Epées et brumes, de Fritz Leiber
LEIBER (Fritz), Épées et brumes, [Swords in the Mist], traduit de l'américain par Jacques de Tersac, Paris, Pocket, coll. Science-fiction, [1968, 1982] 1985, 217 p.
Retour au « cycle des Épées » de Fritz Leiber avec ce troisième tome intitulé Épées et brumes, comprenant des nouvelles (arrangées selon la chronologie interne) publiées entre 1947 et 1968. J'avoue l'avoir trouvé un tout petit peu moins bon que les précédents, même si cela reste plus que sympathique et largement au-dessus du lot (le changement de traducteur a pu jouer un rôle, d'ailleurs, que je ne saurais quantifier). C'est en tout cas l'occasion de découvrir de nouvelles facettes du cycle, qui s'éloigne largement de Lankhmar.
La célèbre cité n'est en effet le théâtre que des deux premiers textes. « Le Nuage de haine », qui introduit ce volume, consiste pour l'essentiel – j'ai l'impression que c'est récurrent chez Leiber, en tout cas dans ce cycle – en une longue mise en place, à la résolution probablement un peu expédiée. Il joue du thème du fanatisme religieux, assez important dans ce troisième tome (c'est encore plus flagrant dans le texte suivant, j'y viens), mais fait surtout preuve, en dépit de son atmosphère horrifique, de beaucoup d'humour, Fafhrd et le Souricier Gris y ayant une longue conversation d'ivrognes avant que surgissent des ténèbres d'inévitables tentacules. Sympathique, mais un peu frustrant.
J'y ai de loin préféré « Jours maigres dans Lankhmar », qui me fait l'effet, à vrai dire, d'être le meilleur texte du cycle à s'en tenir à ces trois premiers volumes, alors qu'il n'a absolument rien d'épique. Nous y voyons Fafhrd et le Souricier Gris se séparer, le premier cherchant son salut dans un culte éphémère et sur le point d'être oublié de tous avant même d'avoir suscité le moindre intérêt, tandis que le Souricier Gris mène une vie de débauche au service d'un usurier. Inévitablement, au bout d'un moment, ledit usurier va s'intéresser au culte d'Issek-de-la-Cruche, devenu soudainement populaire du fait de l'action de Fafhrd, acolyt doué, aussi à l'aise dans l'évocation héroïque, à la manière des scaldes, d'un dieu qui ne l'était guère, et prêchant la Paix tout en faisant office de garde du corps avec l'efficacité qu'on lui connaît. Ce récit très astucieux et drôle est vraiment excellent, même s'il semble prendre le contre-pied du reste du cycle, et la satire de la religion y est aussi pertinente qu'hilarante.
Bien sûr, le couple de héros ne pouvait que se reformer. Et le voilà qui quitte Lankhmar (un peu précipitamment) pour reprendre la mer. Car « La mer est leur maîtresse », pour citer le titre de la très, très brève nouvelle suivante.
Mais il ne s'agit à vrai dire que d'une transition, sans autre intérêt, pour arriver à « Quand le Roi de la Mer est au loin », sans doute la nouvelle la plus « classique » de ce troisième tome, et qui, malgré son humour, notamment dans les relations ulcérées de nos deux héros, m'a paru bien trop convenue (même pour un texte de 1960), et ne m'a guère passionné. C'est surtout en raison de cette nouvelle épopée maritime, un peu flemmarde à mes yeux, que ce recueil m'a semblé un poil moins convaincant que les deux précédents.
« Le Mauvais Chemin », ensuite, n'est à nouveau qu'une transition et rien d'autre, qui réintroduit le personnage de Ningauble-aux-Sept-Yeux pour justifier la nouvelle (ou plutôt la novella) suivante.
« Le Jeu de l'Initié » a été originellement publié en 1947, et écrit semble-t-il bien avant encore (le premier jet, du moins). On peut y oublier Lankhmar et même l'ensemble de Newhon, comme le font d'ailleurs nos héros. Car la magie de Ningauble leur fait ici vivre une aventure extra-dimensionnelle. Et c'est dans notre dimension que déboulent Fafhrd et le Souricier Gris, plus précisément dans le Proche-Orient antique (après Alexandre). L'exotisme n'en est pas moins présent dans ce long texte où l'on voyage beaucoup dans notre passé, même si l'essentiel de la quête confiée par Ningauble, très Donjons & Dragons avant l'heure, est expédiée en quelques paragraphes seulement. Le plus intéressant dans ce long texte est de toute façon ailleurs, dans le récit que fait la belle et inquiétante Ahura de son enfance jusqu'au moment présent (et qui a une tonalité assez lovecraftienne, d'ailleurs, notamment en ce qu'elle use de la thématique de l'échange corporel ; mais cela n'a sans doute rien d'étonnant, de même que pour ce qu est des aspects « lovecraftiens » de certaines nouvelles des deux premiers volumes ; Fritz Leiber était un correspondant du gentleman de Providence dans ses dernières années, et avait même commencé par user de son lexique « mythique » dans ses premières nouvelles). Un « défaut » (qui ne concerne peut-être que moi ?) m'empêche cependant de priser autant cette novella que « Jours maigres dans Lankhmar » : j'ai tout de même trouvé ça un brin confus par moments, et je m'y suis perdu un tantinet à l'occasion (la traduction a peut-être joué).
Si Épées et brumes, à cause du petit coup de mou maritime, ne m'a pas aussi farouchement convaincu que les deux tomes précédents, il reste néanmoins plus que recommandable, et représente bien dans l'ensemble ce que l'heroic fantasy a produit de meilleur ; indispensable malgré tout, donc.
À suivre avec Épées et sorciers.
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