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Anamnèse de Lady Star, de L.L. Kloetzer

Publié le par Nébal

Anamnèse de Lady Star, de L.L. Kloetzer

KLOETZER (L.L.), Anamnèse de Lady Star, Paris, Denoël, coll. Lunes d’encre, 2013, 455 p.

 

Ma chronique figure dans le n° 83 de Bifrost, plus précisément dans le dossier consacré à Laurent (et L.L.) Kloetzer, pp. 164-165.

 

N’hésitez pas à y réagir d’ores et déjà.

 

Le moment venu, cette chronique sera reprise en ligne sur le blog de la revue. Je vous en donnerai le lien, et la complèterai par un compte rendu autrement long, plus typique de ceux qui figurent ces derniers temps sur ce blog.

 

EDIT : vous trouverez la chronique de Bifrost ici. J'en publie une version plus longue ci-dessous.

La participation à un dossier de Bifrost consacré à Laurent (et, en l’occurrence pour ma pomme, L.L., pour Laure et Laurent) Kloetzer m’a enfin amené à lire deux romans qui traînaient depuis bien trop longtemps dans ma bibliothèque de chevet, et ce en dépit des bons échos qu’ils avaient récolté – voire très, très bons ; mais je n’avais pas jusqu’alors trouvé l’occasion… CLEER, étonnant, m’a amplement convaincu, mais Anamnèse de Lady Star avait peut-être encore meilleure réputation, et la sortie tout récemment de Vostok, cette fois signé du seul Laurent Kloetzer, mais participant du même univers, et bénéficiant d’un accueil aussi enthousiaste, m’a confirmé dans la nécessité de lui faire également un sort (notons au passage que CLEER et Anamnèse de Lady Star, sans être ouvertement liés pour autant, se rejoignent cependant par quelques passerelles discrètes – notamment la psychologie Karenberg ; mais ce n’est sans doute pas une dimension essentielle).

 

Et il était bien temps : Anamnèse de Lady Star est un livre à part, d'une belle ambition et d'une belle intelligence. En fait, la quatrième de couverture de son édition originelle, en « Lunes d’encre » en 2013, affirmait d'emblée, non sans arrogance, que ce roman « fera date dans l'histoire de la science-fiction française ». Je ne sais pas si cette audacieuse prophétie s'est réalisée, mais sans doute le mérite-t-elle... Le fait est que la science-fiction française, ces dernières années, n’a sans doute que rarement produit des romans aussi forts ; Anamnèse de Lady Star joue probablement dans la même catégorie que, disons, pour sortir un gros machin, La Horde du Contrevent d’Alain Damasio (ouvrage assurément important en dépit des nombreux défauts que je ne peux m’empêcher d’y relever, et tout autant de la personnalité de l’auteur, qui tend à m’agacer…) ou, pour rester chez La Volte, Le Déchronologue de Stéphane Beauverger. Les jeux formels de ces deux romans ont en effet quelque chose qui annonce Anamnèse de Lady Star, mais peut-être ce dernier va-t-il plus loin encore – et, surtout, avec davantage de pertinence à mes yeux : il brille en effet tout particulièrement par une remarquable adéquation entre le fond et la forme, qui en fait tout le sel – témoignant d’un effort rare, conjoint et fructueux sur les deux plans, dès lors heureusement indissociables.

 

Parler de cet ouvrage s'annonce cependant délicat, tant il s’avère foisonnant... Et, à vrai dire, il est quelque peu rétif au résumé. Essayons néanmoins.

 

À bien des égards, Anamnèse de Lady Star s’inscrit dans un cadre apocalyptique et surtout post-apocalyptique relativement commun (surtout ces dernières années ?), encore que non dénué d’originalités bienvenues. C’est en tout cas ici une bien mystérieuse « bombe iconique » qui, au cours d’un attentat « terroriste », en fait téléguidé depuis les plus hautes sphères des réseaux de barbouzes français, conduit à l’extermination de plus des trois quarts de l’humanité.

 

L’épisode traitant à proprement parler de cet « attentat » correspond au chapitre « Hypasie », qui avait en fait déjà été publié auparavant, en tant que nouvelle, sous le titre « Trois Singes », dans l’anthologie de Serge Lehman Retour sur l’horizon ; à l’époque, j’avais lu et grandement apprécié cette « nouvelle »… tout en lui trouvant quelque chose de « bourrin », et s’inscrivant plus ou moins dans une sorte de « techno-thriller » ! La drôle d’idée que voilà, quand même… mais ce n’est pas la première fois, hélas, ni probablement la dernière, qu’un retour sur un vieil article me fout la honte, tant je ne comprends tout simplement pas comment j’ai pu émettre des opinions pareilles – même si, en l’espèce, on m’a dit que le contexte, peut-être…

 

Mais passons, il y a sans doute plus intéressant à relever – et ne serait-ce que, classiquement, la dimension ambiguë du caractère apocalyptique, qui est à la fois « destruction », au sens où on l’emploie souvent en science-fictionnie, mais tout autant « révélation », dans une optique davantage religieuse ; d’où sa désignation par un terme éloquemment connoté, celui de « Satori » – renvoyant à l'illumination du moine bouddhiste en prise avec l'illusion du monde, et percevant, derrière la futilité apparente d'un kôan par essence illogique, la réalité sous-jacente, affranchie des distorsions humaines

 

Autre aspect à relever : cette apocalypse, comme de juste, n’est pas nécessairement une « fin ». En fait, la quasi-extermination de l’humanité n’y a même pas suscité, comme c’est le plus souvent le cas dans ce genre ô combien pratiqué et pas toujours pour le mieux, une quelconque régression vers la barbarie : oubliez Mad Max et tout autant les hordes de zombies envahissant le monde et assiégeant les rares survivants désemparés dans quelque supermarché (et ce même si la contamination épidémique résultant de l’emploi de la bombe iconique a assurément quelque chose qui évoque les divers fléaux du genre, je ne vous en dresserai pas la liste) ; en fait, ici, l’humanité subsistante, si elle a dû subir immédiatement après l’attentat une inévitable guerre, a pourtant pu, à terme, se rassembler, et, d’une façon ou d’une autre, elle a encaissé le choc ; sans doute a-t-elle dû se réfugier dans les îles (et semble-t-il aussi dans les étoiles ?) pour contenir la contamination au TMS (Syndrome des Trois Singes), mais elle n’en est pas moins en mesure de poursuivre son chemin.

 

Ce qui implique sans doute de comprendre ce qui s’est passé – mais ce besoin de compréhension s’accompagne d’un désir de juger et punir, de désigner des responsables et de les exécuter, tant l’horreur de leurs crimes justifie bien que l’on revienne sur la peine de mort abrogée… Une commission internationale façon Tribunal de Nuremberg s’est ainsi réunie, au bout de quelque temps, pour traquer et exécuter les grands responsables de tout ça – et, au premier chef, un groupe de scientifiques qui, dans l’ombre de leur mentor (et gourou ?) Stéphane Aberlour, a développé les travaux sémantiques conduisant à l’élaboration de la bombe iconique ; et qu’importe s’il ne s’agit que de « savants » aux travaux abstraits : ils sont bel et bien complices, et doivent payer.

 

Néanmoins, toute la lumière n’a pas été faite quand la commission a rendu ses conclusions, débouchant sur les sanctions pénales internationales. Il reste des zones d’ombre, qui suscitent la curiosité de chercheurs – qui, de manière ambiguë, sont tout autant des chercheurs au sens universitaire que des détectives ou chasseurs traquant leurs proies à fin judiciaires. C’est le cas de Magda Makropoulos, brillante jeune étudiante, qui est ainsi amenée à se livrer, plusieurs décennies après les faits, à une complexe et souvent frustrante archéologie des sources numériques – cette « anamnèse », donc, ce travail sur la mémoire susceptible de tant de connotations (philosophies, médicales, psychologiques…), peu ou prou toutes appropriées.

 

Il en résulte une structure « déchronologisée », revenant au fil des découvertes et dans le désordre sur des événements s’inscrivant sur soixante-dix ans environ, vingt ans avant et cinquante ans après le Satori. Mais, surtout, cela débouche sur un roman, disons, « choral », où chaque témoin (ou témoignage d’un individu depuis disparu), en détaillant son propre point de ressouvenir, livre son rapport personnel aux faits, nécessitant des approches formelles différentes voire radicalement opposées. Ce qui, à vrai dire, confine parfois à l'exercice de style – mais cette qualification, en tant qu'elle a des connotations souvent péjoratives, s'avère pourtant inappropriée, car c'est ici la justesse de ton qui domine. Il n’en reste pas moins que chaque chapitre d’Anamnèse de Lady Star adopte du coup une forme particulière – l’interrogatoire biaisé du terroriste dans le chapitre « Hypasie » s’opposant par exemple aux longues ruminations maniaques et obsessionnelles de l’homme de « Giessbach », ou à l’épiphanie virtuelle de « Norn » ; en outre, entre tous ces longs chapitres, nous sommes amenés à retrouver plus brièvement Magda, faisant le point, s’interrogeant sur sa méthode, rapportant ses conclusions temporaires à son directeur de recherches Christian Jaeger…

 

Mais il faut alors relever une autre conséquence de ce procédé, et non des moindres, à savoir que le roman ne prend guère le lecteur par la main – Anamnèse de Lady Star, en se fondant sur ces témoignages tous particuliers, nie d’emblée toute pertinence à ce vieux travers de la science-fiction, si difficile à éviter parfois, que sont les nombreux paragraphes d’exposition. Le roman, en s’ancrant dans telle ou telle période, et surtout en mettant au cœur du propos les témoins rapportant ce qu’ils ont vu, part du principe que ces personnages connaissent globalement leur monde, et n’ont bien évidemment aucune raison d’expliquer outre-mesure des faits censément connus de Magda ou des autres enquêteurs. Rien que de très logique ici, mais, cet aspect se mêlant aux approches formelles particulières, il en résiste bien un certain hermétisme ne facilitant pas toujours la tâche du lecteur, et pouvant même à l’occasion le perdre un peu – jusque dans les notions en apparence essentielles : qu’est-ce, par exemple, qu’un Elohim – terme que l’on croise très vite ? On comprend un caractère non humain, on suspecte une dimension extraterrestre, on pense inévitablement à quelque caractère religieux, angélique disons, mais, au fond, on n’en sait guère davantage… Et, d’une certaine manière, il en va sans doute de même pour les conséquences de l’emploi de la bombe iconique.

 

Mais c’est globalement très bien vu. J'avouerai, pourtant, que si j'ai beaucoup aimé ce roman dans l’ensemble, je n'en ai pas moins renâclé, sur le tard, devant certains passages en rajoutant encore une couche dans l'hermétisme et la confidentialité, au point de l’overdose ou presque (le chapitre « Norn », notamment, m'a passablement largué ; formellement, j’y vois même une exception, où les auteurs en font peut-être trop – même si le fond reste brillant, introduisant dans le récit de belles idées chamboulant la perspective globale). Je ne suis pas pour autant revenu sur mon appréciation ô combien positive du roman, et, dans l’ensemble, j’ai conservé ce sentiment d'un à-propos permanent, d’une pertinence de tous les instants… Mais voilà, c'est « simplement » (façon de parler...) que ce livre est « exigeant »…

 

Il est aussi très malin, et débordant d'idées – d'autant mieux servies qu'elles sous-tendent une intrigue parvenant, chose rare, à être aussi ambitieuse que palpitante ; car elle ne s’arrête certes pas aux seuls faits à redécouvrir, mais vise plutôt, au-delà de la seule compréhension de ce qui s'est produit – raison suffisante fondant l'enquête –, à en déterminer une sorte de signification, ce qui n’est pas tout à fait la même chose…

 

D'où la quête, centrale, de cette « femme » étrange et dotée de mille visages et de mille noms, cette Elohim – mais qu'est-ce donc au juste qu’une Elohim ? –, qui semble, de par sa seule présence diffuse, donner un sens à l'histoire ; or la tentation est grande d'user de ce liant improbable pour expliquer, à deux doigts d'une paradoxale « méthode conspirationniste », l'inexplicable. Et ce quand bien même on est probablement bien loin de tout questionnement éthique ? Il y a ici une ambiguïté tout particulièrement appréciable… Quoi qu'il en soit, cette « Hypasie », ou quel que soit le nom (toujours chargé de sens) qu'on lui donne, semble toujours se trouver là – mais quel est son rôle ? Muse, femme fatale (mes lectures toutes récentes, par exemple du « Grand Dieu Pan » d’Arthur Machen ou de « L’Araignée » de Hanns Heinz Ewers, m’ont incité à envisager cette dimension, accentuée par le caractère hautement sexué de notre « Hypasie », mais peut-être à tort – d’autant que, au-delà des drames qui l’entourent, elle n’est pourtant pas envisagée négativement à proprement parler), complice, témoin, amante, égérie ? Peut-être tout cela à la fois... ou rien de la sorte – tant elle est au fond rétive à la compréhension, car issue d’un niveau de sens foncièrement différent. Mais sa traque a ceci de déconcertant qu'elle semble d'une certaine manière forcer son apparition à tous les degrés de l'enquête – comme si Magda, en cherchant à l'identifier, la suscitait elle-même... au point de parasiter ses recherches par une vertigineuse et inaccessible boucle de rétroaction. Et c’est ici, en définitive, que le roman de L.L. Kloetzer, faisant la somme de ses chapitres si différents, conclut son histoire par quelque merveilleuse infusion soudaine de ce « sense of wonder », si difficile à délimiter, si fascinant pourtant quand il est employé au mieux, car pensé au mieux.

 

Le résultat final est remarquable, et indéniablement bien au-dessus du lot. Anamnèse de Lady Star est un superbe roman, à n’en pas douter une des œuvres les plus enthousiasmantes et fascinantes de la science-fiction française de ces dernières années – et peut-être bien plus encore.

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