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Cookie Monster, de Vernor Vinge

Publié le par Nébal

Cookie Monster, de Vernor Vinge

VINGE (Vernor), Cookie Monster, [The Cookie Monster], traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Daniel Brèque, Saint Mammès, Le Bélial’, coll. Une Heure-Lumière, [2003] 2016, 100 p.

 

Troisième titre de la toute nouvelle collection du Bélial’ baptisée « Une Heure-Lumière », Cookie Monster est le deuxième que je lis (après le très sympathique Le Choix de Paul J. McAuley). Plusieurs raisons à cela, notamment de bons échos encore une fois, et une certaine curiosité à l’égard de l’auteur qu’il me faudra bien satisfaire pleinement un jour en lisant ses plus célèbres romans, le diptyque composé de Un feu sur l’abîme et Au tréfonds du ciel… Je n’en ai toujours pas trouvé l’occasion ; ma seule lecture du théoricien de la Singularité reste donc Rainbows End, roman qui a pu être décrié en son temps mais que j’avais trouvé fort intéressant (en dépit d’une couverture de l’inoubliable Jackie Paternoster plus en forme – de quoi ? – que jamais). Ceci étant, la présente novella, lauréate des prix Hugo et Locus 2004, se rapproche peut-être davantage dudit roman que du diptyque précité… ou pas. Puisque nous sommes ici dans une complexe – très complexe – histoire d’apparences…

 

Ce qui ne me facilite vraiment pas la tâche. J’ai en effet la certitude que Cookie Monster gagne à être lu sans que l’on sache vraiment dans quoi on s’engage. Détailler davantage le propos revient à commettre cet horrible blasphème qu’est le spoiler… Je vais donc me contenter ici d’une version courte, « spoiler-proof », en guise de teaser. Disons déjà qu’il s’agit bel et bien d’une très bonne novella, résolument axée « hard science », avec ses corollaires habituels (migraine et austérité presque anti-littéraire), mais aussi son plus bel effet, typique du genre quand il est bien employé – le vertige… C’est aussi un texte qui s’amuse avec les références, citant directement un certain nombre d’œuvres de science-fiction (que je ne peux pas citer à mon tour ici sous peine de déflorer excessivement l’intrigue… Notons cependant que, parmi ces références, figure Vinge lui-même !), et probablement aussi des choses plus inattendues dans ce domaine – encore que, dans Rainbows End, l’auteur s’amusait déjà avec les expéditions imaginaires d’Alice à la poursuite d’un certain lapin blanc, mais l’effet est peut-être encore renforcé ici quand se fait jour cette certitude ozienne : non, on n’est plus au Kansas…

 

Mais pour ce qui est de l’histoire à proprement parler, je ne peux guère me permettre de dépasser ici les quelques éléments avancés par une quatrième de couverture à bon droit lapidaire. Nous avons donc Dixie Mae, jeune femme un brin paumée ayant enchaîné les boulots de merde ; là, elle vient de décrocher quelque chose de bien plus intéressant et bien mieux payé, une sacrée aubaine : elle a tout juste intégré le service clients de LotsaTech, la grosse boîte de l’informatique et compagnie, celle qui a mis à genoux Microsoft et quelques autres. Et elle se montre très consciencieuse. Mais le pénible Victor, qui bosse dans le même bâtiment aux mêmes conditions, l’interpelle et lui montre un curieux email qu’il vient de recevoir – et qui n’aurait jamais dû passer, tant il traficote les standards du service clients ; le plus inquiétant est cependant qu’il contient des informations personnelles à propos de Dixie Mae – des choses que personne d’autre qu’elle n’est censé savoir… Alors la jeune femme, de tempérament plutôt sanguin, décide de sacrifier sa pause déjeuner, et peut-être même de mettre en danger son chouette job, pour mener sa petite enquête : tout l’incite en effet à croire que le plaisantin à l’origine de cet étonnant et pervers message se trouve sur le site, dans le bâtiment voisin… Mais ses investigations, très vidéoludiques – peut-être à la façon d’un point-and-click ? – s’avèreront bien plus surprenantes que tout ce qu’elle pouvait imaginer…

 

Encore une précision qui me paraît utile : au-delà des références SF citées par l’auteur lui-même, via ses personnages (enfin, « ses »…), il en est une que bon nombre de lecteurs ont rajoutée, presque inévitable quand on parle de « hard SF », à savoir Greg Egan ; peut-être… Pour le coup, je ne peux m’empêcher de penser ici à une des nouvelles les plus rudes de l’auteur australien, à savoir « La Plongée de Planck » (dans Radieux), mais pas tant pour le fond que pour cette provocatrice déclaration d’intention : « Baudelaire peut aller se faire foutre. Je suis là pour la physique. » On remplace « physique » par « informatique et sciences cognitives » et hop ! Cookie Monster. Bon, j’exagère peut-être un peu, mais il faut bien dire ce qui est : Vernor Vinge, dans le présent texte, ne vise certainement pas à l’élégance – sa plume est purement utilitariste, ses personnages de même, tout est au service d’une intrigue complexe qui, passé un certain temps, ne rechigne par ailleurs guère à employer des concepts scientifiques, ou en voie de le devenir, particulièrement abscons, au risque d’une certaine austérité accompagnant la nécessaire migraine ; un peu comme si le lecteur était attrapé par le colback par un auteur sadique, s’ingéniant à lui fracasser la tronche contre tel ou tel concept velu en lui hurlant à l’oreille : « TU VAS LA BOUFFER MA SCIENCE ?! » Ce qui n’est pas toujours facile à gérer. Et certainement guère digeste…

 

Mais qu’on ne s’y trompe pas : au-delà de cet aspect éventuellement rebutant, Cookie Monster est bel et bien une réussite. Si son anti-style et sa froideur conceptuelle en font presque à l’occasion une caricature de « hard SF », le fait est qu’il s’agit bien d’une très belle démonstration du genre. Bien que d’une culture scientifique au mieux limitée, votre serviteur y a pris beaucoup de plaisir – le même genre de plaisir, disons, qu’avec de bons Greg Egan ou Stephen Baxter, ou encore Charles Stross (voire Ted Chiang, pas très loin ?). C’est astucieux et intelligent ; c’est bien conçu et construit, avec un certain humour un brin pervers peut-être, ludique assurément, compensant la sécheresse minimale du style (et l’horreur sous-jacente – car tout ceci, sans en dire trop, a assurément quelque chose de cauchemardesque, au-delà des premières investigations paranoïaques…) ; et, au fil des pages, s’accroît cette délicieuse et troublante sensation de vertige, caractéristique des meilleures œuvres du genre. Une jolie réussite, donc – sans doute pas à même de satisfaire quiconque, et pouvant même en rebuter radicalement un certain nombre, mais pour ma part j’ai beaucoup aimé.

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