issue de la meilleure société de San Francisco (« davantage mon monde que le vôtre, sans vouloir vous offenser »), mais réduite à la misère et même plus que ça, ce qui commence à faire beaucoup ! Il le réalise en même temps que Hornsby, et tous deux ne cachent pas leur inquiétude... L’homme de la Pinkerton avoue qu’il a du mal à voir son bonhomme dans quelque chose de pareille envergure. Pour Gordon, en tout cas, la question ne se pose même plus : ils doivent collaborer, de manière plus franche – ils ont beaucoup à s’apprendre mutuellement. D’autant qu’il ne cache pas se méfier de son employeur, Timothy Whitman, dont l’intérêt dans cette affaire n’a probablement pas grand-chose à voir avec l’amour paternel. Pour Mack Hornsby, ça n’est pas si étonnant que cela : la crainte du scandale… Mais Gordon pense que cela va au-delà de la seule réputation. Hornsby reprend : « Ou alors c’est une question d’argent – c’est mon impression. » Le dilettante avance qu’ils devraient peut-être se rendre à l’étage ? Mais son interlocuteur préfère attendre encore un peu : s’ils montent là-haut sans en savoir davantage, ils ne sauront pas où chercher, et les gros bras de Biggs les en délogeront avant qu’ils ne trouvent quoi que ce soit. Il s’attend à voir débouler Andy McKenzie au bar, mieux vaut ne pas bouger d’ici-là. Le dilettante suppose qu’ils vont procéder de même, dans ce cas. Au-delà,ils vont faire bande à part pour le moment – mais Gordon tend à l’homme de la Pinkerton sa carte : qu’il n’hésite pas à le contacter. Hornsbyacquiesce et retourne à sa table.
VII : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 22H – LE PETIT PRINCE, 282 ELLIS STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO
[VII-1 : Bobby Traven, Veronica Sutton, Gordon Gore : Parker Biggs, Mack Hornsby]La soirée avance. L’assistance est de plus en plus « joyeuse », parfois même délurée, même si les serveuses ont clairement pour consigne de distinguer le restaurant au rez-de-chaussée du bordel à l’étage. Les investigateurs, aux deux tables, continuent de surveiller les environs… mais sans se montrer toujours très discrets, notamment Bobby Traven et Veronica Sutton [tous deux, à la même table, font une Maladresse en même temps !]. Et, au bout d’un moment, trois personnes se fraient un chemin jusqu’à la table où sont assis ces derniers en compagnie de Gordon Gore – deux hommes de main, et, entre eux, à l’évidence, Parker Biggs, qui a l’air furieux dans son costume bien taillé. Bobby le reconnaît sans peine – et commence à saluer le propriétaire du Petit Prince, mais il a à peine le temps de prononcer quelques mots qu’il est sèchement interrompu : « Ta gueule. » Biggs s’empare d’autorité d’une chaise, et s’installe à leur table ; il fait signe à un de ses gorilles d’aller chercher Mack Hornsby, tandis que l’autre reste à ses côtés, l’air menaçant.
[VII-2 : Gordon Gore : Parker Biggs ; Andy McKenzie, Clarisse Whitman, Timothy Whitman]Le gangster se présente : il est « le propriétaire et le gérant de cet établissement de qualité », et n’a pu s’empêcher de remarquer leur cirque – à épier ainsi sa clientèle, ce qu’il n’apprécie vraiment pas. Il aimerait donc savoir ce qu’ils font au juste ici. Silence… Parker Biggs les presse de répondre, de manière très insultante. Finalement, Gordon Gore(« vous avez peut-être entendu parler de moi ? ») se lance : on lui a confié une enquête requérant de la discrétion; et qui l’a conduit ici – outre, bien sûr, sa curiosité pour cet admirable restaurant, voyez-vous… Il aimerait rencontrer un certain McKenzie, dont il a appris qu’il se trouvait dans les lieux. Biggs, qui avait froncé les sourcils au mot d’ « enquête », éclate alors de rire : « Quelqu’un qui voudrait rencontrer McKenzie ! Ça lui ferait bizarre d’apprendre ça... » Mais il se crispe à nouveau : « Vous vous êtes montré franc en parlant d’enquête, M. Gore, et j’apprécie la franchise. Beaucoup moins l’idée d’une enquête, cependant… Racontez-moi donc votre histoire. Et si c’est une bonne histoire, quand je vous foutrai dehors, j’oublierai peut-être de vous briser les phalanges. » Gordon n’est visiblement pas insensible à cette menace… Mais il choisit de répondre sur le même ton : il est à la recherche d’une jeune femme du nom de Clarisse Whitman. « Si vous nous brisez les phalanges, et je ne doute pas que vous en soyez capable, ça ne s’arrêtera pas là : M. Whitman est une des personnes les plus influentes dans cette ville – et moi aussi, à vrai dire. » Biggs se renfrogne encore un peu plus – mais le dilettante poursuit : il ne s’agit pas de rendre le patron du Petit Prince responsable de la disparition de cette jeune fille, bien sûr (Biggs serre les dents, de plus en plus courroucé), mais ce McKenzie, c’est autre chose, et il fréquente visiblement cet établissement, et… Biggs l’interrompt : « J’avais réclamé "une bonne histoire" ; et pour le moment, je m’ennuie… Ça va s’améliorer, ou bien il est inutile d’attendre plus longtemps et je vous fous dehors tout de suite ? » Gordon fait de son mieux pour rester stoïque : « Si vous m’interrompez tout le temps... » [Nouvelle catastrophe : j’ai demandé un test de Crédit à Gordon, à -1 ; il a 90 dans cette Compétence… mais obtient un 98 ! Puis il commet une nouvelle Maladresse sur un autre jet...] Il perçoit bien que son prestige n’impressionne pas le moins du monde Biggs, et ses explications sont toujours plus embrouillées – surtout quand il mentionne les clochards, leurs « taches »... Il ne cesse de répéter que, bien sûr, M. Biggs ne sera jamais impliqué dans cette affaire, et… « Non, ça n’a rien d’une bonne histoire. On dirait un peu ce qu’on trouve dans ces pulps, là – des intrigues tordues et inutilement confuses, jamais vraiment liées, des rebondissements qui ne servent à rien, des personnages qui tombent comme des cheveux sur la soupe… Non, ça n’est vraiment pas une bonne histoire. » Il fait signe à ses gorilles de sortir les indiscrets – les deux hommes s’avancent, l’air très menaçant. Et Gordon tente le tout pour le tout : il sort son portefeuilles, en extrait quelques liasses de billets, « allons, allons »… et rien ne pouvait ulcérer davantageBiggsà ce stade : il se lève brusquement, et tente d’assener un violent coup de poing dans la face du dilettante !
[VII-3 : Gordon Gore, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Parker Biggs, Mack Hornsby]Emporté par sa colère, Parker Biggs se monte toutefois imprécis, il trébuche en s'avançant, et Gordon Gore esquive le coup sans peine. Mack Hornsby s’est aussitôt levé et a reculé, les mains en l’air, signe qu’il va sortir du restaurant sans faire plus de difficultés. Mais les deux gorilles se lancent dans la bagarre à leur tour… Gordon adresse un regard désespéré à l’autre table – à Zeng Ju tout spécialement, comme par réflexe… Bobby Traven essaye de contenir Biggs, lui faisant la remarque qu’il y a une femme à cette table, et qu’il cède à la colère dans son propre établissement, et… mais le tenancier du Petit Prince est trop furieux pour qu’on puisse le raisonner. Et la foule succombe à la panique, les clients comme les serveuses : tout le monde hurle, les chaises sont renversées, on se presse vers la sortie… Ce qui n’arrange rien ! Zeng Ju dit à Trevor Pierce qu’ils n’ont pas le choix, il leur faut intervenir ; Eunice Bessler, craintive, reste derrière le domestique… Quant à Veronica Sutton, elle n’en mène pas large, et cherche à sortir du restaurant, dans la foulée de Mack Hornsby.
[VII-4 : Zeng Ju, Gordon Gore, Bobby Traven, Eunice Bessler, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Parker Biggs, Mack Hornsby] Zeng Ju parvient à traverser la foule jusqu’à la bagarre, et dégaine son automatique cal. 38, qu’il lève dans le dos de Parker Biggs, en lui intimant de cesser : « Ne m’obligez pas... » Mais l’intimidation ne prend pas, le patron furieux ne lui prête pas la moindre attention, et, Gordon Gore s’étant esquivé (et, paniqué, il a dégainé à son tour son Luger modèle P08 !), c’est à Bobby Traven qu’il s’en prend… Eunice Bessler sort à son tour son Derringer, dont elle aimait tant parler – mais a la fâcheuse impression d’être parfaitement ridicule, avec ce minuscule pistolet à un coup dont elle ne sait pas vraiment se servir, quoi qu'elle ait pu en dire… Zeng Jun’ose pas faire usage de son arme, et frappe Biggs à la nuque de la main gauche – le gangster, du coup, se retourne vers lui. Bobby profite de ce que le domestique a détourné l’attention du patron du restaurant pour s’en prendre au gorille le plus proche, sans succès. Trevor Pierce a également son revolver en main, mais n’est guère confiant – et personne ne prête attention à ce qu’il peut bien faire… Veronica Sutton gagne la sortie, juste derrière Mack Hornsby – lequel, voyant que la situation dégénère, lâche un juron, et, même si cela lui déplaît autant que possible, il revient vers la bagarre, tentant de séparer les combattants. Biggs rate Zeng Ju… mais les deux gorilles frappent violemment Bobby, qui est sonné.
[VII-5 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce, Veronica Sutton : Parker Biggs] Gordon Gore succombe à la panique… et fait feu sur le garde du corps le plus proche – mais il tire dans le vide, et, par miracle, ne touche personne d’autre. Eunice Besslerne sait absolument pas quoi faire, et tente un coup de pied sur Parker Biggs, sans le moindre effet. Zeng Ju essaye à nouveau l’intimidation, mais autant s’adresser à un mur. Bobby Traven, secoué par les gorilles, dégaine son pistolet et tente de tirer dans la foulée, mais la balle se perd dans le plancher. Trevor Piercen’ose pas faire usage de son revolver, et s’empare d’une chaise, en guise d’arme improvisée. Veronica Sutton sort complètement du restaurant, tandis que Mack Hornsby est repoussé par le gros bras qu’il avait essayé de maîtriser, qui se retourne vers lui par réflexe. Biggs est trop courroucé pour se montrer efficace, mais le dernier gorille colle une grosse mandale de plus à Bobby, qui commence à accuser le coup…
[VII-6 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce : Parker Biggs]Gordon Gorebat en retraite, dans la direction de la porte du restaurant – en prenant garde à ne pas tourner le dos à la bagarre, et en faisant signe aux autres de le suivre. Eunice Bessler est à nouveau emportée par ses fantasmes cinématographiques, et s’empare d’une bouteille pour l’écraser sur la tête de quelqu’un, « comme dans les westerns »… sauf qu’elle ne parvient même pas à briser la bouteille, tant son coup est faible. Zeng Ju, cependant, parvient à assener un violent coup de pied dans le genou de Parker Biggs, qui s’effondre en hurlant sous le coup de la douleur – il a peut-être la jambe cassée ? Bobby Traven tire dans le ventre du gorille qui s’en prenait toujours à lui, quasiment à bout portant : le coup n’est pas mortel, mais extrêmement douloureux, et le molosse saigne abondamment – il est hors de combat... ce qui n’empêche pasTrevor Piercede lui écraser sa chaise sur la tête !
[VII-7 : Veronica Sutton : Mack Hornsby] Veronica Sutton, seule du groupe, a pu sortir du restaurant – mais elle est noyée dans la foule paniquée qui évacue Le Petit Prince en criant. Mack Hornsby, qui était encore assez proche de la sortie, lâche l’affaire. Il jure : « Putain, mais quelle bande de cons ! », et disparaît au milieu de la foule.
[VII-8 : Zeng Ju, Gordon Gore : Parker Biggs]À l’intérieur, Parker Biggs, à terre, saisit en hurlant la jambe de Zeng Ju, qu’il déséquilibre, sans lui faire de dégâts – mais le garde du corps qui restait en profite pour le frapper. Gordon Gore, dépassé par les événements, crie dans une vaine tentative de rappeler les combattants à la raison… Eunice Bessler, excédée par le mauvais coup de Biggs sur Zeng Ju, tente de s’en prendre à lui – et ce qui devait arriver arriva : les talons hauts n’étant guère appropriés à la bagarre, la starlette fait un faux mouvement et s’affale par terre… Zeng Juparvient cependant à frapper son dernier assaillant au talon d’Achille, et il est hors de combat à son tour. Bobby Traven gaspille une balle, n’atteignant pas sa cible, de toute façon sérieusement amochée. Trevor Pierce ne sait absolument pas quoi faire – mais il remarque un troisième gorille, qui était resté au niveau de l’escalier mais est obligé d’intervenir au vu de la mauvaise posture de son patron et de ses collègues ; et lui n’hésite pas à dégainer son revolver…
[VII-9 : Veronica Sutton : Mack Hornsby] Dehors, Veronica Suttonconstate que trois policiers approchent en courant, matraques en mains – pénétrer dans le restaurant ne leur prendra que quelques minutes, même s’il leur faut gérer la foule sur le chemin. La psychiatre est désemparée – et en même temps un peu soulagée : avec de la chance, l’intervention de la police fera que personne ne mourra à l’intérieur… Mack Hornsbyquant à lui lâche un ultime : « Fuyez, bande de cons ! », et détale sans plus attendre – il n’a aucune envie d’avoir affaire aux flics…
[VII-10 : Trevor Pierce, Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce : Parker Biggs]À l’intérieur, Parker Biggs et deux de ses gardes du corps se traînent par terre en gémissant, ils perdent beaucoup de sang ; ne reste plus de valide que le dernier gangster, qui ne sait pas vraiment quoi faire – mais il remarque Trevor Pierce qui cherche à s’emparer de son revolver cal. 32, et il lève son arme dans sa direction. Gordon Gore essaye de lui tirer dans les jambes, mais rate encore une fois… tandis que Eunice Bessler désemparée et excédée lui jette sa chaussure à la figure ! Zeng Ju tire lui aussi sans succès – mais Bobby Traven lui loge une balle dans le torse : l’homme ne meurt pas sur le coup, mais il est très sévèrement touché. Trevor Pierce le garde en joue à tout hasard, mais se dirige vers la sortie.
VIII : MARDI 3 SEPTEMBRE 1929, 23H – DEVANT LE PETIT PRINCE, 282 ELLIS STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO
[VIII-1 : Veronica Sutton : Mack Hornsby]Veronica Sutton voit les policiers sur le point d’entrer dans Le Petit Prince – les autres vont vraisemblablement finir au poste, et elle n’a aucune envie d’y aller elle aussi… Elle a perdu Mack Hornsby dans la cohue, et s’éloigne discrètement, tout en gardant un œil sur la scène.
[VIII-2 : Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju, Bobby Traven, Trevor Pierce]Gordon Gore se dirige vers la sortie, et invite ses camarades à faire de même – il faut déguerpir d’ici avant que n’arrive la police… Mais il n’a même pas le temps de le dire : à peine a-t-il franchi la porte du restaurant qu’il tombe sur trois policiers stupéfaits ! Et qui dégainent leurs revolvers, et les pointent instinctivement sur lui...Gordon lève les mains, Eunice Bessler, qui l’avait suivi de près, de même – tous deux jouent la comédie, remerciant les agents d’être venus, c’est qu’ils ont été pris dans une invraisemblable bagarre, et… Puis apparaîtZeng Ju, clopin-clopant, qui en rajoute : on a agressé son maître ! Un des policiers, le chef visiblement, s’approche de lui et le tient en joue : « Ta gueule ! Ta gueule ! » Il fait signe à ses deux collègues d’aller voir ce qui se passe à l’intérieur du Petit Prince – oùBobby Traven est debout, mais son état n’est pas glorieux pour autant, et les flics le braquent ainsi que Trevor Pierce.
[VIII-3 : Gordon Gore, Trevor Pierce, Zeng Ju, Bobby Traven : Parker Biggs]Gordon Gore doit prendre les choses en main : à son habitude, il commence par dire son nom, dans l’espoir que cela suscite une réaction… mais ce n’est pas le cas. Il raconte aux flics médusés que lui et ses camarades ont été agressés dans le restaurant par son propre gérant, à ce qu’il semblerait ! C’est intolérable ! Mais ça ne prend pas… À l’intérieur, un des flics crie : « Putain, c’est Biggs ! Il est mort ? Non, merde... » Trevor s’avance vers eux, et dit lui aussi que ce Biggs et ses hommes s’en sont pris à eux sans la moindre raison… D’autres policiers rejoignent la scène, et sortent des menottes : ils vont les coffrer. Gordon revient à la charge (« vous connaissez peut-être mon nom ? », encore une fois), et n’hésite pas à jouer « l’important ». Le chef des policiers réagit, cette fois – qui braquait Zeng Ju, mais commence à abaisser son arme. Oui, le nom de Gordon Gore lui dit bien quelque chose… Et il est tout disposé à croire que « ce connard de Biggs a cherché la merde » ; lui aussi est visiblement déçu que le « restaurateur » soit toujours vivant… Mais il ne peut pas laisser « M. Gore » et ses « amis » partir comme si de rien n’était : d’une manière ou d’une autre, ils doivent les suivre au poste – là-bas, on verra… Le policier, sans le dire, laisse entendre qu’un pot-de-vin pourrait arranger les choses, mais, de toute façon, ils ne couperont pas, au minimum, à la déposition. Gordon l’assure de leur entière coopération. Zeng Ju demande à son maître s’il ne devrait pas conduire Bobby Traven à l’hôpital ? Lui-même aurait besoin de soins, et… Le flic s’énerve : « Pas question ! Et pis quoi encore ? Tous au poste ! Tous ! » Et les policiers confisquent leurs armes ; ils échappent aux menottes, « par considération pour M. Gore», mais qu’ils ne jouent pas aux malins !
[VIII-4 : Veronica Sutton, Gordon Gore, Eunice Bessler, Zeng Ju : Jonathan Colbert] Ils sortent tous ensemble du Petit Prince, tous sauf Veronica Sutton, bien sûr, qui était déjà à l’extérieur quand les flics sont arrivés, et ils ne lui ont pas accordé la moindre attention. Mais, alors même que les policiers les font grimper dans le « panier à salade », Gordon Gore, ainsi que Eunice Bessleret Zeng Ju, remarquent dans la foule des badauds que la scène attire immanquablement un visage qui ne leur est pas inconnu – celui de Jonathan Colbert… qui ne s’attarde pas davantage et s’en va. Mais Gordon tente le coup, et crie : « Johnny ! » Par réflexe, le jeune homme se retourne, lui adresse un regard interloqué, puis recommence à s’éloigner d’un pas tranquille… Les policiers les font grimper dans le camion, plus brusquement – ils n’ont pas apprécié ce que vient de faire Gordon… Et le « panier à salade » s’en va, direction le commissariat duTenderloin.
[VIII-5 : Veronica Sutton, Gordon Gore : Jonathan Colbert ; Harold Colbert, Clarisse Whitman] Mais Veronica Sutton, grâce à l’initiative de Gordon Gore, remarque à son tour le peintre, et le voit rejoindre un autre homme, un peu plus loin dans la rue ; tous deux se regardent d’un air guère aimable (la psychiatre le perçoit bien, ces deux-là ne s’aiment pas du tout), mais ils s’en vont tout de même ensemble, en marchant normalement. Veronica les suit brièvement, puis interpelle le peintre : « M. Colbert ! » Il s’arrête, et se retourne à nouveau, l’air un peu agacé – son compagnon fait de même, l’air perplexe. La psychiatre s’approche d’eux, en disant qu’elle aimerait s’entretenir avec le peintre – elle vient de la part de son père. Ce qui stupéfait Johnny : « Mon père. Et qu’est-ce qu’il me veut, le vieux ? » Il se fait un sang d’encre – il n’en a plus de nouvelles depuis des semaines… « Si vous avez encore un peu de considération pour l’auteur de vos jours... » Colbert l’interrompt aussitôt : « Mais ta gueule... » Et il s’éloigne à nouveau – ainsi que son associé, plus perplexe que jamais. La psychiatre ne s’avoue pas vaincue : « Et si je vous parle de Clarisse, ça ne vous fait rien non plus ? » Il s’arrête, semble réfléchir un bref instant, puis : « Non… Pas grand-chose… Je l’ai déjà oubliée... » Mais le compagnon de Colbert ne semble pas apprécier qu’il réponde ; il lui donne une tape dans le dos assez éloquente, et presse un peu le pas, entraînant le peintre avec lui.
[VIII-6 : Veronica Sutton : Parker Biggs, Bridget Reece]Veronica Sutton revient devant Le Petit Prince. Le « restaurant français » est bouclé, des policiers veillent à sécuriser le périmètre, et une ambulance est arrivée pour embarquer les blessés, Parker Biggs inclus ; prostituées et clients, qui étaient restés à l’étage durant la bagarre, sont évacués sans ménagement par les policiers, et parfois dans le plus simple appareil – on les fait monter dans d’autres « paniers à salade », et il est assez peu probable qu’ils s’en tirent avec une simple déposition… Mais, au bout d’un moment, la psychiatre remarque deux policiers qui emmènent avec davantage de prévention une jeune femme blonde, hâtivement recouverte d’un manteau, mais visiblement nue en dessous, et complètement hébétée – sans doute l’effet d’une drogue, probablement de l’opium. Veronica s’approche d’eux, et se présente comme étant médecin – or cette jeune femme a visiblement besoin d’aide… « C’est bien pour ça qu’on l’emmène à l’hôpital... » répond un des policiers sur un ton bourru, qui l’intime de circuler. Mais son collègue est plus ouvert – ils vont installer la fille dans leur fourgon, et si le médecin veut les accompagner, jeter un œil sur elle, peut-être que ça serait utile, oui… Veronica l’en remercie, et monte dans le « panier à salade » (elle sait qu’elle n’a pas à craindre de coup fourré…), où les policiers allongent la jeune fille ; un examen confirme qu’elle est droguée à l’opium, et la psychiatre sait comment la sortir de cet état d’hébétude – reprenant peu à peu ses esprits, la fille dit qu’elle a froid, et son regard erre de part et d’autre… Veronica fait de son mieux pour la rassurer, et lui demande son nom ; la jeune fille semble y réfléchir, puis : « Bridget ? » Elle ne sait pas où elle se trouve, ni ce qu’elle fait là… Veronica, qui explique être médecin, lui dit qu’elle a eu un malaise, mais tout va bien se passer, on va la conduire à l’hôpital et on va s’occuper d’elle… Elle en a bien besoin. Le camion prend la direction de l’Hôpital St. Mary ; là-bas, la psychiatre dit aux policiers qu’elle va rester à ses côtés – ils lui demandent son nom, qu’elle donne volontiers.
IX : MERCREDI 4 SEPTEMBRE 1929, 0H30 – SAN FRANCISCO POLICE DEPARTMENT – TENDERLOIN, 301 EDDY STREET, TENDERLOIN, SAN FRANCISCO
[IX-1 : Bobby Traven, Eunice Bessler,Gordon Gore, Zeng Ju] Les autres sont conduits au commissariat du Tenderloin. Ceux qui avaient besoin de soins, Bobby Traven surtout, ont été hâtivement rafistolés. Les policiers ont l’air un peu embarrassé : ils ne portent certes pas Parker Biggs dans leur cœur, mais les faits demeurent – une fusillade dans un bordel et un speakeasy, de l’alcool et de la drogue, des filles mineures (Eunice Bessler rentre la tête dans les épaules...), des blessés graves, c’est même un miracle qu’il n’y ait pas eu de morts… Le commissaire a cependant une idée derrière la tête : « Soyons francs, M. Gore : nous avons toutes les raisons de vous coffrer. » Le dilettante comprend très bien que c’est un appel du pied à un pot-de-vin conséquent et plus encore… Il sait que la police de San Francisco est corrompue, c'est notoire, et c’en est une démonstration éclatante. D’une manière ou d’une autre, lui seul peut faire en sorte qu’ils ne passent pas le reste de la nuit, et peut-être bien davantage, derrière les barreaux…Il fait sa déposition – les autres aussi ; séparément, mais le contenu est globalement le même : le fait est qu’ils ont bel et bien été agressés par Parker Biggs, après tout. Expliquer leur présence en ces lieux, et le fait qu’ils soient tous armés (et pas tous avec un permis : Zeng Ju et Eunice, très clairement, n’en ont pas, et celui de Bobby ne tiendrait pas forcément longtemps face à une enquête approfondie), c’est une autre paire de manches… Mais les policiers sont disposés à ne pas poser trop de questions, et à ne pas déclencher d’action publique – si le riche San-franciscain veut bien faire quelques efforts… Gordon joue le jeu – préparant sans embages une liasse conséquente de gros billets, mais en faisant comme si de rien n’était, et en vitupérant en même temps contre « ce fou dangereux » qu’est Parker Biggs, qu’est-ce qu’un maniaque pareil fait en liberté, etc. Le commissaire, qui compte avec soin les billets, répond sur le même ton – et confirme que la certitude que le gérant du Petit Prince, à maintes reprises accusé d’homicide sans qu’on ait jamais rien pu prouver en cour, aille faire un tour en prison après un passage plus ou moins prolongé par la case hôpital, ce sera un soulagement pour tous ; l’idéal aurait certes été qu’il meure, mais « ce n’est pas ainsi que ça se passe, n’est-ce pas ? », conclut-il avec un sourire éclatant.
[IX-2 : Gordon Gore, Bobby Traven : Byrd Reece, Bridget Reece, Clarisse Whitman, Timothy Whitman] Avant de passer à tout autre chose – l’enveloppe de billets ayant intégré la poche intérieure de son uniforme : c’est qu’il y a quand même des choses bizarres, dans cette affaire… Et notamment cette fille qu’ils ont trouvée à poil dans une chambre, et complètement dans les vapes… Pas une pute, bien sûr – il n’aurait rien trouvé d’étrange à tout cela, dans ce cas. Non, c’est visiblement « une fille de la haute… Comme vous, M. Gore... » Gordon admet que ce n’est peut-être pas totalement un hasard – évoquant « un ami haut placé : Byrd Reece. Sans doute est-ce sa fille, Bridget... » Il prétend avoir été engagé pour la retrouver suite à sa disparition, ne disant rien de Clarisse et Timothy Whitman – et se réjouit de ce que la police ait retrouvé la jeune fille dans cette confusion. Le commissaire n’insiste pas davantage – ce qui ne signifie pas qu’il soit crédule, mais deux noms aussi hauts placés que ceux de Byrd Reece et Gordon Gore sont une assez bonne raison pour passer outre à des poursuites.
[IX-3 : Gordon Gore] Reste un dernier point : les armes des investigateurs. Et le commissaire se montre ici intraitable : elles sont confisquées, au moins à titre temporaire. Il ajoute, sur le mode de l’avertissement : « On est en 1929, M. Gore, et à San Francisco, pas dans le Far West ; alors vos délires de cow-boys, vous allez vous en abstenir. Les types en face, là, c’était pas des rigolos ; vous avez vraiment eu du bol. Si ça se reproduit, on ne pourra pas se montrer aussi conciliants – à supposer que vous ne creviez pas d’une balle en pleine tête avant qu'on arrive. » Message reçu…