Les Mortes-Eaux, d'Andrew Michael Hurley
HURLEY (Andrew Michael), Les Mortes-Eaux, [The Loney], traduit de l’anglais par Santiago Artozqui, Paris, Denoël, [2014-2015] 2016, 382 p.
Les Mortes-Eaux, premier roman de l’auteur anglais Andrew Michael Hurley, a sans doute, du moins à en croire la présentation qui en est faite, quelque chose d’une machine à buzz – avec plus ou moins de conviction ? Quoi qu’il en soit, tout l’attirail est déployé, supposé en faire un best-seller. L’argumentaire de presse se plante dans le résumé du bouquin (non, ce pèlerinage n’a justement pas lieu tous les ans ; non, ce n’est pas le père Wilfred qui dirige le petit groupe…), mais je suppose que lire le livre est une simple option quand il s’agit d’en rédiger la quatrième de couverture ; il est sans doute autrement important de souligner que le livre est un grand succès commercial, après pourtant une publication initiale des plus confidentielle (chez Tartarus Press, une édition limitée à 300 exemplaires) assurant sa légitimité (parallèle à une J.K. Rowling, si ça se trouve), qu’il « sera » publié dans quatorze pays, et que Danny Boyle « va » en faire un film…
Le commentaire promotionnel de Stephen King en couverture joue sans doute dans la même catégorie – et avec une crédibilité guère plus probante, tant le Roi, au fil des années, a ainsi parrainé nombre de livres qui ne le méritaient certainement pas (dans notre domaine, je ne vois guère que Neil Gaiman pour rivaliser avec lui sous cet angle). Pourtant, je ne le nierai pas, cette accroche a probablement joué un rôle dans ma curiosité pour ce roman – davantage en tout cas que les quatorze pays et le film de Danny Boyle. Le parfum gothique accolé à l’ouvrage – à bon droit – m’a décidé à tenter l’expérience. Et le résultat… est un peu déconcertant. Bizarrement ou pas, si le commentaire de King y voyant « un grand livre » et « un roman incroyable », avec une conviction rhétorique toute trumpienne, est, comme souvent, bien excessif, on comprend toutefois que le maître de l’horreur ait pu l’apprécier, car il y a bien ici de sa manière ; quant à la thématique gothique, elle est bien là, globalement bien vue – surtout quand elle se complète d’un décor sauvage assez joliment employé, presque aux accents de « nature writing » à l’occasion. Pour autant, je ne sais pas vraiment, en définitive, si ce roman est bon – je crois cependant savoir qu’il n’est pas mauvais, et c’est déjà pas mal.
Le roman est un long flashback, où un narrateur contemporain revient sur une expérience traumatisante qu’il a vécue sans forcément bien la comprendre dans les années 1970. Sa famille, les Smith, est farouchement croyante – catholique, en l’espèce. En fait, sa mère (Esther, appelée Momon, quand le père est Pabsent) l’est sans doute d’autant plus, et de manière d’autant plus intransigeante, que le frère aîné du narrateur, Andrew (dit Hanny), est un handicapé mental – et elle compte bien obtenir du Seigneur la guérison de cette insupportable tare, à force d’exubérantes démonstrations de foi.
Or nous savons, dès le premier chapitre, qu’un miracle a eu lieu : Andrew, dans des circonstances encore non définies, a bel et bien outrepassé sa condition d’attardé – il est devenu parfaitement « normal »… et plus croyant que jamais. Mais le narrateur laisse entendre que les choses ne se sont pas passé ainsi qu’on le croit et qu’on le dit – et c’est pourquoi il prend la plume, alors qu’un sordide fait-divers étalé partout dans la presse le ramène à l’inquiétant souvenir d’un pèlerinage dans le Lancashire, au nord-ouest de l’Angleterre, quand Hanny et lui étaient enfants…
Ce pèlerinage – car il y a là-bas un lieu saint à la façon d’un Lourdes du pauvre – était une tradition pour les Smith ; ou, plus exactement, pour la petite communauté très soudée de la paroisse de Saint Jude’s, à Londres, sous la férule d’un prêtre intransigeant, le père Wilfred (inévitablement porté sur le sadisme envers les enfants de chœur…) – il faut y ajouter les Belderboss, qui sont le frère et la belle-sœur du curé, ainsi que le couple (en puissance) formé par Miss Bunce (la jeune et jolie bonne du curé, disons) et son fiancé David Hobbs, passablement effacé. Tous soutenaient bien sûr Momon dans sa foi en une guérison miraculeuse d’Andrew… Mais voilà : le père Wilfred est mort – dans des circonstances peut-être pas très catholiques –, et le pèlerinage de Paques n’avait plus eu lieu depuis quelque temps, de toute façon…
Arrive un nouveau prêtre, le père Bernard – originaire de Belfast, et autrement progressiste et sympathique que son prédécesseur. Momon, immanquablement, prend de l’ascendant sur le nouveau venu, qu’elle ne cesse de comparer au père Wilfred, au bénéfice bien sûr de l’inégalable défunt… Elle persuade le petit nouveau, sans trop de difficultés, qu’il serait tout à fait bienvenu de relancer la tradition heureuse du pèlerinage de Pâques – une retraite de quelques jours, dans la superbe région du Lancashire, où le groupe, plus que jamais soudé par la prière, s’avancerait humblement sous les yeux du Seigneur pour implorer la guérison du garçon attardé.
Et le pèlerinage a bien lieu, la paroisse retrouvant ses quartiers habituels à Moorings, une bien sinistre demeure… dans une bien sinistre région. Ce Lancashire-là n’a rien des charmants paysages vantés par Momon (qui en est semble-t-il originaire…) : c’est une contrée sauvage mais terne, battue par une pluie incessante et plongée dans une grisaille perpétuelle, et dont les forêts comme les plages, aux entredeux insidieusement marécageux, sont éventuellement traitresses… Quant aux indigènes, ce sont de frustes paysans, et guère cordiaux, a fortiori envers ces intrus de pèlerins – la région ne brille pas vraiment de l’amour divin que Momon veut y déceler. La description de ce cadre morne et déprimant est à n’en pas douter un des principaux atouts de ces Mortes-Eaux – elle pèse comme une chape de plomb sur toutes les pages du roman, pour un effet de détresse et d’angoisse tout à fait bienvenu ; d’où l’allusion au « nature writing » plus haut, si elle est peut-être plus ou moins pertinente…
L’essentiel du propos, toutefois, s’il est dans une symbiose de tous les instants avec ce cadre oppressant, opérant un balancement tout gothique entre une nature inquiétante et une antique bâtisse qu’on devine noyée de secrets plus ou moins avouables, porte sur la foi – et en dresse un tableau pathétique, au sens premier du terme, dans lequel la détresse des protagonistes, qui pourrait voire devrait nous les rendre attachants, suscite hélas une foi agressive et d’autant plus bornée, parfois au point d’en être révoltante (car Momon, dans son désir de « guérir » son fils, peut se montrer violente), plus souvent cependant un brin ridicule, si le décor pesant et l’ambiance à l’avenant n’autorisent pas le qualificatif de « risible ». C’est sans doute que nous sommes très loin ici des subtilités de la plus haute théologie – davantage du côté d’une foi « simple » et mécanique, où la citation permanente des Écritures fonctionne à la manière de mantras et de talismans, tandis que la pratique quotidienne mêle au credo une infinité de superstitions… au grand dam du père Bernard, foncièrement conciliant, mais qui est d’un profil tout autre – et ne peut tout simplement pas rivaliser avec son prédécesseur : les certitudes et l’intransigeance du père Wilfred témoignaient, dans l’esprit de Momon, de son inaccessible supériorité en tant que prêtre ; un curé plus « moderne » et tolérant n’a pas sa place dans cette communauté soudée autour de préceptes agressifs et exigeants. Peu ou prou humilié en permanence par ses paroissiens obtus, le père Bernard est sans doute le personnage du roman qui suscite le plus la sympathie du lecteur.
Et les enfants, dans tout cela ? Eh bien, Hanny est tel qu’on pouvait l’attendre – en simple d’esprit à qui l’on a fait la promesse du paradis mais qui, sans doute, n’a pas la moindre idée de ce que cela peut signifier, il arbore un sourire peu ou prou constant… mais garde néanmoins à portée les objets (un masque de gorille, une figurine de dinosaure en plastique...) de ses propres rituels pathologiques, témoignant, le cas échéant, de sa douleur ou de son angoisse. Le narrateur – que le père Bernard, gentiment paternaliste, surnomme Tonto – est assigné à la protection de son frère aîné, et c’est une tâche qu’il a à cœur. Bien plus, sans doute, que les ambitions de Momon le concernant : elle compte bien faire de son fils cadet un prêtre, à la fois sacrifice dans l’imploration de Dieu pour la guérison d’Andrew… et, à n’en pas douter, remerciement par anticipation, à la façon d’un colossal ex-voto, pour cette guérison qui surviendra bien un jour ou l’autre – il faut garder la foi. Or le narrateur, s’il baigne dans cette religion mécanique et simpliste, n’apprécie pas forcément cet avenir qu’on lui réserve – mais sans oser se rebiffer contre l’inévitable ; garçon docile, il répond « oui, mon père » quand le père – le vrai père, donc le curé – lui pose une question, et ça s’arrête à peu près là… C’est ici, sans doute, que le rapport avec Stephen King peut être avancé : outre l’ambiance aux connotations fantastiques (si le surnaturel à proprement parler ne survient que dans les toutes dernières pages), ce traitement de la foi, et tout particulièrement du fait qu’il emprunte les yeux d’un enfant, a bien quelque chose de la manière du Roi. Ceci étant, à tout prendre, on pourrait évoquer sans doute d’autres références – je dirais bien Brian Evenson, par exemple…
Mais le narrateur et son grand-frère simplet sont donc des enfants – et c’est peut-être cela qui les sauve, bien plus que l’intervention toujours attendue mais sans cesse repoussée d’un Dieu qui, à supposer seulement qu’il existe, a visiblement des préoccupations bien davantage prioritaires. Hanny et son cadet se promènent donc dans les environs – pourtant dangereux, ou du moins ont-ils cette réputation… mais c’est peut-être tant mieux pour deux gosses partant à l’aventure ? Ils jouent aux soldats près du bunker de la plage… éventuellement avec un vrai fusil qu’ils ont trouvé dans leur chambre de Moorings, et qui les fascine littéralement. Et ils croisent aussi, bien davantage que les pèlerins d’adultes qui les accompagnent, les autochtones – devinant en eux quelque chose d’inquiétant, voire de menaçant… Peut-être même satanique ? Ou païen… Ainsi que le dit naïvement un des pèlerins, c’est une « vieille région » ; ce qui en soi ne veut pas dire grand-chose, mais entendons par là qu’il peut y survivre des traditions fort anciennes… aux inévitables relents de sorcellerie pour nos catholiques londoniens, pourtant pas les derniers, donc, à épicer leur croyance de superstitions à l’origine floue. Ils ont ainsi quelque chose des habitants de Dunwich, d’une certaine manière – et pourtant, sous leurs sarcasmes parfois lourds de menaces, éventuellement sous leurs crimes (que le premier chapitre laisse déjà supposer), ils conservent peut-être bel et bien quelque chose d’étonnamment positif…
Et, on s’en doute dès le départ, c’est par leur biais que le miracle opèrera, et non via l’intervention divine suppliée, espérée, et pourtant jamais là. Qu’il y ait un « malentendu » à ce sujet une fois que le miracle a opéré ne fait que rendre plus pathétique encore la foi militante et simpliste des pèlerins, et au premier chef de Momon…
Pour autant, il ne faudrait peut-être pas pousser le bouchon trop loin, et voir dans Les Mortes-Eaux un réquisitoire antireligieux. Qu’il y ait une part de caricature dans le tableau de cette foi est probable, voire indéniable ; qu’il y ait une part d’aigreur et de ressenti est tout aussi plausible. Mais les personnages conservent leur humanité malgré tout – Momon, aussi détestable soit-elle en apparence, n’en est pas moins, au fond, une mère aimante, et d’autant plus désespérée ; le père Wilfred, ultimement, a lui aussi quelque chose de tragique à mesure que les doutes l’assaillent – lui rendant en définitive une humanité que des années de rite avaient vainement tenté de gommer ; quant au père Bernard, comme avancé plus haut, il est à n’en pas douter le personnage le plus sympathique et ouvert du roman…
Mais Les Mortes-Eaux est-il un bon roman ? C’est une question au moins aussi complexe, et peut-être davantage. Disons du moins qu’il se lit sans déplaisir, ce qui est déjà pas mal. Il brille, même, parfois – dans l’utilisation de ce cadre ô combien inquiétant, ou dans certaines séquences où la foi telle qu’elle est mise en scène produit un effet théâtral bienvenu ; l’alternance équilibrée de ces deux dimensions produit un texte non dénué d’un certain charme morbide, qui peut aisément séduire le lecteur. Sans doute les chapitres consacrés aux enfants sont-ils à cet égard un peu moins palpitants, même si leurs rencontres avec la faune humaine (ou bien… ?) du Loney autorisent de beaux moments de sourde inquiétude et de bizarrerie… Le style est sobre mais correct – rien de brillant toutefois, et des « aye » et « nay » à foison dont je ne suis pas bien sûr de l’à-propos. La construction est plus intéressante : dans son usage des flashbacks (dans le flashback) autant que dans ses retours au présent/avenir, Andrew Michael Hurley fait preuve d’une certaine habileté, qui a peut-être quelque chose de déconcertant au premier abord, mais s’avère enfin globalement tout à fait pertinente. Par contre, il tire peut-être un peu à la ligne à l’occasion – et sème son roman de séquences souvent inutiles, même au regard du façonnage de l’ambiance… L’ambiguïté qu’il entretient longtemps à l’égard du fantastique, de même, est tantôt appréciable, tantôt frustrante à force d’atermoiements inutiles ; cette ambiguïté disparaît à la fin, ce qui a chagriné des critiques pour qui le genre est une tare – pourtant, le mystère globalement demeure, et l’auteur a le bon goût de ne pas sombrer dans une longue litanie explicative… Le problème est ailleurs ; c’est qu’on est bien en droit de se demander, parvenu aux dernières pages : « Tout ça pour ça ? » Sans avoir la conviction d’avoir perdu notre temps, nous pouvons bien trouver cette conclusion terne au regard des attentes suscitées par les meilleurs passages du roman – non, elle n’est sans doute pas à la hauteur…
Quoique King ait pu en dire, non, Les Mortes-Eaux n’est sûrement pas « un grand livre », un « roman incroyable ». Il lui manque encore quelque chose de plus ou moins aisé à définir, et peut-être souffre-t-il de quelques pains çà et là – trahissant le premier roman ? Possible – sans grande certitude… Cela reste une lecture appréciable – et sans doute au-dessus de la médiocrité ; peut-être même est-ce un « bon roman » ? Oui, peut-être ; probablement, même. On avouera que c’est déjà beaucoup – et qu’il pourrait être intéressant de voir ce que l’auteur commettra à l’avenir. Quant au buzz… eh bien, c’est du buzz.
Commenter cet article