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L'Animal, de Sylvie Lainé, Francis-Olivier Brunet & Philippe Aureille

Publié le par Nébal

L'Animal, de Sylvie Lainé, Francis-Olivier Brunet & Philippe Aureille

LAINÉ (Sylvie), BRUNET (Francis-Olivier) & AUREILLE (Philippe), L’Animal, nouvelle de Sylvie Lainé, peintures de Francis-Olivier Brunet, conception graphique de Philippe Aureille, Chimilin, Organic Editions, coll. Petite Bulle d’Univers, 2014, [n.p.]

 

La collection « Petite Bulle d’Univers » d’Organic Editions attire indéniablement l’œil. Ces très brefs ouvrages (mais en grand format cartonné, avec couverture « creuse ») confrontent le travail d’un écrivain et celui d’un plasticien, pour aboutir à une œuvre composite et néanmoins cohérente, finalement assez à part dans le circuit de l’édition traditionnelle. D’autant plus qu’il y a cette particularité notable : il ne s’agit pas ici pour le plasticien d’illustrer un texte préexistant, mais c’est bien au contraire l’écrivain qui se fonde sur les œuvres graphiques. Et ce renversement change pas mal la donne, finalement.

 

Bon nombre des ouvrages de cette collection (celui qui nous retiendra aujourd’hui est le neuvième, et sauf erreur le dernier en date) ont été écrits par Li-Cam, mais d’autres auteurs se sont à l’occasion frottés à l’exercice. Alain Damasio, ainsi, pour ce titre hautement improbable (et à mon sens guère attirant, mais bon, j’ai un vague souci avec les procédés employés par cet auteur…) qu’est El Levir ; Karim Berrouka, aussi, ce qui m’intéressait davantage (Cyclones) ; et enfin, donc, Sylvie Lainé pour L’Animal.

 

Or j’aime beaucoup ce que fait Sylvie Lainé. Elle est clairement une des plus brillantes nouvellistes de la science-fiction française, et a été maintes fois primée, à bon droit. Ses quatre petits recueils chez ActuSF sont tous très recommandables – et constituent à leur manière autant de sommets du genre. Sylvie Lainé est cependant un auteur rare, et chacune de ses publications, dans un sens, n’en prend que davantage de valeur. Et elle s’est donc lancée dans l’expérience des « Petites Bulles d’Univers » – mais avec un texte qui, avais-je cru comprendre (et ça s’est vérifié), ne relevait pour une fois pas de la science-fiction…

 

Mais à la base, donc, il y avait les peintures de Francis-Olivier Brunet. Je suis un béotien complet en matière d’arts graphiques, et il n’y a donc rien d’étonnant à ce que je n’aie jusqu’alors jamais entendu parler du monsieur… Il a semble-t-il été régulièrement primé lui aussi, néanmoins. Mais je plaide coupable : mon ignorance en la matière est telle qu’elle se double d’une fâcheuse difficulté à apprécier à sa juste valeur le graphisme… Certes, en BD, j’avais pu me prendre quelques claques visuelles, avec des gens comme Dave McKean ou Bill Sienkiewicz, des choses comme ça ; mais c’est un contact très intuitif, je n’apprécie que vicéralement – sans vraiment être en mesure de dire pourquoi ceci me touche, et cela me laisse froid. Je ne suis donc pas en mesure de livrer une « critique » pertinente des peintures de Francis-Olivier Brunet… Je me contenterai donc, naïvement, de dire que j’ai beaucoup aimé son travail tel qu’il s’exprime dans L’Animal ; ces silhouettes ou visages torturés, aux yeux et bouches vagabonds, qu’il me semble pouvoir qualifier d’expressionistes à certains égards, ne laissent en tout cas pas indifférent ; leur gris de cendres contraste avec les fonds uniformément noirs comme la nuit (ou comme un cachot…), et il s’en dégage une sensation cauchemardesque (que j’ai trouvée, peut-être bêtement, un peu « lynchienne », du moins au sens d’Eraserhead voire Elephant Man), par ailleurs aussi déprimante que douloureuse… Sous cet angle, L’Animal est vraiment une très belle réussite ; l’ouvrage, somptueux, est bien conçu, et chaque page révèle son lot de visions macabres et glauques, d’une esthétique maladive, qui dérangent autant qu’elles séduisent.

 

Mais une « Petite Bulle d’Univers », c’est donc une confrontation du texte à l’image. Construire un récit autour des visions du peintre n’avait sans doute rien d’évident, et Sylvie Lainé a choisi une voie inattendue pour ce faire. L’Animal, donc, ne relève pas de la science-fiction ; mais, par ailleurs, ce monologue (puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, on comprend assez vite qu’il s’agit d’un homme qui parle à une femme, dont les répliques éventuelles seraient hors-champ, si tant est qu’elles existaient) tranche avec la « poésie » habituelle des nouvelles de Sylvie Lainé, et peut-être aussi – en apparence tout du moins – avec son « humanisme » traditionnel.

 

Ce monologue, donc, relève clairement d’un style oral quant à la forme, et son fond a quelque chose de cynique et balourd à la fois, évoquant plus une sorte de beauf noyé dans ses préconçus qu’un être véritablement conscient et sensible… C’est sans doute là que se joue le texte – la notion de sensibilité y est centrale –, puisqu’il consiste essentiellement en une évocation d’animaux, envisagés très matériellement au seul critère de leur utilité pour l’homme (notamment en tant qu’aliments) ; les jugements à l’emporte-pièce de l’homme entrent ainsi, comme de juste, en résonance avec les peintures de Francis-Olivier Brunet, qui évoquent régulièrement des sortes d’hybridations monstrueuses et fantasmatiques à la façon du Docteur Moreau… mais sans évacuer pour autant une part de sensibilité, et notamment d’aptitude à la douleur, dont on ne sait plus – forcément – si elle tient de leur partie humaine ou animale, avant de conclure (assez vite) que la question ne devrait de toute façon pas se poser en ces termes. Au fil des répliques, insidieusement, une sensation de malaise s’instaure ; l’homme, dont on ne sait toujours pas grand-chose, pouvait susciter une vague sympathie au départ, mais la gêne (teintée de mal-être ?) devient bientôt irrépressible. On se doute, dès lors, que la fin – et même autant dire la chute – aura quelque chose de glaçant…

 

Bon, je ne vais pas prétendre qu’il s’agit là d’un chef-d’œuvre de Sylvie Lainé, hein : elle a fait bien mieux tout au long de sa carrière. J’imagine aussi que l’arrière-plan du discours (évoquant, à mes yeux en tout cas, quelque chose de l’argumentaire antispéciste) peut plus ou moins parler, les réactions pouvant aller de l’adhésion frontale au rejet en bloc… Il n’en reste pas moins que le mariage entre le graphisme et l’écrit – qui peut laisser un peu sceptique au premier abord – se révèle en définitive plus subtil qu’il n’en a l’air ; et l’association des deux, dès lors, se montre pertinente, en suscitant quelque chose de plus, comme un effet d’émergence. Ce qui, au regard des critères avancés par la collection, ne peut que témoigner de sa réussite.

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