L'Œil de la Nuit, t. 2 : Les Grandes Profondeurs, de Lehman, Gess & Delf
LEHMAN, GESS & DELF, L'Œil de la Nuit, t. 2 : Les Grandes Profondeurs, [s.l.], Delcourt, 2015, 93 p.
Suite, avec un léger décalage (du coup j'ai lu le troisième tome dans la foulée, je vous en cause tout de suite après), de L'Œil de la Nuit, la dernière série en date de Serge Lehman (décidément « reconverti ») et Gess, dont le premier volet m'avait grandement séduit : en effet, tout en explorant les thématiques et les méthodes développées dans La Brigade Chimérique, le duo se livrait cette fois à une approche autrement plus fun et décomplexée des aventures de « super-héros » européens, puisant dans la littérature merveilleuse-scientifique d'alors pour livrer au final des aventures débridées, qu'on qualifiera pour le coup davantage de feuilletonnesques que de pulp. Avec cependant un petit décalage temporel – aux implications fondamentales : l'aventure se déroule cette fois avant la Première Guerre mondiale, l'horreur des tranchées, et l'avènement des surhommes de l'ère du radium,
En l'espèce, les auteurs se basent ici pour l'essentiel sur leur adaptation personnelle (bien obligés, semble-t-il...) du Nyctalope de Jean de La Hire – personnage au cœur de La Brigade Chimérique, qu'on avait également retrouvé dans L'Homme Truqué (que je viens enfin de lire, du coup, ça aussi je vous en cause très vite) ; on en profitera pour noter qu'il n'y a à vue de nez pas de « continuité » commune entre La Brigade Chimérique et L'Homme Truqué d'une part, et L'Œil de la Nuit d'autre part (sans même parler ici de Metropolis, qu'il faudra bien que je poursuivre un jour), même si c'est sans doute à débattre. Adonc : le Nyctalope ne porte pas ici ce nom, même si, outre son pouvoir éloquent, son nom « réel » souligne assez l'allusion ; l'Œil de la Nuit est un certain Théo Sinclair – un homme du monde, issu d'une excellente famille, que ses problèmes cardiaques ne portaient guère à envisager une carrière super-héroïque – de toute façon guère dans les mœurs du temps, en dépit de l'activité effrénée des « biographes » d'Arsène Lupin, de Fantômas, ou encore du Sâr Dubnotal (ce jeu sur les feuilletonistes gravant dans le marbre, de leur plume plus ou moins habile, les exploits des surhommes, qui perçait déjà, via le Club de l'Hypermonde ou bien sûr George Spad, dans La Brigade Chimérique, était devenu encore plus essentiel peut-être dans L'Homme Truqué, via cette fois Maurice Renard, et contribue vraiment à l'atmosphère singulière de L'Œil de la Nuit).
Les péripéties rocambolesques du premier tome – tout particulièrement celles tournant autour de l'agression du père de Théo Sinclair par un couple de dangereux anarchistes – avaient conduit notre jeune héros, somme toute commun si ce n'est son audace et son statut, jusqu'aux portes de la mort ; à peine avait-il eu le temps de se découvrir une étrange faculté à l'origine incertaine, lui permettant donc de voir dans le noir, que son cœur fragile le lâchait... Mais le « chirurgien-poète » Vogel-Kampf – leur hôte en Suisse, sorte d'ersatz positif de la figure classique du savant fou –, avait alors pris sur lui de lui greffer un prototype de cœur artificiel... L'aventure s'achevait là, sur la table d'opération, pour cette entreprise de dernière minute, ô combien teintée d'une inquiétante hybris...
Du coup, si le premier volet avait déjà tout du récit d'aventure feuilletonesque, ce n'est qu'avec Les Grandes Profondeurs que L'Œil de la Nuit affiche résolument sa dimension super-héroïque. L'opération a en effet eu des conséquences inespérées – non seulement Théo Sinclair a-t-il ainsi été ressuscité, mais ses capacités notamment physiques en ont été décuplées voire plus encore : l'ex-cardiaque, astronome en chambre et mondain occasionnel par défaut de capacités pour l'aventure, est bel et bien devenu un surhomme, d'une force, d'une endurance, d'une dextérité sans pareilles. Rien d'étonnant, dès lors, à ce que son camarade Laforge entreprenne de devenir son biographe officiel, rapportant à longueurs d'articles de presse et autres publications bon marché les exploits désormais nécessaires de son très cher ami...
Après, c'est une vague histoire de grand pouvoir et de grandes responsabilités, somme toute... Même si la « grande histoire » indépendante de Sinclair s'allie en fait, par un jeu de coïncidences nécessairement guère étranges, à la « petite histoire » qui lui est intimement liée. C'est ainsi que notre héros se retrouve embarqué dans une complexe histoire de savants fous ayant trahi, pour le pire, leurs États respectifs – même s'il s'intéresse avant toute chose à un certain Noé Levigan, génial inventeur (breton, aaargh), mais dont la mégalomanie alourdie de rancœur a fait une menace terrible pour la civilisation – les méfaits passés du savant fou étant illustrés par une bande dessinée dans la bande dessinée, nécessairement sépia ou jaunie et d'un ton excessif tout à fait délicieux (ce qui, si l'on doit poursuivre la référence Alan Moore, renvoie sans doute davantage à Suprême qu'à La Ligue des Gentlemen Extraordinaires). Les implications conséquentes de cette bien étrange affaire, liées vaille que vaille à ce qui précédait, ne laisseront en tout cas pas Théo Sinclair indifférent, a fortiori quand il en viendra à subodorer qu'on entend le maintenir dans l'ignorance, « pour son bien », de certains événements tragiques de son propre passé...
Les Grandes Profondeurs, tout en apportant des innovations bienvenues et un jeu de références distinct (on pense sans surprise beaucoup cette fois à Jules Verne, dans cette histoire de savants fous écumant les mers ; peut-être une toute petite pointe de William Hope Hodgson, aussi ?), reste ainsi dans la lignée d'Ami du Mystère. Entendons par-là que l'action y est débridée et d'autant plus réjouissante ; selon l'expression consacrée des veaux marins, « on se prend pas la tête », mais ça marche très bien comme ça : c'est fait pour. Globalement, le récit est donc très premier degré, non exempt d'une certaine naïveté rafraîchissante, non exempt peut-être aussi de kitsch à l'occasion, mais sans jamais rien de moqueur : il s'agit vraiment de communiquer un enthousiasme de tous les instants pour ce monde largement oublié aujourd'hui, que Serge Lehman s'échine à faire renaître pour notre plus grand plaisir, au travers cette foisi d'une intrigue frénétique et palpitante, qui a quelque chose de noble dans sa dimension « populaire ». Un excellent divertissement, donc – bien fait et malin.
Pas grand-chose à reprocher à ce tome 2, donc. Un temps j'ai pensé regretter ici sa relative brièveté, mais l'album étant d'une taille tout à fat correcte (bien loin, pour citer la comparaison inévitable, des albums si brefs de La Brigade Chimérique), cela ne fait sans doute que trahir mon désir d'en lire encore davantage (j'y reviens tout de suite, donc), et la critique ne porte donc pas. Reste la question du dessin de Gess – que je n'ai pas toujours trouvé totalement convaincant par le passé ; globalement, cela dit, je suis sans doute davantage séduit par son travail sur le présent titre que sur La Brigade Chimérique ; ça me paraît plus « propre », et aussi plus dynamique – les scènes d'action, nombreuses, sont plus que convenables, et très lisibles, là où elles me paraissaient pécher quelque peu dans le vieux titre...
Bilan très satisfaisant, donc ; la suite tout de suite, avec le tome 3, Le Druide Noir.
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