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Fidèle à ton pas balancé, de Sylvie Lainé

Publié le par Nébal

Fidèle à ton pas balancé, de Sylvie Lainé

LAINÉ (Sylvie), Fidèle à ton pas balancé, illustrations intérieures [de] Gilles Francescano, Chambéry, ActuSF, coll. Les Trois Souhaits, 2016, 481 p.

 

Ma chronique figure dans le n° 86 de Bifrost, pp. 77-78.

 

Elle sera mise en ligne le moment venu sur le blog de la revue, et j’en publierai alors également une version plus longue ici même.

 

EDIT : la chronique a été mise en ligne sur le blog de Bifrost, ici.

 

Suit une version (beaucoup) plus longue.

LA MEILLEURE

 

Bon, je ne vais pas me montrer très original pour introduire le sujet, hein ? Répétons-le, répétons-le sans cesse, mes bien chers frères, mes bien chères sœurs, Sylvie Lainé est une brillante nouvelliste ; dans le champ de la SF francophone, cette auteure que j’avais jusqu’alors toujours le réflexe de qualifier de « trop rare » (mais, après tout, elle a son rythme que je ne saurais légitimement contester) est tout simplement la meilleure.

 

Le petit jeu, à chacune de mes précédentes chroniques, était de citer des noms d’autres auteurs en mesure de disputer (amicalement) cette première place – la liste évolue peut-être… mais surtout du fait d’abandons. Je citerais toujours Léo Henry ; peut-être aussi, encore (?), Thomas Day. Au-delà… Eh bien, si l’on sort du seul registre SF, je dirais bien Mélanie Fazi, en tout cas. Mais, même ainsi, je sèche un peu – certains auteurs qui étaient plus productifs à l’époque de la parution de chacun des quatre petits recueils de Sylvie Lainé chez ActuSF se sont faits bien plus discrets depuis, faut dire. Au point où les qualifier, eux, de « rares » ne fait plus du tout sens, en fait… Catherine Dufour, par exemple ? Reste donc Sylvie Lainé – d'autant plus la meilleure.

 

Mais elle n’est donc guère prolifique… ou peut-être est-ce quelque peu une illusion d’optique ? La bibliographie en fin de volume permet en effet de dresser un tableau éventuellement différent : Sylvie Lainé avait écrit un certain nombre de nouvelles, globalement remarquables, dans les années 1980 ; par contre, sauf erreur, un seul récit de sa plume est paru durant l’ensemble des années 1990 (« Le Passe-plaisir »)… Les choses ont changé à partir de l’an 2000 – et peut-être plus encore depuis 2007, c’est-à-dire le premier de ses petits recueils ? Cette opportunité de publication bien différente a pu, j'imagine mais peut-être à tort, changer le rapport de l’auteure à l’écriture – en tout cas, elle a très régulièrement livré des nouvelles depuis, sur divers supports.

 

Pas de romans, certes – des nouvelles. Tout au plus des novellas : « L’Opéra de Shaya » à l’évidence requiert ce qualificatif ; autrement, peut-être « Les Yeux d’Elsa », même si ce très beau récit (à la relecture peut-être celui que j’ai préféré ?) est d’une ampleur déjà bien moindre… Mais c’est très bien comme ça ! Sylvie Lainé est de ces auteurs qui montrent bien tout le ridicule d’une certaine fixette éditoriale selon laquelle, en dehors du roman, point de salut… C’est sans doute d’autant plus absurde en science-fiction, genre historiquement lié au format court – même si, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, ce constat ne doit pas non plus constituer un frein ou une « justification » en tant que telle, sur le mode du : « Pourquoi ? Parce que ! »

 

SYLVIE LAINÉ ET ACTUSF

 

Mais revenons à Sylvie Lainé – c’est plus sage… Les éditions ActuSF, fidèles pour le coup à son pas balancé (?), en avaient donc publié quatre brefs recueils, tous des plus recommandables, et mettant généralement en avant une thématique particulière : Le Miroir aux éperluettes, avec lequel j’avais découvert l’auteure, puis Espaces insécables, puis Marouflages, puis L’Opéra de Shaya. Petits livres admirables, abondant en nouvelles très justement primées – qu’elles l’aient été avant la compilation ou après.

 

Aujourd’hui, dix ans après le premier de ces recueils (aujourd’hui disponible seulement en numérique), Fidèle à ton pas balancé, que l’on ne qualifiera pas d’ « intégrale » (tout au plus d’ « intégrale raisonnée » ; y manquent, outre les non-fictions, quelques récits qui auraient mal trouvé à s’y intégrer, comme, du fait de sa dimension graphique, L’Animal), rassemble la totalité des nouvelles précédemment compilées, en y ajoutant quelques textes diffusés sur d’autres supports mais pas encore repris en volume, dont quelques raretés notables (et un seul « vrai » inédit, mais bien particulier). Initiative d’autant plus bienvenue qu’elle s’exprime dans un bel objet, hardcover, jaquette… Si cela pouvait, par ailleurs, enfin inciter les éditeurs poches à s’intéresser à l’œuvre de Sylvie Lainé ?

 

Ce beau volume, en tant que tel, appelait toutefois à une réorganisation des textes (indépendants – pas ici de « cycle » à la façon des « Seigneurs de l’Instrumentalité » de Cordwainer Smith, même s'il s'agit d'une référence avancée par l’auteure elle-même dans sa préface), afin de les placer, le cas échéant, sous une lumière différente. Et c’était par ailleurs, pour moi, une très belle occasion de revenir sur nombre de textes dont je savais que je les avais adorés à l’époque, mais dont le souvenir était parfois un peu flou… Les nouvelles sont agencées ici sous sept rubriques, fonction de leur ambition ou de leur cadre, délaissant comme de juste la chronologie de la rédaction des textes (accessible cependant au travers de la bibliographie en fin de volume, sans même parler des brefs commentaires de l’auteure en introduction de chaque récit).

 

QUALIFIER UNE ŒUVRE ?

 

Avant d’aborder le recueil par le menu, il est tentant d’essayer d’en dégager des grandes lignes – qui seraient donc les grandes lignes d’une œuvre, entendue globalement. Ce qui, mine de rien, n’est pas si évident…

 

On trouve bien quelques thèmes récurrents – qu’à leur manière, les petits recueils d’ActuSF mettaient en avant, le plus souvent : ainsi de l’altérité, impliquant aussi bien la rencontre… que la séparation ; entre les deux, comme de juste, se pose la question de l’échange… et éventuellement aussi celle du choix ? Mais il y a un problème : l’autre, en tant que tel, est souvent un inconnu – et potentiellement inaccessible.

 

Car la question de la communication se pose toujours : sous la plume de notre auteure, qui est aussi enseignante et chercheuse en sciences de l’information et de la communication, cela peut à l’occasion susciter des développements fort pointus mais qui n’en sont que plus fascinants ; mais, tout autant, cela peut s’exprimer d’une manière plus discrète, où l’éventuelle austérité de la science s’efface pour en revenir à l’humain… tout en fournissant des soubassements théoriques essentiels au traitement pertinent de la question.

 

Les nouvelles de Sylvie Lainé, sur ces bases, sont généralement d’une grande intelligence, et d’une grande subtilité – mais en gardant toujours une dimension humaine essentielle, qui les préserve des écueils du didactisme pontifiant.

 

Mais l’humanité peut se conjuguer à une altérité éventuellement radicale dans une approche commune du questionnement de la communication : la propension à « se raconter des histoires ». On quitte ici la sphère abstraite pour en revenir à l’individu, dont la perception du monde et des récits n’est pas moins « réelle », à sa manière, que l’environnement objectif qui l’entoure. Affaire de points de vue ? Oui, mais cela va sans doute plus loin encore ; en fait, l’intersubjectivité complique probablement encore un peu plus la donne.

 

Ça n’est sans doute jamais aussi vrai que dans le registre des relations sentimentales – et c’est peut-être bien là que l’auteure brille tout particulièrement : nombre de ses nouvelles content d’une manière ou d’une autre des histoires d’amour. Horreur glauque ! Ou pas ? On le sait, ces histoires « finissent mal en général »… quand elles commencent, d’ailleurs, ce qui n'a rien de garanti. Mais elles sont un terrain privilégié de l’interrogation sur la communication, et de la possibilité (au mieux douteuse) d’appréhender véritablement l’autre – Sylvie Lainé livre dans ce registre ses meilleurs textes, à mon sens. Dans sa préface à Espaces insécables, Catherine Dufour écrivait ceci : « le point commun de toutes ces histoires […] c’est l’amour, sinon conjugal, du moins interpersonnel, et surtout, c’est son échec » ; peut-être l’ampleur tout autre de Fidèle à ton pas balancé implique-t-elle de revenir sur ce « toutes », mais ça n’en est pas moins un thème essentiel de l’œuvre de Sylvie Lainé, envisagée dans sa globalité.

DES CONNOTATIONS ?

 

Voici pour les thème – en résumant, hein. Mais sans doute peut-on, voire faut-il, envisager aussi, disons, les « connotations » de l’œuvre ? Ici, j’ai l’impression qu’il y a eu une évolution courant sur les trente années de carrière de Sylvie Lainé – mais peut-être est-ce surtout affaire de perception ?

 

Toujours est-il que, de mes premières lectures de l’auteure, je conservais une image avant tout mélancolique – peut-être pas sombre, ce serait sans doute un peu fort, peut-être même pas « déprimée », même si on s’en rapproche… Oui, mélancolique, mais dans un sens plus poétique que rudement psychiatrique – doucement mélancolique. Sans doute est-ce (je ne vous apprends rien) l’approche qui me parle le plus.

 

Depuis, même s’il y avait clairement des textes précurseurs, j’ai l’impression d’avoir trouvé en plus grande proportion des récits davantage « positifs », ou peut-être « lumineux » ? Sans niaiserie, dans l’ensemble… Mais l’auteure ne s’en livrait pas moins, alors, à un jeu un peu dangereux – le plus souvent, elle s’en est tirée au mieux, et ces textes « positifs » balayaient en définitive mes préventions forcées ; j’avouerai, cependant, que ses approches du registre humoristique ne m’ont pas toujours convaincu, loin de là… Rien de nature à gâcher le plaisir de lecture sur la durée de ce beau recueil, heureusement.

 

Mais du coup : l’œuvre, à défaut de l’auteure que je ne me sens certainement pas de qualifier de la sorte, est-elle « optimiste », ou « pessimiste » ? En fait, elle est essentiellement ambiguë à cet égard – et tant mieux, sans doute : cette ambiguïté participe probablement de sa force. Et peut-être lui confère-t-elle-même quelque chose d’universel, transcendant les frustrantes considérations tenant à l’altérité et aux difficultés de la communication qui sont au cœur des textes ?

 

Et formellement, alors ? Je ne ferais pas de Sylvie Lainé une styliste – du moins pas au sens le plus exubérant du qualificatif ; après tout, Jean-Marc Ligny, préfaçant L’Opéra de Shaya, louait « les plumes invisibles »… Reste que l’écriture de l’auteure, au sens le plus formel, n’est probablement pas son plus grand atout. L’essentiel, cependant, est sans doute qu’elle se montre toujours sensible et juste – poétique, parfois (re-horreur glauque !), mais sans outrance, et notamment sans pathos. Ce qui mérite bien des éloges, j’imagine.

 

Tentons maintenant de décortiquer le recueil par le menu, en nous basant sur son découpage en sept catégories.

 

ÉBAUCHES ET TENTATIVES

 

Ici, je dois faire part d’un vague scepticisme : ce premier ensemble de nouvelles, à un niveau très « humain », me paraît globalement rassembler les textes les plus « faibles » (relativement…) du recueil – ce qui, pour une entrée en matière, peut être quelque peu fâcheux…

 

Ainsi, d’emblée, avec « Question de mode », nouvelle datant de 1985 – parmi les premières de l’auteure, donc – et qui avait été reprise dans Le Miroir aux éperluettes. La vague bizarrerie du propos, louchant sur l’absurde (jusque dans un certain humour décalé ?), n’est pas inintéressante, mais, globalement, cela me laisse assez froid…

 

« Le Prix du billet » (qui figurait dans Marouflages) ne m’a pas davantage parlé ; ce récit pas vraiment (voire pas du tout) SF, en forme de leçon de vie, a même quelque chose d’implicitement agaçant, trouvé-je… De la part d’une auteure que l’on sait autrement bien plus subtile, j’y ai même trouvé quelque chose de vaguement… grossier ? Employer ce terme ne me fait vraiment pas plaisir... Mais ça ressort peut-être tout particulièrement de sa tendance au pathos, heureusement hors-sujet dans le reste du recueil.

 

« Mélomania » a été publié dans l’anthologie 42, dirigée par Jeanne-A Debats – y ayant également publié une nouvelle, je ne peux en dire davantage ici.

 

« Sirius m’était compté » est une vignette entre deux eaux sur l’amour fou voué à un animal de compagnie hélas disparu. Gérant bien plus subtilement la douleur, en sachant le cas échéant la teinter de dimensions plus légères, que dans « Le Prix du billet », disons, cette brève nouvelle fonctionne tout à fait ; ce n’est sans doute pas inoubliable, mais c’est à-propos.

 

Dernier texte de cette première rubrique, « Le Printemps des papillons » est une ode en forme de cadeau d’anniversaire à la Légendaire Libraire Toulousaine, l’Immense, l’Inégalable M’âme Martin. Et c’est un très joli cadeau, pour quelqu’un qui le mérite assurément ! Sans doute ne puis-je pas être tout à fait objectif, ici, mais ce petit texte délicieux de fantaisie rêveuse m’a beaucoup plu – le meilleur moment de cette entrée en matière autrement un peu décevante.

 

ESSAYONS À NOUVEAU

 

La deuxième rubrique constitue un entre-deux, conservant la dimension essentiellement humaine des textes précédents, en s’aventurant peut-être davantage du côté d’une science-fiction plus « carrée », ou ambitieuse.

 

Je ne sais pas vraiment, en fait, comment la qualifier. D’autant que cette impression globale est d’emblée contredite par « Un rêve d’herbe », nouvelle précédemment compilée dans Le Miroir aux éperluettes, et qu’à l’époque j’avais été tenté d’associer au très beau récit qu’est « La Bulle d’Euze », figurant cette fois tout à la fin du recueil – cet éloignement incitant peut-être à marquer les spécificités des deux textes. Il y a sans doute ici quelque chose du désir de changer de vie, en s’abandonnant le cas échéant, thème qui revient à plusieurs reprises – et qui, plus haut dans le recueil, était sans doute déjà flagrant, notamment dans « Le Prix du billet »… sauf que cette fois l’auteure se montre autrement convaincante. La dimension de conte fantastique de ce « Rêve d’herbe » est par ailleurs tout à fait appréciable.

 

« Subversion 2.0 », qui figurait dans Espaces insécables, joue d’un thème très proche – le désir quelque peu subversif, de soi ou du monde, de changer de vie –, mais cette fois dans un contexte SF plus marqué, et ce alors même qu’il s’agit d’y travailler le thème souvent fantastique du double. Une réussite – peut-être d’autant plus du fait qu’elle met en scène un personnage globalement guère attachant ? Ce rêve de changement, en même temps, fait peut-être d’autant plus sens pour quelqu’un de médiocre et terne – au fond de lui, il y a malgré tout quelque chose d’autre…

 

« Thérapie douce » (qui figurait dans Le Miroir aux éperluettes) enchaîne bien, en détournant quelque peu le thème dans une optique un brin paranoïaque ; surtout, c’est l’occasion d’envisager plus frontalement les thématiques de l’altérité et de la communication, d’une manière tout à fait originale et pertinente.

 

Avec « Le Karma du chat », par contre, on passe à tout autre chose… De l’ensemble du recueil, c’est probablement le texte qui met le plus en avant cette dimension humoristique qui, globalement, ne me paraît pas vraiment montrer l’auteure à son meilleur… Mais je suis bien contraint d’avouer, moi le bougon, que cette satire joyeusement loufoque (et pas le moins du monde méchante) de la morale hippie (ou surtout antispéciste, en fait) appliquée à la domotique m’a bien tiré quelques sourires…

 

Mais « Un signe de Setty », qui suit (et que j’avais déjà lu dans Le Miroir aux éperluettes), me parle décidément bien davantage, au point de creuser un fossé considérable avec le très léger texte qui précède. On retourne ici au registre mélancolique, non sans une vague lumière pourtant, ou du moins un désir de lumière – cette femme désœuvrée, qui « invite » dans son « p’tit monde » virtuel une intelligence artificielle extraterrestre, est autrement émouvante, et l’altérité comme la difficulté de communication sont ici merveilleusement associées et traitées. Le premier très grand texte de ce recueil, qui en contient un certain nombre.

UN PIED DEHORS

 

Avec cette troisième rubrique, Sylvie Lainé tend à s’éloigner davantage de notre temps et de notre monde.

 

« Le Passe-plaisir », qui figurait dans Espaces insécables, est une nouvelle très étrange, qui convoque une multitude de dimensions éventuellement contradictoires. Ce traitement conjoint du voyage dans le temps et de l’utopie/dystopie s’ouvre sur une scène de farce, et conserve par la suite une certaine dimension humoristique venant perturber un propos plus complexe, où la thématique, classique chez l’auteure, de l’altérité se mêle aussi d’une autre déjà entrevue, et tout aussi fondamentale, qui est celle du choix. Elle entre peut-être en résonance avec « Carte blanche », plus loin dans le recueil – je crois, à la relecture, avoir préféré cette dernière, et m’être montré moins enthousiaste pour « Le Passe-plaisir » que je ne l’avais été lors de ma découverte de la nouvelle, mais c’est tout de même une réussite.

 

« Partenaires », nouvelle bien plus ancienne (en fait la plus vieille à être compilée dans Fidèle à ton pas balancé), et qui avait été elle aussi reprise dans Espaces insécables, traite d’un ordinateur poète : l’auteure, diplômée en informatique et chercheuse en sciences de l’information et de la communication, joue de ses centres d’intérêt pour envisager d’un œil différent la thématique de la création artistique, et peut-être tout particulièrement du conte. En tant que tel, c’est sans doute bien vu, mais peut-être aussi un peu trop rigide – paradoxalement ? La nouvelle se lit bien, mais, dans ce registre, j’ai tout de même le sentiment que Sylvie Lainé a eu l’occasion de traiter de ces thèmes de manière plus subtile et personnelle, dans la suite de sa carrière.

 

« Petits Arrangements intragalactiques », nouvelle reprise de L’Opéra de Shaya, opère un bond dans le temps et dans l’espace qui, à mon sens, la rapproche bien plus, en fait, des nouvelles plus ou moins « planet opera » de la rubrique suivante. La différence est sans doute que l’approche est ici plus « légère », en apparence du moins, mais surtout du fait d’une certaine dimension humoristique. L’auteure y crée une belle écologie extraterrestre, occasion de choix pour traiter de l’échange et de l’altérité – dans une approche qui, miraculeusement ? s’avère harmonieuse et non conflictuelle, répondant ainsi pleinement au cahier des charges de l’anthologie Contrepoint, dirigée par Laurent Gidon, où elle avait été publiée originellement. Plus loin dans le recueil, d’autres nouvelles exploreront un registre proche en me parlant davantage (ne serait-ce que « L’Opéra de Shaya », justement), mais la présente nouvelle se lit avec plaisir, et vaut sans doute bien mieux que son titre.

 

Elle est suivie ici de « Petits Arrangements intragalactiques (verso) », qui constitue le seul véritable inédit de Fidèle à ton pas balancé. Une conséquence de l’invitation faite par Jeanne-A Debats à Sylvie Lainé de rencontrer ses élèves, avec un exercice à la clef : réécrire la nouvelle précédente en adoptant le point de vue de « l’autre » ; l’auteure a planché ainsi que les collégiens, et voici le résultat – un écho bienvenu, dans la lignée du texte original, mais qui en développe heureusement les thématiques centrales de l’altérité et de l’échange.

 

HISSONS LA VOILE

 

La quatrième rubrique aurait donc très bien pu accueillir les deux nouvelles précédentes, dans la mesure où elle s’intéresse tout particulièrement à la description d’univers dépaysants, aux frontières éventuellement du « planet opera », et ce même si, sans doute, d’autres passerelles pourraient être lancées vers des textes en apparence bien différents, sur l’ensemble du recueil.

 

« Carte blanche », que j’avais déjà lue dans Espaces insécables, est une nouvelle ancienne empruntant le cadre classique mais si souvent fascinant d’une arche stellaire. Mais le propos essentiel est en fait tout autre, oscillant entre l’échelle de la société et celle de l’individu : dans l’arche, on a institutionnalisé le changement – on l’a rendu obligatoire. Le ton relativement léger de la nouvelle, aux accents satiriques prononcés, ne change rien au fait que sont traitées ici des questions philosophiques et politiques complexes, qui, dois-je dire, me parlent tout particulièrement. Derrière, bien sûr, la liberté et le déterminisme sont de la partie… Et si, à cet égard tout particulièrement, la fin est peut-être un peu convenue – un autre moyen de le dire : elle coule de source –, l’ensemble est toutefois très réussi.

 

« Le Chemin de la Rencontre » (Espaces insécables là encore) est une nouvelle ancienne et, prise objectivement, des plus intéressante, où l’auteure crée une belle écologie extraterrestre, avec ses originalités appréciables, un cadre bienvenu pour mettre en scène l’altérité, bien sûr, et où l’intérêt de l’auteure pour les différentes manières de communiquer implique son lot de jolies trouvailles ; mais la question essentielle est pourtant probablement celle du choix, une fois de plus – choix qui débouche ici sur la séparation, en écho nécessaire de la rencontre (majuscule ou pas). Ce de manière pertinente et inventive. À tout prendre, « Le Chemin de la Rencontre » est donc une bonne nouvelle. Mais elle pâtit peut-être d’être accolée à « L’Opéra de Shaya », le plus long texte du recueil, et autrement récent, qui se montre peut-être ici plus subtil, pertinent et accrocheur…

 

En effet, « L’Opéra de Shaya » (dans le recueil du même nom) est probablement une des plus flagrantes réussites de l’auteur – un « planet opera » d’une ampleur inaccoutumée chez Sylvie Lainé, qui, sur des bases assez proches du « Chemin de la Rencontre », en approfondit intelligemment les thèmes, et les complexifie en y associant d’autres sujets ; en mettant en avant le personnage de So-Ann, « L’Opéra de Shaya » remet par ailleurs l’humain au cœur du propos, même dans le plus exotique et chatoyant des écosystèmes. Merveille d’équilibre – ce que sa longueur hors-normes ne garantissait pas –, la novella se met volontiers en danger, du moins en apparence, mais pour mieux subvertir les craintes éventuelles du lecteur (tel que moi, du moins), en parvenant en définitive à le surprendre souvent, à le convaincre toujours, notamment en se montrant plus ambiguë que ce que l’on pouvait croire initialement. Très bien, vraiment.

 

DÉCALAGES

 

On ouvre la cinquième rubrique avec « Définissez : priorités » (qu’on trouvait dans Espaces insécables), qui est sans doute une nouvelle très importante dans la bibliographie de l’auteure – en ce qu’elle marque son retour sur la scène littéraire, à l’aube du XXIe siècle, après des années 1990 où elle avait semble-t-il remisé de côté l’écriture de nouvelles. Pour ce retour, elle a d’une certaine manière subverti un thème classique de la science-fiction, mais qui n’était sans doute plus vraiment d’actualité depuis longtemps alors, à savoir la télépathie, en y injectant ses propres préoccupations en matière de communication – pour en revenir enfin à une altérité qui, en fait, avait sans doute toujours été là. La nouvelle est notamment habile en ce qu’elle exprime ces thèmes via un personnage féminin touchant et en définitive tragique, qui ramène le propos à l’humain d’une manière forte… et sans doute quelque peu déprimante. Une excellente nouvelle : Sylvie Lainé a bien fait de revenir !

 

« Grenade au bord du ciel », que j’avais lue une première fois dans Utopiales 13, puis dans L’Opéra du Shaya, passe toujours aussi bien. Outre le cadre « exotique », la nouvelle marque sans doute pour son questionnement moral, ainsi résumé : « Nous sommes une espèce vivante, et tout ce qui est vivant avance et marche, et bouge et se transforme. Ce qui ne bouge plus est mort. » Un écho de plusieurs des nouvelles qui précèdent, et notamment de « Carte blanche », mais traité cette fois d’une manière bien différente – à vrai dire un peu loufoque à son tour, mais bien loin pourtant de la satire, cette fois : plutôt dans un registre finalement presque fantaisiste dans ce cadre autrement (très) connoté SF. L’idée est originale et belle, et emporte l’adhésion.

 

« Un amour de Sable » (dans L’Opéra de Shaya également) me paraît davantage classique – non que cela en fasse une mauvaise nouvelle, loin de là d’ailleurs : c’est à son tour un bon texte. Il est moins surprenant dans son traitement de l’altérité, c’est tout. Aussi suscite-t-il quelques échos de récits déjà lus dans le recueil, dont celui qui précède immédiatement, d’ailleurs – avec ses scientifiques aux méthodes quelque peu brutales face à des mondes et des artefacts qu’ils ne comprennent tout simplement pas. Cela fonctionne très bien, mais sur un mode qui m’apparaît un peu plus mineur. Une chose appréciable, néanmoins : que cette fois « l’autre » s’exprime directement, à la première personne – le style en bénéficie, j’ai l’impression.

RETOUR EN BIAIS

 

La sixième rubrique revient à la terre et à l’humain – surtout à ce dernier, à vrai dire. Elle s’ouvre sur un bref texte un peu déconcertant, et qui, en tant que tel, ne m’a pas vraiment parlé : « Temps, bulles et patchouli », un peu à la manière du « Printemps des papillons » bien plus haut dans le recueil, est un texte « cadeau d’anniversaire », pour les dix ans de la collection des « Petites Bulles d’Univers » (Sylvie Lainé en ayant signé une, L’Animal, pas reprise ici, donc – et pour cause, puisqu’il s’agit d’un texte inséparable du graphisme qui l’a suscité… et qui, si je puis me le permettre, est bien quelques années-lumière au-dessus des illustrations de Gilles Francescano dans ce recueil, mais bon, ça n’a tout simplement rien à voir…). Une sorte de parabole de la création artistique par des scientifiques… Honnêtement, je n’ai rien à en dire – ce qui ne signifie pas forcément que le texte est mauvais : en l’occurrence, c’est seulement que je suis totalement passé à côté…

 

« La MIROTTE » (dans Le Miroir aux éperluettes), c’est autre chose – même si cette nouvelle ne m’a pas totalement convaincu, là non plus. Son problème, de manière un peu paradoxale, c’est peut-être qu’elle démarre superbement bien… Cette idée de rendre la vue aux aveugles au travers d’une IA traitant l’information perçue, produit tout d’abord de très belles scènes, inventives et subtiles, un peu effrayantes aussi parfois… Mais c’est ensuite cette dernière dimension, seule, qui me semble mise en avant, et j’ai trouvé ça un peu dommage. Il est clair que la nouvelle y gagne en originalité, du moins au sens où elle surprend sans doute le lecteur par ses ultimes implications – mais ça m’a tout de même laissé une impression… presque de hors-sujet ; l’impression, en fait, que j’avais eue à ma première lecture, et, dans ce cas précisément du moins, je n’ai donc pas changé d’avis.

 

Cette rubrique jusqu’ici un peu faible bénéficie heureusement d’un dernier texte d’un niveau à mon sens bien supérieur : « Toi que j’ai bue en quatre fois », nouvelle initialement publiée dans l’anthologie de SF érotique 69 (chez ActuSF), anthologie qui, par ailleurs, m’avait globalement laissé assez froid… Avec cependant deux belles exceptions, signées Mélanie Fazi, et, donc, Sylvie Lainé. L’auteure, qui emprunte un point de vue masculin, signe ici un texte pouvant tour à tour et sans contradiction se montrer cru et poétique, enthousiasmant et déprimant – autant dire qu’en quelques pages à peine, et au motif d’un postulat déconcertant qui aurait pu être perçu comme « matérialisant » le propos dans une pure perspective « chimique », c’est bien tout l’amour qu’elle balaye, dans toutes ses dimensions, dont celle essentielle de « l’histoire » que l’on est porté à se raconter. Très beau et très fort.

 

REPRENDRE DEPUIS LE DÉBUT… ET TOUT RECOMMENCER

 

Si la précédente rubrique était donc peut-être un peu en retrait, sauvée par son ultime texte, la septième et dernière tient peu ou prou du feu d’artifice – encore que le terme ne soit peut-être pas très juste, tant l’épate est plus que jamais hors-sujet. On y trouve cependant, à mon sens, les deux meilleurs textes du recueil (par ailleurs très bon globalement, j’imagine que vous l’aurez compris), et, en guise de conclusion, une nouvelle qui, pour être un peu inférieure à ces deux chefs-d’œuvre, n’en est pas moins très intéressante.

 

Et donc d’abord « Les Yeux d’Elsa », la deuxième nouvelle la plus longue du recueil (mais la première, « L’Opéra de Shaya », c’est quand même l’étape supérieure), et qui figurait dans le recueil Marouflages – que je n’avais pas chroniqué, l’ayant lu dans une « mauvaise période », mais qui, globalement, m’avait paru un peu inférieur aux deux précédents et à celui qui suivrait. Mais on y trouvait donc « Les yeux d’Elsa », qui est clairement une des meilleures nouvelles de l’auteure. Sur un postulat qui aurait aussi bien pu déboucher sur une mauvaise blague quelque peu scabreuse, Sylvie Lainé bâtit une magnifique histoire d’amour – entre un homme et une femme dauphin « surévoluée » et par ailleurs dotée d’une IA. Et c’est superbe – ça l’est d’autant plus que le personnage point de vue, Charlie, masculin donc, fait toujours un peu plus étalage de son incompréhension du dauphin Elsa… Ceci sans esbroufe – avec un naturel tellement désarmant qu’il s’associe à ce que l’on apprend au fur et à mesure du personnage pour susciter chez le lecteur un mélange de tristesse et de haine, des émotions très fortes. Mais c’est en fait justement dans cette relation passionnelle au narrateur que la nouvelle est si puissante, en impliquant directement le lecteur, et en le confrontant lui-même aux thématiques de l’altérité et de l’impossibilité de la communication… C’est très fin, c’est superbe.

 

Et suit donc un autre chef-d’œuvre, avec « La Bulle d’Euze », nouvelle que l’on trouvait dans Le Miroir aux éperluettes, et qui, déjà à l’époque, m’avait bouleversé, je crois que le mot n'est pas trop fort. Sur une base qui aurait pu être « de littérature générale », de l’aveu même de l’auteure, l’injection subtile d’une très légère touche science-fictive achève de rendre le récit terriblement touchant – même avec la brutalité du jargon « hard science », quand bien même cantonné à quelques lignes à peine ! En fait, cette brutalité participe de la tendresse empathique de la nouvelle, et s’accorde miraculeusement avec son propos triste et beau, comme une subtile évocation tragiquement humaine, et non exempte pourtant d’une certaine forme de « luminosité » jusque dans la plus poignante des détresses : les amours frustrées, sous la plume d’une auteure telle que Sylvie Lainé, sont peut-être les plus belles des amours. C’est très fort, parfaitement admirable.

 

Et le recueil de s’achever sur « Fidèle à ton pas balancé », nouvelle qui lui confère donc son titre et que l’on trouvait déjà dans le recueil Marouflages. Elle ne me paraît donc pas en mesure de rivaliser avec les deux chefs-d’œuvre qui précèdent, mais peut-être, d’ailleurs, dans la mesure où elle fait écho, d’une certaine manière, aux « Yeux d’Elsa » : dans son commentaire introductif, Sylvie Lainé l’avance elle-même, « Fidèle à ton pas balancé » devait compenser le désespoir ultime de la précédente nouvelle ; aussi en constituait-elle un reflet, d’une certaine manière : à la rencontre se dégradant jusqu’à une séparation inéluctable entre deux êtres ne pouvant communiquer, répond ici un récit où la séparation est le point de départ, et où, quand bien même dans la douleur, se dessine la possibilité d’un lendemain moins désespéré – jusque dans la relation entre l’homme et l’animal, mais bien différente (heureusement, si ça se trouve, parce que, pour le coup, l’écho a ici de quoi… déconcerter). L’homme affecté par la séparation au point de vouloir devenir celle qui l’a quitté – en forme d’aveu de ce qu’il ne l’avait jamais comprise, sans doute (et là encore on en revient aux « Yeux d’Elsa ») – est le point fort de la nouvelle ; sa tournure inattendue dans les dernières pages m’a laissé plus perplexe… Mais cela reste un bon texte – et sans doute judicieusement placé tout à la fin de ce recueil globalement très bon.

 

CONCLUSION

 

À la relecture (pour l’essentiel), cela se confirme : Sylvie Lainé est une brillante nouvelliste – une chance toute particulière pour la science-fiction francophone, qu’elle éclaire de sa subtilité, de son intelligence, de son empathie. Très bonne idée que ce gros recueil qui, je l’espère, incitera nombre de lecteurs à découvrir cette auteure, qui le mérite amplement.

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