Vie de Joseph Roulin, de Pierre Michon
MICHON (Pierre), Vie de Joseph Roulin, Lagrasse, Verdier, 1988, 72 p.
J’ai découvert Pierre Michon avec Les Onze, très court texte (roman ? Du moins en avait-il reçu le Grand Prix de l’Académie française) qui m’avait tout bonnement fasciné – merveille d’écriture d’une musicalité saisissante dont je ne soupçonnais même pas la possibilité, et qui m’a sans doute incité à réévaluer toutes les faibles notions que je pensais avoir du style. Cette heureuse rencontre m’avait très vite incité à lire d’autres ouvrages du même auteur, ceux que j’avais alors dénichés en poche chez Folio, à savoir La Grande Beune, et Rimbaud le fils, enfin sa première publication, plus ample, Vies minuscules, à n’en pas douter un des plus beaux livres que j’ai jamais lus. Mais Pierre Michon est largement associé aux éditions Verdier, et je n’ai guère tardé par la suite à me procurer la plupart de ses ouvrages parus sous ces typiques couvertures orangées – tous très brefs… mais pas moins intimidants, à certains égards – et c’est sans doute pourquoi j’en ai retardé finalement la lecture, ayant la conviction que je les aimerais voire adorerais sans doute, mais ne saurais pas en parler.
C’est un des mauvais aspects de mon activité de blogueur – un qui me navre profondément, dont je perçois bien la bêtise, mais qui ne m’en affecte pas moins. Parti dès le départ sur l’idée un brin stupide – contrainte que je m’impose tout seul et qui ne rime à rien – de parler de tout ce dont je lirais, je renâcle parfois à m’engager dans des œuvres que je sens « difficiles » pour la seule mauvaise raison que j’en ai le compte rendu final en ligne de mire ; l’œuvre en question me laissant craindre, en dépit de mes envies irrépressibles de partage, que je ne parviendrais qu’à produire laborieusement un texticule inepte, ne faisant guère honneur au sujet, qui mériterait tellement mieux… À vrai dire, c’est sans doute bel et bien le cas, de manière générale – y compris pour des ouvrages théoriquement plus accessibles : je ne sais souvent pas en parler, et commets de vagues comptes rendus à côté de la plaque, hérissés parfois de mes sentiments de lecture les plus exacerbés, en bien comme en mal – le genre d’articles qui, quand par quelque hasard j’y retourne après des années de refoulement plus ou moins conscient, me font honte…
Pourtant, je continue – parce que cela tient de la compulsion, parce que j’aime ça, à l’évidence, et que, dans un invraisemblable sursaut d’optimisme qui ne me correspond pourtant guère, mais sans doute est-ce en fait quelque prétention de ma part, vilain trait qui fait sans doute bel et bien partie de ma personnalité, celui-là, je veux garder l’espoir de transmettre quelque chose – au moins d’intéresser un très éventuel lecteur, au-delà de ma prose maladroite, et lui donner l’envie de lire des choses qui me dépassent, mais me parlent pourtant ; peu importe alors, peut-être, si je n’en disserte que naïvement : ce qui compte, c’est bien de passer quelque chose, si possible une envie…
Mais parler de Pierre Michon ? C’est dur… Les quatre titres cités plus haut avaient ici fait l’objet d’un bête article, initialement destiné à un autre support ; j’avais sans doute baissé les bras pour ce qui est d’expliquer en quoi Pierre Michon est merveilleux – je me contentais peu ou prou de dire qu’il l’était, croyez-moi sur parole, et hop ! C’est sans doute assez désolant…
Mais, par un étonnant hasard (ou pas), c’est en fait un thème essentiel de cette Vie de Joseph Roulin, très courte encore une fois, qui fut la deuxième publication de l’auteur, et, je crois, la première chez Verdier : l’ouvrage traite largement de la valeur des choses (dès l’exergue emprunté à Claudel), et tout particulièrement des œuvres d’art – en l’espèce les peintures de Vincent Van Gogh, prisées à titre posthume, et posant la question difficile de savoir pourquoi et comment elles méritent d’être louées, et par qui sans doute, a fortiori quand l’estime de l’œuvre, dépassant les seules notions toujours relatives du goût et de la culture (les miennes, en matière de peinture, étant peu ou prou inexistantes, au passage), dépassant enfin les rapports personnels, voire intimes, à l’art (au cœur du propos cependant), ne s’exprime plus, de manière peu ragoûtante, qu’en dollars passant d’une main à l’autre, l’achat de l’œuvre, quelque part, ne différant ici en rien de l’achat d’une propriété ou d’une boîte de haricots verts.
Pour traiter de ce thème, Pierre Michon use d’un procédé qu’on peut supposer récurrent chez lui, qu’on trouvait déjà bien sûr dans Vies minuscules, juste avant, et qui imprègnera toujours des récits ultérieurs, dont bien sûr Rimbaud le fils et Les Onze, pour m’en tenir à ceux que j’ai lus, mais on pourrait semble-t-il en citer d’autres : la biographie littéraire, reconstitution parfois plus ou moins fantasmée (ou totalement dans le cas des Onze) car artiste d’une vie pour ce qu’elle vaut, et qui est sans doute immense, aussi minuscule soit-elle en apparence – car Joseph Roulin est bien, sans doute, aux yeux de l’histoire, un minuscule relatif – encore que doté d’une étonnante célébrité posthume, via Van Gogh tout d’abord… et via Pierre Michon ensuite ; il n’en est pas moins le sujet qui permettra, en biais, de questionner Van Gogh – géant en puissance quand se déroule le récit, colosse inaccessible à l’heure où on le lit – et plus encore de questionner, au-delà, ce qui fait l’art, et aussi, en filigrane et qui n’est peut-être pas tout à fait la même chose, ce qui fait qu’une œuvre est « bonne » (on voit bien ici tout le dérisoire de ce qualificatif…).
(Procédé qui, au passage, a pu donner de très bonnes choses ailleurs, et je pense ici notamment à un autre ouvrage paru chez Verdier, Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud, d’Emmanuel Venet, très court texte – plus court encore que celui-ci – qui n’avait pas manqué, par contamination, de m’évoquer Pierre Michon.)
Joseph Roulin était un facteur, à Arles puis à Marseille. C’est à Arles qu’il a rencontré Van Gogh – ou plutôt Vincent – et qu’il est devenu son ami. On le connaît aujourd’hui – avant le livre de Pierre Michon, mais on le connaît néanmoins – pour avoir fait l’objet de plusieurs portraits réalisés par le grand peintre ; qui était alors peintre, sans doute, mais pas forcément « grand », l’estime venant après, mais du moins, ce qui est peut-être plus essentiel au fond, un ami, et peut-être d’autant plus quand, confronté à ses difficultés et aux tourments d’un psychisme fragile, il en venait à chercher en d’authentiques camarades un soutien nécessaire, via une compagnie sincère ; et c’est là une relation que Joseph Roulin, parmi d’autres, ont bien volontiers entretenue avec lui, au fil des rencontres puis des lettres, jusqu’à ce que le décès ignoré de l’artiste y mette un terme – ou pas tout à fait, puisque le souvenir persiste, avec parfois des traits plus ou moins assumés de légende.
Sans doute Joseph Roulin n’avait-il pas grand-chose d’un critique d’art, et, quand il lui était donné de voir ce que peignait son étonnant camarade, et notamment ses propres portraits, n’y comprenait-il pas grand-chose (et je ne lui jette certainement pas la pierre, c’est aussi mon cas après tout), émettant peut-être le vague sentiment que c’était « bizarre », et gardant sans doute pour lui que ce n’était pas forcément très « joli »… Sans doute ne faut-il pas se baser sur ce fait, et sur le procédé global employé par Pierre Michon, pour en déduire une vague et bête condescendance du cultivé à l’égard de celui qui ne l’est pas – le questionnement de l’appréciation de l’art implique bien de relativiser voire anéantir les catégories instinctives que l’on peut être tenté d’établir en la matière, tant elles paraissent futiles, bien vite.
Et, après tout, en écrivant la Vie de Joseph Roulin, Pierre Michon grandit à sa manière la figure – sans naïveté pour autant, bien sûr, mais avec quelque chose d’un mythe : le facteur devient ainsi « prince républicain », lui qui, né sous l’Empire, adule La Marseillaise et le drapeau tricolore, encore que son attirance pour la Sociale et le portrait de Blanqui, passé, affiché sur son mur l’incitent sans doute à envisager un avenir meilleur, plus ou moins bien admis, à la seule couleur du drapeau rouge. Quant à sa barbe étonnante, au cœur de ses portraits, elle en fait bientôt quelque réincarnation d’un Assyrien idéal, ou peut-être un moujik féroce, si l’on y tient…
Mais nous sommes ici dans le domaine de l’image, et du mythe ; au-delà, il s’agit bien de rendre Joseph Roulin, le facteur d’Arles, pour ce qu’il était – ou ce que l’on suppose qu’il était, au gré d’une reconstitution plus ou moins fantasmée car littéraire et, sans doute, servant un propos. Son goût de l’absinthe, par exemple, n’en fait certainement pas quelque esthète décadent prisant les paradis artificiels, et la cirrhose qui l’emportera n’a rien d’un blason d’honneur. Sans condescendance, certes, mais Joseph Roulin est bien un quidam – c’est, au-delà du mythe aussi savoureux soit-il, ce qui lui confère une certaine authenticité. Sa Vie, telle que supposée, est bien celle d’un homme. Et c’est peut-être là qu’il brille ?
Surtout, en fin de compte, quand toque à sa porte quelque courtier en art, promettant une somme folle au facteur en échange d’un portrait de lui qu’avait réalisé son ami – sans même véritablement cacher qu’il en obtiendra bien davantage auprès de tel ou tel capitaliste de l’art, désireux à tout prix d’incorporer à sa collection le portrait du simple facteur d’Arles, au motif dérisoire qu’on lui a certifié que c’était là du grand art, du meilleur ; alors qu’au fond il serait bien en peine de dire pourquoi… Est-il dès lors si différent du quidam Joseph Roulin, sous cet angle du moins ? Et du lecteur… Mais le facteur l’emporte sur lui, ou sur eux, en définitive, parce que son sentiment n’est pas un artifice imposé par un bon goût devenant conventionnel, et même une mode – il se fonde sur un lien autrement plus authentique, sans doute. Et le « prince républicain », peut-être amusé à l’idée de ces riches « amateurs » engageant des sommes folles pour la possession de choses qu’ils ne comprennent pas plus que lui – lui qui les avait reçues comme témoignage d’une indéfectible amitié – envisage peut-être, plus ou moins consciemment, la légende qui le perpétuera bien au-delà de sa mort.
« Qui dira ce qui est beau et en raison de cela parmi les hommes vaut cher ou ne vaut rien ? » La question demeure à terme, suscitant pourtant à la conclusion une litanie de possibles – où l’argent, sans doute, la « valeur » au sens le plus triste, est noyé dans l’infamie qui lui sied, laissant entrevoir bien d’autres raisons d’apprécier et de chérir, avec une tout autre noblesse.
Arrivé ici, j’en reviens au point de départ… J’ai essayé de parler de ce livre, mais peut-être – sans doute – n’y suis-je pas vraiment parvenu. J’ai tenté des choses… Mais, si ça se trouve, je suis une fois de plus à côté de la plaque. Ne reste plus que cet artifice un peu vain du jugement de « valeur » (tiens…) lapidaire, instinctif, inexplicable peut-être, le « croyez-moi sur parole » si dérisoire et si commun…
Croyez-moi sur parole : la Vie de Joseph Roulin de Pierre Michon est un très bel ouvrage, où la virtuosité artistique, la musicalité des mots, leur poésie, participent d’un propos fort et touchant et juste – un propos de « valeur ». C’est admirable.
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