Agnès la Noire, de Robert E. Howard
HOWARD (Robert E.), Agnès la Noire, traduit de l’anglais (États-Unis) et édité par Patrice Louinet, illustrations par Stéphane Collignon, Paris, Bragelonne, coll. Robert E. Howard, 2014, 518 p.
Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 84, dans le dossier Howard, pp. 173-174 – avec également El Borak.
Le moment venu, je fournirai le lien de ladite chronique commune sur le blog de la revue (hop), et en publierai également une version plus longue, plus personnelle et spécifique ici-même.
D’ici-là, n’hésitez pas à réagir, hein !
CYCLES AVORTÉS
Agnès la Noire est le onzième volume (sur douze – il ne reste plus après qu’Almuric) de la collection Robert E. Howard chez Bragelonne, supervisée par Patrice Louinet. C’était le seul qu’il me restait à lire – pourtant, ma curiosité était probablement un brin titillée par le personnage donnant son titre au recueil : inconscient chauviniste ou pas, j’étais sans doute curieux de voir ce que ferait Howard de cette héroïne française dans un cadre français (en fait, il y avait eu quelques précédents contenant la réponse… dans Solomon Kane et surtout Les Dieux de Bal-Sagoth, sauf erreur). Une raison fort bête, sans doute…
D’autant qu’Agnès de Chastillon n’occupe qu’une part très limitée de cet ultime volume de récits d’aventures essentiellement historiques – asseyant sa parenté avec Le Seigneur de Samarcande, mais aussi, quand le caractère historique est en retrait et le caractère oriental en avant, avec El Borak. Cependant, comme dans ce dernier volume notamment, on peut bien repérer ici, et de manière plus marquée encore, une errance (réflexe ?) de l’auteur indécis vers le surnaturel, ou plus largement le « weird »…
Le recueil contient en effet les textes de quatre « mini-séries » qui sont en fait des « cycles avortés » : Howard y développe quelque temps un personnage censément récurrent, puis, pour une raison ou une autre (et probablement plutôt l’autre ?), laisse tomber. Nous suivrons donc ici les aventures d’Agnès de Chastillon, oui, mais tout autant de Cormac Mac Art, Terence Vulmea et Kirby O’Donnell. Et il faut y rajouter trois nouvelles « hors-cycle », voire une quatrième en prenant en compte le récit inachevé figurant dans les appendices.
AGNÈS DE CHASTILLON
On commence donc avec Agnès de Chastillon, ou Agnès la Noire, personnage de femme forte qui ne manque pas de faire penser à Jirel de Joiry, créée semble-t-il exactement à la même époque par C.L. Moore (les deux auteurs échangeaient et se sont félicités respectivement pour ces œuvres « féministes » ; déterminer une inspiration de l’un sur l’autre est semble-t-il délicat).
Agnès la Noire
La nouvelle « Agnès la Noire » (à bien des égards la seule que l’on peut considérer achevée) est pour le moins étonnante – même si je ne manifesterais pas à son sujet l’enthousiasme de Patrice Louinet dans sa postface.
Dans une France improbable de la Renaissance dépeinte à gros traits (celle de François Ier, à vue de nez – mais où l’on jure sans cesse par saint Denis, sinon saint Trignan… Hein ? Globalement, le texte n’use en rien de ce cadre, qui fait carton-pâte – il n’y a aucune volonté de le rendre « authentique »…), Agnès, paysanne mais ne s’envisageant guère comme telle, fille d’un bâtard de duc, n’accepte pas la condition que l’époque et son sexe lui réservent. Le jour même de ses noces forcées, plutôt que de se suicider (ouch…) ainsi que le lui suggère sa sœur ainée déjà passée à la casserole, la diablesse rousse tue son promis qu’elle déteste à peu près autant que son brutal de père, mercenaire en son temps, et fuit dans la forêt.
Là, elle fait la rencontre d’hommes globalement détestables (et souvent « faibles » ou du moins geignards), et tout d’abord celle d’Étienne Villiers, évidemment faux ami et vrai brigand – la raison pour laquelle elle l’épargne le moment venu, et va même ensuite jusqu’à le sauver de la vindicte d’un noble du coin, puis à s’associer avec lui (dans la nouvelle suivante il n’y a plus d’ambiguïté à cet égard), me dépasse complètement. Elle rencontre aussi un mercenaire, Guiscard de Clisson, qui lui fait une formation expresse en escrime avant de périr malencontreusement d’une balle destinée à un autre (Étienne, comme de juste)…
Il y a assurément des bonnes choses là-dedans, au-delà du seul personnage féminin on ne peut plus « badass », et sans doute l’introduction du récit se montre-t-elle efficace dans sa violence radicale ; je note aussi que le récit – comme les deux suivants, mais où ce sera avec bien moins de réussite – est à la première personne, ce qui lui confère une certaine singularité, et peut-être un surcroit de profondeur psychologique… en autorisant aussi une violence et une perception de la violence très particulières, et plus crues que souvent, à bien des égards.
Le récit se lit volontiers – mais il est tout de même bien décousu… En fait – et sans doute son caractère de « récit des origines » (chose pas très commune chez Howard) y est-il pour beaucoup –, il y a quelque chose de picaresque dans cette nouvelle, et qui, à mon sens, en fait davantage l’introduction d’un roman qu’un texte se tenant tout seul. Peut-être un développement du genre aurait-il permis de rendre sa motivation, si improbable, plus plausible ?
Ce n’est cependant pas le seul mystère dans cette histoire – après tout, Agnès, qui n’a jamais manié une arme de sa vie (enfin, on précise quand même qu’elle a fait la bucheronne pour son odieux géniteur…), devient rapidement une épéiste redoutable, au mépris de toute vraisemblance (même à forcer sur l’instinct ou la lignée, le sang)…
Mais oui, ça se lit bien – ça bouge en permanence, avec suffisamment de singularité pour que le lecteur joue le jeu, selon les règles définies par l’auteur, et nulle autre.
Des lames pour la France
Hélas, on a tout de même l’impression d’un Howard qui ne sait pas trop qu’en faire… « Des lames pour la France » gomme largement ce qui faisait l’intérêt du personnage, en lui confiant un rôle finalement assez secondaire – quand bien même elle conserve la narration à la première personne. Surtout, le récit est tordu, voire carrément confus, et fort peu satisfaisant dans l’ensemble…
La Maîtresse de la mort
Quant à la nouvelle inachevée « La Maîtresse de la mort » (enfin, la précédente l’était à peu près autant, hein…), en dépit de l’introduction d’un partenaire à mon sens plus enthousiasmant que l’Étienne Villiers, mi noble en en cour, mi gredin des bois, sans la moindre cohérence, que l’on avait subi jusque-là, elle se perd sans doute à son tour, en introduisant le surnaturel dans le récit – ce qui fait encore plus ressembler cette Agnès de Chastillon émergente à Jirel de Joiry, et a pu jouer un rôle dans l’abandon du personnage, sinon une fausse piste, du moins une qui aurait appelé à un autre traitement, ai-je tendance à croire…
Bilan
Un personnage « féministe » ? Un Howard « féministe » ? Ce n’est sans doute pas la même chose, et cela pourrait appeler à de longues discussions – probablement un brin futiles, d’ailleurs.
Mais le fait est qu'Agnès, même en tant que « femme forte », a bien quelque chose d’un fantasme, dans tous les sens du terme – d’où quelques procédés peut-être un peu navrants, comme cette (légère, certes) touche de lesbianisme SM soft qui ressort à l’occasion (Agnès menace plus d’une femme de lui donner la fessée)…
Pour autant, il y avait sans doute quelque chose à en faire – quelque chose que Howard n’a donc pas fait. Quant à sa jumelle Jirel de Joiry, elle m’avait il est vrai globalement déçu quand j’en avais lu le recueil de ses aventures – à la tonalité par ailleurs très « howardienne »…
CORMAC MAC ART
Nous passons maintenant à Cormac Mac Art – un pirate gaël des âges sombres (quelques décennies après la chute de Rome), qui fricote avec les Vikings, et notamment son compagnon de toujours, le Danois Wulfhere, qu’on qualifiera d’un tantinet brutal pour ne pas dire couillon, là où notre héros est tout de même plus malin – et telle est bien sa raison d’être.
Le problème, c’est que la meilleure nouvelle où il figure, à en croire Patrice Louinet, ne se trouve pas dans ce recueil, mais dans Bran Mak Morn (j’avais oublié, j’avoue – faudrait vraiment que je le relise, celui-là, c'était peut-être bien mon préféré, mais je l'avais lu à un mauvais moment et ne l'avais pas chroniqué…). Alors on fait avec ce qui reste.
Les Épées de la mer Nordique
C’est-à-dire, là encore, une seule nouvelle achevée – et encore, on ne dispose que du premier jet. Dans « Les Épées de la mer Nordique », nous vivons une sorte de révolution de palais à l’échelle d’un clan viking – Cormac Mac Art n’est sans doute pas bien certain de ce qu’il y fait au juste, mais peu importe… L’intrigue est assez commune, oui – et avec un ersatz de princesse enlevée –, mais l’ambiance est des plus correcte, si elle n’a aucune prétention à l’authenticité historique. Cela reste un récit qui se tient tout seul… et c’est peut-être bien un cas unique dans ce recueil.
Wulfhere, le Fracasseur de Crânes
Suit, non pas une ébauche de nouvelle, à ce stade, mais un simple fragment, « Wulfhere, le Fracasseur de Crânes », évoquant donc le chef danois que conseille utilement Cormac Mac Art – lui-même n’a pas le temps d’y figurer. C’est une introduction d’une page à peine, dont le ton philosophique et morne (voire bien davantage) est sans doute un peu trop lourdingue pour vraiment convaincre – en tant que tel, cela fait très « mauvais départ » pour un récit d’aventures, et sans doute Howard en était-il bien conscient, qui a lâché l’affaire.
Les Tigres de la mer
« Les Tigres de la mer » joue plus traditionnellement de l’action échevelée – mais à vrai dire sans doute un peu trop. L’intrigue on ne peut plus banale (oui, avec une princesse enlevée – en l’occurrence une Bretonne – non, une vraie Bretonne) est l’occasion de parcourir les îles britanniques, à force de fausses informations ou de révélations périmées, si bien qu’au bout du compte on se bat avec tout le monde mais on ne va nulle part : on s’arrête quand le ménestrel suspect annonce à Cormac Mac Art qu’il a une meilleure idée… Laquelle donc ? Mystère, du coup…
Bon, ça se lit pendant un certain moment, mais les retournements intempestifs des dernières pages traduisent sans doute le scepticisme d’un auteur qui savait encore moins que ses héros où il se rendait…
Je note tout de même une sympathique bataille navale, passablement gratuite donc, pourtant au crédit de l’ambiance.
Le Temple de l’abomination
Quant à l’ultime récit consacré à Cormac Mac Art, « Le Temple de l’abomination » (inachevé, ou plus exactement se concluant en synopsis), il témoigne d’une incertitude comparable (mais antérieure) à celle relevée plus haut pour Agnès de Chastillon – Howard tentant ou se sentant obligé d’injecter du surnaturel dans une « série » (faut le dire vite) jusqu’alors essentiellement « historique » (faut le dire vite aussi).
Patrice Louinet (tout en avançant que c’est sans doute là une étape notable vers le développement de l’heroic fantasy howardienne, et qu’il peut y avoir un lien avec la correspondance tout juste entamée avec Lovecraft) se montre très sévère à l’encontre de ce récit noyé sous les contradictions, mais, à vrai dire, même en l’état, je ne le trouve pas forcément bien pire qu’un autre… Mais j’ai été bon public pour les digressions improbables sur le roi Arthur « historique » (ou disons « différent »…) et sa cour de brutes avinées, ou sur le christianisme si fondamentalement incompréhensible pour nos personnages certes pas portés à tendre l’autre joue et à pardonner à ceux qui les ont offensés... Rigolo !
AUTRES RÉCITS
Suivent trois « autres récits », bizarrement placés en milieu de recueil, quand il y a pourtant d’autres héros récurrents après (mais la dernière de ces trois nouvelles est peut-être un préalable utile pour les aventures de Terence Vulmea). On y louche pas mal sur le bizarre à nouveau, mais sans faire dans le surnaturel pour autant (on s’en tient aux cultes secrets et impies, et aux civilisations perdues) ; par contre, seul le troisième de ces textes à part relève du genre historique.
Le Paon d’airain
D’abord, nous avons « Le Paon d’airain », qui se déroule à Djibouti, mais trippe pour l’essentiel sur les élucubrations d’un Seabrook portant sur les Yézidis – vous savez, ces sinistres et pervers adorateurs du diable, redoutés dans tout l’Orient (fataliste, l’Orient est fataliste)…
Ceci étant, en faisant la part des choses, et, comme Howard probablement, en ne retenant que l’idée de la secte/tribu diaboliste qui fait flipper tout le monde, sans chercher à y voir quoi que ce soit d’ « authentique », il y aurait probablement de quoi faire…
Hélas, non. Le récit est ultra-convenu, d’une construction pas top, plombé par des personnages en carton, et se traîne mollement jusqu’à une conclusion pour le moins terne. C’est au mieux (vraiment au mieux) médiocre.
La Morsure de l’ours noir
Il y a pourtant bien pire, immédiatement après : « La Morsure de l’ours noir » est un texte navrant de bout en bout. Variation sur le « péril jaune » qui parvient à repousser au-delà de toutes attentes les limites de la caricature pourtant bien lointaines dans le genre, en mettant en scène à la première personne une brute épaisse (un « Black John » doté du charisme d’une huître pas fraîche, mais qui n’en est pas moins redouté par les diaboliques êtres jaunes comme étant la pire menace à l’encontre de leurs plans – c’est dire si eux-mêmes constituent une menace terrifiante…), c’est un texte fade et bête, à la conclusion fade et bête (et prévisible, histoire d’enfoncer encore un peu plus le clou – qui, à ce stade, a sans doute largement giclé de l’autre côté de la planche) ; y insérer (de manière on ne peut plus gratuite) les noms de Cthulhu et de Yog-Sothoth – hein, quoi, pardon ? – n’était probablement pas l’hommage le plus pertinent à rendre au pauvre Lovecraft, qui n’en demandait sans doute pas tant… Clairement un des pires textes de Robert E. Howard en ce qui me concerne (ou, disons, « que j’ai lus », soyons prudents…).
L’Île aux pirates
Le troisième de ces récits est le seul à être relativement lisible – en étant très bon prince ; disons du moins que c’est moins pire que ce qui précède immédiatement, et y a pas de mal.
« L’Île aux pirates » multiplie pourtant les clichés, et c’est assurément un texte « juvénile » pour ne pas dire « puéril » (mais on pourrait le dire). Il a pourtant ses moments relativement enthousiasmants – la naïveté, ici, est globalement rafraîchissante plutôt que d’être fatigante, c’est déjà ça…
Avec tout de même un sacré bémol : au-delà de ce que le texte peut ou pas révéler de la vie psychique de son auteur, il faut sans doute y relever l’apparition d’un premier ersatz de « « « « « « « femme forte » » » » » » » chez Howard, anticipant Agnès de Chastillon, peut-être plus encore Bêlit ou Valeria. Hélas, la (forcément jeune et belle) femme pirate de cette nouvelle est vite parfaitement insupportable, à mesure que se développe entre elle et le narrateur une inévitable et ô combien pénible romance. En fait, pendant un temps, j’ai voulu y voir une dimension « comique » (notamment dans la jalousie du narrateur pour le pirate légendaire que la jeunette ne cesse de vanter), mais doute que cela ait été bien délibéré… Et quand « l’intrépide » jeune femme… éclate en sanglots… parce que le marin sans cœur mais si moral avance qu’elle pourrait ne pas être « pure » (!), avec la vie d’homme qu’elle mène et c’est pas bien, on oublie toute la dimension « « « « « « « forte » » » » » » » du personnage comme l’imposture qu’elle était, et il est difficile de retenir un soupir – un long, très long soupir, interrompu tout de même quand nos héros et leurs rivaux pirates vont fouiner dans un temple antédiluvien qui a le bon goût se trouver là… mais qui revient pourtant lors de l’épuisant « happy end » qui voit notre femme « « « « « « « forte » » » » » » » et son singe de narrateur causer mariage. Pitié…
Avec tout ça, et cet indéniable caractère juvénile, que ce texte soit à mon sens le moins mauvais des trois, en dit long sur la qualité des deux abominations qui précèdent…
TERENCE VULMEA
On retourne aux « cycles avortés » avec deux nouvelles consacrées au pirate irlandais Terence Vulmea (XVIIe ou XVIIIe siècle à vue de nez – on cause de Versailles ; quant au cadre géographique, il a l’air classiquement caribéen, a priori, mais on y évoque régulièrement le Cap Horn, et d’autres endroits bien éloignés ?) – qui, pour user d’une thématique similaire à celle de « L’Île aux pirates », témoigne tout de même d’une plus grande maturité (on est en 1935, à la toute fin de la carrière de l’auteur, faut dire – le contraste se sent) ; pourtant, le résultat est déconcertant, et pas forcément pour le mieux, à quelques bonnes idées près…
Les Épées de la Fraternité Rouge
La première de ces deux nouvelles, qui est accessoirement la plus longue du recueil, s’intitule « Les Épées de la Fraternité Rouge », et c’est un recyclage (un peu écourté) d’un long récit de Conan refusé, « Le Maraudeur Noir » (qu’on trouve dans Les Clous Rouges), qui jouait déjà des thèmes colonial et pirate. Je dois avouer ne plus me souvenir du Conan, mais le récit en l’état est à la fois amusant et profondément insatisfaisant.
Terence Vulmea n’est peut-être pas à proprement parler le héros de la nouvelle – en fait, à l’instar de Conan dans le récit original, il n’apparaît que très tardivement (formellement : la nouvelle s’ouvre classiquement sur une attaque en force où il figure, mais sans être nommé), et le récit s’étend d’abord sur trois salopards, le comte Henri de Chastillon (nom recyclé de la série « Agnès de Chastillon »), qu’on suppose d’abord plus positif que cela mais qui ne l’est en rien, et qui s’est exilé dans les îles du Nouveau Monde où il a bâti par défaut une imposante forteresse pour se préserver d’une menace indicible ; le boucanier français Villiers (recyclé idem) ; et le pirate anglais Harston – autant de franches canailles qui lorgnent plus ou moins consciemment sur un (inévitable) fabuleux trésor caché dans la jungle infestée de Peaux-Rouges ; Vulmea, quand il s’ajoute à ce trio initial, n’est à vrai dire guère plus sympathique, tant il se montre aussi fourbe que les autres (il est navrant, sans doute, de constater qu’il est censé briller davantage qu’eux… pour la seule raison qu’il ne compte pas laisser des Blancs se faire massacrer par des sauvages d’une autre race, même s’il compte de toute façon tuer de sa main les trois salopards après coup !).
C’est à la fois un atout et une tare de la nouvelle – atout parce que cela contribue à l’ambiance particulière du récit, et suscite des alliances et contre-alliances paranoïaques assez amusantes, dans une tension perpétuelle qui se complique en exploration puis en siège façon survival ; tare parce que cela implique du coup de longues scènes très bavardes où les quatre enflures s’interrogent sans cesse sur leur intérêt en dénonçant mesquinement la fourberie des autres, façon hôpital et charité.
Il faut y ajouter deux personnages positifs, deux femmes – ou plutôt une femme, Françoise, nièce du comte de Chastillon (qui, exceptionnellement, ne figure pas dans le récit à seule fin d’être enlevée – enfin presque : le comte la vend peu ou prou à l’abject Villiers, hein…), et une mystérieuse gamine, Tina, d’origine largement inconnue, plus ou moins adoptée par la première, et qui se montre assurément futée pour son âge ; ceci étant, la scène où le comte de Chastillon flagelle la petite en tant qu’oiseau de mauvais augure est pour le moins, euh, « perturbante », dans ce contexte…
Il faut enfin compléter le tableau avec un inévitable « homme noir » qui rôde aux environs de la forteresse et fait flipper le comte – ce qui confère à la nouvelle une vague tonalité fantastique (ambiguë, du moins) en dépit de l’abandon du cadre hyborien ; mais j’ai trouvé que ça se greffait plutôt mal ici, d’autant plus sur une histoire déjà assez complexe comme ça…
La nouvelle a ses bons moments, elle est même parfois étrangement réjouissante – dans son nihilisme surtout ? Mais elle est à n’en pas douter trop longue car trop bavarde, tandis que la conclusion a quelque chose d’étonnamment expédié, en fâcheux contraste. Tout n’y fonctionne pas, mais c’est probablement la meilleure ou moins mauvaise nouvelle du recueil à mes yeux (« Les Épées de la mer Nordique » se tient plus en elle-même, mais celle-ci est autrement enthousiasmante malgré ses nombreux défauts) – ce qui est embêtant, tout de même… Et qu’il s’agisse d’un recyclage d’un texte déjà lu avant (même si je l’avais oublié) en rajoute sans doute une couche.
La Vengeance de Vulmea
La seconde nouvelle, « La Vengeance de Vulmea », a été écrite dans la foulée de la précédente, et présente à mes yeux la même association de ratages et de bonnes idées… ou disons plus exactement de bonnes intentions – du coup, elle m’a nettement moins convaincu…
Vulmea y est fait prisonnier par un salopard d’Anglais, Wentyard, qui l’avait déjà « tué » une fois, en le condamnant à la pendaison en tant que sale rebelle irlandais alors qu’il n’était âgé que de dix ans. Le pirate plus que jamais aveuglé par une haine inhumaine élabore un canular complexe (mais à base de civilisation perdue et de fabuleux trésor, tant qu’à faire) pour obtenir vengeance, en attirant l’abject Anglais dans un piège avec plein d’Indiens dedans...
Mais, alors même qu’il est sur le point d’obtenir satisfaction, et de la manière la plus cruelle encore, le voilà qui change subitement d’idée : prenant conscience de ce que le vil Anglais qui a jadis essayé de le pendre a une femme et une fille (?!), il décide, même pas seulement de l’épargner, mais carrément de le sauver du terrible piège dans lequel il l’a lui-même fourré !
En notant au passage que Vulmea avait pourtant délibérément choisi de faire l’impasse sur ses principes de « solidarité blanche » de la première nouvelle (qu’il expose lui-même ainsi ; ce n’en est pas le seul rappel, d’ailleurs, on y retrouve aussi les noms de Villiers et Harston, a priori bien vivants)…
L’idée est bel et bien de jouer sur l’ambiguïté des deux personnages, qui incarnent tour à tour la monstruosité et l’humanité (entendue positivement…) – en brisant les préconçus du lecteur. Bonne intention ? Sans doute. Mais en l’état, en ce qui me concerne tout du moins, ça ne fonctionne absolument pas, et même pire – ça devient ridicule… La psychologie de Vulmea m’est décidément incompréhensible (plus encore que celle d’Agnès de Chastillon, si ça se trouve !). Son inconstance, en tout cas, me paraît absolument invraisemblable dans ce cadre, et la scène où le pirate irlandais, en plein duel, décide finalement de sauver sa Némésis prise de sanglots (après son moment héroïque compensant la haine du pirate, qui lui avait donné temporairement le premier rôle) ne se contente pas de sonner faux – elle me fait l’effet d’être parfaitement grotesque, au mauvais sens du terme.
Après quoi, errance dans la cité perdue, finalement un trésor à la clef, une tribu de Nègres au milieu des tribus d’Indiens, un putain de serpent géant (qui tire donc la nouvelle vers le fantastique), et tout finit bien dans le meilleur des mondes – même si Vulmea refuse ultimement de faire « confiance » à l’Anglais, ce qui semble être en définitive sa « vengeance ».
Mais non, je n’y crois pas… La nouvelle m’a plu tout d’abord, il est vrai, justement parce que j’appréciais la haine de Vulmea, son plan tordu et tout sadique pour obtenir vengeance – en faisant un antihéros radical, exacerbant les thématiques howardiennes classiques au point où le lecteur, même conciliant et volontaire, ne parvient plus à s’identifier (ou presque) avec le personnage central. Le retournement – nécessaire ? attendu… – m’a fait lâcher l’affaire.
KIRBY O’DONNELL
Reste un dernier « cycle avorté », avec trois nouvelles mettant en scène Kirby O’Donnell – un ersatz de Francis Xavier Gordon dit « El Borak », avec moins de panache. D’où un jugement passablement sévère de Patrice Louinet dans sa postface, d’ailleurs…
Mais je suis d’un avis différent, tiens : que Kirby O’Donnell soit régulièrement un loser, bien loin de me déplaire, tend plutôt à me réjouir – ça fait des vacances, après toute une horde de brutes unilatérales qui, quel que soit le contexte de leurs aventures, se ressemblent toutes, et se la pètent toutes en gros « durs » vite pénibles… Kirby O’Donnell est bien dans cette lignée, hein – naturel et galop, tout ça –, mais le fait qu’il se plante systématiquement ou presque, qu’il prenne régulièrement de mauvaises décisions, et tombe tout aussi souvent dans des quiproquos aux allures de pièges, qu’il ait besoin des autres, enfin, mais soit incapable de juger combien certaines de ses mauvaises relations sont vraiment des mauvaises relations… Tout cela me le rendrait plutôt sympathique, en fait. Et de même pour son Orient codifié – certes pas épargné par l’absurde, au point où ça en devient presque drôle. Presque.
L’Or de Tartarie
Bon, ça reste des nouvelles globalement médiocres, hein – mais vu le niveau de ce recueil… « L’Or de Tartarie » est un condensé d’aventure howardienne, façon formule et efficacité ; très convenu somme toute, bien sûr, n’était cette ultime décision concernant le trésor caché, qui colore une trame qui en a bien besoin avec un peu d’absurde… C’est le seul point que j’ai envie d’en retenir.
Les Épées de Shahrazar
« Les Épées de Shahrazar » (après, rien que dans ce recueil – parce qu’on pourrait citer d’autres exemples dans les autres titres de la collection –, « Les Épées de la mer Nordique » et « Les Épées de la Fraternité Rouge », voire « Des lames pour la France », ça se répète un peu, quand même, mais les responsabilités sont partagées entre Howard et Glenn Lord…) prend la suite du texte précédent (allusions au trésor perdu et à une très mauvaise fréquentation de Kirby O’Donnell), mais a semble-t-il été publiée avant, bon…
Baston à tous les étages, bien sûr, et documents secrets capitaux pour l’avenir de l’Inde et du monde…
Mais le cœur de la nouvelle repose sur un très fâcheux quiproquo – très, très fâcheux – qui débouche sur une longue scène de siège (rappelant sans doute plusieurs moments d’El Borak, oui). Ce quiproquo, et ce siège relativement bien mené (je crois que je tends à préférer, chez Howard, ces batailles mêlées de tactique aux massacres plus individualisés auxquels se livrent régulièrement ses héros…), sauvent plus ou moins la nouvelle. Plus ou moins – là encore, relativement au reste du recueil, bon…
Le Dieu tâché de sang
Reste « Le Dieu tâché de sang », qui, en faisant davantage l’impasse sur cette dimension absurde (mais pas tout à fait non plus, vu le sort ultime du trésor, encore une fois – c’est bien moins rigolo et beaucoup plus convenu que dans « L’Or de Tartarie », cela dit), et en jouant à nouveau, mais avec encore moins d’à-propos que d’habitude, du thème de la civilisation perdue, illustre comme la plupart des petits « cycles avortés » de ce recueil l’impasse où se perd bien vite l’auteur avec ces (tentatives de) personnages récurrents… Au mieux médiocre, cette fois – vraiment au mieux.
AU SERVICE DU ROI
Et puis reste une nouvelle inachevée en appendice, « Au service du roi », qui est pour le moins… « improbable », avec, vers la fin de l’Empire romain d’Occident, ses Vikings et un prince celte (breton – non, vraiment breton) à bord de leur long-serpent, qui errent tellement loin pour fuir leurs implacables ennemis… qu’ils se retrouvent dans une cité glorieuse (et imaginaire) de l’Inde, allons bon ; balaises, quand même !
Au-delà de cette improbabilité, ne reste plus guère qu’une collection de clichés ; avec quand même une autre bizarrerie surnaturelle – à vue de nez du moins : le pouvoir du rajah (grec) sur les femmes, qui les convertit d’un regard en adeptes dévotes du « Oui, Maître »…
Une nouvelle fois, par ailleurs, la civilisation exotique, aussi brillante soit-elle, ne semble pas pouvoir exister sans qu’un Européen soit à sa tête, comme souvent dans El Borak notamment. Bon…
CONCLUSION
Bilan pas fameux, hein ? Agnès la Noire est probablement le moins bon (pour ne pas dire le pire) recueil de la collection (et tout n'y était déjà pas forcément recommandable – j'avais dit plus ou moins la même chose d'Almuric il y a peu, après tout, mais je crois tout de même le présent recueil encore inférieur – Almuric l'ayant suivi, on ne peut pas dire que la collection se soit achevée sur la meilleure image de l'auteur...) – en tout cas, c’est l’impression qu’il me donne maintenant que j’en ai enfin terminé…
Aucune de ses nouvelles n’est pleinement convaincante. Bon prince, on peut éventuellement sauver « Les Épées de la mer Nordique » (Cormac Mac Art, premier texte), sans doute le seul récit du lot à se tenir vraiment en tant que tel, s’il ne m’a guère enthousiasmé, voire « Les Épées de la Fraternité Rouge » (Terence Vulmea, premier texte), en acceptant de fermer les yeux sur ses nombreux travers pour se contenter de ses moments les plus palpitants ; en étant très, très, mais alors vraiment très, très bon prince, on pourrait peut-être sauver « Agnès la Noire » (Agnès de Chastillon, premier texte) en dépit de sa dispersion et de sa cohérence douteuse, et admettre que « Les Épées de Shahrazar » (Kirby O'Donnell, deuxième texte cette fois) est un récit d’aventure « qui se lit »… Le reste est au mieux médiocre, et parfois bien pire (« La Morsure de l’ours noir » remportant donc aisément la palme).
Non, décidément, c’est pas fameux…
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