L'Empereur-Dieu de Dune, de Frank Herbert
HERBERT (Frank), L’Empereur-Dieu de Dune, [God Emperor of Dune], traduit de l’américain par Guy Abadia, Paris, Robert Laffont – Presses Pocket, coll. Science-fiction, [1981-1982] 1987, 600 p.
Ainsi que j’avais déjà eu l’occasion de le dire, j’ai lu une première fois le « cycle de Dune » tout gamin – ça a été mon premier vrai contact avec la science-fiction littéraire, à bien des égards. Mais c’était bien trop tôt, sans doute : passé le cultissime roman original, dont le contenu aventureux pouvait me parler sans que je perçoive bien pour autant tout ce qui le sous-tend (et fait probablement son véritable intérêt), j’étais passablement largué par le contenu mystique (beuh) et philosophique des tomes suivants – qui ne m’ont du coup pas forcément laissé beaucoup de souvenirs, si ce n’est celui d’avoir bien ramé à l’occasion (notamment sur Les Hérétiques de Dune), même si j’ai poursuivi la lecture jusqu’à son terme, PARCE QUE.
Je me souvenais cependant qu’un volume dans l’ensemble m’avait fait une forte impression, et ce quand bien même je passais sans doute largement à côté de son propos, du moins dans ses dimensions les plus complexes – et j’en j’avais pleinement conscience. Ce volume était le quatrième roman, L’Empereur-Dieu de Dune, que j’en suis venu à idéaliser et à proclamer meilleur volet du cycle dans sa globalité.
À l’époque, découvrant un peu au pif la SF littéraire, je n’avais probablement aucune idée de ce que la notion de « sense of wonder » pouvait recouvrir – je n’en entendrais parler que bien plus tard. J’ai été d’autant plus stupéfait de voir qu’un livre était capable de faire ça. En fait, il y avait sans doute un aspect préparatoire, dans Dune à proprement parler : au-delà de la majesté improbable des long-courriers de la Guilde, illustration classique du procédé, l’idée d’un Imperium de 10 000 ans, selon un calendrier sans doute bien postérieur à celui de l’ère chrétienne, me remuait déjà délicieusement l’estomac. Mais L’Empereur-Dieu de Dune poussait cet effet encore plus loin : l’image de Leto Atréides II, l’hybride improbable entre l’humain qu’il avait été (peut-être, c’était quand même une « Abomination » dès le départ…) et un colossal ver des sables (là aussi, bébête si inconcevablement énorme qu’elle participe de l’effet « sense of wonder » basique), m’a pas mal chamboulé ; mais plus encore, sans doute, l’idée que ce monstre régnait sur l’Empire galactique depuis plus de 3500 ans ! Inévitablement, je rapportais cette durée invraisemblable à l’histoire de la Terre, et l’idée d’un unique dirigeant d’un unique empire, dont le règne aurait commencé avant même l’époque d’un Ramsès II pour se poursuivre jusqu’à nos jours, me laissait totalement pantois. J’avais oublié, pourtant, que l’effet était en fait redoublé dans le roman de Frank Herbert, puisque le récit emprunte à l’occasion la voie de commentaires émis par des « archéologues » retrouvant les « Mémoires volés » de l’Empereur-Dieu quelques milliers d’années plus tard encore ! Cet abîme dans lequel le futur inconcevablement lointain se transforme en un passé tout aussi éloigné m’impressionne toujours, je suis bon public à cet égard. Dingue, l’effet que l’on peut produire avec quelques nombres, hein ? Même s’il vaut toujours mieux, bien sûr, au risque sinon d’amoindrir l’effet voire de l’anéantir, les enrober d’un propos solide et d’images fortes – ce dont ne manque pas ce quatrième roman, heureusement… du moins au début.
Ces « Mémoires » fournissent la plupart des exergues habituelles du roman (et sont souvent assez pénibles, comme d’habitude, mais j’aurai l’occasion d’y revenir), et c’est à bien des égards leur vol, justement, qui ouvre ce quatrième tome. Une scène qui m’avait d’ailleurs considérablement marqué, elle aussi : plus de vingt ans après ma première lecture, je me souvenais encore de ces rebelles courant désespérément, les loups du tyran à leurs trousses, et je me souvenais aussi de leur chef, la vindicative Siona – et je me souvenais aussi, peut-être pas qu’elle était elle aussi une Atréides, mais du moins que sa rébellion était dans un sens conçue et orchestrée par le despote même qu’elle était supposée abattre…
L’idée est donc présente dès le départ, et je ne révèle rien ici : une bonne part de L’Empereur-Dieu de Dune est consacrée au jeu pervers que le tyran Leto entretient avec son opposition. Siona, la fille de Moneo, son domestique le plus dévoué (un ancien rebelle lui aussi…), en est d’emblée une illustration flagrante. Une autre rivalise cependant en charisme, voire la dépasse, et c’est Duncan Idaho – ou plutôt les Duncan Idaho, puisqu’il s’agit de « gholas », plus ou moins l’équivalent dunien des morts-vivants, des anachronismes conçus dans leurs mystérieuses cuves par les scientifiques impies du Bene Tleilax, à partir des reliquats génétiques du fameux agent des Atréides, mort dans Dune, mais « ressuscité » ainsi dès le volume suivant, Le Messie de Dune ; ces Duncan, invariablement ou presque, semblent à un moment ou à un autre devoir se rebeller contre l’Empereur-Dieu – qui les tue, et attend brièvement que le Bene Tleilax lui en procure un autre en remplacement, bien conscient pourtant que ce « cadeau » ritualisé tient du piège visant en définitive à la destruction du despote.
Il faut dire que les pouvoirs traditionnels de l’Imperium ont presque tous été réduits à néant, en dehors bien sûr du trône galactique sur Arrakis – qui n’est plus Dune : la planète n’a plus rien de désertique, en dehors du seul Sareer qu’entretient le tyran pour son édification et celle de ses « disciples » choisis ; l’écosystème chamboulé a entraîné la disparition des vers des sables, et donc de la production d’épice, même si Leto, lui-même en partie ver, monnaye ses réserves à des prix considérables, un instrument d’asservissement parmi tant d’autres. Le Landsraad, les Maisons nobles, la CHOM, ne jouent peu ou prou plus aucun rôle ; le Bene Gesserit, qu’on redoutait tant jusque-là, n’est lui aussi plus que l’ombre de lui-même, et mendie son mélange comme les autres – comme notamment la Guilde Spatiale, qu’on pensait inamovible et toute-puissante, mais qui a dû elle aussi accepter sa réduction à un rôle de larbin ! Leto entretient donc toujours des liens ambigus avec le Bene Tleilax – avec Ix, aussi… Mais tous sont donc en position d’infériorité – ce qui n’exclut pas pour autant des complots : on a déjà évoqué le rôle du Bene Tleilax via ses gholas (mais aussi ses Danseurs-Visages, qui interviennent violemment à plusieurs reprises dans le roman), mais Ix procède d’une manière assez comparable, quoique probablement plus redoutable, en fournissant ici à Leto une ambassadrice façon femme-piège, Hwi Noree, conçue pour séduire le despote… et le conduire à sa perte. Là encore, pourtant, un « cadeau » que l’Empereur-Dieu accepte bien volontiers – au point, dans une illusion de son humanité passée (ou pas ?), de succomber (ou prétendre succomber ?) au caprice de l’amour, lui, le dieu asexué…
Mais tout cela fait partie d’un plan, tout cela renvoie au Sentier d’Or qui obnubile Leto, et qui est censé, à terme, sauver l’humanité d’elle-même. Leto, en être divin, est omniscient : ses mémoires ancestrales, remontant à des millénaires, lui procurent une connaissance parfaite du passé ; sa prescience, due à l’épice, lui fournit des aperçus catégoriques de l’avenir – il entend donc conduire l’humanité à sa possible survie, en décidant pour elle de ce qui doit être. Le Sentier d’Or, inflexible, et constitué, selon le schéma dunien classique, de plans dans des plans, intervient à chaque réplique, à chaque décision du tyran. Il semble tout justifier – des chamboulements à l’aube de son règne à ceux qui ne manqueront pas de survenir quand l’immortel Leto mourra, en passant par la stagnation qu’impose sa si longue dictature : le roman, ainsi, évoque avec la figure de Leto tant le progressisme le plus radical que le conservatisme le plus veule – mais pas tant que ça la tentation réactionnaire, plutôt moquée ai-je l’impression ? Ou du moins représentée comme l’imposture qu’elle est par nature – ainsi avec les pathétiques « Fremen de musée » qui ont succédé aux vigoureux et impitoyables guerriers du Jihad de Muad’Dib, une caricature presque douloureuse, quand bien même les zélotes du désert avaient quelque chose de malsain en définitive…
C’est que le Sentier d’Or est une leçon – et Leto, avec tous ses interlocuteurs, joue inévitablement au professeur. Ce qui, disons-le, le rend bien vite insupportable : l’arrogance du Dieu vivant est infecte, et ses enseignements cryptiques agacent toujours un peu plus à chaque nouvelle démonstration de pseudo-sagesse. En fait, c’est ici que pèche tristement L’Empereur-Dieu de Dune, à mes yeux en tout cas : on y retrouve bien trop souvent, même si avec un peu plus de pondération que dans le très lourd Les Enfants de Dune, ces envolées de mystique à dix balles, koan et aphorismes cryptiques qui s’affichent profonds mais sont loin de toujours l’être ; la mystique, heureusement, est compensée à l’occasion par des développements touchant davantage à la philosophie, surtout politique – ce qui me parle bien plus, aujourd’hui en tout cas : lors de ma première lecture, j’avais bien perçu cette dimension, et m’en souvenais, mais je n’avais sans doute absolument rien panné à tout ce qui était ici avancé… La religion est plus que jamais un thème essentiel, bien sûr – directement lié au thème politique, les deux sont fortement intriqués : Leto affirme sans cesse sa divinité tout en critiquant violemment les conséquences induites nécessairement par la foi… On notera aussi les nombreux éléments avancés sur les questions de « genre », disons – via notamment les Truitesses de Leto, sa garde personnelle uniquement féminine –, qui ne font cependant, à leur manière, que confirmer le caractère « sexiste » de l’univers dunien (au sens où les hommes comme les femmes ont des rôles et attributions déterminés par leur sexe et dès lors indépassables, le renversement censément induit par les Truitesses appuyant paradoxalement ce fait, au travers des justifications qu’entend y donner Leto à ceux qui ne manquent pas de l’interroger à ce sujet, Duncan Idaho au premier chef – le vieux mâle est leur commandant… Au cas où, je n’accuse pas l’auteur de sexisme, pas plus que je n’entends critiquer le procédé dont il fait usage dans ce cycle par principe – il fait globalement sens, mais aboutit donc trop souvent ici à quelques moments agaçants).
Bon. Que Leto soit insupportable, c’est sans doute dans l’ordre des choses : le gniard infect des Enfants de Dune, même au bout de 3500 ans de règne, reste à bien des égards le petit con qu’il était alors. Ce qui nous vaut, hélas, quelques chapitres franchement soulants – qu’ils aient leur raison d’être n’y change en définitive rien, là encore. C’est d’autant plus regrettable que le début du roman – disons les 150 ou 200 premières pages – est vraiment brillant, peut-être même au point de figurer parmi les meilleures pages de la littérature de science-fiction dont je me souvienne (et, oui, bien au-dessus de Dune lui-même). Tout n’est certes pas mauvais par la suite, il y a même de très bons moments (y compris lors de la fin, très prévisible donc, mais qui fonctionne). Mais ces dialogues pseudo-philosophiques interminables (enfin, dialogues… ça pue la prétention maïeutique, hein, seul le simili-sage s’exprime vraiment, au fond, les autres se contentant d’acquiescer ou de faire part de leur incompréhension bien légitime) peuvent susciter une déplorable réaction d’écœurement, voire de rejet. Ce qui est vraiment dommage, pour le coup…
L’Empereur-Dieu de Dune n’est donc pas le roman absolument génial dont je croyais me souvenir, non… Il ne tient en définitive pas vraiment les promesses ô combien séduisantes des premiers chapitres, et, si son propos global ne manque pas d’intérêt, quelques écueils propres au cycle – la mystique soulante et l’arrogance qui va de pair, pour l’essentiel – viennent hélas nuire à la qualité globale du roman. Il reste fascinant à bien des égards – monstrueux comme son personnage central –, et, s’il est une leçon que l’on devrait en retenir, bien plus que les soi-disant perles de sagesse dont nous bombarde péniblement le vrai despote faussement éclairé, c’est celle de cette science-fiction ambitieuse et démesurée qui, en usant habilement d’ingrédients divers, pouvant donner une illusion de simplicité quand ils s’avèrent au fond si complexes d’emploi, parvient à tétaniser le lecteur, à l’amener à succomber volontairement à un délicieux vertige. Dommage…
Restent deux tomes, Les Hérétiques de Dune et La Maison des Mères – qui, sauf erreur, se déroulent bien plus tard, et n’ont somme toute pas forcément grand-chose à voir avec les quatre premiers romans du « cycle de Dune ». Pour le coup, je ne suis pas certain d’avoir envie de les relire… Bon, on verra, plus tard, peut-être…
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