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Songes de Mevlido, d'Antoine Volodine

Publié le par Nébal

Songes de Mevlido, d'Antoine Volodine

VOLODINE (Antoine), Songes de Mevlido, Paris, Seuil, coll. Points, [2007] 2015, 449 p.

 

Où l’on se replonge avec joie (parlons donc « d’humour du désastre ») dans l’univers volodinien. Un futur plus ou moins indéterminé, post-soviétique autant que post-exotique ; nous sommes en terrain connu, la grisaille des dédales urbains est familière, ceux qui l’arpentent le sont tout autant. Car Songes de Mevlido, variation 2007 du corpus Volodine, participe nécessairement de la constitution de cette œuvre unique, à pseudonymes multiples, explorant dans des fantasmes d’apocalypse molle une condition humaine tragicomique, sourdement évocatrice, et d’une pertinence étonnante. Cela fait partie du plaisir, à la lecture d’un Volodine : retrouver quelque chose, dans la sonorité des noms, par exemple – quelque part entre des Balkans imaginaires et un Extrême-Orient ravagé, avec un immense espace entre les deux, dont on ne sait trop s’il tient avant tout de la banlieue morose et lépreuse ou du no man’s land à jamais impénétrable – si tant est qu’il y ait une différence entre les deux. Quelques traits saillants, cependant, confèrent à chaque roman une personnalité qui lui est propre, dans ce vaste ensemble a priori cohérent ; les noms anglo-saxons de la géographie urbaine des Songes de Mevlido, ainsi, étonnent tout d’abord – là où les slogans des vieilles bolchéviques insanes du ghetto de Poulailler Quatre résonnent, plus orthodoxes, du surréalisme de la mémorable compilation de Maria Soudaïeva.

 

La différence ne s’arrête cependant pas à cette curiosité toponymique. Et Songes de Mevlido prend des aspects étranges, inattendus, et en même temps parfaitement volodiniens, du fait de son personnage principale, ce Mevlido suivi à la troisième personne – quand la première ne vient pas brouiller les pistes. Déjà, Mevlido est – chose horrible – un flic. Avec quelque chose d’un peu espion, aussi – il doit infiltrer les cellules bolchéviques des vieilles dans le ghetto de Poulailler Quatre – son monde, sa ville, qui s’étend à l’infini jusqu’aux lointaines frontières du Fouillis, qu’il lui faudra pourtant bien rejoindre. Cela peut paraître innocent, mais confère pourtant à Songes de Mevlido une coloration particulière – dans les premiers chapitres, en tout cas, étrangement linéaires pour du Volodine : on a presque l’impression d’une enquête, allant d’un point a à un point b, avec les inévitables retours au foyer, lourds de questionnements et de mal-être, du flic en perte de repères.

 

Il faut dire que Mevlido vit avec une femme folle, Maleeya Bayarlag, traumatisée par la perte de son époux, qu’elle projette sur notre enquêteur aux abois. Lui, à vrai dire, ne procède guère différement, qui voit en toutes les femmes la parfaite Verena Becker, qui fut son amour il y a longtemps de cela, avant de périr sous les assauts absurdes d’horrifiants enfants-soldats. La critique du Monde, en quatrième de couverture, nous dit de Songes de Mevlido qu’il s’agit d’un « vrai roman d’amour ». Ce qui pourrait faire peur, ou du moins peiner, si Volodine n’était pas Volodine, avec sa plume virtuose et sa finesse dans le trait.

 

Oui, il y a du « roman d’amour » dans Songes de Mevlido – oubliez ce que j’ai dit plus haut, cela n’a (bien évidemment) rien d’un « policier ». Il y en a d’autant plus que Mevlido y est constamment ou presque entouré de femmes au charisme saisissant – et de femelles plus étranges, comme ce corbeau las de tout. Des femmes qui meurent. Des terroristes insaisissables – on ne connaît ni le nom ni les objectifs de l’organisation, c’est dans l’ordre des choses et n’a au fond aucune espèce d’importance. Des femmes comme autant de miroirs, aussi. Ou des vitres…

 

Mais Mevlido, à vrai dire, et c’est sans doute là l’essentiel, est tout aussi insaisissable – et le monde dans lequel il vit de même. D’ailleurs, vit-il, seulement ? Poulailler Quatre, tel qu’il est perçu et rendu, oscille entre réalité sordide et onirisme noir ; quant à Mevlido, il est peut-être vivant, peut-être mort ; ou – bien sûr – en train de rêver. La frontière entre ces différents états est fluctuante. On croit parfois toucher du doigt un semblant de certitude – et puis survient une contradiction insurmontable, qui s’inscrit pourtant dans un certain ensemble logique – d’une logique différente, c’est tout. Ainsi, le rêve de l’odieuse et hilarante séance d’autocritique qui ouvre le roman laisse la place au quotidien du flic – en attendant la prochaine séance d’autocritique. La vraie – la vraie ? Mevlido erre dans les rues du ghetto, y croise des femmes, oui, mais aussi bien des poules mutantes. Témoin d’un attentat, il devrait d’une manière ou d’une autre enquêter – d’autant qu’il est le seul à avoir reconnu la terroriste – sa femme morte… Perturbé, Mevlido multiplie les rencontres imprécises, qui tombent régulièrement à pic : des coïncidences improbables – oniriques – qui font, par exemple, de tel vautour cupide amassant les dollars en échange de brèves conversations téléphoniques un ex-enfant-soldat, et pas n’importe lequel.

 

Mais peut-être Mevlido est-il là, au fond, pour une tout autre raison – si tant est, là encore, qu’il y en ait une, à laquelle il serait possible de se raccrocher comme à une bouée de sauvetage. Une longue séquence, qui le voit être enlevé et formé pour la suite des événements par un homme et deux femmes nus surgissant inopinément dans sa chambre – un flashback, peut-être ? peut-être pas – perturbe encore l’appréhension du lecteur. Mevlido n’est pas forcément celui qu’on croit. Peut-être même qu’il nous parle – ou plus exactement, qu’il nous raconte, en bon témoin.

 

Volodine raconte, en tout cas. Il est témoin. Et le lecteur le devient à son tour, qui se perd avec une délectation un brin perverse dans une effrayante quête de sens. Un sens épargné ni par l’humour (grinçant, absurde, noir), ni par l’horreur (celle des génocides, par exemple)… Songes de Mevlido relève ainsi d’une expérience ; mais bien détachée de toute froideur scientiste, en dépit d’un décor que l’on n’imagine que grisâtre et lourd de menaces – de pluie glaciale ou de neige, peu importe. Car ses personnages, même les plus fantasmés, ont de la chair. L’émotion est toujours prégnante dans ce roman ; le témoignage est sensitif, subjectif, incarné. La nostalgie, les pleurs, les vagues craintes quant au lendemain qui ne chantera pas, l’incompréhension du monde, de sa dureté impitoyable, touchent au cœur.

 

La puissance de ces Songes de Mevlido est indéniable, dès lors. Pourtant, je n’en ferais pas nécessairement un sommet de l’œuvre de Volodine – mais sans trop savoir pourquoi… Je le rangerais, disons, aux côtés de Dondog et du récent Terminus radieux (lus dans des circonstances guère propices, d’où ces pseudo-chroniques particulièrement foireuses…) ; c’est déjà très bien, donc, mais sans atteindre à mon sens à la perfection de Des anges mineurs, ou encore – peut-être un tout petit cran en dessous – Bardo or not Bardo ; ceux-ci me semblent plus forts, systématiquement bluffants, à chaque page ; là où Songes de Mevlido, parfois, s’étire peut-être un peu trop à mon sens… Ce qui n’en fait pas un « mauvais » roman, loin de là ; inutile d’en venir aux absurdes classifications binaires. Il est même, sans doute, très bon, notamment dans son empathie et son humour dépressif. Bien au-dessus du lot. Simplement moins bon que d’autres… Néanmoins parfaitement recommandable. Brillant d’un éclat noir, d’une intelligence et d’une sensibilité frappantes, Songes de Mevlido convainc sans peine. Il est une étape dans l’œuvre unique de Volodine, saisissant en tant que tel (et probablement aussi pris isolément). Et me confirme dans l’admiration que j’éprouve pour cet auteur singulier, qu’il faudra bien que je lise encore et encore, et avec lui la famille post-exotique dans son ensemble.

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P
Salut Nébal, tu conseillerais quel(s) livre(s) pour commencer l'oeuvre de VOLODINE ?
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N
"Des anges mineurs" et "Bardo or not Bardo". Ce sont mes préférés, et, je pense, les meilleures portes d'entrée.<br /> Sinon, pour ma part, j'avais commencé par les quatre premiers, parus en leur temps en Présence du Futur puis repris dans un omnibus en Denoël "Des heures durant", mais ils n'ont pas été réédités...