Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

"L'Appel de Cthulhu : Le Musée de Lhomme"

Publié le par Nébal

"L'Appel de Cthulhu : Le Musée de Lhomme"

L’Appel de Cthulhu : Le Musée de Lhomme, Sans-Détour, 2014.

 

À l'époque où j'ai commencé à m'intéresser au jeu de rôle, dans les années 1990, je lisais comme de bien entendu Casus Belli. Je garde de bons souvenirs de cette période. Il est vrai que je ne jouais que rarement, mais fureter çà et là me plaisait bien. Par contre, je plaide coupable, je ne me souviens guère des noms des auteurs de ce temps-là, rédacteurs de la revue ou pas. Quelques rares noms ont cependant échappé à cette descente dans le néant, parmi lesquels celui de Tristan Lhomme. Le monsieur a fait plein de choses différentes, mais il me semble qu'on l'associe quand même surtout à L'Appel de Cthulhu... auquel je ne jouais pas encore à l'époque (même si je lisais déjà Lovecraft et ses épigones). Pourquoi, dès lors, ai-je retenu ce nom ? Je n'en sais rien... Mais j'ai l'impression de l'avoir croisé régulièrement ici ou là, entouré généralement d'éloges (il y a des fans hardcore, j'en ai parmi mes gens) ; suffisamment en tout cas pour éveiller ma curiosité.

 

Et puis Sans-Détour, plus prolifique que jamais en matière de lovecrafteries rôlistiques (je ne peux plus suivre le rythme depuis un bail...), a annoncé la sortie prochaine d'un gros coffret reprenant sur plus de 500 pages toutes les lovecrafteries de Tristan Lhomme, sous le titre de Musée de Lhomme (ah bravo !). Et la présentation de la chose m'a fait baver ; à vrai dire, je crois que je n'avais pas autant attendu un supplément pour L'Appel de Cthulhu depuis Par-delà les Montagnes Hallucinées... Aussi, dès sa parution, j'ai acheté le monstre (sans trop gueuler pour la somme de 60 € à débourser, ça me paraît dans l'ordre des choses ; c'est avec les 109 € de Terreur sur l'Orient-Express que j'ai perdu toute ma SAN, mais je vous en causerai plus tard...).

 

Ce coffret comprend donc sept livrets (généralement thématiques), plus un bloc reprenant les aides de jeu (ce dont on aurait sans doute pu se passer à l'heure d'Internet, mais je ne sais pas si ça aurait représenté une véritable économie ; bon...). Le premier – avec son évocation étrangement touchante de la période Casus Belli – n'est en dehors de cela qu'une grosse table des matières.

 

Les choses sérieuses commencent avec le deuxième livret, « Abominations & Désolations », qui comprend quatre aides de jeu un peu à part. Et là, je tiens vraiment à adresser toutes mes louanges à la première – plutôt un article théorique, en fait –, « L'Appel de... l'inconnu », qui constitue la meilleure des introductions. Tristan Lhomme y reprend classiquement mais intelligemment ce qui a pu être dit du « Mythe de Cthulhu/Derleth », etc., pour développer ensuite de manière très fine sur le « Mythe de Petersen » (je ne m'étais jamais interrogé sur ça, mais c'est vraiment intéressant). Il pose ensuite des questions « métaphysiques » en définissant des « réponses cthulhiennes », de manière pertinente... auxquelles il oppose alors d'autres réponses possibles permettant de transcender le jeu et de le renouveler. Passionnant et très bien vu, même pour quelqu'un qui, comme votre serviteur, joue de plus en plus à « l'orthodoxe » lovecraftien (pour la forme, même si c'est sans doute intrinsèquement absurde...), et découvre ici de quoi subvertir le "Mythe" de manière pertinente. Dans « Des livres qui tuent », Tristan Lhomme donne ensuite cinq exemples très variés de « livres maudits » français (qui reviennent éventuellement par la suite). Perso, j'en ai un peu soupé des « livres maudits » à la pelle (même si c'est bien un aspect essentiel chez Lovecraft lui-même, c'est indéniable, et s'il y a de chouettes trucs dans le catalogue Necronomicon & autres ouvrages impies), que je n'ai finalement qu'assez peu utilisés en jeu (et surtout je n'ai quasiment jamais utilisé la magie)... Mais là (outre que les sorts y sont très, très limités, presque inexistants même, et par ailleurs vraiment « justifiés »), c'est vraiment très bien fait, et constitue une belle source d'inspiration. « Un petit coin d'enfer vert : la Guyane » est ensuite un joli (...) cadre de jeu, qui s'attarde essentiellement sur le bagne et renvoie pas mal à Albert Londres. C'est intéressant et bien fait. Par contre, en dépit de deux petites pistes en fin d'article, ça n'a rien de spécifiquement « cthulhien ». Reste enfin « L'Asile Saint-Gilles » : vu le temps que les investigateurs passent chez les guedins, décrire un asile était une bonne idée. Par contre, attention, si les patients présentés sont rigolos, le reste fait vraiment dans la collection de clichés gros comme moi (mais c'est le jeu, si j'ose dire). Faudra que je complète avec Dementophobia, peut-être, qui traîne toujours dans ma volumineuse pile à lire...

 

Le livret 3, intitulé « Horreurs du Nouveau Continent », contient des scénarios américains, pour la plupart situés dans les « classiques » années 1920. « Celui d’En-bas », pourtant, qui est si je ne m’abuse le plus vieux scénario du recueil, et le premier publié dans Casus Belli, est contemporain. C’est gentiment méchant pour le fandom lovecraftien, mais ça néglige totalement l’horreur au profit de la seule grosse blague… en plus d’être hautement prévisible. Ce n’est pas ce que je recherche. D’autant qu’il y a des goules. J’aime pas trop les trucs à base de goules. Là. « Le Maître des engoulevents » est une histoire de chantage autrement plus intéressante. Mais, même si ça se fonde sur une allusion à « L’Abomination de Dunwich », ça ne relève pas du « Mythe », mais d’un fantastique très classique (qui vient dans un sens le contredire, mais bon) qui en l’espèce ne me parle pas plus que ça... « Yacht, rafiot et liqueur d’algues » est un scénario « moyen-métrage », format qui me convient davantage. Il est assez sympa... Je n'irais pas au-delà, il me paraît tout de même surestimé ; le gros problème à mon sens est qu'il manque cruellement de liant (ce que le titre laisse déjà supposer, en même temps) : le whodunit de l’acte I est bien fait, même si un peu gratuit ; l’acte II, huis-clos à la Alien, est cool ; l’acte III, façon Innsmouth, est à mon sens totalement dispensable, et on ne peut s’y lancer que de manière très artificielle ; mieux vaut faire l’impasse, l’acte II n’appelant pas nécessairement de suite, ou en tout cas pas celle-là. « Théâtre d’ombres » fait intervenir une communauté d'aveugles, et l'on y retrouve le Liber Lacrymae du deuxième livret ; l’acte I est vraiment très bien, très intelligent et bien vu (aha) ; le II, qui m’a rappelé l’excellent « Au-delà des limites » dans Les Secrets de San Francisco, mais sur un mode un peu mineur, du coup, ne me parle pas vraiment, par contre... « Les Manteaux noirs » est un scénario destiné à des débutants complets, pour de l’initiation à gros traits ; mais il ne me paraît pas convaincant même sous cet angle ; et puis c’est un truc à base de goules… « Les Enfants terribles », par contre, me botte carrément : l’idée de départ est très chouette et, même si je ne suis pas fan des « Contrées du Rêve » (dans une partie de L’Appel de Cthulhu, s’entend), la suite est intelligente;ça demande probablement pas mal de travail au Gardien pour être vraiment jouable, par contre, c’est assez lacunaire sur pas mal de points. Puis se pose le problème de « La Commanderie de New Sorans », scénario très prisé des fans, abondamment loué, voire considéré comme une introduction idéale... mais qui ne m'a pas convaincu du tout ; ce scénario d'enquête pure évoque en effet plus Scooby-Doo que L'Appel de Cthulhu ; l'intention n'est pas inintéressante, je peux comprendre que des joueurs réguliers y trouvent un intérêt façon goulée d'air frais, mais je ne joue pour ma part pas assez pour cela ; ce n'est pas ce que je recherche, je trouve ça frustrant et crains qu'il en aille de même pour les joueurs, d'autant que l'enquête à proprement parler ne me paraît pas vraiment satisfaisante, et que j'en ai marre des trucs à base de templiers (j'en ai fait une overdose suite à ma lecture du génial Pendule de Foucault, époque où j'ai lu les pires merdes ésotérico-mes-couilles sur la question – en même temps, pour cette raison justement, j'aurais pu apprécier ce scénario, qui se moque très justement de tout ça, mais non : blocage). Suit « Le Jour des lumières », dont j’aime bien le début, avec notamment son ersatz de Charles Fort, c’est une chouette idée ; mais la suite me paraît un peu bâclée… Par contre, « Dans les griffes de la Flamme Verte »  m’a beaucoup plu ! Ça se passe à Kingsport (oserait-on espérer un jour un supplément dans la série des « Terres de Lovecraft » ? Je l’attends, celui-là…), ça s’inspire du « Festival » (que j’aime beaucoup) et du « Terrible Vieillard » (que je n’aime vraiment pas, mais qui est bien utilisé ici) et, si la fin est peut-être là encore un peu expédiée, il y a de quoi faire quelque chose de très intéressant (a fortiori, je pense, si l’on met en œuvre la troisième « variation » proposée… et aussi si Damballah n’est pas Nodens, bien sûr). Je n'ai pas relu « Singeries », qui avait déjà été publié par Sans-Détour en guise de « fausse piste » new-yorkaise des Masques de Nyarlathotep (c'était le livret accompagnant l'écran de la campagne), et ça ne m’avait pas parlé (d’autant que ça se fonde sur « Arthur Jermyn », nouvelle que je n’aime pas, et que le rapport avec le « Mythe », au-delà de l’ambiance, est donc pour le moins léger). On conclut ce livret (le plus gros) avec « Tempus Fugit », un autre scénario basé sur les Contrées du Rêve… et ça marche très bien une fois de plus (j’en suis le premier surpris, dans un sens, n’ayant jamais vraiment cherché à utiliser ce thème « fantasy » dans mes parties de L’Appel de Cthulhu, mais ça m’amène à reconsidérer la chose...) ; la résolution de l’aventure (avant la conclusion bienvenue) est peut-être un peu faiblarde, par contre, mais ça se travaille. Et la suggestion d’établir un lien avec « Les Enfants terribles », pour constituer éventuellement une base de campagne, me paraît tout à fait pertinente. Il n'en reste pas moins qu'en tournant la dernière page de ce livret, j'étais pas mal déçu, et craignais pour la suite... Mais disons-le tout de suite : j'avais tort, et la suite est bien meilleure à mes yeux (globuleux).

 

Le quatrième livret, « Horreurs du Vieux Continent », comprend des scénarios situés en Europe, dans les années 1920 (en gros). Dans « Un village ordinaire », la population d’un petit village anglais disparaît du jour au lendemain… Il y a une très chouette ambiance dans les divers actes du scénario (très différents par ailleurs), j’aime bien ; par contre, la toute fin me paraît présenter le risque d’être un peu faiblarde, faut sans doute prendre ses précautions pour qu’elle ne tombe pas à plat. « No Man’s Land » se déroule un mois seulement après l’armistice mettant fin à la Première Guerre mondiale, et est une affaire de morts qui ne le restent pas, à Paris et sur l’ancien Front du côté d’Arras… L’occasion de rencontrer un certain Herbert West, réanimateur. Le scénario est varié mais cohérent, bénéficiant d’une ambiance très chouette dès l’instant que les ravages de la guerre sont bien gérés. Ça vire (logiquement ?) au survival gore pour le final, ce qui peut être intéressant également, mais en faisant gaffe de ne pas donner dans le Gordon/Yuzna, certes rigolo, mais qui casserait l’ambiance du départ. Mais j’ai globalement beaucoup aimé, alors qu’il y a des goules dedans, comme quoi tout arrive… « Le Centre Sélène » est de loin mon scénario préféré de ce livret, j’ai beaucoup aimé, c’est vraiment très intéressant, très habile dans sa manière de traiter de thèmes complexes et « dérangeants » (en l’occurrence l’infanticide et la politique nataliste). Par contre, là plus que jamais, je redoute vraiment que la « fin » tombe à plat, il me paraît nécessaire de la retravailler pour rester au niveau. On change radicalement de registre (hélas en ce qui me concerne...) avec « Le Livre des Révélations », une petite campagne ultra-pulp, à la croisée des Indiana Jones et du gros thriller ésotérique, qui débute sur la côte Est des États-Unis et finit en Palestine, en passant par Berlin. C’est de loin l’épisode berlinois qui me paraît le plus intéressant… mais relativement : ça n’a tout de même pas grand-chose de vraiment lovecraftien, tout ça, et surtout ça joue à fond – délibérément, certes – sur les clichés à base d’inévitables nazis et de maudits Templiers (c’est toujours de leur faute), avec moult scènes de poursuite et fusillades en veux-tu (moi pas spécialement) en voilà (ah bon d’accord)… Sans surprise, je n’ai pas accroché, ce n’est vraiment pas ce que je recherche pour L’Appel de Cthulhu (et en plus y a encore des goules, alors bon, hein, bon). Dans « La Maison à la dérive », enfin, une expérience à la « From Beyond » projette toute une maison dans une dimension inconnue, ce qui peut susciter de chouettes tableaux à la façon de La Maison au bord du Monde de William Hope Hodgson. L’atout majeur du scénario à mon sens, c’est cependant sa dimension de drame psychologique. Ça peut donner quelque chose d’intéressant… à condition, là encore, de revoir la fin, probablement. Et ça revient régulièrement : j’ai décidément souvent un problème avec les « chutes » de ces scénarios… mais je crois que ça va bien au-delà de Tristan Lhomme, pas plus « coupable » (le bien grand mot) qu’un autre, les fins satisfaisantes me paraissant finalement assez rares dans les scénarios et campagnes de L’Appel de Cthulhu que j’ai pu lire, maintenant que j’y pense…

 

Le cinquième livret, intitulé « La Débâcle », est un peu différent des précédents (tant mieux ?), et permet de mettre en place une campagne dans la France des années 1940, campagne qui peut se poursuivre avec « La Saga Félicie » du dernier livret. « Aktion Hel », scénario 100 % inédit (le seul du coffret, si je ne m'abuse, même si d'autres ont été bien retouchés), prend ainsi place en pleine « drôle de guerre » dans un fortin de la Ligne Maginot. Malgré la présence de deux fantômes que j'ai décidément du mal à trouver lovecraftiens, ce scénario m'a fait l'effet d'une grande réussite : le cadre est oppressant à souhait, l'ambiance claustrophobe peut donner de très chouettes choses, et quand l'horreur « cosmique » surgit vraiment, elle a de quoi faire authentiquement peur – ce qui est assez rare pour être souligné. « Le Crépuscule du Bureau S » est une aide de jeu passionnante sur un organisme français chargé d'enquêter sur les phénomènes surnaturels, et donc notamment « mythiques ». Sans avoir (encore) lu Delta Green, j'imagine que le lien peut se faire assez facilement. Les personnalités présentées sont complexes, le cadre très bien vu... Un seul regret, en somme : cette aide de jeu ne couvre que les événements contemporains d' « Aktion Hel » et de « La Maison reste ouverte pendant les travaux » ; or je tends à croire qu'entre ça et « Félicie », il y avait en fait de quoi élaborer... ben... un supplément entier, quoi. Mais c'est un bête pinaillage de ma part, sans grande importance : comme ça, c'est très chouette. Le livret se conclut sur un scénario « grand écran », « La Maison reste ouverte pendant les travaux », qui prend place en pleine débâcle, et fait voyager les personnages (éventuellement préparés par « Aktion Hel ») en France, en Angleterre et en Bohême-Moravie, au milieu des débris du Bureau S engagés dans une lutte interne sanguinaire. Ce scénario m'a l'air fort complexe à vue de nez, tant pour le Gardien que pour les joueurs, mais abonde en scènes très fortes (et, pour une fois, en ce qui me concerne en tout cas, la fin est vraiment à la hauteur). Très chouette, ce livret, donc. Bien au-dessus de ceux qui précèdent à mon sens.

 

Mais le meilleur est à venir. Pour moi, il s'agit du livret 6, le plus court par ailleurs, intitulé « Le Septième Chant de Maldoror ». N'y allons pas par quatre chemins : c'est excellent ! On m'avait beaucoup vanté cette mini-campagne, et je confirme : c'est de très, très loin une des toutes meilleures que j'ai lues pour L'Appel de Cthulhu... Même si je ne suis pas fan de Lautréamont (mais je l'avais lu ado, ce qui est sans doute à la fois la pire et la meilleure période pour ce faire), l'idée de mêler Les Chants de Maldoror au Roi de jaune vêtu est vraiment très bonne, d'un à-propos que j'aurais envie de qualifier de génial. Ouais. Et comme le cadre des années 1960, entre cinéma bis et expérimental et explosions contestataires rock'n'roll, est idéal, je maintiens, j'affirme : ce scénario est une merveille. Sans doute assez ardu côté joueurs comme côté gardien, mais on n'a rien sans rien, n'est-ce pas ?

 

Ne reste plus qu'un seul livret, le septième, « La Saga Félicie », de très bonne tenue également (et qui poursuit donc les développements du Bureau S). L'aide de jeu est un peu frustrante, se limitant peu ou prou à une chronologie, quand bien même passionnante. Suit une campagne barbouze (ça change, faut passer un contrat avec les joueurs pour que ça se passe bien), très chouette, même si quelques points cruciaux me laissent un peu amer ; c'est cependant original, bien pensé, et au final (et étrangement ?) vraiment lovecraftien, ce qui est assez rare pour être souligné.

 

Bilan de l'ensemble : c'est de la bonne, et même de la très bonne ; il ne faut surtout pas en rester aux scénarios des années 1920, notamment américains, qui m'ont déçu pour pas mal d'entre eux. C'est en s'éloignant du « canon Lovecraft » (ou plus exactement du « canon Petersen », donc ?) que Tristan Lhomme signe ses plus belles réussites. En résulte un gros coffret bien rempli et qui justifie son prix, probablement le meilleur recueil de scénarios publié à ce jour par Sans-Détour.

Commenter cet article