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Nous entrerons dans la lumière, de Michèle Astrud

Publié le par Nébal

Nous entrerons dans la lumière, de Michèle Astrud

ASTRUD (Michèle), Nous entrerons dans la lumière, [s.l.], Aux Forges de Vulcain, coll. Littératures, 2015, 304 p.

 

Où l’on voit tout le souci, pour ne pas dire l’absurdité, des étiquettes ? Je ne sais pas… Ce qui est certain, c’est que bien des thèmes qu’on aurait « objectivement » envie de rattacher, dans leur mécanique, à la science-fiction ont depuis longtemps essaimé ailleurs. Mais c’est peut-être encore faire fausse route que de présenter les choses ainsi : la dystopie, après tout (l’utopie a fortiori, d’ailleurs), est sans doute née en dehors du genre, ne lui étant enfin rattachée que par défaut – et à contrecœur par certains esprits chagrins craignant que le genre, sinistre par essence, vienne polluer la pureté littéraire originelle ; ceci étant, nous avons d’autres esprits chagrins dans notre petite communauté qui viennent pester par principe dès l’instant qu’un « auteur de blanche » use d’un thème « SF », ou qu’un récit ancré dans ces thématiques a le malheur d’être publié en « littérature générale » (il se trouve toujours quelqu’un pour tirer à vue sur les « voleurs » et les « ignares »).

 

Pourtant, c’est peut-être dans l’interstice entre les deux zones éditoriales qu’on peut déceler les plus beaux trésors, à l’occasion – le sous-genre post-apocalyptique, très populaire ces dernières années (y compris dans son sous-sous-genre zombifique, je ne vous apprends rien), probablement autant que la dystopie, a sans doute été très marqué par la parution de La Route de Cormac McCarthy – référence qui me paraît inévitable pour traiter du présent roman de Michèle Astrud, qui s’affiche pas mal de ce côté-là.

 

Pourtant, si le rapport avec McCarthy est tentant (mais plus du fait de la relation entre un parent et son enfant, véritablement au cœur du roman, qu’en raison du chaos d’après la catastrophe qu’ils arpentent dans le doute et la douleur), c’est un autre roman qui me vient en tête pour définir le cadre, à titre de comparaison plus que d’influence : le très bon Journal de nuit de Jack Womack, en ce qu’il ne décrit pas tant l’horreur du monde d’après, que celle du monde qui bascule – le roman est somme toute plus « apocalyptique » que « post-apocalyptique », et cet effondrement, pour être terrible et inéluctable, est avant tout progressif, lent, mou, tout l’opposé de la bombe qui vient brutalement tout bouleverser, générant illico pillards et mutants.

 

Il y a une nette dimension économique/politique dans les deux cas (qui peut aussi renvoyer, du coup, à quelque chose comme Le Paradoxe de Fermi de Jean-Pierre Boudine – sans doute plus qu’à l’effondrement pétrolier d’un Mad Max 2, on ne fait pas vraiment ici dans le bolide traçant sa route dans le désert) ; nombre d’indices mettent cependant en avant la dimension climatique de l’effondrement – ce qui est bien à l’ordre du jour, même si cette sècheresse peut évoquer des choses plus anciennes (du côté de Ballard, forcément ?).

 

Les auteurs et livres que je viens de citer – il y en aurait bien d’autres – ont été tantôt publiés en collection « de genre », tantôt en « blanche » ; et cela n’a donc probablement pas grande importance, hein ?

 

Nous entrerons dans la lumière, de Michèle Astrud, ne s’inscrit donc peut-être pas à proprement parler dans une filiation bien nette, mais, à la manière d’autres œuvres parfois fort marquantes, se glisse à bon droit dans un interstice utile – dans la collection sobrement baptisée « Littératures » des éditions Aux Forges de Vulcain, certes pas rétives à l’imaginaire (faudra enfin que je me mette aux William Morris, moi…). Interstice encombré, cependant, tant le sujet a été travaillé, notamment ces dernières années… C’est là sans doute ce qui peut faire le plus de tort au roman, le lecteur étant régulièrement amené à jouer le jeu dangereux des comparaisons, potentiellement fatal. Devant cet homme et sa fille qui arpentent une France plongée dans le chaos, difficile donc de ne pas penser à l’Amérique de La Route, et au père et son fils qui la traversent… Pourtant, ça tient presque du paradoxe, mais c’est probablement cet aspect du roman qui s’avère le plus réussi.

 

Toujours est-il que, dans Nous entrerons dans la lumière, l’effondrement est en cours, et se vit au quotidien. Cela a commencé il y a quelques années, et se poursuit progressivement – le chaos suit son petit bonhomme de chemin, d’autant plus perfide qu’il entretient quelques vagues illusions de continuité avec l’époque antérieure « tout confort ». Il y a parfois encore des bus qui circulent ; la boulangère a parfois du pain ; difficile d’avoir du réseau, certes, mais certains chanceux parviennent encore à se connecter quelques instants sur un Internet cacochyme – communiquer via son téléphone mobile est encore jouable, parfois… Il reste même un semblant d’institutions émanant de l’autorité publique – qui, généralement, se montrent toutefois plus nuisibles qu’autre chose, accentuant via leurs règles plus que jamais absurdes la déliquescence de ce monde qui leur échappe de plus en plus… Ce sont certes des temps difficiles, mais – malgré la faim, malgré les pillards, malgré la violence endémique – ce n’est peut-être pas encore la fin ; elle approche, oui, elle précède sans doute dangereusement l’horizon, mais elle n’est pas encore tout à fait là.

 

Antoine, il y a quelques années à peine, était encore professeur de français dans un lycée. Ceci dit, il se souvient bien davantage de sa fracassante démission – un coup de folie porteur de sens – que de ses années d’enseignement ; ces temps-ci, ses réminiscences se portent cependant sur une époque antérieure – celle où, jeune couillon, il s’était perdu dans une école d’ingénieurs, où il avait rencontré Sonia, aussi mal orientée que lui. Les deux jeunes gens avaient une passion pour le cinéma, filmaient tout et tout le temps (en usant d’un matériel étrangement archaïque, d’ailleurs – le roman perd peut-être un peu en suspension d’incrédulité, ici…), se filmaient eux-mêmes et leurs camarades, notamment. Antoine n'a finalement pas fait grand-chose de cette passion de jeunesse – même si, dès le début du roman, on le voit photographier à tout va, avec probablement une prédilection pour les gamins qui jouent (encore) dans le parc. Mais Sonia – vague amourette de jeunesse, la fascination d’Antoine pour la jeune femme ne rencontrant pas toujours d’écho significatif (sans doute parce que lui-même se montrait bien autrement commun…) – est quant à elle devenue cinéaste, et même réputée (une documentariste, cependant – là aussi, question crédibilité, je suis un brin sceptique, mais bon, je suppose qu’on peut bien s’accorder ce genre de torsions du réel…). Or Sonia, après toutes ces années et dans ce contexte difficile, le recontacte : elle aimerait tourner un film, pendant, bien des années plus tard, d’une « œuvre » de jeunesse dont elle entend retrouver les protagonistes, afin de méditer sur les assauts du temps… Antoine se montre hésitant – sans doute parce qu’il est toujours amoureux, quand bien même ce ne serait que d’un souvenir, bien plus en tout cas que de la femme qu’il a finalement épousée, tristement terre à terre, et qui a fui leur patelin en quête d’une illusoire sécurité sur un autre continent. Il hésite trop – et il se verra alors confier l’improbable mission, à son tour, de préserver ce qui peut encore l’être, y compris en filmant de nouveau…

 

Ces diverses dimensions du roman donnent lieu à des scènes plus ou moins intéressantes – même si le cadre, où l’effondrement reste très longtemps discret, à la manière d’une nouvelle normalité, m’a paru très intéressant et bien traité. Pourtant, c’est à mon sens ailleurs que se joue le roman : dans la complexe relation entre Antoine et sa fille Chloé – désormais une adolescente, mais ô combien perturbée… Il faut dire que Chloé a connu une expérience singulièrement traumatisante alors qu’elle n’avait que huit ans (on se doute bien vite de ce qui s’est produit au juste, mais je vais me taire au cas où…). Depuis, la fillette puis jeune fille, souffrant d’une violente amnésie l’empêchant peu ou prou de reconnaître son père à chaque visite (car lui n’a cessé de revenir la voir, contrairement à son épouse), a essentiellement vécu dans des institutions psychiatriques (les tentatives de retour à la maison s’étaient mal passées…). Oui, malgré le chaos, il y en avait encore – même si, ces derniers temps, en fait d’institution psychiatrique, Chloé restait dans une sorte d’hospice tenu par des bonnes sœurs (son père la qualifiait de « moniale »…). Mais c’est bientôt fini : l’hospice va fermer, les gens s’en vont, Antoine doit reprendre Chloé avec lui. Perspective inquiétante – la jeune fille est-elle en mesure de vivre dans le monde, dans ce monde a fortiori ? Mais séduisante et enthousiasmante, aussi, à certains égards…

 

Antoine va donc chercher sa fille, et s’embarque avec elle dans l’odyssée que représente la sauvegarde des films de Sonia – odyssée qui ne cache finalement guère son caractère de fuite, plus ou moins assumé. Le père et sa fille, bientôt réfugiés, bon gré mal gré, se retrouvent ainsi, au travers d’une relation tendue, parcourue de crises laissant craindre l’impossibilité de toute rémission, mais aussi de moments plus lumineux, dessinant un monde dans lequel Chloé pourrait vivre – et tant pis pour le chaos.

 

C’est là que le roman se montre fort – et en tout cas indéniablement émouvant, parfois même éprouvant. Si le livre se traîne peut-être un petit peu trop au début, il acquiert une tout autre dimension dès lors que Chloé rejoint son père et qu’ils s’embarquent dans leur périple. Il y a alors des scènes très puissantes et brillamment conçues – tout au plus me montrerais-je quelque peu sceptique quant à certaines répliques, guère « naturelles » (mais j’imagine qu’on peut y voir un choix dès lors parfaitement légitime).

 

L’étude de la relation père/fille, sempiternellement mêlée à l’évocation souvent douloureuse d’un passé à jamais perdu – éventuellement reconstruit dans l’imposture des souvenirs –, décide de la réussite du roman, car elle participe de sa justesse : Nous entrerons dans la lumière est émouvant sans excès de pathos presse-bouton, effrayant de par le tableau qu’il suscite et que l’on est bien amené à craindre, pourtant pas dénué de notes d’espoir, heureusement dégagées de toute pénible naïveté, laissant entrevoir la possibilité d’un après, d’un « post », peut-être pas radieux, mais suffisant. On n’en fera probablement pas un chef-d’œuvre ou une lecture indispensable, mais bien un roman parfaitement réussi, usant au mieux de sa thématique ô combien casse-gueule, sans souffrir tant que ça des inévitables comparaisons qu’il induit presque par essence – à ce compte-là, on aurait bien tort de se plaindre, ça relève peu ou prou de la performance.

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