Les Ruines de Paris et autres textes
Les Ruines de Paris et autres textes, présenté et annoté par Philippe Éthuin, [s.l.], publie.net, coll. ArchéoSF, 2016, 115 p.
Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 84, pp. 77-78.
Le moment venu, je fournirai le lien de ladite chronique sur le blog de la revue (hop), et en publierai également une version plus longue et plus personnelle ici-même.
D’ici-là, n’hésitez pas à réagir, hein !
RIEN DE PLUS BEAU QUE LES RUINES
Il n’y a rien de plus beau que les ruines, hein ? Alors une excursion au milieu des vieilles pierres autrefois prestigieuses, et qui ne riment plus à rien ou presque, tant la nature y reprend ses droits, ça ne se refuse pas… C’est ce à quoi nous invite ce tout petit volume publié chez publie.net dans la collection ArchéoSF, émanant du site du même nom, où Philippe Éthuin exhume régulièrement des pièces étranges d’une science-fiction française qui ne portait pas encore ce nom. La collection, pour l’heure, portait essentiellement sur des livres numériques (dont certains qui me faisaient bien de l’œil, même si je n’ai pas encore craqué – par exemple Force ennemie de John-Antoine Nau, le premier prix Goncourt, eh oui), mais on commence maintenant à relever des publications en arbre mort, ce dont on ne se plaindra certainement pas. La finition n’est certes pas optimale, loin de là, mais on y verra un appréciable pas en avant.
Philippe Éthuin, dans sa présentation de la brève anthologie – indispensable et pertinente, mais, à dire le vrai, pour un pareil sujet, où les références plus ou moins cryptiques abondent, un appareil critique n’aurait sans doute pas été de refus… –, insiste sur le contexte qui, au XIXe siècle, a vu apparaître ce genre de textes : notamment, et comme en écho au nom de la collection, il s’agit d’établir un lien entre ce goût des ruines et le développement de la science archéologique – avec de nombreux chantiers de fouilles, comme celui de Pompéi, et bien des découvertes inespérées (il faut aussi mentionner l’engouement suscité par l’expédition napoléonienne en Égypte). Dans une sorte de boucle de rétroaction, ces découvertes se sont mêlées aux bouleversements dans la perception du temps historique pour dresser un tableau a priori effrayant ou déprimant : ces auteurs, et d’autres encore, nous montrent que rien n’est éternel ; même Paris, l’orgueilleux Paris, que nos écrivains, sous les visions et les blagues, ne peuvent envisager que comme le centre du monde, tombera un jour en ruines, et l’on oubliera tout de ce qu’il avait pu être, de ce qu’il avait pu signifier.
Ce qui nous conduit à un ultime aspect de la thématique, et non des moindres – il est même assez envahissant ici : la critique d’une archéologie se voulant scientifique mais ne l’étant pas encore – la satire raille, et sans doute à bon droit, les interprétations hardies et fondées sur des préjugés que nos savants maniant la pelle autant que la plume livrent au sujet de leurs découvertes, la distance ironique et la complicité du lecteur montrant bien à ce dernier combien ils se trompent du tout au tout…
Cette très brève anthologie – 115 pages toute mouillée, en assez gros caractères – comprend cinq textes, deux nouvelles relativement longues, et trois autres textes plus courts (une nouvelle, un essai, un poème).
LES RUINES DE PARIS
Commençons par les récits les plus longs. Et donc avec « Les Ruines de Paris », de Maurice Saint-Aguet, auteur qui en son temps avait connu l’espace d’un instant quelque succès, avant de sombrer de nouveau dans l’anonymat puis l’oubli. Le texte est paru en 1850 dans le Bulletin des Gens de Lettres, et c’est a priori la seule incursion de l’écrivain sur le terrain de l’anticipation.
Nous sommes « en l’an du Christ 4850 », et le texte se présente comme le rapport d’un sage babylonien, Amorgias, lequel, avec son frère le savant Elial, a monté une expédition quelque peu romantique afin de visiter les ruines de Paris – un voyage tenté au fil des siècles par d’autres Babyloniens, mais pas un n’en est revenu… Le monde à peine esquissé ici n’est pas vraiment une ode aux merveilles du progrès technologique : il est plus sauvage et dangereux que jamais, et l’expédition babylonienne met deux ans avant de parvenir à (ce qui reste de) Paris…
Là, au milieu des ruines, le sage et le savant tomberont sur un agréable et très opportun Parisien, qui leur fera le récit de la destruction de Paris en raison d’un coup de vent, la chute de la capitale ayant anéanti les provinces, et l’Europe sombrant à son tour après avoir ainsi perdu son âme. Pourtant la civilisation demeure – souterraine, troglodyte, mais dont les mœurs s’avèrent vite assez étranges, si elles ont quelque chose de séduisant…
Le récit comprend de belles idées çà et là – le retournement archéologique des Babyloniens fouillant Paris, d’emblée (même si c’est probablement un écho finalement assez logique des Lettres persanes), mais il y en a d’autres. On appréciera aussi, encore qu’avec quelques incertitudes sans doute, son humour un brin tordu, son ton parodique gentiment décalé…
Mais le texte souffre assurément de sa forme, très désuète, et horriblement pompeuse, au point où le procédé n’a plus rien de drôle ou plus globalement d’approprié ; l’auteur écrit avec une plume de plomb, et les maladresses sont aussi récurrentes que les poses… Le récit étant en outre plus ou moins palpitant, et ses rebondissements plus ou moins bienvenus, il est difficile sans doute d’en tirer un bilan positif.
LES RUINES DE PARIS EN 4875
Le deuxième « long » texte est autrement plus intéressant. Il s’agit de « Les Ruines de Paris en 4875 », d’Alfred Franklin – un auteur discret, érudit, qui est revenu plusieurs fois sur ce thème, révisant sans cesse son texte : son stade ultime a priori, plus ample en tout cas, a été réédité il y a quelques années de cela chez L’Arbre Vengeur sous le titre Les Ruines de Paris en 4908.
Il s’agit en l’état d’une nouvelle épistolaire, tournant autour des découvertes faites dans les ruines de Paris par une expédition scientifique partie de Nouméa, Nouvelle-Calédonie – ce qui rappelle le procédé des Babyloniens de Saint-Aguet, mais peut-être avec davantage de ruse, et une ironie plus subtile. Nos savants Calédoniens multiplient les trouvailles dans ces ruines oubliées de tous – sinon des indigènes par essence sauvages, et dont les mœurs, notamment politiques, sont parfaitement incompréhensibles.
Le problème, c’est d’interpréter ces découvertes… Et là, nos savants perdent bientôt de leur superbe, le lecteur se régalant de leurs erreurs et incompréhensions, qui n’en ont pas moins à leurs yeux le lustre sacro-saint et incontestable de la science.
C’est beaucoup plus intéressant que la lourdeur de Saint-Aguet, oui : c’est malin, inventif (avec des jeux sur la typographie ou les illustrations, par exemple), d’une plume souple et appropriée, et, miracle des miracles, cela demeure drôle autant que pertinent encore aujourd’hui – pour peu que l’on saisisse les nombreuses références fondant la satire. Le texte de Saint-Aguet était une relique noyée sous la poussière – mais cette nouvelle de Franklin, elle, fait toujours sens, et fait toujours rire : pour moi, c’est clairement et de très loin le meilleur moment de l’anthologie.
Qui, du coup, ne brille pas forcément dans l’ensemble… car il ne reste à aborder que trois très courts textes, et dont l’intérêt est assez variable.
EN L’AN 5000
En fait, je n’ai même absolument rien à dire concernant « En l’an 5000 », texte de 1901 (et donc le plus récent du recueil) signé Santillane, pseudonyme collectif employé par les rédacteurs du journal Gil Blas… Je suis totalement passé à côté. Je n’en retiens au mieux que les toutes premières phrases, qui pourraient faire « Péril Jaune », avec ces hordes de l’Extrême-Orient déferlant sur l’Occident et le ravageant – l’intérêt étant sans doute d’y voir, d’une certaine manière, un juste retour des choses, réponse des colonisés aux colons. Pour le reste…
QUE DEVIENDRA PARIS
Suit un auteur autrement célèbre, Louis-Sébastien Mercier, connu notamment pour L’An 2440. Pourtant, s’il se livre à nouveau à de l’anticipation avec le présent texte, « Que deviendra Paris », il s’agit en fait d’un extrait de son autre grand-œuvre, le Tableau de Paris – le chapitre final, je suppose –, et c’est du coup le texte le plus ancien du recueil, puisqu’il date plutôt de la fin du XVIIIe siècle.
Le ton est très différent de tout ce qui a été évoqué jusqu’alors : on ne fait pas dans la blague, ici, plutôt dans la méditation sur la grandeur et la décadence des civilisations – contemplant les ruines des métropoles antiques telles que Tyr ou Palmyre, l’auteur se doute de ce que son Paris adoré, qu’il a si exhaustivement décrit, connaîtra invariablement le même sort. Qu’en restera-t-il, encore ? Et que pourra-t-on en comprendre ? On pourrait, ici, anticiper la satire d’Alfred Franklin sur l’interprétation des incompréhensibles reliques du passé…
L’essentiel, pourtant, est peut-être ailleurs, dans la perpétuation du souvenir d’un état du monde – avec ce souhait de l’écrivain que son ouvrage perdure, permettant de comprendre ce qui était… mais l’arrogance éventuelle de ce vœu est justement contrebalancée par le constat que l’on ne peut en rien savoir ce qui perdurera – et tout particulièrement dans les arts, où les gloires d’un siècle peuvent être oubliées au profit d’ouvrages en leur temps jugés autrement anodins, mais acquérant du fait des hasards de l’histoire le statut de chefs-d’œuvre riches d’enseignements. De ces trois courts textes, je crois que c’est le plus intéressant.
LE TEMPS ET LES CITÉS
Reste une star, pourtant : ni plus ni moins que Victor Hugo himself, pour son ode « Le Temps et les cités ». Mais ce texte n’a sans doute rien du plus grand Hugo : il faut dire qu’il a été composé en 1817, par un auteur de quinze ans à peine – et il ne serait publié qu’à titre posthume, dans le cadre d’Œuvres complètes, en 1892…
Ceci étant, mon inaptitude en matière de poésie ne me permet guère de juger le poème ; sans doute a-t-il ses bons moments… Mais son thème, proche de celui de Mercier, emprunte sans doute beaucoup trop de passages obligés, passablement stériles – il y a de belles images, mais d’autres sont bien trop convenues ; et si l’élégance est de la partie, il y a sans doute çà et là quelques béquilles… Globalement, cela se lit bien, hein – bien sûr : le jeune Hugo était déjà d’une classe au-dessus du monde. Mais ça demeure une curiosité.
UNE CURIOSITÉ
Jugement qui pourrait très bien s’appliquer à l’ensemble de ce petit recueil. Oui, c’est une « curiosité », avec l’intérêt afférent. De ces cinq textes, seul celui d’Alfred Franklin me paraît valoir le coup pour lui-même. Mercier et Hugo se lisent bien, sans séduire plus que cela ; tandis que Santillane m’a largement indifféré, et que Saint-Aguet m’a fatigué de sa lourdeur…
Cela reste une pièce appréciable, a fortiori pour les érudits du domaine – et on encouragera ArchéoSF à livrer d’autres publications dans ce goût-là, l’entreprise est belle et bienvenue ; mais, concernant ce tout petit volume en particulier, il ne faut rien en attendre de plus.
Commenter cet article