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L'Homme qui savait la langue des serpents, d'Andrus Kivirähk

Publié le par Nébal

L'Homme qui savait la langue des serpents, d'Andrus Kivirähk

KIVIRÄHK (Andrus), L’Homme qui savait la langue des serpents, [Mees, kes teadis ussisõnu] traduit de l’estonien et postfacé par Jean-Pierre Minaudier, [s.l.], Le Tripode, coll. Météores, [2007, 2013] 2015, 470 p.

 

Ce n’est tout de même pas tous les jours qu’on a l’occasion de lire de la fantasy estonienne. Pourtant, L’Homme qui savait la langue des serpents, roman d’Andrus Kivirähk, relève très clairement de la fantasy (la plus « pure » même, j’y reviendrai), et a connu semble-t-il un certain succès depuis sa parution originelle en 2007. Et, après lecture, je peux le dire : c’est à bon droit, ce roman étant tout à fait remarquable. On remerciera donc les ex-éditions Attila d’avoir traduit ce livre en 2013, et le Tripode (une des deux branches résultant de la séparation des éditeurs attilesques) de l’avoir réédité en… semi-poche, disons, tout récemment.

 

L’Homme qui savait la langue des serpents, c’est Leemet, qui nous livre ici son autobiographie (couvrant essentiellement son enfance, puis son expérience de jeune adulte) ; il est plus précisément le dernier homme à savoir la langue des serpents (que tous les Estoniens connaissaient auparavant) ; à vrai dire, et il s’en plaint régulièrement, il est le « dernier » pour plein de choses… Leemet est en effet un témoin de choix, de par son anachronisme, de la disparition d’un monde : l’Estonie, au XIIIe siècle, succombe enfin à la christianisation (et donc civilisation ?), qui, pour tardive qu’elle soit, ne s’en montre pas moins radicale. Le peuple des forêts s’installe désormais dans des villages ; les chasseurs-cueilleurs peinent dès lors dans les champs ; le lien avec la nature est brisé ; les génies sylvestres sont délaissés pour un déconcertant Dieu unique, promesse de bonheur éternel à venir pour ceux qui souffrent ici et maintenant… L’Estonie, sous les assauts des hommes de fer (les chevaliers) et des moines (plus qu’à leur tour châtrés, il faut dire que leur chant séduit les femmes), change, et change tellement qu’elle en vient à perdre tout ce qui la singularisait. Dont cette langue des serpents – appelée ainsi car enseignée originellement aux hommes par les serpents –, et qui permettait de communiquer avec tous les animaux (enfin, presque, quelques-uns – des insectes notamment, les hérissons également – sont bien trop obtus pour parler).

 

Cette idée de la fin d’un monde, envisagée avec une certaine nostalgie parfois mêlée de rancœur, et passant régulièrement par l’idéalisation outrée d’un avant glorieux, nécessairement meilleur, et même parfait – qui n’a donc pas la moindre existence historique –, est très commune dans la fantasy moderne (mais c’est probablement un héritage de formes plus anciennes du merveilleux). Bien des œuvres, et parmi les plus importantes, jouent de ce thème, et Le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien en fait probablement partie – s’il fallait n’en citer qu’une… Ce qui aboutit parfois à des conséquences fâcheuses, il est vrai ; la tentation réactionnaire est toujours présente (même si peut-être moins qu’on ne le croit instinctivement – et ça vaut justement pour Tolkien, en ce qui me concerne, dont le « Légendaire », bien qu’emprunt de nostalgie, se montre autrement plus complexe) ; du coup, on a parfois – bêtement – critiqué le genre dans son ensemble en raison de ce stigmate… qui s’applique cependant bel et bien à l’occasion.

 

Andrus Kivirähk, cependant, ne tombe pas dans ce piège ; et s’il use de cette thématique, c’est en pleine connaissance de cause, avec une grande astuce, une grande intelligence – au plein sens du terme –, pour livrer un ouvrage en définitive bien singulier, longtemps hilarant avant de devenir tragique, et qui revêt régulièrement des atours de pamphlet politique (la postface est éclairante à ce sujet : si les thèmes essentiels sont perçus sans qu’il soit nécessaire de connaître grand-chose à l’histoire de l’Estonie, les quelques rappels auxquels se livre le traducteur Jean-Pierre Minaudier sont néanmoins bienvenus pour inscrire le récit dans le réel).

 

En effet, L’Homme qui savait la langue des serpents joue souvent de la carte de l’anachronisme – au moins autant que son narrateur. Et il relève d’autant plus de l’imaginaire que le monde qu’il décrit, pour avoir amplement repris les thèmes d’une propagande nationaliste née au XIXe siècle, n’a en fait pas grand-chose de réel. Cette confrontation entre la forêt et les champs, entre le monde païen d’antan et le monde chrétien qui s’impose alors, est un merveilleux véhicule pour un récit tour à tour drôle et âpre, cinglant, iconoclaste au sens où il anéantit tous les phantasmes politiques, culturels et religieux, d’où qu’ils viennent. Leemet n’est pas à sa place dans ce monde : il est bien le dernier. Mais son regard est lucide : s’il préfère la forêt au village, c’est simplement parce qu’il a été élevé dans ce monde-là, et qu’il est sans doute trop tard pour qu’il intègre l’autre. Mais il n’y a au fond pas de jugement de valeur de sa part. Et il se montre tout aussi sarcastique à l’égard des acharnés de l’ancien temps idéalisé qu’envers les partisans d’une modernité importée, qu’il s’agirait de suivre pour la seule raison imbécile que le reste du monde la suit…

 

La religion est une cible de choix, qui verse invariablement dans la superstition et l’hypocrisie. Mais, si l’anticléricalisme de L’Homme qui savait la langue des serpents ne saurait faire de doute, avec ses moines bornés et libidineux (quand bien même châtrés), et ses apôtres autodésignés tout aussi peu fréquentables, au prosélytisme envahissant, la religion païenne n’est pas épargnée pour autant. Les personnages les plus détestables du livre sont d’ailleurs le Sage des forêts Ülgas, imbécile virant homicide, et son dernier fidèle Tambet, au fanatisme haineux et absurde.

 

Leemet révère bien une forme de passé, tout aussi idéalisé sans doute, et non exempt de superstitions : celui de la langue des serpents communément partagée, celui de la Salamandre gigantesque qui noyait les envahisseurs teutoniques ; un univers loufoque, de contes de fées, où les femmes couchent avec les ours si désirables, et où un homme peut apprendre à voler … Mais Leemet relativise à son tour son monde, en côtoyant d’étranges personnages, qui poussent la réaction encore plus loin : la forêt abrite ainsi un aimable couple d’anthropopitèques, et ces éleveurs de poux témoignent d’un passé plus ancien que tout ce que les religieux et les nationalistes peuvent imaginer, renvoyant aux orties leurs pieux mensonges…

 

Andrus Kivirähk tape ainsi dans tous les sens, avec astuce et humour. L’Homme qui savait la langue des serpents est un roman très drôle, riche en scènes hilarantes, jouant d’une multitude de registres, du merveilleux le plus naïf, foisonnant et enthousiasmant au sarcasme le plus grinçant, voire cruel. Puis il devient tragique. Résolument. Et le contraste n’en rend cette histoire de dernier témoin que plus déprimante, en dressant le tableau impitoyable d’un monde hostile et absurde – dans lequel il ne peut plus vivre…

 

Un excellent roman de fantasy, donc. Et qui donne envie d’en lire davantage (le Tripode a publié il y a quelque temps de cela un autre roman d’Andrus Kivirähk, a priori sans rapport malgré une couverture très proche de celle-ci, il faudra peut-être que j’y jette un œil).

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Z
Ce fut un coup de coeur pour moi.<br /> Son précédent, mais sorti en France après : les groseilles de Novembre vaut aussi son pensant de cacahuètes
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V
J'ai adoré ce livre qui ne ressemble à aucun autre.<br /> Son autre roman "Les groseilles de novembre" est tout aussi à part, aussi déjanté dans son genre même si le thème est totalement différent.<br /> Si vous avez aimé "L'homme qui savait la langue des serpents", je vous le recommande.
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N
Noté, merci.