Métal Hurlant, n° 33 bis : hors-série spécial Lovecraft
Métal Hurlant, n° 33 bis : hors-série spécial Lovecraft, Paris, Les Humanoïdes Associés, septembre 1978, 150 p.
Je ne vais pas vous présenter Métal Hurlant, hein ? La revue de bande dessinée est suffisamment « culte » comme cela. Bien évidemment, ce n’était pas vraiment mon époque… Et si j’en avais récupéré quelques numéros au pif en fouinant chez des bouquinistes et compagnie, je ne peux pas prétendre pour autant avoir jamais « connu » le magazine légendaire. Disons que c’était une raison supplémentaire pour envisager la chose comme « culte », alors – bien que n’étant guère sensible, globalement, à la notion moisie d’ « Âge d’Or », je pèche, à l’occasion, comme tout le monde, et peux tourner mon regard vers un passé quasi mythique, avec une nostalgie fondée sur de simples préjugés, en regrettant, sans en savoir beaucoup plus, notre présent forcément médiocre en comparaison. Tsk…
Mais certains numéros sont plus mythiques que d’autre, si j’ose dire… À n’en pas douter, c’est bien le cas de ce numéro 33 bis datant de septembre 1978, le premier hors-série de l’histoire de la revue, et consacré à un sujet qui m’est tout particulièrement cher : un certain H.P. Lovecraft… Forcément, en tant qu’amateur de lovecrafteries, j’en avais entendu parler (pas dans le détail, broumf…), mais, n’étant guère porté de nature sur la collectionnite pour autant, et envisageant par avance cette pièce toute particulière comme un « objet de collection », j’en avais gardé la référence dans un coin de ma tête, au cas où, sans en faire une acquisition nécessaire et même urgente. Puis, un jour, trouvant la chose en fouinant çà et là, et, surtout, la trouvant à un prix décent (que je n’espérais pas), je me suis dit qu’il était bien temps de l’acquérir et de la lire.
Dont acte. Mais si j’ai commencé avec un grand enthousiasme… je n’ai pas tardé à déchanter, et même plus que ça ; autant le dire dès maintenant : ç’a été une très, très, très grosse déception… Témoignage supplémentaire, sans doute, de ce que les objets dits « cultes » ne le sont pas nécessairement pour leur qualité intrinsèque…
Métal Hurlant étant avant tout une revue de bande dessinée, commençons par là. Au milieu des nombreuses déceptions (ou, en fait, dans la pagination de la revue, les encadrant, pour la plupart…), on relève de vraies merveilles, un bon million de fois supérieures à tout le reste : deux des fameuses adaptations de nouvelles de Lovecraft par Alberto Breccia (texte original adapté par Norberto Buscaglia), « Le Monstre sur le seuil » et « L’Abomination de Dunwich ». Et ce sont bien des œuvres extraordinaires : la maestria graphique de Breccia, usant de nombreuses méthodes avec brio pour susciter la peur autant que la fascination, ne saurait faire de doute ; j’avais sans doute déjà eu l’occasion de le dire ici ou là, mais ce sont vraiment là les plus beaux exemples à mon sens de ce qu’une représentation « graphique » de Lovecraft peut rendre, à condition de l’envisager avec le talent et le goût nécessaires. Mais, bien évidemment, ce sont des choses que j’avais déjà lu (dans l’album ô combien recommandable Les Mythes de Cthulhu)… Par ailleurs, je ne sais pas si ça provient de la revue elle-même, de son encrage, impression ou peut-être vieillissement, mais le texte très « clair », ici, ne facilite pas toujours la lecture de ces deux belles BD. Ce bémol mis à part, il ne fait guère de doute que ces deux longs épisodes (longs, comparativement au reste, le plus souvent expédié…) constituent le meilleur moment de ce hors-série, et de loin ; et je n’ai pas manqué de regretter que ce soit le cas, puisque j’avais déjà lu tout ça…
Car les autres BD de ce numéro (très courtes le plus souvent, en deux, trois ou quatre pages, presque jamais davantage) sont bien inférieures, et c’est peu dire. J’y relève d’emblée une bizarrerie (sans autre jugement de valeur) : si la revue traite bien de Lovecraft (encore que régulièrement par la bande…), elle ne se focalise en tout cas pas sur le « Mythe de Cthulhu » – voire le met résolument de côté : il n’apparaît vraiment qu’exceptionnellement (et sans grande réussite, d’ailleurs). Étonnant… mais pourquoi pas ? Le problème est ailleurs. Pour résumer, disons que le résultat, sur le plan graphique, est souvent beau à très beau… mais que le scénario pèche et pas qu’un peu, se contentant – quand il y en a un, on peut à vrai dire régulièrement en douter ! – d’une évocation lapidaire et absolument dénuée d’intérêt, et sombrant plus qu’à son tour dans le périlleux travers de l’approche humoristique, pour un résultat rarement drôle, au mieux médiocre, parfois carrément affligeant…
On trouve ainsi, à plusieurs occasions, de brèves BD sympa voire plus sur le plan du dessin, mais absolument creuses par ailleurs : « Le Langage des chats », de Claveloux, en fait assurément partie, de même que « Amitiés, rencontres… », de Vepy et Ceppi (pas hyper lovecraftien, en outre). Peut-être faut-il mettre ici « Le Chef-d’œuvre de Dewsbury », de Chaland et Cornillon (première BD en couleurs du numéro, relativement jolie), et sa « suite » (toujours en couleurs) intitulée « L’Énigme du mystérieux puits secret », des mêmes, mais où Chaland revient à la ligne claire dont il est coutumier, pour un bref récit parodique « à la Tintin » (voire « Scooby-Doo » ?), sans grand intérêt hélas… Du coup, il aurait peut-être eu sa place dans la catégorie « humour raté » (je ne l’ai classé ici qu’en raison de son prologue)… « Les 3 Maisons de Seth », signé Hé, est un bref délire égyptien, graphiquement très correct, totalement creux par ailleurs – une fois de plus… Et de même pour « Ktulu » de Mœbius (en couleurs), graphiquement irréprochable et même mieux que ça – j’hésite, « époustouflant » ne serait peut-être pas de trop –, comme de juste, et pourtant désolant de vide (la BD se veut sans doute humoristique, mais je suis plutôt tenté de la citer ici…). Même chose encore (enfin, le dessin est nettement moins bon, s’il est correct) pour « Le Pont au-dessus de l’eau », de Cornillon en solo, dont la chute est bien connotée d’humour noir, mais… Quant à « Cauchemar », de Nino, c’est une BD parfaitement incompréhensible, et son trait démesuré et démentiel, s’il ne laisse pas forcément indifférent, ne rattrape pas sa faiblesse scénaristique.
« L’humour » raté est hélas très récurrent – certains récits dans ce (mauvais) goût-là ont été évoqués au paragraphe précédent, mais ceux dont je vais traiter maintenant se distinguent (en mal) à cet égard : très vite, ainsi, « Le Retour de Cthulhu », de Charles et Martens, consterne de par sa lourdeur sidérante. « La Trace écarlate » (dessin de Daniel Ceppi, sur une idée de Jean-Jacques Mendez) est plus que correcte sur le plan graphique, mais c’est une histoire à chute sans intérêt – et sans rien de lovecraftien. « Excursion nocturne », de Margerin (un dessin superbe, et étonnant, en ce qu’il reprend les traits caricaturaux coutumiers de l’auteur tout en leur conférant une improbable et amusante patine fantastique et gothique), est là encore une mauvaise blague – d’un goût douteux, par ailleurs, mais plus supportable que les autres cas mentionnés. « Les Bêtes », de Dank, est de même joli, mais creux, ni enthousiasmant, ni drôle (et en quoi est-ce lovecraftien ?)… « H.P.L. », de Nicollet (l’homme de NéO, oui, au style immédiatement identifiable ; en couleurs, forcément), est de même joli mais creux ; et c’est un calvaire de coquilles… Enfin, « Plat du jour », où l’on retrouve Vepy et Ceppi, fait dans le glauque, sans vraie réussite (et pour le coup sans rien de lovecraftien à mes yeux).
Inversement, « L’Homme de Black Hole », de Serge Clerc, tente le scénario (faiblard mais tout de même), mais avec un dessin guère convaincant, et une conclusion ratée…
Surnagent, alors, quelques exceptions bien trop rares (outre Breccia, hein – il ne joue clairement pas dans la même catégorie) ; rien d’exceptionnel, mais plus lisible que ce qui précède… « La Chose », de Voss, est une adaptation de « The Statement of Randolph Carter », nouvelle que je n’apprécie pas vraiment, mais, au moins, ça donne une illusion d’histoire, et le dessin est bon. « Barzai le Sage », de Caro, rentre peut-être dans cette catégorie, encore que je n’en sois pas bien certain – cette brève variation sur « The Other Gods » est tellement minimale sur le plan du récit, et les grandes cases bouffent tellement les pages, que cela relève sans doute davantage, à maints égards, de l’illustration plutôt que de la bande dessinée à proprement parler ; quoi qu’il en soit, c’est graphiquement incompréhensible (des collages et/ou photos ? noyés dans un oppressant fond noir), mais étrangement séduisant. Peut-être faut-il penser la même chose de « H.P. Lovecraft, 1890-1937 », brève biographie signée Kuchar ? Son graphisme arty passe plus ou moins bien, le texte est plus ou moins bien vu, mais il y a peut-être quelque chose, malgré tout – on ne peut plus se permettre, à ce stade, de faire le difficile… Rien de bien enthousiasmant cela dit. « Les 2 Vies de Basil Wolverton », de Chaland en solo cette fois, est peut-être celle qui s’en tire le mieux – en jouant, avec un humour pervers, sur le racisme de Lovecraft, tel qu’il lui arrive d’infuser ses œuvres ; j’ai trouvé ça plutôt bien vu, finalement…
L’illustration, sans prétentions scénaristiques, s’en tire alors mieux, mais par défaut : la couverture signée Giger rentre sans doute dans ce cadre, d’ailleurs (mais qu’est-ce que ce chat fout là ? il a l’air bien loin d’Ulthar…) ; Martens, au-delà du massacre du « Retour de Cthulhu », signe quelques illustrations correctes çà et là ; le « découpage » de Bonux est relativement amusant, sans plus toutefois. Perron, sur des indications de François Truchaud, livre plusieurs cartes des Contrées du Rêve, pas forcément très lisibles, mais le rendu est néanmoins des plus séduisants. Le grand moment en la matière, toutefois, c’est très clairement le portfolio de Druillet, consistant en pages manuscrites du Necronomicon – forcément illisibles, mais émaillées de croquis, dessins, schémas, etc., pour un résultat très beau visuellement.
Quant aux brefs articles qui complètent la revue… Eh bien, ce n’est pas glorieux. En passant charitablement sur les éditos (consternants, surtout le « triste »), on a tout d’abord trois articles signés François Truchaud (un sur la parution du premier – et dernier, mais alors on ne le savait pas… – volume des Lettres de Lovecraft chez Christian Bourgois ; une biographie, « Je m’appelle Howard Phillips Lovecraft » ; enfin une « Petite Bibliographie lovecraftienne »), et, n’en déplaise à ses nombreux fans, et tout en prenant bien en compte ce que le monsieur a accompli pour le genre, ces articles sont passablement mauvais, au mieux, et correspondent pleinement à cette vilaine impression que j’ai toujours eu en lisant les essais, introductions, préfaces, etc., du monsieur : ils colportent bien des « mythes » (certes, nous étions en 1978, c’est sans doute excusable pour une bonne part – pas totalement cependant, tant les approximations sont légion), ne font pas preuve du moindre esprit critique, et, cerise amère sur le gâteau, ils sont écrits avec les pieds (ce qui n’est pas forcément très gentil pour les pieds, qui n’y sont pour rien… Mais son usage frénétique du point d’exclamation a quelque chose de pathologique, à ce stade – et irritant, ô combien…).
Les autres essayistes s’en tirent sans doute un peu mieux (y a pas d’mal) : Jacques Goimard, dans sa rubrique « La Nuit du Goimard », livre « Un écrivain nommé Habileté-à-l’amour », article plus intéressant que ce que son titre désolant pourrait laisser croire – encore qu’il ne fasse hélas pas grand-chose de l’amusant constat qui le fonde, portant sur l’usage de la négation chez Lovecraft (et tout particulièrement dans « The Colour Out of Space ») ; l’intuition est intéressante, mais à creuser bien au-delà.
Mentionnons enfin Jean-Pierre Bouyxou, qui traite des adaptations cinématographiques de Lovecraft – mais nous étions en 1978, la matière a considérablement changé depuis… L’article portant pour l’essentiel sur The Haunted Palace (ou La Malédiction d’Arkham chez nous), House of the End of the World (ou Die Monster Die ! ou encore Monster of Terror – ces titres, mazette…), The Shuttered Room (ou La Malédiction des Whateley chez nous) et The Dunwich Horror – avec quelques autres mentions en passant –, autant de films que je n’ai pas vus, je ne peux pas en dire grand-chose, mais à vue de nez c’est fait avec un sérieux et une compétence aux antipodes des articles de François Truchaud (et de Pelosato, natürlich), c’est déjà ça.
Reste un texte, à part, signé Philippe Setbon : « L’Indicible Horreur d’Innswich ». C’est une brève nouvelle parodique – et, disons-le, très, très, vraiment très méchante… Mais pas forcément mal vue pour autant. C’est parfois bien lourd, mais, je ne le nierai pas, ça m’a tiré quelques sourires…
Le bilan, vous vous en doutez, est franchement négatif : si l’on évacue l’excellent Breccia, il ne reste pas grand-chose de vraiment intéressant (je sauverais toutefois le joli portfolio de Druillet ; peut-être aussi le dessin de Mœbius, si son « scénario » est sans intérêt aucun…) ; le reste est au mieux médiocre : les quelques éléments que j’ai hissés au-dessus du reste ne sont meilleurs qu’en comparaison – pris en tant que tels, ils ne valent pas grand-chose… Sacrée déception, donc, que ce hors-série de Métal Hurlant : l’objet « culte » ne mérite en rien de l’être – ou, dit autrement, comme beaucoup d’objets « cultes », il n’acquiert cette valeur qu’au gré des fantasmes de ceux qui ne les connaissent pas vraiment, la confrontation à la réalité de la chose étant fatale à cette estime infondée… « Objet de collection », alors, et dont nombre de collections se passeront fort bien.
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