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Œuvres, t. II, de Yôko Ogawa

Publié le par Nébal

Œuvres, t. II, de Yôko Ogawa

OGAWA Yôko, Œuvres, t. II, traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, Yukari Kometani et Yutaka Makino, Arles, Actes Sud, coll. Thesaurus, 2014, 1345 p.

 

Attention, compte rendu un peu particulier : j’avais entamé la lecture de ce tome II des Œuvres de Yôko Ogawa il y a plus d’un an de cela, et dans un contexte guère réjouissant… J’avais pris quelques notes, mais assez lapidaires – d’où, je suppose, un déséquilibre assez conséquent par rapport aux notes prises depuis que je me suis remis à la lecture de ce gros recueil… La séparation s’est effectuée entre Les Paupières et La Formule préférée du professeur. Mais ce n’est qu’un détail, hein – une petite explication au cas où…

 

Passons.

 

Mon premier contact avec l’œuvre de Yôko Ogawa fut, en 2003 (putain, OLD !) Le Musée du Silence – suite à une émission de radio, alors que je n'écoute jamais, au grand jamais, la radio. Un signe, à n'en pas douter. Quoi qu'il en soit, je me suis procuré ce roman et l'ai adoré pour son ambiance étrange et subtilement décalée. Ce qui m'a donné envie d'en lire d'autres, parmi lesquels mes préférés sont les (très très courts) trois premiers (La Piscine, Les Abeilles et La Grossesse), L'Annulaire (pas bien long non plus, et vraiment chelou, celui-là) et Hôtel Iris (avec son sadomasochisme inquiétant). Je n'ai découvert que plus tard, avec le tome I de ses Œuvres, le recueil de nouvelles Tristes Revanches, qui est peut-être mon livre préféré de l'auteur. Certes, depuis, j'ai constaté que la qualité avait pu baisser (Manuscrit zéro était moyen, Les Lectures des otages plutôt mauvais...), mais peu importe : ce tome II m'a fait de l’œil dès sa sortie, et j'ai fini par mettre la main dessus. Des huit titres le composant (cinq romans et trois recueils de nouvelles), je n'avais lu que Le Musée du Silence (donc), et j'avais eu de bons échos de certains autres livres…

 

Et surtout Cristallisation secrète. C’est justement ce roman qui ouvre le recueil. Ici, autant le dire de suite, le bizarre usuel chez l'auteur se fait particulièrement radical ; je n'hésiterais pas, une fois n'est pas coutume, à parler de fantastique (même s'il est sans doute largement allégorique), et j'y trouve des qualités cinématographiques propres à, disons, un David Lynch (ça arrive...). L'action se déroule sur une petite île qui n'a pas de nom ; mais sans doute, à vrai dire, en avait-elle un, qui a disparu. Car tel est le problème de cette île : les choses disparaissent. Des choses concrètes – une chaussure, un ferry –, d'autres plus abstraites – la mémoire –, et entre les deux la voix, ce genre de choses. La narratrice est une romancière. Elle a beaucoup écrit sur des choses qui disparaissent, et vit désormais cette expérience autour d'elle, sur cette île maudite qu'il est impossible de quitter. Le souvenir de toutes ces choses disparaît à son tour, et les Traqueurs de Souvenirs, véritable police secrète, y veillent : ainsi, ce qui a disparu devait disparaître, et a disparu une bonne fois pour toutes. Il y a pourtant quelques « résistants », des gens qui se souviennent – et font parfois dans le prosélytisme, cherchant à aider les personnes autour d'eux à se souvenir également. C'est le cas de R, le professeur de dactylographie de la romancière. Sa situation est précaire. Avec l'assistance bonhomme et généreuse du grand-père qui s'occupait autrefois du ferry, la romancière construit une cachette à toute épreuve, et avec toutes les commodités nécessaires. Et R de s'émerveiller devant les souvenirs conservés par la mère de la narratrice, qui ont étrangement survécu sans plus rien signifier pour elle. Ainsi de cette boîte à musique offerte au grand-père, de cet harmonica dont hérite la romancière... Mais ces cadeaux, leur perception, leur entretien, amènent bientôt à se demander qui réfugie qui. Et la police secrète veille toujours... Le roman mérite bien sa bonne voire très bonne réputation. Sans doute figure-t-il parmi les meilleurs livres de Yôko Ogawa qu'il m'a été donné de lire jusqu'à présent. Le semblant de dystopie, traité originalement, sort des sentiers battus – tout en recyclant des thèmes essentiels, comme les autodafés, par exemple. Et puis il y a le surréalisme ambiant, cette touche de bizarre si caractéristique de l'auteure, très prononcée ici, et toujours aussi délicieuse. Le roman n'est pas seulement émouvant et glaçant, il se montre aussi pertinent, suscitant nombre de réflexions sur la mémoire et le souvenir (pas tout à fait la même chose), et tout ce qu'ils peuvent impliquer. Très fort, vraiment.

 

Le roman suivant, Les Tendres Plaintes (titre issu d'une composition de Rameau), est à l'autre bout du spectre de la production littéraire de Yôko Ogawa. Rien de « bizarre » à proprement parler dans ce qui s'avère une romance ambiguë entre trois personnages magnifiquement campés. Attention : sans surprise, ce n'est pas exactement du Harlequin, et ici les gens souffrent de ce qu'ils ne peuvent exprimer leur amour, leur passion, leur désir, au physique comme au moral. La narratrice, femme battue et trompée par son connard de mari, va chercher refuge dans un abri montagnard hérité de sa famille. Là, la vie ne s'organise qu'autour de peu de personnes, très peu ; se forme bien vite un trio composé, outre la narratrice en pleine crise sentimentale, de Nitta, habile facteur de clavecins, et de son assistante Kaoru (sans parler du chien, Dona). On sait dès le départ qu'il va se passer quelque chose au sein de ce trio, que les relations qui l'unissent, pour être honnêtes et aimables, vont pâtir à l'occasion de jalousies, ce genre de choses. Mais peu importe, au final, car on sait dès le début qui l'emportera dans cet affrontement sentimental feutré : le clavecin. La romance se double ainsi d'un éloge de l'artisanat de précision, sans même parler de la passion pour la musique baroque qui s'y déploie. Ainsi, loin de s'arrêter aux clichés du genre pour une énième variation sans saveur, Les Tendres Plaintes s'avère un roman subtil et touchant, bien digne de l'art de la conteuse Yôko Ogawa.

 

Changement assez radical d'ambiance avec le roman suivant, Le Musée du Silence. Une relecture, donc, et en fait la seule de ce tome II des Œuvres de Yôko Ogawa. Un roman typique, par bien des aspects, de l'œuvre de l'auteure japonaise, tout en ayant quelque chose de subtilement autre ; il m'avait énormément parlé à l'époque – allais-je ressentir la même chose plus de dix ans plus tard, alors que j'avais lu entre-temps un certain nombre d'autres ouvrages de Yôko Ogawa ? La réponse est oui, bien sûr. L'histoire de ce muséographe (le narrateur est un homme, pour une fois) embauché par une vieille dame acariâtre pour élaborer un musée dont la collection hétéroclite consiste en objets « volés » aux morts du village – une mort impliquant un objet à collecter – avait tout pour me plaire, et c'est toujours le cas (même si j'avais oublié que le roman adoptait une tonalité aussi morbide, quand même). Une ambiance très particulière se dégage de ce Musée du Silence aux personnages anonymes, qui tournent autour de la mort, avec des conséquences dans un sens « naturelles » ou en tout cas inévitables. Si l'on y rajoute, à côté du village de montagne non loin, le monastère au-delà du marécage, où demeurent des prédicateurs silencieux vêtus de peaux de bisons, on obtient un cadre des plus étrange, juste à la lisière du fantastique – parfait. La subtilité et la justesse des émotions, exprimées tout en finesse, notamment avec le personnage – inévitable lui aussi, mais « vu de l'extérieur » – de la jeune fille adoptée par la vieille dame, sont palpables ; aussi dispose-t-on de tous les éléments pour faire un très bon roman, pertinent, fort, et vaguement malsain, à la limite du pervers. Le semblant de « thriller » qui s'impose à l'occasion, avec peut-être quelque chose d'un brin artificiel, n'y change rien : Le Musée du Silence est une belle réussite, et cette relecture m'a pleinement comblé.

 

On change de format, mais pas nécessairement de registre, avec le bref recueil La Bénédiction inattendue. Dans ces courts « récits », l'auteure se met en scène, un pied ancré dans la réalité la plus concrète, tandis que l'autre hésite dans le bizarre, à contenu allégorique prononcé. Yôko Ogawa nous raconte ainsi, en « trichant » un peu, ses doutes, ses angoisses, ses frustrations d'auteure. Le début est à vrai dire très douloureux (et même franchement dépressif), quand la « narratrice » évoque un certain nombre de « disparitions » qui l'ont marquée, et ont sans doute joué un grand rôle dans son choix de carrière – mais pouvait-elle faire autre chose ? On peut sans doute y voir un écho de Cristallisation secrète… Si la suite est bien plus profondément étrange, et ainsi plus typique de la production littéraire habituelle de Yôko Ogawa, elle devient aussi pourtant plus lumineuse en définitive. Ainsi, par exemple, avec cet inquiétant fan ultime qui collectionne et monopolise ses livres ; l'auteure, curieuse de cet enthousiasme, cherche à savoir ce que l'homme en question pense au juste de ce roman qu'elle le voit en train de lire, et découvre ainsi la déconcertante (et effrayante) manie du lecteur compulsif. Mais tout cela, passé la peur, constitue peut-être en fin de compte une justification de son travail, un encouragement à persévérer... Les problèmes sentimentaux de la narratrice, ou même son rapport à son chien, participent étrangement de cet encouragement saugrenu. Ainsi, au final, ce recueil bien nommé, qui débute très sombrement, s'éclaire petit à petit, faisant de l'art une nécessité libératrice, au-delà de l'utile exutoire. Et c'est assez intéressant, du coup, même si j'ai trouvé ce petit livre un cran inférieur à bon nombre d'autres titres de Yôko Ogawa que j'ai pu lire. Mais il faut dire que, cette fois, le style ne m'a pas paru terrible (ou encore moins que d'habitude ?)...

 

Les Paupières, court recueil de nouvelles, n'est par contre pas bien passé ; la plupart de ces textes évoquent d'autres œuvres de l'auteur, en moins bien (il y a même carrément du copier-coller en guise de variation pour « Backstroke »), par exemple Hôtel Iris pour la nouvelle-titre, ou encore Le Musée du Silence pour « Les Ovaires de la poétesse ». On sauvera à la rigueur ces deux textes, pourtant, ainsi que le dernier, « Les Jumeaux de l'avenue des Tilleuls ». Reste néanmoins cette impression désagréable que l'obsession pour certains thèmes, légitime, devient ici matière à redites inutiles, comme si avaient été compilés dans ce petit livre des brouillons et rebuts. Au mieux dispensable, au pire simplement mauvais...

 

Une longue interruption s’en est suivie… Et donc reprise, bien plus tard, de ce tome II des Œuvres de Yôko Ogawa en Thesaurus, avec La Formule préférée du professeur ; un assez court roman, qui cumule les procédés typiques de l’auteure, mais n’en fait pas moins montre d’une belle singularité. La narratrice est une aide-ménagère, relativement sous-éduquée et avec un petit garçon à charge ; elle est embauchée, via une association, pour s’occuper d’un étrange et génial professeur de mathématiques, affligé d’une bien triste condition : un accident de voiture, en 1975, lui a chamboulé la mémoire (thème décidément essentiel pour l’auteure) – celle-ci fonctionne « normalement » pour les événements antérieurs à cette date, mais, depuis, il doit composer avec des cycles de 80 minutes seulement, et oublie tout au-delà ; c’est pourquoi il se colle des post-it partout sur les vêtements, afin au moins de se remémorer le plus indispensable… Ce cruel handicap le rend bien sûr difficile à aborder ; mais, pourtant, la jeune femme et son fils, que le professeur surnomme bien vite « Root », car sa tête plate lui évoque immanquablement le symbole de la racine carrée, parviendront à entretenir une relation étonnamment forte avec le vieil homme. Il faut dire que celui-ci, s’il n’en est guère conscient, a conservé une certaine empathie, et un don et un goût pour la transmission, qui en font un « ami » de choix. Et c’est ainsi que le professeur transmet à ces deux personnages extérieurs, et bien loin de son monde, sa passion des mathématiques, et notamment des nombres premiers – d’autant qu’il ne s’agit pas pour lui d’en retirer des avantages concrets et laidement matériels ou « utilitaristes », mais bien davantage, car c’est là toute la beauté de la chose, de mettre en lumière une pure vérité, l’esthétique d’un langage à part entière, contenant le monde. Et la transmission fonctionne à plein – de même, à vrai dire, dans un autre domaine, qui donne de manière intéressante l’impression d’être bien plus compliqué (!) : le base-ball – le professeur conserve ses vieilles cartes à collectionner et son enthousiasme pour un joueur d’exception… ou du moins qui l’était vingt ans plus tôt. Mais l’aide-ménagère et son fils Root joueront le jeu, si désireux d’illuminer quelque peu la vie du vieil homme, pour le remercier de son enthousiasme communicatif et de son étonnante tendresse, qui en font bien plus qu’un ami, et même qu’un père de substitution (quand bien même cette dernière dimension ne saurait être négligée). Dit comme ça, j’imagine que cela peut paraître bien naïf et sirupeux – atrocement, même –, et j’avoue avoir de manière générale des compulsions vaguement cyniques qui auraient dû m’empêcher d’adhérer au propos. Mais loin de là ! Car Yôko Ogawa est habile, et se montre d’une justesse remarquable dans ses divers développements. La Formule préférée du professeur est un très joli roman, profondément touchant ; et sa dimension résolument « positive » ne l’en rend en fait que plus appréciable. Oui, j’ai beaucoup aimé. (Il y a semble-t-il eu une adaptation en film, je ne sais pas ce que ça donne.)

 

Suit le (très) bref recueil de nouvelles intitulé La Mer… et qui, globalement, est très dispensable. Ça fait sans doute partie des œuvres de l’auteure où la formule est un peu trop visible pour qu’on lui passe tout. On trouve souvent, dans ses récits, l’idée de cette rencontre avec un (ou plusieurs) individu(s) au comportement légèrement décalé, juste un peu étrange – pas fantastique à proprement parler, mais quand même sacrément curieux. Quand Yôko Ogawa est en forme, ça peut donner des merveilles, mais ce n’est pas vraiment le cas ici… Cette formule, en tout cas, s’applique bien à trois textes au moins de ce recueil – même si deux autres pourraient être qualifiés ainsi, mais ont un petit plus qui les rend plus appréciables. Celui qui s’en tire le mieux, des trois mentionnés tout d'abord, est le dernier, « La Guide », centré sur la relation de circonstance entre un petit garçon, fils d’une guide un brin maniaque contraint de l’accompagner dans une incursion touristique, et un sympathique vieux bonhomme, qui a cessé d’écrire des poèmes pour, à la place, donner des titres aux souvenirs (encore !) des gens – et c’est joli, ça marche bien. « La Mer », où un jeune homme passe la nuit avec le « petit » frère vaguement autiste de sa compagne, unique musicien au monde d’un instrument qu’il lui-même conçu (mais dont c’est en fait le vent venu de la mer qui joue), et « Le Camion de poussins », récit faisant à nouveau intervenir un traumatisme fondamental, avec cette petite fille qui n’a plus dit un mot depuis la mort de sa mère, et qui offre au narrateur, qu’elle ne connait même pas vraiment, de délicates dépouilles d’animaux, avant de trouver à s’accomplir lors de leur rendez-vous rituel avec un camion conduisant des milliers de poussins à la mort, se lisent, mais sans grand enthousiasme. Celui-ci se réduit même à néant pour les deux short short du recueil, « Le Crochet argenté » et, peut-être pire encore, « Boîtes de pastilles », dont je ne vois vraiment pas l’intérêt… Les deux nouvelles les plus intéressantes ont un point commun, un certain humour absurde et une ironie cruelle, qui les hissent bien au-dessus du reste. Dans « Voyage à Vienne », la narratrice, japonaise, effectue un séjour touristique en Autriche, mais a le malheur de venir en aide le premier jour à une vieille dame qui a fait le voyage pour revoir une dernière fois un ancien amant, qui l’avait abandonnée il y a bien des années, et qui est maintenant à l’agonie. Les deux femmes se retrouvent à veiller quotidiennement cet homme inconscient, sur toute la durée du séjour… et une ultime pirouette, macabre mais drôlement, ou joliment, c’est selon, change la donne. L’autre réussite est la nouvelle suivante, « Le Bureau de dactylographie japonaise Butterfly », qui dégage, étrangement, un mystère qui n’affecte probablement en rien les Japonais mais bien autrement les lecteurs occidentaux de Yôko Ogawa, en s’étendant sur la complexité des machines à écrire le japonais, avec leur système de sélection des kanji… La narratrice, jeune dactylo dans un bureau qui s’occupe d’articles, mémoires et thèses de la faculté de Médecine, entretient bientôt une étrange relation avec le personnage insaisissable et aux traits flous qui s’occupe de remplacer les caractères défectueux, et qui en obtient presque un caractère divin ; l’amour de l’homme pour les caractères endommagés a quelque chose de poétique… mais la nouvelle fait là encore preuve d’une certaine tendance à l’humour absurde, dans la mesure où les deux personnages échangent systématiquement à propos de caractères désignant les parties génitales, ce qui confère au récit une déconcertante parodie d’érotisme, transféré ironiquement sur les seuls objets à remplacer… Ces deux textes passent bien ; mais le recueil, globalement, fait partie des titres les plus faibles de l’auteure… On est bien loin, dans un genre plus ou moins comparable, de Tristes Revanches, qui demeure un de mes Yôko Ogawa préférés.

 

Le roman La Marche de Mina conclut ce tome II, et de manière appréciable : je l’ai beaucoup aimé. La narratrice, Tomoko, alors qu’elle est gamine, est contrainte pour des raisons financières de s’installer dans la maison de son oncle, assez fortuné, tandis que sa mère, autrement pauvre, reprend des études afin de trouver un travail moins précaire, lui permettant d’élever correctement sa fille. La demeure de style occidental où s’installe Tomoko, dans la région d’Osaka-Kobe, est riche de bizarreries (dont ses habitants…) qui auraient pu, dans un autre contexte, avoir quelque chose d’un manoir gothique – mais ce roman en est en fait un reflet autrement lumineux : en définitive, l’auteure nous décrit ici une année parfaite, une expérience se teintant d’utopie avec le passage du temps et la nostalgie douce-amère qu’il implique souvent. Yôko Ogawa ne délaisse pas totalement son imaginaire souvent morbide, mais, en l’exprimant dans ce cadre, elle lui confère des atours étonnamment positifs ; de même, si elle ne joue pas ici de la lisière avec le fantastique, comme souvent, elle déploie pourtant un univers juste un peu décalé, avec des personnages qui ont tous quelque chose à raconter. Et c’est pourquoi, en dépit de ses allures au premier abord de melting-pot de la manière de l’auteure, même sous un travesti lumineux, La Marche de Mina, sans s’encombrer de quelque chose d’aussi superflu qu’une véritable trame (il y a cependant des quasi-fils rouges), constitue un fort joli roman, bien pensé et délicatement sensible. De l’animal de compagnie pour le moins inhabituel qu’est l’hippopotame nain Pochiko – qui conduit chaque matin la cousine Mina à son école, pour l’en ramener le soir – à la grand-mère allemande et qui se perd encore dans les kanji après toutes ces années, mais s’en accommode avec la complicité inattendue de l’austère domestique Mme Yoneda, au point où les deux vieilles en deviennent d’indissociables jumelles, en passant par l’oncle parfait de dandysme dans son héritage mi japonais, mi allemand, figure quasi divine (et pour cette raison souvent absente ?) dont la fonction première semble être de réparer ce qui se casse, la maison grouille d’une vie d’autant plus touchante qu’elle affiche à chaque instant sa singularité. Mina, bien sûr, la cousine tout juste cadette, y joue un rôle essentiel – cette petite fille si incroyablement intelligente et imaginative, dont la vie intellectuelle à la richesse improbable tranche (banalement, peut-être, cette fois) sur sa faiblesse physique d’asthmatique condamnée aux hospitalisations fréquentes ; et elle invite Tomoko dans son monde – Tomoko qui, par exemple, va emprunter les livres pour l’écolière Mina à la bibliothèque, et s’en entretient avec le bibliothécaire sans les avoirs lus elle-même… Parmi ces livres, au premier chef, Les Belles Endormies, de Yasunari Kawabata – car la petite fille, comme une bonne part de la société japonaise, et en dépit de son jeune âge, s’écroule au moment du suicide du Prix Nobel, situation propice à de jolies scènes, où sa précocité intellectuelle a quelque chose d’une revendication… L’actualité, d’ailleurs, affecte en bien d’autres occasions le roman – l’ancrant avec sensibilité dans le réel : ainsi quand les deux gamines se prennent de passion pour le volley-ball (un peu comme pour le base-ball dans La Formule préférée du professeur) et encouragent de toutes leurs forces l’équipe japonaises aux Olympiades… qui se trouvent être celles de Munich, de sinistre mémoire – le cadre allemand affectant d’autant plus la grand-mère Rosa. Mina brille cependant d’une manière toute particulière, la collectionneuse de boites d’allumettes, quand elle se met à inventer des petits contes accompagnant les illustrations parfois bien improbables qui les ornent – des petites choses délicates et bien vues, à même de susciter une vocation… Je vais employer de nouveau un mot terrible et sans doute guère dans ma manière, mais qui revient souvent dans ce gros volume : La Marche de Mina est un roman tout à fait joli – et ça me va très bien comme ça.

 

Chouette conclusion pour ce tome II parfois inégal, et globalement sans doute un peu moins bon que le premier, néanmoins plein de choses recommandables. Il ne manque par ailleurs pas d’unité : on y retrouve régulièrement des thématiques communes (avec sans doute une insistance toute particulière en ce qui concerne la mémoire et le souvenir), mais aussi, passé les premiers romans, une manière de faire « positive », qui transcende l’imaginaire morbide communément associé à l’auteure – et sans doute plus sensible sous cet angle dans le tome I. On assiste sans doute aussi à un changement de format de prédilection chez l’auteure – qui se tourne ici vers des textes relativement plus longs ; à bon droit sans doute : en dépit de tout mon goût pour les formes courtes, il est clair dans ce volume que ce sont les recueils de nouvelles et récits qui séduisent le moins… Le rapport à l’étrange change également : si Cristallisation secrète et Le Musée du Silence sont probablement les titres qui m’ont le plus séduit dans ce tome II, d’autres romans moins fantasques, et notamment La Formule préférée du professeur et La Marche de Mina (disons que Les Tendres Plaintes est tout de même un cran en dessous, s’il se lit bien), sont tout à fait appréciables en tant que tels. Aussi ce gros volume s’avère-t-il à la fois cohérent et plus varié qu’on ne l’aurait cru… À qui voudrait découvrir Yôko Ogawa, je conseillerais de préférence le tome I, mais ce tome II mérite bien qu’on s’y attarde après coup.

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