Utopiales 15, de Jérôme Vincent (dir.)
VINCENT (Jérôme) (dir.), Utopiales 15, préface de Sylvie Lainé et Roland Lehoucq, Chambéry, ActuSF, coll. Les Trois Souhaits, 2015, 399 p.
Comme il est d’usage depuis quelques années maintenant, les éditions ActuSF ont publié l’anthologie officielle du festival des Utopiales, cru 2015. C’est, dois-je dire, une des rares anthologies périodiques que je suis, même si je ne saurais certainement pas justifier d’une manière ou d’une autre mon ignorance des autres…Mais peu importe. Ces anthologies-là m’ont la plupart du temps intéressé, même si elles sont – par la force des choses ? – toujours inégales, constituant en cela un tableau somme toute cohérent de la situation des littératures de l’imaginaire à un instant t, sans doute.
Elles sont aussi, presque inévitablement, plus ou moins en phase avec le thème imposé – cette année, il s’agit de « Réalité(s) », ce qui ne manquera pas d’évoquer chez le lecteur toute une ribambelle de souvenirs dickiens, mais ce sujet est en fait susceptible de bien d’autres approches, ainsi qu’en témoigne la préface signée Sylvie Lainé et Roland Lehoucq, fascinante quand bien même elle largue assez inévitablement le béotien que je suis quand elle s’aventure hardiment sur les terres intimidantes de la physique théorique, ce genre de choses… Les auteurs au programme s’embarrassent plus ou moins de cette supposée contrainte, la maniant parfois avec astuce, du moins avec pertinence… même si le lien est fort lâche chez bon nombre d’entre eux.
Et puis cette anthologie s’ouvre… sur une bizarrerie. Non pas une nouvelle, mais un extrait de roman – procédé qui la plupart du temps ne me séduit vraiment pas… En l’occurrence, il s’agit du premier chapitre (une soixantaine de pages, quand même) du futur roman d’Alain Damasio, Fusion (qui pourrait semble-t-il impliquer d’autres auteurs, dont Catherine Dufour, tiens donc). Or j’ai un problème avec Damasio : je trouve le bonhomme étonnamment surestimé, je ne m'explique pas son succès ahurissant pour La Horde du contrevent (un bouquin certes intéressant mais aussi bourré de défauts), j'ai vraiment trouvé La Zone du dehors insupportable (attention, vieux compte rendu que je ne rédigerais sans doute pas de la même manière aujourd’hui…), et pour les nouvelles c'est variable ; philosophiquement et politiquement, il me gonfle vite ; surtout, ses tics d'écriture, qui relèvent bien trop souvent de l'affectation démonstrative, m'ennuient (et je reste persuadé que ses textes gagneraient à en être débarrassés, ou du moins à les utiliser avec davantage de mesure et surtout de pertinence). Or, ici, question tics d’écriture, on est servi : dès les toutes premières pages, il y a tout ce que je n'aime pas chez Damasio (formellement, en tout cas : bizarrement ou pas, le fond politique avec de la philo-mes-couilles ne s'y montre pas encore plus que ça). C'est saturé de mauvais jeux de mots, mots-valises ou autres trouvailles sonores qui m'écorchent l'oreille autant que les yeux – des trucs au mieux gratuits, comme ses inévitables jeux avec la ponctuation ou la typographie, ce genre de choses : ) ( ( ))))( < >> < pour un des personnages, | || [ ] | pour l'autre... Ça ne sert à rien, c'est du faux style m'as-tu-vu à peu de frais. Plus loin on a aussi des jeux avec la mise en page, sortes de calligrammes et compagnie, ou figures géométriques s'imposant dans le texte ; bon, là, je veux bien me montrer un peu moins sceptique, admettre que oui pourquoi pas... Bref : quand j'ai entamé ma lecture, en tout cas, j'ai vraiment cru que je ne survivrais pas à ces soixante pages de damasialeries. Mais en fait, bizarrement, si... et j'ai même trouvé ça bien voire très bien, en définitive. Suffisamment même pour m'inciter à jeter un œil au roman le moment venu. Parce que, en dépit d'un fond pas forcément très original (des gens qui s'injectent les souvenirs des autres, OK – avec un petit trip sur la « mémoire de l'eau »...), les personnages ont étrangement une âme, et que tout ça est indéniablement riche en émotions finement rendues. Il y a certes le risque que ça déraille par la suite (les dernières pages ont une vague coloration thriller, qui me laisse un brin perplexe), mais faut voir... Une bonne surprise, donc. Voire très bonne. Parce que je n'en attendais au mieux rien, et étais peu ou prou persuadé d'avance que je détesterais... Mais c’est en fait la confirmation que l’auteur, malgré ses procédés parfois insupportables, est capable d’écrire des trucs vraiment chouettes.
Et tant pis pour mes préjugés, hein ? Il s’en est cependant trouvé d’autres parmi les auteurs au sommaire de cette anthologie pour les conforter : je n’espérais rien de « Un demi bien tiré » de Philippe Curval (malgré le paradoxe de Zénon d’Élée et la bière), pas plus que de « Coyote Creek » de Charlotte Bousquet (avec une vieille Amérindienne qui fait du ch’val), et, effectivement… Bon, on a lu pire, hein : c’est juste globalement sans intérêt.
En fait, il y a sans doute pire, même si pas scandaleux non plus : « Le vert est éternel » de Jean-Laurent Del Socorro, en rapport avec son roman Royaume de vent et de colères dont j’avais cru lire du bien ici ou là, est en effet un texte tristement faiblard – le style notamment m’a paru bien défaillant, tellement utilitaire qu’il en devient lourdement anachronique dans le contexte pourtant intéressant des guerres de religion qu’il met en scène ; par ailleurs, le fond est tellement convenu, jusqu’à sa chute mollassonne et ô combien prévisible… Non, franchement, ça ne passe pas. En fait, c’est probablement le texte qui m’a le moins plu de toute l’anthologie.
Cela dit, Fabien Clavel, avec « Versus », lui faisait tout de même un peu concurrence : passé les clins d’œil potaches, en tant que tels d’un intérêt douteux, on ne retire absolument rien de cette expédition militaire en terre inconnue, bien convenue là encore – et on se demande bien quel peut être le sens de ces partis-pris d’écriture adoptés par l’auteur, qui détonnent et semblent encore moins à propos que les expériences formelles… d’un Damasio, disons. Aïe !
Un cran au-dessus, mais tout juste, on trouve Stéphane Przybylski (« Intelligence extra-terrestre »), qui bombarde d’emblée le lecteur de notes de bas de page explicatives – qui font craindre le pire –, même si après, bon… Ça va… Mais cette histoire conspirationniste à base de pilotes tchèques de la RAF tombant sur des OVNI en pleine Deuxième Guerre mondiale tandis que Rudolf Hess leur passe sous le nez n’a pas grand intérêt pour autant.
Encore un cran au-dessus, on trouve des nouvelles qui commencent à être un peu plus intéressantes, même si pas terribles, terribles non plus : l’interrogation de la réalité augmentée dans « Immersion » d’Aliette de Bodard n’est pas des plus passionnante, mais contient tout de même quelques idées, et des personnages très corrects ; la nouvelle de Laurent Queyssi, « Pont-des-Sables », qui joue de la nostalgie de l’enfance, se lit plutôt bien, même si elle est parfois un peu limite sur le plan du style – mais le vrai problème est qu’elle entre en résonnance avec la nouvelle de Daryl Gregory qui, sur un thème parfaitement similaire, se montre autrement plus satisfaisante, j’y reviendrai. Pas de bol…
Deux textes, ensuite, m’ont paru « bons », voire plus, mais aussi un peu frustrants, en ce qu’ils contiennent en germe de belles idées pas toujours traitées de manière pleinement satisfaisantes dans ce format court. C’est tout d’abord le cas de « Welcome Home » de Jérôme Noirez, qui brille par son écriture dynamique et drôle et ses réminiscences du Hunter S. Thompson de Las Vegas Parano, mais laisse un peu sur sa faim. Ce dernier reproche s’impose d’autant plus pour « Dieu, un, zéro » de Joël Champetier (décédé le printemps dernier), nouvelle bourrée d’idées, et de très bonnes globalement, dans son approche d’une informatique non binaire comme dans la thématique judicieusement traitée de la cohabitation difficile de la science avec la foi, mais qui laisse d’autant plus un goût de trop peu, voire de précipitation dans les dernières pages – il y avait du potentiel pour noircir encore utilement bien des pages.
On passe alors à des nouvelles presque irréprochables, comme « Smithers et les Fantômes du Thar » du célébrissime vétéran Robert Silverberg (qu’il faudra bien que je lise un jour, quand même !), récit à la trame relativement convenue, mais qui bénéficie d’une belle ambiance (l’Inde sous la reine Victoria, et une civilisation perdue au milieu) et d’une plume appropriée. Quant à Mike Carey, avec « Visage », il livre sur un procédé similaire un texte certes pas époustouflant dans le fond (une classique histoire de paille et de poutre dans le « choc des cultures », qui fait inévitablement penser aux polémiques récurrentes par chez nous sur le « voile islamique »), mais heureusement tout sauf terne, grâce à une plume alerte et un fourmillement d’idées baroques esquissant en quelques traits bien vus un cadre à l’exotisme enthousiasmant.
Mais mon récit préféré dans cette anthologie – avec le Damasio, donc, horreur glauque ! – est sans aucun doute « Les aventures de Rocket Boy ne s’arrêtent jamais » de Daryl Gregory (nouvelle déjà publiée dans Fiction), qui m’a bien plus convaincu ici que dans ses deux romans parus aux éditions du Bélial’, L’Éducation de Stony Mayhall et Nous allons tous très bien, merci, certes pas avares de bonnes idées, et joliment surprenants dans leur déroulé, mais qui m’avaient cependant laissé un arrière-goût de perplexité. On retrouve bien ici la manière de l’auteur, mais avec une adresse à mon sens supérieure, pour un résultat vraiment très parlant. Une très belle et très émouvante nouvelle sur l’enfance, envisagée depuis l’âge adulte douloureux, avec son cortège de passions comme de cruautés. Vraiment bien vu – et, donc, la nouvelle très proche de Laurent Queyssi se retrouve pénalisée par cette comparaison inévitable : elle ne fait tout simplement pas le poids…
Oui, une anthologie forcément inégale, donc… Globalement un peu médiocre, peut-être ? Du moins n’y ai-je pas vu de textes véritablement « mauvais », comme ça avait parfois été le cas auparavant… le moins bon y est avant tout sans intérêt. Quelques textes surnagent cependant, bien plus convaincants – et parmi ces derniers figure donc l’extrait du futur Damasio.
Ben ça alors…
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