"KA TA", de Céline Minard
MINARD (Céline), KA TA, emballé par Scomparo, [s.l.], Rivages, 2014, [n.p.]
En ce moment, Léo Henry, qui est un gars bien et talentueux, est en résidence à la librairie Charybde, qui est bien et talentueuse, ce qui nous vaut plein de chouettes et instructives soirées parallèles à l’achèvement du premier jet de son gros livre bizarre et alléchant sur Hildegarde de Bingen (oui). Or Léo Henry est un fan de Céline Minard (qui est évidemment bien et talentueuse), et l’a du coup conviée à venir taper la causette en public, la bonne idée que voilà. C’était donc la troisième fois que la dame honorait la librairie de son auguste et fort charismatique présence (la première, c’était pour Bastard Battle, et la deuxième pour Faillir être flingué – avec un certain Nébal qui en avait profité pour rapporter quelques expériences de lectures westerneuses, voyez ici), et ça a donné une excellente rencontre croisée (que vous pourrez entendre ici).
Je m’étais juré de sortir de ce guêpier sans acheter le moindre livre (d’autant que j’ai toujours Le Dernier Monde qui prend la poussière dans ma bibliothèque, c’est mal), mais j’ai finalement craqué pour ce KA TA, que j’avais entraperçu sur les étalages de Charybde, mais sans m’y attarder plus que cela, sans doute du fait de la brièveté extrême et de la cherté corrélative de la chose (joliment « emballée » par Scomparo, ceci dit). Mais voilà : lors de ladite rencontre, KA TA a entraîné une passionnante question sur (je schématise) « l’exercice de style » (c’est qu’il s’est trouvé des buses pour critiquer cet aspect chez Céline Minard, du fait notamment de son exploration des genres), ou plutôt la contrainte que l’on s’impose comme paradoxalement génératrice de liberté. Céline Minard a traité de ce thème avec force enthousiasme, et l’échange entre les deux auteurs s’est avéré particulièrement intéressant. Ce qui, déjà, a pas mal aiguillé ma curiosité… Mais quand la dame a en outre lu deux extraits, deux katas de ce KA TA, j’ai craqué. Tsk.
Le kata, nous dit la quatrième de couverture, « est un entraînement formel dans lequel un sabreur se défend contre des ennemis imaginaires » (et là, je me rends compte que cette définition est susceptible de bien des interprétations dans le cas présent, peut-être, mais j’extrapole sans doute). KA TA, qui a été composé à l’occasion d’une résidence de Céline Minard à la Villa Kujoyama à Kyoto en 2011, consiste donc à rendre sur le papier cet exercice d’une rigueur et d’une précision intolérables. Il est composé « des douze katas communs aux différentes écoles de sabre japonaises », entourés de deux salut. Et il s’agit bien, sans doute, d’un exercice, dont la perfection est la raison d’être.
Au cours de ces tout petits chapitres (?) à la première personne indéfinie, on navigue ainsi – d’autant qu’il s’agit souvent de trajets – dans un Japon qui peut être aussi bien mythique, féodal ou moderne, c’est selon. Mais, toujours, l’ennemi invisible du kata, ce « fantôme », y trouve à s’incarner, sous une forme qui peut être animale ou humaine (ou autre encore, probablement). L’affrontement est dès lors inéluctable.
Mais l’art de Céline Minard lui permet de transcender l’horreur du combat, sa brutalité, pour rendre à la perfection la perfection des gestes, dans une chorégraphie d’une extrême précision, au millimètre, qui débouche sur une poésie de la violence sèche, une esthétique du démembrement harmonieux. La chair découpée d’un coup unique et irrémédiable, le sang qui gicle, la peur qui suinte (le temps si bref où elle parvient à s’exprimer), se combinent dans un tableau sur le vif d’une majesté étrange, d’un presque-gore détaché de la pornographie, pour révéler en définitive une beauté qui ne devrait pas être et qui pourtant tétanise le lecteur-spectateur d’une admiration sans faille.
Poésie, oui. L’exercice dans la contrainte, inévitablement ou presque, a cette connotation d’esthétique pure, où le geste du sabreur comme la plume de l’auteur auraient tout pour devenir une fin en soi, malgré l’ennemi, malgré le lecteur. Et pourtant, il y a quelque chose d’autre, comme une épiphanie jaillissant du bref chaos du combat : au-delà de la pure rigueur formelle tendant à la perfection, dans une économie de moyens stupéfiante, s’instaure, dans le cadre de l’affrontement comme dans celui de sa mise par écrit figeant la vitesse dans une éternité contemplative, une forme de dialogue, un échange douloureux, fatal, mais un échange néanmoins. D’où les saluts, sans doute.
Poésie… Les éventuels habitués de mes élucubrations bloguesques savent sans doute à quel point j’y suis imperméable, voire farouchement hostile (mais il y a bien sûr de la pose, ici…) – cachez ces sonnets que je ne saurais voir. Pourtant, cette fois, j’admire en admettant ma défaite. KA TA est beau, il est ce que la poésie devrait être (tout comme l’est, dans un tout autre registre, Intrabasses de Jeff Noon). L’exercice, la contrainte, en se jouant des structures académiques du vers pour les sublimer dans la prose, d’une musicalité et d’une puissance évocatrice étonnantes, fascinent le lecteur, et probablement le transforment.
Je ne sais pas si la littérature, de manière générale, a une « mission », une « fonction »… À vrai dire, j’en doute. Et je ne suis guère en temps normal un ardent défenseur du « travail »… Mais il y a dans KA TA comme une raison d’être, une justification de l’acte d’écrire comme une fin en soi… qui n’est pourtant, peut-être, qu’apparente. L’exercice, quoi qu’il en soit, est bouleversant de précision, de finesse et d’à-propos. Et générateur de quelque chose qui dépasse le lecteur, et peut-être même l’auteur. Démonstration éclatante que l’art peut atteindre à une supposée idée de la beauté, et que, oui, la contrainte peut être génératrice de liberté.
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