Nuage, d'Emmanuel Jouanne
JOUANNE (Emmanuel), Nuage, préface de Richard Comballot, [s.l.], La Volte, [1983] 2016, 330 p.
Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 84, pp. 95-96.
Le moment venu, je fournirai le lien de ladite chronique sur le blog de la revue (hop), et en publierai également une version plus longue et plus personnelle ici-même.
D’ici-là, n’hésitez pas à réagir, hein !
JOUANNE À LA VOLTE
La parution de Mémoires de sable, roman inachevé par feu Emmanuel Jouanne, mais terminé des années plus tard par son complice Jacques Barbéri, pouvait laisser supposer une entreprise de réédition des œuvres du premier à la Volte. Cette reprise de Nuage, probablement le plus célèbre roman de l’auteur, publié en son temps en « Ailleurs & Demain », poursuit dans cette voie, et la préface enthousiaste de Richard Comballot laisse entendre qu’il devrait y avoir d’autres volumes par la suite – on ne s’en plaindra pas, tant l’auteur est intéressant : ses œuvres sont depuis bien trop longtemps indisponibles.
Par ailleurs, la réédition de ce Nuage en même temps que la dernière itération du Mondocane de Jacques Barbéri, le complice donc, et un des auteurs essentiels au catalogue de la Volte, souligne étonnamment (ou pas) tout ce qui rapproche les deux auteurs ; il y a là une cohérence éditoriale éloquente en elle-même.
SAGE ET FOU
Nuage, parfois considéré comme le chef-d’œuvre de l’auteur, n’est peut-être pas son roman le plus représentatif, pourtant.
Unique excursion de l’auteur dans le space opera, ou plutôt le planet opera, Nuage obéit à une structure relativement linéaire, avec un départ, une arrivée, et des choses entre les deux.
Le style, par ailleurs, est plus sage que souvent – ce qui est à vrai dire un peu décevant : les deux nouvelles qui complètent ici le roman, « Le Corps du texte » et « Trajectoire de chasse », sont autrement riches à cet égard – mais il est vrai que le projet, dans ces aperçus ciblés sur des pans inconnus de la vie des Immortels, est tout autre, et que le format court se prête sans doute davantage à l’expérimentation et à des audaces stylistiques qui auraient pu être malvenues dans un cadre romanesque.
Pour autant, Nuage n’a rien d’un livre neutre, et son auteur s’y implique à l’évidence ; sa folie légère, son goût du baroque, sa compulsion surréaliste, s’y expriment à plein – pour un résultat certes moins iconoclaste qu’on pourrait le croire au premier abord, néanmoins rafraîchissant, et avec quelque chose d’unique au-delà des références sempiternellement avancées (à bon droit cependant), qui peuvent souligner la dimension science-fictive du texte (Philip K. Dick, Robert Sheckley…) ou chercher la légitimité au-delà (Boris Vian, Lewis Carroll…).
FOYER, DOUX FOYER
Nous sommes à bord du Foyer, doux foyer, un astronef semi-organique, qui semble se balader dans l’espace selon un plan aléatoire.
À son bord, pas forcément grand-monde, ou du moins en revient-on toujours aux mêmes. Membres de l’équipage ou simples voyageurs, ils ont tous des noms de villes : le capitaine Washington, le « boucher » Dresde, le critique d’art Rangoon, la romancière Calcutta, le violoniste Moedruvellir (ce qui fait pas mal de monde tournant autour de l’art, et ça n’a rien d’innocent), l’avocat Paris, l’agent d’assurances Kyoto, la vieille Tunis… Des caractères tranchés qui, disons-le, ne sont pas toujours très sympathiques. Par ailleurs, chacun à sa manière a sans doute quelque chose de bouffon – qui passe plus ou moins bien…
Mais il y a aussi Prune – celle qui sort du lot à tous points de vue. Petite fille de neuf ans à peine, considérée folle sur son monde natal et sans doute tout autant par les membres de l’équipage et les autres passagers (le capitaine Washington mis à part, dont les sentiments inavouables pour la fillette évoquent immanquablement Lewis Carroll…), elle fait pourtant preuve à l’occasion d’une étonnante sagesse, et d’une faculté d’adaptation et de compréhension inaccessible aux adultes tous plus ou moins formatés du vaisseau.
PAS LE MOINDRE INTÉRÊT TOURISTIQUE
Un trait de caractère qui aura bientôt son importance, car le Foyer, doux foyer, suite à une avarie technique, est contraint de se poser sur la planète Nuage, dont le soleil est Chaos – planète qui, s’empresse-t-on de préciser, est entièrement dépourvue du moindre intérêt touristique, aussi serait-il absurde de s’y attarder…
Ceci à condition que Nuage leur en laisse le choix. Or la planète est fantasque. Elle accueille l’approche du vaisseau par un incroyable feu d’artifices, et un lâcher de confiseries dans l’espace. À la surface du monde apparaît en même temps une grande roue pour la plus colossale des fêtes foraines – elle atteint les 27 km de haut, et semble presque attendre la collision avec le vaisseau spatial incontrôlable…
Bienvenue sur Nuage ! Le monde du changement permanent, tout à la gloire de l’éphémère, dans une perspective très artiste. Un piège cosmique pour nos timorés voyageurs, habitués à des carcans autrement rigides… à l’exception de Prune – la fillette y trouve en effet un terrain de jeu idéal, où son doux délire pourra plus que jamais se révéler en sagesse, et contribuer, sinon au salut des naufragés, du moins dans un premier temps à leur édification.
Mais qu’est-ce au juste que Nuage ? Pourquoi la planète est-elle folle ? Le « boucher » Dresde avance bien une explication – la planète hallucinée serait le résultat d’une ambitieuse expérience ayant mal tourné –, mais, au fond, qu’importe ? Ce qui compte, après tout, c’est bien l’impossibilité de la saisir… Ce monde en creux, où se succèdent une infinité d’étages de formes toutes différentes et toujours fluctuantes, résiste à toute entreprise cartographique ou de systématisation. Ce qu’ont bien fini par comprendre les Immortels, asexués et ataraxiques, qui peuplent la planète – leur immortalité n’étant peut-être pas si conservatrice que cela dans un monde où tout s’écoule, et eux comme le reste. Ils n’en sont pas moins attachés, paradoxalement, à cet état des choses qui est en fait absence d’état – pour eux aussi, la venue des voyageurs a quelque chose d’une menace…
LE NON-SENS ET L'ART
Nuage est dès lors prétexte à une succession de saynètes folles – et souvent drôles, s’il y a des moments douloureux (et d’autres un peu lourdingues…), et si le rêve du lecteur est le cauchemar de ses protagonistes ; saynètes dont la succession n’est pourtant peut-être pas aussi nonsensique qu’on pourrait le croire de prime abord…
Mais le changement est au cœur du propos, justifiant de bien jolis délires immanquablement poétiques : « Ici, le petit Poucet se serait égaré ; ses cailloux blancs seraient devenus oiseaux ou arbres, locomotives ou papillons… »
L’art y a sa place, importante. Sans surprise, le critique Rangoon a plutôt le mauvais rôle – on sent des piques, çà et là, contre celui qui dit l’art sans le faire… Mais c’est peut-être, du coup, le personnage qui sera le plus sensible à l’épiphanie de Nuage – aussi douloureuse soit-elle, car, si elle a quelque chose de constant, c’est bien la sempiternelle remise en cause des préjugés. L’art, ici, est d’autant plus beau qu’il est éphémère – conception qui s’accorde mal au bagage académique de l’historien de l’art, qui est dans l’après-coup et la permanence…
D’où cette erreur ultime de la quête de sens ? Sans surprise, c’est encore Rangoon qui la commet :
« J'ai découvert le sens de tout ça, dit Rangoon.
— Oh ! fit Prune, ça ne fait rien. Je te pardonne. »
Car la gratuité des séquences n’est pas le moindre atout de Nuage – et participe tout particulièrement à colorer le roman de baroque, dans une jubilation destructrice, génératrice de séquences marquantes quand leur disparition soudaine devrait les condamner à un irrémédiable oubli. Aussi, Nuage est sans doute structurellement et formellement sage par rapport à d’autres œuvres de l’auteur, mais il est bien imprégné d’une agréable folie qui le distingue du tout-venant. Unique planet opera de Jouanne, Nuage n’est certes pas un planet opera comme les autres. Par contre, on peut donc le rapprocher de Mondocane…
D’AUTRES FACETTES
On peut regretter, peut-être, que Jouanne ait choisi de s’en tenir, bien plus que d’habitude en tout cas, à un style « utilitaire ». Les deux nouvelles qui concluent cette réédition – même si leur lien avec Nuage est somme toute limité ou contestable – sont autrement plus séduisantes à cet égard.
« Le Corps du texte » est une belle allégorie, dans une librairie fantasque, de ce qui fait les livres et de ce qui les unit à leurs lecteurs.
« Trajectoire de chasse », où c’est l’enfance en tant que concept qui suscite la passion absurde des chasseurs, est un étonnant poème en prose aux formules sensibles.
Autres facettes de l’auteur, qui ne s’expriment pas plus que cela dans le roman – où, il est vrai, ce n’était peut-être pas lieu de le faire.
UNE RÉÉDITION APPRÉCIABLE
Quoi qu’il en soit, Nuage méritait bien d’être réédité. Si l’on n’en fera pas nécessairement un chef-d’œuvre, ou une lecture inoubliable, cela demeure – si quelque chose doit y demeurer – une lecture des plus plaisante, et riche de sa singularité. Il n’y a plus qu’à espérer que la Volte poursuivra sur cette lancée.
Commenter cet article