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Frankenstein à Bagdad, d'Ahmed Saadawi

Publié le par Nébal

Frankenstein à Bagdad, d'Ahmed Saadawi

SAADAWI (Ahmed), Frankenstein à Bagdad, [Fraankishtaayn fii Baghdaad], traduit de l’arabe (Irak) par France Meyer, [s.l.], Piranha, [2013] 2016, 378 p.

 

Ma chronique se trouve dans le cahier critique du n° 85 de Bifrost (pp. 95-96).

 

Le moment venu, elle sera disponible en ligne sur le blog de la revue, et j’en publierai alors une chronique plus longue ici-même.

 

Retours bienvenus dans tous les cas…

 

EDIT : la chronique est en ligne sur le blog de Bifrost, ici.

 

Suit une version longue...

SCIENCE-FICTION DE LANGUE ARABE

 

Pas tous les jours qu’on lit de la « SF » (au sens large) de langue arabe… On ne saluera que davantage la traduction par Piranha (éditeur à suivre, désormais ? On lui devait déjà la traduction – critiquable, certes, mais… – de l’excellent Accelerando de Charles Stross, ce qui m’incite à la bienveillance) du Frankenstein à Bagdad de l’Irakien Ahmed Saadawi, ouvrage paru en 2013 là-bas et récompensé par l’International Prize for Arabic Fiction l’année suivante.

 

PLUTÔT KARLOFF

 

Frankenstein à Bagdad… Je ne suis pas bien certain de ce que je pense de ce titre. Mais, en définitive, s’il a suscité ma curiosité – et est donc probablement un « bon » titre à cet égard, mission accomplie –, je crains qu’il ne soit guère approprié… D’une certaine manière, je redoute qu’il sonne faux – et pire encore : qu’il sonne un peu comme une blague… Pourtant, ce roman n’est certainement pas une blague ; et s’il ne manque pas d’humour à l’occasion, il est au fond mortellement sérieux.

 

Frankenstein, ici, n’est comme de juste pas le savant fou, mais sa créature. Ce nom même, d’ailleurs, ne lui est attribué que par facilité, et en fin de compte en une seule occasion, par un rédacteur en chef désireux d’appâter le chaland – ce qui, j’imagine, entre en résonance avec le questionnement sur le titre du roman que je viens d’évoquer… La créature, ici, est désignée sous d’autres noms de manière bien plus fréquente : « Criminel X », dit encore la presse ; « Sans-Nom », disent d’autres… Et surtout « Trucmuche » : on ne trouvera pas mieux pour dédramatiser la chose, et lui confier une couche superficielle de grotesquerie… qui ne doit pas tromper, cependant.

 

ON NE FAIT PAS QUE MOURIR À BAGDAD

 

Mais cette potentialité est en fait canalisée par le contexte qui voit errer le monstre – un contexte qui se passe à vrai dire très bien de monstres pour susciter l’horreur… C’est que nous sommes à Bagdad, en 2005, dans la foulée de la dernière guerre du Golfe : Saddam Hussein est tombé, mais le pays et la ville sont en proie au chaos ; innombrables sont les factions qui s’affrontent les armes à la main ou la ceinture d’explosifs autour de la taille, et les attentats terroristes sont quotidiens. L’auteur, dans un sens, décrit une ville qui devrait être invivable, voire impossible, et qui, en même temps, ne l’est pas. On compte plusieurs explosions par jour, kamikazes et milices sèment la mort à tout va, face à une autorité irakienne défaillante et (déjà) corrompue et une armée d’occupation américaine qui n’attend que de pouvoir enfin se barrer de ce merdier qu’elle a largement contribué à créer. Vivre à Bagdad, dans pareil contexte, c’est avoir la mort pour compagne, qui peut frapper à tout moment – l’oublie-t-on vraiment, quand on se rend à son travail ou que l’on va boire un thé dans telle gargote qui survit comme elle peut, au voisinage d’hôtels autrefois prestigieux mais depuis longtemps désertés ? Le foyer lui-même n’a rien d’un havre de paix – dans ces logis à moitié en ruine, parfois même à ciel ouvert, mais il faut bien s’en accommoder, le risque qu’une voiture piégée, chargée jusqu’à la gueule, achève d’ensevelir les habitants chez eux est toujours à craindre.

 

Pourtant des gens vivent à Bagdad – encore, et malgré tout. Des gens qui, pour ce faire, doivent composer avec l’angoisse, à la limite même du déni, peut-être ? Ou qui vivent – simplement. Parce que c’est chez eux.

 

Ainsi dans le quartier de Batawin, en sale état sans doute, mais où les habitants demeurent – qui ont leur pittoresque, mais pas au prix de leur authenticité. Un escroc cupide – pardon, un agent immobilier – du nom de Faraj al-Dallal évacuerait bien tout ça pour mettre la main sur ces immeubles, d’ailleurs ; tandis que d’autres, mettant en avant ce qui demeure de patrimoine historique dans ces ruines, semblent presque oublier à leur tour que des gens vivent ici. Parmi eux, la vieille Elushia, qui s’entretient quotidiennement avec une peinture de saint Georges le Grand-Martyr, dans l’espoir toujours entretenu contre vents et marées que lui revienne un jour son fils Daniel – disparu vingt ans plus tôt, dans une autre guerre… Ou encore Hadi, chiffonnier de son état – canaille peut-être, haut en couleurs en tout cas, et conteur hors pair, qui régale de ses histoires invraisemblables une communauté locale qui feint par jeu de s’en lasser.

 

GENÈSE D’UN MONSTRE

 

Mais les histoires de Hadi sont peut-être de plus en plus étranges… Voilà qu’il évoque, sourire aux lèvres, sa dernière lubie : prélever sur les scènes d’attentat, ici un organe, là un autre, et assembler tout cela pour reconstituer un corps – afin, dit-il, d’avoir quelque chose de consistant à enterrer, pour une fois. Cette farce macabre, d’un goût plus que douteux, même à supposer que les intentions du chiffonnier soient effectivement « pures », va cependant connaître un développement inattendu… quand le cadavre reconstitué disparaît.

 

C’est qu’une âme passait par-là – celle d’un pauvre homme faisant le garde dans les environs, fauché par un chauffeur kamikaze… Une âme qui, peut-être, ne se satisfait pas de cette après-vie qu’elle redoute ? S’insinuant dans le corps à disposition, l’âme lui confère non seulement un semblant de vie, mais aussi une motivation – et le désir ardent de la voisine Elishua y participe également : celui que Hadi, bientôt, qualifiera par défaut de « Trucmuche », sera un ange de la vengeance – il obtiendra réparation dans le sang pour les innocents qui le constituent.

 

Vaste entreprise, et salissante… Tandis que la ville, même plongée dans le chaos de cette guerre civile qu’on n’ose pas qualifier ainsi, s’inquiète bientôt de cet étrange « tueur en série » ; ses meurtres, même au milieu des attentats, intriguent et attirent l’attention. Via Hadi, de plus en plus désarçonné par l’évolution des événements, le journaliste Mahmoud al-Sawadi se lance sur la trace du monstre…

 

Un monstre, oui – un pur objet de surnature… Est-ce si fou que cela, dans cette Bagdad qui traque les terroristes à l’aide d’astrologues et de cartomanciens, sous la direction conciliante du brigadier Majid Sourour, baasiste épargné (comme beaucoup sans doute) par la débaasification ?

 

Ou alors faudrait-il parler de « héros » ? Le vengeur surhumain pourrait avoir une aura chevaleresque… à ceci près que ses vengeances n’ont pas de fin. Chaque mort réclame d’autres morts – et faire la part des innocents et des assassins s’avère de plus en plus difficile : peut-être dit-il vrai, ce fidèle qui met en avant que tout homme a en lui de l’assassin… Tandis que d’autres fidèles, autour du « Sans-Nom », reproduisent peut-être bien sans même s’en rendre compte les divisions religieuses minant l’Irak, sur le mode d’une sinistre caricature.

 

METTRE DE L’ÂME

 

Qu’on ne se leurre pas, toutefois : dans pareil roman, le fantastique a sans doute quelque chose d’un prétexte – mais c’est un prétexte de choix pour décrire de manière authentique le chaos de la Bagdad de 2005, véritable objet du récit. À ce compte-là, la focalisation, pour l’essentiel, sur les habitants du quartier de Batawin, est pertinente et plutôt bien employée. On s’en éloigne toutefois régulièrement, et certains personnages sont, de par leur implication même dans ce monde, amenés à exposer le récit dans un cadre plus vaste et complexe – ainsi notamment du journaliste Mahmoud al-Sawadi, qui est, d’une certaine manière, celui qui « légitime », « authentifie », « officialise » les récits déments de Hadi le chiffonnier, non sans ambiguïtés et hésitations d’ailleurs ; plus tard, il faudra y associer « l’Écrivain », qui pourrait être Ahmed Saadawi, ou pas.

 

Mais cette médaille a son revers : pour faire de ces personnages très divers des véhicules de l’émotion autant que de l’intelligence de la situation irakienne, il faut leur donner du corps et de l’âme – si j’ose dire : laissez de côté le monstre un moment, le vrai Frankenstein, le créateur, est comme de juste le romancier. Or il y parvient plus ou moins bien… Et si certains personnages suscitent tôt l’attachement du lecteur – parmi lesquels, au premier chef, Elishua et Hadi –, d’autres, hélas, tendent à s’embourber dans d’ennuyeuses sous-intrigues, tel donc Mahmoud, partagé entre ses ambitions professionnelles et ses fantasmes amoureux, sans que ni les unes ni les autres n’intéressent véritablement ; et, paradoxalement, le personnage n’en est que plus creux – au regard de sa fonction dans le récit, cela pourrait faire sens, mais, globalement, c’est surtout bien lassant.

 

FOCALISATION BANCALE

 

Mais cela nous amène à une dimension essentielle du roman – et probablement son principal défaut : la focalisation. Comme de juste dans cette approche, Ahmed Saadawi use de points de vue multiples (à la troisième personne), mais avec plus ou moins de bonheur ; cela donne parfois de la vie au quartier de Batawin, mais c’est régulièrement d’un à-propos contestable tant, paradoxalement, sa plume se montre assez fade à cet égard. En fait, ce problème est sans doute aggravé du fait même de la structure du roman : non seulement on change de personnage point de vue en permanence, mais on change aussi sempiternellement d’époque. Un auteur habile, ou plus habile que Saadawi, peut susciter des merveilles en associant ces deux partis-pris ; hélas, ici, l’écrivain tend à s’y perdre régulièrement, et à y perdre donc son lecteur par la même occasion. Qui plus est, ce genre de développements, outre qu’ils ont sans doute tendance à expliquer pourquoi le roman est si long à démarrer, lassent d’autant plus vite qu’ils acquièrent au fur et à mesure du récit quelque chose de « passages obligés » ; Saadawi, enfermé dans les impératifs de sa structure, ne s’y perd que davantage.

 

Étrangement, il est un moment du roman où ces défauts deviennent criants – et c’est quand l’auteur en prend le contrepied pour, le temps d’un chapitre, passer à la première personne, et laisser s’exprimer le « Sans-Nom ». Or c’est là un chapitre tout à fait brillant – de très loin sans doute le meilleur moment du roman, et qui aurait peut-être même pu constituer un texte indépendant, de très haute tenue. Ce qui est assez déstabilisant, en même temps… D’une certaine manière, c’est là encore un « passage obligé », au fond, mais dans lequel l’auteur se révèle tout particulièrement talentueux. Et ce passage, en stigmatisant leur absence, ne rend les défauts de ce qui le précède et de ce qui le suit que plus flagrants encore…

 

JUSTE

 

Pour autant, il ne faudrait sans doute pas attacher une importance excessive à ces remarques très globales : même avec ces défauts récurrents, et à l’occasion pénibles, Frankenstein à Bagdad se hisse sans peine au-dessus de la médiocrité, il se lit dans l’ensemble avec plaisir, et quelques scènes, çà et là, sont judicieusement placées pour réveiller l’intérêt éventuellement défaillant du lecteur (le chapitre du « Sans-Nom » en est la plus flagrante illustration, mais il y en a d’autres).

 

Un bon roman, donc, on peut le dire – et qui touche juste, même s’il succombe sans doute un peu trop régulièrement à une forme d’affectation nuisible.

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