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Les Insectes en moi, d'Akino Kondoh

Publié le par Nébal

Les Insectes en moi, d'Akino Kondoh

KONDOH Akino, Les Insectes en moi, traduction du japonais [par] Miyako Slocombe, préface de Noriko Miyamura, traduction anglaise [par] Mariam Tamari, Poitiers, Le Lézard Noir, [2000-2001, 2003-2004] 2009, 152 p.

 

Artiste protéiforme à la palette très diversifiée, Kondoh Akino a cependant construit, sur des supports variés, une œuvre essentiellement cohérente, peut-être même obsessionnelle. Si le présent recueil d’histoires courtes publiées originellement entre 2000 et 2004 nous livre avant tout son art de mangaka, il ne fait cependant pas l’impasse sur les autres prolongements de cette œuvre, tout particulièrement en matière d’illustration et d’animation – en usant de la préface de Miyamura Noriko pour transmettre quelque chose de ces variantes, au travers de reproductions en couleurs de l’art de Kondoh Akino ; initiative tout à fait bienvenue du Lézard Noir, tant le résultat impressionne d’emblée – tout au plus regrettera-t-on que le format de l’ouvrage ne soit guère propice à la mise en valeur des subtilités de ces œuvres, pour le coup bien réduites ; mais c’est sans doute un peu mesquin de ma part.

 

En tant que mangaka, Kondoh Akino exerce dans un registre considérablement éloigné de tout ce dont j’ai pu vous parler jusqu’à présent sur ce blog ; sa démarche indépendante (plusieurs des œuvres ici reprises ont été initialement publiées à compte d’auteur, d’ailleurs), arty peut-être, expérimentale si vous préférez, la singularise même au milieu des « auteurs » perçus comme tels – seul Maruo Suehiro aurait éventuellement quelque chose de commun, pas vraiment pour L’Île panorama, cela dit, mais davantage pour, par exemple, La Jeune fille aux camélias, BD lue il y a quelque temps de cela, mais pas encore chroniquée sur le blog, je vais tâcher de m’en occuper prochainement. À tout prendre, cet art est donc tout à fait singulier – le support autant que les variations sur le même thème achevant de conférer cette qualité essentielle à l’œuvre de l’auteure.

 

Ceci étant, on peut toujours être tenté d’établir des ponts avec telle ou telle œuvre… La pertinence de cette démarche est sans doute à débattre, mais c’est humain. À ce compte-là, Les Insectes en moi peut donc malgré tout susciter l’évocation de quelques noms ; mais, pour le coup, je ne les chercherais pas dans l’histoire du manga – ne serait-ce que parce que mon ignorance en la matière me l’interdit… Mais ce recueil m’a régulièrement évoqué, dans un tout autre registre et à une tout autre époque, Aubrey Beardsley – ça m’a paru très frappant, et ne m’a pas lâché jusqu’à la fin. En BD… Disons peut-être Marjane Satrapi ? L’usage du noir et blanc, l’attention aux formes, le foisonnement baroque des détails, fleurs, boutons ou onomatopées, s’associant avec la fausse simplicité des personnages et du cadre, d’un trait sobre et précis, essentiellement « clair »… Oui ?

 

Quoi qu’il en soit, tout ceci est très, très beau. Les reproductions en couleurs de la préface sont impressionnantes, mais le manga en noir et blanc, autrement simpliste en apparence, saisit tout autant, avec ses jeux riches et éventuellement géométriques sur les motifs récurrents, qu’ils fassent pleinement partie du décor ou relèvent des (nombreuses) onomatopées envahissant systématiquement la planche (et comme de juste rétives à la traduction).

 

Même si, pour en arriver à cet effet, il faut peut-être franchir la première de ces histoires (très) courtes ici compilées, « Kayoko Kobayashi » (2000 ; objectivement, « la plus ancienne », mais comme la suite apparaît dès 2001, ce n’est peut-être pas très significatif), dont le style liquide et psychédélique m’a laissé parfaitement froid.

 

Mais la suite, quel régal ! Les Insectes en moi est visuellement de toute beauté, vraiment un très bel objet, que l’on « lit » lentement, en dépit de la rareté du texte et de la brièveté des histoires, tant la tentation est forte de s’immerger dans ces rêves et cauchemars obsédants, fonctionnant comme autant de névroses insidieusement fascinantes ; on pénètre la psyché du personnage, dans une ronde de sensations tenaces qui peut à bon droit renvoyer au psychisme du lecteur lui-même.

 

Mais de quoi Kondoh Akino nous parle-t-elle dans Les Insectes en moi ? Oui – de rêves et de cauchemars… Mais encore ? Pas forcément tant que cela d’insectes, en fait – s’ils ont leur importance, névrotique, ainsi de cette coccinelle qui bouleverse le monde de cette jeune fille l’ayant écrasée par réflexe ou indifférence… Mais oui, voilà : une jeune fille, Kondoh Akino elle-même supposera-t-on ? et qui est, le plus souvent, au carrefour de l’adolescence (ou un peu après, mais guère) ; ici aussi, le premier récit se distingue, d’ailleurs, qui ne correspond guère à ce… « canevas » serait un peu fort, « thème », disons.

 

Pour autant, guère de suivi dans la narration, pas vraiment « d’histoires » à proprement parler, dans ces miniatures aux allures de fragments… Ce sont des échos intimes, à la façon d’un journal peut-être, où les faits les plus insignifiants en apparence tendent à révéler une charge latente de sens – l’art de la miniature participant alors pleinement de l’expression de ce ressenti.

 

La jeune fille nous parle ainsi d’insectes, éventuellement (et par exemple des boutons de couture qu’elle associe aux coccinelles, après le « drame » initial), mais peut-être plus encore de son dernier parapluie, ou d’un piano, ou… d’un coupe-ongles ; à vrai dire, ce dernier a même une importance toute spéciale, en se révélant ultimement comme un catalyseur de souvenirs, à l’instar d’autres objets anodins entrevus jusqu’alors, mais cette fois de manière plus systématique : chaque rognure d’ongles est assimilée à un événement bien précis, qu’il s’agisse d’en retrouver, au gré des divagations d’un esprit en maraude, le souvenir essentiellement anodin, mais potentiellement à même de se transcender, ou d’envisager que l’acte même de se couper les ongles… soit en fait le générateur de ces événements à part, pour peu qu’on s’y arrête. Ce qui peut relever du solipsisme, je suppose.

 

C’est… spécial, je ne vous le cacherai pas. Et je ne peux pas vraiment prétendre être sensible à cette poésie très arty (une fois de plus), prisant l’anodin pour exprimer l’intime. En fait, cela m’indiffère sans doute le plus souvent…

 

Et pourtant pas tout à fait. Parfois, je perçois quand même quelque chose – vaguement sans doute ; surtout quand l’expression du quotidien se montre particulièrement intime, et révèle, chez la jeune fille, des états d’âme ambigus, peut-être même chargés de traumatisme – qu’il s’agisse de ses premières règles, ou d’une tentation suicidaire la prenant par surprise, elle qui n’en réchappera qu’en se raccrochant à son onirisme décalé : ce dernier dépasse alors le stade névrotique pour s’exprimer en ultime planche de salut. Mais le lecteur… non, mieux vaut ici ne parler qu’en mon nom – moi, donc, j’ai d’autant plus fortement ressenti ces moments que j’avais l’impression d’une sphère intime envahissant violemment ma propre psyché ; ce qui est déstabilisant, pas forcément très agréable d’ailleurs, mais, dans les faits, oui, cela marche. Cela impressionne.

 

Le résultat est une œuvre visuellement superbe, donc, mais dont le propos, aussi délicat soit-il sans doute, tend à me dépasser – hors ces séquences bien précises qui m’ont assailli avec une relative violence, qu’on ne devine guère avant d’en faire l’expérience. Pour autant, la splendeur du graphisme suffit sans doute à emporter mon adhésion ; peut-être, quant au fond, me faut-il laisser mariner cette lecture encore un peu, puis y revenir le moment venu, pour davantage appréhender l’expression cathartique de cette intimité forcément envahissante ? Pas impossible, ça.

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