"Eclipse Phase : Panopticon"
Eclipse Phase : Panopticon. Volume 1 : Habitats, Surveillance, Uplifts, Posthuman Studios, 2011, 176 p.
Retour aux passionnants, mais un peu effrayants par leur densité, suppléments pour Eclipse Phase (en anglais, forcément, Black Book ne se bougeant guère pour traduire tout ça : Sunward n’est toujours pas sorti, bordel…). Et question densité, Panopticon se pose un peu là, c’est rien de le dire… Trois chapitres d’univers ultra-pointus avant de passer à un chapitre « technique » ultra-pointu aussi (et sans doute un peu trop, mais bon, ça, c’est pour ceux qui veulent, hein). Après avoir lu les excellents Sunward et Rimward, suppléments « géographiques » (le terme n’est certes pas très approprié…) assez « traditionnels » finalement, il m’a paru opportun d’enchaîner avec celui-ci. Parce que, contrairement à Gatecrashing (pour m’en tenir aux suppléments de background ; il y a eu aussi, depuis, plus tournés vers la technique, Transhuman et la synthèse un peu onéreuse mais probablement utile du Morph Recognition Guide ; sans compter quelques petits machins téléchargeables parfois fort intéressants, dont j’ai causé ici – manque encore Million Year Echo, qui n’a intégré que tout récemment ma pile à lire rôlistique), Panopticon me paraissait devoir être utile directement dans le cadre de ma campagne (premier épisode ici). Et ça s'est vite confirmé.
Mais d’une manière bien particulière, car ici on fait dans la théorie qui vole haut… Aussi, à regarder ce supplément de loin, on pourrait croire qu’il serait plus difficile à utiliser directement ; mais c’est une erreur, qui ne résiste pas à la lecture : à vrai dire, si les éléments contenus dans Panopticon (surtout ceux concernant la surveillance et les habitats ; les surévolués sont un cas particulier, donc d’application plus limitée, même si la question m’intéressait particulièrement dans la mesure où j’en ai un parmi mes joueurs) n’auraient bien entendu pas trouvé leur place dans le livre de base déjà fort volumineux et à même de coller une sacrée migraine à l’occasion, ils n’en sont pas moins indispensables à une appréhension correcte de cet univers si complexe, proche en apparence et pourtant fondamentalement et subtilement différent.
Panopticon (présenté comme un « volume 1 », je n’ai aucune idée de ce qui est à suivre) vient traiter de trois sujets hautement délicats, et a priori pas directement liés entre eux (même s’il y a bien quelques passerelles).
Le premier, qui vient conférer son titre à ce recueil, est donc la surveillance, avec son très intéressant corollaire la « sousveillance », qui vient répondre à la fameuse question : « Qui garde les gardiens ? » par : « Tout le monde, tout le temps. » La société d’Eclipse Phase – avec des nuances selon les groupes politiques, bien sûr, la question ne se pose certes pas de la même manière dans la Junte jovienne et à Extropia, par exemple… – est en effet largement définie comme un « panoptique volontaire ». Le premier réflexe du quidam de ce début du XXIe siècle, dont votre serviteur, est d’en déduire aussitôt un fantasme à la « Big Brother » ; et ça n’a pas manqué dans ma campagne, où un des joueurs avait beaucoup de mal à admettre que la surveillance soit aussi omniprésente, jusque dans une barge d’écumeurs… Je ne lui jette donc certes pas la pierre. Mais c’est que cette représentation est largement erronée. Panopticon, en mettant l’accent sur l’abandon délibéré de larges pans de notre notion (un peu archaïque, du coup ?) de « vie privée » (dont témoignent déjà assez les réseaux sociaux, ce n’est certes pas votre exhibitionniste de serviteur qui prétendra le contraire ; or les réseaux sont bien entendu d’une importance capitale dans Eclipse Phase) et de la masse étouffante d’informations disponibles rendant difficile et improbable (mais pas impossible) le suivi personnalisé à toute heure, nous confronte à ce qui devrait être une évidence, mais va largement à l’encontre de nos conceptions politiques, philosophiques et littéraires : la (possibilité de la) surveillance n’est pas elle-même un problème, tout dépend de ce que l’on en fait. Le cas de la Junte jovienne est à cet égard particulièrement intéressant : cette société autoritaire, qui nous renvoie plus directement que les autres à 1984, est en même temps probablement la seule à valoriser encore, en théorie tout du moins, la sacro-sainte vie privée, du fait d’un héritage ambigu entre libertariens et néo-conservateurs ; l’hypocrisie de la chose n’en est que plus flagrante… Bien sûr, ce panoptique ne vient pas sans poser de nombreux problèmes dans l’ensemble du système, du spam au voyeurisme, mais – et c’est là ce qui est particulièrement intéressant – il est intégré. Les joueurs d’Eclipse Phase sont ainsi appelés à remettre en cause une notion qui leur apparaît sans doute essentielle, tout simplement parce que sa perception même est fondamentalement différente dans la société transhumaine. Et c’est bien là une des choses qui me séduisent tant dans ce jeu : sa réflexion poussée (le chapitre est vraiment pointu, tant dans ses considérations les plus abstraites que dans celles qui trouvent immédiatement une application sur le terrain), qui amène le joueur à s’interroger en permanence tant sur le monde d’après la Chute que sur le nôtre. Comme la meilleure science-fiction, vous dis-je… Ces données très théoriques sont à mon sens ce qui fait vraiment la force de ce long chapitre ; mais il comprend aussi des éléments plus concrets, permettant de comprendre comment joue la surveillance (et du coup aussi la contre-surveillance…) en pratique, ce qui est vraiment indispensable. Et tout cela donne lieu à divers éléments « techniques » dans le dernier chapitre (mais ceux-ci, s’ils sont d’une utilité indéniable, n’en sont pas moins un peu rébarbatifs à la lecture, notamment les listes très pinailleuses de matériel de surveillance et de contre-surveillance).
Le deuxième sujet, s’il est sans doute celui qui m’attirait à vue de nez le moins (car on sort ici du domaine philosophique et notamment éthique pour se confronter plus directement à la technologie dans ce qu’elle a de plus quotidien), n’en est pas moins capital ; à vrai dire, il est même probablement indispensable. Il s’attarde en effet longuement et de manière à peu près exhaustive (autant que possible en tout cas) sur la question des habitats (notamment, mais pas uniquement, spatiaux), question là encore très complexe, et sans doute un peu trop rapidement expédiée dans le livre de base ; ce qui pouvait se comprendre, certes, mais m’en avait rendu l’appréhension quelque peu malaisée… Je me paumais dans les différents types d’habitats, à vrai dire, qui sont devenus beaucoup plus concrets pour moi à la lecture de ce long chapitre (même si je ne saurais prétendre pour autant être incollable sur les cylindres Hamilton, hein…). On est vraiment ici dans l’aspect le plus « hard science » d’Eclipse Phase, et en même temps le plus concret. Mais l’étude de la technologie du quotidien qui est ici déployée, si elle m’a moins passionné que les développements plus abstraits et, oui, philosophiques, des deux autres chapitres de Panopticon, n’en est pas moins fort intéressante. Et d’une utilité indéniable, donc. Là encore, le dernier chapitre contient des éléments techniques en rapport avec ce questionnement, des plus indispensables aux plus improbables (comme la possibilité pour un ego de s’envelopper dans un habitat, dès lors considéré comme un morphe…).
Dernier sujet traité, et le plus spécialisé donc, les surévolués (et par la même occasion les animaux intelligents). Je me dois ici de noter une chose qui est tout à l’honneur de ce supplément : plus encore que les précédents, il est vraiment remarquablement écrit (a fortiori pour un bouquin de jeu de rôle…), sous la forme de rapports divers présentant des points de vue variés. Mais ce chapitre diffère un peu, dans la mesure où il consiste presque intégralement en une unique conférence (un cours ?) donnée par un néo-dauphin ; et le résultat est encore plus appréciable à mes yeux. Quoi qu’il en soit, c’est ici l’occasion de se poser des questions éthiques extrêmement complexes sur ce qui définit la personnalité, la conscience, l'intelligence, la place des animaux, le rôle de l’homme à leur égard… Vraiment super bien foutu. Les considérations plus concrètes ne sont pas mises de côté pour autant, bien sûr ; mais ce sont vraiment les aspects philosophiques et politiques qui m’ont ici le plus séduit. Le dernier chapitre, consacré aux informations de jeu, contient quant à lui des éléments très intéressants, dont une palanquée de nouveaux morphes qui faisaient défaut dans le livre de base (notamment ceux des néo-cétacés, certes rares, mais ô combien intriguants...).
Panopticon n’est donc pas facile à aborder : complexe, pointu, faisant usage d’un vocabulaire (notamment scientifique et technologique) extrêmement précis… Mais, s’il donne de loin l’impression de voler haut, il se révèle à la lecture aussi passionnant qu’indispensable. Une vraie réussite, pour un jeu qui n’a décidément pas fini de me fasciner…
Mais l’intérêt de Panopticon dépasse en fait la seule pratique d’Eclipse Phase : il est à même d’intéresser tout amateur de science-fiction, qu’il s’agisse d’en adapter les développements dans le cadre d’un autre jeu, ou simplement de trouver matière à réflexion sur des sujets hautement complexes, à même de nous permettre d’envisager le monde d’un œil un peu différent. Et c’est pas si courant que ça, sans doute.
Prochaine étape, très probablement, et dans un genre à vue de nez très différent : Gatecrashing. Je vous tiens au jus…
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