"Taxi Driver", de Richard Elman
ELMAN (Richard), Taxi Driver, [Taxi Driver], basé sur un scénario de Paul Schrader, traduit de l'anglais (États-Unis) par Claro, Paris, Seuil, coll. Points, 2014, 168 p.
Bon, vous avez nécessairement tous vu Taxi Driver, sans doute le plus grand chef-d'œuvre de Martin Scorsese, qui en compte tout de même quelques-uns à son actif, et avec un Robert De Niro qui crève l'écran comme jamais. Il fait partie de ces rares films que l'on peut très officiellement qualifier de « cultes », à tel point en fait que certaines scènes ont dépassé l'œuvre originale pour devenir dans un sens des clichés (et n'est-ce pas le propre du génie que d'inventer des clichés?). S'il fallait n'en citer qu'un seul exemple, ce serait cette phénoménale séquence qui voit De Niro s'exciter sur son double dans un miroir : « Are you talking to me ? »
Une question qui, si ça se trouve, prend un tout autre sens – à moins qu'elle n'en renforce le sens originel – depuis la parution en français du court roman que le poéteux Richard Elman a tiré du scénario de Paul Schrader, pour une sortie parallèle si je ne m'abuse. On serait tenté de parler de novélisation, et pourtant non, probablement pas ; ou alors cette novélisation-là constitue un exemple de ce que ce « genre », si tant est qu'il mérite ce nom, peut produire de plus intéressant ; et même pas dans la variation, mais dans la fidélité.
En effet, tout cela est très fidèle au film – et le plaisir d'en revivre certaines scènes emblématiques est immense, jouant un grand rôle dans l'appréciation finale du livre. Nous avons donc Travis Bickle, un vétéran du Vietnam, largement paumé, voire un peu concon, pas à sa place d'une manière ou d'une autre. Insomniaque, il passe ses nuits newyorkaises à mater des boulards au cinoche, et se dit que ce n'est pas terrible comme perspective d'avenir. D'où ce double projet pour remplir ce vide nocturne : trouver un boulot afin qu'on le paye pour ses insomnies – ce sera donc chauffeur de taxi ; et tenir un journal.
Et c'est sans doute là la très grande force de ce Taxi Driver signé Richard Elman : ce journal est (la plupart du temps, je mettrais tout de même un bémol sur le paroxysme final) d'une authenticité telle que l'on a envie de dire que le poéteux Elman s'efface pour laisser la place au paumé Travis Bickle, avec sa syntaxe hasardeuse, ses maladresses n'excluant pas, loin de là, quelques fulgurances poétiques (mais qui sonnent juste, parfaitement appropriées), ses pensées à dix balles ô combien plus émouvantes que les pseudo-traités qui prétendent définir et cerner l'homme sans rien en connaître. Travis Bickle, lui, est vrai, un homme authentique, Son existence dépasse celles de Scorsese, De Niro, Schrader et Elman ; il est plus qu'eux. Un loser magnifique, qui reste criant de vérité même quand il se mue en archétype, témoin idéal de la folie à laquelle peuvent conduire la solitude et la frustration.
Car « l'épopée » (un bien grand mot, certes) de Travis Bickle, au fil de ses courses nocturnes, est avant tout un éprouvant récit du désarroi teinté de haine, du Ratage avec un grand R, Ratage inacceptable et qui débouchera sur cette dangereuse volonté obsédante : il faut faire quelque chose. Quitte à se transformer en Booth ou Lee Harvey Oswald, les idoles de Travis, avec pour cible le politicard Palantine, dont il ne sait par ailleurs à peu près rien.
Palantine, il s'y est (vaguement) intéressé à cause d'une femme – Betsy. Oui, une femme, forcément... Travis drague maladroitement cette beauté, quitte à se montrer inquiétant, mais cet harcèlement lui vaut étrangement d'obtenir un rencard avec elle ; scène aussi immortelle que navrante où Travis emmène Betsy au cinéma – le seul genre de cinémas qu'il connaisse, et donc un porno... Betsy, BCBG, ne s'en remettra pas.
Et puis, au hasard d'une course, il y a aura une autre femme, ou plutôt une fille, Iris – prostituée mineure (incarnée à l'époque par la toute jeune Jodie Foster, déjà parfaite). L'ambition meurtrière et auto-destructrice de Travis est chamboulée par cette rencontre de hasard. Et, de tueur de politicard, Travis tend à devenir dès lors un vigilante, une sorte de Punisher du (très) pauvre, avec son stupéfiant iroquois d'avant l'heure (dans le film en tout cas, je ne suis pas sûr qu'il le garde aussi longtemps dans le livre).
Tout cela, et plus encore, se retrouve dans le roman de Richard Elman, certes bref, mais tout aussi dense. Bien écrit parce que « mal écrit », émouvant dans ses comptes-rendus de drames du quotidien sur le mode de l'anecdote anodine, il reproduit le tour de force du chef-d'œuvre de Scorsese, en incarnant à merveille un attachant et terrifiant moins que rien, sans misérabilisme vaguement populiste, mais bien au contraire avec une précision au millimètre soulignant chaque séquence d'un trait d'authenticité indéniable.
J'ajouterai enfin, sur une note plus personnelle, que ce portrait de Travis Bickle m'a énormément remué : je pense comprendre sa solitude, sa haine, son envie de devenir quelqu'un – peu importe si je ne me reconnais certainement pas dans les moyens qu'il décide d'employer à ces fins.
Travis Bickle, quoi qu'il en soit, est un merveilleux quidam. Et si le roman signé Richard Elman n'a sans doute pas la force époustouflante du métrage de Scorsese, il en constitue néanmoins un complément bienvenu – forcément marqué par les images du film, bien sûr : De Niro est Travis Bickle, et il ne saurait en être autrement. Pas une variante, donc, pas une simple mise par écrit non plus : un approfondissement très bien vu sous ses dehors faussement anodins. Ce qui n'est certes pas rien, quand on voit le monument qui lui a servi de base.
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