"Histoires", d'Arno Schmidt
SCHMIDT (Arno), Histoires, traduction de l'allemand et postface par Claude Riehl, Auch, Tristram, coll. Souple, [1966, 2000] 2015, 174 p.
Drôle de métier que celui d'écrivain, quand même. Entre 1955 et 1959, époque de composition de ces Histoires, Arno Schmidt a déjà publié ce que l'on considère souvent comme son chef-d'œuvre, asseyant son style comme sa renommée, l'extraordinaire Scènes de la vie d'un faune. Il n'en vit pas pour autant, bien sûr, et loin de là ; il est même passablement dans la dèche, et ses rapports avec ses éditeurs sont conflictuels, ces derniers refusant de publier ses œuvres ultérieures. C'est alors qu'un ami – un Méphistophélès ? – lui fait cette suggestion saugrenue : se tourner vers les journaux et revues... et écrire des histoires – ô mon Dieu ! – « simples » et immédiatement « compréhensibles » de tous. C'est de ces papiers éparts que va naître ultérieurement ce recueil d'Histoires, effectivement – mais peut-être en apparence seulement ? – d'un abord nettement plus aisé que Scènes de la vie d'un faune, même si le dernier texte, baptisé de manière arrogante « Parasélène et yeux roses (n° 24 de la série Faust de l'auteur) », en rappelle quelque peu la manière.
Pour le reste, nous avons donc... des Histoires, « compréhensibles » et cependant plus riches qu'il n'y paraît, et certes pas dénuées d'intérêt. En fait, Arno Schmidt y déploie tout son sens du détail et de l'anecdote, autre façon d'envisager un grand écrivain, et ceci quitte à picorer dans ses propres œuvres... ou dans celles des autres (on a inévitablement parlé de « plagiat », mais le terme n'est guère approprié ; disons plutôt « recyclage »...).
On peut distinguer deux catégories dans ces Histoires : dans la première, qui occupe essentiellement le début du recueil malgré quelques retours plus tardifs, nous vivons dans la bonne société allemande réunie autour du chef géomètre Stürenburg, à la retraite, petit cénacle très XIXe siècle qui raffole de contes macabres et d'anecdotes cruelles. Ces histoires « macabres » (au sens où il y a souvent au moins un mort à la clé) sont probablement les plus « classiques » du recueil, mais elles me paraissent aussi les plus réussies ; la peinture de ce petit monde bourgeois, fait de pédants et de bigotes, est un vrai délice. On s'identifie très tôt à ces personnages hautement caricaturaux, et l'on s'immisce ainsi dans leur conversation futile, qui est cependant pour l'auteur l'occasion de déployer son savoir passionné sur la géométrie, l'astronomie, etc.
Le reste n'est certes pas négligeable pour autant. Exeunt Stürenburg et compagnie, oui, mais reste le narrateur, à l'âge fluctuant, généralement écrivain, généralement aigri, toujours dans la dèche. On tend bien évidemment à reconnaître, sous ces « déguisements » qui ne déguisent en somme rien, l'Arno Schmidt d'alors, avec ses lubies (notamment bibliophiles) et son « voyeurisme », qui en fait là encore un maître de l'anecdote. L'anodin prend vie sous la plume inspirée de l'auteur, qui se livre mine de rien, et à partir de ce quasi-rien, à des études de mœurs très fines, ou à des circonvolutions psychologiques, sociologiques, politiques, philosophiques, ce que vous voudrez.
Et puis, des fois, il se lâche malgré tout, ainsi dans « son » Faust, peut-être manière de régler ses comptes avec la littérature allemande, qui rappelle au-delà qu'Arno Schmidt n'est pas qu'un peintre d'anecdotes, mais sans doute avant tout un puissant styliste, redoutable dans son maniement iconoclaste de la langue (félicitations inévitables au traducteur Claude Riehl) ; j'aurais envie de dire « poète », du coup, mais un vrai...
Contrairement à ce que prétend la quatrième de couverture, je ne ferai pas de ces Histoires une porte d'entrée idéale pour l'œuvre d'Arno Schmidt : elles sont trop « normales »... Mais ce détour par la « normalité » n'empêche en rien ces brefs textes de constituer un recueil fort recommandable, témoignant des multiples facettes d'un écrivain de génie.
Commenter cet article