La Lumière intérieure, d'Arthur Machen
MACHEN (Arthur), La Lumière intérieure, précédé par Le Grand Dieu Pan, [The Great God Pan & The Inmost Light], préface d’Arthur Machen, postface de Michel Meurger, traduction de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel & Jacques Parsons, [Rennes], Terre de Brume, coll. Terres fantastiques, [1894] 2003, 139 p.
Si cette édition met en avant dans son titre le récit, plus anecdotique, qu’est « La Lumière intérieure », le gros de l’ouvrage est néanmoins une nouvelle édition de « Le Grand Dieu Pan », à n’en pas douter un des plus célèbres récits (voire le plus célèbre) du Gallois Arthur Machen, et au-delà un classique de l’horreur littéraire – il s’agit dès lors, en fait, de revenir à l’édition originale anglaise de 1894, qui associait déjà ces deux textes ; je suppose enfin que ce titre a été choisi afin de distinguer ce bref ouvrage des nombreux autres affichant en France le titre Le Grand Dieu Pan.
La plupart de ces anciennes éditions reprenaient la traduction classique (1901) de Paul-Jean Toulet (même si j’ai pu en lire depuis une autre, signée Emmanuel Paillet, dans l’anthologie lovecraftienne Le Cycle de Dunwich, conçue par Robert M. Price) – traduction classique qui a fait connaître le texte en France, où il a semble-t-il reçu un bien meilleur accueil critique qu’en Angleterre : Machen, dans une jolie préface, livre, avec un sourire en coin mais sans haine ni rancœur, un éloquent florilège des attaques rencontrées par son recueil séminal lors de sa première publication en 1894 (plaignez-vous des blogueurs bêtes et méchants !) – tandis qu’une note explore les retours critiques français, autrement plus enthousiastes a priori et c’est peu dire. Cette traduction, toutefois, au-delà de qualités propres que je serais bien en peine de juger, péchait semble-t-il par d’assez nombreuses infidélités que l’écrivain français avait jugé bon de glisser dans le texte original… Cette nouvelle traduction entend y remédier – « Le Grand Dieu Pan » bénéficie ainsi d’une traduction entièrement nouvelle (que je suppose être le fait d’Anne-Sylvie Homassel), tandis que « La Lumière intérieure », récit plus bref en forme de variation, peut-être, a vu sa traduction originelle (signée Jacques Parsons) révisée par la même Anne-Sylvie Homassel – du moins est-ce ce que j’ai cru comprendre.
Je suppose que c’est à nouveau Lovecraft qui m’a amené à découvrir Machen avec ce titre ; c’était en tout cas, adolescent, dans l’édition Librio (traduction de Paul-Jean Toulet, donc) – et qu’est-ce que j’ai pu découvrir des choses avec Librio… Le nom magique n’y apparaît pourtant pas en quatrième de couverture – qu’importe, j’avais dû faire le lien d’une manière ou d’une autre… Ce qui est certain, c’est que, passé une première lecture dont je ne me rappelle plus très bien l’effet, je suis revenu plusieurs fois à ce titre dans une optique lovecraftienne – les lectures progressives permettant cependant de se dégager de cet appel (de Cthulhu) initial, pour enfin lire l’auteur pour lui-même, car il le vaut bien.
On sait que Machen figure parmi les « maîtres modernes » distingués par Lovecraft dans Épouvante et surnaturel en littérature, aux côtés de Lord Dunsany, Algernon Blackwood et M.R. James – et, de ceux-ci, il est très probablement celui qui l’a le plus influencé avec Dunsany. On comprend assurément pourquoi à la lecture du « Grand Dieu Pan » (ou à sa relecture – cette dimension devait m’échapper à l’époque de ma découverte du texte, adolescent…). Robert M. Price, dans l’anthologie précitée, montrait comment « Le Grand Dieu Pan », associé à une autre fameuse nouvelle de Machen, « Le Peuple Blanc », avait été d’une influence déterminante sur la conception de « L’Abomination de Dunwich ». Mais il faut probablement aller au-delà de cette influence affichée dans un texte précis, passant par la reprise de procédés et de thèmes clairement identifiables, pour loucher du côté des principes généraux : en effet, l’idée même à la base du « Grand Dieu Pan » est celle de ce voile qui, à peine soulevé, révèle derrière lui une réalité primordiale, incompréhensible à l’homme, à moins que celui-ci, déjà engagé sur la dangereuse voie de la compréhension, ne s’y perde bientôt pour sombrer dans une folie irrémédiable – thème ô combien lovecraftien ; parallèlement, l’idée du « Grand Dieu Pan » envisagé de manière concrète (il y a çà et là des indices dans le récit machénien qui laissent entendre que la figure du « Grand Dieu Pan » n’est pas qu’une métaphore, comme on pourrait être porté à le croire à la lecture du seul premier chapitre) ne manque pas d’évoquer, au cœur de cette réalité sous-jacente, une présence « divine » à la façon des Grands Anciens lovecraftiens, du moins dans l’idée initiale d’un quasi-panthéon, d’une pseudo-mythologie…
Curieux récit, au-delà… « Le Grand Dieu Pan » donne un peu une impression de bric et de broc, enchaînant les brefs chapitres d’un liant d’abord léger en apparence (il faut d’ailleurs noter que deux de ces chapitres avaient d’abord été publiés comme des nouvelles indépendantes, et que ce n’est qu’alors que Machen a vu que l’on pouvait établir un lien entre eux, débouchant sur un projet global plus ample), et abondant en peu vraisemblables coïncidences ; on y recroise cependant plusieurs personnages – pour la plupart issus de la bonne société londonienne, que, de son propre aveu, Machen ne connaissait alors en rien –, dont la curiosité éventuellement morbide, aiguisée au hasard des rencontres, permet de dégager progressivement une bien inquiétante trame globale.
La forme est déstabilisante au-delà de cette construction alambiquée – notamment du fait de ces nombreux dialogues (virant certes souvent au monologue), qui se passent très bien de paragraphes descriptifs et autres équivalents romanesques des didascalies, jugés superflus ; ce qui vaut d’ailleurs tant pour les dialogues à proprement parler que pour les « rapports » que l’on y croise de temps à autre, et qui reposent en fin de compte sur un procédé semblable. Je ne peux m’empêcher, régulièrement, d’y trouver un vague goût de manque, à vrai dire…
Mais passons au contenu. Le point de départ est connu : une expérience « scientifique » (mais ne s’embarrassant bien sûr pas d’explications), par ailleurs d’une moralité plus que douteuse. Le Docteur Raymond trifouille de son scalpel le cerveau d’une jeune femme qu’il avait préalablement droguée (avec son consentement servile ?), afin d’aiguiser ses perceptions et de lui permettre de voir derrière le voile – et c’est d’abord dans ce sens qu’est employée, à la façon d’une métaphore, l’expression « voir le Grand Dieu Pan ». Le lecteur, lui, pas plus que l’arrogant docteur ou son invité, ne voit rien de tout ça : le spectacle est horrible, oui, mais par procuration – et probablement bien moins que ce qu’il implique, d’ailleurs. La jeune Mary, quoi qu’il en soit, en ressort traumatisée à jamais, le visage figé dans un rictus d’épouvante pure – elle a vu ce qu’il ne fallait pas voir, elle a vu le Grand Dieu Pan… La quatrième de couverture évoque cette idée que « la suggestion de l’épouvante est plus horrible que l’épouvante elle-même », ce qui me paraît plutôt pertinent eu égard à ce texte, et peut-être plus particulièrement pour cette très forte séquence introductive, qui témoigne d’un art tout particulier, un beau sens de l’atmosphère notamment – tout cela étant rendu plus piquant par une moralité trouble, non dénuée de sous-entendus d’ordre sexuel, qui achèvent, au-delà du seul contexte littéraire de l’époque, de faire du « Grand Dieu Pan » un récit profondément décadent.
La suite est cependant bien différente – et, avouons-le, probablement plus convenue… Elle se déroule pour l’essentiel dans la bonne société londonienne (avec cependant quelques détours, particulièrement sordides, dans les bas-fonds embrumés de la ville, et quelques retours aux inévitables collines du pays de Galles où avait débuté le récit). Plusieurs protagonistes y sont amenés à évoquer une étrange femme, fatale au plus haut point et au sens le plus strict : autour d’elle, les hommes meurent… Des hommes vidés, réduits à rien, pour lesquels le suicide s’impose, tant leur manque toute alternative. Mais c’est aller trop vite en besogne : plus exactement, nos braves dandys évoquent plusieurs cas de la sorte, et, si le lecteur se doute d’emblée de quelque chose, forcément, ces personnages n’en viennent pour leur part que très progressivement, et à reculons, à cette terrible conclusion : il n’y a, dans toutes ces glauques affaires, qu’une seule et unique croqueuse d’hommes, une seule veuve noire… qui n’a, comprend-on enfin, à peu près rien d’humain.
Si la nouvelle déconcerte donc quant à la forme – et peut-être même peut-on dire qu’elle pèche à cet égard, à l’occasion –, elle bénéficie cependant d’un fond remarquable, transcendé sans doute par une atmosphère brillante, où la menace sourd sans jamais véritablement se montrer ; Machen dépeint des tableaux vivants – au-delà sans doute de l’artifice plus ou moins aristocratique qu’il se sentait alors contraint d’employer, mais rappelons que nous sommes, avec ce recueil, au tout début de la carrière de l’écrivain –, et sait, dans ce cadre, comment susciter, au détour d’un paragraphe, une déstabilisante sensation d’épouvante, qui ne fait cependant sens qu’au travers d’un tableau plus global, où la morale victorienne et ses hypocrisies ont leur part, essentielle. En questionnant la peur « panique », passablement sexuée, qu’il réactualise, Machen atteint bel et bien son but, et, quoi qu’ait pu en dire la critique anglaise d’alors, au mieux frileuse quand elle ne se montrait pas carrément hostile, il parvient bien à susciter chez son lecteur le frisson ; plus de 120 ans après la publication, cela reste assez efficace – mais, surtout peut-être, cela conserve une étonnante singularité qui, au-delà des inspirations comme des reprises, fait toujours du « Grand Dieu Pan » un récit à part. Probablement pas irréprochable, non, mais porteur d’une audace et d’une inventivité qui méritent bien qu’on le loue encore.
« La Lumière intérieure », nouvelle plus courte qui complétait « Le Grand Dieu Pan » dans le recueil original de 1894 et qui donne donc son titre à celui-ci, est sans doute bien autrement anecdotique. À vrai dire, elle convainc d’autant moins qu’après « Le Grand Dieu Pan », elle a quelque chose d’une variation sur un mode mineur… On en retrouve en effet bien des procédés – au-delà du seul fond à base de femme au cerveau trafiqué, virant au démon, la nouvelle adopte là encore un cadre basé sur la bonne société londonienne, déploie sur de longs paragraphes des monologues dénués de descriptions, abuse des coïncidences d’une manière vraiment trop peu vraisemblable… Mais le problème est peut-être surtout que, cette fois, l’épouvante attendue car promise n’apparaît finalement jamais – Machen essaye peut-être là encore de s’en tenir à la suggestion, ce qui est tout à son honneur, mais il ne parvient pas, sous cet angle, à reproduire la réussite du « Grand Dieu Pan » ; certes, il intrigue – et bien assez pour tenir le lecteur en haleine, je ne prétends pas le contraire ; mais, justement, quand on en arrive à la fin, le sentiment de manque est autrement plus frustrant, et il me paraît difficile de retenir un vague : « Tout ça pour ça ? » À n’en pas douter, Machen a fait bien mieux – dans le texte qui précède, bien sûr, mais probablement davantage encore dans des récits ultérieurs où, en se débarrassant des velléités décadentes de ces premières nouvelles, Machen donnera enfin et vraiment le meilleur de lui-même (le genre de récits que l’on rencontre par exemple dans Le Peuple Blanc).
Je n’en ai bien évidemment pas fini avec Machen – j’ai notamment dans ma bibliothèque de chevet le roman Les Trois Imposteurs ; un de ces jours…
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