"Le Groenland retrouvé. La 'Relation du Groenland' d'Isaac de Lapeyrère"
Le Groenland retrouvé. La Relation du Groenland d’Isaac de Lapeyrère, établissement du texte, annotations et postface de Fabienne Queyroux, avant-propos de Frantz Olivié, Toulouse, Anacharsis, coll. Famagouste, [1647] 2014, 170 p.
Je ne saurais dire à quand remonte au juste mon goût des récits polaires – mais ça fait sans doute longtemps, je devais déjà les priser particulièrement quand, tout ado, j’ai découvert fasciné Les Montagnes Hallucinées de H.P. Lovecraft… Ceci dit, et justement, cet intérêt s’est longtemps tourné en priorité vers l’Antarctique. Mais ça a changé (au lycée, probablement) quand la lecture de Jean Malaurie – d’abord et surtout Les Derniers Rois de Thulé, ensuite Hummocks – m’a amené à envisager d’un œil plus attentif le grand Nord, avec cette dimension essentielle : le peuplement humain. Certes, dans un sens, l’altérité totale du désert antarctique a quelque chose de plus immédiatement saisissant, mais cette idée qu’il se trouve des hommes pour vivre dans des conditions très similaires, et pour nous si intolérables, m’a durablement fasciné ; pour continuer dans les évocations science-fictives, j’aurais envie de dire que c’est ce qui distingue la découverte d’une exo-planète sans vie et sans possibilité d’y établir vraiment d’établissement permanent, aussi bouleversante soit-elle, et celle d’un monde habité par de bien étranges extra-terrestres, qui s’avèrent pourtant si proches de nous, et nous renvoient du coup une image étonnante de notre propre condition. Et c’est donc notamment Les Derniers Rois de Thulé qui a joué en ce sens, en me faisait découvrir véritablement le monde inuit (le présent texte préfère parler d’ « Eskimos », ce qui m’a paru étrange, mais bon, je n’ai rien d’un spécialiste de la question), et plus largement le Groenland.
Le Groenland… La Relation qu’en livre ici le diplomate et humaniste français Isaac de Lapeyrère (1596 ? – 1676) en témoigne assez, ce fascinant « bout du monde » avait de quoi exciter l’imagination des Européens des époques médiévale et (peut-être plus encore ?) moderne. Car ce monde rude était lointain et difficilement accessible, au péril de la vie ; car ce monde, donc, était habité, quand bien même par des « Sauvages » ; à quoi s’ajoutait une dimension mythique, dans la mesure où l’on savait qu’il avait été « colonisé » par des Européens… avant que l’on en perde toute trace dans des conditions pour le moins mystérieuses.
Lapeyrère, en mission diplomatique au Danemark, répond aux attentes de ses amis humanistes en livrant des dissertations sur les terres méconnues du grand Nord. Il écrit d’abord une Relation de l’Islande – qui ne sera cependant publiée que bien plus tard –, puis, donc, cette Relation du Groenland qui en est dans un sens la suite logique, mais ô combien plus radicale. L’ouvrage rencontrera un certain écho, sera abondamment cité et commenté (ainsi que la carte qui l’ouvre), et constituera longtemps une source d’importance sur cette contrée lointaine et quasi inaccessible.
L’ouvrage (assez court, le texte de Lapeyrère s’arrête p. 110, après quoi suit une longue, érudite et passionnante postface de Fabienne Queyroux, qui a par ailleurs établi le texte et l’a copieusement annoté – tout ce paratexte s’avère bien vite indispensable), qui prend la forme d'une lettre au philosophe sceptique François de La Mothe Le Vayer (comme le précédent texte sur l’Islande), est quelque peu déconcertant au premier abord. Déjà dans sa volonté de mêler aspects strictement géographiques (assez arides pour un béotien tel que votre serviteur), historiques (en deux temps : le « Vieux Groenland » d’Erik le Rouge, puis le « Nouveau Groenland » redécouvert bien plus tard par une autre route et sur d’autres côtes) et ethnologiques (sur ceux que Lapeyrère appelle d’abord « Skrelingres » pour l’époque médiévale puis simplement « Sauvages » à l’époque moderne – ce qui fait sens, mais on y reviendra). Mais aussi dans son étrange rapport aux sources : Lapeyrère – qui ne s’est bien évidemment pas rendu lui-même au Groenland, c’était pour le moins compliqué... – se fonde sur les textes qu’il trouve au Danemark, ou que lui fournissent là-bas ses amis érudits (et pas des moindres) ; mais, si bon nombre de ces textes sont en latin, ce qui ne posait pas de problème pour notre humaniste, d’autres sont rédigés en danois, langue qu’il ne comprend pas : dès lors, il se fonde sur la traduction que lui font obligeamment ses amis, ce qui est d’une méthode a priori critiquable… Mais cela ne l’empêche certes pas de se livrer à une critique des sources qui fait de sa Relation du Groenland, à bien des égards, un ouvrage pionnier ; et cet aspect critique, pour ne pas dire sceptique, éclate en bien des occasions, au-delà du seul travail des sources – fondamental, et particulièrement déterminant pour l’établissement de la carte introductive, qui rejette les éventuelles « fantaisies » auxquelles se livraient volontiers les géographes du temps, complétant par des « tracés probables » les régions inconnues de peur de laisser des blancs… –, ainsi dans un long aparté sur les « cornes de licornes », dont le commerce était alors fructueux : si Isaac de Lapeyrère en profite pour étaler avec un brin de suffisance son érudition (biblique, grecque, latine), il décrit surtout le cheminement intellectuel qui l’a amené à admettre que ces prétendues « cornes de licornes » (dont, en France, celle du trésor de Saint-Denis) provenaient en fait d’animaux marins, les narvals, et par ailleurs qu’il s’agissait plus probablement de dents que de cornes à proprement parler… ce qui ne l’empêche pas, ceci dit, de reprendre à son compte une amusante chronique sur les monstres marins des eaux septentrionales.
Si le titre choisi pour cette édition fait état d’un Groenland « retrouvé », Lapeyrère ne s’en tient cependant pas là, et remonte à sa découverte par les Européens au Xe siècle, par le célèbre (et peu recommandable) Erik le Rouge et ceux qui l’avaient suivi dans son exil. Les Islandais y établissent deux colonies, une dite de « l’Est » (en fait au Sud, la côte Est ne sera véritablement découverte que lors des voyages de l’époque moderne) et l’autre de « l’Ouest ». La distance n’empêche pas d’établir (ou conserver) des liens avec la Norvège, qui entraîneront notamment bientôt la conversion au christianisme des colons païens. Se posera dès lors, bien vite, la question du tribut à payer à la « métropole »… Les liens seront ainsi entretenus, sans grande difficulté apparente, jusqu’au milieu du XIVe siècle (au moins), après quoi ils cesseront, dans des conditions et à une date mystérieuses… Qu’est-il donc advenu au juste de ces colonies ? Les couronnes scandinaves ont toujours voulu croire à la perpétuation des établissements européens du Groenland, ou du moins à la survie des colons (nuance importante, sur laquelle on reviendra), et l’idée derrière les expéditions de l’époque moderne était de ré-établir un lien interrompu par le fil du temps ; mais Lapeyrère se montre beaucoup plus sceptique… et, quand il évoque le rôle de la peste noire qui a frappé la Scandinavie en 1348 dans la rupture des liens, il suppose par la même occasion que celle-ci pourrait bien avoir anéanti les établissements du Groenland.
Puis, après une longue interruption, il y aura la « découverte » de l’Amérique. Et les voyages reprendront dans le grand Nord, visant soit à redécouvrir ces terres abandonnées (par les Européens…), soit, déjà, à établir un hypothétique « passage du Nord-Ouest » qui obsèdera longtemps les explorateurs (ce qui implique bien des questions quant au Groenland : est-ce un continent à part entière ? Est-il rattaché à l’Amérique ? Ou peut-être à la Tartarie, c’est-à-dire à l’Asie ?). L’ancienne route suivie par les marins islandais est devenue impraticable (pour des raisons qui m’ont un peu dépassé, mais tenant sans doute au climat) ; dès lors, c’est une nouvelle route qui est employée par les explorateurs (scandinaves, mais aussi anglais et hollandais), et qui aboutit à la « découverte », dans des conditions particulièrement difficiles – on a vraiment l’impression d’un contraste énorme entre les voyages médiévaux et leurs équivalents modernes –, de ce « Nouveau Groenland » qui enflamme l’imagination. Les monarques scandinaves souhaitent développer ces expéditions – dans le but affiché, donc, de retrouver les descendants des vieux colons –, mais celles-ci, coûteuses, rudes, et à bien des égards frustrantes, ne seront guère nombreuses, bien loin du commerce de l’époque précédente, et il faudra user d’artifices pour « forcer » de nouveaux voyages, presque toujours décevants…
Et puis il y a la dimension ethnologique de cette Relation du Groenland. Isaac de Lapeyrère (faute de sources ?) ne s’attarde guère sur les « Skrelingres » rencontrés par Erik le Rouge et ses compagnons (mais leur évocation est néanmoins essentielle et déterminante pour la thèse de notre humaniste). Il s’intéresse surtout à ceux qu’il qualifie simplement de « Sauvages », qui sont rencontrés par les expéditions de « redécouverte ». Ce ne sont pas les « bons sauvages » qui connaîtront un tel succès dans la littérature du siècle suivant : Isaac de Lapeyrère évoque des rencontres pour le moins conflictuelles, voire carrément violentes, et en dresse un portrait peu flatteur d’êtres cruels et rusés… Il leur reconnaît néanmoins bien des qualités, faisant notamment état de leur ingéniosité et de leur habileté, ainsi à propos des kayaks. Et on trouve ainsi bien des éléments d'ordre ethnologique, autrement plus sérieux (jusque dans les illustrations) que ce que l’on rencontrait alors dans la littérature « de voyage ». Mais il livre aussi quelques belles pages très émouvantes sur ces Groenlandais, et notamment sur le triste sort de ceux qui avaient été capturés par les Européens pour être ramenés au Danemark : leur attachement à leur terre natale, leur détresse à l’idée de la quitter, leurs tentatives désespérées (et à vrai dire suicidaires) pour fuir la captivité et retourner au Groenland par tous les moyens, sont profondément poignants. Sans même parler de l’évocation de leur mort de chagrin en captivité : aucun de ceux qui ont été pris ne reverra le Groenland…
Mais l’évocation de ces « Sauvages » remplit un rôle fondamental pour notre humaniste, en ce qu’elle entre en résonance avec sa thèse la plus fondamentale, même si pas encore publiée à l’époque, et qui lui vaudra bientôt des ennuis : celle des Préadamites. La « découverte » du « Nouveau Monde », et donc de ses habitants, avait entraîné d’importants questionnements historiques et théologiques : d’où venaient donc ces indigènes ? Étaient-ils touchés par le péché originel via Adam ? Si l’Église, lors du concile de Valladolid, et à la suite du fameux Bartolomé de Las Casas, a finalement affirmé que les Amérindiens étaient bien des hommes et qu’ils avaient une âme, cette question de la filiation à Adam restait âprement discutées : s’opposaient ceux qui, dans une vision biblique orthodoxe, faisaient descendre tous les hommes de l’Adam décrit par la Genèse, et ceux qui doutaient, imaginant qu’il ne fallait peut-être pas se livrer à une lecture littérale de la Bible, et que l’humanité pouvait émaner d’un certain « polygénisme », passant éventuellement par « plusieurs Adam » pour « justifier » la souillure initiale. C’est cette dernière vision que retient pour sa part Lapeyrère, et mine de rien c’était alors très audacieux (et cela lui vaudra des soucis religieux, qui le forceront en définitive à abjurer le protestantisme et à embrasser la religion catholique tout en condamnant ses thèses passées – même s’il ne le fera à certains égards qu’à reculons, et continuera parallèlement jusqu’au bout à défendre un certain « messianisme juif », confiant au roi de France le soin, non seulement de rassembler les chrétiens, mais aussi de reconduire le peuple hébreux en Terre sainte), même si certains allaient sans doute plus loin (ainsi le célèbre Giordano Bruno qui, pour ce que j’en ai compris, faisait de la nature – et non de Dieu – la cause suffisante de l’apparition de toute vie sur Terre, ce qui incluait l’humanité). Le fameux juriste et humaniste hollandais Grotius, que l’on connaît surtout pour être le fondateur de l’école moderne du droit naturel, entendait pour sa part faire descendre les Américains du Nord, dont les Groenlandais, des anciens colons norvégiens (en se fondant notamment sur des considérations philologiques pour le moins douteuses), et la couronne norvégienne allait également dans ce sens : les « Sauvages » ne pouvaient qu’être des descendants des compagnons d’Erik le Rouge, que les vicissitudes de l’histoire avaient ramené à un stade « primitif » (et, pire que tout, païen… ce qui justifiait bien entendu de nouvelles expéditions dans un but d’évangélisation). Lapeyrère n’y croit pas, et même si, prudent, il n’affiche pas clairement ici sa théorie préadamite pas encore publiée, il combat néanmoins « en creux » les arguments de ses adversaires (et s’en prend clairement à Grotius, même si c’est par des allusions détournées ; il faut dire que Grotius avait déjà auparavant critiqué notre auteur pour ses « songes »…). D’où l’importance de l’évocation de « Skrelingres », même si elle est assez brève : le Groenland, les chroniques en témoignent, était déjà peuplé quand les Norvégiens l’ont « découvert »…
Je m’arrête là, même s’il y aurait encore bien des choses à dire. Ce Groenland retrouvé, à l’édition irréprochable, est un bien bel ouvrage, un document passionnant, et dont, accessoirement, la langue précieuse et contournée m’a séduit. Au-delà de la seule évocation – en soi fascinante – de ce « monde perdu » qu’était alors le Groenland, il ressuscite également pour nous un autre « monde perdu » : celui des cercles intellectuels des humanistes du XVIIe siècle, qui, de par leur confrontation aussi érudite qu’audacieuse aux découvertes d’alors, ont permis de mieux comprendre notre Terre, et, en s’interrogeant sur les « autres », nous ont tendu un salutaire miroir, aboutissant à la redéfinition de la place de l’homme dans l’univers.
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