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Roverandom, de J.R.R. Tolkien

Publié le par Nébal

Roverandom, de J.R.R. Tolkien

TOLKIEN (J.R.R.), Roverandom, [Roverandom], édité par Christina Scull et Wayne G. Hammond, traduit de l’anglais par Jacques Georgel, illustrations de J.R.R. Tolkien, Paris, Christian Bourgois – Pocket, coll. Science-fiction – Fantasy, [1992, 1995, 1998-1999] 2013, 153 p.

 

L’œuvre posthume de J.R.R. Tolkien (le plus souvent éditée par son fils Christopher – mais ce n’est étonnamment pas le cas du présent petit ouvrage) est colossale : en volume, elle dépasse largement les textes publiés de son vivant. Le succès sans pareil du Seigneur des Anneaux aurait sans doute « légitimé » la parution de bien des fonds de tiroir – phénomène toujours à craindre en cas semblable… Et, à vrai dire, c’est longtemps l’impression que j’en ai retiré. Une erreur d’appréciation sur laquelle je suis depuis revenu.

 

Mais si bon nombre de ces ouvrages portent sur le « Légendaire », en étant par ailleurs d’un degré d’achèvement très variable (les livres lisibles pour eux-mêmes, quitte à être retouchés, que sont Le Silmarillion et Les Enfants de Húrin, étant complétés par les fragments arides mais fascinants des Contes et légendes inachevés et de « L’Histoire de la Terre du Milieu »), ce n’est pas le cas de tous, et on relève un certain nombre de textes qui s’en émancipent, même s’ils peuvent parfois (souvent ?) entretenir des liens indiscutables avec ce grand-œuvre. Longtemps, on a dû en ce domaine se contenter peu ou prou des trois contes de l’édition originale de Faërie et des Lettres du Père Noël, mais d’autres textes ont été publiés depuis (outre que ces deux anciens recueils ont été complétés), plus ou moins achevés eux aussi ; j’avoue ne pas connaître plus que ça ce versant de l’œuvre tolkienienne, sans doute dissimulé, par la force des choses, derrière la majesté et l’ambition du « Légendaire ». Toutefois, la lecture de Faërie confirme amplement que Tolkien était capable de briller bien loin de sa Terre du Milieu. Et c’est dans ce contexte que s’inscrit Roverandom, tout petit ouvrage étonnant, combinant à la fois des qualités littéraires qui lui sont propres et des thématiques érudites permettant d’envisager sous un angle un brin différent l’œuvre globale de Tolkien.

 

Roverandom est résolument un conte pour enfants – un élément supplémentaire dans le dossier envisageant Tolkien en aimable et attentif père de famille, régalant ses enfants de son imagination (comme dans Les Lettres du Père Noël à la même époque et, plus tard et surtout, Le Hobbit). En l’espèce, il s’agissait de consoler son deuxième fils, Michael, qui avait perdu un jouet qu’il adorait par-dessus tout – une petite figurine représentant un chien – sur une plage, lors de vacances de la famille Tolkien en 1925 (juste avant que le distingué professeur devienne plus distingué encore en allant enseigner à Oxford – le séjour à la mer était une célébration de cette nomination). Tolkien a conçu un conte afin d’aider son fils à digérer cette perte douloureuse, conte sur lequel il est revenu deux ans plus tard, en essayant de le coucher par écrit et de lui donner une forme plus ou moins définitive (rappelons que cela faisait alors une dizaine d’années déjà qu’il travaillait sur son « Légendaire ») ; il n’en est cependant rien sorti dans l’immédiat… Plus tard, cependant, Tolkien s’est lancé dans la rédaction du Hobbit – dans un contexte pas forcément très différent. Cette autre œuvre destinée aux enfants (mais probablement plus âgés quand même que Roverandom), par ailleurs bien plus ample, a cette fois eu les débouchés que l’on sait : le texte a été soumis à un éditeur, Allen & Unwin, qui s’est montré très enthousiaste et l’a bientôt publié – et le succès viendra. Aussi l’éditeur en question n’a-t-il guère tardé à demander à Tolkien s’il avait d’autres histoires du même tonneau. Le philologue oxonien a alors sorti de ses cartons le tapuscrit de Roverandom, qu’il a soumis pour lecture et éventuellement publication. Ce bref texte a lui aussi été bien accueilli (notamment par le fils de l’éditeur, Rayner Unwin, le critique ultime en l’espèce, qui avait adoré Le Hobbit, et a cette fois trouvé Roverandom « bien écrit et drôle »)… mais pas retenu pour autant. L’éditeur, en effet, incitait plutôt Tolkien à livrer un nouveau roman portant sur les Hobbits… Et Roverandom est ainsi retourné dans les cartons (pour n’en ressortir qu’en 1998 – bien après la mort de son auteur). Tolkien n’y est en effet pas revenu suite à ce « refus », et s’est attelé à la longue et exténuante tâche de la rédaction du Seigneur des Anneaux – nouveau roman « de Hobbit », certes… mais qui n’avait au fond, et bien vite, plus rien d’enfantin.

 

Alors, Roverandom, un fond de tiroir ? Matériellement, peut-être… Mais, si c’est sans doute une œuvre qui aurait dû être considérablement amendée dans l’optique d’une publication, elle n’en présente pas moins un certain degré d’achèvement qui la distingue de bon nombre des œuvres posthumes de Tolkien – et présente des qualités littéraires indéniables.

 

Il s’agit d’un bref conte, composé pour l’essentiel de trois parties, distinguées selon leur cadre – l’Angleterre tout d’abord, la Lune ensuite, le fond des océans enfin. Nous y suivons le petit chien Rover, qui a eu la mauvaise idée, sur une impulsion, de mordre un magicien aigri (dont nous apprendrons plus tard le nom, Artaxerxès), lequel, en guise de punition, a jeté un vilain sort sur l’animal agressif, le transformant en un petit jouet, une figurine de chiot – celle que Michael Tolkien adorait et avait donc perdue. Le jouet se rend bien compte qu’à l’instar de ses semblables il s’anime après minuit, mais ce n’est pas une vie… Aussi cherche-t-il à fuir, malgré l’affection que lui porte « Fistondeux » (le nom français pour « Little Boy Two » ; au passage, je suis assez sceptique quant à la traduction de Roverandom, et c’est peu dire, qui me paraît régulièrement tordue sans à-propos, et par ailleurs sans grande élégance, notamment en ce qui concerne les noms propres, mais cela va sans doute au-delà…) ; mais le petit garçon l’égare sur une plage… Là, le magicien Psamathos Psamathidès le trouve et, sans en faire de nouveau un vrai chien de bonne taille, il lui rend cependant quelques facultés utiles avant de l’envoyer sur la Lune, auprès d’un autre magicien, le Lunehomme (« the Man in the Moon »…), où il gagnera des ailes, rencontrera bien des créatures étranges et changera de nom (il y tombe en effet sur un autre chien du nom de Rover, le « Lunechien » – « the Moon Dog »… – et devient donc arbitrairement Roverandom), connaissant alors des aventures fantasques, qui se prolongeront ultérieurement sous la mer (là encore, il y aura un autre Rover, le « Merchien » – « the Sea Dog »…) – dans l’espoir, enfin, de redevenir un vrai petit chien…

 

Nous sommes sans doute très loin du « Légendaire » quant à la forme et au fond – et, à vrai dire, très loin aussi du Hobbit, qui sera ultérieurement la grande œuvre pour la jeunesse de Tolkien. Le ton est à la fois beaucoup plus enfantin, et par ailleurs beaucoup plus « classique ». On n’en fera pas pour autant un texte impersonnel : il y a bien du Tolkien dedans… Mais le ton renvoie davantage à un merveilleux un peu plus conventionnel et assurément enfantin, sans la majesté épique du Hobbit. Et les références sont comme de juste à chercher ailleurs, bien loin du terreau qui donnera la fantasy par la suite associée à Tolkien. Plusieurs pourraient être citées (et le sont dans les notes, nombreuses, mais qui m’ont paru d’une utilité et d'une pertinence variables), mais le goût de l’absurde, la multiplicité des niveaux de lecture (avec notamment les blagues que s’autorise le narrateur adulte), la densité extrême de l’action par ailleurs, les nombreux jeux sur le langage enfin (mots-valises et autres jeux de mots) peuvent renvoyer, pour citer un nom célèbre, à Lewis Carroll, d’une certaine manière – peut-être plus, cependant, celui de Sylvie et Bruno que des Alice (encore que, c’est à débattre).

 

Tout cela, en tout cas, est d’une grande légèreté – contrastant éventuellement avec des apports d’un autre ordre, infusant le texte, et donnant sans doute quelques indications sur la suite des événements : après tout, Rover devenu Roverandom, sur la Lune, est bien confronté à un grand dragon blanc ainsi qu’à des araignées géantes, et, plus tard, sous la mer, il aura affaire à l’Antique Serpent-de-Mer… On est tenté, bien sûr, et au-delà des seules sources historiques et mythologiques que Tolkien mentionne de lui-même dans un texte autrement bien plus enfantin (c’est aussi dans ce décalage, à l’occasion, que je pense à Sylvie et Bruno), d’y voir des préfigurations de sujets ultérieurs – en l’espèce Smaug, bien sûr, et les araignées de Mirkwood, mais ce n’est peut-être pas forcément très pertinent. Il en va sans doute de même pour les magiciens de Roverandom, qu’on tend instinctivement à rapprocher des Istari, Gandalf en tête – et ces fumeurs de pipe, tantôt joviaux, tantôt bougons, ont bien des traits que l’on retrouvera ultérieurement ; mais, là encore, c’est sans doute l’effet d’une lecture a posteriori, et la filiation est peut-être à relativiser… D’autres allusions sont en fait probablement plus sûres – qui concernent cette fois le « Légendaire » en cours d’élaboration, plutôt que les romans « de Hobbits » à venir ; sans doute y a-t-il bien quelque chose à relever dans l’évocation de ce monde plat, de cette Lune accessible aux voyageurs habiles... ou de ces îles tout à l’ouest, dissimulant aux yeux des mortels le pays des fées ! Le texte évoque par ailleurs à l’occasion la « Terre Centrale », je ne sais pas si cela renvoie à une expression anglaise différente de « Middle-Earth » ou s’il s’agit d’une nouvelle lubie…

 

L’intérêt de Roverandom est donc double : il s’agit à la fois d’un texte à lire pour lui-même, et d’un document utile à l’appréhension de l’œuvre de Tolkien dans son ensemble. C’est dès lors sans doute une lecture enrichissante. Mais est-ce, indépendamment du reste, un bon livre ? Là, je ne sais pas vraiment… Il y a des choses très appréciables dans tout ça : c’est frais, vif, léger, par ailleurs touchant si l’on a en tête l’image de ce brave professeur consolant son fiston d’une perte irréparable… Pourtant, j’avoue m’y être quelque peu ennuyé… et avoir trouvé la plume un brin lourde, tranchant dès lors de manière plutôt gênante sur la légèreté apparente du propos (peut-être, ici, le texte français est-il en cause, donc…). J’ai eu, enfin, au cours de ma lecture, la sensation d’un vide à combler – on y devine tant Tolkien, pourtant sincèrement impliqué dans son conte pour tout petits, tirer cependant son récit, à plus ou moins bon droit, vers son « Légendaire » autrement adulte… Roverandom, à cet égard, est autant une étape qu’une variation ; mais peut-être s’agissait-il en fin de compte d’une fausse route ? La demande d’Allen & Unwin pour un nouveau roman « de Hobbit », si elle a pu s’avérer frustrante sur le moment pour Tolkien, et si, toutes choses égales par ailleurs, elle a pu sembler quelque peu injuste, débouchera bien sur quelque chose d’une tout autre ampleur, et en même temps d’une singularité essentielle, qui fera la gloire de Tolkien. Je doute que l’on puisse vraiment envisager Roverandom, sereinement, en dehors de ce contexte crucial… Mais cela reste un peu plus qu’une curiosité.

 

(Avec un bonus : les quelques illustrations de Tolkien, fort jolies – dont deux en couleurs.)

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