Lettres d'Arkham, de Lovecraft
LOVECRAFT, Lettres d’Arkham, correspondance choisie, traduite et présentée par François Rivière, Grenoble, Jacques Glénat, coll. Marginalia, 1976, 79 p.
La popularité grandissante de Lovecraft en France a parfois suscité des bizarreries, des improbabilités – des publications qui ont acquis au bout d’un certain temps une valeur d’ « objets de collection », quoi que cela veuille dire. Je suppose que le « mythique » Cahier de l’Herne consacré au gentleman de Providence ne rentre pas pleinement dans cette catégorie – peu importe qu’il m’ait déçu quand je suis enfin venu à le lire, c’est là un ouvrage qui a été d’une très grande importance et influence, bien loin du seul statut de « curiosité ». Le hors-série « spécial Lovecraft » de Métal Hurlant, dont je vous ai causé il y a peu, correspond peut-être davantage à cette qualification (encore que…), et les présentes Lettres d’Arkham probablement plus encore.
Ce tout petit livre (80 pages, hop), conçu par François Rivière et publié aux toutes jeunes alors éditions (Jacques) Glénat, sous une couverture de Mœbius, et bénéficiant à l’intérieur d’amusantes lettrines signées Floc’h, est, sauf erreur, et quelques rares exceptions ponctuelles mises à part, la première tentative de donner au lectorat français un aperçu de la (volumineuse) correspondance de Lovecraft ; il serait suivi deux ans plus tard par le tome 1 des Lettres, chez Christian-Bourgois, qui n’a hélas jamais connu de suite ; ces deux ouvrages, ô combien différents par ailleurs (en volume comme en propos ; j’y reviendrai), ne pouvaient cependant se fonder que sur les deux premiers tomes des Selected Letters, alors en cours de publication chez Arkham House (trois autres suivraient), dont l’importance pour la compréhension de l’auteur et de son œuvre ne fait guère de doute, même en prenant en compte le caractère « drastique » de cette sélection, triant çà et là au sein d’une correspondance pharaonique (ou cyclopéenne, peut-être ?), dont l’édition intégrale est bien évidemment impensable (voyez par exemple l’article de S.T. Joshi sur la question, dans The Fantastic Worlds of H.P. Lovecraft) ; depuis, d’ailleurs, d’autres sources ont été étudiées, qui ont donné outre-Atlantique des éditions plus ciblées (correspondance avec untel, correspondance avec tel autre, etc.), ou ont emprunté la forme de compilations plus dispersées, ainsi via divers opuscules intitulés Uncollected Letters, qui eurent aussi des conséquences françaises, puisqu’elles ont par exemple fourni la matière aux Lettres d’Innsmouth – le titre entrant du coup un peu en résonance avec le petit bouquin qui nous intéresse aujourd’hui, étrangement…
Ces Lettres d’Arkham, toutefois, sont une entreprise bien différente des autres susmentionnées. Pour dire les choses, cette sélection par François Rivière n’a absolument rien de « scientifique » ; il ne s’agit certainement pas d’un « ouvrage de référence », utile à la recherche. Ce qui se traduit par des partis-pris éventuellement regrettables, encore qu’ils soient assez justifiés dans le cadre isolé de la publication même, a fortiori dans le contexte d’alors. Il ne s’agit pas pour François Rivière de traduire ici des lettres intégrales, mais seulement des fragments – très courts le plus souvent –, renvoyant à tel ou tel thème. Ainsi, pour citer les premières rubriques, nous avons « Haschich », « Providence », « Red Hook », « Femmes », « Lord Dunsany »… Comme vous pouvez le constater, ces « titres » (parfois étonnants – Lovecraft et le haschich, bon…) ne figurent même pas dans l’ordre alphabétique, et l’ordre chronologique n’est pas davantage respecté – ce dernier aspect étant d’ailleurs autrement plus gênant dans une perspective « scientifique » : non seulement ces lettres, d’une minuscule sélection au regard d’un océan de sources, sont tronquées, mais surtout elles sont livrées ici au seul gré de la fantaisie de l’éditeur – nous ne savons que très exceptionnellement à qui écrit Lovecraft, et pas davantage quand il écrit. Ce qui, outre que cela rend l’usage de ce livre dans une optique de recherche peu ou prou impossible, a une autre conséquence assez redoutable : à la lecture de ces extraits, il se dégage un portrait de l’auteur qui doit beaucoup à la subjectivité avouée de l’éditeur, mais cela va sans doute au-delà – on comprend d’autant plus que ces extraits ne se privent pas de colporter, de manière plus ou moins consciente sans doute, leur lot de semi-vérités ou contre-vérités ; par exemple, sur l’image du « reclus de Providence », car Lovecraft en avait bel et bien joué dans sa correspondance de l’époque, pour son plus grand malheur posthume – ou pas… Mais voyez l’intitulé « Voyages », où nous lisons ceci et seulement ceci : « Je n’ai jamais franchi les limites des trois États de Rhode Island, Massachusetts et Connecticut !... » Ce qui était sans doute vrai quand Lovecraft écrivait (ou du moins je le suppose), mais ne correspond en rien à la réalité de sa biographie complète ; ici, l’absence de date (et de destinataire) est tout particulièrement préjudiciable, en ce que, sous une apparence d’objectivité, elle ne fait que rendre en vérité un état précis de la biographie de Lovecraft, semblant de la sorte confirmer l’image plus globale, erronée, du « reclus »…
Mais là n’était sans doute pas le propos de François Rivière – aussi nous ne lui chercherons pas des poux à cet égard. Car le projet, à l’époque, se tenait sans doute en tant que tel, et ne manquait pas d’audace autant que de pertinence. Toutefois, à le lire aujourd’hui, avec ce que l’on a appris depuis quant à l’auteur et à son œuvre (notamment depuis la « révolution critique » des années 1970 – tout juste entamée aux États-Unis au moment de la publication en France de ces Lettres d’Arkham), sans doute est-il impossible de pleinement se mettre dans la peau d’un lecteur découvrant cette facette de l’auteur au moment même de la parution – facette qui était alors peu ou prou terra incognita…
On y relève d’ailleurs, instinctivement, nombre de pétouilles dans le paratexte (qui occupe les vingt premières pages du bouquin, soit un quart) – à commencer (évacuons l’assimilation d’Arkham à Providence en quatrième de couverture, pas bien grave, voire qui pourrait se défendre dans l’absolu, j’imagine), même si vous allez dire que je chipote, par cette maladie bien française consistant à paniquer devant le mystérieux « P. » au milieu de « Howard P. Lovecraft » comme on panique sans doute encore, malgré une longue histoire, sur le mystérieux « K. » de « Philip K. Dick »… La maladie fait toujours des ravages aujourd’hui – que celui qui n’a jamais entendu parler de « K. Dick » en France, voire n’en a jamais parlé lui-même, me jette la pierre, s’il existe… Ici, François Rivière nous parle donc (et ce n’est pas une coquille, c’est systématique) de « Howard-Phillips Lovecraft » (quand ce n’est pas carrément « Howard-Philipps »), ce qui est d’autant plus… « amusant » qu’on trouve plus loin dans la sélection de lettres un fragment consacré à la « Généalogie » de Lovecraft, évoquant en parallèle son ascendance Lovecraft et son ascendance Phillips, mais avec cette traduction étrange : « mes ancêtres maternels, qui m’ont donné mon second prénom... » Oui, c’est un point de détail ; mais il y en a bien d’autres, que ce soit dans la « présentation » de l’auteur (par ailleurs assez correcte, somme toute, et traitant notamment, sans doute avec pertinence, de la dimension « puritaine » de Lovecraft – une chose qui m’avait paru incompréhensible quand j’avais lu, et plutôt apprécié par ailleurs, Lovecraft : le dernier puritain, de Cédric Monget, mais bon, on évolue, hein ? Seuls les imbéciles, blah blah…), ou sans doute plus encore dans les « Repères biographiques » qui suivent, sans même parler des « Notes sur quelques auteurs cités par Lovecraft »… Pourtant des initiatives bienvenues dans pareil contexte, je ne le nie certainement pas ; c’est simplement la réalisation qui coince un peu.
Suivent les « lettres » – des extraits thématiques, donc, rangés sous 43 items, qui partent un peu dans tous les sens. Sans doute n’y parle-t-on guère de littérature, en définitive – que ce soit l’œuvre de Lovecraft lui-même ou celle des auteurs qu’il prisait (même si, bien sûr, Poe et Dunsany se voient attribuer une rubrique, Algernon Blackwood aussi, étrangement, mais pas Arthur Machen, etc.)… sans même parler de l’œuvre de ses collègues du « Lovecraft’s Circle », comme François Rivière le qualifie pourtant dans sa présentation : Smith, Howard, Derleth, Bloch (à qui est pourtant dédiée cette présentation !) ne sont tout simplement pas évoqués à cet égard… Ce qui vaut peut-être mieux, l’imprécision de la présentation pouvant ici s’avérer très nuisible : François Rivière semble inclure dans ce « Lovecraft’s Circle », non seulement des auteurs n’ayant jamais été aussi « proches » que les précités, tel David H. Keller, ce qui pourrait éventuellement se défendre, mais aussi des auteurs, tel Ramsey Campbell, qui sont de la génération suivante et n’ont jamais correspondu avec Lovecraft…
Une chose assez amusante, cependant, et qui demande sans doute à être creusée, c’est la part étonnamment réduite des renvois au « Mythe de Cthulhu » (trait qui m’avait aussi frappé dans le hors-série de Métal Hurlant précité, à peu près contemporain) ; là où, instinctivement, on associe aujourd’hui immédiatement Lovecraft à Cthulhu, et plus largement à son « panthéon » ou « pseudo-panthéon », comme vous voudrez, c’est en fait une chose qui ne ressort pas du tout de cette sélection de lettres. Sans doute bon nombre sont-elles antérieures à « The Call of Cthulhu », ce qui pourrait expliquer bien des choses, mais ce n’est vraiment pas le cas de toutes, loin de là ; en fait, le seul « Grand Ancien » mentionné, à savoir Nyarlathotep, ne l’est qu’au regard de la très brève nouvelle éponyme, ou plus exactement du rêve, ici rapporté, qui en a entraîné la rédaction. Sauf erreur, la seule autre nouvelle citée en tant qu’item est « The Colour Out of Space », mais sans appuyer sur ses traits les plus singuliers, au-delà de la seule question de l’atmosphère. On trouve par contre un autre « rêve » à l’origine d’une nouvelle, dans un autre registre : la dernière lettre ici publiée, sous l’item « Loveman (Samuel) », rapporte en effet le cauchemar qui allait déboucher sur la rédaction de « The Statement of Randolph Carter » ; on peut noter au passage qu’il y a bien un item « Carter (Randolph) », à ceci près qu’il évoque un autre rêve, mais dans lequel aucun des personnages, et pas même celui de Lovecraft lui-même, ne porte ce nom… Les rêves ont donc une importance essentielle ici, c’est déjà ça – même si ça biaise sans doute un peu le propos…
Notons, d’ailleurs, et ce en dépit du titre de l’ouvrage, que la « géographie mythique » de Lovecraft n’est quasiment pas évoquée – en fait, le seul item renvoyant à un nom de lieu porte sur « Kadath »… et donc, même si le contenu de la lettre citée est sans doute plus englobant, c’est à nouveau la dimension onirique qui est mise en avant. À cet égard, je me demande d’ailleurs de plus en plus si la France, via l’activisme de Jacques Bergier, ne se distingue pas radicalement des États-Unis dans son appréciation, sinon de l’ensemble des nouvelles « dunsaniennes » des « Contrées du Rêve », du moins du « cycle de Randolph Carter » – d’abord publié chez nous sous le nom Démons et Merveilles, et ayant suscité un intérêt marqué de la critique française (le Cahier de l’Herne en témoigne assurément, encore que de manière pas forcément très convaincante), là où j’ai vaguement l’impression (peut-être erronée, hein, ça me vient comme ça) que ça n’a pas vraiment été le cas outre-Atlantique (peut-être dans la mesure où Derleth ne prisait semble-t-il guère ces textes – voyez sa préface étonnante à At the Mountains of Madness and other novels –, qu’il s’était par ailleurs, et de manière plus ou moins fondée, empressé d’exclure de son « canon » du « Mythe de Cthulhu » ?).
Dernier aspect du « Mythe » : les livres, bien sûr – et nous avons des rubriques consacrées au Necronomicon et à Abdul Alhazred (encore que, en ce qui concerne ce dernier, c’est en fait bien davantage le pseudonyme enfantin de Lovecraft se régalant des Mille et Une Nuits qui est traité, et non « l’Arabe dément »…). Rien d’autre.
Quoi, alors ? Deux choses, outre la dimension onirique déjà évoquée, me paraissent autrement essentielles, dans cette sélection, en contribuant à façonner (ou défaire ? C’est peut-être à débattre…) une image particulière de l’auteur – qui doit sans doute pour une bonne part à l’image que François Rivière s’en faisait, encore que…
On commence par l’aspect le plus « sympathique » ? Providence, probablement. Ville natale, et ville idéale, la capitale adorée du Rhode Island adoré. Lovecraft l’évoque régulièrement, non sans émotion (c’est peu dire), et s’il étend le cas échéant cette passion régional(ist)e à l’ensemble de la Nouvelle-Angleterre (sans insister sur ses créations, Arkham et compagnie, malgré le titre du bouquin), la ville elle-même demeure son ancrage le plus essentiel, au plein sens du terme. Celui qui écrivait « I am Providence », sentence destinée à finir sur sa tombe, illustre cet amour inconditionnel de bien des manières, dans ces extraits de lettres – pouvant se faire graves et majestueux, ou adoptant, sans doute au point de se moquer de lui-même, un ton cocasse finalement assez délicieux, ainsi sous l’item « Retour » (qui commence très lourdement par un des délires épistolaires coutumiers de Lovecraft, sans doute celui qui devait le plus souvent déconcerter ses correspondants, voire les ulcérer, à savoir qu’il y jouait au « grand-père », alors qu’il avait sauf erreur 36 ans au moment de ce « retour », et que ses « gamins » de correspondants n’étaient pas forcément plus jeunes que lui, loin de là…), où l’on ne sait trop ce qui compte le plus, de l’enthousiasme exacerbé pour la ville, ou de sa moquerie pleinement consciente, si elle est somme toute tendre… Mais ce « retour », bien sûr, renvoie à une autre dimension – l’expérience new-yorkaise, désastreuse, dont il se fait régulièrement écho, notamment sous l’item « Red Hook », un des premiers…
On en arrive ainsi au deuxième point saillant du portrait de Lovecraft qui se dégage de ces fragments : le GROS CONNARD D’EXTRÊME-DROITE, raciste, réac, facho (ce qui n’est pourtant pas tout à fait la même chose), misogyne (un aspect moins souvent mis en avant, mais qui ressort particulièrement ici – notamment, bien sûr, sous l’item « Femmes », pour le moins consternant…), etc. Cette dimension, sur laquelle on n’insistait guère jusqu’alors en France, ce me semble (j’avais en tout cas relevé, mais traitez-moi d’obsédé, qu’elle était totalement absente du Cahier de l’Herne, du moins dans sa partie française), est clairement mise en avant ici, et sans la moindre ambiguïté, dès la présentation – ce qui était sans doute nécessaire, et louable (je crois me souvenir, cependant, que j’avais lu – ou entendu dire ? – que la critique française était « tombée des nues » après avoir été confrontée à cette regrettable dimension de l’auteur, telle qu’elle figurait dans l’unique volume des Lettres, chez Christian-Bourgois… mais ce petit bouquin est donc un peu antérieur, pourtant). Le problème, à mes yeux, est qu’il n’en ressort pas moins une image assez contestable… parce qu’il y a des allégations un peu trop rapides, des confusions malvenues – deux éléments renvoyant à l’objectif de précision –, enfin une atmosphère pesante dès lors que l’on aborde cette délicate question dans un fandom qui monte vite sur ses grands chevaux, prêt à livrer bataille sur-le-champ, à défaut d’argumenter…
Certaines allégations lapidaires pourraient donc utilement être discutées ; ici, je pense notamment, dans la présentation par François Rivière, à l’allusion, que je crois héritée de Sonia Greene (figurant en tout cas dans ses souvenirs sur Lovecraft, publiés en français dans les Lettres d’Innsmouth), selon laquelle Lovecraft, qui avait lu Mein Kampf, était un admirateur inconditionnel d’Hitler et du nazisme ; en fait, s’il ne s’agit certainement pas de « blanchir » Lovecraft à cet égard, le fait est que la question est bien plus compliquée que ça – et, bien loin de l’admiration inconditionnelle ici alléguée, on trouve, quand bien même tardivement, nombre de lettres où Lovecraft se moque violemment d'Hitler, en qui il avait fini par voir un bouffon excessif… et dangereux. On en trouvera un florilège – mais là encore sous une forme « non scientifique » – dans le Lovecraft et la politique signé par Jacky Ferjault ; en fait, à cet égard, le lien avec Mussolini est sans doute plus pertinent, même s’il vient poser un problème plus délicat qu’il n’en a l’air : la conciliation des tendances clairement réactionnaires de Lovecraft avec une idéologie politique qui, à la base tout du moins, ne l’est pas, quoi qu’on en dise un peu trop souvent – débat complexe, qu’il n’y a sans doute pas lieu d’approfondir ici, ce n’est guère l’endroit… Cependant, c’est là une chose à relever, oui : si Lovecraft a émis des remarques favorables au fascisme (et, à vrai dire, à la même époque, au socialisme, et d’ailleurs en mêlant les deux – qui n’avaient effectivement rien d’incompatibles – dans ses utopies pré-humaines, At the Mountains of Madness et « The Shadow Out of Time » ; rappelons que Lovecraft « l’homme » et non « l’auteur », à la même époque, abandonnait son conservatisme républicain pour soutenir pleinement le « New Deal » de Roosevelt, prônant même un « socialisme modéré »), il était bien avant tout, à la base, un conservateur, voire un réactionnaire, pleinement conscient et assumé. C’est là une dimension autrement saillante de sa correspondance, jusque dans ces « fragments ».
Le reste en découle, à maints égards – encore que, là aussi, ce soit parfois plus compliqué que cela… Notamment pour ce qui est du racisme : je maintiens que le racisme de Lovecraft n’était pas – comme on l’a trop souvent dit pour l’exonérer un tant soit peu de la charge du stigmate – le racisme d’un Américain moyen de sa classe et de son temps : bien sûr, ce poids social est à prendre en compte et d’une importance certaine, je ne le nie en rien ; il faut, bien sûr là encore, y ajouter la notion de « phobie » au sens le plus psychologique (voire psychiatrique), qui prend pleinement son sens ici – il s’agit bien, littéralement, d’une « peur », et c’est de la « peur » initiale que proviennent le mépris et la haine – le Lovecraft serrant les dents et suant à grosses gouttes quand il croisait des New-Yorkais un peu trop basanés correspond sans doute à ce profil ; mais il reste une dernière dimension, à mes yeux essentielle, et c’est que le racisme chez Lovecraft est intellectualisé, « rationnel », matérialiste, théorisé enfin, avec des prétentions scientifiques – c’est ce qui en fait à proprement parler un racisme au sens le plus strict, celui d’un Gobineau et très certainement des théoriciens nazis, plus tard, avec pas mal de monde entre les deux, recourant le cas échéant à une lecture darwinienne erronée.
À trop négliger cette dimension, je redoute qu’on en vienne à se contenter d’un portrait bien trop réducteur, faisant de Lovecraft un simple crétin borné parmi tant d’autres crétins bornés de sa classe et de son temps… Le réflexe est assurément tentant, mais ce serait pourtant passer à côté de l’essentiel – et, à vrai dire, j’ai toujours trouvé cette attitude simplificatrice extrêmement dangereuse… Or c’est sans doute l’image qui ressort ici : à en juger par ces seuls fragments, l’ultra-droitier Lovecraft était un crétin borné ; or, « borné », je l’admets volontiers (sa correspondance, bien au-delà de ce petit recueil – mais ici je vous renvoie donc à l’item évoqué portant sur les « Femmes » –, en témoigne régulièrement : rappelons que les nombreux correspondants de l’auteur étaient bien loin de partager ses idées à ce sujet, et que, parfois, la discussion dégénérait dans un dialogue de sourds, Lovecraft ne pouvant tout simplement pas comprendre les arguments qu’on lui opposait… Voyez notamment les vigoureux échanges avec Robert E. Howard, même si c’est là une problématique très annexe de la controverse fondamentale les opposant, et opposant barbarie et civilisation) ; par contre, « crétin » ? Très franchement, je ne le crois pas un seul instant. Mais c’est bien là une image qui ressort dans ce petit bouquin, amplifiée par la sélection sans doute, qui, en ôtant le contexte des allégations racistes et plus largement politiques de Lovecraft, ainsi que les longs raisonnements, aussi fautifs soient-ils, qui les « justifiaient » à ses yeux, les fait « briller » (salement…) dans toute leur crudité – et leur bêtise…
Il est souvent difficile d’aborder la question du racisme de Lovecraft – on se trouve trop souvent contraint à « choisir son camp », avec d’une part ceux qui, s’arrêtant à l’incrimination, disqualifient d’emblée tout ce que le bonhomme a pu écrire, et d’autre part ceux qui gémissent et soupirent dès l’instant que la discussion s’égare sur ce terrain glissant, et qui bientôt balancent du « PUTAIN DE SJW FAIS PAS CHIER AVEC LE RACISME DE LOVECRAFT TOUT LE MONDE S’EN FOUT PUTAIN ! ». Et c’est très dommage – parce que c’est un sujet aussi intéressant que complexe, à mes yeux en tout cas, et il serait sans doute très profitable de l’envisager enfin d’une manière plus posée et sereine, dégagée des velléités aussi redoutables de part et d’autre visant soit à exonérer l’auteur de tout, soit à le blâmer pour tout… Oui : c’est plus compliqué que ça…
(C’est toujours plus compliqué que ça.)
Mais je m’éloigne… En l’état, ce petit bouquin n’a sans doute pas un grand intérêt aujourd’hui – au-delà de la pièce de collection… Je veux bien croire, cependant, qu’il pouvait se montrer d’un intérêt tout autre à l’époque de sa parution. Parce qu’il y a bien quelque chose de précurseur dans cette publication en apparence anodine : la conviction, appuyée par François Rivière, que l’abondante correspondance de Lovecraft fait pleinement partie de son œuvre, tout en étant elle-même une œuvre à part entière. Hélas, on risque d’attendre longtemps des éditions « scientifiques » de la correspondance de Lovecraft, en France tout du moins… Une occasion manquée, alors ? Peut-être bien. Et c’est regrettable.
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