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"L'Alphabet de flammes", de Ben Marcus

Publié le par Nébal

"L'Alphabet de flammes", de Ben Marcus

MARCUS (Ben), L'Alphabet de flammes, [The Flame Alphabet], traduit de l'anglais (États-Unis) par Thierry Decottignies, [s.l.], Éditions du Sous-Sol, coll. Feuilleton Fiction, [2012] 2014, 345 p.

 

C'est un lieu commun, mais qu'il est parfois bon de rappeler : la meilleure science-fiction ne se publie pas toujours dans les collections dévolues au genre, loin de là. On ne compte à vrai dire pas les fois où, sous un dehors anodin – ou plus exactement débarrassé de ces putains de vaisseaux spatiaux flashouilles qui n'ont pas toujours grand-chose à voir avec le contenu –, se dissimule en fait un vrai bon bouquin de genre, par exemple de science-fiction. S'il fallait n'en citer qu'un, je mentionnerais ainsi l'époustouflant Enig Marcheur de Russell Hoban, paru chez Monsieur Toussaint Louverture, et qui écrasait de sa superbe la concurrence – si tant est qu'on puisse parler de concurrence, même en ces temps où le post-apo (a fortiori à tendance zombifique) envahit régulièrement les étals, presque autant que les uchronies (c'est dire).

 

Mais L'Alphabet de flammes, donc. Eh bien, dans un sens, figurez-vous qu'il s'agit là aussi d'un roman catastrophe/post-apo. Mais d'une nature abstraite et ne jouant pas la carte du réalisme, ce qui peut faire penser aux premiers romans de J.G. Ballard (très justement cité en quatrième de couverture par l'honorable Michael Chabon ; ses louanges sont complétées par celles de Jonathan Safran Foer, Tom McCarthy et Jonathan Lethem). Ce premier roman édité par la revue Feuilleton, sauf erreur, sous une couverture par ailleurs très zulmesque (mais en mieux, enfin je trouve) nous narre en effet le sort tragique infligé au monde, et en premier lieu à une famille, par une étrange épidémie de toxicité du langage.

 

Sam et Claire, les Juifs sylvestres qui s'en vont écouter les sermons du rabbin dans leur trou caché dans la forêt, auraient tout pour être heureux avec leur fille Esther. Sauf que celle-ci est une adolescente, chose horrible en soi. Mais, pire encore, ses colères et récriminations, innombrables, et peu importe qu'elles soient fondées ou pas, rendent les adultes malades – et en premier lie, bien sûr, Sam et Claire. Le phénomène est loin de se limiter à cette petite famille, et il faut bientôt se rendre à l'évidence : la parole des enfants tue. Si ceux-ci semblent immunisés aux effets néfastes du langage, il n'en va pas de même de leurs aînés. Mais à partir de quel âge, d'abord ? Esther n'est-elle pas condamnée à subir elle-même ce triste sort à brève échéance ?

 

Dans un roman post-apocalyptique classique, a fortiori zombifique, il se serait sans doute trouvé un imbécile pour faire usage de la manière forte. Mais pas ici, heureusement – le caractère très particulier de l'épidémie, viscérale, y est sans doute pour quelque chose. On aurait certes pu tenter de déporter les enfants – ô les images guillerettes que cela susciterait ! – mais on préfère finalement jouer la carte de la quarantaine, laisser les gosses se débrouiller, et convoyer les adultes au loin, dans une fuite douloureuse mais nécessaire.

 

Claire, dont l'état est bien avancé, échappe à ce grand départ, et Sam ne peut rien faire pour elle – mais à vrai dire on a le sentiment qu'il s'en fout un peu. Quoi qu'il en soit, Sam rejoint pour sa part, à Forsythe, le laboratoire de recherche où le mystérieux LeBov (ou est-ce « un » LeBov, ce personnage que l'on a tout d'abord connu sous le nom de Murphy?) entend d'une manière ou d'une autre percer les secrets de la toxicité du langage. Car celle-ci s'étend : si les enfants sont toujours immunisés, les adultes entre eux se font du mal en parlant, et n'ont bientôt pas d'autre choix que le mutisme ; la lecture n'est pas épargnée, génératrice de douleurs insoutenables ; ne reste plus, pour communiquer, que de pomper un bien éphémère sérum sur des gosses auxquels on n'a bien évidemment pas demandé leur avis.

 

Sam travaille pour sa part sur l'écriture, la toxicité des alphabets. Il triture les langues et leurs représentations graphiques, cherchant ce qui nuit, et tout autant le symbole salvateur qu'il croit trouver dans une lettre « hébraïque » de son invention. Et, quand il ne travaille pas, il mange, il dort et il baise – une tape sur l'épaule n'a alors rien d'équivoque.

 

Pourtant, Sam est quelque peu torturé par son passé, cette illusion de famille idéale toute américaine. Il cherche Claire parmi les réfugiés tardifs, il guette Esther au visage nécessairement flouté sur les vidéos trafiquées qui lui parviennent de son ancien havre. Se pose, au-delà, la question de l'amour, filial ou dans le couple. Il s'agit de dépasser les conventions au risque de s'y enfermer, et de reconstituer une vraie raison d'être à tout cela. Utopie absurde où la notion même de famille ferait sens, tandis que les mots permettant de l'exprimer ne seraient plus qu'un souvenir honni d'un passé à fuir – oui, il est beaucoup question de « fuite » dans ce roman.

 

L'intelligence et la justesse du propos de L'Alphabet de flammes sont indéniables, et le placent d'emblée au-dessus du lot. Sa bizarrerie, son absurdité entre Kafka et Lynch, son pessimisme (ou pas) désabusé (ou pas non plus) contribuent de même à sa singularité. À l'évidence, nous sommes là devant un bon, et même un très bon roman de science-fiction. On regrettera donc d'autant plus qu'il ait été snobé par les éditeurs habituels du genre, mais aussi par ses critiques, qui l'ont relégué dans les oubliettes, snobé en somme par les autorités constituées, fières de leur ghetto.

 

Je n'irais pas pour autant jusqu'à parler de chef-d'œuvre (il manque peut-être pour le coup un peu trop d'émotion pour cela, ou plus exactement peut-être d'implication du lecteur), mais je n'ai aucun doute sur la très grande qualité de cette première publication fictionnelle de Feuilleton. À suivre, donc...

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